Durant un mois, le photographe niçois Olivier Baudouin est en résidence artistique à Bethléem, dans les Territoires palestiniens occupés, au sud de Jérusalem. Retrouvez chaque semaine son carnet de bord, au cœur de la vie qui s’obstine à être. Épisode 3 : « Il y a une chose qui m’a toujours troublé, c’est cette douceur qui émane des gens d’Ici, je ne la retrouve pas ailleurs ».
Bethléem – Hébron – Bethléem
Nous avons rendez-vous au lieu de départ des taxis collectifs pour Hébron. Mariam vient avec moi. Elle arrive chargée de sacs tout en portant sa fille de 2 ans et demie qui dort dans ses bras. Le taximan veut faire payer sa petite (dans ses bras), elle refuse catégoriquement, nous sommes maintenant installés dans le taxi 8 places voisin, qui a accepté l’enfant sans contrepartie financière. Je n’ai pas le temps de m’asseoir à côté de Mariam que l’on me demande d’aller plus devant pour laisser rentrer une autre maman avec son fils. Le but est de cacher un peu les enfants de la vue des soldats israéliens le long du trajet.

Je suis sur la rangée à trois places de devant, une jeune femme y est déjà installée, il reste une place libre, on attend encore un passager pour partir. Ce sera une passagère, je dois la laisser entrer pour ne pas me retrouver entre les deux femmes, il est préférable de limiter les contacts entre nous. C’est les habitudes sociales de base Ici.
Je me renseigne sur le tarif du trajet et j’apprends qu’il va dépendre de la présence ou non de barrages de l’armée israélienne et des détours engendrés. Cela peut varier du simple au double. Autant le temps de trajet que son prix.
Par la fenêtre je regarde défiler le paysage. Ce qui retient mon attention c’est les entrées de colonies sécurisées par des barrières à contrôle automatique, les guérites blindées des soldats à intervalles réguliers, les arrêts de bus réservés aux Israéliens gardés également par des soldats. Mais surtout les travaux colossaux pour élargir la route et faciliter ainsi les trajets entre Jérusalem et les colonies de Cisjordanie. Il n’y a aucun doute sur la façon dont est investi l’argent dans ce pays : faciliter la vie des Israéliens, entraver celle des Palestiniens et investir dans des armes pour les tuer. Quelques miettes pour qu’ils ne crèvent pas totalement, mais quand-même suffisamment pour qu’ils rêvent de partir, au lieu d’être finalement tués ou emprisonnés dans la vie réelle.
Ce n’est pas un tableau sombre, c’est la réalité crue.
À l’arrivée nous payons le tarif « trajet court et rapide », il n’y a pas eu de barrage.
Nous commençons par aller dans une association qui s’appelle « Association d’échanges culturels Hébron-France », qui comme beaucoup d’ONG sur place, fait un travail remarquable.
Je rencontre Chantal, la fondatrice, elle vit Ici depuis les années 90, elle est mariée à un Palestinien. Dans sa famille c’est le « bordel administratif », elle est française et n’a pas de nationalité Palestinienne, son mari c’est le contraire, ses enfants, ça dépend, elle a une voiture immatriculée en Israël qu’elle peut conduire, mais pas son mari, mais sa fille oui, mais depuis quelques temps son mari peut aussi. Mais lui a quand-même une voiture Palestinienne (c’est plus sûr) qu’elle peut également conduire, mais pas en dehors d’Hébron, puis pour finir des assurances spécifiques à chaque véhicule pour correspondre aux standards Israéliens et Palestiniens, qui bien-sûr, ne sont pas les mêmes… J’ai l’impression qu’Ici il faut consulter un conseiller juridique à chaque fois que l’on souhaite prendre la route …

Depuis qu’elle a arrêté son activité en 2017 et pour maintenir la légalité de sa vie Ici, elle fait des aller-retours réguliers entre la France et la Palestine. Cela pour pouvoir renouveler son visa par tranches de 3 mois car elle n’a jamais réussi à avoir la nationalité Palestinienne. Elle vit constamment avec un visa « visiteur » Israélien.
Cet après-midi elle nous raccompagnera à Bethléem avec sa voiture immatriculée en Israël. Elle y fera la présentation de son livre fraîchement édité qui a pour titre « De Paris à Hébron » et pour sous-titre : « Identités plurielles ».
Hébron est la plus grande ville des territoires occupés de Cisjordanie. En réalité c’est Jérusalem, mais les Palestiniens de ce côté du mur n’y ont accès que sous conditions. Mais quasiment plus du tout depuis le 7 octobre.
Bon bref, vous l’avez compris. Ici tout est compliqué, barré, entravé, piégé et violent.
Mais dans cette ville, cela prend des proportions particulièrement concrètes. En son cœur est niché le tombeau des Patriarches. C’est là qu’est enterré Abraham ou Ibrahim, suivant que vous soyez juif, chrétien ou musulman. Depuis l’accroissement des immigrations liées au projet de création d’un état national juif, soit depuis le début du 20ème siècle, les tensions autour du lieu ont augmenté. Les colonies juives se mêlent aux habitations palestiniennes dans la vieille ville dont une partie est totalement colonisée, d’autres secteurs, pour assurer la sécurité des colons, sont vidées de leurs habitants et les commerces sont fermés. Pour que les Palestiniens puissent quand-même circuler dans la vieille ville, des grillages métalliques chapeautes des rues vidées de leur substance pour éviter aux passants arabes et aux touristes de recevoir des ordures ou des pierres ou tout autre objet de la part des colons depuis les étages supérieurs.
Ça pose des bases sans équivoque entre les deux communautés ! Ils souffrent plus qu’ailleurs et depuis plus longtemps, alors j’ai l’impression que les effets délétères de la situation actuelle, impactent moins fortement cette ville. Cela fait longtemps que ses habitants se sont organisés pour vivre au mieux. C’est sûrement à Hébron que l’on trouve le plus d’usines, de manufactures et d’ateliers. On y fabrique beaucoup de choses. On essaie de se passer de l’occupant du mieux qu’on le peut en créant des emplois sur place.
Leur dépendance à Israël et au tourisme est moins prononcée ici qu’à Bethléem. Et en effet, ça se voit, dans les rues il y a une énergie bouillonnante. Et je ressens ici une atmosphère moins lourde qu’à Bethléem. Alors qu’avant le 7 octobre c’était le contraire. On sort des locaux de l’association, elle est proche de l’université toute neuve de la ville qui semble n’être fréquentée que par des femmes. Ce n’est pas la première fois que je le constate, c’est pareil sur les autres campus. Très peu d’hommes font des études Ici. Mais les études des femmes sont souvent interrompues par le mariage. C’est une sorte de course entre finir ses études ou se marier. Car une fois l’union « sacrée » prononcée la vie d’une femme dépend de son mari. Si ce dernier est « cool » elle peut continuer ses études, sinon c’est enfant(s) et foyer. L’époux est tenu de fournir l’argent et son épouse de garantir le bon fonctionnement de la maison.
C’est un peu triste, mais pour beaucoup de femmes que je vois là devant l’université, leurs études seront surtout destinées à un enrichissement personnel. Une minorité se construira une carrière professionnelle.
D’une façon générale la liberté des femmes dépend d’un homme. Une femme qui est freinée par un père ou un mari ne pourra rien faire d’autre que les tâches qui lui sont « naturellement » dévolues par les codes en vigueur… Par contre, si elles ont le « feu vert » de leur père ou mari, elles seront respectées dans leur choix par le reste de la société.
Puis j’en parle avec une autre, elle ne confirme pas du tout cela. Elle pense que cela dépend plutôt des familles et aussi des villages ou des villes desquelles viennent les femmes. Qu’il est très difficile de généraliser quoi que ce soit sur ce sujet. La société Palestinienne est variée et complexe. Elle, elle finira ses études et travaillera. Personne ne l’en empêchera.
En mars 2023, j’avais participé à un événement pour la journée internationale des droits des femmes en Palestine. Je me rappelle plus particulièrement d’un constat évoqué par des participantes, qui disaient que tant que durera l’occupation, il n’y aura pas d’avancée réelle pour leurs droits.
L’immersion dans la ville conforte ma première impression décrite plus haut. La vie bat son plein.
Puis, une fois dans le centre historique, je repasse devant un commerce où j’avais vu quelques années plus tôt un homme mourir à cause des soldats. Il n’avait pas supporté l’expulsion de force de son commerce par l’armée et avait fait une crise cardiaque. L’armée avait empêché les secouristes Palestiniens de venir le secourir, soi-disant par sécurité, mais n’avaient pas non plus demandé à leurs propres secouristes de venir prendre soin de lui. Il a fini par succomber. Maintenant ce lieu est réhabilité, une organisation Palestinienne l’occupe. Juste en face il y a un accès à la colonie. Il est fortement gardé. Un véhicule blindé de l’armée y pénètre devant nous. C’est une apparition assez lugubre.
Nous faisons quelques mètres supplémentaires et les rues vides à grillage en couvre-chef se déroulent devant nous. C’est celles qui longent la colonie. Une sorte de demi no man’s land. On peut passer, mais ni commercer ou habiter.
Il y a aussi une rue bloquée par un checkpoint mais habitée par des Palestiniens. C’est-à-dire que les habitants pour rentrer ou sortir de leur rue doivent montrer leurs papiers. La rue est interdite à tout visiteur. Chaque enfant qui va ou rentre de l’école est contrôlé par un soldat. L’horizon de sa rue c’est des grillages, des tourniqués contrôlés électriquement et des caméras.
L’administration des rues du vieux Hébron est aussi compliquée que le « bordel administratif » de Chantal.
Tout cela est à l’image de cette incroyable situation Israélo-Palestinienne.
Mariam, sa fille, Chantal, sa fille (plus grande que celle de Mariam) et moi prenons la route de Bethléem dans la voiture immatriculée en Israël. Celle avec plaque Palestinienne, n’est pas adaptée à ce trajet.
Quand on arrive j’apprends qu’il y a eu une incursion de l’armée à Bethléem. La ville est restée paralysée pendant que les Israéliens procédaient à des arrestations. Nous étions à Hébron à ce moment-là.
Maintenant la vie a repris presque normalement.
200 shekels

Je me prépare à sortir, je vérifie combien j’ai d’argent. Je n’ai rien de plus petit que 200 shekels (50 €). Plus aucune pièce, plus de petites coupures.
C’est un peu emmerdant, car la première chose que je fais en sortant, c’est de prendre un café sur la place de la Mangeoire. C’est entre 1 et 3 shekels.
Je sors, on verra bien, de toute façon, je n’ai pas le choix.
Avant qu’il ne me serve, j’explique à mon fournisseur préféré de café que je n’ai pas plus petit que mon billet. Il me donne le précieux breuvage et m’explique que je paierai la prochaine fois les 3 shekels.
Chaque matin, je reste un moment, là, entre la mosquée d’Omar et la basilique de la Nativité. Je regarde la vie autour de moi, j’en ai besoin.
Puis je quitte le lieu, j’ai rendez-vous à Alrowwad je dois marcher trente minutes, c’est au cœur du camp de réfugiés d’Aïda, en périphérie de la ville, collé au mur en béton.
La marche ça creuse, quand je rentre dans le camp, je vois une petite boutique qui vend des fruits et des légumes. Je suis très tenté par des bananes. Ici elles sont plus petites, délicieuses et produites sur place. Avant qu’il ne me serve, je lui parle de mon gros billet. Il me sert quand-même, me donne le prix (4,50 shekels) et me dit de payer la prochaine fois. Mais on ne se connait pas, je lui dis « Are you sure ? » il répond « Yes ».
Je repars avec les fruits, sans les avoir payés.
Après le travail de résidence, je sors d’Alrowwad. Des jeunes sont entassés dans une voiture, ils écoutent de la musique à fond. Ça résonne dans tous les murs du camp. Ils ont tous des têtes patibulaires. Mais je sais que ce n’est qu’une apparence. Un m’appelle, je me dirige vers eux. À ce moment un gamin me fonce dessus avec son vélo et fait un dérapage devant moi pour me faire peur, il se fait instantanément remettre en place par les jeunes avant que je n’aie le temps de le faire moi-même.
Une conversation surréaliste s’engage, je commence à les connaître ces échanges où je ne comprends pas l’Arabe et eux ne comprennent pas l’Anglais. Je suis toujours étonné de voir comment, malgré cela, on se comprend parfaitement.
L’un d’eux est coiffeur, je n’avais pas vu sa boutique juste à côté. Il me fait comprendre que je suis coiffé comme un balai. Je suis bien conscient qu’il a raison.
Je pénètre dans son salon et 10 minutes plus tard je suis refait, barbe et cheveux. Me voilà looké Palestinien. Je lui explique qu’avec une coupe pareille je serai marié avant d’être sorti du camp. Une fois qu’il a compris (grâce à mon traducteur de téléphone) il éclate de rire.
Je lui demande le prix, il me répond : « Free » je lui explique que ce n’est pas possible. Il répond, plus ou moins, « as you want ». Je lui tends mon billet de 200 et par un échange de regards il comprend que je ne vais pas payer ça. Il prend mon billet et disparaît et je comprends à son regard qu’il va revenir.
Et en effet, trois minutes plus tard il revient avec 4 billets de 50.
Je connais le prix habituel, c’est 15 shekels. Par un autre échange de regard, il comprend que je ne vais pas payer 50. Soudain je me rappelle du marchand de bananes de ce matin en bas du camp, je lui dois 4,50. Je retrouve le vieux monsieur, il me reconnait immédiatement, sans mots je lui tends le billet de 50, il me rend 45,50, je le remercie sincèrement pour sa confiance. Il me répond une expression en Arabe qui plus ou moins veut dire, « ça va, c’est pas grave, tout va bien ».
Je remonte voir mon coiffeur et lui tend 25 shekels. On s’assoit, il m’apporte un café et un sandwich falafel. Ses copains avec la gueule patibulaire avaient anticipé les choses et donc ont acheté le kit minimum de convivialité et d’accueil. Nous avons beaucoup rigolé, mais là où vraiment j’ai cru qu’ils allaient étouffer de rire, c’est quand je leur ai dit que je ne croyais pas en dieu !
Sur le chemin de retour vers le centre de Bethléem, je vois clairement que le regard des femmes sur moi a changé. Il est fort ce coiffeur !
Le lendemain matin, je demande mon café sur la place de la Mangeoire. Je prends mon café et tends 6 shekels.
La boucle est bouclée.
Helen

Il y a une chose qui m’a toujours troublé, c’est cette douceur qui émane des gens d’Ici, je ne la retrouve pas ailleurs.
En France, je suis capable de reconnaître un Arabe du Proche-Orient grâce à cette douceur si particulière. Je ne pourrais pas dire si c’est une personne qui vient de Syrie, de Jordanie, du Liban ou de Palestine, mais je sais que cette personne vient de ce coin du monde.
D’ailleurs, j’avais été touché par le texte de Mona Cholet, celui qui parle de leur douceur. Il s’appelle : « Peut-on aimer un pays / Qui n’est même pas un pays ? » Je pense, que comme moi, elle l’a ressentie.
Certaines personnes en sont un concentré.
Helen, quand elle parle, je ne ressens aucune dureté
Pas l’ombre d’un mot de travers
Elle m’explique qu’avec son père, quand elle était toute petite, elle allait ramasser le raisin à Jérusalem
Maintenant elle ne peut plus passer, « Ils » ont construit un mur et pris les terres de sa famille.
Alors pour avoir un laisser passer elle doit maintenant contourner Jérusalem pour rejoindre Qalandia près de Ramallah.
C’est là qu « ’ils » peuvent lui donner un papier. Prendre un rendez-vous ne sert à rien, ils annulent sans prévenir. Il faut y aller le matin et attendre des heures, des fois pour rien. Dans ce cas il faut revenir un autre jour.
Une fois qu’elle a ce papier, elle peut télécharger une application, puis, sous condition avoir l’autorisation d’aller à Jérusalem, comme ça en passant elle pourra voir les terres volées de ses aïeux. Regarder les grappes se dessécher.
Avec une voix très douce et très posée, elle me raconte ses études à l’Université de Jérusalem. Son projet de ne jamais quitter la Palestine. De devenir une femme qui vit et travaille Ici.
Elle me sourit.
Quand elle parle Français sa voix est encore plus douce.
Par Olivier Baudoin (olivierbaudoin.com/)
Le carnet de bord sera également disponible dans notre version papier, à retrouver tous les deux mois dans votre boîte aux lettres : https://mouais.org/abonnements2025/
Cet article « Peut-on aimer un pays / Qui n’est même pas un pays ? ». Carnets de Palestine #3 est apparu en premier sur MOUAIS.