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10.12.2025 à 14:36

Survivre deux fois : l'inceste et le naufrage judiciaire

Laëtitia Giraud

En France, moins de 1 % des plaintes pour inceste aboutissent à des condamnations. Pour le reste, le parcours judiciaire inflige une deuxième vague de souffrance aux victimes et à leur parent protecteur, presque toujours les mères. Pourquoi un enfant qui dénonce des faits d'inceste n'est-il pas protégé ? D'abord le trauma, mourir une fois, mourir à chaque fois, l'inceste. Et puis, la parole, tenter de parler, quand on a trois ans ou six ans, quatorze ans peut-être. Pour que cela cesse. On (…)

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Texte intégral (2099 mots)

En France, moins de 1 % des plaintes pour inceste aboutissent à des condamnations. Pour le reste, le parcours judiciaire inflige une deuxième vague de souffrance aux victimes et à leur parent protecteur, presque toujours les mères. Pourquoi un enfant qui dénonce des faits d'inceste n'est-il pas protégé ?

D'abord le trauma, mourir une fois, mourir à chaque fois, l'inceste. Et puis, la parole, tenter de parler, quand on a trois ans ou six ans, quatorze ans peut-être. Pour que cela cesse. On croit qu'on va nous protéger. Parce que c'est ce qu'on nous a toujours dit. Que les grandes personnes étaient là pour nous protéger, et que c'est pour ça qu'il faut les écouter.

L'inceste est « le seul crime où l'on force un enfant à rester aux mains de son bourreau »

Mais quand les enfants parlent, on ne les croit pas. Iels mentent c'est sûr. Ou non, pire, c'est leur mère qui les manipule, qui veut faire souffrir papa, qui invente tout ça. Et puis, il ne faudrait pas éloigner l'enfant de ses parents, et surtout pas de son père, ce « bon père de famille ». Alors la mère qui en fait trop, décidément ça suffit, il faut la mettre à distance, la faire taire. Totale inversion de la culpabilité.

Pour comprendre pourquoi nous cautionnons encore que ce schéma se répète inlassablement, il faut se demander : en quoi le naufrage de la justice est-il l'une des manifestations du système-inceste ? C'est ce que Romane Brisard, journaliste, a tenté de documenter dans son livre Inceste d'État (Stock, 2025). Elle y montre que la faillite des institutions judiciaires n'est pas la cause de cette tragédie, mais bien « la conséquence de notre tolérance envers la domination masculine sur le corps des femmes et des enfants ».

Famille à tout prix

Le point de départ de l'enquête de Romane Brisard est une contradiction : six enfants sur dix qui révèlent des faits d'inceste ne sont pas mis en sécurité1. Alors que 33 % des agressions sont commises par le père, l'inceste est « le seul crime où l'on force un enfant à rester aux mains de son bourreau ». Pour quelle raison ? Le juge Édouard Durand, qui a présidé la Ciivise, parle de l'injonction à la « préservation de l'équilibre parental », car « ce qui fait horreur au corps social que nous sommes, c'est de délier un enfant de son géniteur2 ». Romane Brisard décrit quant à elle une « imprégnation idéologique » de tous les corps de la justice jusqu'à l'Aide sociale à l'enfance (ASE), « biberonnés au syndrome d'aliénation parentale ».

« On n'est pas là pour écouter des histoires qui sortent de la tête d'une petite fille »

Le syndrome d'aliénation parentale, inventé en 1987 par le psychiatre américain Richard Gardner, ouvertement misogyne et défenseur de la pédocriminalité, assimile les enfants à des menteur·ses manipulé·es par leur mère dans le cadre du « conflit parental ». Ce pseudoconcept scientifique a progressivement infusé dans les institutions judiciaires, encouragé par des thérapeutes comme Paul Bensussan et relayé lors d'affaires telles que celle d'Outreau. Au point que, comme l'écrit Romane Brisard, le réflexe des magistrat·es est désormais à la « présomption de manipulation » qui pèse sur les enfants et leur parent·e protecteur·ice. Cette idéologie, pur produit du système patriarcal et de l'adultisme, sous-tend un véritable « acharnement judiciaire » qui prend forme au travers d'une « chaîne de défaillances » dont souffrent de manière quasiment systématique toutes les affaires d'inceste sur mineurs.

Défaillance ou complaisance ?

Dans son enquête, la journaliste décrit quatre maillons de cette chaîne de « dysfonctionnements ». Des défaillances, qui sont en réalité plus à comprendre comme un laissez-faire complaisant de la part des institutions baignant dans la culture de l'inceste, que comme des manquements involontaires. En premier lieu, après le dépôt d'une plainte pour inceste3 par la mère de l'enfant, celui-ci va être auditionné au commissariat. Or aujourd'hui, ni les espaces mis à disposition ni les protocoles d'audition ne sont en mesure de permettre d'accueillir la parole des enfants comme il le faudrait. Souvent, les questions posées transpirent le syndrome d'aliénation parentale. Romane Brisard retranscrit ainsi des extraits d'auditions entre un officier de police et Anouk, une petite fille de neuf ans dont la mère a porté plainte suite à ses révélations d'inceste paternel : « Tu sais Anouk, je vais te dire un truc. En fait, nous on est des policiers, d'accord ? On n'est pas des psychologues. On n'est pas là pour écouter des histoires qui sortent de la tête d'une petite fille. »

Pour décider des suites de l'affaire, une enquête doit être menée. Insuffisante du fait du manque de moyens et de formation des enquêteurs – quand ce n'est pas purement de la négligence – elle dure deux ans en moyenne. Deux années pendant lesquelles l'enfant continue dans la plupart des cas d'être remis aux mains de son agresseur dans l'attente d'une décision pénale. Deuxième maillon de la chaîne.

Juge pénal, juge aux affaires familiales, juge des enfants... Personne ne se parle, mais tou·tes ont à cœur leur mission : « maintenir l'équilibre familial »

Pour les mères, une seule solution pour faire cesser cette torture : saisir le juge aux affaires familiales pour demander à suspendre les droits de visite et d'hébergement du père. Une procédure civile, en parallèle de la procédure pénale, qui voit « toutes les juridictions se renvoyer la balle ». Juge pénal, juge aux affaires familiales, juge des enfants… Personne ne se parle, mais tou·tes ont à cœur leur mission : ne pas couper les liens du père avec l'enfant pour « maintenir l'équilibre familial ». Et même les travailleur·ses de l'ASE, sollicité·es pour intervenir auprès des familles, y participent. Troisième maillon. Voilà comment le système judiciaire laisse la présomption d'innocence prendre le pas sur le principe de précaution.

Ce sont des résistantes

Alors, ces mères protectrices deviennent « à leur corps défendant des résistantes ». Lorsqu'elles décident de ne plus remettre leurs enfants à leur père incestueux, elles s'exposent à des poursuites pour « non-représentation d'enfant ». « Un délit qui devient […] une nouvelle arme judiciaire pour certains hommes », comme l'explique Romane Brisard. Car le·a juge aux affaires familiales, saisi·e par le père empêché, s'empresse ici de faire son travail : suspendre l'autorité et les droits parentaux de la mère. Et lorsqu'iel se voit opposer par celle-ci l'affaire d'inceste en cours de jugement au tribunal pénal, le·a magistrat·e de rétorquer : « Ne nous prenez pas la tête avec ces affaires d'inceste. On n'est pas là pour juger ça. »4 Quatrième et dernier maillon de la chaîne. Couperet final.

Le système judiciaire laisse la présomption d'innocence prendre le pas sur le principe de précaution

Certaines mères finissent donc par fuir, avec leurs enfants. Calvaire en cavale. Que peuvent-elles faire d'autre ? Aux yeux de la justice, elles deviennent des hors-la-loi. Comme Gladys, qui témoigne dans le livre, elles savent qu'elles risquent jusqu'à la prison : « Jamais sans ma fille, même si demain, je dois payer. » Pour Romane Brisard, elles sont bien au contraire au-devant de la loi : « Dans quelques années on parlera d'elles comme on parle aujourd'hui des premières femmes qui avaient publiquement déclaré avoir avorté. » En attendant, des collectifs comme Incesticide France se sont formés pour dénoncer la violence inimaginable de cette inversion de culpabilité qui conduit à la criminalisation des mères. Ils réclament notamment la création d'une commission d'enquête parlementaire sur le traitement judiciaire de l'inceste parental. Leur combat : « Mettre un terme à l'impunité qui enrobe [l'inceste] comme une seconde peau. » En gardant une chose en tête : les textes de loi ne suffiront pas à protéger les enfants tant que le système inceste continuera à s'immiscer dans leur pratique.

Laëtitia Giraud

Signaler, accompagner et soigner

Des associations existent pour accueillir la parole des victimes et des proches et proposer des suivis thérapeutiques ou juridiques.

À Marseille, l'association Agir avec les Bonnes Mères, Renaître après l'inceste accompagne les survivant·es de l'inceste et leurs proches avec des permanences, la mise à disposition d'une liste de thérapeutes formés à la prise en charge des psychotraumatismes liés à l'inceste ou encore l'organisation d'un groupe de parole mixte entre pairs.

L'association propose aussi une préparation et un accompagnement au parcours judiciaire pour les adultes qui souhaiteraient s'y (re) lancer. Au regard du risque de retraumatisation lors de ces parcours, Béatrice Duluc, référente de l'association, insiste sur « l'importance de la préparation en amont afin de détenir tous les éléments », car « on sait à quel point chaque mot compte pour que la plainte ait une chance d'aboutir ». Les Bonnes Mères met donc à disposition une liste d'avocat·es certifié·es, en plus des professionnels du soin. L'association offre également la possibilité d'être présente lors du dépôt de plainte.

Tous les numéros d'urgence : www.lesbonnesmeres.fr/numeros-durgence/


1 Rapport public de la Ciivise, « Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit », 17 novembre 2023.

2 « Inceste : le grand déni ? », C ce soir sur France TV (12/11/2025).

3 L'inceste n'est pas considéré comme un délit en tant que tel, mais comme une circonstance aggravante d'agression sexuelle ou de viol.

4 Une phrase que Romane Brisard a entendu de nombreuses fois lors des auditions auxquelles elle assistait.

06.12.2025 à 00:30

Cécile Cée : « Reconnaître en nous le parfait petit agent de la culture de l'inceste »

Livia Stahl

Cécile Cée est plasticienne, photographe, mais aussi autrice de l'ouvrage Ce que Cécile sait – journal de sortie d'inceste (Marabout, 2024). À sa sortie d'amnésie traumatique, elle réalise à 38 ans qu'elle a été victime d'inceste dans son enfance. Depuis, elle n'a de cesse de se documenter et de militer pour que l'inceste sorte du silence et soit dénoncé tel qu'il est : un système omniprésent. De quoi parle-t-on quand on parle d'inceste ? Qui est concerné ? « Ce qu'on appelle couramment (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) / ,
Texte intégral (3652 mots)

Cécile Cée est plasticienne, photographe, mais aussi autrice de l'ouvrage Ce que Cécile sait – journal de sortie d'inceste (Marabout, 2024). À sa sortie d'amnésie traumatique, elle réalise à 38 ans qu'elle a été victime d'inceste dans son enfance. Depuis, elle n'a de cesse de se documenter et de militer pour que l'inceste sorte du silence et soit dénoncé tel qu'il est : un système omniprésent.

De quoi parle-t-on quand on parle d'inceste ? Qui est concerné ?

« Ce qu'on appelle couramment “inceste”, ce sont les agressions sexuelles ou les viols commis en famille. C'est un phénomène massif. En France malheureusement, les enquêtes ne permettent pas d'aboutir à un chiffre réaliste de l'étendue des personnes concernées [voir encadré]. Le droit ne reconnaît d'ailleurs pas de “délit d'inceste” en tant que tel : il pénalise les agressions et les viols, dont le caractère incestueux ne serait qu'une “circonstance aggravante”. Et c'est un problème.

« C'est un environnement dans lequel tu sens qu'une agression peut arriver à tout moment. Tu ne peux jamais te reposer et te sentir en sécurité »

En effet, la réalité de l'inceste dépasse largement les agressions physiques. L'anthropologue Dorothée Dussy parle à ce titre de “système inceste”. Il ne s'agit jamais d'une histoire entre deux individus : un père et une fille, ou un frère et une sœur. L'inceste, c'est un système de relations entre les membres d'une famille, qui se caractérise par des mécanismes de domination bien spécifiques. Et au-delà de la famille, l'inceste est aussi une idéologie au fondement de notre société patriarcale, véhiculée par une “culture de l'inceste” qui va légitimer les agressions sexuelles à l'encontre des enfants, protéger les agresseurs, et punir celles et ceux qui veulent le dénoncer1. »

On entend aussi parler de « climat incestuel », une notion moins connue et plus difficile à saisir que des faits d'agression objectivement observables. Peux-tu en donner une définition ?

« L'incestuel, ce n'est pas un “climat” qui serait “dans l'air”. C'est un fonctionnement familial fondé sur l'intrusion permanente des membres les plus hauts dans la hiérarchie du foyer dans l'intimité des plus vulnérables. La Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) donne douze critères indicatifs2 qui permettent de le repérer [voir encadré]. Mais la liste n'est pas exhaustive. Dans les critères souvent donnés de l'incestuel, il y a l'absence ou la non-utilisation de verrou aux portes des w.c. et salle de bain, l'habitude d'entrer dans la chambre de chacun à tout moment ou celle pour les enfants de dormir avec les parents et inversement. Ça peut être l'exhibition, le naturisme en famille, l'attention excessive portée au physique ou à la sexualité des jeunes, la promiscuité.

« L'atteinte à la filiation, c'est un continuum dans lequel les parents n'exercent pas leur rôle de cadre »

Mais ça peut être aussi le fait de lire les journaux intimes des enfants, voire de les lire publiquement à table. Ou des parents qui répètent à leurs enfants que ces derniers “peuvent tout leur dire”, au point que les enfants le ressentent comme une injonction à ne pas avoir de jardin secret. Ces intrusions dans l'intimité physique et psychique des enfants sont délétères pour leur construction. »

Contrairement à ce qu'on entend dans la vulgarisation autour de l'inceste, le « climat » incestuel, ce n'est donc pas « l'inceste sans passage à l'acte ». L'incestuel est une matérialisation en tant que telle de l'inceste, au même titre que le sont les viols et les agressions.

« En effet. Les victimes d'inceste, y compris dans les familles où il n'y a pas eu de passage à l'acte physique, présentent des traumatismes cérébraux comparables à ceux de victimes de terrain de guerre, de victimes d'attentat, ou à ceux d'enfants battus. On observe à l'IRM certaines régions de leur cerveau qui sont anormalement développées. L'incestuel dans lequel grandit un enfant le contraint à être en vigilance permanente. C'est un environnement dans lequel tu sens qu'une agression peut arriver à tout moment. Comme dans les films d'horreur, quand tu sais que quelque chose va arriver mais que tu ne sais pas quand : tu ne peux jamais te reposer et te sentir en sécurité. Et puis tu ressens l'intention de l'agresseur. Par exemple, quand mon père était violent, je le voyais changer de visage, son nez paraissait s'allonger. Cette intention de l'agresseur est centrale dans le trauma des victimes d'inceste3. »

Le « climat incestuel », les agressions et les viols sont les manifestations du même « système inceste ». Quels en sont les mécanismes communs ?

« L'inceste, c'est d'abord un abus de la confiance des enfants qui permet une atteinte à la filiation. Pour être un être humain complet, on a besoin d'un corps, on a besoin d'être nourri et d'être soigné. Mais on a aussi besoin de sens, de s'inscrire dans une chaîne de filiation, une généalogie qui nous situe dans le temps et nous donne une identité, nous constitue en tant qu'être humain. La première chose à laquelle l'inceste va porter atteinte, c'est à ce sens-là. Il va construire un monde dans lequel on n'est plus la fille de son père mais où on devient son amante, où on n'est plus le frère de son frère mais où on devient son objet sexuel. Ça fait exploser le cerveau de la victime, qui ne peut plus se raccrocher à un socle commun de repères dans la société parce qu'elle grandit dans un environnement où il y a inversion des rôles. C'est ce qu'on appelle le “monde à l'envers”. Ce qui devrait être la génération du dessus n'est plus la génération du dessus. Dans les arbres généalogiques de familles incestueuses, on ne sait d'ailleurs plus très bien qui est qui, on se trompe tout le temps.

Cette atteinte à la filiation recouvre des réalités variables. Ce sont les filles qui accouchent de leur père, dont l'enfant est élevé par sa grand-mère, que tout le monde va considérer comme sa véritable mère. C'est Molière qui épouse sa belle-fille, Yves Montant qui viole la sienne. Mais c'est aussi, au bout de l'éventail et de manière très banalisée, la confusion des places dans la famille : la parentification des enfants qui s'occupent de leurs frères et sœurs ou de leurs parents, ou les confidences entre adultes et enfants sur leurs vies affectives et sexuelles respectives. C'est un continuum dans lequel les parents n'exercent pas leur rôle de cadre. »

Dans l'inceste, cette confusion des rôles dans la famille ­s'accompagne aussi d'une chosification des enfants par les adultes. En quoi cela consiste ?

« Dans les familles incestueuses, les enfants ne s'appartiennent pas eux-mêmes : ils appartiennent à la famille, au clan. Cette manière fusionnelle d'être ensemble va justifier les intrusions dans l'intimité physique et psychique des enfants, le fait qu'il n'y ait pas de barrière. C'est comme si quelque part, tu dois ton intimité à ta famille, tu dois tout lui partager. Tu en viens à ne plus te sentir autorisé·e à penser par toi-même. Tu dois penser comme tes parents, comme le clan. Il n'y a pas de récits individuels, seulement un récit collectif.

« Pour les membres de la famille, entendre qu'il y a inceste, c'est impossible, parce que ça remet en cause leur propre appartenance au clan, donc leurs fondations, mais aussi leur identité »

C'est ainsi que très souvent, dans les familles incestueuses, il y a un “roman familial” auquel tout le monde doit adhérer. Une fiction, un narratif, qui permet de dire les secrets de famille sans vraiment en parler. Tout le monde sait mais personne ne veut le voir. L'inceste est là : c'est l'éléphant au milieu de la pièce. Et en même temps, personne ne le nomme. C'est le gaslighting4 permanent. »

Climat incestuel : douze critères indicatifs

Pour identifier les situations de climat incestuel, la Ciivise reprend les critères non-exhaustifs proposés par (notamment) Brigitte Moltrecht, dans l'article collectif « Climat incestuel : proposition d'objectivation des critères de définition à partir de jeunes orientés en institut thérapeutiques, éducatif et pédagogique » (2019).

– la non-autorisation à penser par soi-même

– l'intrusion dans l'intimité

– la confusion des places

– les confidences concernant la vie affective et sexuelle

– la proximité physique excessive

– l'attention excessive au corps du jeune

– la promiscuité

– l'attention excessive à la sexualité du jeune

– la sexualité par procuration

– le non-respect d'un lieu intime pour la toilette du jeune

– l'exhibition

– le fait de dormir dans la chambre parentale

Ce magma de l'incestuel, non seulement il est difficile d'en prendre conscience, mais il paraît aussi impossible d'en sortir. Comment cela se passe lorsqu'une victime le dénonce dans sa famille et tente de provoquer une prise de conscience collective ?

« Sortir de cette logique fusionnelle, sectaire en réalité, semble en effet impossible. La culpabilité est trop forte. On a l'impression d'abandonner ses parents, d'être un mauvais fils ou une mauvaise fille. C'est pour cela que c'est une aberration de ne pas pénaliser l'inceste entre adultes : comme le disait Christine Angot, si tu couches avec ton père à 25 ans, c'est précisément parce que tu n'arrives pas à sortir de l'inceste, la majorité légale n'y change rien.

Comme l'inceste suppose une dissolution de l'individu dans le clan, commencer à raconter sa propre histoire, en contrevenant au narratif familial selon lequel “tout va bien”, c'est fragiliser tout l'édifice. Pour les membres de la famille, entendre qu'il y a inceste, c'est impossible, parce que ça remet en cause leur propre appartenance au clan, donc leurs fondations, mais aussi leur identité. Mon père incestueux a beaucoup plus de valeur pour le clan que ma propre parole. Et ce même si c'est une personne “problématique” que chacun reconnaît comme telle. Finalement, tout le monde s'entend pour se dire que “ce n'est pas si grave”, que la victime exagère. Ça leur permet de justifier leurs propres aveuglements, leurs errances, leur non-protection des enfants. Ça leur permet aussi de ne pas voir leurs propres actes incestueux. En effet, il n'existe pas de dichotomie gentille victime/méchant bourreau. Dans l'inceste, tout le monde est colonisé. Pour le comprendre et s'en défaire, un long travail thérapeutique est nécessaire. C'est bien plus simple d'être dans le déni, et d'exclure les victimes de la famille, progressivement considérées comme responsables du chaos. »

Les hommes (pères, oncles, frères, cousins) sont largement surreprésentés parmi les agresseurs incestuels déclarés (il est question de 96 % d'agresseurs, dont 33 % de pères). Quelle est la place des femmes, et en particulier des mères dans le système inceste ?

« Elle est centrale. Dans les régimes de domination, y compris coloniaux ou patriarcaux, le maintien de l'ordre repose sur des intermédiaires subalternes auxquels le système accorde des privilèges marginaux pour assurer sa propre reproduction. Les mères jouent ce rôle. Il existe des mères qui vont protéger leur enfant de l'inceste, mais elles restent une minorité. La plupart des mères ne vont pas croire les victimes d'inceste, être dans l'indécision, atténuer leurs propos, oublier les détails pour, au final, défendre les incesteurs. Ces mères qui ne protègent pas, ou tardivement, sont malheureusement elles-mêmes prises dans ce système de domination sociale qui valorise l'inceste. Bien souvent, elles ont aussi été victimes d'inceste ou d'incestuel, se sont construites avec et ne l'ont pas remis en cause. Pour elles, croire l'enfant et agir en conséquence, c'est donc prendre le risque de s'effondrer psychiquement. Ma mère, par exemple, m'a dit : “Tu n'as aucune idée de ce que c'est que la violence. Mais moi je n'ai pas porté plainte.” Donc elle sait mieux que moi, et si elle n'a rien fait, alors je ne devrais rien faire non plus. Et puis, à 80 ans, qu'est-ce qu'elle va faire ? Elle a passé toute sa vie avec un conjoint violent. Elle ne peut pas tout remettre en cause. »

Penser la responsabilité des femmes dans la perpétuation du système inceste n'est pas chose aisée lorsqu'on est féministe. Pourquoi cela reste fondamental pour comprendre ce qu'est l'inceste ?

« Les mouvements féministes défendent à juste titre les femmes qui, notamment à cause des ravages de la psychanalyse freudienne5, ont longtemps et sont encore considérées comme responsables de tous les traumas des enfants6. Bien sûr, elles ont raison de le faire. Et de rappeler que “les agresseurs sexuels sont des hommes”. Ce qui est globalement vrai pour les agressions entre adultes. Mais je pense que ça ne prend pas en compte l'inceste maternel, qui peut exister sous la forme de “nursing7 pathologique”. On n'a absolument pas les chiffres, parce que socialement on n'est pas prêts à l'entendre. Et qu'en tant que féministe, on est beaucoup dans un discours de misandrie, auquel j'ai moi-même adhéré, mais que je questionne aujourd'hui parce que je pense que c'est une erreur stratégique : il permet de rester dans cette “culture du monstre” qui nous empêche de voir l'inceste comme un système présent en chacun de nous, y compris chez les femmes, y compris chez les victimes. Au contraire, la seule manière de lutter contre l'inceste, c'est de reconnaître d'abord en nous le parfait petit agent de la culture de l'inceste. »

Quelles sont les pistes pour en sortir d'après toi ?

« La prison à outrance n'a aucun sens, à part celui de sacrifier les prétendues brebis galeuses, et qui permet le maintien du système. Mais je ne pense pas qu'il faille pour autant renoncer à l'idée de loi et de sanction. En effet, pour dénoncer l'inceste, il faut un rapport à la loi. Parce que dans les familles incestueuses, il y a justement une négociation permanente face à la loi : “On peut faire ce qui est interdit, et c'est pas grave”. Ce n'est pas parce que la justice est au service de l'ordre dominant qu'il ne faut pas s'en emparer pour en faire autre chose. Quant à la sanction, toutes les psychologues travaillant auprès des agresseur·ses que j'ai entendues disent qu'elle est importante, parce qu'elle permet à un moment donné de dire “Stop” à la personne qui agresse, lui faire réfléchir à ce qu'elle a fait, et l'accompagner avec des soins. Ce qui implique de repenser entièrement les sanctions et l'accompagnement.

En parallèle, je pense qu'on doit faire de la “prévention de l'inceste” au sens le plus basique que celui de la prévention des risques. L'inceste est un risque, il faut donc s'y former aussi concrètement que contre les risques d'incendie : avec de la sensibilisation, avec des simulations de cas où on apprend qu'une personne est victime d'inceste et où on doit réagir, etc. Et regarder en priorité là où le risque d'inceste est le plus accru : là où il y a potentiellement le plus de vulnérabilité face à la domination adulte. Donc chez les enfants racisés, chez les personnes en situation de handicap, chez les enfants trans, bref, prendre en compte toutes les oppressions spécifiques. Et viser en priorité les lieux qui accueillent des enfants : maternités, crèches, hôpitaux, écoles, où l'on sait qu'il y a beaucoup de pédocriminalité. Ça veut dire mettre en place des politiques antiracistes, antitransphobie, antivalidiste, donc des moyens matériels, au service d'une approche véritablement intersectionnelle. »

Propos recueillis par Livia Stahl

Une personne sur cinq est victime de violences sexuelles dans l'enfance

Quel pourcentage de la population est concerné par les violences sexuelles dans l'enfance ? Difficile à dire. Les enquêtes se font sur base déclarative, ce qui comporte un premier biais : de nombreuses victimes ne se considèrent pas comme telles, soit parce qu'elles minimisent ce qui leur est arrivé (culture de l'inceste bonjour), soit parce qu'elles ont été victimes de faits commis dans la jeune enfance et en sont amnésiques. Les personnes interrogées ont entre 15 et 59 ans, ce qui exclut les enfants et les personnes âgées. Aussi, les enquêtes ne prennent pas en compte les nourrissons et les personnes décédées, ce qui n'est pas négligeable quand on sait que les violences sexuelles conduisent à des comportements dangereux qui peuvent entraîner la mort, ou à des suicides. Autre biais : comme les enquêtes sont réalisées par téléphone, elles n'interrogent pas les personnes qui n'en ont pas ou qui sont à la rue, pourtant surreprésentées chez les victimes. Enfin, les enquêtes ne visent bien souvent que les violences sexuelles commises par les adultes et non entre mineurs. Le Conseil de l'Europe aboutit bien au chiffre d'une personne sur cinq victime de violences sexuelles dans l'enfance. Mais c'est largement sous-représenté. Et bien sûr, ça ne prend jamais en compte l'incestuel…


1 Lire page 9, « Survivre deux fois : l'inceste et le naufrage judiciaire ».

2 Lire le rapport de la Ciivise, « Violences sexuelles faites aux enfants : “On vous croit” », novembre 2023.

3 Lire Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2018.

4 Le gaslighting est une forme de manipulation mentale qui consiste à nier une information, à la déformer ou à la présenter sous un autre jour, afin que la victime doute de sa propre perception de la réalité, de sa mémoire et de sa santé mentale.

5 Lire page 6, « Témoignage : que dit-on de l'inceste en fac de psycho ? ».

6 Lire page 9, op. cit.

7 Ensemble des soins d'hygiène et de confort.

06.12.2025 à 00:30

Que dit-on de l'inceste en fac de psycho ?

Malo

Louison est prof de français et en reprise d'études en troisième année de licence de psychologie clinique. Elle anime aussi le compte Instagram Aventreouvert, dans lequel elle a déjà dénoncé les errements des enseignements qu'elle suit à l'Université Aix-Marseille, en ce qu'ils participent à nier l'inceste comme fait social et réel, tout en formant les psychologues de demain. Témoignage. « Le traitement qui est fait des violences sexuelles commises sur les enfants et plus particulièrement (…)

- CQFD n°247 (décembre 2025) / ,
Texte intégral (1207 mots)

Louison est prof de français et en reprise d'études en troisième année de licence de psychologie clinique. Elle anime aussi le compte Instagram Aventreouvert, dans lequel elle a déjà dénoncé les errements des enseignements qu'elle suit à l'Université Aix-Marseille, en ce qu'ils participent à nier l'inceste comme fait social et réel, tout en formant les psychologues de demain. Témoignage.

« Le traitement qui est fait des violences sexuelles commises sur les enfants et plus particulièrement de l'inceste est catastrophique dans ma fac, mais aussi dans de nombreuses universités françaises. À Aix-Marseille Université (AMU), la psychanalyse est totalement hégémonique et se résume principalement à Freud et Lacan. Les étudiants qui ont choisi la psychologie clinique comme spécialité seront plus tard au contact des victimes d'inceste ; or il n'y a pas de cours sur le trauma simple et encore moins sur le trauma complexe1. C'est totalement absent des enseignements.

Le complexe d'Œdipe et la théorie du fantasme sont au centre de l'apprentissage, passant sous silence les violences réelles commises sur les enfants.

Pour prendre correctement en charge les victimes de violences, les psychologues doivent donc faire des formations complémentaires payantes après l'obtention de leur diplôme, et c'est bien évidemment au bon vouloir de chacun. Pire, le complexe d'Œdipe et la théorie du fantasme sont au centre de l'apprentissage, passant sous silence les violences réelles commises sur les enfants. Jamais les chiffres sur l'inceste ou les conséquences de ces violences ne sont évoqués. Finalement, l'université est un prolongement de ce qui se passe au sein de la société : négation de l'inceste et mauvais traitement des victimes. »

Le complexe d'Œdipe comme négation de l'inceste

« Pour faire court, Freud commence par faire l'hypothèse que les “hystériques” auraient été victimes de violences sexuelles dans l'enfance (c'est la “théorie de la séduction”). Les symptômes à l'âge adulte seraient donc causés par un traumatisme “refoulé”, lié au passé. Mais il renonce finalement à cette théorie pour mettre au premier plan celle du fantasme quand il s'aperçoit qu'il ne parvient pas à soigner les malades et que les cas d'inceste, notamment d'inceste paternel, sont trop fréquents. En 1897, dans une lettre à un pair2, il écrit : “Une telle généralisation des actes pervers commis envers des enfants semblait peu croyable.

« Une telle généralisation des actes pervers commis envers des enfants semblait peu croyable »

Cette réalité était difficilement acceptable, y compris pour Freud qui a lui-même grandi dans une famille incestueuse avec un père agresseur… Il élabore alors la théorie du complexe d'Œdipe, selon laquelle les symptômes seraient causés non par une violence réelle, mais par un fantasme incestueux chez l'enfant, plus précisément par un refoulement issu d'un conflit entre désir sexuel incestueux et interdiction de ce désir. Freud écrit, dans Ma vie et la psychanalyse (1925) : “Je dus cependant reconnaître que ces scènes de séduction n'avaient jamais eu lieu, qu'elles n'étaient que des fantasmes imaginés par mes patients […] les symptômes névrotiques ne se reliaient pas directement à des événements réels, mais à des fantasmes de désir”… L'inceste serait donc du côté de l'enfant et non de l'adulte, et du côté du fantasme et non de la réalité. Il y a un double renversement. Et c'est le point de départ de nos apprentissages à l'université… »

Apprendre à douter de la parole de l'enfant

« L'année dernière, une prof nous a carrément dit qu'il n'y avait aucune différence entre les personnes traumatisées par l'inceste réellement subi et celles (prétendument) traumatisées par leurs propres fantasmes… Et plusieurs profs ont déjà manifesté ouvertement leur réticence vis-à-vis du signalement lorsque l'on est face à un enfant qui révèle des violences, sous prétexte qu'il pourrait ne s'agir que de “fantasmes”.

Les conséquences de la théorie du complexe d'Œdipe sont donc bien concrètes, et dramatiques pour les victimes. Et la doctrine en est complètement imbibée, au point que de nombreux professionnels continuent de s'en réclamer, et qu'elle est encore aujourd'hui enseignée à de futurs praticiens. Cela conduit à une absence de formation sur le psychotrauma et à une négation des violences réelles subies par les enfants, en particulier au sein de la famille, en plus d'une impunité offerte aux agresseurs.

L'idée n'est pas de supprimer la psychanalyse des enseignements, mais de trouver un meilleur équilibre, de favoriser l'esprit critique et de ne pas rester bloqués sur des théories permettant de nier l'inceste commis sur les enfants. La psychologie ne se résume pas à la psychanalyse et la psychanalyse ne se résume pas non plus à Freud ou Lacan, et encore moins au complexe d'Œdipe. Il faut une mise à jour des enseignements pour permettre aux futurs psychologues de prendre correctement en charge les victimes d'inceste, qui sont innombrables et dont le vécu est déjà suffisamment nié par l'ensemble de la société. »

Propos recueillis par Malo

1 Le « trauma simple » est causé par un événement unique (agression, accident…) quand le « trauma complexe » est dû à la répétition de violences dans le temps, entraînant des conséquences psychiques multiples et plus vastes.

2 Voir celle du 21 septembre 1897, dans Enquête aux archives Freud, Jeffrey Masson (L'instant présent, 2012).

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