ACCÈS LIBRE
08.11.2024 à 11:11
Donald Trump ou le triomphe des hommes blancs
Anne-Laure Pineau
Texte intégral (1599 mots)
En début de semaine, le camp trumpiste a non seulement remporté la Maison Blanche mais également le Sénat et probablement la Chambre des représentants.
Journaliste et chercheuse à l’Institut français de géopolitique, spécialiste de la communauté noire aux États-Unis, Charlotte Recoquillon revient sur les ressorts de ce succès.
Qu’implique la victoire de Donald Trump pour les femmes, les personnes LGBT+, racisées et plus largement pour toutes les minorités aux États-Unis ?
C’est une catastrophe. Ces résultats confirment une lame de fond : le vote conservateur et d’extrême droite aux États-Unis s’enracine dans des crises économiques, sanitaires et identitaires profondes. Déjà, lors de la présidentielle de 2020, alors même que Trump l’a finalement perdue, la stratégie de mobilisation derrière le slogan « Make America Great Again » (Rendez sa grandeur à l’Amérique) qui consistait à agiter les peurs et à jouer sur les menaces extérieures avait fonctionné et permis de gagner plus de 10 millions de votes par rapport à 2016. Car tout cela fonctionne très bien avec les hommes blancs qui, selon les sondages à la sortie des urnes, ont voté Trump à 60 %.
Kamala Harris, la candidate démocrate, a fait du droit à l’avortement le pivot de sa campagne. En parallèle, elle a mis en avant une féminité décomplexée. Quel rôle les questions de genre ont-elles joué dans cette élection ?
L’annulation en 2022, sous l’administration Biden, de l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait le droit à l’avortement dans l’ensemble des États-Unis, découle du premier mandat de Donald Trump. Et malgré l’existence d’une frange anti-avortement parmi les conservateur·ices, la majorité des femmes républicaines reste attaché au droit des personnes à disposer de leur corps. Ce sont ces électrices que les démocrates ont tenté de convertir pendant la campagne.
Mais il faut rappeler que les personnes qui souffrent de l’interdiction d’avorter sont principalement aujourd’hui des femmes noires et pauvres, qui vivent dans d’anciens États esclavagistes du Sud, à l’intersection de plusieurs discriminations. Comme lors des précédents scrutins, ces femmes ont donné leur soutien au Parti démocrate. À l’échelle du pays, les Africaines-Américaines sont 91 % à avoir voté pour Kamala Harris.
Des articles de presse ont aussi laissé entendre que beaucoup d’hommes noirs mais aussi des latinos, avaient rallié Trump…
Ces sondages de sortie des urnes montrent effectivement que le vote démocrate dans la communauté africaine-américaine a baissé de 11 points pour les hommes et de 5 points pour les femmes entre 2016 et 2024.
Un nombre non négligeable d’hommes noirs (21 %) semble avoir voté pour Trump. Les démocrates ont considéré à tort qu’il s’agissait d’un électorat captif et homogène, sans véritablement proposer de mesures qui répondent à leurs revendications (je pense notamment à la lutte contre les violences policières). Cela a créé de la déception et de l’attrait pour Trump.
Mais focaliser sur cette partie de l’électorat pose plusieurs problèmes. D’abord, les désigner comme responsables de la défaite des démocrates, c’est en faire des boucs émissaires alors que, par exemple, les femmes blanches aussi ont voté pour Trump à 53 %. Cela invisibilise également le fait qu’au sein de cette communauté, la part des indécis·es ou de celles et ceux qui votent pour les candidat·es indépendant·es a augmenté. Mais également qu’à côté de cela, une écrasante majorité des électrices et électeurs africains-américains reste démocrate : 85 %, contre 41 % de l’électorat blanc !
« Ce n’est définitivement pas de Kamala Harris ni de son parti que viendra la résistance face à Trump »
Pourtant, la question raciale a bien été présente dans la campagne de Trump ?
Depuis une quinzaine d’années, à la faveur du mouvement Black Lives Matter, on assiste à une résurgence de ces questions dans le débat public aux États-Unis. Les saillies racistes de Donald Trump sont régulières (en 2015 il disait des Mexicains qu’ils étaient des violeurs ; en 2018, il surnommait « Pocahontas » une sénatrice démocrate qui revendiquait des origines cherokees), et la mise en avant de son identité politique blanche n’est pas une nouveauté (en 2020, il partageait sur Twitter une vidéo montrant des opposants au mouvement Black Lives Matter hurlant « White power »).
C’était déjà une tendance de fond chez les conservateurs du Tea Party, un mouvement d’inspiration libertarienne né au début de la présidence Obama qui protestait contre l’augmentation des dépenses publiques, notamment contre le système de protection sociale.
Donald Trump a continué à tenir des propos racistes, y compris à l’encontre de sa rivale, Kamala Harris, dont il a mis en doute l’identité raciale. Avant même sa candidature officielle, en juillet 2024, le genre de la vice-présidente était aussi un angle d’attaque pour Donald Trump. Il l’a à plusieurs reprises qualifiée de « stupide », « avec un faible QI », « paresseuse » et « folle »…
Dans quelle mesure le bilan du mandat Biden-Harris explique-t-il aussi la défaite de la candidate démocrate ?
Lors de la présidentielle de 2020, en pleine affaire George Floyd, les militant·es du mouvement Black Lives Matter avaient soutenu le Parti démocrate de façon massive dans l’espoir de voir progresser la justice sociale et raciale. Joe Biden et Kamala Harris promettaient à l’époque la fin des injustices structurelles.
Quatre ans plus tard, leur bilan est catastrophique : le nombre de personnes tuées par la police n’a jamais été aussi élevé, le budget des forces de l’ordre a explosé, les projets de construction de centres d’entraînement pour policiers en plein cœur des villes se multiplient, et l’abolition de la peine de mort a été retirée du programme démocrate. Certes, Derek Chauvin, le policier responsable de la mort de George Floyd a été condamné et c’est historique. Mais cela n’a pas suffi à gommer l’image d’un mandat très favorable à la police.
Par ailleurs, même si elle se dit choquée par le sort des civil·es palestinien·nes, le soutien de Kamala Harris à Israël dans sa guerre contre Gaza et le Liban a sidéré une grande partie de la population américaine, notamment les jeunes, les étudiant·es, les Arabes américain·es ou encore de nombreux juifs et juives.
En fin de compte, Joe Biden et Kamala Harris ont donné l’image de dirigeant·es indifférent·es aux violences subies par les personnes noires et racisées. Ce n’est définitivement pas de Kamala Harris ni de son parti que viendra la résistance face à Trump. L’écosystème du terrain, les militant·es, les organisations de défense des droits civiques et les héritages du mouvement Black Lives Matter seront probablement les seuls à tenir un vrai rôle d’opposition.
Par Anne-Laure Pineau
Journaliste indépendante, membre du collectif Youpress et du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles.
⟶ Pour aller plus loin : Charlotte Recoquillon, Harlem. Une histoire de la gentrification, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2024.
31.10.2024 à 15:48
S’habiller
Marion Pillas
Texte intégral (708 mots)
En septembre 2020, en pleine polémique sur le « crop top », l’hebdomadaire Marianne commandait un sondage pour connaître l’avis des Français·es sur ce que devait être une « tenue correcte » pour les jeunes filles à l’école. 55 % des personnes interrogées se disaient alors opposées au port de tee-shirts dévoilant le ventre, tandis que 66 % se prononçaient contre « le port de hauts sans soutien-gorge au travers duquel la pointe des tétons est visible ». La minijupe leur semblait plus acceptable, avec néanmoins 49 % des sondé·es se positionnant pour son interdiction.
Au-delà de ces réponses affligeantes, c’est d’abord le fait même de consulter l’opinion sur la manière dont les jeunes filles devraient se vêtir qui interroge. Sans toutefois étonner : « L’historienne que je suis, déclarait Christine Bard au Monde en cette même rentrée 2020, observe la récurrence des controverses à propos du vêtement féminin […] Trop courte, la minijupe fait problème, trop longue aussi, car elle serait devenue un signe religieux ostentatoire. »
C’est ainsi que, trois ans après ce sondage, à la rentrée 2023, le gouvernement d’Élisabeth Borne – sur proposition de Gabriel Attal alors ministre de l’Éducation nationale – interdisait le port de l’abaya à l’école, presque vingt ans après la loi sur le port des signes religieux qui visait déjà tout particulièrement les jeunes filles musulmanes.
La question de l’habillement se situe à l’intersection des oppressions sexistes, racistes, validistes, classistes, mais aussi économiques et écologiques. Car si le vêtement est, pour les groupes minorisés, un motif de stigmatisation, ses modèles de fabrication nous interrogent également sur notre rapport déséquilibré aux pays du Sud global – Chine, Bangladesh et Turquie en tête des exportateurs de prêt-à-porter en Europe. Le plus souvent, les ouvrier·es de l’industrie de la fast-fashion sont des femmes, sous-payées et travaillant dans des conditions dangereuses pour leur santé et pour l’environnement.
Notre dossier se propose d’examiner les formes d’oppression qui se nichent dans ce geste quotidien qu’est celui de s’habiller. Certes, choisir un vêtement peut nous aider le temps d’une soirée ou d’une journée à nous protéger, nous réconforter ou nous affranchir d’injonctions sexistes, racistes ou grossophobes. Mais prendre conscience qu’il n’en va pas de même pour celles et ceux qui ont produit, cousu et assemblé les textiles est aussi un acte politique. Le germe, peut-être, d’une lutte dans laquelle le vêtement devient étendard.
Les articles du dossier :
Quand l’habit fait le genre, un focus de Sarah Bosquet
Turquie : avec les prolétaires de la fast-fashion, un reportage de Céline Pierre-Magnani
« Un système d’exploitation extrême », un entretien avec l’historienne Audrey Millet
Nos « dons », leurs déchets, une data visualisation de Julie Desrousseaux
La mode est-elle toujours raciste ?, une analyse de Jennifer Padjemi
Au lycée, tenues (in)correctes exigées, un reportage d’Elsa Gambin
L’armoire de ma mère, un récit d’Anne-Laure Pineau
Pourquoi les grosses ne portent pas de vêtements éthiques, une chronique de Lucie Inland
« Les cagoles montrent tout : les émotions, les seins, les fesses. », pourquoi luttez-vous avec Lisa Granado, Miss cagole 2024
La revanche des drag-kings, une bande-dessinée de Marcel Shorjian
25.10.2024 à 10:46
Comment les cathos réactionnaires s’infiltrent dans les sphères de pouvoir
Rozenn Le Carboulec
Texte intégral (1577 mots)
Le Premier ministre, Michel Barnier, l’a promis le 22 septembre dernier sur France 2 : il ne reviendra pas sur les droits sociaux acquis tels que la procréation médicalement assistée pour toutes ou l’accès à l’avortement. Mais quelle confiance accorder à ces déclarations, quand son gouvernement a pour têtes d’affiche des ministres proches des milieux réactionnaires catholiques ?
Bruno Retailleau (Intérieur) fait partie des plus fervents soutiens du mouvement de La Manif pour tous (LMPT) – renommée en 2023 Le Syndicat de la famille. Comme d’autres ministres – Catherine Vautrin (Partenariat avec les territoires et Décentralisation de la France), Annie Genevard (Agriculture, Souveraineté alimentaire et Forêt), Patrick Hetzel (Enseignement supérieur et Recherche), François-Noël Buffet (Outre-mer) et Sophie Primas (chargée du Commerce extérieur et des Français de l’étranger) –, il a voté contre la loi Taubira instituant en 2013 le mariage pour toustes, puis, à l’instar d’Othman Nasrou (secrétaire d’État chargé de la Citoyenneté et de la Lutte contre les discriminations), a longtemps soutenu son abrogation. Comme Laurence Garnier (secrétaire d’État chargée de la Consommation), il a voté en 2022 contre l’interdiction des thérapies de conversion (qui prétendent guérir les personnes homo- ou bisexuelles de leur orientation sexuelle, comme si elles étaient malades), et contre la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) à l’hiver 2024.
« À part Retailleau, ce sont quand même des seconds couteaux, des résidus de La Manif pour tous, tempère Céline Béraud, sociologue, spécialiste des questions de genre et des religions à l’École des hautes études en sciences sociales. Ils sont allés chercher celles et ceux qui restaient chez Les Républicains, c’est-à-dire des personnes issues de la droite très conservatrice. » Avec seulement 47 député·es du groupe Droite républicaine (ex-Les Républicains) à l’Assemblée nationale, ce gouvernement n’aura selon elle pas la force de frappe suffisante pour « désanctuariser » les droits liés à l’IVG et aux familles LGBT+ : « Leur parti ne représente rien. »
Mais les associations féministes ne se disent pas rassurées pour autant. « Si on ne met ni volonté politique ni moyens financiers, il n’y a pas besoin de toucher aux lois pour restreindre les droits », pointe Véronique Sehier, rapporteure de l’étude « Droits sexuels et reproductifs en Europe », publiée en 2019 par le Conseil économique, social et environnemental.
Le noyautage des associations d’usagers
Surtout, « il ne faut pas sous-estimer les réseaux catholiques », explique Céline Béraud. Car si La Manif pour tous a indéniablement perdu en influence depuis 2013, de nombreuses organisations satellites ont continué à se développer. Parmi celles qui ont « gagné en professionnalisation et en visibilité », la sociologue cite les Associations familiales catholiques (AFC), à l’origine du lobbying exercé sur les sénateur·ices contre l’inscription de l’avortement dans la constitution à l’hiver 2024 ; mais également l’association anti-IVG Alliance Vita, créée par Christine Boutin, dont le délégué général, Tugdual Derville, a été porte-parole de La Manif pour tous en 2013.
« Les Associations familiales catholiques, sous l’égide de l’Union départementale des associations familiales, sont entrées dans un certain nombre de structures comme représentantes des usagers, et c’est ça qui est inquiétant aujourd’hui », commente Véronique Sehier. En mars dernier, elles demandaient la suppression des « très nombreuses références au genre » dans le programme d’éducation affective et sexuelle mis en place en 2001 dans les établissements scolaires, dans le parfait prolongement de leur lutte contre le programme pédagogique « les ABCD de l’égalité » en 2013.
UNE ACCÉLÉRATION DES PANIQUES RÉACTIONNAIRES À L’UNIVERSITÉ
Les questions liées à l’identité de genre sont au cœur de la bataille que livrent « les héritiers de La Manif pour tous », comme les appelle Maud Royer, présidente de l’association féministe Toutes des femmes, et autrice du Lobby transphobe (Textuel, 2024). Dans une chronique publiée dans le numéro 15 de La Déferlante, elle rappelle l’alliance tacite conclue entre « les groupes “antigenre”, proches des droites catholiques » et « les franges les plus réactionnaires de la psychanalyse et de la psychiatrie ». Sociologue des médias, Karine Espineira fait le même constat : dans Transidentités et transitudes. Se défaire des idées reçues (Le Cavalier Bleu, 2024, coécrit avec Maud-Yeuse Thomas), elle explique que « l’ensemble des mouvements “anti” a investi la scène médiatique et “contaminé” progressivement la sphère politique depuis 2011 ». C’est ainsi que, au printemps 2024, une proposition de loi interdisant les transitions de mineur·es, largement inspirée du rapport d’un groupe de pression transphobe (l’Observatoire la Petite Sirène), a été adoptée au Sénat.
« Une resucée de la théorie “antigenre” »
Davantage que la remise en question de droits acquis, Céline Béraud craint aujourd’hui l’accélération des paniques réactionnaires visant en particulier, dans l’enseignement supérieur, les études de genre et les études postcoloniales. « Mon ministre, Patrick Hetzel, est de ceux qui ont fait enfler la polémique sur le “wokisme” à l’université, qui est une sorte de resucée de la “théorie antigenre” » que brandissent les milieux catholiques, arguant que le genre n’est pas une construction sociale. La sociologue s’inquiète également des rapports de force au sein des établissements scolaires. Des personnalités conservatrices comme Alexandre Portier, ministre délégué à la Réussite scolaire et à l’Enseignement professionnel, pourraient y trouver des relais associatifs comme le Syndicat de la famille ou le mouvement SOS Éducation, qui prétend réunir parents et professeurs et qui est proche de l’extrême droite. Ces réseaux pourraient lancer de nouvelles polémiques sur les enfants trans ou l’éducation sexuelle à l’école.
Dans ce contexte inquiétant pour les droits des minorités sexuelles et de genre, la nouvelle secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Salima Saa, déplorait à la fin de septembre que la loi de 2001 prévoyant trois séances annuelles d’éducation à la sexualité à l’école ne soit pas appliquée. Une déclaration surprenante, car totalement à contre-courant des positions affichées par une bonne partie de ses collègues du gouvernement. La secrétaire d’État risque de se retrouver bien seule pour passer à l’action.
→ Retrouvez les recommandations ainsi que l’agenda de la rédaction juste ici.
22.10.2024 à 08:15
« L’industrie du prêt-à-porter repose sur un systême d’exploitation extrême »
Audrey Millet
Texte intégral (1333 mots)
Dans vos travaux, vous vous appliquez à retracer l’histoire de la production industrielle des vêtements. Quels liens faites-vous entre le colonialisme, l’esclavage et l’industrie de la mode ?
Au XVIIe siècle, dans le cadre d’une forte concurrence franco-britannique, la France et l’Angleterre entreprennent de coloniser le monde. Il leur faut habiller les marins et les soldats.
À Oxford, Londres et Paris, on assiste au début du prêt-à-porter, avec des femmes qui confectionnent des uniformes en série dans des conditions déplorables. De manière générale, la sécurité nationale et la guerre ont été des moteurs de l’industrie de la mode. Les premières baskets sont fabriquées pour l’armée à la fin du XIXe siècle, avec la semelle en caoutchouc vulcanisé, initialement conçue pour tenir sur les ponts des bateaux. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, le nylon utilisé pour les parachutes sert de collants.
L’autre élément indissociable de cette production, c’est la pratique de l’esclavage et le développement de la culture du coton. Cette matière première n’aurait jamais dû finir en fibres pour vêtements, car c’est une plante fragile, qui supporte mal le soleil ou la pluie selon les périodes. Aux États-Unis, le travail pénible de cueillette et d’égrenage est effectué par des esclaves noir·es. Après l’abolition (1865), c’est la main‑d’œuvre noire, puis mexicaine qui poursuit ce labeur dans les champs de coton.
Depuis l’avènement de la fast-fashion dans les années 1990, tout s’accélère. On fabrique des vêtements grâce à la pétrochimie et en délocalisant les usines : on ne peut pas produire au prix et à la vitesse des entreprises chinoises comme Temu ou Shein, pour le prêt-à-porter, sans recourir à des pratiques qui s’apparentent à de l’esclavage moderne, avec des cadences qui vont jusqu’à quatorze heures de travail par jour.
L’industrie de la mode a toujours été une industrie très féminisée. Comment l’expliquer ?
Depuis l’Antiquité, on a construit l’idée que les femmes seraient plus précises, donc meilleures ouvrières pour la couture. La main‑d’œuvre féminine est surtout avantageuse pour cette industrie parce qu’elle perçoit ce qu’on considère comme un salaire d’appoint par rapport à celui du mari ou du père : elles sont donc moins rémunérées. Au XIXe siècle, la machine à coudre permet de reléguer les filles hors de l’usine. Elles vont alors travailler à plusieurs dans des chambres de bonne, avec le risque d’attraper la tuberculose… Cette discrimination spatiale renforce leur exploitation.
L’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 a mis en lumière les conditions de travail infernales des ateliers de confection de vêtements. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Au Bangladesh, deuxième pays exportateur de vêtements au monde, les choses ont bougé dans les grandes villes grâce aux syndicats. Il y a eu des augmentations de salaire, mais on n’arrive toujours pas à un salaire vital. Les enfants continuent à travailler. Et, souvent, les grandes marques ne veulent pas payer d’augmentations. Certains États producteurs y sont même récalcitrants, de peur de devoir augmenter ensuite le salaire minimum. Il y a toujours des systèmes d’exploitation extrême, comme celui que subit la minorité ouïghoure en Chine. Les entreprises de textile savent très bien où elles s’installent. Si on regarde les listes de fournisseurs transmises par les marques Benetton et Gucci, on observe que la présence de syndicats y est très minoritaire.
Par le biais d’une puissante communication, les marques de vêtements mettent pourtant en avant leurs actions philanthropiques, avec leurs fondations pour les femmes, leurs écoles financées dans certains pays, etc. Primark, par exemple, se veut très clean, mais fait produire ses vêtements au Myanmar, dirigé par une junte militaire qui ne respecte pas les droits humains. On sauverait la planète si on s’intéressait d’abord aux droits humains. En Inde, au Pakistan et en Chine, des villages se dépeuplent car l’eau est contaminée aux pesticides [utilisés dans la culture intensive du coton], et les gens meurent à cause des teintures textiles.
Quelles sont les pistes pour sortir de ce système ?
En France, ce qui reste de notre rayonnement à l’international tient à notre industrie du luxe, avec des groupes comme Chanel ou LVMH. En juin 2024, une filiale italienne de Christian Dior (LVMH), Manufacturers Dior Srl, a été épinglée pour avoir sous-traité sa production à des entreprises chinoises accusées de travail forcé. Des faits similaires ont été reprochés à Gucci, Prada ou Burberry. Puisque l’on tient à ce rayonnement, on leur passe tout, même quand ils oublient de payer le fisc (1).
C’est aux pays d’être plus contraignants vis-à-vis des entreprises sur tous les plans, dans le luxe comme dans la fast-fashion. Mais l’Union européenne nous dit pour le moment que ce n’est pas dans son agenda, et la loi de 2017 sur le « devoir de vigilance » [lire l’encadré ci-dessous] n’a eu que peu d’impact pour le moment. Le problème, c’est qu’on considère trop rarement les chefs d’entreprise comme responsables de leurs industries. Quand une situation condamnable est découverte, les responsables de H&M se défendent toujours en arguant : « On ne savait pas, on part tout de suite. » Il faudrait leur dire : « Tu touches des milliards de bénéfices ? Alors tu n’avais qu’à vérifier. »
Après le choc du Rana Plaza, le devoir de vigilance
Le 24 avril 2013, à Dacca (Bangladesh), un bâtiment où sont installés plusieurs ateliers de confection s’effondre, causant la mort d’au moins 1 130 personnes, dont 80 % de femmes, et faisant 2 500 blessé·es. Les patrons des ateliers, sous-traitants de marques européennes de fast-fashion comme Mango ou Primark, avaient refusé de suivre les consignes de sécurité après l’apparition de fissures, causées par les générateurs électriques fonctionnant à plein régime sur le toit du bâtiment.
C’est à la suite de cet accident qu’a été instaurée en France la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, dans tous les domaines d’activité, de plus de 5 000 salarié·es en France ou 10 000 ailleurs dans le monde. Elles doivent désormais établir et mettre en œuvre un plan de vigilance visant à prévenir les risques d’atteinte grave aux droits humains ou à l’environnement du fait de leurs activités ou de celles de leurs sous-traitants. Cette loi n’a pour le moment entraîné qu’une seule condamnation : celle, en 2023 du groupe public La Poste, dont des sous-traitants avaient employé des personnes sans-papiers. En mai 2024, l’Union européenne a également adopté une directive sur le devoir de vigilance, pour les entreprises employant plus de 1 000 personnes et réalisant un chiffre d’affaires mondial supérieur à 450 millions d’euros.
(1) Selon une enquête de Mediapart publiée en décembre 2023, « Face à LVMH, le fisc coincé dans ses contradictions » de Florence Loève, le fisc français a renoncé, fin décembre 2023, à poursuivre LVMH malgré des soupçons de fraude fiscale concernant une filiale, la centrale de trésorerie du groupe, domiciliée en Belgique.
22.10.2024 à 07:42
La carte des luttes féministes
Marie-Agnès Laffougère
Texte intégral (532 mots)
La transphobie condamnée en Argentine
Les Sud-Coréennes face à la violence sexuelle en ligne
Le 22 août 2024, le média sud-coréen Hankyoreh a mis en lumière l’ampleur de la pratique des deepfakes pornographiques, ces montages générés par intelligence artificielle sans le consentement des personnes concernées – des femmes et des filles majoritairement. Dans nombre d’établissements scolaires et universitaires, par l’application Telegram, des garçons et des jeunes hommes diffusent ces images, accompagnées parfois d’informations personnelles sur les victimes. Le 27 août, le président sud-coréen Yoon Suk Yeol a annoncé l’ouverture d’une enquête approfondie sur les crimes sexuels numériques (voir aussi le portfolio dans le numéro 15 de La Déferlante, août 2024).
En Inde, vagues de manifestations contre les féminicides
Le 9 août 2024, une médecin de 31 ans a été violée puis assassinée dans un hôpital public de Calcutta. En réaction, pendant plusieurs semaines, les professionnel·les de santé ont multiplié les grèves et les manifestations. Des milliers d’Indien·nes ont rejoint les mobilisations qui se sont tenues partout dans le pays, et lors desquelles sont dénoncées à la fois les conditions de travail des soignant·es et les violences sexuelles endémiques dont sont victimes les femmes en Inde.
En Namibie, les relations homosexuelles décriminalisées
La Haute Cour de Namibie a déclaré, le 21 juin 2023, que « le délit de sodomie [était] anticonstitutionnel et invalide », tout comme « les délits de sexe contre nature ». Adoptés en 1927, à une époque où le pays était une colonie sud-africaine, maintenus après l’indépendance en 1990, ces textes législatifs étaient rarement appliqués. Bien qu’elle puisse faire l’objet d’un appel auprès de la Cour suprême, leur abrogation est une victoire pour les personnes LGBT+, attaquées violemment ces derniers mois par les autorités politiques et religieuses.