ACCÈS LIBRE
28.07.2025 à 17:26
Quels mots choisir pour couvrir les procès pour violences sexuelles ?
Texte intégral (1563 mots)
Je me souviens de l’un des tout premiers procès pour violences sexuelles que j’ai couverts comme journaliste : celui de Sidney Amiel
Ce procès était l’un des premiers à être raconté en direct sur Twitter et suivi par des milliers de personnes, et je me souviens des interrogations qui nous animaient : que retranscrire sans porter atteinte à la dignité de ces femmes ? Sans sensationnalisme ? Euphémiser les faits revenait-il à les dépolitiser ? Comment documenter la singularité de chaque violence sexuelle tout en pointant un système global ? Alors que je relatais un viol digital dans un tweet, une consœur avait reposté mon message en décrivant en commentaire les faits beaucoup plus crûment.
Sans doute pensait-elle que ces précisions étaient nécessaires pour dire le viol dans sa plus grande cruauté. Nous sentions alors, dans cette cour d’assises de Versailles, les frémissements de ce que serait le mouvement social de libération de la parole et de l’écoute quelques mois plus tard. Ces interrogations journalistiques sur les mots n’ont pas cessé depuis. La justice est certes publique et rendue au nom des citoyen·nes, mais la médiatisation des violences sexuelles – surtout quand elle est immédiate – interroge la déontologie et la pratique journalistiques.
« Le viol est politique, mais la victime peut vouloir conserver des éléments privés, rappelle ainsi Valérie Rey-Robert, autrice de Dix questions sur la culture du viol (Libertalia, 2025). Samantha Geimer le résume bien lorsqu’elle dit qu’elle sera toute sa vie “the girl” qui a été sodomisée par [Roman] Polanski
La doctorante en science politique Claire Ruffio travaille sur la médiatisation du viol en France par la presse écrite entre 1980 et 2020. « Jusqu’au début des années 2010, il y a assez peu d’évolutions, détaille-t-elle. Avant 2011, le mot “viol” n’apparaît que dans 22 % des articles qui traitent pourtant de ce type d’affaires. C’est près d’un article sur cinq qui préfère utiliser les termes “agression”, ou “agression sexuelle”, alors qu’il s’agit d’une autre qualification juridique. »
En 2011, la chercheuse note un « premier moment de rupture » avec la médiatisation de deux affaires « impliquant des hommes politiques de premier ordre ». En mai 2011, Dominique Strauss Kahn – pressenti pour gagner l’élection présidentielle française – est accusé de viol par Nafissatou Diallo, femme de chambre du Sofitel de New York. Le même mois, Georges Tron, secrétaire d’État, démissionne du gouvernement Fillon à la suite d’accusations d’agressions sexuelles
Le deuxième moment de rupture est, sans surprise, le MeToo d’octobre 2017. « Des expressions comme “violences sexistes et sexuelles” émergent, voire, même si ça reste très rare, “violences masculines”, poursuit la chercheuse. Cela démontre un autre niveau d’analyse. D’un seul coup, 80 % des articles soulignent la dimension systémique des violences sexuelles. » Les journalistes qui suivent alors ces sujets – des femmes dans leur immense majorité – imposent un vocabulaire issu de la sociologie, repris par les mouvements militants, comme « domination masculine », « féminicides », « pédocriminalité » (utilisé par Mediapart au moment des dénonciations d’Adèle Haenel et qui s’est démocratisé dans les médias à une vitesse phénoménale). « Aujourd’hui, quand un média utilise des tournures qui ne conviennent pas, il est immédiatement dénoncé en ligne et modifie son contenu dans les heures qui viennent, parfois avec un article d’excuses. »
Ne pas tomber dans le sensationnalisme
Est-ce à dire que tout est gagné ? Loin de là pour Valérie Rey-Robert, qui voit dans les derniers procès de Mazan et Le Scouarnec des exemples de dérives journalistiques importantes. « Il y a eu des articles beaucoup trop explicites, se souvient l’autrice féministe. Une surenchère pour nous montrer combien ces êtres sont monstrueux. Certain·es journalistes nous ont raconté que Le Scouarnec adorait pénétrer des poupées. Autrement dit, les sexualités pas normées produiraient ce genre d’individus qui violent en masse des gamins… Il ne faut pas confondre ce qui est dégueulasse et ce qui est illégal. »
« On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître les détails »
Valérie Rey-Robert, autrice féministe
Comment ne pas tomber dans le sensationnalisme lorsque les affaires médiatisées sont de plus en plus violentes ? « Oui il faut informer, mais je ne suis pas dépositaire de cette violence », souligne la journaliste et dessinatrice Marion Dubreuil, qui a suivi pour RMC le procès des violeurs de Mazan de septembre à décembre 2024 (lire La Déferlante n° 17, février 2025). « Mes chef·fes m’ont souvent fait remarquer que j’utilisais des mots crus, comme “sodomie”, “fellation”, “pénétration anale” ou “vaginale”. Je m’exprime dans une matinale, donc j’entends que des enfants peuvent potentiellement m’entendre. J’ai mûri là-dessus : j’ai davantage envie d’être entendue par le plus grand nombre. Je garde le combat du mot juste, mais je vais choisir un élément plutôt que plusieurs, éviter l’accumulation qui fait barrage à la compréhension. Je me suis aussi rendu compte que je pouvais participer à la victimisation secondaire
Pour Valérie Rey-Robert, de nombreux articles tombent encore « dans un voyeurisme sordide et contre-productif » : « D’un point de vue politique et militant, je pense que ça n’est pas intéressant de détailler les violences. On n’a pas besoin de savoir qu’une gamine de 12 ans a été violée par son père avec un bâton, ça n’a pas de valeur éducative. On a créé une société où le récit remplace les analyses, il faudrait tout dire. Moi ça me gêne de connaître le détail. Ça nous empêche de réfléchir sereinement : ça donne juste envie de foutre les violeurs en taule à vie. »
Aujourd’hui, rappelle Claire Ruffio, à l’initiative d’associations de journalistes comme Prenons la Une, des chartes ont été imposées dans plusieurs rédactions pour décrire au mieux les faits de violences sexuelles : préférer, par exemple, les termes juridiques consacrés ou éviter les métaphores. « Plusieurs journalistes, féministes ou sensibilisées, se sont aussi fixé une règle informelle, détaille la chercheuse. Ne donner de détails sur les faits que s’ils permettent de démontrer la préméditation et/ou l’absence de consentement libre et éclairé de la victime. » Des outils concrets pour aider à mieux penser ces questions lexicales, qui sont au cœur du combat féministe contre les violences sexuelles. •
28.07.2025 à 17:17
Technoféminisme : ni patrons, ni maîtres !
Texte intégral (4571 mots)
Toutes les personnes témoignant dans cet article le font sous pseudonyme ou en étant anonymisées.
Depuis le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2025, de nombreux événements ont fait prendre conscience de la vulnérabilité de nos contenus en ligne. On peut citer le ralliement des géants de la tech à Trump, la fin des politiques de modération sur des sujets comme l’immigration ou le genre, mais aussi la suppression de milliers de pages web contenant des données relatives au climat, à la santé publique ou aux questions d’inclusion.
Entre émancipation et cyberviolences
L’Internet dominant, dans lequel la plupart d’entre nous naviguent, est devenu un gigantesque territoire marchand divisé en grands domaines propriétaires (Google, Meta, Amazon, Microsoft, etc.), qui sont principalement dirigés par des hommes de la Silicon Valley. Un environnement qui a toujours été dominé par une culture conservatrice et masculiniste, comme l’a montré la chercheuse états-unienne Becca Lewis dans un article intitulé « “Headed for technofascism” : the rightwing roots of Silicon Valley » paru en janvier 2025 dans The Guardian. En deux décennies, la majeure partie de nos activités en ligne s’est progressivement concentrée dans ces espaces, qui abritent une galaxie de services
Entrer dans cet espace numérique, c’est devoir accepter que nos identités et nos comportements soient traqués, analysés et divulgués. En 2023, la presse américaine a révélé que Meta et Google avaient collaboré avec la police états-unienne pour identifier des personnes cherchant à avorter dans les États où c’était devenu illégal. C’est être soumis·e au fonctionnement obscur des algorithmes qui hiérarchisent, et potentiellement invisibilisent, l’information que nous cherchons ou que nous produisons (lire l’enquête « Réseaux sociaux, armes de désinformation massive ). En 2024, Amnesty International indiquait que Facebook, Instagram et TikTok avaient supprimé de leurs plateformes des contenus pédagogiques liés à l’avortement
La loi des algorithmes
De ce fait, les grands canaux d’information en ligne, comme les réseaux sociaux, les moteurs de recherches ou les applications de messagerie, représentent des environnements particulièrement hostiles pour les individus, les médias, les artistes ou les communautés militantes et les rendent vulnérables. Puissants leviers d’information, de connexion et d’émancipation, ils enferment en même temps les usager·es dans une grande dépendance en dictant leurs lois algorithmiques, idéologiques et financières. Malheureusement, cette prise en considération des fragilités technologiques dans la société civile, les mouvements sociaux – dont les mouvements féministes – est assez récente et reste embryonnaire.
En cause, l’absence de conscientisation et de politisation des enjeux technologiques permettant aux industriels, avec le soutien de la classe politique, de prospérer et d’imposer des systèmes en dehors de tout processus démocratique. Le conditionnement médiatique, social et culturel quant aux bénéfices et à l’inéluctabilité des avancées technologiques empêche également de faire entendre ou de faire valoir les résistances qui leur sont opposées. Pourtant, les communautés militantes existent bel et bien, y compris chez les féministes. « Cyberféminismes », « techno‑féminismes », « hacking* féministe », « transhackféminismes », toutes ces notions désignent des formes de militantisme qui articulent les luttes féministes aux luttes technologiques, depuis les années 1990. Les espaces en ligne, tout comme les milieux techniques à l’origine des interfaces, s’étant construits sur des logiques sexistes, racistes et validistes, les minorités n’ont pas eu d’autres choix que de militer pour reprendre la maîtrise de la Toile et pour façonner des endroits plus sûrs et plus inclusifs.
Autodéfense numérique féministe
Pendant toutes ces années, la France a d’ailleurs été un important vivier d’actions. Et aujourd’hui, une nouvelle génération de collectifs technoféministes, tels que le Hacqueen, Wiquaya, le Fluidspace, le BIB Transféministe ou Echap, prend la relève. Des groupes qui ouvrent des espaces pour se réapproprier les technologies face aux systèmes dominants, et en marge des milieux alternatifs traditionnels, telles les communautés du libre* ou du hacking. La raison ? Ces dernières, essentiellement composées d’hommes cisgenres hétéros blancs, sont imprégnées d’une culture du sachant, sexiste et masculiniste, qui discriminent les néophytes et a fortiori les personnes minorisées – en les jugeant sur leurs usages, en les infantilisant sur leurs capacités, ou en étant hermétiques aux problématiques qui leur sont spécifiquement liées.
C’est d’ailleurs après avoir subi des violences en ligne sans pouvoir trouver de solution qu’Allium, cyberféministe queer, racisé·e et handi·e, décide en 2020 de créer Wiquaya (« se protéger » en arabe), à Toulouse. « Je ne me suis pas tourné·e vers la communauté libriste* parce que je me suis dit qu’ils ne comprendraient pas. Déjà, quand je me suis fait harceler sur leur chat, ils me répondaient : “Bah, déconnecte-toi, t’as qu’à [les] ignorer !” » Son association aide les utilisateur·ices à se protéger des risques courus sur Internet lorsque l’on est une personne LGBTQIA+ et féministe. Leur site propose une série de fiches pratiques pour répondre aux différents problèmes rencontrés dans l’espace numérique selon son identité ou ses convictions : par exemple, « Je fais mon coming out sur Internet » ou « J’organise des événements militants ». « Notre but est d’apporter des solutions concrètes et de redonner du pouvoir, sans juger du niveau ou des outils que les personnes utilisent », précise Allium.
« Le monde du Web est tellement dominé par les hommes que cela devient un frein à l’apprentissage », explique Anissa, militante au sein du collectif Hacqueen. Fondé en 2020 à Strasbourg, le groupe se présente comme une communauté d’entraide intersectionnelle autour du numérique et des technologies en non-mixité de genre (sans hommes cis-hétéros). Militant·es racisé·es, LGTBQIA+ ou handi·es, ses membres organisent des ateliers pour aider à reprendre en main les outils numériques : comment créer une page web simple et la mettre en ligne ? comment utiliser des logiciels libres ou des moyens de communication chiffrés ? où trouver les bonnes ressources ? « C’est une forme d’éducation populaire au numérique, précise Eineki. On donne des clés pour se protéger aussi bien de la surveillance des Gafam et des États que du cyberharcèlement. »
« Aujourd’hui Internet ressemble plus à un centre commercial qu’à un espace public. »
Spideralex, sociologue et cyberféministe
Pour aller encore plus loin, Hacqueen projette de se doter à terme de son propre serveur autogéré : un serveur féministe. Autrement dit, une machine dont le groupe disposerait en local et qui serait administrée par les différent·es membres. L’objectif est de pouvoir héberger de façon autonome les données des utilisateur·ices ou des organisations militantes alliées du collectif. En effet, la sécurité sur Internet ne s’applique pas uniquement aux espaces en ligne, mais aussi à l’infrastructure qui supporte toute cette activité. Même en sortant des plateformes propriétaires des Gafam, énormément de services et contenus web restent hébergés dans leurs services de stockage en ligne : Amazon Web Services, Microsoft Azure ou Google Cloud. « Ce serveur serait un moyen de se réapproprier et de collectiviser la gestion des données pour assurer notre autonomie », précise mj, une autre membre du collectif Hacqueen. Leur projet s’inspire de serveurs déjà existants, comme SysterServer, l’un des tout premiers à avoir vu le jour, au milieu des années 2000, ou AnarchaServer. Ce dernier, créé en 2014 durant le TransHackFeminist Convergence (lire l’encadré ci-dessous), est utilisé pour archiver et conserver les mémoires des luttes féministes. On peut citer aussi le collectif Tribidou, à Marseille, qui a expérimenté un serveur féministe nommé Coquillage, servant notamment à héberger la webradio féministe RadioRageuse.
De manière générale, ces serveurs sont un moyen d’héberger et de protéger les activités des communautés féministes, tout en conservant au maximum les traces de leurs actions au cours du temps. En une quinzaine d’années, plusieurs réseaux se sont déployés, principalement à travers l’Europe et l’Amérique latine, comme La Bekka en Espagne, Cl4ndestinas au Brésil ou Kefir au Mexique.
En dehors des technologies numériques et d’Internet, il existe de multiples façons de s’informer, ou de produire et transmettre du savoir dans un sens plus large : livres, fanzines, affiches, brochures, vidéos, podcast, etc. Là aussi, il faut inventer ou se réapproprier des outils pour les produire. Et, là aussi, les communautés féministes et queers s’organisent pour apprendre à les maîtriser.
« TransHackFeminist », un festival international pionnier du hacking transféministe
Le TransHackFeminist (THF) est un festival international de hacking réunissant les communautés féministes et LGTBQIA+ dans le but d’encourager ou de renforcer le développement de technologies émancipatrices au service de la justice sociale. Au cours de huit journées d’ateliers, de débats, de fêtes et de performances, l’événement invite à défier les systèmes d’oppression – financiers, médicaux ou numériques – qui contrôlent l’existence des personnes sexisées et minorisées, dans une perspective radicalement anticapitaliste, antisexiste, antiraciste, anti-LGBTphobe et anti-validiste.
La première édition s’est tenue en 2014 dans la communauté autonome de Calafou en Catalogne espagnole en appelant à travailler sur deux champs d’expérimentation : les serveurs féministes d’une part et les pratiques visant à se réapproprier certains savoirs gynécologiques d’autre part, inspirées par le projet GynePunk du hacklab transféministe Pechblenda au Brésil. Elles consistent à fabriquer des outils d’autodiagnostic et de soins de première urgence en matière de santé sexuelle (analyses de fluides, tests sanguins, prises d’hormones, lubrifiants, contraceptifs, etc.), qui soient accessibles même dans les situations les plus précaires. En 2022, une autre édition a été consacrée à l’infrastructure féministe, présentée comme « l’ensemble des ressources techniques et sociales qui soutiennent et renforcent les luttes (trans)féministes » afin de stabiliser les meilleures pratiques communautaires.
Parmi les autres sujets abordés : la création de bibliothèques numériques, le hacking de la presse ou du monde universitaire, les modes de parentalité alternatifs, la construction de wifi communautaire ou encore la sexualité queer et crip – le mot, dérivé de l’insulte cripple (infirme), désigne une culture ou des pratiques qui valorisent les marges et la dissidence à un ordre validiste. De ces deux éditions, devenues des références du hacking transféministe, sont nés divers projets, comme A[r]bor[e]tum, une banque de graines pour cultiver des plantes abortives. Ou le serveur féministe AnarchaServer, dont le nom, Anarcha, rend hommage à l’une des esclaves afro-américaines du XIXe siècle ayant subi des dizaines d’opérations sans anesthésie dans le cadre d’expérimentations scientifiques menées par le docteur James Marion Sims, considéré comme l’un des pères de la gynécologie.

Depuis 2022, à Montpellier, un groupe de militant·es féministes et queers organise La Tenaille, un festival en non-mixité de genre consacré à la réappropriation des savoir-faire techniques. Son objectif : s’initier à diverses pratiques techniques, habituellement monopolisées par les hommes, en offrant des espaces d’apprentissage de pair·e à pair·e en dehors des institutions officielles et débarrassées des comportements masculinistes (mansplaining
« L’idée est de rendre accessibles les savoirs, et que chacun·e puisse faire par soi-même », indique Cade, membre du groupe transféministe au sein du hackerspace* le BIB (pour « Boat in a Box », l’idée d’un canot de sauvetage pour s’échapper du système dominant). L’un des lieux phares accueillant le festival à Montpellier, le BIB s’est créé il y a une douzaine d’années. Autrefois très masculin et caractéristique des milieux hackers, il est traversé par une dynamique féministe et transféministe depuis 2019. « On aurait pu monter quelque chose ailleurs. Mais ça aurait été bête de perdre ce qui était dispo ici », raconte Mare, coorganisatrice de La Tenaille et également membre du groupe transféministe. En effet, le lieu dispose de multiples équipements : un atelier de bricolage, une brasserie, une bibliothèque, une imprimante 3D, une machine de sérigraphie, un studio son ou encore un laboratoire alternatif de microbiologie
À Dijon, c’est au sein de l’espace autogéré et anticapitaliste Les Tanneries, qu’Amel, électricienne, militante féministe et technocritique, s’occupe de l’imprimerie, son « fief » depuis sept ans. Cet atelier permet à l’écosystème indépendant et militant de la ville de produire ses propres supports politiques : brochures, affiches, cartes postales et même des livres. L’imprimerie a été aménagée avec de vieilles machines récupérées ou achetées à très bas prix. « On essaie d’avoir du vieux matériel pour pouvoir le modifier et le réparer, contrairement aux machines de maintenant qui sont entièrement électroniques et trop complexes à bidouiller, explique Amel. L’imprimerie est vraiment un outil dont on ne peut plus se passer. Pour des raisons d’anonymat, vu le niveau de répression en ce moment, mais aussi pour encourager les gens à s’exprimer. À partir du moment où on l’a mise à disposition, beaucoup de personnes se sont mises à produire, à écrire, à faire des dessins. »

Technologies : mères et mémoires des luttes
Loin d’être nouvelle, la réappropriation des technologies s’inscrit dans une longue et riche histoire de mouvements féministes cherchant à retrouver le contrôle politique des techniques. Soit pour se défaire de leur exploitation, soit pour les mettre au service de leur émancipation. En 2024, l’imprimerie des Tanneries participe au projet « T’aurais pas une adresse ? » du collectif audiovisuel Synaps. Un livre-DVD qui raconte l’histoire du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) de Gennevilliers. Pendant plusieurs mois, l’équipe du Synaps a procédé à la compilation et à la restauration d’archives laissées par les militantes des années 1970, des vieilles bobines de film aux documents administratifs, en passant par des tracts, des photos et toutes formes de supports d’information militants. « Pour elles, ni la technique ni les personnes censées la détenir ne devaient être un obstacle. C’est un mouvement
d’autonomie très fort avec une histoire de réappropriation de leurs corps, de leurs désirs, à travers les techniques d’avortement, de contraception, de soin et d’entraide collective, mais aussi d’outils pour imprimer, écrire, dessiner, filmer leur combat et espérer le transmettre. Cela croise plein de savoir-faire techniques à tous les niveaux », souligne Anna, l’initiatrice du projet. À Montpellier, où s’est tenu le festival La Tenaille, un atelier intitulé Electroshlyse permettait d’apprendre à fabriquer des mini appareils pour épilation définitive à partir d’une méthode toute simple élaborée, reprise et améliorée par des femmes trans depuis les années 1980.

Ces exemples passés ou présents montrent la nécessité de repolitiser la production, la gestion et l’usage des technologies qui nous entourent. Pas seulement celles pour s’informer, mais également celles pour se nourrir, se déplacer, se loger, accéder à l’énergie ou se soigner. Maîtriser les savoirs et pratiques techniques, c’est aussi apprendre à les critiquer et à mieux lutter contre l’accaparement, les idéologies, et les modes de production des systèmes qui les développent : les industries, les institutions, et les gouvernements. C’est en ça que consiste l’infrastructure féministe, un terme né dans les communautés cyberféministes au milieu des années 2010 : construire et pérenniser un ensemble de pratiques « techniques et sociales » pour faire progresser les luttes et gagner en autonomie face aux systèmes dominants. Comme le résume, Spideralex : « La société civile et les mouvements sociaux ont toujours eu un rôle important et novateur dans le développement des technologies dont ils avaient besoin. Les technologies, c’est le dénominateur commun de toutes les luttes. Toutes ont besoin de fabriquer, d’informer, de communiquer, de documenter, de créer des liens, de conserver une mémoire et d’inventer des imaginaires radicaux ! » En d’autres termes : pas d’autonomie politique sans autonomie technique, et inversement.
Petit lexique technoféministe
Hacking : apparu dans les années 1960 dans le monde de l’électronique, le terme désigne un ensemble de pratiques visant à décrypter, expérimenter, détourner, modifier, réparer ou améliorer un outil, une infrastructure ou un système qui nous passionne ou nous domine. Habituellement associé à des actes de piratages malveillants, il recouvre une réalité bien plus large qui s’inscrit le plus souvent dans une démarche coopérative et militante d’affranchissement des normes établies.
Hackerspace, hacklab : ateliers, espaces communautaires dévolus au hacking, où des personnes amatrices, curieuses ou militantes se retrouvent pour partager, expérimenter et bidouiller ensemble.
Libre, libriste : mouvement qui défend le développement et l’utilisation de logiciels libres, c’est-à-dire des outils numériques qui peuvent être partagés et modifiés sans avoir à passer par l’autorisation de leur concepteur. C’est une culture qui s’inscrit dans une lutte contre la propriété, l’accaparement et tout ce qui peut entraver la libre circulation du savoir et de l’information.
Serveur féministe : dispositif physique administré en autonomie par des communautés féministes pour protéger et soutenir les données, communications et activités au service de leurs luttes.
28.07.2025 à 14:40
Margot Mahoudeau : « Le wokiste, c’est le mouton noir du moment »
Texte intégral (1324 mots)
En mai 2025, Le Figaro publie « l’abécédaire des woke français », un panorama, à charge, des personnalités françaises – d’Edwy Plenel à Sandrine Rousseau en passant par Lilian Thuram – qui incarneraient le « wokisme » en France aujourd’hui. « Le wokisme est-il une secte ? », s’interrogeait déjà Le Journal du dimanche en octobre 2023. Depuis quelques années, l’obsession à l’égard d’une prétendue menace « wokiste » sature l’espace médiatique français.
Initialement, le terme woke signifie « éveillé », en anglais, et désigne les personnes conscientes des injustices raciales et sociales. On l’a entendu, dès les années 1960, au moment des luttes contre la ségrégation aux États-Unis. Mais c’est avec le mouvement Black Lives Matter, à partir de 2013, que le terme gagne en popularité. Les conservateurs lui donnent une connotation péjorative, notamment en France, à l’extrême droite et à droite de l’échiquier politique. Le substantif « wokisme » est utilisé comme repoussoir ultime pour pointer du doigt les mouvements qui défendent les droits des femmes et des minorités, accusés d’être excessifs et liberticides. Margot Mahoudeau, docteure en science politique, autrice du livre La Panique woke (Textuel, 2022), revient sur la manière dont le terme s’est imposé en France.
Comment sont apparues les formules « wokisme » et « idéologie woke » en France ?
Margot Mahoudeau : L’expression « wokisme » désigne une prétendue idéologie. C’est vraiment une spécificité française, le terme n’est pas populaire aux États-Unis. Le mot a commencé à être utilisé courant 2020 et au début de 2021, dans des interventions d’intellectuels et d’essayistes conservateurs. Il est par exemple mobilisé dans l’essai La Révolution racialiste et autres virus idéologiques (2021) du chroniqueur québécois Mathieu Bock-Côté
Dès 2022, les dictionnaires Larousse et Le Petit Robert annoncent qu’ils ajoutent le mot dans leur édition papier. Peut-on dire qu’il s’agit d’un succès fulgurant ?
Le terme est très rapidement repris dans les médias et dans le débat public. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. D’autres termes, tels que « indigénistes », « intersectionnalistes », « néoféministes » ont aussi circulé sans être correctement définis
Comment le terme circule-t-il dans les médias ?
La confusion qui entoure le mot est une des raisons de son succès
Depuis peu, on voit émerger l’idée qu’il existerait un « wokisme de droite » et le qualificatif commence aussi à être appliqué aux représentants de sa frange extrême, comme Donald Trump ou Elon Musk
Comment expliquer l’écho d’un terme si mal défini ? À quoi sert-il ?
Il permet d’embrigader dans le camp des réactionnaires des personnes qui se situent au centre de l’échiquier politique. Un exemple : en juin dernier, une polémique est née dans les milieux d’extrême droite au sujet de l’affiche de la Marche des fiertés parisienne. Les opposant·es à cette affiche ont critiqué le fait qu’elle représentait des militant·es aux couleurs du drapeau arc-en-ciel mettant KO un homme blanc portant une croix celtique, soit un symbole néofasciste. Ce n’est pas une nouveauté que l’extrême droite n’aime pas les personnes LGBTQIA+. Mais le fait d’associer le terme « wokisme » à l’affiche a permis à ses opposant·es d’embarquer des personnes plus modérées dans un combat commun, non pas contre la Pride en tant que telle, mais contre les « excès du mouvement LGBTQIA+ » – excès largement fantasmés. Cela a donné l’occasion à la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, qui soutenait La Manif pour tous en 2013, de couper les subventions à l’organisation de la Pride.
Entretien réalisé le 9 juin 2025 par Marie Kirschen.
28.07.2025 à 14:22
Réseaux sociaux, armes de désinformation massive
Texte intégral (4530 mots)
L’offensive a eu un retentissement mondial. Lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la boxeuse algérienne Imane Khelif est la cible d’une gigantesque campagne de désinformation.
Quelques mois plus tard, le 7 janvier 2025, alors que Donald Trump a été réélu président des États-Unis, le patron de Meta annonce une série de mesures visant à limiter la modération en ligne sur les différentes plateformes de sa société, Facebook et Instagram en tête. « D’abord, nous allons nous débarrasser des fact checkeurs pour les remplacer par des notes de contexte
S’alignant sur la politique anti-« woke », anti-genre et anti-immigration de Donald Trump, le patron de Meta justifie ce revirement spectaculaire en arguant que l’objectif est de « revenir à [leurs] racines : la liberté d’expression ». Appliquées uniquement aux États-Unis pour le fact checking, et plus largement pour l’assouplissement des règles de modération, ces mesures détricotent les protections construites au fil des ans pour limiter la diffusion de contenus et discours misogynes, homophobes, transphobes et racistes. Les nouvelles règles permettent d’affirmer que les femmes sont des objets, ou de qualifier de « maladie mentale » ou d’« anormalité » l’homosexualité ou les transitions de genre. En juin 2025, une étude menée par les associations états-uniennes UltraViolet, Glaad et AllOut constatait que 77 % des utilisateur·ices de Meta se sentaient moins en sécurité qu’avant janvier 2025 lorsqu’elles et ils s’exprimaient sur la plateforme.
Défendre la liberté d’expression, c’était déjà l’un des arguments utilisés par Elon Musk pour infléchir la politique de modération sur Twitter, rebaptisé X, à partir de son rachat en octobre 2022. À peine arrivé à la tête du réseau social, il avait ordonné des licenciements massifs, réduisant, au niveau mondial, de plus d’un tiers le personnel chargé de la modération et de la sécurité en ligne. Résultat, sous sa direction, entre octobre 2022 et juin 2023, le volume de discours haineux a augmenté de 50 %, selon une récente étude de l’université de Californie à Berkeley. Au cours de la même période, le nombre de likes sur les messages comportant des insultes homophobes, transphobes et racistes a augmenté de 70 %, ce qui laisse supposer qu’un plus grand nombre d’utilisateur·ices y ont été exposé·es.
Désinformation virale
Ces récentes évolutions ont de quoi inquiéter, car le nombre d’utilisateur·ices des réseaux sociaux ne fait que croître. Même si la multiplication des plateformes fragmente les audiences, Facebook demeure la première source d’information pour les internautes. De fait, les trois réseaux sociaux de l’empire constituent parmi les plus grandes audiences du monde (non exclusives les unes des autres, puisqu’un·e même utilisateur·ice peut avoir une activité sur plusieurs plateformes) : trois milliards d’utilisateurs et utilisatrices actives chaque mois pour Facebook, trois milliards pour WhatsApp, deux milliards pour Instagram. L’annonce de l’arrêt de la modération de contenus sur le territoire états-unien, dans un contexte d’offensive de l’administration Trump à l’égard des minorités, offre ainsi les meilleures conditions à la viralisation accrue de la désinformation. Notamment à une « désinformation genrée » décomplexée.
Utilisée en anglais (gendered disinformation) dans un nombre croissant de travaux
Fabrique du clash
Dans un contexte de recul important des droits reproductifs, la désinformation sur la santé des femmes est un sujet à part entière. « Elle permet de pousser les discours antiavortement, suggérant par exemple que l’avortement provoque le cancer, relève Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD). Dans un monde de plus en plus laïc, ce n’est plus la religion qui joue » : ce sont davantage les arguments prétendument scientifiques qui influencent les comportements. Quelques jours à peine après le changement de politique de modération du groupe Meta, Instagram et Facebook ont été accusés de bloquer et de cacher les publications d’ONG comme Aid Access, qui fournit des pilules abortives à travers les 50 États du pays, y compris donc dans ceux où l’avortement a été rendu illégal. Les communautés LGBTQIA+ ne sont pas épargnées par cette diffusion de plus en plus massive de fake news qui ont des conséquences directes sur l’accès aux soins. Reprenant un vieux stéréotype qui fait de l’identité de genre ou de l’orientation sexuelle une pathologie attrapée par contamination, « certaines théories du complot affirment que le fluor présent dans l’eau rendrait LGBT », pointe la chercheuse. Par ailleurs, « dans les communautés dédiées au bien-être, de plus en plus de campagnes répandent la haine à coups de désinformation contre les soins d’affirmation de genre » auxquels les personnes trans doivent pouvoir avoir accès, ajoute Cécile Simmons.
Qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou des personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant, dans l’espace numérique, plus elles sont sujettes aux attaques.
Au-delà de la baisse de modération, ce sont aussi les dynamiques d’amplification algorithmique typiques des plateformes qui favorisent la diffusion massive de contenus faux et haineux. L’ISD a mené plusieurs études sur le sujet
Trump, chouchou des médias alternatifs
Il est passé chez Joe Rogan, hôte du podcast le plus écouté de Spotify. Il est soutenu par Candace Owens, youtubeuse ultraconservatrice et complotiste. L’influenceur Charlie Kirk, l’éditorialiste Tucker Carlson (16 millions d’abonné·es sur X), le vidéaste Logan Paul (23 millions d’abonné·es sur YouTube) et plusieurs autres l’ont reçu. Pour sa deuxième élection, délaissant les médias traditionnels, Donald Trump s’est tourné vers les créateur·ices de contenus en ligne, enchaînant les apparitions dans des stream ou des podcasts aux audiences majoritairement jeunes et masculines. Une population qui vote traditionnellement moins que la moyenne. Pour Trump, l’intérêt était double : tous sont sensibles à ses idées, voire de fervents supporters. Et aucun, pas même les ex-journalistes, ne l’a contredit, repris, ou poussé dans ses retranchements. Chez Joe Rogan, le 26 octobre 2024, CNN a décompté au moins 32 fake news énoncées par Trump, et non corrigées par le présentateur. Selon Marie-Cécile Naves, directrice de l’observatoire Genre et géopolitique de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), « ces médias qui se disaient alternatifs ne le sont plus, on peut même estimer qu’ils sont devenus les médias dominants ». Ce glissement, « les démocrates ne l’ont pas compris », explique la spécialiste des États-Unis. L’agrégateur de podcasts Ivy ne comptait que 12 000 apparitions ou mentions de Kamala Harris dans des podcasts entre 2017 et 2024, contre plus 70 000 apparitions ou mentions de Donald Trump.
Comment expliquer ce déséquilibre ? Dans L’illusion de la démocratie numérique. Internet est-il de droite ? (EPFL Press, 2022), la sociologue francoétats-unienne Jen Schradie montre que plusieurs facteurs favorisent le déploiement d’une culture de droite : la structure hiérarchique des entreprises du numérique, les moyens financiers injectés dans ce secteur par les différents camps politiques et la culture du clash, c’est-à-dire la préférence donnée, sur les réseaux sociaux, aux échanges conflictuels, qui rendent davantage captifs dans l’économie de l’attention. De même, dans un rapport publié en février 2023 intitulé « Monetizing Misogyny », l’ONG #ShePersisted montre comment les plateformes numériques tirent profit des contenus misogynes. La mécanique est la suivante : plus vous êtes « engagé·e » (c’est-à-dire que vous cliquez, commentez, repartagez), plus vous restez longtemps sur la plateforme. Ces signaux sont ensuite exploités pour exposer les publicités qui permettent d’engranger des revenus. Or, depuis bientôt dix ans, les travaux montrent que la désinformation et les contenus haineux et violents alimentent cet engagement. En 2019, l’ex-ingénieur de Google Guillaume Chaslot détaillait la façon dont certains contenus longtemps dédaignés par les médias traditionnels, car faux (comme la théorie de la Terre plate) ou haineux, trouvaient sur ces plateformes un écho qui poussait les algorithmes à les recommander plus régulièrement. Les voyant mieux recommandés, les créateur·ices multipliaient les vidéos sur le sujet pour en tirer des vues et des revenus. Une fabrique de la désinformation, et donc de l’ignorance, d’autant plus dynamique qu’elle répond aussi à « une dimension participative, qui permet de mobiliser un groupe », souligne la spécialiste des guerres de l’information Stephanie Lamy.
Cyberharcèlement ciblé
Ces conflits se jouent également dans le fait de bannir des groupes sociaux de l’espace numérique, ce qui redouble la délégitimation dont ils sont déjà victimes dans l’espace public traditionnel. Si n’importe qui peut faire l’objet de harcèlement ou d’attaques en ligne, les femmes et les personnes racisées en sont néanmoins plus fréquemment et plus violemment victimes. En 2021, 85 % des femmes avaient déjà été exposées à une forme de violence en ligne, d’après une étude de l’Economist Intelligence Unit
« On le voit autour des échéances électorales : le but du cyberharcèlement est de faire taire. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. »
Cécile Simmons, chercheuse à l’Institute for Strategic Dialogue (ISD)
D’une manière générale, qu’elles soient journalistes, créatrices de contenus ou personnalités politiques, plus les femmes se mettent en avant dans l’espace numérique plus elles sont sujettes aux attaques. « On le voit d’autant plus autour des échéances électorales : le but est de faire taire, estime Cécile Simmons. Il s’agit d’empêcher les femmes de prendre part à la vie publique. » Lors des dernières élections générales au Kenya en 2022, plusieurs femmes politiques ont été ciblées : selon un rapport du groupe de réflexion féministe Pollicy, deux candidates sur cinq ont été victimes de harcèlement sur leur compte X. Ce fut le cas pour Martha Karua, ex-ministre de la Justice et candidate à la vice-présidence. Âgée de 66 ans, elle a été ciblée par des trolls
Face à ce phénomène, comment riposter ? Faut-il déserter les réseaux sociaux, qui seraient devenus des machines à fabriquer de l’opinion d’extrême droite ? Ou au contraire continuer à occuper cet espace pour éviter de laisser le champ complètement libre aux masculinistes et autres propagateurs de haine ? Le débat est revenu en France l’hiver dernier au sein même des réseaux féministes, alors que l’initiative HelloQuitteX appelait au départ concerté du réseau social de la part de plusieurs médias – appel qu’a suivi La Déferlante –, organisations et personnalités. Mais les féministes n’ont pas attendu le rachat de Twitter par Elon Musk pour pointer les dysfonctionnements des plateformes numériques, remarquant depuis plusieurs années que leurs contenus pouvaient être shadow banned, voire directement censuré. Un soir de janvier 2021, en réaction aux vagues #MeToo, #MeTooGay et #MeTooInceste, l’activiste Mélusine posta sur son comte Twitter : « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Deux jours plus tard, son compte était suspendu. Pour le récupérer, la militante avait le choix entre supprimer ses tweets ou faire appel auprès de la plateforme. Dans la foulée, la militante et 13 autres activistes féministes ont assigné Meta en justice pour demander plus de transparence sur ses règles de modération (en mai 2025, la médiation est toujours en cours).
Contre les cyberviolences, les marges de manœuvre sont souvent limitées. Les victimes peinent à porter plainte ou à faire condamner leurs agresseurs. « Comment les dénoncer si on ne peut même pas le verbaliser ? », souligne Camille Lextray (@hysterique_mais_pas_que), partie prenante de la démarche juridique contre Meta. Souvent, il s’avère plus facile de tenter de contourner les règles imposées par les géants de la tech, en recourant à des tactiques comme l’algospeak. Un exemple : le remplacement du mot « viol » par une pastille de couleur violette. Stephanie Lamy appelle aussi les féministes à « gérer [leur] attention comme une ressource ». « C’est d’elle que les plateformes sociales tirent leur valeur, ne vous laissez pas distraire, choisissez où vous l’allouez », recommande-t-elle. Plutôt que d’amplifier la visibilité des discours mensongers par des commentaires irrités, il est possible de prendre les rênes du sujet. « Réinvestir Internet, débunker
Ingérences numériques
La désinformation de genre demeure un enjeu géopolitique majeur. L’espace numérique est traversé par des opérations d’ingérence numérique d’origine nationale ou étrangère. Des acteurs étatiques, économiques ou politiques se coordonnent pour influencer les discours publics. Parmi leurs outils et tactiques, l’astroturfing, qui consiste à amplifier de manière automatisée une mobilisation en ligne pour donner l’illusion d’un mouvement de masse, et qui peut se fabriquer à partir de faux comptes et de réseaux d’internautes coordonnés. L’intelligence artificielle générative, aussi, qui permet de générer et diffuser les contenus trompeurs à une échelle et à un rythme démultiplié (lire l’encadré ci-dessus)
Directrice adjointe de Viginum, le service du gouvernement chargé de la lutte contre les ingérences étrangères, Anne-Sophie Dhiver relève que les acteurs étrangers de la désinformation « connaissent très bien [les internautes]. Ils cherchent les lignes de fracture de notre société, ils mettent du sel sur les plaies… » Et le font d’autant plus que le grand public n’a pas toujours conscience de ces manipulations, ou bien choisit d’y participer. Peu après l’invasion de l’Ukraine, la Russie a par exemple approché 2 000 influenceur·euses en Europe pour qu’elles et ils relaient sa propagande proguerre. Pionnière dans les opérations de propagande numérique – la première ferme à trolls a été identifiée près de Saint-Pétersbourg en 2014 –, la Russie a multiplié ce type d’opérations depuis le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. À l’automne 2024, à l’approche des élections présidentielles américaines, Olena Zelenska, l’épouse du président ukrainien, a été victime d’une vaste opération de désinformation consistant à la faire passer pour une femme cupide, l’accusant d’avoir détourné plusieurs millions d’euros pour s’acheter une voiture de luxe. Une photo d’une prétendue facture de 4,4 millions d’euros pour l’achat d’une Bugatti a massivement circulé sur les réseaux sociaux… Le but : influencer l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et fragiliser le soutien international à l’Ukraine.
Pour contrer ces offensives massives, les instances internationales entendent bien jouer leur rôle. En décembre 2023, la Commission européenne a ouvert une enquête contre le réseau social X, accusant la plateforme de ne pas suffisamment lutter contre la désinformation et les contenus illégaux. L’institution lui reproche de ne pas se conformer aux règles de la directive européenne sur les services numériques, le Digital Services Act. Adoptée en octobre 2022, elle a pour but de protéger les internautes européen·nes des fausses informations, des injures sexistes et racistes et des incitations à la violence. D’après une récente enquête du New York Times, la Commission européenne prépare une amende contre X qui pourrait être supérieure à 900 millions d’euros – une somme inédite. Des enquêtes sont ouvertes, en Europe comme aux États-Unis, contre la plupart des plateformes de réseaux sociaux. Suffiront-elles à responsabiliser ceux qui, comme Zuckerberg, se cachent derrière la liberté d’expression pour propager discours misogynes et campagnes transphobes ? La guerre informationnelle en cours est et sera également juridique, financière, géopolitique. Quoi qu’il en soit, le genre en est déjà l’un des principaux champs de bataille.
Deepfakes : l’IA au service de la fabrique du faux

Crédit : CHUNG SUNG-JUN / GETTY IMAGES ASIAPAC / Getty Images via AFP
L’intelligence artificielle (IA) et les réseaux sociaux démultiplient les risques de désinformation genrée. Cela passe notamment par les deepfakes, ces vidéos, images ou enregistrements audio créés par des IA. Le terme est apparu en 2017 en référence à l’usage de l’IA (deep, issu de deep learning, « apprentissage profond ») et à la manipulation (fake, « faux »). Les deepfakes reproduisent de manière ultra réaliste le visage ou la voix d’une personne pour lui faire tenir des propos ou la faire agir de manière crédible. Si on pense à des exemples qui font sourire (le pape en doudoune blanche), ou aux hypertrucages politiques (la vidéo de Volodymyr Zelenski annonçant la reddition de l’Ukraine peu après l’invasion de 2022), il faut avoir en tête que 98 % des deepfakes sont des vidéos à caractère pornographique, dont 99 % concernent des femmes. Pour les personnes visées, les préjudices sont considérables – discrédit, humiliation, chantage. En septembre 2024, la Corée du Sud a connu ses premières manifestations contre les deepfakes à la suite d’un scandale qui a secoué le pays : la diffusion massive pendant plusieurs mois, sur une multitude de chaînes Telegram d’hypertrucages pornographiques de jeunes Sud-Coréennes. Les créateurs de ces contenus illégaux piochaient souvent les photos de leurs victimes sur les réseaux sociaux. D’après la police, les victimes étaient principalement issues de l’entourage des agresseurs et 60 % d’entre elles étaient mineures. En France, plusieurs personnalités, dont la vidéaste Lena Situations ou la journaliste Salomé Saqué, ont déjà témoigné avoir été visées par ce type de fabrications. En Normandie, une enquête a été ouverte en mars 2025 après la diffusion de deepfakes d’une douzaine de collégiennes par leurs camarades de classe.
28.07.2025 à 11:10
Zététique : le sexisme au nom de la rationalité ?
Texte intégral (3418 mots)
C’est une communauté qui défend une méthode au nom étrange : la zététique. Partisan·es d’un mouvement néorationaliste qui prend depuis les années 2010 une place grandissante dans la vulgarisation scientifique en ligne (lire l’encadré ci-dessous), les zététicien·nes se veulent aujourd’hui les chevalier·es zélé·es de la lutte contre la désinformation et les mauvais usages de la raison.
En avril 2022, à l’occasion du festival toulousain des Rencontres de l’esprit critique (REC), les dissensions éclatent de manière particulièrement vive : le type d’« humour » pratiqué lors de cet événement annuel, rendez-vous incontournable pour la zététique autant que manifestation destinée à un public familial, est révélateur des dérives du mouvement.
Parmi les invité·es de l’édition figurent plusieurs de ses youtubeurs les plus populaires, comme La tronche en biais (également connu sous le délicat acronyme « La TeB »), Hygiène mentale, Penseur sauvage ou Mr Sam, suivis par des centaines de milliers de personnes – ou des dizaines de milliers, pour les plus petites chaînes. Mais ce sont deux spectacles imaginés par une autre figure du milieu, Clément Freze, qui cristallisent les critiques. Un quiz, d’abord, où les participant·es se voient distribuer, sur le mode du second degré et sous couvert de dénoncer le racisme, un mug avec la tête d’Hitler et un autre indiquant « Je ne suis pas raciste, mon café est noir ». Le lendemain, au cours de la cérémonie des Richard (nommée en référence à Richard Boutry, ancien journaliste très suivi dans les sphères complotistes) sont décernés les prix des plus grandes désinformations de l’année. La remise des prix est rythmée par une prestation scénique de Clément Freze constituée de saillies sur les Juifs, et par une autre, du youtubeur Arnaud Thiry, plus connu sous le pseudonyme d’Astronogeek (950 000 abonné·es), qui dénonce à l’envi la « cancel culture » et le « wokisme » et qui a tenu en 2020 des propos typiques de la culture du viol
Ce soir-là, il apparaît grimé en patient, d’abord contraint par une camisole – pour symboliser la prétendue censure dont il ferait l’objet –, puis sédaté ; il revient perturber la cérémonie à chaque occurrence du mot « Twitter », provoquant l’hilarité générale. Malgré l’indignation de nombreux internautes sur le caractère psychophobe, antisémite et raciste de ce type d’humour, les têtes d’affiche de ce raout du milieu de la zététique sur YouTube campent sur leurs positions : La TeB salue l’« ambiance “geek” bienveillante » des Rencontres, tandis qu’un autre vidéaste, Penseur sauvage, dénonce un « état d’esprit totalitaire » parmi les personnes ayant dénoncé les blagues. Seul le youtubeur Hygiène mentale déclare que celles sur « les Juifs qui aiment l’argent » l’ont mis « mal à l’aise », et déplore « les dérives lamentables de certains acteurs du mouvement zététique ».
« Ce qui s’est passé durant cet événement est très illustratif des dynamiques qu’il y a dans le milieu, où des hommes blancs, principalement, utilisent la zététique comme terrain de jeux pour écraser et dominer, bien plus qu’ils ne l’utilisent pour se remettre en question et faire preuve d’esprit critique à bon escient », développe une internaute, connue sous le pseudonyme Ce n’est qu’une théorie.
De l’indépendance de la science à la guerre d’ego
« Art du doute » qui entend donner à chacun·e des outils d’autodéfense intellectuelle pour lutter contre les croyances fausses, la zététique est héritière d’un mouvement rationaliste né à gauche dans l’entre-deux-guerres.
Face aux nationalismes émergents, il s’agissait alors de défendre l’indépendance de la science vis-à-vis du politique, et de revendiquer, « dans un esprit progressiste, l’idéal d’un terrain commun sur lequel on puisse débattre, explique Guilhem Corot, doctorant en philosophie des sciences. Le problème de cet idéal, c’est qu’il n’a tout simplement pas résisté à l’histoire. Pire encore, il peut servir à empêcher la critique des manières dont les sciences s’imbriquent avec le politique. »
Dans les années 1980, le physicien Henri Broch reprend le flambeau rationaliste pour contrer l’attraction qu’exercent selon lui les phénomènes paranormaux sur le grand public : il fonde alors la méthode zététique en mobilisant l’analyse des biais cognitifs, ces mécanismes de pensée qui induisent des jugements trompeurs.
À partir des années 2010, avec YouTube, la zététique connaît un nouvel essor en s’incarnant dans une génération de youtubeurs tels que Thomas Durand. Prise dans les dynamiques communautaires propres aux réseaux sociaux, des logiques mercantiles, et un décrochage certain par rapport à la politisation des enjeux scientifiques, elle est parcourue par des conflits
qui ne tiennent plus de la controverse intellectuelle, mais bien du cyberharcèlement.
Blagues douteuses et cyberharcèlement
Ce n’est qu’une théorie fait partie du collectif Zet-éthique métacritique (ZEM), fondé en 2015, qui déplore le manque d’inclusivité de la zététique et dénonce l’ambiance de boys’ club qui y règne. En 2021, ZEM dénonçait l’existence d’un groupe Facebook aujourd’hui désactivé, Waterclo-zet, dont la charte avait pour mots d’ordre « Anarchie, drama, boobs et mauvais goût ». Les blagues sexistes et transphobes et les propos d’extrême droite y allaient bon train, selon des captures d’écran que La Déferlante a pu consulter.
Quatre ans plus tard, les polémiques sont toujours aussi vives. Récemment, deux chercheuses, Marie Peltier et Stephanie Lamy, ont décidé d’aller en justice à la suite d’une vidéo de Thomas Durand, animateur de la TeB, postée à l’été 2023, où leur expertise était remise en cause. Elles ont en commun de travailler non pas tant sur le débunking des récits complotistes que sur leurs conditions d’apparition et de mise en circulation. Selon elles, c’est leur positionnement ouvertement féministe et leur dénonciation régulière des dynamiques sexistes en vigueur au sein des milieux de lutte contre la désinformation qui leur ont valu les attaques du fameux zététicien. Lequel a, à son tour, porté plainte contre elles, estimant qu’elles se livrent à une « instrumentalisation idéologique ».
Cette atmosphère oppressive a sans doute à voir avec la composition sociale du mouvement. L’idéal-type du vidéaste zététicien, tel que le décrit Florian Dauphin, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Picardie-Jules-Verne, est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a fait des études supérieures. Le public des vidéos est lui-même constitué à 85 % d’hommes, selon les chiffres agrégés par le sociologue à partir des déclarations d’une dizaine de youtubeurs avec lesquels il s’est entretenu. Même profil à forte dominante masculine sur le groupe Facebook Zététique, qui réunissait plus de 30 000 utilisateur·ices3 avant de suspendre ses activités, en novembre 2024.
L’idéal-type du vidéaste zététicien est un homme blanc, âgé de 25 à 40 ans, qui a suivi des études supérieures.
Dans le podcast Scepticisme scientifique, une ancienne membre décrit cet espace numérique comme « une niche d’hommes blancs CSP+ » : « Sous couvert de neutralité et d’objectivité, [il y a] énormément de sexisme et de misogynie. C’est encore plus visible sur les sujets concernant les femmes. […] Ils allaient m’apprendre à moi ce que c’était les règles et l’accouchement parce qu’ils avaient lu trois études sur le sujet », raconte-t-elle
En 2020, elle avait rejoint le groupe Facebook Zététique, scepticisme et féminisme (désormais à l’arrêt), qui avait été pensé comme un espace en non-mixité, réservé aux femmes et aux personnes trans : l’initiative avait aussitôt été moquée par la création de pages parodiques intitulées Zététique et naz.is.me bienveillant, Zététique scepticisme et testostérone, ou encore Zététique, clowns et dogmatismes.
Fabrique du soupçon
Interrogé·es sur ces différents épisodes, les acteur·ices du milieu sont divisé·es quant à leur interprétation. « Il y a des gens mal déconstruits partout. Si la zététique rend les gens fachos, il faut le prouver. Je ne vois pas d’où vient cette idée, je ne la comprends pas », estime par exemple Thomas Durand, l’un des deux animateurs de La TeB. Pour le collectif ZEM, au contraire, ces polémiques mettent en lumière un problème structurel au sein du mouvement, à savoir l’incapacité à repérer et à déconstruire les dominations politiques. « C’est un milieu avec beaucoup de gens de gauche, mais assez naïfs politiquement, qui ne sont pas très bien armés pour se défendre contre les infiltrations réactionnaires », décrypte l’un de ses membres, connu sous le pseudonyme de Gaël Violet.
Une forme de naïveté dont Henri Broch, le fondateur de la zététique (lire l’encadré ci-dessus), est un assez bon exemple : communiste revendiqué, il a longtemps fréquenté Paul-Éric Blanrue, fondateur en 1993 du Cercle zététique et proche des sphères négationnistes. C’est que l’extension à l’infini des outils critiques peut dériver en fabrique du soupçon généralisé, et donc en révisionnisme historique. Aujourd’hui, c’est un petit collectif créé en 2020, le Cercle Cobalt, qui utilise la zététique pour soutenir une pensée d’extrême droite. Les articles publiés sur son blog établissent un lien entre le QI et la richesse ou accréditent l’existence biologique de races humaines. « La zététique n’a pas attiré que des curieux qui voulaient se remettre en question, mais aussi des gens qui voulaient profiter de l’aura de la science et appréciaient le fait de faire autorité et de dominer par les sciences. Elle leur offre la boîte à outils parfaite pour dire : “Moi je suis rationnel et toi tu l’es pas” », analyse Ce n’est qu’une théorie.
Si les zététicien·nes condamnent en général ce type d’instrumentalisation par l’extrême droite, elles et ils sont peu nombreux·ses à prendre au sérieux les dérives réactionnaires de certaines de leurs figures scientifiques de référence, tels le biologiste Richard Dawkins ou le psychologue Steven Pinker, tous deux longuement interviewés, entre autres, par La TeB. Représentants du New Atheism (nouvel athéisme), un mouvement anticlérical né dans les milieux anglophones et porté principalement par des chercheurs en sciences dites « dures », ces intellectuels disqualifient toute croyance religieuse au nom de la raison. Mais ces dernières années, on les a vus aussi multiplier les propos transphobes (pour Dawkins) ou sexistes (pour Pinker, qui voit dans les inégalités femmes-hommes des causes biologiques).
Pourquoi un tel confusionnisme politique ? Cela est sans doute lié au scientisme qui sert d’aiguillon au mouvement. « C’est une doctrine qui fait de la science le seul savoir socialement et politiquement admissible. Elle présente la science comme une boîte noire, quelque chose qui est, par nature, vrai. La science a toujours raison et les non-scientifiques ont toujours tort », explique le sociologue Cyrille Bodin. « Le consensus en didactique des sciences consiste au contraire à dire qu’il faut enseigner aux enfants le fonctionnement des sciences, faites par des humains, avec des biais, des taches aveugles, des imperfections, pour avoir un regard critique et aiguisé, développe Gwen Pallares, maîtresse de conférences en didactique des sciences et membre de ZEM. Qu’on comprenne que les sciences sont imparfaites mais pas à jeter à la poubelle. » Et qu’elles ne sont pas indépendantes du politique, aussi bien dans leur production que dans leurs implications.
La chercheuse estime cette posture scientiste difficilement conciliable avec les sciences sociales, tout comme Cyrille Bodin ou Florian Dauphin, lequel ajoute : « Les sciences sociales s’intéressent à des individus qui pensent, qui agissent, qui ont des discours et des justifications sur ce qu’ils pensent. Elles sont quelque part incompatibles avec cette conception lapidaire et binaire du rationnel/irrationnel, science/non-science, vrai/faux. »
Lorsqu’elles et ils ne s’opposent pas frontalement aux sciences sociales en les accusant d’être politisées ou idéologisées, les zététicien·nes peuvent mobiliser des outils qui remettent en cause leur fiabilité par rapport à la physique ou à la biologie. Ainsi le concept de pyramide des preuves est-il brandi régulièrement : différents niveaux de solidité des démonstrations scientifiques sont établis, allant du simple témoignage aux méta-analyses – c’est-à-dire des études qui consistent à agréger les résultats statistiques de tous les articles scientifiques sur un sujet donné. Mais ce modèle, calqué sur la recherche biomédicale, est peu pertinent pour les études en sciences sociales, notamment dans leur dimension qualitative.
Un prisme naturaliste
La TeB fait partie des chaînes mainstream de zététique épinglées de façon récurrente par des collectifs comme ZEM pour leur traitement des sciences sociales. Alexandre Varin, qui préside l’association finançant La TeB, souligne que nombre de chercheur·euses en sciences sociales justement y sont mis·es en avant ; mais il ne précise pas que ces invité·es sont souvent celles et ceux très critiques à l’égard de leur discipline, à l’image du sociologue Gérald Bronner, coauteur de Le Danger sociologique, ou encore de Bernard Lahire, ponte de la sociologie dont les derniers ouvrages prônent le rapprochement avec les sciences naturelles.
Le prisme naturaliste est en effet récurrent sur la chaîne : on le retrouve à l’œuvre dans une interview de 2016 de Peggy Sastre, autrice de La domination masculine n’existe pas, invitée pour parler féminisme. Elle fait alors la promotion de la psychologie évolutionniste, « évopsy », approche très largement controversée qui tend à naturaliser, en les ramenant à des déterminismes biologiques, les rapports de domination entre groupes sociaux. Si Vled Tapas, coanimateur de La TeB, dit aujourd’hui avoir « honte » de cette émission, qui n’est plus en ligne, Thomas Durand ne discrédite pas complètement les arguments mis en avant par Peggy Sastre : « Notre rôle, c’est de s’intéresser à ce qui est vrai et ce qui est faux. Est-ce qu’il y a des déterminismes génétiques ou des déterminismes biologiques, plus largement, qui font que les garçons vont avoir des comportements plus violents que les filles ? Oui, il y en a sans doute. Et les ignorer ne résoudra rien. Au contraire, le savoir permet de changer notre manière d’éduquer les enfants, de leur donner des modèles. »
« En se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui sont à la source du complotisme. »
Marie Peltier, chercheuse
Outre cette vision scientiste qui tend à donner la primauté aux sciences dites naturelles, ce sont plus généralement les outils mobilisés par la zététique que certain·es tenant·es des sciences sociales considèrent comme inopérants et peu valides scientifiquement. Elle s’appuie notamment sur le repérage des biais cognitifs pour juger de la qualité d’une argumentation : l’effet « cerceau » consiste à admettre au départ ce que l’on veut prouver, l’effet « puits » à enchaîner les affirmations creuses et imprécises, etc. Selon Gwen Pallares, cela conduit à définir par l’absence de biais, donc par la négative, ce qu’est une bonne argumentation. Une vision là encore éloignée du consensus en didactique des sciences. « C’est une théorie intéressante mais largement lacunaire, complète Florian Dauphin. Dès lors que vous pensez que les choses ne sont qu’une question de biais, vous ne comprenez pas les conditions sociales qui amènent les gens à penser ainsi. »
Pour la chercheuse Marie Peltier, c’est même contre-productif : « Le complotisme est un problème de défiance. Or, en se posant en juge du vrai et du faux, les fact checkeurs réinstaurent le rapport de domination et la binarité qui en sont à la source. »
Alors que garder de la zététique ? D’abord, l’idéal émancipateur et démocratique qui la nourrissait originellement : « Dans les fondements, il y avait une volonté très explicite de science populaire », souligne Gaël Violet. Ensuite, la diversité des courants existant au sein du mouvement, du collectif ZEM aux têtes d’affiche telles que La TeB. Doctorant en philosophie des sciences, Guilhem Corot invite à s’appuyer sur l’épistémologie du point de vue pour permettre une meilleure appropriation des sciences par le public.
Selon ce cadre théorique forgé par les féministes, la construction d’objets scientifiques a partie liée avec la position sociale de celui ou celle qui les produit, et s’ancre dans des relations de pouvoir et des imaginaires sociohistoriques : « Il faut accepter l’idée qu’on ne peut pas être neutre et que, donc, le mieux qu’on puisse faire, c’est d’essayer d’expliciter le type de normes, de responsabilités sociales qui nous animent, les choix de recherche qui ont été faits et leurs limites », résume le philosophe. Une piste parmi d’autres pour se prémunir du risque, toujours d’actualité, qu’au nom de la science et de la raison soient perpétués des systèmes de domination. •