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25.04.2024 à 07:56

Amérique latine : les féministes face à la montée de l’extrême droite

Marie-Agnès Laffougère

Le président du Chili peine à faire voter des avancées féministes Le Chili est toujours régi par la Constitution datant de la dictature de Pinochet. Gabriel Boric, président autoproclamé « féministe et socialiste », au pouvoir depuis deux ans, n’a pas réussi à faire voter de nouvelle Loi fondamentale. En 2022, un projet inclusif mettant l’accent sur […]
Texte intégral (605 mots)

Le président du Chili peine à faire voter des avancées féministes

Le Chili est toujours régi par la Constitution datant de la dictature de Pinochet. Gabriel Boric, président autoproclamé « féministe et socialiste », au pouvoir depuis deux ans, n’a pas réussi à faire voter de nouvelle Loi fondamentale. En 2022, un projet inclusif mettant l’accent sur la parité, l’écologie et la reconnaissance des peuples autochtones, mais aussi sur la définition d’un État social et démocratique, a été rejeté à 62 % par référendum. Un an plus tard, un nouveau projet rédigé par la droite ultraconservatrice a également connu un revers.

En parallèle, les féminicides continuent d’augmenter, comme depuis dix ans, pour atteindre en 2023, 208 femmes assassinées. Le Congrès a adopté le 6 mars 2024 une proposition de loi institutionnalisant des mesures pour prévenir, punir et éradiquer les violences de genre.

Contre l’« idéologie du genre » au Salvador

Depuis cinq ans à la tête du Salvador, Nayib Bukele a été réélu en février 2024 malgré l’interdiction des mandats consécutifs par la Constitution. Au carrefour du libertarisme et d’une politique ultramilitarisée dans un pays à la législation conservatrice (avortement, mariage homosexuel et transition de genre interdits), le président a déclaré à la fin de février 2024 qu’il n’autoriserait plus les « idéologies de genre, anti-naturelles, anti-Dieu, anti-familles, dans les programmes scolaires ». Le ministre de l’Éducation a affirmé, dans la foulée, que « toute trace de l’idéologie de genre a été retirée de toutes les écoles publiques du pays ».

L’État équatorien s’en prend aux précaires

Depuis octobre 2023, l’Équateur est dirigé pour la première fois par un gouvernement d’extrême droite. En janvier 2024, de nombreuses organisations paysannes, écologistes, féministes et antiracistes se sont réunies pour dénoncer la politique du président Daniel Noboa. Pour financer ce qu’il appelle un « conflit armé interne » contre les gangs, l’exécutif a autorisé la poursuite de l’exploitation d’un gisement pétrolier en Amazonie, dont la fermeture avait pourtant été approuvée par référendum en août 2023. Il a aussi augmenté de trois points la TVA, qui atteint 15 % depuis avril 2024, ce qui a des conséquences pour les précaires, en particulier les femmes et les populations autochtones. « Nous refusons de financer la guerre patriarcale et raciste », résume Micaela Camacho du collectif féministe Cholas valientes.

En Argentine, le backlash Milei

Alors que ce pays latino-américain était celui qui avait la législation la plus progressiste en matière de protection des droits des femmes et des personnes LGBT+ (PMA accessible pour tous·tes depuis 2013, avortement légal et quotas de personnes trans dans les administrations publiques depuis 2020), l’ultraconservateur Javier Milei a déjà démantelé le ministère des Femmes, des Genres et de la Diversité et interdit tout usage du langage inclusif dans les administrations publiques. Au début de février 2024, une députée du parti de l’exécutif a présenté un projet de loi visant à abroger la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, en vigueur depuis quatre ans. Face à ces nombreuses attaques réactionnaires, une vague verte et féministe a déferlé dans les rues du pays le 8 mars 2024 aux cris de « ¡Ni un paso atrás! » (Pas un pas en arrière !).

25.04.2024 à 07:16

Personnes intersexes : des mutilations tenues au secret

Lilas Pepy

Gabrielle* a 34 ans. Longtemps maintenue dans le secret de son parcours médical, cette universitaire a mis de nombreuses années à intégrer le fait qu’elle était née avec une variation intersexe. Sur la grande table en bois épaisse de son salon parisien, plusieurs pochettes colorées contenant ses informations médicales sont disposées. Gabrielle, aujourd’hui membre du […]
Texte intégral (8289 mots)

Gabrielle* a 34 ans. Longtemps maintenue dans le secret de son parcours médical, cette universitaire a mis de nombreuses années à intégrer le fait qu’elle était née avec une variation intersexe. Sur la grande table en bois épaisse de son salon parisien, plusieurs pochettes colorées contenant ses informations médicales sont disposées. Gabrielle, aujourd’hui membre du Collectif intersexe activiste (CIA), a accepté de les partager avec nous. Retraçant son parcours, elle explique avoir été opérée en 1991, lorsqu’elle avait 2 ans, à l’hôpital Necker, à Paris. Puis elle a été, jusqu’à l’âge adulte, suivie dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, où elle habitait. À partir de 16 ans, elle demande à plusieurs reprises à ses soignantes de lui expliquer son parcours. Celles-ci ne lui fournissent pas son dossier médical. « À chaque fois, c’étaient les médecins qui me le lisaient. C’était un objet dont je ne disposais pas. Il était en face de moi, mais c’est elles qui me faisaient le récit de ma vie, avec leur propre subjectivité. » Les termes employés sont flous et laissent Gabrielle dubitative : « Elles me parlaient d’“allongement” du vagin, et de retrait de mes “gonades”. »

Elle a 22 ans quand elle fouille une énième fois dans les affaires de ses parents, « pour comprendre pourquoi tout semble si compliqué ». Elle se souvient que la violence de ce qu’elle lit à ce moment-là entraîne chez elle un phénomène de dissociation : son esprit n’est plus connecté à son corps.

En France comme ailleurs, difficile d’estimer le nombre de personnes concernées par l’intersexuation (lire l’encadré page 47). Selon la définition établie par les Nations unies, elle concerne « les personnes […] dont les caractéristiques […] ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité et de la féminité » et représente 1,7 % de la population, toutes variations confondues. Les hormones, les chromosomes, les organes sexuels internes et externes – présence ou absence, taille, forme –, et les caractéristiques sexuelles secondaires – pilosité, poitrine – des personnes intersexes sortent donc de la classification médicale binaire des sexes. Contrairement à ce que l’ancien terme médical d’hermaphrodisme laissait faussement entendre, les personnes intersexes ne sont pas des êtres mi-mâles, mi-femelles. « Elles peuvent s’identifier comme femmes, hommes, ou non-binaires et peuvent être cisgenres ou transgenres », rappelle le CIA.

 


« Les médecins s’octroient – ou la société leur octroie – le pouvoir et l’autorité de remettre dans la normalité binaire celleux qui n’y sont pas. »

Michal Raz, sociologue


 

À partir des années 1950 (1), le paradigme d’Hopkins – du nom de l’hôpital qui l’a mis en place aux États-Unis à l’époque –, prévoit une prise en charge des enfants intersexes le plus tôt possible, « sans qu’il soit jamais prévu de leur dire qu’iels sont né·es intersexes, prétendument pour éviter de les perturber sur le plan psychologique et identitaire », retrace la sociologue Michal Raz, autrice du livre Intersexes. Du pouvoir médical à l’autodétermination (Le Cavalier Bleu, 2023). La majorité des enfants intersexes dans le monde ont ainsi subi des interventions médicales non consenties : réduction ou construction d’un clitoris (clitoridéctomie, clitoroplastie), construction ou reconstruction d’une vulve (vulvoplastie), construction d’un pénis (phalloplastie), castration, traitements hormonaux pour agrandir ou réduire les organes génitaux. Et lorsque ces opérations se font à l’adolescence ou à l’âge adulte, la question du consentement se pose encore : qu’accepte-t-on en toute connaissance de cause lorsqu’on a été saturé·e d’une parole médicale pathologisante au nom des normes binaires ? « Les médecins pensent qu’elles et ils sont – avec l’appui de la science – les plus légitimes pour dire la vérité sur les sexes et en déterminer les différences, analyse Michal Raz. À leurs yeux, l’existence des personnes intersexes ne remet pas en cause cette présupposée binarité des sexes, ce sont des anomalies qu’il faut corriger. Et les médecins s’octroient – ou la société leur octroie – le pouvoir et l’autorité de remettre dans cette normalité binaire celleux qui n’y sont pas. »

 

La loi Kouchner mal appliquée

Loin d’être anodines, ces prises en charge médicales laissent des séquelles physiques et psychologiques lourdes (lire l’encadré page 47). Au point que, depuis 2015, de nombreuses institutions ou organisations françaises, européennes et mondiales dénoncent ces pratiques – qualifiées de « traitements inhumains et dégradants » et de « mutilations génitales ». Elles appellent à leur encadrement plus strict, en insistant sur le report des interventions pour que la personne puisse être en âge d’y consentir pleinement. En 2019, une résolution du Parlement européen, adoptée par la France, « condamne fermement les traitements et la chirurgie de normalisation sexuelle, salue les lois qui interdisent de telles interventions chirurgicales, comme à Malte et au Portugal », et « enjoint aux États membres de garantir la dépathologisation des personnes intersexuées ». Depuis, l’Allemagne, l’Islande et la Grèce ont légiféré en ce sens – même si la section européenne de l’Organisation internationale des personnes intersexes (OII Europe) dénonce de nombreuses limites dans le contenu de ces lois (2). En France, aucune campagne massive de sensibilisation n’a été lancée. Entrée en vigueur le 2 août 2021, la loi bioéthique, dont l’objet est d’encadrer les pratiques de l’institution médicale sur divers enjeux liés au corps humain (procréation médicalement assistée, don d’organes…), ne dépathologise pas l’approche de l’intersexuation ni n’interdit formellement toute intervention précoce (lire encadré en fin d’article).

Pour beaucoup de personnes intersexes, comme Gabrielle, la prise de conscience de leur intersexuation survient après des années d’un silence assourdissant de la part des médecins ou de la famille, et est souvent liée à une rencontre avec le milieu militant intersexe. Il existe pourtant des traces écrites de ces interventions non consenties qui dorment dans les archives des hôpitaux : les dossiers médicaux. En France, le CIA dénonce depuis plusieurs années combien ils sont difficiles d’accès. Rares sont les travaux de recherche scientifique et en sciences humaines à avoir documenté cet état de fait.
Loé Petit, 39 ans, chercheur·euse en sociologie, a cofondé le CIA en 2015. Selon son estimation, une centaine de personnes par an demandent l’aide du collectif pour obtenir leur dossier médical. « Ce chiffre augmente chaque année », explique-t-iel. Conscient des entraves, le Conseil de l’Europe a pris position, en 2015, en soulignant l’importance de l’accès au dossier médical des personnes intersexes. En novembre 2023, en France, la Commission consultative des droits de l’homme a rappelé, de son côté, les obligations de la loi Kouchner. Voté en 2002, ce texte prévoit l’accès de toute personne à son dossier médical auprès d’un·e praticien·ne exerçant en libéral ou dans un établissement de santé : résultats d’examens, comptes rendus de consultation, d’intervention, d’exploration ou d’hospitalisation, correspondances entre professionnel·les de santé… dans un délai de huit jours – deux mois lorsque les informations ont plus de cinq ans. Depuis 2006, le délai de conservation des dossiers est de vingt ans pour les hôpitaux et les cliniques, à compter de la dernière venue de la personne – vingt-huit ans pour les dossiers de pédiatrie.

Cependant, la loi Kouchner reste mal appliquée. En 2022, le Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom) dévoilait dans une étude que, sur 930 patient·es interrogé·es, 15 % s’étaient vu refuser par un médecin l’accès à leur dossier médical. Un·e médecin n’a pourtant « aucun motif raisonnable de refuser cet accès », rappelle Jean-Marcel Mourgues, vice-président du bureau national du Cnom : celles et ceux qui le font se mettent « en faute sur le plan disciplinaire, voire pénal ».

L’étude ne précise pas si les personnes intersexes sont particulièrement concernées par ce refus d’accès aux dossiers médicaux. Mais toutes celles que nous avons interrogées dans notre enquête témoignent de difficultés rencontrées pour obtenir les documents, et parfois même d’un échec. Pourtant, pour que les personnes intersexes puissent comprendre leur corps et la médicalisation dont ceux-ci ont été l’objet, l’accès à ces informations est essentiel.

 

Comprendre son corps

Mö, aujourd’hui âgé·e de 44 ans, explique par téléphone son histoire. La voix est éraillée, la colère n’est jamais loin. Iel se souvient avoir cherché ces informations tour à tour auprès de son médecin généraliste, de son endocrinologue et de son ancien pédopsychiatre entre ses 18 et ses 20 ans, en sentant qu’il y avait « anguille sous roche ». À l’époque, son carnet de santé est vierge alors qu’iel a « des cicatrices, des souvenirs d’interventions et de dilatations vaginales [avec des “bougies”, outils longilignes censés maintenir le vagin ouvert], de l’ostéoporose, un système immunitaire hyper faible, pas de règles, des traitements très lourds pour éviter la pilosité ». « J’enchaînais les rendez-vous médicaux tous les six mois », se souvient Mö, aujourd’hui installé·e dans une petite ville de l’Ouest de la France. Mais ses médecins lui assurent qu’iel est « une fille normale », sans jamais lui confier son dossier. Iel se souvient avoir un jour « pété un plomb » devant les soignant·es d’un hôpital, en leur disant qu’elles et ils se « foutaient de sa gueule ». Mö finira par obtenir son dossier à 21 ans : l’hôpital, pensant l’adresser au médecin-conseil de la Maison départementale des personnes handicapées auprès de laquelle Mö a fait une demande de prestation, lui envoie par erreur directement à son domicile.

De son côté, Alex*, 33 ans, infirmier dans le Sud de la France, a cherché à récupérer son dossier à l’âge de 26 ans. Il éprouvait alors des douleurs importantes et suspectait un lien avec une opération subie neuf ans plus tôt. Comme la loi le permet, il passe par son médecin généraliste, qui le demande à l’établissement où l’opération a eu lieu. Aucune réponse de la structure. Ici aussi la chance y est pour beaucoup : Alex finit par récupérer son dossier via un endocrinologue hospitalier qui était un ancien élève de son chirurgien. Grâce à cette relation, le chirurgien transfère le dossier à l’endocrinologue de ville, qui le fait passer au médecin traitant, qui le transmet à Alex.

En mai 2014, quatre ans après avoir lu son compte rendu d’intervention, Gabrielle contacte son endocrinologue : « J’ai souvent l’impression d’éprouver un manque d’explications alors je me dis que j’aimerais récupérer d’une façon ou d’une autre mon dossier médical et me poser au calme avec. Mais je ne sais pas dans quelle mesure c’est possible. » En juillet, après plusieurs relances, la praticienne lui répond dans un mail : « Je ne sais pas ce que vous recherchez, mais vous ne le trouverez pas sur des observations qui sont pauvres et ne disent rien. Je vous en ai lu les moindres aspects. La réponse à vos questions est en vous, chacun ayant son propre secret et son propre mystère de vie. » Gabrielle nous répète la dernière phrase à voix haute, au ralenti, comme pour montrer l’absurdité d’une telle réponse. Mais à l’époque, elle ne « connaît pas ses droits » et n’ose pas insister : « J’avais peur de me fâcher avec elle ; elle était ma seule source d’information concernant mon dossier, et en plus, j’en dépendais encore pour la prescription de mes hormones. »
En janvier 2015, Gabrielle fait une nouvelle demande d’accès à ses informations médicales, cette fois-ci auprès de l’hôpital Necker. Elle relance l’établissement à trois reprises, avant que la structure ne lui propose en juillet 2015 non pas un envoi à domicile, mais une remise en mains propres. « Je pense qu’à l’époque ils et elles ont peur que je décompense », juge aujourd’hui l’universitaire.

 


« Le dossier est un lieu d’expertise et quand tu le demandes, tu reprends en main une histoire qui désormais leur échappe. Il y a une forme de résistance du pouvoir médical vis-à-vis de nous. »

Gabrielle, 34 ans


 

Contactée sur ses délais de réponse dans le dossier de Gabrielle, l’Assistance publique- Hôpitaux de Paris (AP-HP) invoque le secret médical, mais nous assure que le délai moyen d’accès en 2022 est de 33,3 jours pour les dossiers de plus de cinq ans. Quid de l’entretien proposé à Gabrielle ? « La finalité de cette consultation est de favoriser l’accès direct et la compréhension des informations la concernant. » Mais pour la première concernée, cette proposition de rendez-vous à Paris a constitué un « nouveau frein » : « Tout le monde n’a pas la force de se rendre sur place, et beaucoup d’entre nous sont en rupture avec le milieu médical. » Elle confie avoir appréhendé ce moment et réfléchi longuement avant d’accepter. Jean-Marcel Mourgues, du Cnom, confirme qu’un médecin peut proposer cet accompagnement « s’il a des raisons pertinentes », mais insiste : ces situations sont « tout à fait exceptionnelles ». Comment expliquer les difficultés pour accéder à ses données médicales ? « Récupérer ton dossier n’est pas une démarche neutre aux yeux des médecins, analyse Gabrielle. Le dossier est un lieu d’expertise et quand tu le demandes, tu reprends en main une histoire qui désormais leur échappe. Il y a une forme de résistance du pouvoir médical vis-à-vis de nous. »

D’autant que, à la lecture des dossiers, la question de la médecine basée sur les faits – evidence based medicine, une pratique qui se fonde sur des preuves scientifiques, ligne directrice de la pratique médicale actuelle – se pose. Selon les arguments de l’époque, c’est pour leur éviter tout risque de cancer que Mö et Gabrielle ont subi une ablation de leurs gonades (testicules et ovaires) lorsqu’iels étaient mineur·es, ce qui les a empêché·es de produire des hormones naturellement. Or, aucune étude ne prouvait alors que ce type de castration présentait un intérêt supérieur à la simple surveillance d’un éventuel cancer. D’ailleurs, depuis quelques années, les médecins préfèrent un suivi régulier à une intervention chirurgicale.

 

Des « sujets d’expérimentation »

Récupérer un dossier, c’est aussi être confronté·e à l’appréhension pathologique des corps intersexués par l’institution médicale. À la lecture du sien, Alex, pointant les termes déshumanisants qui y figurent, dit avoir eu « l’impression d’avoir été un sujet d’expérimentation : ils ont disséqué un animal légendaire ». Un constat qui fait écho au terme de « pseudo-hermaphrodisme » que Mathieu Le Mentec, né en 1979, a découvert sous la plume des médecins qui l’ont traité. Quant à Mischa, militant au sein du CIA à Tours (Indre-et-Loire), il souligne les effets de réification dont les personnes intersexes sont victimes : sans questionner les enjeux de santé mentale liés à ce type d’opération, « les médecins parlent par exemple de “résultat réussi”, comme on commenterait une sculpture ». Mischa se remémore aussi les multiples auscultations invasives qui participent de la déshumanisation – en plus de constituer de potentiels abus. « Quand tu es nu, à 8 ans, devant une assemblée de médecins qui viennent t’ausculter, te tripoter, sans te regarder… tu es un objet. J’ai dissocié mon esprit de mon corps pour survivre à cette maltraitancee. »

Au-delà d’une pathologisation qui transforme les corps intersexes en monstruosité, les mots des médecins contenus dans ces dossiers rendent évident leur besoin de conformer ces corps tant dans l’apparence que dans leur fonctionnalité. Ainsi, alors que Mathieu Le Mentec est en parfaite santé, des médecins le soumettent, à ses 5 ans, à un essai thérapeutique « pour tenter d’améliorer la taille de la verge », comme l’indique un courrier daté de 1984 que nous avons consulté. Quelques mois plus tard, après que des interventions sur son pénis ont donné lieu à des complications postopératoires, le chirurgien écrit : « Étant donné les difficultés chirurgicales rencontrées […], il me paraît plus prudent de s’en tenir là, car on a une verge d’aspect esthétique satisfaisant. » Aujourd’hui infirmier dans l’Ouest de la France, Mathieu juge que : « Les dossiers médicaux de cette époque étaient imbuvables et un concentré d’hétéro­patriarcat pur .» Il ne décolère pas : « On m’a dépossédé de ma possibilité de choisir pour moi-même, à cause d’une prétendue fonctionnalité sexuelle hétéronormée que les médecins ont projetée sur un enfant ! »

Lorsqu’elle réussit enfin à accéder à son dossier, à l’âge de 26 ans, en 2015, Gabrielle tombe sur le compte rendu de l’intervention qu’elle a subie vingt ans plus tôt et y découvre les termes techniques des médecins : « Castration par voie périnéale, vulvo-vaginoplastie et minime clitoridoplastie. » Autrement dit : ses testicules internes ont été retirés, la taille de son clitoris réduite et son canal vaginal modifié. On peut également lire : « Bons résultats, le vagin est bien séparé de l’urètre, il admet aisément la partie large du thermomètre. » Gabrielle traduit : « Cela veut dire qu’elles et ils ont mis un thermomètre dans mon vagin. Quand même !  »
Aux yeux des médecins, « le risque de virilisation et la nécessité de pouvoir être pénétrée » ont justifié les opérations. Elle ajoute : « Jusqu’ici, face à moi, étaient utilisés des termes “neutres” comme “gonades”. Mais dans les comptes rendus d’époque, elles et ils ne cachent pas leur jargon et nomment les choses telles qu’elles sont, l’euphémisme s’arrête. J’ai enfin les mots dont j’ai besoin pour commencer à me penser. » Gabrielle perçoit également la peur des médecins d’employer le mot « testicules » et de l’effet qu’il pourrait avoir sur elle. « Mais ce sont leurs propres doutes, pas les miens. »
À la suite des pressions du mouvement de défense des personne intersexes aux États-Unis – formé dans les années 1990 – une convention entre médecins, à Chicago, en 2005, décide de ne plus maintenir les enfants dans l’ignorance à propos de ces interventions. Ce consensus impose un vocabulaire euphémisé aux médecins pour parler des pratiques ou des organes à leurs patient·es (utiliser plutôt « gonades » que « testicules » par exemple).

 

Des données chiffrées dans le flou

En France, les données sur le nombre d’interventions médicales sur les enfants intersexes devraient faire l’objet d’un rapport du ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités présenté au Parlement au printemps 2024, conformément à la loi bioéthique du 2 août 2021 (lire encadré en fin d’article). En attendant, il existe très peu de données chiffrées, en voici quelques-unes, éclairantes.

En 2020, l’Agence de l’Union européenne pour les droits fondamentaux (FRA) a publié sa deuxième étude sur les personnes LGBT+. Parmi les quelque 140 000 personnes de plus de 15 ans qui y ont répondu, 877 étaient des personnes intersexes. 36,18 % d’entre elleux déclarent avoir subi une intervention hormonale ou chirurgicale – dont 47,8 % avant leurs 18 ans.

Concernant les conséquences des parcours médicaux imposées dès l’enfance, cette même étude de la FRA indique que 55 % des personnes qui s’identifient comme intersexes en Europe déclarent vivre avec une maladie chronique (soit 21 points de plus que tous·tes les répondant·es). Une étude américaine sur la santé physique et mentale des adultes intersexes aux États-Unis dévoilée la même année révèle que, parmi les 198 personnes interrogées, 43 % estiment que leur santé physique est « médiocre » et 53 % que leur santé mentale l’est tout autant.

 

Une chirurgie de la norme

Dans un compte rendu de consultation de 1994 qui aborde les résultats anatomiques de la première opération qui a eu lieu trois ans plus tôt, la chirurgienne de Gabrielle à l’hôpital Necker écrit : « Je conseille de préférer une réintervention minime aux questions que peut se poser Gabrielle à propos de son anatomie. » En 2006, alors que le vagin de Gabrielle, 17 ans à l’époque, est jugé trop « étroit », la même chirurgienne lui recommande des séances de dilatation vaginale à la « bougie », chez elle, en autonomie. « Je pense qu’elle pourrait avoir des rapports sexuels sans aucune chirurgie complémentaire », écrit la praticienne. « La possibilité que je puisse essayer d’apprendre à vivre avec mon corps tel qu’il était ne s’est jamais présentée », regrette Gabrielle.

« La chirurgie infantile est souvent une chirurgie de la norme », confirme Claire Bouvattier, endocrinologue-pédiatre à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). « Il y a une posture socialement partagée selon laquelle, pour protéger d’éventuelles discriminations ultérieures des enfants intersexes et éviter que la société ne leur demande de rentrer dans les normes plus tard, il faut, en amont, faire violence à ces corps », ajoute Janik Bastien-Charlebois, chercheur·euse en sociologie et professeur·e à l’Université du Québec à Montréal, iel-même concerné·e.

Mischa, très actif sur les réseaux sociaux au sujet de l’intersexuation, attire l’attention sur le fait que « les dossiers médicaux montrent aussi à quel point les médecins nous perçoivent comme chiant·es et veulent nous soumettre ». La lecture du sien en 2022, alors qu’il doit subir une nouvelle opération en urgence à cause de complications dues à de précédentes interventions, l’a « terrassé ». « J’ai compris que j’avais vécu le double d’opérations que ce que j’avais en mémoire, confie-t-il. Mais j’ai surtout pris conscience, en voyant les mots écrits, qu’il s’agissait bien de moi, que je n’avais rien inventé ni exagéré, et que j’avais un vécu intersexe très violent. Le plus dur a été de me voir décrit par les médecins comme un objet et un problème, sans aucune humanité ni sensibilité. » Il redécouvre ainsi que, en amont des interventions ou des examens médicaux, il manifestait son anxiété – « j’avais des spasmes hyper impressionnants » – et se débattait. Les soignant·es recommandaient alors de lui administrer des calmants et de le contentionner à l’aide des draps de lit, soulignant qu’il ne comprenait pas « l’importance de la différenciation sexuée ». « Les adultes ont répondu à ma détresse par davantage de violence et de silenciation, souffle Mischa. C’était en train de me détruire psychiquement et personne ne s’est dit “on va se calmer”. Comme beaucoup de personnes intersexes, je ne me suis pas réconcilié avec mon corps et encore moins avec l’enfant que j’étais, que je considère coupable des violences subies. » Il n’a pas eu la force de lire son dossier en entier ; il a eu envie de le déchirer. Mais, après deux heures d’entretien et quelques cigarettes, il assure que lire ces passages a finalement suscité « de la compassion et de l’empathie pour cet enfant ». Et un énorme sentiment d’injustice et de colère. « L’intersexuation est d’abord un vécu social, une expérience d’invalidation et de répression des corps », analyse-t-il.

Illustrations : Julia Wauters

Illustrations : Julia Wauters

« Des trous dans nos récits »

De nombreuses personnes intersexes n’ont pas eu accès à la totalité de leur dossier, à l’instar de Gabrielle, d’Alex et de Mischa. « On a cette idée que le dossier médical serait un récit cohérent, avec un ordre d’événements précis, relève Loé Petit. Mais ce n’est pas du tout ça. Certaines pièces du puzzle manquent et les souvenirs ne sont pas raccord. » Beaucoup ont été suivi·es dans plusieurs structures, sans transmission des données de santé d’un lieu à l’autre. La reconstitution de leurs différentes opérations peut virer au parcours du combattant et les individus demeurent confrontés à des trous dans leur récit autobiographique. « J’aimerais bien cesser de me demander ce qu’on m’a fait », confie Alex.

Certaines personnes intersexes souffrant de nombreux traumatismes liés à leur prise en charge sont en rupture avec le milieu médical, et donc dans l’incapacité de faire une demande d’accès à leur dossier. D’autres, enfin, n’y auront jamais accès, en raison du délai de conservation dépassé. Lilie, 70 ans, est née à domicile dans un petit village de la Beauce. Elle a longtemps eu un doute sur le fait d’être intersexe. On peut lire sur son acte de naissance que « fille de » a été rayé puis corrigé à la marge en « fils de ». Lilie n’a jamais réussi à obtenir son carnet de santé auprès de sa mère. « Elle a toujours louvoyé », commente Lilie, sans amertume. Quant à la sage-femme qui l’a fait naître, elle était à la retraite lorsque Lilie a cherché à la contacter, en 2010. « Si j’avais eu accès [à tous ces éléments], cela aurait clos définitivement le chapitre : je me serais dit que j’avais raison, ou que j’étais en plein délire », estime-t-elle.

Parmi les difficultés d’accès aux dossiers, outre les délais de conservation dépassés, « certains hôpitaux les ont détruits sans les autorisations nécessaires des archives départementales par méconnaissance des textes réglementaires », confie une archiviste d’un centre hospitalier, qui souhaite conserver son anonymat. Et ce alors que le délai courait encore. De plus, le décret de 2006 établissant le principe du dossier patient unique demeure3 « difficilement applicable dans les hôpitaux », poursuit-elle. Elle s’explique : « Certains documents sont originellement numériques, d’autres demeurent sur papier et n’ont pas encore été numérisés, faute de moyens ou de temps. » Il existe aussi des dossiers hybrides papier-numérique.
Mischa met en garde : « Ne pas avoir son dossier médical peut empêcher de confirmer ou d’infirmer une sensation, des souvenirs, mais les données médicales ne sont pas les seules garantes du vécu intersexe et de notre vérité. »

 

Se nommer, ensemble

Au-delà des trajectoires individuelles, le problème de l’accès au dossier médical est une des nombreuses facettes de la difficulté, pour les personnes intersexes, à documenter leurs vécus et à faire communauté. Le·a chercheur·euse Janik Bastien-Charlebois rappelle les autres facteurs : « Comme tout groupe social, tous·tes ses membres n’ont pas les dispositions pour entrer en militance, mais cette sous-représentation de la communauté intersexe est avant tout le résultat de contraintes, basée sur la marginalisation herméneutique : des personnes marginalisées à qui on bloque la possibilité de développer une compréhension propre de leur situation. »

La mainmise de la médecine sur leurs corps et leur histoire a contribué à l’invisibilisation des personnes intersexes, même à leurs propres yeux. Le terme « intersexe » n’a d’ailleurs jamais été prononcé par les médecins de Mathieu, Alex, Mischa, Gabrielle ou Mö. Après son opération à 17 ans, Alex a longuement insisté auprès de son médecin pour avoir des explications concernant cette intervention. « Le diagnostic médical est tombé à ce moment-là : le chirurgien m’a donné le nom de ma variation. Ça ne voulait rien dire pour moi, mais, au moins, j’avais un nom. » Le soignant lui a interdit d’aller regarder sur Internet. « C’est une identité qui est venue bien plus tard, en lisant du contenu juridique ou des sciences sociales, et en rencontrant finalement des personnes intersexes », détaille quant à elle Gabrielle. « À l’origine, on ne se dit pas forcément que les médecins nous cachent des choses, explique Janik Bastien-Charlebois. Il y a une culture de confiance absolue envers le corps médical, et cela peut prendre du temps de questionner leurs pratiques. »
Avec le consensus de Chicago de 2005, on passe du paradigme du secret à un discours médical d’une hypersophistication. « Les médecins se mettent à désavouer le dénominateur commun “intersexe” qu’ils et elles utilisaient parfois (4) : la communauté se l’était approprié, et cela permettait la construction d’un meilleur rapport de force », raconte Janik Bastien-Charlebois. Cette nouvelle approche « au cas par cas » donne une fausse impression de respect de l’autonomie de chacun·e. Certaines variations entraînent un risque réel pour la santé – un traitement hormonal est alors nécessaire – tout en provoquant des caractéristiques physiques jugées atypiques par les médecins. « Mais les soignant·es associent ces traits atypiques non souhaitables à de prétendus risques pour la santé, et réduisent leur démarche de conformation aux normes à quelque chose de secondaire, poursuit la chercheuse. Comme s’il s’agissait d’une petite affaire à corriger qui ne devrait pas être prise en compte dans la construction de la personne. » Et les médecins s’abstiennent soigneusement de mettre les personnes concernées en contact avec les associations de protection des droits humains. « Quand tu grandis avec un discours médical pathologisant, c’est difficile de sortir de cette boîte et de te reconnaître dans autre chose, dans un groupe communautaire par exemple. »

De nombreux témoignages reçus par La Déferlante font part d’un sentiment de honte qui a empêché l’émergence de récits pendant des années. Enfant, Mischa pensait qu’il était très malade : « On m’avait dit que j’avais une malformation extrêmement rare, mais que ce n’était pas grave, car on allait me réparer. Et que cela nécessitait que je sois courageux et sérieux. » Les médecins et ses parents lui recommandent de n’en parler à personne. « J’ai menti toute ma vie à mes potes quand j’avais des rendez-vous médicaux qui me faisaient m’absenter de l’école. Cela créait de la méfiance, mes camarades pensaient que je mentais pour faire mon intéressant. J’avais du mal à suivre en classe, j’étais épuisé. Cette charge mentale du mensonge et du tabou m’a isolé et m’a empêché de me sentir comme les autres. » « C’est dur de se mobiliser politiquement sur la base de la honte, souligne Janik Bastien-Charlebois. C’est pourtant le collectif qui permet de repenser cette honte », comme le montre la trajectoire d’Eva*, artiste céramiste de 40 ans rencontrée à Tours en présence de Mischa.

Eva a découvert son intersexuation à la lecture d’un article de La Déferlante (n°1, mars 2021) et s’est tournée vers le CIA : « Je ne vivais pas super bien la pathologisation de ma variation, découverte à mes 17 ans, mais je manquais de mots pour le dire. Les médecins m’ont fait me sentir différente, pas à ma place dans cette société. Puis j’ai compris que ce n’était pas une maladie, que je n’étais pas la seule, et qu’on pouvait voir les choses autrement. Je me rends compte aujourd’hui que cet espace communautaire m’a manqué pendant toutes ces années. » Son dossier sur la table de la véranda, Eva explique avoir pour autant mis du temps à se sentir légitime au sein du collectif : « En étant confrontée aux récits des copaines, j’avais le syndrome de l’impostrice, car je n’avais pas été mutilée. Mais on en a beaucoup parlé, et, en épluchant mon dossier à nouveau, le poids du patriarcat, des normes hétérosexuelles et cisgenres, m’a explosé à la figure. »

 

Une « méconnaissance » de la part des magistrat·es

Mathieu Le Mentec, qui a réussi à obtenir son dossier en 2002, ne découvre le terme « intersexe » qu’en 2005. En 2015, il rencontre Vincent Sarita Guillot, militant·e intersexe de longue date, fondateur·ice de la section française de l’Organisation internationale intersexe, et entre en militance. « C’est par ce biais que j’ai pu construire une analyse critique de mon dossier. Jusque-là, je n’en avais pas la possibilité. J’étais en souffrance et je pensais juste que la médecine avait fait de la merde. Mais ce qui a révolutionné ma vie, c’est penser que les médecins auraient pu ne rien faire. » En 2016, à 36 ans, il porte plainte contre X pour « violences volontaires ayant entraîné une mutilation ou une incapacité permanente sur mineurs de 15 ans ». Des faits passibles de quinze ans de prison et de 150 000 euros d’amende, prescrits vingt ans après la majorité.

La plainte de Mathieu Le Mantec, longue d’une soixantaine de pages, retrace les sept opérations et les traitements hormonaux infligés avant ses 12 ans. On peut y lire les séquelles avec lesquelles il vit désormais : ostéoporose précoce, perte de sensibilité, cicatrices douloureuses, modification de sa morphologie due aux injections de testostérone, détresse psychologique. La plainte est accompagnée de 13 documents de 1979 à 2016 issus de son dossier médical.

Pour Mila Petkova, avocate de Mathieu Le Mentec, « les données acquises de la science ne peuvent pas violer les droits humains. Le corps humain est protégé depuis le Code de Nuremberg de 1947, et ce n’est pas parce que les médecins pratiquent ces interventions que ce n’est pas illégal. »

 


« Il y avait cette idée qu’il fallait dénoncer, et en même temps, c’est ton intimité, et puis dénoncer un corps tout pété avec des cicatrices, c’est dur. »

Mö, aujourd’hui âgé·e de 44 ans


 

À ce jour, sept ans après le dépôt de plainte, l’instruction n’est toujours pas close. « Je suis convaincu que le ministère public joue la montre, en attendant que les protagonistes décèdent », dénonce Mathieu Le Mentec. Il souhaite pourtant « que cette mise en accusation de la médecine crée une nouvelle jurisprudence » pour les droits des personnes intersexes. Contacté, le parquet de Clermont-Ferrand responsable de l’enquête assure que « le dossier est toujours entre les mains du magistrat chargé de l’instruction », et insiste : cette durée particulièrement longue « ne veut pas dire que le dossier n’est pas suivi ».
De son côté, Mö a porté plainte contre l’État pour « violences volontaires » en 2015. Iel s’est enfin décidé·e après une résidence de dix jours en Bretagne (5) avec de nombreuses personnes intersexes venues du monde entier. « Il y avait cette idée qu’il fallait dénoncer, et en même temps, c’est ton intimité, et puis dénoncer un corps tout pété avec des cicatrices, c’est dur. » Sans oublier que cela implique une procédure particulièrement lourde, dont la validation par un·e expert médical·e des dommages causés et une estimation financière du préjudice. Grâce à l’aide juridictionnelle, Mö n’a pas eu à payer les frais d’avocat·es.

« Je me suis mis la pression en me disant que j’allais porter ma voix et celle des autres, poursuit Mö. J’avais tellement une vie chaotique – on m’a retiré le droit de procréer, d’avoir une bonne santé, d’avoir du plaisir – que j’ai pris ça comme un défi à relever. » Sa plainte est jugée irrecevable en raison du délai de prescription. Devant la Cour de cassation, ses avocat·es plaident l’obstacle insurmontable, qui permet d’instruire une plainte pour des faits en théorie prescrits. « On a expliqué qu’on lui avait caché sa situation pendant des années », explique Mila Petkova, son avocate. Mais la Cour balaie cet argument. « Il y a une méconnaissance profonde de la réalité intersexe de la part des magistrat·es », regrette-t-elle.

Dans un arrêt de 2002, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que la plainte de Mö contre l’État français pour lui avoir refusé l’accès à un procès était irrecevable, estimant que Mö et son conseil n’avaient pas épuisé tous les recours juridiques disponibles en France. La CEDH a tout de même rappelé que, pour intervenir dans un cadre thérapeutique, la nécessité médicale doit être « démontrée de façon convaincante ». Elle affirme aussi que l’intention de nuire de la part des médecins n’a pas nécessairement besoin d’être prouvée en cas de plainte contre des traitements inhumains et dégradants. La CEDH ajoute que « la stérilisation pratiquée sans finalité thérapeutique et sans son consentement éclairé est […] incompatible avec le respect de la liberté et de la dignité de l’homme », et que ce principe s’applique aux personnes intersexes.

Mila Petkova juge cet arrêt « historique ». De son côté, après sept ans et demi de procédure, Mö ne regrette rien : « Cela m’a permis de reprendre mon parcours médical, que mes parents réalisent également leur histoire, que ma famille arrête de me considérer comme marginal·e, que mes potes comprennent. Surtout, j’ai eu beaucoup de retours positifs de personnes intersexes qui se sont senties représentées.
La communauté s’est élargie. »

Après ce coup d’arrêt à ses démarches juridiques, Mö a d’abord traversé un contrecoup énorme. « J’ai peut-être fait un truc bien pour la communauté et moi, mais, au final, je n’ai pas obtenu réparation. Et si j’avais gagné ? » s’interroge cell·ui qui vit aujourd’hui avec l’allocation aux adultes handicapé·es. Ma vie serait plus simple : je verrais de meilleur·es spécialistes pour mes séquelles, je pourrais me racheter une paire de baskets, je mangerais mieux, je verrais un·e psy. Quand je fais le bilan, c’est quand même dégueulasse. » •

 

Une législation balbutiante et encore insuffisante

Depuis 2021, la loi relative à la bioéthique encadre les interventions médicales sur les personnes intersexes, notamment avec la mise en place de réunions de concertation pluridisciplinaire. Mais son arrêté de bonnes pratiques est largement détourné.

Depuis la nouvelle loi relative à la bioéthique promulguée le 2 août 2021, la prise en charge des enfants intersexes – nommé·es « enfants présentant une variation du développement génital » (VDG) – se fait obligatoirement au sein de centres de référence maladies rares (CRMR). Après avoir posé un diagnostic, les expert·es (soignant·es, juristes, éthicien·nes) définissent dans le cadre d’une réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) le suivi thérapeutique de l’enfant, qui peut inclure l’abstention thérapeutique (ne pas entamer de traitement ou d’intervention). L’article de loi insiste sur la nécessité d’un accompagnement psychosocial de la famille.

C’est la première fois que l’existence des enfants intersexes est mentionnée dans le droit français.
Le Collectif intersexe activiste (CIA) juge la loi « pathologisante » – elle institutionnalise l’intersexuation comme une « maladie rare » – et « insuffisamment protectrice » à l’égard des personnes concernées : le CIA réclame une interdiction totale d’intervention sans le consentement de l’enfant. De son côté, le Défenseur des droits, dans un rapport de 2022, regrette que « le principe de précaution ne soit pas envisagé comme guide des équipes médicales pluridisciplinaires des centres de référence […]. L’affirmation d’un tel principe permettrait d’envisager plus systématiquement de retarder les opérations, dans l’attente de pouvoir recevoir le consentement éclairé de l’enfant lui-même, sauf en cas d’urgence vitale. »

Des mutilations justifiées par la « fonctionnalité »

Publié le 15 novembre 2022 par le ministère de la Santé et de la Prévention, un arrêté de bonnes pratiques apporte des précisions à la loi et les modalités des RCP. On y découvre que seul·es les enfants présentant une variation « marquée » du développement génital sont concerné·es par les RCP – la loi prévoyait que toutes les personnes nées avec une VDG y soient prises en charge. Ainsi, certaines variations, notamment celles qui ne se manifestent qu’au moment de la puberté, ne seront pas soumises au contrôle d’une RCP. Le texte précise que « la seule finalité de conformation des organes génitaux atypiques de l’enfant aux représentations du féminin et du masculin ne constitue pas une nécessité médicale ». Mais « aucun praticien ne présente la conformation comme seul motif d’intervention », dénonce le CIA, qui rappelle que les mutilations commises sur les personnes intersexes sont aujourd’hui justifiées par des arguments relevant, entre autres, de la fonctionnalité. « Les médecins font et disent le droit » au mépris des droits humains, estime le CIA. D’après nos informations, depuis la parution de l’arrêté, entre 300 et 400 enfants auraient été présenté·es en RCP nationales, réalisées en visioconférence. S’il semble que le nombre de certaines interventions chirurgicales – réductions clitoridiennes, vaginoplasties… – ait chuté, des médecins discuteraient en revanche l’obligation de passer des dossiers en RCP, arguant que la variation de l’enfant ne rentrerait pas dans le cadre de l’arrêté. D’autres invoquent la nécessité fonctionnelle pour intervenir – un enfant dit garçon doit pouvoir uriner debout, par exemple –, contournant l’interdiction de conformation sexuée inscrite dans l’arrêté. On nous raconte aussi le cas d’une enfant de 6 ans se plaignant de la taille de son clitoris : « Les médecins ont estimé que c’était une forme de consentement et ont voté pour la chirurgie, commente une membre de ces groupes. En réalité, on aurait pu la revoir plus tard, lui expliquer les choses. »

Preuve de plus que les pratiques ont du mal à changer, un reportage diffusé en octobre 2023 sur la chaîne France 2 dans l’émission « La Maison des Maternelles » et tourné à l’hôpital Necker (Paris), montre des soignantes au discours stéréotypé et pathologisant parler d’une petite fille née intersexe quelques heures auparavant. Une sage-femme assure qu’elle n’a pas « un aspect de vulve habituel » et qu’il existe « des traitements qui féminisent ou masculinisent les organes génitaux ». Une endocrinologue pédiatrique assure qu’un « petit geste chirurgical » est à prévoir, faisant fi de l’obligation d’une RCP pour statuer sur la prise en charge. Contactée, la rédaction de France 2 nous a confirmé avoir reçu deux appels de l’AP-HP et de la Direction générale de la santé pour retirer ce reportage (6).
Le député Raphaël Gérard (Renaissance), qui a codéposé l’article de loi concernant les enfants avec une VDG, se dit « satisfait » d’un arrêté qu’il juge « contraignant », tout en lui reconnaissant des faiblesses. « Les médecins le contournent, dans un esprit de “tout-opération” », commente celui qui assure réfléchir à une solution législative à ce sujet. Une infraction ne concernant que les mutilations des personnes intersexes serait aussi en réflexion. « Le droit positif interdit déjà les interventions, et les sanctions existent en théorie dans le Code pénal, mais les juges ne veulent pas le voir », déplore le député.

Au printemps 2024, un rapport rédigé par le ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités devrait être remis au Parlement sur les protocoles appliqués dans les centres de référence maladies rares (CRMR). D’après nos informations, son volet quantitatif, supposé recenser les actes médicaux des médecins, compile des données de 2015 à 2020 – en amont de l’arrêté, donc. Les défenseur·euses des personnes intersexes sauront s’assurer que des fonds soient débloqués par le ministère pour documenter les années qui suivent, alors qu’il existe « un angle mort magistral sur les données de santé des personnes intersexes en France », rappelle Gabrielle, du CIA. •

 

Enquête réalisée par Lilas Pepy. Journaliste indépendant·e, iel travaille sur les discriminations dans l’accès aux soins des personnes LGBT+ ou incarcérées, ainsi que sur la santé mentale.


* Le prénom a été modifié

(1) À ce sujet, lire l’entretien de Lilas Pepy avec la chercheuse Michal Raz paru dans Le Monde : « Enfants intersexes : “À partir du xxe siècle, la médecine est devenue la police du genre” », 7 janvier 2023.

(2) L’OII Europe établit chaque année une carte des bonnes pratiques des pays de l’Union européenne, relevant les faiblesses des lois censées encadrer les interventions. Publiée en 2023, la liste d’indicateurs sociojuridiques garantissant une réelle protection des personnes intersexes est disponible sur le site de l’organisation (www.oiieurope.org).

(3) Dans le dossier patient unique sont regroupées toutes les informations médicales d’un·e patient·e, issues des différentes consultations dans différents services au sein d’un même établissement.

(4) Le terme « intersexe » est proposé par le biologiste d’origine allemande Richard Goldsmith en 1917. Dans leurs écrits, les médecins ont longtemps alterné entre les termes « pseudo-hermaphrodisme », « hermaphrodisme », « intersexuel » et « intersexe ».

(5) Cette résidence a fait l’objet d’un documentaire, Entre deux sexes, réalisé par Régine Abadia en 2017.

(6) Lire l’enquête de Lilas Pepy à ce sujet paru en avril dernier sur arretsurimages.net.

25.04.2024 à 06:57

Jusqu’à ce que l’amour nous répare

Goundo Diawara

Je suis une femme, noire, soninké, descendante de l’immigration postcoloniale, musulmane et banlieusarde du 93. Si on laissait les médias mainstream et les personnalités politiques qui gouvernent ce pays me définir, ma vie n’aurait pas une très grande valeur. Trop d’ailleurs, pas assez d’ici : comme d’autres qui partagent tout ou partie des caractéristiques qui font […]
Texte intégral (1267 mots)

Je suis une femme, noire, soninké, descendante de l’immigration postcoloniale, musulmane et banlieusarde du 93. Si on laissait les médias mainstream et les personnalités politiques qui gouvernent ce pays me définir, ma vie n’aurait pas une très grande valeur. Trop d’ailleurs, pas assez d’ici : comme d’autres qui partagent tout ou partie des caractéristiques qui font mon identité, je suis une Française en sursis au pays des Lumières qui ne font plus que s’éteindre.

Je ne vais pas utiliser l’espace qui m’est offert ici pour raconter toutes les manières dont mon identité est remise en cause, voire criminalisée, décrire en long en large et en travers tous les systèmes de domination à la croisée desquels je me situe. D’autres le font déjà très bien (1), et c’est nécessaire, important, notamment pour que celles et ceux qui vivent les mêmes injustices se sachent compris·es, pas seul·es.« Tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur », dit le proverbe africain. Ainsi les lions sont devenus leurs propres historiens, mais les chasseurs n’ont rien perdu de leur gloire, ou trop peu. Quel que soit le sujet, dans les luttes féministes, antiracistes ou écologistes, si la prise de conscience consécutive à la libération de la parole ne conduit pas à des changements politiques profonds, qui se matérialisent de manière concrète, alors ce n’est que de la conversation.

Je ne veux plus que l’on me demande ce que cela fait d’être celle que je suis dans CETTE société. Être « racisée » n’est pas mon identité : c’est ce que fait de moi le racisme. Et, heureusement, je ne me définis pas par les expériences discriminatoires qui en découlent.Mon identité, dont je chéris chaque pan, lie mon destin à celui de millions de personnes dans ce pays. Parce que nous expérimentons ce que cela fait d’être qui nous sommes dans un territoire souvent hostile à nous voir exister selon nos propres termes, nous avons en commun des douleurs mais aussi des héritages qui disent la richesse de nos histoires. Et c’est ce qui nous tient, et ce qui a forgé notre dignité.

C’est, par ailleurs, en partie ce qui fonde mes engagements militants : la certitude que nos vies ont une valeur, la conviction que rien ni personne ne pourra nier nos existences, l’assurance que nous ne courberons pas l’échine, tout comme nos parents – plus exclus et marginalisés que nous – se sont refusés à le faire.À l’heure où l’on voudrait nier les richesses de nos histoires, falsifier nos mémoires, s’approprier nos héritages et effacer les traces des luttes que nos aîné·es ont menées, je veux mêler ma voix à celles qui disent nos combats mais chantent également nos victoires. Afin que, demain, nos enfants se voient si grand·es que personne ne leur fera douter de leur pouvoir de faire le monde.

J’ai eu un bébé en novembre dernier. Mon deuxième enfant. Celle qui a fait de moi une mère, ma première, ma sira comme on dit en soninké pour nommer son aînée, a maintenant 3 ans. Si je n’ai pas attendu d’être mère pour être particulièrement sensible aux trop nombreux maux des enfants de ce monde, le fait de l’être devenue a considérablement amplifié cette sensibilité. C’est la racine de nombre de mes combats, et la cause d’une profonde affliction.

Ne plus nous contenter de rêver d’un autre monde

Comme beaucoup de gens de ma génération, mon militantisme est en grande partie né de la douleur d’avoir vu périr tant de personnes partageant ma condition, sans que cela n’émeuve grand-monde à part les concerné·es. Il m’importe de toujours rappeler que ce n’est pas une passion pour l’esthétique des manifs qui a fait de moi et de beaucoup d’entre nous des activistes engagé·es pour la justice et l’égalité, mais bien la mise à mort des nôtres, et en particulier, pour ma part, celle d’enfants.

En 2005, c’était Bouna et Zyed à Clichy-sous-Bois (2), mais aussi les 52 personnes, dont 33 enfants (majoritairement originaires d’Afrique de l’Ouest), tuées dans les incendies d’immeubles vétustes à Paris en l’espace de quelques mois (3).

Aujourd’hui, c’est Nahel, tué par un policier à Nanterre ; Mayliss victime de féminicide à 18 ans ; Lily et Myriam retrouvées mortes alors qu’elles étaient confiées à l’Aide sociale à l’enfance ; Rola qui meurt à 7 ans dans le naufrage de son embarcation alors qu’elle et sa famille tentent de traverser la Manche ; ou encore Henry, Oliver et Sedan, qui sont tués lors de rixes dans nos quartiers. Et tant d’autres encore…

À cet instant, ce sont aussi les plus de trente mille victimes – dont au moins douze mille enfants – du massacre qui se déroule en Palestine, perpétré par un régime colonial israélien activement soutenu par les plus grandes puissances occidentales. S’il était déjà difficile de se savoir appartenir à une société qui ne donne pas la même valeur à toutes les vies, assister aujourd’hui au soutien « inconditionnel » d’un nettoyage ethnique, aussi documenté et médiatisé, rend l’atmosphère irrespirable.

Il ne s’agit plus aujourd’hui de se demander ce que vaut un monde qui est indifférent à la souffrance de ses propres enfants. Il s’agit, pour nous qui n’avons pas d’autre choix que la lutte, d’honorer nos mort·es ; de ne plus nous contenter de rêver d’un autre monde, mais de nous battre à notre échelle pour le faire naître. Car c’est par amour pour les nôtres, par amour pour nos enfants que nous ne cesserons jamais de dénoncer les injustices qui conduisent à tous ces drames. Et, en parallèle, nous continuerons à créer des espaces qui nous ressemblent, dans lesquels nous nous célébrons, fabriquons de la pensée, construisons des alliances et des outils d’émancipation et cultivons notre résistance. Des espaces grâce auxquels nous parvenons à matérialiser le temps de quelques heures ce monde plus juste que l’on veut pour nous-mêmes et pour nos enfants.
Jusqu’à ce que l’amour nous répare.

Cette chronique de Goundo Diawara est la première d’une série de quatre.


(1) Par exemple le documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la voix (2017), et l’essai de Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres (La Découverte, 2023).
(2) Le 27 octobre 2005, Bouna Traoré (15 ans) et Zyed Benna (17 ans) mouraient électrocutés dans un transformateur où ils s’étaient réfugiés pour échapper à la police. Leur mort fut l’élément déclencheur de vingt jours d’émeute qui secouèrent la France.
(3) En avril 2005, l’incendie de l’hôtel Paris-Opéra, tenu par des marchands de sommeil, fait 24 mort·es dont 11 enfants. En août 2005, les incendies du boulevard Vincent-Auriol et de la rue du Roi-Doré tuent respectivement 17 et 7 personnes.

25.04.2024 à 06:43

Ceci n’est pas un trouble alimentaire

Lucie Inland

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », a écrit en 1825 le gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût. J’apprécie tous les repas, du petit-déjeuner au dîner, en passant par le brunch et le goûter. Je préfère le salé au sucré, et j’aime mieux qu’un plat ne soit […]
Texte intégral (1253 mots)

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », a écrit en 1825 le gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût. J’apprécie tous les repas, du petit-déjeuner au dîner, en passant par le brunch et le goûter. Je préfère le salé au sucré, et j’aime mieux qu’un plat ne soit pas trop épicé. Brillat-Savarin dirait probablement que je suis sereine face à la nourriture, et donc à la vie. Mais chez une femme grosse, l’amour de la bouffe ne peut pas être insouciant. Je suis forcément suspectée d’être malade, même lorsque je me contente de savourer un morceau de pomme.

 

Ce morceau de pomme est le premier péché de l’humanité, commis par Ève cédant à la gourmandise au lieu de se contenter du Paradis tel qu’il est. Une interprétation que met en avant Lauren Malka dans Mangeuses. Histoires de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès (Les Pérégrines, 2023) : à partir du XIIe siècle, la gourmandise fait l’objet d’une sévère condamnation par l’Église catholique. Au siècle suivant, le théologien Thomas d’Aquin juge qu’elle rend bête et lubrique. Au fil des époques, l’opprobre perdure, y compris dans sa version sécularisée : l’industrie des régimes et du fitness émerge ainsi à la fin des années 1960, en même temps que celle du prêt-à-porter, aux antipodes de la vague féministe qui se déploie alors. « C’est le début de l’autogestion diététique, écrit encore Lauren Malka. Apprenez les règles nutritionnelles par cœur, pour vous débrouiller toutes seules. » Pour échapper au péché, il suffit d’avoir l’intelligence de « faire attention », comme le répètent les gourous de la nutrition.

Des injonctions, des voix qui peuvent tuer

La surveillance la plus efficace reste celle qu’on s’impose à soi-même. La nutrition comme dogme repose sur des règles et des idées préconçues (telles que « les féculents font grossir ») nourries par la peur permanente de prendre du poids. « La critique morale des aliments gras et sucrés est ainsi étroitement liée au rejet moral des personnes grosses supposées consommer trop de ces produits jugés immoraux », résume Solenne Carof dans Grossophobie. Sociologie d’une discrimination invisible (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021). D’où la valorisation des régimes restrictifs, implicite dans le fameux « manger équilibré ». Car, à la clé, il y a l’affichage d’une réussite sociale : « Si les gens bien mangent bien, il faut que ça se voie : être mince ou tenter de le devenir est le meilleur moyen de prouver son allégeance » à un certain ordre social, souligne Nora Bouazzouni [membre du comité éditorial de La Déferlante] dans Mangez les riches. La lutte des classes passe par l’assiette (Nouriturfu, 2023).

Ces voix injonctives, on finit par les intérioriser totalement. C’est ce que raconte Gabrielle Lisa Collard dans Corps rebelle. Réflexions sur la grossophobie (Québec Amérique, 2021) : « J’ai jamais réellement pu manger en paix. Même pas seule, parce que la voix des autres est évidemment devenue la voix dans ma tête. »

Une voix qui peut tuer. Gabrielle Lisa Collard revient sur la vie et le décès de Cass Elliott, la chanteuse du groupe de rock états-unien The Mamas and The Papas. Elle décède à 32 ans d’un arrêt cardiaque, non à cause de son poids, ni à cause d’un sandwich avalé de travers (comme l’ont longtemps fait croire les rumeurs), mais de sa consommation répétée d’amphétamines, de coupe-faim et de jeûnes à répétition. À croire qu’être grosse est bien pire que le risque de mourir en tentant de ne plus l’être.

Dans le thriller Seven (David Fincher, 1995), l’obésité d’un personnage suscite ainsi davantage de réactions négatives de la part des enquêteurs que le supplice atroce, pratiqué par pure haine grossophobe, dont il a été victime.
« Il doit avoir un cœur gros comme un jambon. Si c’est pas une crise cardiaque… J’y comprends rien », commente un policier devant le corps de l’homme qu’il découvre attablé, la tête plongée dans une assiette de spaghettis, avant de s’apercevoir que celui-ci a les mains attachées sous la table. « Comment ce gros porc arrivait à passer sa porte ? », demande-t-il au médecin légiste pendant l’autopsie. Dans cette grossophobie qui s’exprime sans fard, l’enquêteur se montre finalement aussi déshumanisant que l’assassin : plus tard dans le film, celui-ci, pour se défendre d’avoir tué un innocent, parle de sa victime comme d’« un obèse répugnant, une créature qui pouvait à peine se tenir debout ». « Si vous l’aviez croisé dans la rue, vous l’auriez montré à vos amis et vous vous seriez tous moqués de lui », ajoute-t-il – et vous savez bien que là-dessus, il n’a pas tort.

« Faire attention » au moindre gramme fait grossir

« Notre rapport à la nourriture est complètement, radicalement, tragiquement fucké », écrit encore Gabrielle Lisa Collard. En plus de ne jamais faire maigrir durablement, les régimes restrictifs déclenchent souvent des troubles du comportement alimentaire. Autrement dit, « faire attention » au moindre gramme fait grossir. L’autrice québécoise enfonce le clou : « Se faire harceler au sujet de sa taille et répéter sans cesse que notre corps est un problème, sans grande surprise, ça aide pas à développer une relation saine avec la nourriture. » Vouloir sauver les personnes grosses de leur adiposité, c’est finalement nuire à leur santé mentale.

Moi-même, sans me l’avouer, il est possible que je cherche à échapper au blâme, à ne pas passer pour une mauvaise grosse : sur Instagram, je suis cette personne qui ne poste que les « bonnes » choses (nutritionnellement parlant) que je mange et bois ; qui ne compte, certes, ni ses calories ni ses portions, mais qui a le bon goût de s’envoyer des nuggets de pleurotes arrosés de beaujolais nature à la terrasse d’un restaurant validé par les critiques gastro branché·es, plutôt que des Big Mac et du Coca-Cola. Mais je vais bien et je ne m’excuse plus d’avoir faim. Car avoir faim, c’est être vivante.

Lucie Inland est journaliste indépendante et autrice. Elle s’intéresse à des sujets tels que les discriminations, la prison, les animaux de compagnie ou encore la mort. Cette chronique est la deuxième d’une série de quatre.

24.04.2024 à 22:04

Le tatouage pour «reprendre sa liberté»

Marie-Agnès Laffougère

« Gamine, c’est en voyant ma grande sœur dessiner que j’ai commencé à griffonner à mon tour. À côté de ça, toutes les semaines, je dansais le flamenco avec ma grand-mère espagnole. Des ponts se sont créés entre la façon dont j’habitais mon corps et ce que je produisais sur le papier. Le dessin, c’est […]
Texte intégral (901 mots)

« Gamine, c’est en voyant ma grande sœur dessiner que j’ai commencé à griffonner à mon tour. À côté de ça, toutes les semaines, je dansais le flamenco avec ma grand-mère espagnole. Des ponts se sont créés entre la façon dont j’habitais mon corps et ce que je produisais sur le papier. Le dessin, c’est du mouvement. Si on n’est pas connecté·e à son corps, rien ne sort.

Quand j’étais devant ma feuille, tout disparaissait autour de moi, comme si j’étais sous hypnose. Mes parents n’avaient pas de culture artistique, mais dès qu’ils ont vu quel plaisir je prenais à dessiner, ils m’ont inscrite à un cours municipal. À partir de mes 13 ans, j’ai pu suivre des cours de modèle vivant avant de passer un bac arts appliqués, avec au programme beaucoup d’histoire de l’art et une vingtaine d’heures par semaine consacrées à la pratique du dessin.

Quelques années plus tard, ma grande sœur m’a demandé de réaliser les ébauches de son premier tatouage tribal dans le bas du dos. Pour mon père, se faire tatouer était de très mauvais goût, surtout pour une femme. Alors même si ça m’amusait beaucoup, je n’imaginais pas devenir tatoueuse. D’autant que ma référence, c’était ce que je voyais dans mon petit village de Champagne : des salons avec uniquement des tatoueurs hommes et des motards comme clients.

Cette année-là, j’ai commencé un BTS en communication visuelle. C’était les premières années d’Internet et, en fouillant sur MySpace, j’ai découvert le travail de femmes artistes et tatoueuses comme Dodie et Maud Dardeau. À 18 ans, je me suis fait tatouer pour la première fois : l’idée d’en faire mon métier est revenue. Je me raisonnais en me disant : “Finis tes études, on verra plus tard.” Mais c’était trop tard, la graine était plantée ! Quand j’ai terminé mon master en design global, je me suis dit : “C’est maintenant ou jamais !”

Je n’avais aucun contact dans ce milieu à l’époque, alors j’ai fait des recherches sur Internet, et j’ai appris qu’il n’existait pas de formation officielle, mais que certain·es tatoueur·euses prenaient parfois des apprenti·es. J’ai été embauchée par le plus gros salon de ma ville, mais ça a été très compliqué. J’étais la première femme à intégrer l’équipe et je n’y étais pas la bienvenue. Mon boss était un gros dégueulasse qui ne respectait ni les filles ni le droit du travail. J’ai passé les premières années à travailler six jours par semaine, principalement à nettoyer le local. Je touchais à peine 30 % des revenus des rares tatouages que je faisais. Alors, après quatre ans là-bas, je me suis sauvée.

Un moment d’égoïsme pour ses clientes

Finalement j’ai ouvert mon shop à Limoges et suis devenue ma propre patronne. Je me suis spécialisée dans les motifs floraux et ornementaux. Ce qui a fait fonctionner le bouche-à-oreille, c’est que je suis une tatoueuse très à l’écoute. Avant chaque tatouage, je conclus avec ma cliente ou mon client un pacte de confiance mutuelle : si ce que je propose ne lui convient pas, elle ou il peut renoncer. De mon côté, si je ne “sens” pas la personne, je peux refuser de la tatouer. Je propose généralement une première ébauche à même la peau qui permet de construire un projet unique, en m’adaptant à la spécificité du corps de la personne. La cliente ou le client prend quelques jours pour se familiariser avec le dessin et le valider ou non.

En clientèle, j’ai à peu près 90 % de femmes. La plupart d’entre elles ont la quarantaine et des enfants. Certaines ont dû économiser pendant plusieurs mois pour s’offrir un tatouage. Elles viennent souvent après une séparation ou une fois que leurs enfants sont partis de la maison, comme pour reprendre leur liberté. Le tatouage, c’est le moment d’égoïsme qu’elles s’accordent enfin après avoir beaucoup donné à leur famille. Une fois que c’est terminé, elles me disent souvent que ça fait du bien de prendre du temps pour elles.
Beaucoup d’entre elles ont vécu des agressions sexistes et sexuelles, que ce soit chez elles ou à l’extérieur, alors je fais super attention : par exemple, au moment où elles se déshabillent, je leur propose un plaid ou des cache-tétons pour se couvrir. Pour ces femmes, le tatouage peut être un moyen de reprendre le pouvoir sur leur corps, comme un retour à elles-mêmes, mais ce n’est pas forcément verbalisé. J’adore quand je vois sortir de l’atelier une femme plus déterminée que quand elle y est entrée. J’aime penser que je plante des graines d’empouvoirement.  »

Propos recueillis par téléphone le 31 janvier 2024 par Marie-Agnès Laffougère, journaliste en alternance à La Déferlante. •

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