« Bien plus qu’un professeur de littérature, la véritable vocation de Girard était d’être un prédicateur de la fin des temps. »
En 2005, Peter Thiel interrogea une dernière fois son vieux maître : croyait-il encore à la fin des temps et si oui à quoi ressemblerait-elle ?
La réponse de René Girard fut étonnante.
En substance, il lui soutint que l’apocalypse pourrait venir précisément à une époque où il ne se passe pas grand-chose et qui pourrait perdurer pendant des décennies — un peu à la manière d’un zombie.
Dans ce texte a publié à l’occasion de la Novitate Conference de la Catholic University of America à Washington, à l’automne 2023, Peter Thiel livre un exposé synthétique de cette obsession : la multiplication des signes avant-coureurs de l’apocalypse dans un monde dominé par la technique et « affaibli ».
Sa thèse est au fond assez simple : les conditions de la fin des temps sont réunies, mais les traces de ce qui pourrait la retenir sont absentes ou dégradées : « le katechon ne suffit plus ».
Un autre danger l’inquiète : ce qui pourrait nous faire croire que la fin des temps est évitable — l’Antéchrist — s’est désormais constitué en système et est devenu d’autant plus difficile à discerner et à combattre.
Car le monde décrit par Thiel est paradoxal : « Le provincialisme, l’assistanat et la bureaucratie ont dégradé la science au rang d’institution sociopathe et pseudo-malthusienne. Mais ils l’ont aussi empêché de faire exploser le monde. »
Dans un entre-deux, une transformation se serait opérée par laquelle le monde extérieure serait devenue une chose fondamentalement inquiétante :
« Ce passage du monde des atomes — et des bombes atomiques — au monde des bits peut être considéré comme un glissement vers l’intériorité, une perte d’intérêt pour le monde extérieur au profit des mondes intérieurs ou virtuels. Les jeunes générations ont passé plus de temps retranchées dans le métavers, plus de temps dans leurs sous-sols à jouer à des jeux vidéo, plus de temps à s’adonner maladivement au yoga et à la méditation — peu importe la quantité, cette pratique est toujours excessive — et se sont tournés vers la psychologie, la parapsychologie, les drogues psychédéliques et la psychopharmacologie quand leur mode de vie sous sédatifs leur procurait peu de joie. »
Pour celui qui fut le premier soutien de Trump dans la Silicon Valley, cette décadence est manifeste :
« La réticence à procréer, à désirer autrui et à avoir des enfants est l’indicateur le plus inquiétant d’une mimesis radicalement affaiblie dans son ensemble. Les baby-boomers et la génération X étaient les dernières générations à pouvoir désirer sans complexe : voitures de sport, maisons de luxe, richesse. Les millennials et la génération Z des années 2020 doivent se contenter de marijuana, de Netflix et des réseaux sociaux. »
Dans cette époque zombie, être « Hamlet ne suffit plus ».
Pour Thiel, « l’athéisme politique » atteint partout ses limites et il ne reste que peu d’espoir : « prions pour que les spectacles de marionnettes puissent perdurer encore un peu, pour que ce qui reste des anciennes structures sacrées et des vestiges du katechon puisse perdurer à notre époque — et pour que le Jour du Seigneur n’arrive pas de sitôt. »
I. La philosophie ne suffit pas
Le christianisme avait répondu à la question des présocratiques — « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » — de façon assez simple : parce que Dieu l’a voulu. Mais dès le premier siècle, les chrétiens continuèrent à se demander pourquoi il y avait toujours quelque chose plutôt que rien. Le renouveau cosmique de la parousie semblait tardif à ces premiers croyants 1, qui ont fini par accepter ce retard en rationalisant l’histoire profane et ses institutions — l’Empire romain et l’Église catholique — comme vecteurs de diffusion de l’Évangile. Dans un monde persistant (persistent universe), l’« athéisme politique » de la retraite monastique semblait inapproprié.
Pour comprendre ce début abrupt et volontairement obscur, il faut partir d’une image. Pour se représenter le monde dans lequel vivaient les premiers chrétiens, le gourou girardien de la Silicon Valley qui cherche à retenir la fin des temps a une représentation en tête : un vaste jeu vidéo.
L’expression persistent universe a un sens bien précis : elle semble ici faire référence au monde du gaming, désignant les univers de jeu où l’action continue même lorsque le joueur est déconnecté — d’autres joueurs peuvent alors interagir, perdre, gagner, bâtir des choses… Cette possibilité du jeu interconnecté est le postulat de base du concept de métavers : un monde en parallèle, qui « continue », qui persiste à côté ou en dessous du monde réel. Plusieurs œuvres de science-fiction y font référence — comme le jeu des « Trois corps », central dans la construction de l’intrigue du grand roman de Liu Cixin.
Près de deux millénaires plus tard, au début du XXe siècle, les missionnaires chrétiens avaient parcouru la majeure partie du globe et propagé la nouvelle à qui voulait l’entendre. Presque au même moment, les signes et les prodiges se multiplièrent. Les derniers « Césars » ou « Empereurs romains » restants — l’empereur Guillaume II et le tsar Nicolas II — moururent. C’était le signe avant-coureur de l’arrivée de l’Antéchrist annoncée dans l’Apocalypse du Pseudo-Méthode (vers 692) et le Libellus de l’Antéchrist d’Adson de Montier-en-Der (vers 950) ; l’Europe se cannibalisa, non pas une mais deux fois ; le soleil se coucha sur l’Empire britannique ; et la désintégration totale de la civilisation humaine devint envisageable à Los Alamos. « Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait » (Matthieu 24:36), nous avertit la Bible. Peut-être pouvons-nous connaître le siècle — pendant un temps, le XXe siècle sembla une hypothèse aussi fiable qu’une autre.
Cette question de la violence apocalyptique dévoile l’agôn entre Athènes et Jérusalem, entre la philosophie politique et la révélation biblique. Georg Wilhelm Friedrich Hegel et ses épigones philosophiques justifient la violence de masse comme passage nécessaire vers la « fin de l’histoire ». Le rationnel est le réel. L’actuel est l’idéal. Après le bain de sang, la fin n’entraînera pas une destruction ardente, mais une paix fade. Hegel a prématurément identifié la fin à l’arrivée de Napoléon à Iéna en 1806. Il a été suivi par Alexandre Kojève, qui l’identifiait à Joseph Staline dans les années 1930 — même s’il aurait été plus juste viser les années 1950, avec la création Communauté économique européenne 2. Francis Fukuyama a repris l’argument de Kojève et a annoncé que la fin était enfin arrivée en 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin.
L’argument de Fukuyama a tenu de façon instable. La dernière décennie du siècle le plus tumultueux de l’histoire humaine a culminé avec une sorte d’interminable « jouir le plus long » : le Web mondial. Les crises de 2001, 2008 et 2016 ont menacé de catalyser de nouvelles ères plus sombres pour l’humanité, et se sont à chaque fois évanouies. Les guerres post-11 septembre ont davantage ressemblé à des projets postmodernes coûteux qu’à des guerres de civilisations ; le système financier s’est redressé — bien que sous une forme entravée — après l’éclatement de la bulle des subprimes ; et les révoltes populistes aux États-Unis et au Royaume-Uni ont détourné l’attention des réformes plus qu’elles ne les ont provoquées.
L’endiguement de chacune de ces crises a nécessité un élargissement toujours plus important — des déficits budgétaires, des instruments politiques, de la confiance institutionnelle. Mais pendant longtemps, le centre a tenu bon. Dans sa chronique de la Sicile aristocratique tardive, Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa a formulé la quintessence de la banalité révolutionnaire : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » 3 Dans notre monde statique, on nous dit l’inverse : pour que les choses continuent, tout doit rester exactement pareil.
II. Les boucs émissaires ne suffisent pas
Le passage à un monde de torpeur et d’indifférence semble réfuter — ou du moins compliquer — la compréhension de l’histoire moderne par René Girard. Il envisageait une violence incontrôlable, à la fois interpersonnelle et internationale, alimentée par des doubles belliqueux : le fascisme contre le communisme, les États-Unis contre l’Union soviétique, les armées antiterroristes secrètes contre les cellules terroristes. Une telle violence est incontrôlable en raison de la venue du Christ dans le monde. Girard aimait à dire que le Christ était le premier athée politique, le premier à ne pas croire que l’État suivait un ordre divin, ou qu’un « Gott mit uns » existait au ciel. Car, sur le plan de la théologie politique, qu’est-ce que le Trinitarisme, sinon l’affirmation selon laquelle le Christ est le véritable Fils de Dieu et, par conséquent, que César Auguste, fils du César divinisé, n’est pas véritablement le Fils de Dieu, et que, ipso facto, l’Empire romain n’est pas la pure volonté de Dieu ? Ou plus largement, qu’est-ce que le Notre Père sinon un rappel quotidien que la volonté de Dieu est toujours faite au ciel et rarement ici bas ?
La prétention de César à la transcendance repose sur un instrument de torture : celui-là même dont le Christ a détruit le pouvoir unifiant et coercitif. Plus généralement, l’existence de tous les pouvoirs et de toutes les principautés dépend de la violence avec laquelle on désigne des boucs émissaires. Pour Girard, la violence mimétique et la désignation des victimes comme boucs émissaires sont des « choses cachées depuis la fondation du monde ». Contrairement aux marchés fonctionnels ou aux lois naturelles de la science, dont une meilleure compréhension n’empêche ni les marchés ni les lois naturelles de fonctionner, la désignation de boucs émissaires ne fonctionne que lorsque, à un certain niveau, les persécuteurs ignorent ce qu’ils font. On peut canaliser l’énergie négative d’un village rancunier contre une femme âgée et peu attirante et l’accuser de sorcellerie. Cette accusation peut même unir les villageois, à condition qu’ils la perçoivent comme une révélation quasi religieuse et non comme le produit d’une manie psychosociale. Si le sacré est une violence déguisée ou mythifiée, alors la révélation évangélique de cette violence fondatrice entraînera, au fil du temps, la désacralisation, la déconstruction, la destruction et la mort progressives de toutes les cultures.
Dans les premières pages de ce texte, Thiel adopte un ton volontairement sibyllin, voire prophétique. Ici, « l’instrument de torture » fait bien sûr référence à la croix — mais l’image sert en fait à introduire la figure girardienne du bouc émissaire.
Au cours de l’histoire, la révélation chrétienne rend impossible la recherche de boucs émissaires et nous oblige à trouver des explications alternatives et naturelles (« une multitude alors cherchera, et la connaissance augmentera » [Daniel 12:4]). Cette accélération de la science et de la technologie conduit également à l’accélération d’une violence illimitée, qui a désormais le potentiel de détruire la planète : « Pour comprendre que nous vivons déjà cette révélation, il suffit de réfléchir au rapport que nous entretenons tous, en tant que membres de la communauté humaine mondiale à l’armement formidable que s’est donné l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. » 4 À la question fondamentale des armes nucléaires et thermonucléaires, il faudrait peut-être ajouter celles de la destruction de l’environnement (Matthieu 24:7 ou 24:29, spéculait Girard), la bio-ingénierie et les armes biologiques (la démystification scientifique des « noyaux jumeaux », en 1952 avec les bombes H et en 1953 avec l’ADN), les nanotechnologies, les robots tueurs ou l’IA incontrôlable — notamment sous ses formes rudimentaires de surveillance totalitaire.
III. Le katechon ne suffit pas
Pour Girard, les solutions politiques modernes à la violence n’étaient efficaces que dans la mesure où elles demeuraient mythiques ou « katéchontiques » 5, contribuant à ralentir l’appauvrissement culturel. Dans le pire des cas, elles s’avéraient tragi-comiques et contre-productives. Même les philosophes politiques les plus modernes, qui tentèrent d’asseoir la nouvelle société sur le « fondement vil mais solide » 6 des Lumières au sens large, ne comprirent pas que leur projet détruirait la société plus qu’il ne la reconstruirait.
Thomas Hobbes, Friedrich Nietzsche et Carl Schmitt étaient des penseurs fondamentaux mais qui n’ont pas réfléchi assez profondément pour atteindre vraiment les fondements. Ils ne sont pas parvenus à tout démythifier depuis le début. La guerre hobbesienne du « tous contre tous » ne s’est pas résolue dans un passé lointain, quand des combattants déchaînés se sont assis pour tenir une agréable conversation juridique au cours de laquelle ils ont élaboré un « contrat social ». Elle a été résolue en transformant la guerre du « tous contre tous » en une guerre du « tous contre un ». Girard comprenait l’éternel retour de Nietzsche comme un cycle sacrificiel dans lequel la « mort de Dieu » récurrente est véritablement le « meurtre de Dieu ». Girard pensait que Nietzsche — contrairement aux athées plus banals du XVIIIe siècle — comprenait au moins cela de la victimisation du Christ et de Dionysos. Mais il pensait aussi que l’effet de cette lutte acharnée entre la modernité et la violence du passé serait tout à fait à l’opposé du renouveau et de la libération nietzschéens : « L’éternel retour est le passé que le christianisme a aboli. L’histoire foule désormais les espaces sans fond du savoir chrétien… On ne sait pas si la fin colossale [du Crépuscule des dieux] marque seulement la fin d’un cycle, la promesse de mille renouvellements, ou si elle est vraiment la fin du monde, l’apocalypse chrétienne, l’abîme sans fond de la victime inoubliable. » 7
Schmitt a ancré sa théologie politique sur le katechon et n’a donc jamais oublié la possibilité latente d’une apocalypse 8. Girard comprenait le katechon comme « une principauté et un pouvoir » — et donc, d’une certaine manière, un élément démoniaque 9 — qui avait néanmoins un rôle stabilisateur et pacificateur à jouer dans le christianisme historique. Il joue toujours ce rôle en 2023. Mais Girard considérait que La Notion de politique de Schmitt et les mésaventures nationalistes de l’auteur étaient à l’exact opposé du katechontique, et permettaient plutôt une accélération de l’histoire vers les Nations Unies et l’État-unique mondial. D’un point de vue girardien, Schmitt était trop centré sur le politique et trop focalisé sur la préservation des distinctions — finalement nihilistes — entre amis et ennemis.
L’athéisme politique de Girard, sa pensée anti-politique et apocalyptique, sont devenus la cible de l’attaque la plus dévastatrice jamais lancée contre lui, celle de Pierre Manent en 1982. Manent a dénoncé Girard comme étant plus mauvais, méchant ou fou qu’un autre philosophe politique moderne, Nicolas Machiavel : « Mais plus qu’à celle de Marx, de Freud ou de Nietzsche, la théorie de René Girard se rattache à celle du premier et du plus grand des maîtres du soupçon : Machiavel. Machiavel aussi affirme que la fondation et la préservation des cités sont essentiellement violentes, et que les hommes vivent continuellement des bons effets de cette violence qu’ils ne veulent pas regarder en face. Mais Machiavel, lui, sait ce qu’il dit : si ce que nous appelons humanité est fondé sur la violence, alors il faut préserver ce pouvoir actif de la violence et empêcher les hommes de tomber sous l’influence d’une non-violence mensongère — celle du christianisme — qui tend à détruire les conditions mêmes de leur humanité. (…) René Girard reste strictement dans les termes du machiavélisme. Simplement, il met un signe positif où Machiavel mettait un signe négatif, et réciproquement. Mais ce renversement est absurde. Si la nature politique de l’homme est violence ou fondée sur la violence, alors la non-violence du christianisme est bien ce que dit Machiavel, violence contre nature, au second degré, « pieuse cruauté ». Si la « culture » humaine est fondée essentiellement sur la violence, alors le christianisme ne peut rien apporter d’autre que la destruction de l’humanité sous les apparences fallacieuses de la non-violence. » 10
Manent reconnaîtra plus tard que sa critique était trop générale. L’athéisme politique de Girard n’était pas absolu. Girard n’était pas moine. C’était un fin observateur de l’actualité. Il était enthousiasmé par le conservatisme modéré de Charles de Gaulle. Il espérait que la politique théâtrale de Ronald Reagan mettrait fin à la Guerre froide, et il craignait que le néoconservatisme rigide de George W. Bush ne nous entraîne dans un conflit sans fin. Il considérait le nazisme et le communisme comme des doubles mimétiques, deux mouvements extrémistes et totalitaires qui s’imitaient l’un l’autre dans leur haine réciproque et dans leur massacre de millions de personnes ; néanmoins, il distinguait le communisme comme le plus dangereux des deux, une forme d’« ultrachristianisme » plus tentante et donc plus dangereuse dans notre monde post-Révélation 11.
Mais au niveau théorique, au niveau de ce que l’on pourrait appeler la « vérité absolue », de telles interventions pratiques et circonstancielles manquent de fondement. Girard croyait qu’il fallait désirer devenir saint et être prêt à devenir martyr. En ce sens, il s’écarte radicalement du paradigme « politique » ou « philosophique » de Manent. Bien plus qu’un professeur de littérature, la véritable vocation de Girard était d’être un prédicateur de la fin des temps. « Dire que nous sommes objectivement dans une situation apocalyptique (…) revient à dire que l’humanité est devenue, pour la première fois, capable de s’autodétruire, ce qui était inimaginable il y a seulement deux ou trois siècles. » 12 S’il existe un espoir pour Girard, ce n’est que l’espoir désespéré de Jonas à Ninive. Contre toute attente raisonnable, la ville pourrait écouter la jérémiade de malheur et se repentir de ses mauvaises actions. La grande violence pourrait alors, pour l’instant, être différée.
Le positionnement de Girard trahit un sentiment d’impuissance face à la vague de violence. Il n’exagère pas son propre rôle dans les événements mondiaux. Pour Girard, l’important n’est pas son propre message dangereux et subversif, ni sa théorie globale, ni ses ouvrages considérables mais, tout simplement, le grand Esprit judéo-chrétien à l’œuvre dans l’Histoire :
Je crois que nous vivons une mutation proprement inouïe, la plus radicale qu’ait jamais subie l’humanité. (…) Cette mutation (…) ne dépend pas des livres que nous pouvons écrire ou ne pas écrire. Elle ne fait qu’un avec l’histoire terrifiante et merveilleuse de notre temps, qui s’incarne ailleurs que dans nos écrits (…). Les livres eux-mêmes n’auront qu’une importance mineure ; les événements qui les feront émerger seront infiniment plus éloquents que tout ce que nous écrirons et établiront des vérités que nous avons du mal à décrire, que nous décrivons mal, même dans des cas simples et banals. 13
IV. La modernité — précoce, moyenne et tardive — ne suffit pas
Comment en sommes-nous arrivés là ?
La plupart des grands prophètes du début de la modernité n’envisageaient pas un avenir morose. Aux XVIe et début du XVIIe siècles, Thomas More, Tommaso Campanella et Johann Valentin Andreae pressentaient le changement et écrivaient des ouvrages spéculant sur l’avenir, débattant des nouvelles sociétés idéales que nous pourrions bâtir 14. Mais aucun d’entre eux ne fut aussi sensible à l’importance du progrès technologique que Francis Bacon, dont la Nouvelle Atlantide, publiée à titre posthume, prédisait, voire prescrivait, le cours de l’histoire moderne.
Bacon pressentait que la maîtrise et le contrôle de la science étaient indissociables de la maîtrise et du contrôle de toutes choses. La ville hyper-avancée, éponyme du livre, Bensalem 15, est administrée par une institution technocratique de type État-profond, dite Maison de Salomon (ou « Collège des Travaux des Six Jours ») 16. Caractéristique du début de la modernité, les ambitions de la Maison sont presque illimitées : « La Fin de notre Fondation », révèle l’un des Pères de la Maison de Salomon au narrateur, « est de connaître les Causes, les Mouvements, et les Vertus secrètes que la nature renferme en elle-même ; de donner à l’empire de l’esprit humain, toute l’étendue qu’il peut avoir. » 17. Cela suggère que la science rendra obsolète un Dieu interventionniste. En effet, le Père cite parmi l’impressionnant éventail de pouvoirs de la Maison de Salomon la capacité de créer « toutes les illusions et tromperies de la vue, en figures, grandeurs, mouvements, couleurs » 18 — ce qui lui aurait donné la capacité de fabriquer même les miracles sur lesquels repose la foi chrétienne des Bensalemites ordinaires 19. Lorsque le narrateur de Bacon découvre Bensalem, elle est cachée au reste du monde. Mais les descriptions détaillées de l’arsenal de la ville (« artillerie et instruments de guerre, et engins de toutes sortes (…) nouvelles compositions de poudre : nous savons faire les feux grégeois qui brûlent dans l’eau, et qui sont inextinguibles ») 20 peuvent présager une violente conquête mondiale. En laissant entendre que la science et la technologie pourraient conquérir le Ciel et la Terre, Bacon a fait preuve d’une vision exceptionnelle en anticipant le zeitgeist du début de l’ère moderne.
La Maison de Salomon est une institution quasi omnipotente mais elle ne fonctionne pas en pilotage automatique : sa grandeur est due aux grands hommes qui la contrôlent. Dans le monde réel, Bacon était de ceux-là. Il a pressenti et orienté le cours des débuts de la modernité avec une capacité à agir et une intelligence à peine croyables aujourd’hui. Mais malgré son niveau de compréhension de son époque et de l’orientation de la science et de la technologie, Bacon lui-même n’aurait pu imaginer, parmi les « armes et instruments de guerre » de Bensalem, quelque chose d’aussi puissant qu’une bombe nucléaire. Une telle arme aurait ouvert la boîte de Pandore pour la Maison de Salomon. Son expansion militaire serait passée d’une croisade vertueuse à un moyen nécessaire d’auto-préservation, de peur de permettre à d’autres nations de développer une telle technologie. Pour empêcher un tel développement, la Maison de Salomon aurait peut-être dû établir un gouvernement mondial — qui était autrefois compris comme le synonyme de l’Antéchrist biblique. Selon la conception du début de l’époque moderne de Bacon, un individu isolé pouvait être suffisamment puissant pour incarner l’Antéchrist. Une lecture attentive du texte de Bacon révèle que Joabin, un mystérieux marchand se faisant également passer pour un roi-philosophe de ce monde, pourrait être le pas-tout-à-fait-antipathique Antéchrist 21.
Depuis un peu plus de deux ans, le « gouvernement mondial » présenté comme pouvant répondre aux défis de l’humanité serait l’Antéchrist est une obsession de Peter Thiel. Il s’en était expliqué dans un important entretien en décembre 2024.
À mesure que la science et la technologie progressaient dans le monde réel, nous sommes entrés dans une « modernité moyenne », matériellement plus prospère que la modernité précoce, mais qui présentait des signes du scepticisme de la modernité tardive à l’égard de l’action humaine 22. Le roman Perte et gain (1848) de John Henry Newman reflète cette évolution. Ce roman semi-autobiographique suit un jeune homme, Charles Reding, dans son cheminement spirituel à l’Université d’Oxford. Ses pairs anglicans lui expliquent que la doctrine anglicane considère le pape comme l’Antéchrist, comme enseigné par l’archevêque Thomas Cranmer dans son Premier livre d’homélies (1547). Cependant, Reding réalise peu à peu que ses pairs contemporains ne croient pas réellement qu’un individu comme le pape soit, ou même puisse être, l’Antéchrist, et ses doutes sur l’Église catholique se dissipent. Un demi-siècle plus tard, les plus puissants traitements littéraires de l’Antéchrist — Guerre, Progrès et Fin de l’histoire (1900) de Vladimir Soloviev et Le Seigneur du monde (1908) de Robert Hugh Benson — dépeignent tous deux l’Antéchrist comme un individu, mais un individu ayant curieusement peu de traits distinctifs 23. Quelque chose a subtilement changé entre le récit de Bacon et le leur. Leurs Antéchrists sont des écrivains et des orateurs convaincants mais leurs paroles sont, dans le cas de Soloviev, des synthèses invraisemblablement miraculeuses d’idées différentes, ou, dans le cas de Benson, totalement oubliées de ceux qui les entendent 24. Ce sont des constructions — des incarnations d’idées, des miroirs de nos échecs.
Notre peur de la bombe atomique a achevé notre glissement vers la modernité tardive. À Los Alamos, nous avons de tout évidence passé les rênes aux scientifiques, et la science a, de toute évidence, « fini » — au double sens hégélien de culminer et de prendre fin. Par la suite, de grands penseurs comme Bacon ont cédé la place à des bureaucrates universitaires incontestés, qui ne conçoivent pas la machine dans son ensemble, mais en sont plutôt les minuscules rouages. Cette machine réprime nos potentiels Bacon, dans ce que l’on pourrait appeler généreusement une ferveur katéchontique ou — moins généreusement — une angoisse existentielle.
Le bureaucrate universitaire d’aujourd’hui par excellence est le professeur d’Oxford Nick Bostrom,qui, autant que ses contemporains, incarne et exprime notre médiocrité et notre conformisme paralysés. Bacon avait malicieusement laissé entendre qu’il sympathisait avec un Antéchrist doté d’une grande capacité d’action, tandis que Newman, Soloviev et Benson étaient plus durs contre cette figure. L’œuvre de Bostrom, imprégnée de la logique de paix et de sécurité de la modernité tardive, suggère une absence totale de compréhension du problème. Dans « L’hypothèse du monde vulnérable », Bostrom — ou peut-être simplement une simulation de lui-même — énumère les voies par lesquelles le monde pourrait prendre fin. Il propose ensuite quatre contre-mesures :
1. Limiter le développement technologique.
2. Éviter qu’une large population d’individus, dotés de motivations humaines normales, puisse exister et agir librement.
3. Mettre en place une police préventive extrêmement efficace.
4. Mettre en place une gouvernance mondiale efficace. 25
Restreints par les chaînes de la modernité tardive, les grands hommes sont méprisés ou ignorés. Même les Antéchrists en papier mâché de Soloviev et Benson peineraient à convaincre les foules. Mais un monde hostile aux individus n’est pas à l’abri de la menace de l’Antéchrist ; au contraire, l’Antéchrist pourrait bien arriver sous la forme d’une institution ou d’un système. Comment un tel Antéchrist pourrait-il accéder au pouvoir ? Aussi puissantes que soient les histoires de Soloviev et Benson, les méthodes de daemonium ex machina par lesquelles leurs Antéchrists conquièrent le monde semblent maigres. Mais à lire Bostrom, on peut déduire une réponse : en jouant sur nos peurs de la technologie et en nous incitant à la décadence avec le slogan de l’Antéchrist, « paix et sécurité ». Bostrom ne diffère pas de Bacon par son athéisme et son matérialisme, que Bacon partageait, et qui ont défini même la modernité précoce. Mais lui et le zeitgeist qu’il incarne sont résolument déterminés à nous sauver du progrès, à tout prix.
Il n’y a pas eu de grande littérature s’attaquant à l’Antéchrist depuis Soloviev et Benson au début du XXe siècle. Mais si un auteur courageux écrivait un roman réfutant Bostrom, il ferait bien de rappeler qu’une force suffisamment puissante pour contrôler le monde est une force suffisamment puissante aussi pour le détruire. « Car vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit. Quand les hommes diront : Paix et sûreté ! alors une ruine soudaine les surprendra, comme les douleurs de l’enfantement surprennent la femme enceinte, et ils n’échapperont pas. Mais vous, frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour que ce jour vous surprenne comme un voleur. » (1 Thessaloniciens 5:2-4)
V. La décadence ne suffit pas
Tout cela nous ramène à cette question vieille de deux millénaires : pourquoi y a-t-il encore quelque chose plutôt que rien ? Pour le jeune Girard, les longues décennies de l’ère nucléaire ressemblaient à un compte à rebours vers l’Armageddon, avec quelques tentatives très proches dans les années 1950 et 1960, et un sentiment de crise encore persistant dans les années 1970 et 1980. Lorsque j’ai demandé à un Girard plus âgé, en 2005, s’il croyait toujours que nous vivions la fin des temps, il a répondu par l’affirmative, mais avec une certaine nuance : la fin des temps pourrait ressembler à une époque où il ne se passe pas grand-chose et qui pourrait perdurer pendant des décennies — à la manière d’un zombie.
Que peut dire l’irréductible girardien de ces prédictions apparemment démenties concernant la fin du monde ?
Peut-être faudrait-il interpréter notre époque (en particulier les trente ou cinquante dernières années) comme un étrange « no man’s land », entre vengeance totale et absence totale de vengeance, cet espace spécifiquement moderne où tout est imprégné d’une vengeance malsaine 26, comme un lieu où les hommes ne sont ni assez fous pour provoquer l’Apocalypse, ni assez sains d’esprit pour embrasser le Royaume de Dieu. Bien que cela dépasse largement le cadre de cet essai, l’esquisse d’une telle ère culturelle « zombie », dans laquelle l’histoire ne s’arrête pas mais semble ralentir, couvrirait de nombreux sujets.
La stagnation de la science et de la technologie est surdéterminée, alimentée en partie par une réglementation excessive — pensez à la Food and Drug Administration ou à la Nuclear Regulatory Commission —, en partie par un enseignement trop surveillé — pensez aux doctorants en robotique et en sciences sous contrat —, mais surtout par la crainte d’une course aux armements incontrôlable. Le massacre industriel de la Première Guerre mondiale avait déjà anéanti notre optimisme du siècle des Lumières selon lequel la science et la technologie étaient des forces inaltérables au service du bien. Mais à Los Alamos, la science semblait, pour la première fois, avoir véritablement propulsé l’histoire dans une direction plus sombre.
A émergé ensuite une science sous une forme nouvelle, échelonnée et bureaucratique, loin de l’idéal enfantin de l’inventeur solitaire et brillant. La première institutionnalisation de ce modèle — le projet Apollo — nous a permis de marcher sur la Lune. Mais l’échelonnage est vite devenu un défaut — plutôt qu’une caractéristique — transformant le progrès scientifique en une bureaucratie incrémentaliste, politique et gérontocratique 27. Plus largement, la technologie a connu un ralentissement similaire, avec des exceptions dans les télécommunications et l’informatique 28.
Mais peut-être avons-nous tort de qualifier ce ralentissement d’inconvénient, si la poursuite des progrès ne faisait que dénicher toujours plus de moyens d’autodestruction. On peut se plaindre des physiciens et des scientifiques moindres qui s’embarrassent de « DEI », de politiques d’évaluation par les pairs et de demandes de subventions. Le provincialisme, l’assistanat et la bureaucratie ont dégradé la science au rang d’institution sociopathe et pseudo-malthusienne. Mais ils l’ont aussi empêché de faire exploser le monde.
Le ralentissement des sciences et des technologies était palpable dès mes études de premier cycle, à la fin des années 1980. La plupart des domaines scientifiques et technologiques (génie nucléaire, génie aérospatial, génie mécanique, physique, chimie, etc.) étaient alors devenus des impasses. Une voie de progrès étroite et spécifique s’est poursuivie avec les ordinateurs, les logiciels, le Web, l’Internet mobile, etc. Ce passage du monde des atomes — et des bombes atomiques — au monde des bits peut être considéré comme un glissement vers l’intériorité, une perte d’intérêt pour le monde extérieur au profit des mondes intérieurs ou virtuels 29. Dans les décennies qui ont suivi, les jeunes générations ont passé plus de temps retranchées dans le métavers, plus de temps dans leurs sous-sols à jouer à des jeux vidéo, plus de temps à s’adonner maladivement au yoga et à la méditation — en presque n’importe quelle quantité cette pratique est excessive — et se sont tournés vers la psychologie, la parapsychologie, les drogues psychédéliques et la psychopharmacologie quand leur mode de vie sous sédatifs leur procurait peu de joie.
Notre repli vers l’intérieur est difficile à expliquer, mais la cosmologie pourrait nous en fournir un indice.
À mesure que nos modèles cosmologiques supposaient un univers de plus en plus vaste — et finalement un multivers — notre insignifiance est devenue plus évidente. La théorie selon laquelle le monde est une simulation informatique, avec un créateur au moins semi-bienveillant à l’origine, est étrangement plus rassurante que le modèle du multivers des physiciens, qui implique que nous occupions une partie radicalement non représentative du cosmos. Raisonner par induction — comme dans presque toute investigation scientifique — est impossible dans un multivers quasi infini. Par conséquent, le multivers devient une porte d’entrée pour des expériences de pensée sur la conscience — cerveaux de Boltzmann, Matrix, démons cartésiens — et une horreur lovecraftienne du monde extérieur s’installe.
La science et la technologie ne furent pas les seules à refléter la peur d’une violence apocalyptique : nos relations interpersonnelles devinrent tendues au point de conduire à la stérilité et à une sexualité exténuée. Le taux de croissance démographique mondial culmina en 1968 à 2,1 % par an, déclenchant une vague de lamentations néo-malthusiennes de la part de Paul Ehrlich 30, du Club de Rome 31 et d’Hollywood 32. Aussi rapidement que le taux de croissance avait grimpé en flèche, il s’effondra. Dans les décennies qui suivirent, le taux de fécondité s’effondra sous le seuil de remplacement dans des pays aussi divers en apparence que les États-Unis, la Corée du Sud, l’Iran et l’Italie. L’universalité troublante de notre antinatalisme résiste à toute explication locale.
En 1967, lors du Summer of Love, ni Gore Vidal ni William Buckley n’avaient prédit que la révolution sexuelle se terminerait par une réduction des rapports sexuels et de la procréation ; que la jurisprudence Roe v. Wade serait renversée dans le contexte d’une relative diminution des avortements, de la natalité et de relations tendues entre les genres ; ou que l’homosexualité disparaîtrait avec les « trans ». Les conservateurs traditionalistes voient le phénomène transgenre comme une automutilation narcissique des organes sexuels — métamorphosant hommes et femmes en eunuques médiévaux. Mais s’évader vers une nouvelle identité est une réponse compréhensible — quoique malsaine — au dysfonctionnement des dynamiques de genre modernes.
La réticence à procréer, à désirer autrui et à avoir des enfants est l’indicateur le plus inquiétant d’une mimêsis radicalement affaiblie dans son ensemble. Les baby-boomers et la génération X étaient les dernières générations à pouvoir désirer sans complexe : voitures de sport, maisons de luxe, richesse. Les millennials et la génération Z des années 2020 doivent se contenter de marijuana, de Netflix et des réseaux sociaux 33.
Le boom financier de 1982-2007 peut être perçu comme un glissement vers l’intériorité, les aspirants cow-boys sublimant leur énergie masculine dans les salles de marché et sur des tableurs Excel. Mais même à la fin des années 1980, le matérialisme de Patrick Bateman ou de Gordon Gekko semblait non seulement maladroit mais dangereux. Dans les années 1990 et 2000, le « trashpirationalisme » a perduré dans la culture hip-hop bling-bling, mais même celui-ci s’est adouci avec les costumes de créateurs et la splendeur (relativement) discrète de Drake et Kanye West dans les années 2010. La Silicon Valley, la plus grande source de richesse de l’histoire américaine moderne, désapprouve totalement le matérialisme. L’« athleisure », les montres Apple et les modestes résidences de Palo Alto des ingénieurs et des investisseurs en capital-risque grassement rémunérés pourraient suggérer un évitement sain des jeux de statut, ou peut-être simplement l’affaiblissement des fonctions utilitaires et la peur de se distinguer.
Ce monde à faible taux de testostérone semble incompatible avec l’esprit animal du capitalisme expansionniste ; mais peut-être que s’il y a moins de choses pour lesquelles nous sommes en compétition, il y aura aussi moins de choses pour lesquelles nous pourrions nous blesser ou nous tuer les uns les autres.
Dans son livre de 2019, La Société décadente, Ross Douthat semble déplorer les quatre cavaliers que sont la stagnation, la sclérose, la stérilité et la répétition, mais propose des moyens étrangement exagérés pour mettre fin à notre langueur : une politique radicalement post-libérale, une Renaissance afro-futuriste, d’immenses avancées technologiques comme les « moteurs à distorsion ». Si Douthat est en fait tacitement réconforté par l’invraisemblance de ces propositions, c’est parce qu’il pressent que nos manières douces et confortables militent certes contre une société plus dynamique — mais aussi contre une escalade apocalyptique aux extrêmes.
Pourtant, alors que nous nous amusons avec des mèmes et des vidéos TikTok, nous risquons moins de tomber dans l’une des fantaisies de Douthat que dans une catastrophe, banale, mais plus plausible. Cela pourrait commencer par la détérioration de la situation budgétaire des États-Unis — en particulier la dette étudiante de 1 600 milliards de dollars, les bombes à retardement que sont la sécurité sociale et Medicare, et l’envolée des intérêts composés sur les intérêts du déficit et de la dette fédéraux — sans solution pour l’instant qui ne sorte pas du cadre acceptable au plus grand nombre. Ou cela pourrait être le problème — non sans rapport — de l’effondrement démographique quasi universel, qui semble également impossible à résoudre 34. Si nous inversons notre déclin démographique, la demande énergétique nécessaire pour subvenir aux besoins de milliards de personnes supplémentaires se heurtera à des contraintes liées aux ressources ou à la pollution — ou les deux. Mais si nous évitons ces contraintes grâce à une nouvelle méthode de production d’énergie à grande échelle, comme celle qui résulte de la fusion, serions-nous alors mis en péril par ses applications à double usage, géopolitiquement instables ?
Rétrospectivement, le consensus et le scénario de base de la mondialisation des années 1970-2000 — selon lesquels le monde en développement convergerait simplement vers le monde développé — semblent utopiques. Les économies de marché émergentes d’Amérique latine, d’Afrique, d’Inde et de Russie ont toutes connu une croissance bien plus lente que ce que le monde prévoyait il y a quelques décennies 35. Mais nous sommes aujourd’hui confrontés à un dilemme. Si nous atteignons cet objectif utopique, la concurrence entre tant de nations en croissance risque-t-elle de déclencher des guerres des ressources à travers le monde ? Et si la non-convergence que nous avons connue se poursuit, les pays lassés de la stagnation se tourneront-ils vers le modèle communiste chinois ?
VI. Hamlet ne suffit pas
Notre ère zombie a atteint son apogée. Comme Hamlet, nous aimerions repousser le plus longtemps possible le choix inévitable — mais même ceux qu’un monde apathique réconforte savent que toute chose médiocre a une fin. Un problème demeure pour le girardien. Le refus d’agir d’Hamlet semble relever d’une forme d’athéisme politique — plutôt compréhensible au milieu de la pourriture du Danemark. Mais il est clair que ni Girard ni Shakespeare ne qualifieraient Hamlet de modèle — sa mort et l’échec final de son action semblent suggérer le contraire. Que devons-nous en penser ?
Il est difficile de distinguer l’athéisme politique d’Hamlet de celui de Shakespeare, tout comme il est difficile de distinguer l’Antéchrist du Christ. Ces deux distinctions reposent sur la sincérité et l’authenticité — autrement dit : la foi. Hamlet a étudié les nobles questions de philosophie à l’Université de Wittenberg et a commis l’erreur de croire que cela l’élevait au-dessus des affaires terrestres. Sa compréhension de la philosophie n’a pas pu le sortir de son malaise, car la singularité de sa situation — et de la nôtre — résiste à une étude catégorique et purement rationnelle. Son action finale est nihiliste, dépourvue de conviction politico-théologique et d’un véritable athéisme politique.
Tandis que nous temporisons comme Hamlet, « nous faisons mine de ne pas voir la désintégration de notre vie culturelle, la terrible futilité des jeux de marionnettes qui occupent la scène durant cet entracte étrange de l’esprit humain. Un silence s’est abattu sur la terre, comme si un ange s’apprêtait à ouvrir le septième et dernier sceau d’une apocalypse. » 36 Prions pour que les spectacles de marionnettes puissent perdurer encore un peu, pour que ce qui reste des anciennes structures sacrées et des vestiges du katechon puisse perdurer à notre époque — et pour que le Jour du Seigneur n’arrive pas de sitôt : « Qui pourra soutenir le jour de sa venue ? Qui restera debout quand il paraîtra ? Car il sera comme le feu du fondeur, comme la potasse des foulons. » (Malachie 3:2)
Sources
- Humanisme et Terreur (1947) que la violence révolutionnaire peut être un ingrédient nécessaire pour instaurer des relations humaines entre les hommes.
- Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978, traduit en anglais et réédité en 1987 par Stanford University Press), p. 255.
- Droit naturel et histoire (1953), University of Chicago Press, p. 247.
- Violence et vérité – autour de René Girard (1988), Stanford University Press, p. 246.
- Je vois Satan tomber comme l’éclair (2001), Orbis, chapitre 8 et conclusion.
- Commentaire, Vol. 5, n° 19 (automne 1982), pp. 457-463.
- Je vois Satan tomber comme l’éclair, pp. 176-181.
- Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 260.
- Id. p. 134-135.
- Utopie (1516) de More, La Cité du Soleil (1602) de Campanella et Christianopolis d’Andrea (1618).
- Royal Society of London pour l’amélioration des connaissances naturelles.
- La Nouvelle Atlantide (1626, réimprimé en 2017 par Wiley Blackwell), p. 98.
- Id., p. 105.
- Id., p. 107.
- On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History (1841), rend compte du déclin de la foi en l’individu au sein de la modernité moyenne. Carlyle lui-même croyait à l’influence illimitée des grands hommes (« L’Histoire universelle (…) est au fond l’Histoire des grands hommes qui ont œuvré ici » [Yale University Press, 2013, p. 21), mais considérait également ces hommes comme une espèce en voie de disparition (Napoléon, selon lui, fut le dernier grand homme). Dès le XIXe siècle, il a le sentiment de lutter contre l’esprit du temps intellectuel. Vers 1946, lorsqu’il fut révélé que Goebbels avait motivé Hitler dans le bunker en lui lisant la biographie de Frédéric le Grand par Carlyle, celui-ci, autrefois canonique, fut rapidement descendu de sa plateforme.
- La Prédication de l’Antéchrist (1499-1502), reflète une compréhension similaire. Comme les « ultrachistes » de Girard, l’Antéchrist désire ressembler au Christ, mais en plus grand.
- Guerre, progrès et fin de l’histoire, 1900, traduit en anglais et réédité en 1990 par Lindisfarne Press, p. 169). Pour un parallèle avec le monde réel, considérons One World (1943) de Wendell Willkie, qui est devenu le livre de non-fiction le plus vendu de l’histoire américaine. Le livre de Willkie incarne le paradoxe de nombreuses pensées révolutionnaires : il dépeint un État mondial unifié comme inévitable et, dans le même souffle, exhorte les lecteurs à le soutenir et à contribuer à sa construction. Il blanchit la brutalité de Staline (« Aussi étrange que cela puisse paraître, Staline s’habille de tons pastel clairs » [Cassell and Company Limited, 1943, p. 61]) et suggère qu’une coopération mutuellement bénéfique entre les États-Unis et la Russie est à la fois souhaitable et inévitable. Il préfigure une grande partie de la rhétorique des années 1990-2000 sur une Chine bienveillante et inévitablement dominante.
- Dialogue : A Journal of Mormon Thought, numéro 43, vol. 1, printemps 2010). Notre proximité avec la violence apocalyptique rendait son abord trop inconfortable ou difficile. Le même problème se pose dans la série à succès Left Behind de Tim LaHaye et Jerry B. Jenkins, qui dépeint la fin du monde mais relègue les armes nucléaires et autres technologies modernes au second plan. En dissociant la fin des temps de notre histoire du développement technologique, LaHaye et Jenkins rejettent la responsabilité de la violence apocalyptique sur Dieu, plutôt que sur les êtres humains. On pourrait, de manière profitable ou ironique, associer la lecture de la série Left Behind aux travaux récents du théologien progressiste de Harvard, Steven Pinker. Pinker partage l’avis de LaHaye et Jenkins sur le fait que la violence est intrinsèquement liée à un Dieu antérieur aux Lumières, mais parce que Dieu n’existe pas, Pinker estime que nous pouvons nous débarrasser complètement de la violence.
- Shakespeare, les feux de l’envie (1991, traduit en anglais et réédité en 2004 par St. Augustine’s Press), p. 288.
- Paradise Lost I. 253-255 (« L’esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l’enfer, un enfer du ciel. ») Philosophiquement, le passage à l’intériorité trouve son origine chez un autre penseur du XVIIe siècle, Descartes, qui encourageait ses lecteurs à ne pas s’interroger extérieurement sur la nature de Dieu, mais à s’interroger intérieurement sur la nature de l’esprit. La faillibilité de l’esprit a conduit Descartes à un scepticisme épistémologique extrême : tout ce qu’il percevait était-il l’œuvre d’un démon ?
- La Bombe P (1968) d’Ehrlich.
- Les limites à la croissance (1972) du Club de Rome.
- Soleil Vert (1973), qui dépeint une société qui économise les ressources en utilisant la chair humaine comme nourriture, et Logan’s Run (1976), qui atteint un but similaire en tuant simplement tous ceux qui atteignent l’âge de 30 ans.
- Les limites à la croissance du Club de Rome (1972) prônait un monde sans croissance démographique. Mais comme l’a découvert le Japon, une fois la croissance arrêtée, il est difficile d’empêcher la décroissance – dans leur cas, à un rythme d’un million de personnes par an. Les problèmes démographiques du Japon avaient été prévus des décennies à l’avance et le pays n’a toujours pas pu les éviter. Théoriquement, il existe un juste milieu stable entre une « bombe démographique » à croissance exponentielle et un déclin exponentiel, mais en pratique, il est quasiment impossible à trouver.
- Shakespeare, les feux de l’envie, p. 298.