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27.04.2024 à 08:05

La domination chinoise du marché des véhicules électriques inquiète au-delà du secteur automobile

Ramona Bloj

Une enquête en cours de l'Union européenne visant à déterminer si les véhicules électriques chinois bénéficient de subventions qui faussent le marché intérieur, pourrait mener à l'imposition de droits de douanes compensateurs dès le mois de juillet. Mais la domination de Pékin du marché des véhicules électriques touche à des enjeux plus larges, de souveraineté industrielle et numérique.

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Texte intégral (1419 mots)

Mardi 23 avril, le constructeur automobile américain Tesla indiquait que ses bénéfices avaient chuté de 55 % entre le premier trimestre 2023 et 2024. Ses recettes sont quant à elles en baisse de 9 % et ses ventes de 8,5 % en glissement annuel1.

  • Autrefois premier constructeur mondial de voitures électriques, Tesla a été relégué pour la première fois à la seconde place au cours du dernier trimestre 2023, passant derrière le chinois Build Your Dreams (BYD).
  • Si BYD connaît une croissance fulgurante depuis quelques années, Tesla reste le premier constructeur mondial lorsque les chiffres de production sont rapportés à l’année.
  • Au premier trimestre 2024, les ventes de BYD ont chuté de 43 %, tandis que celles de Tesla se sont contractées de 20 %, faisant de cette relégation un court intermède.

La dynamique à long terme ne laisse toutefois que peu de doutes quant à la domination par la Chine du marché de l’électrique. L’an dernier, 38 % des voitures vendues en Chine étaient électriques, contre 22 % dans l’Union et 9,5 % aux États-Unis. La croissance du marché intérieur chinois (+ 9 points de pourcentage entre 2022 et 2023), dominé par des constructeurs chinois, continuera à soutenir les ventes de BYD et d’autres constructeurs chinois : Aion, Wuling, Li Auto…

  • La croissance du secteur chinois de l’électrique repose sur un argument de poids : les voitures produites en Chine sont en moyenne 50,37 % moins chères que celles produites aux États-Unis. Cinq ans plus tôt, en 2018, l’écart de prix était de 30,57 %.
  • Tesla a annoncé le week-end dernier d’importantes réductions de prix sur plusieurs de ses modèles vendus aux États-Unis, en Europe et en Chine2.
  • Si ces réductions permettront au constructeur américain (dont la part de marché en Chine est tombée à 6,7 % au dernier trimestre 2023, en baisse de 3,8 points de pourcentage depuis le premier trimestre) d’être plus compétitif, elles réduiront davantage ses marges — et donc ses bénéfices3.

L’affrontement entre les constructeurs chinois et américains pour la domination du marché mondial de l’électrique ne concerne pas uniquement l’industrie automobile, mais touche à des enjeux de souveraineté industrielle, numérique et sera déterminant pour l’électrification des usages requise par la transition énergétique.

Les États-Unis et l’Union européenne s’inquiètent de plus en plus des excédents générés par le marché chinois de la voiture électrique, par la suite déversés sur leurs marchés.

  • Le 4 octobre 2023, la Commission lançait une enquête anti-subventions portant sur les importations de véhicules électriques en provenance de Chine.
  • Lors de son voyage en Chine au début du mois d’avril, la secrétaire au Trésor américaine Janet Yellen déclarait que les États-Unis « n’accepteraient pas une nouvelle vague de produits chinois bon marché qui inondent les marchés mondiaux et nuisent aux entreprises et aux travailleurs américains »4.

Bruxelles et Washington reprochent notamment à la Chine d’avoir attiré des investissements étrangers, exigé la création de co-entreprises puis entravé la vente de biens et produits étrangers sur le marché chinois. 

  • Dans le même temps, l’Union et les États-Unis accusent Pékin d’avoir accordé des subventions massives à ses constructeurs nationaux, créant un important excédent sur les marchés internationaux5. Dans les ports européens, les voitures électriques chinoises s’entassent désormais par dizaines de milliers6.
  • Si l’Union européenne impose des droits de douane à la suite de son investigation, cela limitera l’accès des producteurs chinois à l’un des plus grands marchés et mènera probablement à des mesures similaires dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni. 

Dans son deuxième discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron a clairement identifié le sur-subventionnement opéré par la Chine et les États-Unis comme un risque « que l’Europe connaisse le décrochage ». Au-delà de l’extraction et de l’assemblage des batteries alimentant les voitures électriques, les industriels chinois sont deux fois plus agiles que les européens : il faut 24 mois à BYD pour passer de l’idée à la production de masse d’un modèle, contre 50 mois pour Mercedes-Benz7.

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27.04.2024 à 06:00

Poutine et la guerre nucléaire : après la « dissuasion » « l’intimidation active »

Matheo Malik

Depuis l'échec de l'invasion de l’Ukraine, des faucons influents à Moscou veulent dynamiter un concept nucléaire ossifié, hérité de la guerre froide. Pour comprendre la radicalisation de la rhétorique dans le débat stratégique russe, nous traduisons et commentons pour la première fois ce texte clef signé Dmitri Trenin.

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Texte intégral (3237 mots)

Depuis plus de deux ans, les élites russes ont régulièrement joué la carte de la menace nucléaire dans l’espoir de ralentir le soutien occidental à l’Ukraine, sans toutefois — heureusement — qu’une quelconque mise en préparation concrète de l’arsenal nucléaire n’ait accompagné ces déclarations.

Vladimir Poutine a mentionné à plusieurs reprises que la Russie n’hésiterait pas à se servir de ses armes nucléaires pour protéger sa souveraineté et son intégrité territoriale — dont on peut facilement imaginer qu’elle inclut les territoires ukrainiens conquis en 2014 puis 2022. Le président envoie des signaux partagés, répétant que la Russie n’utiliserait l’armée nucléaire qu’en représailles à une frappe ennemie, puis évoquant la possibilité de repenser la stratégie nationale de façon à ce qu’une « frappe désarmante » soit autorisée. Il y a donc une ambiguïté stratégique bien calculée entre la formule de représailles classique et la possibilité de frapper en premier face à une menace à l’intégrité territoriale du pays.

Comme l’analysait Bruno Tertrais dans ces pages, la « parole nucléaire » de Moscou reste cohérente depuis le 24 février 2022 : « premièrement, elle est auto-cohérente, c’est-à-dire que le langage est toujours à peu près le même. Deuxièmement, elle est cohérente avec la doctrine affichée. Troisièmement, elle est cohérente avec l’absence de gestes provocateurs que pourraient être la mise en alerte haute de l’ensemble du système nucléaire ou la tenue visible d’exercices nucléaires rompant avec la pratique habituelle. »

Si les tweets enflammés de Dmitri Medvedev jouent un rôle spécifique dans l’écosystème politique russe et ne doivent pas être lus au premier degré, des experts bien plus sérieux comme Sergueï Karaganov ont régulièrement mentionné la possibilité pour Moscou d’utiliser des armes nucléaires tactiques de manière préemptive. Dans la même veine, une autre figure de taille, Dmitri Trenin, s’est joint à cette discussion.

Trenin est une voix importante et respectée de l’expertise russe : ancien colonel du renseignement militaire, il avait rejoint le Carnegie Center de Moscou juste après sa création en 1994 et en avait pris la direction en 2008. Jusqu’à l’invasion militaire de l’Ukraine de 2022, sa direction du Carnegie a permis à l’institution américaine de rester présente en Russie et à des experts russes critiques du pouvoir de se faire entendre dans un contexte de plus en plus tendu. Trenin est membre du Conseil de politique étrangère et de défense russe dirigé par Karaganov. S’il est proche des milieux militaires et de renseignement, il a longtemps représenté une voix plus nuancée, favorable au partenariat avec l’Occident, que celle de Karaganov, bien que ces nuances se soient effacées graduellement et dans le contexte de la guerre.

Dans le texte que nous proposons ici, Dmitri Trenin explique pourquoi la dissuasion nucléaire que Moscou considérait comme acquise depuis les décennies de guerre froide serait caduque et pourquoi une escalade serait nécessaire afin de retrouver un mécanisme de dissuasion qui fonctionne pour défendre les intérêts stratégiques russes.

Repenser la stabilité stratégique

La stabilité stratégique se définit généralement comme l’absence d’incitations pour une puissance dotée d’armes nucléaires à lancer une première frappe massive. Traditionnellement, elle se concentre principalement sur les aspects militaro-techniques, sans nécessairement prendre en compte les motifs qui pourraient pousser à une attaque. 

Ce concept a émergé au milieu du siècle dernier, lorsque l’URSS avait atteint la parité militaro-stratégique avec les États-Unis et que la guerre froide avait atteint une phase « mature » caractérisée par une confrontation limitée et une certaine prévisibilité. À cette époque, la solution apparente au problème de la stabilité stratégique résidait dans le maintien constant de contacts entre les dirigeants politiques des deux superpuissances, ainsi que dans la maîtrise des armements et dans la transparence quant à la composition de leurs arsenaux respectifs.

Cependant, le premier quart du XXIe siècle tire à sa fin dans un contexte bien différent de la relative stabilité politique internationale des années 1970.

Dans le discours russe, la « stabilité stratégique » signifie que les grandes puissances fonctionnent selon un mode de respect mutuel de leurs lignes rouges et ne s’attaquent par procuration que dans leurs marges, selon un modèle hérité de la guerre froide. Vu de Moscou, le soutien occidental à l’Ukraine serait une attaque au cœur, et non aux marges, des intérêts stratégiques russes — qui justifierait donc le recours à la menace nucléaire, au moins rhétoriquement.

Un sous-marin nucléaire russe perce la glace de l’Arctique lors d’exercices militaires dans un lieu non précisé, le 26 mars 2021. © Service de presse du ministère de la Défense russe

L’ordre mondial centré sur les États-Unis établi après la fin de la guerre froide est sérieusement remis en question et ses bases semblent vaciller. L’hégémonie mondiale de Washington et la position de l’Occident dans son ensemble sont en déclin, tandis que la puissance économique, militaire, scientifique et technologique, ainsi que l’importance politique des pays non occidentaux — notamment la Chine et l’Inde — sont en augmentation. Cette évolution entraîne une détérioration des relations entre les États-Unis et d’autres centres de pouvoir.

Les deux principales puissances nucléaires, la Russie et les États-Unis, se retrouvent dans un conflit armé semi-direct. Cette confrontation est officiellement considérée comme une menace existentielle en Russie. Cette situation a été rendue possible par l’échec de la dissuasion stratégique, sur le plan géopolitique, dans une région où les intérêts vitaux de la Russie sont en jeu. Il est important de souligner que la principale cause du conflit réside dans le mépris délibéré de Washington — depuis maintenant trois décennies — envers les intérêts de sécurité clairement et explicitement exprimés par Moscou.

Trenin reflète ici l’avis officiel du gouvernement et des milieux d’expertise de la politique étrangère russe, pour qui la guerre en Ukraine serait le résultat du non-respect par les État-Unis des intérêts stratégiques russes selon lesquels l’Ukraine ne pourrait rejoindre le camp occidental et devrait soit rester dans l’orbite russe, soit au minimum se trouver en situation de neutralité stratégique.

De plus, dans le conflit ukrainien, les dirigeants militaires et politiques américains ont non seulement énoncé, mais aussi exprimé publiquement leur mission consistant en une défaite militaire stratégique de la Russie, malgré son statut nucléaire.

Il s’agit d’une entreprise complexe où la puissance collective économique, politique, militaire, militaro-technique, de renseignement et d’information de l’Occident se combine aux actions des forces armées ukrainiennes, engagées dans un affrontement direct avec l’armée russe. En d’autres termes, les États-Unis cherchent à vaincre la Russie non seulement sans recourir à des armes nucléaires, mais même sans s’engager formellement dans des hostilités.

La dimension de « guerre par proxy » des États-Unis en Ukraine est très souvent mentionnée du côté russe, qui y voit là un trait typique de la politique étrangère américaine qui cache ses intérêts stratégiques propres via des conflits indirects, alors que la Russie, elle, combat frontalement. La guerre en Ukraine est interprétée comme un conflit civilisationnel avec l’Occident en préparation depuis longtemps.

Dans ce contexte, la déclaration des cinq puissances nucléaires du 3 janvier 2022, affirmant que « la guerre nucléaire ne doit pas être menée » et qu’« il ne peut y avoir de vainqueurs », semble être une relique du passé. Une guerre par procuration entre les puissances nucléaires est déjà en cours ; de plus, au cours de ce conflit, de plus en plus de restrictions sont levées, tant en ce qui concerne les systèmes d’armes utilisés et la participation des troupes occidentales, que les limites géographiques du théâtre de guerre. Il est possible de prétendre qu’une certaine « stabilité stratégique » est maintenue, mais seulement si, à l’instar des États-Unis, un acteur délègue à son allié la tâche d’infliger une défaite stratégique à l’ennemi, tout en s’attend à ce que ce dernier n’ose pas utiliser d’armes nucléaires.

Ainsi, le concept de stabilité stratégique dans sa forme initiale, qui vise à créer et maintenir des conditions militaro-techniques pour prévenir une frappe nucléaire massive et soudaine, ne conserve que partiellement sa pertinence dans le contexte actuel.

Une guerre nucléaire entraînant la mort de la civilisation pourrait survenir dans un environnement où la « stabilité stratégique » serait formellement maintenue — jusqu’à la dernière minute, littéralement.

Un sous-marin nucléaire russe perce la glace de l’Arctique lors d’exercices militaires dans un lieu non précisé, le 26 mars 2021. © Service de presse du ministère de la Défense russe

Le renforcement de la dissuasion nucléaire pourrait être la solution au véritable problème du rétablissement de la stabilité stratégique, qui a été considérablement perturbée par la poursuite et l’escalade du conflit. Pour commencer, il convient de repenser le concept de dissuasion et, ce faisant, d’en changer le nom. Par exemple, au lieu de parler de « dissuasion » passive, nous devrions évoquer une « intimidation nucléaire » active vis-à-vis d’un adversaire probable ou potentiel. L’adversaire ne doit pas demeurer dans un état de confort, pensant que la guerre qu’il mène avec l’aide d’un pays tiers ne l’affectera en rien. En d’autres termes, il est impératif de raviver la peur dans l’esprit et le cœur des dirigeants de l’ennemi. Une peur salutaire, il faut le souligner.

Trenin évoque ici l’un des enjeux majeurs pour Moscou qui est ce qu’il interprète comme le manque de succès de la posture nucléaire russe, qui n’a pas jusqu’à présent fait fléchir les soutiens occidentaux à l’Ukraine. Cela dit, le texte ne prend pas en compte le fait documenté qu’il y a bel et bien un effet de la « dissuasion nucléaire » russe : on sait par exemple que Washington s’est refusé à envoyer des armes de haut niveau au début du conflit et a décidé d’une escalade graduelle précisément pour éviter à Moscou de devoir entrer dans la surenchère nucléaire.

La réciproque est également vraie. Comme le rappelle Bruno Tertrais, « même si l’on peut imaginer que les avertissements occidentaux et surtout chinois ont conduit Poutine à la prudence nucléaire, l’explication la plus simple de l’absence d’emploi de l’arme nucléaire par Moscou, c’est que le seuil nucléaire russe reste élevé. »

Il est également crucial de reconnaître que les limites de l’intervention purement verbale ont été atteintes à ce stade du conflit ukrainien. Bien que les canaux de communication jusqu’au plus hautes sphères doivent demeurer ouverts 24 heures sur 24, les messages les plus importants à ce stade doivent être transmis par des actions concrètes : changements de doctrine, exercices militaires pour les mettre à l’épreuve, patrouilles sous-marines et aériennes le long des côtes de l’ennemi probable, avertissements concernant les préparatifs d’essais nucléaires et les essais eux-mêmes, imposition de zones d’exclusion aérienne au-dessus d’une partie de la mer Noire, et ainsi de suite. L’objectif de ces actions n’est pas seulement de démontrer la détermination et la volonté d’utiliser les capacités disponibles pour protéger les intérêts vitaux de la Russie, mais surtout d’arrêter l’ennemi et de l’encourager à entamer un dialogue sérieux.

Un sous-marin nucléaire russe perce la glace de l’Arctique lors d’exercices militaires dans un lieu non précisé, le 26 mars 2021. © Service de presse du ministère de la Défense russe

L’échelle d’escalade ne s’arrête pas là. Les mesures militaro-techniques peuvent être suivies d’actes réels, dont les avertissements ont déjà été donnés : par exemple, des attaques contre des bases aériennes et des centres d’approvisionnement sur le territoire des pays de l’OTAN, et ainsi de suite. On pourrait continuer. Il est essentiel de comprendre — et d’aider l’ennemi à comprendre — que la stabilité stratégique, au sens technique réel et non restreint du terme, n’est pas compatible avec un conflit armé entre puissances nucléaires, même s’il se déroule de manière indirecte — pour l’instant.

Trenin prend ici la suite de Sergueï Karaganov, le premier expert officiel russe à avoir mentionné la nécessité de « monter en grade » en termes de rhétorique sur d’escalade nucléaire pour mieux dissuader les Occidentaux de renforcer leur soutien à Kiyv.

Aucune guerre entre puissances nucléaires (y compris une guerre indirecte menée dans la sphère des intérêts vitaux de l’une des parties) ne doit être déclenchée. Sinon, il n’y aura non seulement pas de vainqueurs, mais peut-être pas de survivants.

Il est peu probable que l’adversaire accepte facilement et immédiatement ce point de vue. Il faudra au moins qu’il prenne conscience de notre position et qu’il en tire les conclusions qui s’imposent. Il est grand temps que nous réexaminions l’appareil conceptuel que nous utilisons en matière de stratégie de sécurité. Il s’agit de sécurité internationale, de stabilité stratégique, de dissuasion, de contrôle des armements, de non-prolifération nucléaire, et bien d’autres. Ces concepts ont émergé au cours du développement de la pensée politique occidentale, principalement américaine, et ont rapidement trouvé une application pratique dans la politique étrangère des États-Unis. Bien qu’ils soient fondés sur des réalités existantes, ils ont été adaptés aux objectifs de la politique étrangère américaine. Nous avons tenté de les adapter à nos propres besoins, mais avec un succès mitigé. Il est temps de passer à l’étape suivante et de développer nos propres concepts qui reflètent la position de la Russie dans le monde ainsi que ses besoins.

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26.04.2024 à 17:44

Relancer la compétitivité de l’Union : la proposition de l’Espagne

Matheo Malik

En réponse aux propositions d’Emmanuel Macron, Enrico Letta et Mario Draghi publiées dans le Grand Continent, le ministre espagnol de l’Économie Carlos Cuerpo articule une doctrine en trois leviers pour penser le tournant de la compétitivité.

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Texte intégral (4100 mots)

Le débat sur le futur économique de l’Union s’écrit dans ces pages. Dans une pièce de doctrine inédite, le ministre espagnol propose une vision en réponse aux textes d’Enrico Letta sur le marché unique, de Mario Draghi sur la compétitivité et d’Emmanuel Macron sur l’Europe publiés par le Grand Continent. Pour participer à ce débat, pensez à vous abonner.

Au fil du temps et depuis sa création, l’Union européenne a dû faire face à des événements qui ont peu à peu façonné ce que nous comprenons aujourd’hui comme le projet européen — ses standards, ses valeurs et son modèle économique et social. La situation actuelle est sans aucun doute un moment déterminant pour l’avenir de l’Union. Les décisions que nous, dirigeants politiques, serons en mesure de prendre au cours des prochains mois seront décisives pour l’économie et le bien-être des citoyens européens.

Mais le point de départ est peut-être finalement meilleur que ce que nous aurions pu prévoir il y a seulement un an. Les pires scénarios que certains avaient prédits ont été évités et l’Union européenne a réussi à surmonter la double crise de ces dernières années, sans cicatrices apparentes et avec des marchés du travail dynamiques — en particulier dans le cas de l’Espagne, dont les chiffres de l’emploi atteignent des niveaux record mois après mois.

De grands défis nous attendent, qui rendent nécessaire, aujourd’hui plus que jamais, l’identification de la politique économique la plus appropriée pour que l’Europe puisse continuer à faire entendre sa voix sur la scène mondiale.

Les pires scénarios que certains avaient prédits ont été évités.

Carlos Cuerpo

Transformer pour préserver : une stratégie nouvelle pour des défis inédits

L’Union européenne se trouve à un tournant. Il exige de définir une stratégie pour l’avenir, qui donne la priorité à notre autonomie stratégique et minimise les vulnérabilités extérieures — mais qui défende en même temps l’ouverture et l’engagement envers le système multilatéral, ainsi que notre modèle d’État-providence.

D’une part, il est évident que les tensions géopolitiques, qui ont commencé avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui ont été récemment exacerbées par le conflit au Moyen-Orient, brouillent les relations économiques traditionnelles, fragmentent l’économie mondiale et génèrent des inefficacités dans des chaînes d’approvisionnement mondiales complexes. Il est donc nécessaire de réduire les dépendances sur les importations clefs et de défendre l’autonomie stratégique de l’Union. Au niveau mondial, la course à la sécurité économique conduit, par exemple, à de nombreuses mesures de restriction des exportations ces dernières années : ces mesures ont été multipliées par 14 depuis avant la pandémie, avec un pic en 2022.

À cet environnement incertain s’ajoutent d’autres facteurs, comme la persistance du défi climatique et numérique, qui continue de nécessiter d’énormes investissements, et ce dans un contexte où les nouvelles règles budgétaires imposeront des trajectoires de consolidation progressive.

Tout cela dans un nouveau scénario de concurrence féroce entre les principaux acteurs mondiaux, face auxquels l’Union perd en productivité depuis plus de vingt ans. Les États-Unis ont réagi en lançant des initiatives telles que l’Infrastructure Investment and Jobs Act, l’Inflation Reduction Act et le Chips Act, qui représentent ensemble près de 2 000 milliards de dollars d’investissements publics, afin de stimuler leur compétitivité dans des domaines clefs tels que les infrastructures, l’innovation verte et la technologie des semi-conducteurs. Plus récemment, nous avons perdu des parts de marché dans le domaine des technologies vertes au profit de la Chine, qui redéfinit le secteur automobile mondial avec le développement du marché des véhicules électriques.

L’Union européenne doit répondre par une stratégie capable de transformer notre économie pour, paradoxalement, préserver notre essence et les valeurs qui définissent notre projet commun.

Carlos Cuerpo

Il s’agit de surcroît d’une année électorale dans une grande partie du monde, de l’Inde à l’Afrique du Sud en passant par le Mexique et les États-Unis. Avec un quart de la population mondiale qui votera en 2024, des considérations d’économie politique entrent en jeu et pourraient creuser davantage les fractures dans le commerce mondial et ralentir l’échange de biens et de services qui a tant profité à notre bloc commercial. La fragmentation des échanges pourrait réduire le PIB mondial de 7 %, soit l’équivalent de 7 400 milliards de dollars à long terme.

Face à cette réalité complexe, l’Union européenne doit répondre par une stratégie ambitieuse, capable de transformer notre économie pour, paradoxalement, préserver notre essence et les valeurs qui définissent le projet commun.

Dans ce débat visant à poser les bases de notre avenir, nous disposons des contributions des rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi. Tous deux contribueront à l’élaboration de la feuille de route pour le prochain cycle législatif qui débutera après les élections européennes de juin.

Bien que le défi soit de taille, nous disposons des meilleurs outils pour réussir. En juillet 2020, le plan de relance a vu le jour, doté d’un financement de plus de 750 milliards d’euros et dans la conception et l’approbation duquel l’Espagne a joué un rôle décisif. Ce mécanisme a été un jalon qui marque une réponse inédite à la crise économique et une étape cruciale dans la transformation de notre économie.

Son impact sur l’Union européenne est déjà une réalité. Selon l’évaluation à mi-parcours récemment publiée par la Commission européenne à la fin de l’année 2022, le mécanisme s’est déjà traduit par une augmentation de 0,4 point de la croissance de l’économie de l’Union et une diminution de 0,2 point du taux de chômage. En Espagne, l’impact est encore plus important : selon les données de la Commission, les fonds de relance se sont déjà traduits par 1,9 point de croissance économique en plus et 0,7 point de chômage en moins. De même, à l’avenir, la Commission prévoit que les fonds peuvent contribuer à hauteur de 3,5 % à la croissance du PIB espagnol. Et c’est sans compter sur l’impulsion que des réformes profondes, comme celle du marché du travail, donneront à notre PIB potentiel dans les années à venir.

L’Espagne est prête à mener les débats, en maintenant son engagement en faveur de la modernisation de l’Union.

Carlos Cuerpo

L’élan politique est là et nous devons en tirer profit. De nombreuses initiatives sont sur la table et l’Espagne, une fois de plus, est prête à mener les principaux débats, en maintenant son engagement en faveur de la modernisation de l’Union. 

C’est pourquoi nous devons avancer dans deux directions clefs : libérer le potentiel de notre marché unique et nous doter des ressources nécessaires pour respecter nos engagements en matière de sécurité économique et d’approvisionnement de biens publics.

Optimiser le marché unique pour financer des investissements

L’Union européenne est le bloc commercial le plus important au monde avec 450 millions de consommateurs. Elle a donc la capacité d’agir comme une assurance contre l’incertitude extérieure et un potentiel de croissance économique qui ne peut être ignoré.

Afin d’exploiter ce marché, l’un des principaux domaines d’action devra être la mise à jour et l’amélioration de la politique de concurrence commune. 

Dans son rapport, Enrico Letta met en garde contre le fait que les marchés nationaux, conçus à l’origine pour protéger les industries nationales, agissent aujourd’hui comme une sorte de plafond, limitant le potentiel de croissance des entreprises européennes dans les secteurs stratégiques mondiaux. La politique de concurrence dont l’Union a besoin doit redéfinir le marché pertinent afin de garantir la capacité de nos entreprises opérer sur un pied d’égalité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne.

Cela implique une nouvelle approche, intégrant des considérations dynamiques qui doivent refléter l’importance de réaliser des investissements qui conduisent en fin de compte à des améliorations pour les consommateurs, qui continueront à avoir accès à des biens de qualité — à des prix abordables. Dans des secteurs tels que la finance, les télécommunications et l’énergie, cette nouvelle approche est particulièrement cruciale, tant pour leur compétitivité à moyen terme que pour assurer la fourniture de services stratégiques.

Une vision renouvelée de la politique de concurrence est cohérente avec les besoins de la politique industrielle dans le nouvel environnement international.

Carlos Cuerpo

Au-delà des secteurs spécifiques, cette vision renouvelée de la politique de concurrence est cohérente avec les besoins de la politique industrielle dans le nouvel environnement international. Elle a également un impact positif sur l’économie : des entreprises plus grandes conduisent à plus de productivité, en raison de l’effet d’entraînement sur la productivité de leurs fournisseurs, de leur taille, du transfert de savoir-faire ou de l’accès à de nouveaux réseaux de clients. Ce sont autant d’effets qu’il est souhaitable de pouvoir provoquer dans l’Union.

Trois leviers pour libérer le potentiel du marché unique

Réglementer plus intelligemment — grâce à l’IA

Une meilleure utilisation du marché unique exige également un engagement en faveur d’une réglementation plus intelligente, qui réduise les coûts administratifs pour les entreprises. 

Sans préjudice du fait que nous devons maintenir cette ambition et continuer à progresser, l’Espagne travaille déjà sur un outil qui pourrait générer des améliorations dans ce domaine à très court terme. Nous collaborons avec des entreprises technologiques pour mettre en œuvre un outil d’intelligence artificielle qui aidera les PME et les micro-entreprises à naviguer dans le cadre réglementaire complexe existant, libérant ainsi des ressources et du temps pour qu’elles puissent se concentrer sur ce qui est leur cœur de métier — ce qui renforcera aussi leur efficacité.

Pour mettre cet outil en pratique, quelle meilleure occasion que la gestion des fonds du Mécanisme européen de relance et de résilience ?

À moyen terme, l’utilisation de cette technologie transformatrice de manière responsable et éthique favorisera également l’innovation dans notre tissu productif, en offrant aux PME européennes des solutions allant de l’analyse des données à la communication, en passant par la planification stratégique et le marketing.

Une meilleure utilisation du marché unique exige un engagement en faveur d’une réglementation plus intelligente, qui réduise les coûts administratifs pour les entreprises. 

Carlos Cuerpo

Poursuivre le modèle du plan de relance : mobiliser des financements au bon niveau

Le deuxième domaine dans lequel il faut agir pour stimuler la compétitivité européenne est l’activation de mécanismes de financement suffisants pour combler le déficit d’investissement nécessaire dans les décennies à venir. Nous devons être en mesure de fournir les ressources financières adéquates pour atteindre nos objectifs de sécurité économique.

Des progrès sont actuellement réalisés dans l’approfondissement de l’Union européenne des marchés de capitaux. Les efforts se concentrent entre autres sur le développement d’un outil d’investissement paneuropéen, qui puisse canaliser l’épargne privée vers des investissements productifs au sein de l’Union. Mais il est clair que l’ampleur du défi nécessitera en plus de la mobilisation du secteur privé des investissements publics. La Commission européenne et la Banque centrale européenne ont ainsi récemment estimé à environ 5 % du PIB de l’Union les investissements annuels nécessaires pour faire face aux transitions verte et numérique. Le potentiel d’investissement privé est élevé, mais il ne peut pas constituer la totalité de notre pari.

Les nouvelles règles budgétaires, quant à elles, visent à protéger les capacités d’investissement dans les domaines prioritaires de la transition verte et numérique, dans le domaine social et dans celui de la défense. C’est l’une des grandes nouveautés du nouveau cadre — plus intelligent et visant à protéger la croissance à long terme. C’est aussi l’objectif du plan de relance, qui a été un catalyseur d’investissements en Europe, augmentant son PIB potentiel et modernisant son économie.

L’Espagne démontre son engagement et profite de l’opportunité historique du plan de relance pour consolider la croissance économique et la modernisation de notre économie.

Carlos Cuerpo

Dans le cas de l’Espagne, le plan de redressement, de transformation et de résilience se traduit par un volume d’investissement sans précédent — jusqu’à 160 milliards d’euros jusqu’en 2026 — ainsi que par un programme ambitieux de réformes allant de la transition énergétique à la modernisation du tissu industriel des PME, en passant par la promotion de l’innovation et la transformation du système éducatif et du marché du travail. L’impulsion réformatrice a été reconnue par les institutions européennes et le rythme d’exécution des investissements a déjà atteint sa vitesse de croisière : plus de 35 000 millions ont déjà été exécutés, soit plus de 50 % des fonds alloués à notre pays dans la première phase du plan. Une nouvelle base de données, ELISA, a été récemment rendue publique, qui permet de suivre l’application de ces investissements et de fournir au public des informations détaillées sur les fonds, leur destination géographique, le type d’entreprises bénéficiaires et les domaines d’action. Il s’agit d’un exercice de transparence qui permet de confirmer, mois après mois, comment les financements parviennent à l’économie réelle.

En un mot, l’Espagne démontre son engagement et profite de cette opportunité historique pour consolider la croissance économique et la modernisation de notre économie.

Sur cette base et en tirant profit des leçons et du bilan, il est désormais nécessaire d’aller plus loin et de proposer de nouveaux éléments pour compléter l’architecture financière de l’Union au-delà de 2026 — comme nous y invitait dans ses pages le ministre Thomas Dermine. Next Generation EU arrivera à terme en 2026, mais nous savons que des besoins d’investissement subsistent. Il s’agit de se concentrer sur des biens publics véritablement européens — de la qualité de l’environnement à la défense en passant par les infrastructures transfrontalières ou la cohésion sociale — qui génèrent des bénéfices au-delà de nos frontières et contribuent à la convergence entre les pays membres.

Un mécanisme de financement conjoint au niveau de l’Union se justifie également par le critère de l’efficacité financière. L’émission conjointe génère des avantages en termes de réduction des intérêts associés, ce qui se traduit donc par une plus grande capacité à répondre aux besoins d’investissement à moindre coût. De plus, nous ne pourrons profiter pleinement de cet effet que dans la mesure où un tel instrument sera intégré comme élément structurel du cadre financier de l’Union européenne.

Le fait de disposer d’une capacité de financement centralisée présente des avantages clefs pour mobiliser un financement suffisant — en s’appuyant sur l’expérience du plan de relance — capable de répondre aux besoins des biens publics européens et à moindre coût, d’une manière qui soit à la mesure des défis qui restent à relever.

Un mécanisme de financement conjoint au niveau de l’Union se justifie également par le critère de l’efficacité financière.

Carlos Cuerpo

Faire atterrir nos ambitions : notre tournant réaliste pour la compétitivité

Le troisième ingrédient de la compétitivité de l’Union, enfin, consiste à trouver le bon dosage entre l’ambition des mesures proposées et le réalisme de leur mise en œuvre.

Il s’agit d’articuler des mécanismes de gouvernance agiles, permettant de traduire les propositions en actions sur le terrain, afin d’apporter des solutions efficaces et adaptées aux besoins réels de l’Union européenne dans la course à la compétitivité dans laquelle nous sommes plongés.

À cette fin, nous proposons d’activer des environnements de test dans lesquels des initiatives innovantes et des projets pilotes pourraient être mis en œuvre entre les pays qui souhaitent y participer. L’innovation serait ainsi encouragée et il deviendrait possible de tester l’utilité d’ajustements nécessaires dans les nouveaux projets avant de les introduire — par exemple en ce qui concerne les mesures de renforcement l’Union des marchés de capitaux — et de généraliser leur application au reste des États membres.

Il s’agit d’articuler des mécanismes de gouvernance agiles, permettant de traduire les propositions en actions sur le terrain, afin d’apporter des solutions efficaces et adaptées aux besoins réels de l’Union

Carlos Cuerpo

L’heure est à l’action ambitieuse. 

Il y aura sans doute beaucoup de bonnes idées dans les mois à venir pour renforcer la compétitivité de l’Union européenne à un moment déterminant pour son avenir et pour le rôle qu’elle jouera sur la scène internationale. Mais les efforts ne peuvent se limiter à une simple liste de recommandations. Cela n’est pas possible quand nous restons à la traîne dans la course mondiale à la compétitivité. L’Union européenne doit se montrer à la hauteur du défi et de l’opportunité qui s’offrent à nous.

Il nous appartient à tous, à partir de nos différentes responsabilités, d’agir rapidement pour défendre le modèle économique et social européen dans le contexte complexe dans lequel nous évoluons. L’Espagne continuera à être proactive dans le débat, avec des idées constructives et ambitieuses et une volonté de travailler avec nos partenaires européens pour les concrétiser et contribuer ainsi à un avenir plus prospère pour nos prochaines générations.

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26.04.2024 à 17:20

10 points sur le deuxième discours de la Sorbonne 

Ramona Bloj

Sept ans après le premier discours de 2017, Emmanuel Macron est revenu dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne pour parler d’Europe.

Une synthèse du discours en dix points.

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Texte intégral (2558 mots)

1.   Trois mots clé à retenir : puissance, prospérité, humanisme – un projet européen qui s’inscrit dans la continuité

Le président de la République a construit son discours autour de trois axes principaux : puissance, prospérité, humanisme. Les propos de Macron sont peu surprenants, et s’inscrivent dans la continuité du discours de 2017 « pour une Europe unie, souveraine, et démocratique », avec la souveraineté européenne constituant le fil rouge du discours. Le Président français souligne les objectifs atteints et les progrès réalisés au cours des sept dernières années, mais l’accent est toutefois mis sur les bouleversements géopolitiques et géo-économiques en cours — et sur le fait que beaucoup reste encore à faire. 

Contrairement à d’autres discours d’Emmanuel Macron — notamment le discours de la Sorbonne en 2017 ou le discours à Bratislava en 2023 —, ce deuxième discours de la Sorbonne ne représente ni un nouvel agenda inédit, ni une rupture en termes de politique étrangère. Certes, le discours se distingue par un certain symbolisme. Il est important car il confirme les priorités européennes de la France dans une année charnière. Toutefois, il est peu probable qu’il marquera l’héritage européen du président.

2.  L’idée principale de la souveraineté n’a pas changé, mais elle est aujourd’hui mise en avant avec un sens de l’urgence 

La souveraineté européenne reste au cœur du projet européen du président français. S’il a toujours souligné que la souveraineté européenne ne constitue pas un objectif en soi, mais qu’elle servira l’Europe en termes de sécurité et de croissance économique, le discours de 2024 reflète également un sens de l’urgence lorsque Macron rappelle que « l’Europe est mortelle » et qu’elle « peut mourir ». Ce constat est articulé tout au long du discours à un appel à l’action, puisque Macron détaille avec précision la plupart des politiques transformatrices que l’Europe devrait mettre en œuvre dans les cinq à dix années à venir.

Macron transmet l’image d’un président qui croit profondément dans la construction européenne et sa capacité à se transformer – au point où il est prêt à piloter des changements de paradigme dans l’approche française, à l’instar, par exemple, de questions comme l’élargissement. 

 3.  Défense européenne  : le pilier européen de l’OTAN et une défense européenne « made in Europe »

Le discours reprend l’idée d’un « pilier européen de l’OTAN », une formulation utilisée par le président français depuis son discours à Bratislava l’an dernier, et d’ailleurs rassurante et bien reçue par les pays de l’Europe centrale et orientale. 

Les propos sur la défense reflètent l’approche que la France cherche à mettre en œuvre à Bruxelles depuis quelques années : Macron appelle à une meilleure coordination des projets de défense, de standards, et à plus de financement pour des projets communs, y compris par l’endettement et un soutien accru de la Banque européenne d’investissement. Cette proposition est cohérente avec une prise de position récente exprimée par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui s’est également prononcée en faveur d’un endettement commun pour la défense européenne.

Le président français met en avant trois nouvelles propositions   : 

  • la mise en place d’une initiative de défense européenne, par laquelle Macron souhaite réunir les États-membres pour réfléchir à un concept stratégique et aux capacités nécessaires pour sa mise en œuvre ;
  • la création d’une Académie militaire européenne ;
  • la création d’une capacité de cyber-défense européenne.

En outre, Macron clarifie ses propos sur la dissuasion nucléaire : s’il avait mentionné le sujet auparavant, il souligne explicitement que la dissuasion nucléaire française sert de cadre de sécurité pour l’Europe, et qu’elle constitue « un élément incontournable de la défense du continent européen ».

Nous pouvons synthétiser l’approche française ainsi : oui au pilier européen de l’OTAN, mais avec des processus de standardisation, de financement commun à l’échelle de l’Union, accompagnés par la mise en place d’une politique « made in Europe ».

4. La place de l’Europe dans le monde reste à définir — et le travail n’a que commencé 

Si Macron esquisse sa vision en matière de politique de sécurité de manière détaillée, les relations avec d’autres régions du monde – l’Afrique, l’Asie, ou l’Amérique du Sud – sont quasiment absentes du discours. Elles seront directement impactées par les politiques commerciales mais, à par le rejet d’une logique bipolaire, la « stratégie des partenariats équilibrés et réciproques » reste vague.

La souveraineté européenne comprise comme une nécessité de réformer d’abord nos instruments pour pouvoir ensuite jouer un rôle crédible à l’échelle mondiale reflète une tendance dans la politique étrangère française  : la priorité absolue du projet géopolitique européen. C’est le continent européen – et tout d’abord la réponse à la guerre en Ukraine — dont le succès ou l’échec déterminera la place et le rôle de l’Europe dans le monde. 

5.  Le « pacte de prospérité » : un point central, mais le plus contesté entre Européens

La nouveauté principale du discours consiste probablement en la proposition d’un « pacte de prospérité » pour l’Europe – ou, dans d’autres termes, plus d’Europe dans les secteurs stratégiques.

Macron identifie cinq secteurs clés dans lesquels les Européens devraient investir davantage dans les cinq prochaines années – l’intelligence artificielle, l’informatique quantique, l’espace, les biotechnologies, les nouvelles énergies – afin de devenir un leader mondial. Détaillant les mesures à prendre en matière de politique commerciale, de concurrence, d’agriculture et d’énergie, Macron esquisse une véritable politique industrielle afin de faire progresser le « made in Europe ». 

Sur le principe, toutes ces idées s’inscrivent dans la continuité du discours de 2017, dans lequel Macron appelait déjà à plus de souveraineté économique dans les secteurs stratégiques. La pandémie de Covid-19 et la guerre de la Russie contre l’Ukraine ont révélé deux choses  : les Européens sont capables d’adopter de tels instruments, mais cela nécessite de la volonté politique et des dépenses publiques massives.

Il reste à voir si Macron trouvera des partenaires partageant cette volonté – on ne peut guère imaginer que les gouvernements frugaux soient faciles à convaincre, surtout sur des propositions comme par exemple celle concernant le mandat de la Banque centrale européenne :  « Nous devons lever le débat théorique et politique de savoir comment intégrer dans les objectifs de la Banque centrale européenne au moins un objectif de croissance, voire un objectif de décarbonation, en tout cas de climat pour nos économies. C’est absolument indispensable ».

6.  Les États-Unis  : vers une logique de compétition

Macron souligne l’importance du pilier européen de l’OTAN et le fait que les Européens ont « la chance d’avoir les Américains à [leurs] côtés » pour le soutien de l’Ukraine. Mais la conceptualisation de la relation transatlantique se trouve plutôt entre les lignes, et dessine un avenir où l’Europe et les États-Unis se dirigent plutôt vers la compétition.

Certes, les formulations comme « jamais vassale des États-Unis » s’inscrivent dans la tradition stratégique française, et sont peu surprenantes. Mais la critique des « sur-subventions » américaines et de l’IRA (Inflation Reduction Act), le programme d’investissement massif avec une forte préférence américaine, reflète que, pour le président français, les États-Unis sont un compétiteur économique qui poursuit des politiques qui rappellent celles de la Chine : « Là où depuis vingt ans, on disait tous collectivement : on intègre la Chine dans l’OMC et puis, notre objectif, c’est que, au fond, la deuxième puissance commerciale et économique suive nos règles. C’est comme si la première économie du monde avait soudain décidé qu’elle allait faire comme elle ». 

 7.   Des invitations politiques à l’Allemagne — et au Royaume-Uni 

Les références au couple franco-allemand constituent un fil rouge du discours. Si l’idée du leadership exclusivement franco-allemand en Europe semble aujourd’hui dépassée, ces références sont surtout à comprendre dans le contexte du premier discours de la Sorbonne, où le président français tendait en 2017 la main à la chancelière Merkel pour bâtir une idée commune pour l’Europe — une tentative qui s’est soldée par un échec, faute de réponse allemande. Ce deuxième discours ouvre alors un nouveau chemin pour l’Allemagne d’esquisser, de sa part, une vision pour l’Europe, qui pourrait servir de base pour des réflexions communes, y compris la recherche — souvent difficile — de compromis. 

De manière similaire, le discours montre que la vision d’Emmanuel Macron pour l’Europe va au-delà de l’Union, et qu’il y voit une place centrale pour le Royaume-Uni. Que ce soit par les formats de coopération de sécurité flexible comme l’Initiative européenne d’intervention ou l’idée d’approfondir les relations avec Londres dans le cadre des traités de Lancaster House, le discours donne l’impression que la balle est désormais dans le camp britannique. Dans le scénario d’une victoire de Labour lors des prochaines élections et une politique étrangère dirigée par David Lammy, on peut imaginer que la volonté de relancer la relation sera réciproque.

8.  Construire l’Europe des citoyens

Le discours met en avant également la dimension culturelle et civilisationnelle de la vision européenne de Macron. Au centre, on trouve l’idée de l’humanisme. Si les idées dans cette partie semblent moins ambitieuses – au moins sur le plan financier – que les parties axées sur l’Europe puissance et la prospérité, des mesures concrètes pour rapprocher l’Europe des citoyens en ressortent  : 

  • augmenter le taux d’apprentis en mobilité pour atteindre 15 % en 2030 ; 
  • rendre la plateforme audiovisuelle ARTE plus accessible, en proposant des contenus dans toutes les langues européennes ;
  • construire une « Europe des trains » pour encourager la circulation des jeunes

Si ces propositions sont portées de manière récurrente par des associations pro-européennes, leur mise en œuvre est souvent freinée faute de moyens financiers, ou de volonté politique.

Une quatrième mesure clef occupe une place importante dans la troisième partie du discours : la majorité numérique à 15 ans. « Avant 15 ans, il doit y avoir un contrôle parental sur l’accès à cet espace numérique, parce que c’est un accès, si l’on n’en contrôle pas les contenus, qui est le fruit de tous les risques et des déformations d’esprit, qui justifie toutes les haines ».

9. Une amélioration de la méthode : un discours clair et sans (mauvaises) surprises

Par le passé, les discours du président français étaient souvent caractérisés par un certain style, une « méthode Macron » qui consistait à présenter des idées sans consultation préalable des partenaires — et parfois sans consultation des ministères en charge —, à utiliser des concepts très théoriques sans explication — à l’instar de la « puissance d’équilibre(s) » —, ou à mobiliser des références culturelles difficiles à suivre sans connaissances profondes de la culture française.

Si le discours peut être jugé plus clair que celui de 2017, il a une durée de presque deux heures. Macron se justifie expliquant que « l’Europe est une conversation qui ne finit jamais ».

10.  Un discours à lire dans le contexte national de campagne électorale

S’il n’était pas officiellement un discours de campagne, il s’inscrit clairement dans le contexte des élections européennes du 9 juin. Les sondages donnent pour le moment le Rassemblement national en tête, avec jusqu’à 15 points d’avance sur le parti Renaissance d’Emmanuel Macron.

Certains éléments du discours ciblaient davantage un public français, ou plus précisément les électeurs potentiels des partis de droite. Les propos en faveur des politiques d’immigration plus strictes, les bénéfices des accords de libre-échange pour les exportations françaises et la dénonciation du protectionnisme — un mois après que le Sénat a refusé la ratification de l’accord CETA entre l’Union et le Canada — doivent être compris dans ce contexte.Mais comme autour de moitié des électeurs français considèrent les élections européenne comme un moyen d’exprimer leur opinion sur la politique intérieure, selon un récent sondage, le discours est susceptible de recevoir plus d’attention dans d’autres capitales européennes que parmi l’électorat français1.

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26.04.2024 à 14:36

Le dilemme budgétaire français

Matheo Malik

Aujourd’hui, les agences de notation Fitch et Moody's rendent leur appréciation de la trajectoire budgétaire française dans un verdict très attendu.

La dette et le déficit français ont explosé. Mais la France a encore le choix de sa crise : nationale si elle commence à consolider ses finances publiques, européenne si elle s’y refuse.

Nous publions une perspective de fond signée Shahin Vallée.

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Texte intégral (4186 mots)

Que faire de la dette ? Comment changer les règles ? Alors que la France est à un tournant, avec d’autres pays en Europe, après les perspectives d’Enrico Letta, Mario Draghi et le président de l’Eurogroupe Paschal Donohoe, nous poursuivons la réflexion lancée par Barry Eichengreen, Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard dans les pages de la revue. Pour suivre ce débat et décoder la macro-crise, abonnez-vous au Grand Continent.

La politique budgétaire doit remplir aujourd’hui trois fonctions essentielles. Une fonction allocative pour mener une politique industrielle et climatique ambitieuse afin de préparer l’économie de demain. Une fonction redistributive pour répondre aux inégalités qui sont non seulement sources de malaise social mais aussi des freins importants au développement économique. Enfin, une fonction stabilisatrice pour répondre aux aléas du cycle économique et des crises.

C’est pour ces raisons que j’étais opposé à la consolidation budgétaire menée en Europe dès 2010, qui a conduit à une seconde récession largement évitable après la crise financière mondiale de 2008. C’est aussi pour ces raisons que je n’avais pas endossé le programme économique d’Emmanuel Macron en 2017 alors que j’avais été son conseiller économique à Bercy en 2014-2015. En effet, j’étais opposé à l’abandon de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qui allait rendre notre système fiscal moins redistributif et dont les gains en termes d’offre étaient discutables. J’étais opposé à la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisses de charges permanente compte tenu de son ciblage trop large, de son coût démesuré et de ses effets sur l’emploi trop faibles. Enfin, j’étais sceptique sur la trajectoire budgétaire présentée dans le programme car il me semblait impossible de baisser les dépenses publiques de plus de 3 % du PIB — soit 60 milliards d’euros — de 2018 à 2022 comme le prévoyait le premier Programme de Stabilité1 tout en entreprenant d’importantes réformes structurelles (assurance chômage, retraites, marché du travail) qui, bien qu’utiles à moyen terme, allaient faire des perdants à court terme que l’on ferait mieux de compenser. Et enfin parce que je pensais qu’il était essentiel de militer dès 2017 pour une réforme ambitieuse du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) en Europe car ces règles avaient montré leurs limites, ce à quoi le candidat Macron se refusait pour ne pas froisser nos partenaires européens.

Ce qui est le plus préoccupant n’est pas le déficit passé mais le fait que nous serons parmi les trois pays avec les plus importants déficits en 2025.

Shahin Vallée

Il n’est pas aisé de tirer le bilan de cette stratégie économique tant nous avons été percutés par des chocs profonds : le mouvement des Gilets jaunes, la pandémie de Covid-19 d’abord puis la guerre russe en Ukraine et la crise énergétique ensuite. Il n’en demeure pas moins que si notre économie ne se porte pas mal, notre position budgétaire est aujourd’hui singulièrement dégradée et pose question. Nous accusons un déficit nominal de 5,5 % du PIB en 2023.

À titre de comparaison, le Portugal a eu en 2023 un surplus budgétaire de 1,2 % du PIB, les Pays Bas un déficit de 0,3 %, l’Allemagne un déficit de 2,5 %. Seule l’Italie fait pire que nous2

Mais ce qui est plus préoccupant n’est pas le déficit passé mais le fait que nous serons parmi les trois pays avec les plus importants déficits en 2025. Le programme de stabilité présenté le 17 avril3 suggère un déficit pour 2024 de 5,1 % et de 4,1 % du PIB en 2025 avec des ajustements structurels respectifs de 0,6 % et 0,9 % du PIB potentiel qui repose sur des hypothèses de niveau et de croissance du PIB potentiel que le Haut Conseil des Finances publiques conteste4 et que la Commission européenne ne manquera pas d’interroger.

Nous pouvons nous rassurer en considérant que les États-Unis ou le Japon ont respectivement, des déficits et un niveau de dette bien supérieurs au nôtre ou croire que, quoi qu’il en coûte, la Banque centrale européenne (BCE) finira par financer nos déficits. 

Nous pouvons aussi rappeler que les finances d’un État ne sont pas celles d’un ménage et qu’un déficit peut s’accompagner malgré tout d’une réduction du niveau de dette si la croissance nominale du PIB est supérieure au coût de financement de la dette, le taux d’intérêt. 

Mais rien ne garantit désormais que nous pourrons durablement financer notre dette en dessous de notre taux de croissance (dont le potentiel est de 1,2 % en volume soit 3,2 % en valeur avec une inflation à 2 %) alors que les obligations assimilables du Trésor à 10 ans affichent un taux autour de 3 %.

On peut se contenter de dire, comme certains à gauche, que le fétichisme de la dette est une erreur et ignorer le défi économique et politique que représente la gestion des finances publiques. Ou on peut se lamenter, comme certains à droite, et promettre encore et toujours des baisses du nombre de fonctionnaires sans plus de précision et dégrader davantage des services publics souvent exsangues.

Le programme de stabilité préparé par le gouvernement au mois d’avril 2024 pour la période 2024-2026 montre une consolidation très faible qui repose sur des hypothèses de croissance potentielle particulièrement avantageuses et peu crédibles. 

Aucune de ces deux voies n’est souhaitable ou réaliste, et nous devrons donc trouver une alternative à la politique actuelle et au statu quo. Le programme de stabilité préparé par le gouvernement au mois d’avril 2024 pour la période 2024-2026 montre une consolidation très faible qui repose sur des hypothèses de croissance potentielle particulièrement avantageuses et peu crédibles selon l’avis cinglant du Haut Conseil pour les Finances publiques. Il est improbable que ce genre de trajectoire budgétaire soit réalisable à court terme et soutenable à moyen terme. 

Mais au mois de juin 2024, la Commission placera la France sous procédure de déficit excessif et nous mettra en demeure de réaliser une consolidation budgétaire structurelle de l’ordre de 0,5 % de PIB par an, sans doute pendant quatre ou cinq ans. Ne nous y trompons pas, il s’agit bel et bien d’un effort massif de plus de 20 milliards d’euros par an pendant plusieurs années. Nous en sommes arrivés là car depuis toujours la France est incapable de débattre de ces questions et de faire des grands choix budgétaires. Au lieu de cela, elle procède tantôt à des plans de rabots et de réductions généralisées de la dépense publique pour éviter de choisir, tantôt à des grands élans de dépenses peu ciblées et peu efficaces. Elle s’entête à promettre des baisses d’impôts intenables dans la durée, puis rattrapée par la réalité finit par céder et réintroduire de nouveaux impôts, temporaires, exceptionnels ou catégoriels qui viennent complexifier davantage notre système fiscal et miner le consentement à l’impôt. Les sept années de Bruno Le Maire à la tête de Bercy n’ont pas échappé à ces pratiques délétères qui creusent une impasse politique et budgétaire.

Dès l’été, le gouvernement devra vraisemblablement annoncer un Projet de Loi de finances rectificative pour l’exercice 2024 puisqu’il s’y refuse avant les élections européennes, et dès l’automne, il devra non seulement préparer son budget 2025 mais aussi présenter un plan pluriannuel de finances publiques de sept ans. C’est la conséquence des nouvelles règles budgétaires européennes que nous venons d’adopter et que la France, faute de propositions fortes et de négociation ferme, n’a pas réussi à infléchir. En effet, ces nouvelles règles ne répondent en rien aux objectifs que nous nous étions fixés pour réformer le Pacte de Stabilité et de Croissance. Elles sont plus complexes, ne permettent pas plus de stabilisation car le volet correctif auquel nous sommes soumis quand nous entrons dans la procédure de déficit excessif reste largement inchangé et enfin, elles ne permettent pas de protéger l’investissement public autre que les dépenses de défense qui peuvent faire partie des circonstances atténuantes dans l’appréciation de la Commission. Malgré ces lacunes, ces nouvelles règles ont été endossées par notre Ministre des finances, adoptées par le Conseil et le Parlement avec le soutien de la droite, des socialistes et de la majorité présidentielle au Parlement européen. Nous devrons donc nous y soumettre, au moins dans l’immédiat, avant d’en proposer une réforme plus ambitieuse et plus intelligente au moment opportun.

Avec ou sans règles européennes contraignantes, nous n’échapperons de toute façon pas à un débat sérieux et profond sur la politique budgétaire nationale. Le grand danger est qu’il n’y ait pas de majorité à l’Assemblée et peut-être pas de forces politiques dans le pays pour mener ce débat de manière apaisée.

Shahin Vallée

Mais avec ou sans règles européennes contraignantes, nous n’échapperons de toute façon pas à un débat sérieux et profond sur la politique budgétaire nationale. Le grand danger est qu’il n’y ait pas de majorité à l’Assemblée et peut-être pas de forces politiques dans le pays pour mener ce débat de manière apaisée. Aussi, la France risque une véritable crise politique, une censure du gouvernement lorsqu’il s’agira de voter le budget 2025 ou un nouveau collectif budgétaire pour l’exercice 2024. Le Président de la République pourra alors, soit nommer un nouveau gouvernement mais il n’est pas certain que celui-ci soit plus capable de proposer une trajectoire de consolidation crédible et intelligente, ou bien appeler des élections législatives anticipées, mais il n’est pas certain qu’une nouvelle Assemblée et le gouvernement qui pourrait en être issu en soit davantage capable. 

Il est donc urgent de familiariser l’opinion publique aux grands choix budgétaires qui nous attendent, ce qui n’a pas été fait une seule fois depuis 2017, le discours politique oscillant du quoi qu’il en coûte à la menace de faillite imminente sans nuances ni explications. Quelques grandes options politiques doivent donc être débattues sans tabous. 

Du côté des recettes 

La fiscalité des entreprises reste trop complexe et injuste puisqu’elle pénalise les PME au profit des grands groupes ; elle doit être discutée. Nous pourrions réaliser des économies importantes en remettant en question le Crédit impôt recherche — plus de 7 milliards par an —, en revenant sur les baisses généralisées de cotisations sociales — 25 milliards –, en taxant effectivement les profits extraordinaires des entreprises énergétiques qui devaient générer 15 milliards de recette et n’en ont levé que 600 millions et mettant en application de manière rigoureuse la taxation des profits internationaux des entreprises françaises.

Pour la fiscalité des ménages, la baisse de la taxe d’habitation a été une perte de recette importante qui pourrait être partiellement compensée par une hausse de la taxe foncière renforçant l’autonomie financière des collectivités et permettant de réduire d’autant les transferts de l’État, reportant de fait le coût de l’ajustement sur les propriétaires immobiliers. Une taxe extraordinaire sur les patrimoines financiers permettrait de redistribuer une partie des gains colossaux réalisés par les plus grands patrimoines financiers depuis la pandémie de Covid-19. Enfin, une fusion de la contribution sociale généralisée et de l’impôt sur le revenu permettrait de simplifier davantage le système fiscal et d’en améliorer les qualités redistributives. 

Il est illusoire de croire que l’on peut faire des économies substantielles, qui sont pourtant nécessaires, en s’abritant derrière la technique et en voulant faire l’économie de débats et de choix politiques structurants.

Shahin Vallée

Du côté des dépenses

Même si les Républicains en font une ligne rouge, les retraites constituent un poste important de dépenses. 

Tout en protégeant les plus faibles retraites, une désindexation partielle des retraites supérieures au revenu médian des actifs par exemple permettrait des économies importantes et pourrait rapporter une économie de plus de 10 milliards d’euros par an. La suppression de l’abattement de 10  % dont bénéficient les retraités imposables représente quant à elle 4 milliards par an5. Les dépenses de santé ne sont pas particulièrement élevées au regard des comparaisons internationales mais marquées par des insuffisances criantes dans l’hôpital public et une progression des dépenses de médicaments qui interroge notre système de santé publique. Entre autres graves préoccupations, l’accent qui doit être mis sur la prévention, notamment des troubles psychologiques qui représentent 14 % de la dépense en médicament de l’assurance maladie — soit 24 milliards. Notre aide publique au développement — 0,5 % du PIB —, gage de notre solidarité internationale, pourrait être remplacée par un renforcement de l’Agence française de développement et de notre contribution à la politique européenne d’aide au développement. Enfin, le coût public de notre politique pénale interroge. La légalisation du cannabis et les alternatives à la prison permettraient de réduire significativement le coût de notre administration pénitentiaire et de créer de nouvelles recettes fiscales. Le Service national universel (SNU) coûte près de deux milliards d’euros sans résultats probants sur la jeunesse. Notre stratégie nucléaire — grand carénage et EPR 2.0 — reste une source de potentiel dérapage des dépenses publiques qui exige un plan de secours aujourd’hui inexistant.

Chacun de ces sujets agitent des tabous qui ne manqueront pas de diviser, mais il est illusoire de croire que l’on peut faire des économies substantielles, qui sont pourtant nécessaires, en s’abritant derrière la technique et en voulant faire l’économie de débats et de choix politiques structurants. Ces débats sont inévitables et viendront percuter le gouvernement actuel dès le vote du prochain projet de loi de finances rectificative ou du budget 2025.

La France a le choix de sa crise  : une crise politique nationale si elle commence à consolider ses finances publiques ou une crise politique européenne si elle s’y refuse.

Shahin Vallée

Il est probable que, faute d’avoir préparé ce terrain, le gouvernement Attal se retrouve dans l’incapacité de passer un budget même en ayant recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution — et qu’il tombe sous le coup d’une motion de censure. Mais à moins d’assumer un conflit direct avec l’Union sur la question budgétaire, tout nouveau gouvernement — de quelque orientation et composition qu’il soit — devra faire les grands choix de finances publiques que nous avons collectivement évités depuis trop longtemps.

La France a le choix de sa crise  : une crise politique nationale si elle commence à consolider ses finances publiques ou une crise politique européenne si elle s’y refuse — avec des conséquences incertaines sur le refinancement de la dette française. C’est un dilemme lourd de conséquences à trancher. S’il choisit la crise européenne, le Président en plus d’être paralysé sur la politique intérieure sera délégitimé dans l’arène européenne, augurant une fin de mandat en forme d’échec et mat. S’il choisit la crise politique nationale, il devra nommer un gouvernement technique dominé par la droite et le laisser face à ses contradictions ou bien tenter le coup de poker et dissoudre pour convoquer des élections anticipées. Dans les deux cas, la France doit préparer d’une part une alliance solide pour réformer à terme les règles budgétaires européennes après les élections allemandes de septembre 2025 et d’autre part des mesures crédibles d’ajustement budgétaire en recette comme en dépense.

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