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18.05.2025 à 11:00

Apocalypse zombie : la leçon de ténèbres de Peter Thiel

Matheo Malik

« Comme Hamlet, nous aimerions repousser le plus longtemps possible le choix inévitable — mais même ceux qu’un monde apathique réconforte savent que toute chose médiocre a une fin. »

L’article Apocalypse zombie : la leçon de ténèbres de Peter Thiel est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (11708 mots)

« Bien plus qu’un professeur de littérature, la véritable vocation de Girard était d’être un prédicateur de la fin des temps. »

En 2005, Peter Thiel interrogea une dernière fois son vieux maître : croyait-il encore à la fin des temps et si oui à quoi ressemblerait-elle ?

La réponse de René Girard fut étonnante.

En substance, il lui soutint que l’apocalypse pourrait venir précisément à une époque où il ne se passe pas grand-chose et qui pourrait perdurer pendant des décennies — un peu à la manière d’un zombie.

Dans ce texte a publié à l’occasion de la Novitate Conference de la Catholic University of America à Washington, à l’automne 2023, Peter Thiel livre un exposé synthétique de cette obsession : la multiplication des signes avant-coureurs de l’apocalypse dans un monde dominé par la technique et « affaibli ».

Sa thèse est au fond assez simple : les conditions de la fin des temps sont réunies, mais les traces de ce qui pourrait la retenir sont absentes ou dégradées : « le katechon ne suffit plus ».

Un autre danger l’inquiète : ce qui pourrait nous faire croire que la fin des temps est évitable — l’Antéchrist — s’est désormais constitué en système et est devenu d’autant plus difficile à discerner et à combattre.

Car le monde décrit par Thiel est paradoxal : « Le provincialisme, l’assistanat et la bureaucratie ont dégradé la science au rang d’institution sociopathe et pseudo-malthusienne. Mais ils l’ont aussi empêché de faire exploser le monde. »

Dans un entre-deux, une transformation se serait opérée par laquelle le monde extérieure serait devenue une chose fondamentalement inquiétante : 

« Ce passage du monde des atomes — et des bombes atomiques — au monde des bits peut être considéré comme un glissement vers l’intériorité, une perte d’intérêt pour le monde extérieur au profit des mondes intérieurs ou virtuels. Les jeunes générations ont passé plus de temps retranchées dans le métavers, plus de temps dans leurs sous-sols à jouer à des jeux vidéo, plus de temps à s’adonner maladivement au yoga et à la méditation — peu importe la quantité, cette pratique est toujours excessive — et se sont tournés vers la psychologie, la parapsychologie, les drogues psychédéliques et la psychopharmacologie quand leur mode de vie sous sédatifs leur procurait peu de joie. »

Pour celui qui fut le premier soutien de Trump dans la Silicon Valley, cette décadence est manifeste : 

« La réticence à procréer, à désirer autrui et à avoir des enfants est l’indicateur le plus inquiétant d’une mimesis radicalement affaiblie dans son ensemble. Les baby-boomers et la génération X étaient les dernières générations à pouvoir désirer sans complexe : voitures de sport, maisons de luxe, richesse. Les millennials et la génération Z des années 2020 doivent se contenter de marijuana, de Netflix et des réseaux sociaux. »

Dans cette époque zombie, être « Hamlet ne suffit plus ». 

Pour Thiel, « l’athéisme politique » atteint partout ses limites et il ne reste que peu d’espoir : « prions pour que les spectacles de marionnettes puissent perdurer encore un peu, pour que ce qui reste des anciennes structures sacrées et des vestiges du katechon puisse perdurer à notre époque — et pour que le Jour du Seigneur n’arrive pas de sitôt. »

I. La philosophie ne suffit pas

Le christianisme avait répondu à la question des présocratiques — « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » — de façon assez simple : parce que Dieu l’a voulu. Mais dès le premier siècle, les chrétiens continuèrent à se demander pourquoi il y avait toujours quelque chose plutôt que rien. Le renouveau cosmique de la parousie semblait tardif à ces premiers croyants 1, qui ont fini par accepter ce retard en rationalisant l’histoire profane et ses institutions — l’Empire romain et l’Église catholique — comme vecteurs de diffusion de l’Évangile. Dans un monde persistant (persistent universe), l’« athéisme politique » de la retraite monastique semblait inapproprié.

Pour comprendre ce début abrupt et volontairement obscur, il faut partir d’une image. Pour se représenter le monde dans lequel vivaient les premiers chrétiens, le gourou girardien de la Silicon Valley qui cherche à retenir la fin des temps a une représentation en tête : un vaste jeu vidéo.

L’expression persistent universe a un sens bien précis : elle semble ici faire référence au monde du gaming, désignant les univers de jeu où l’action continue même lorsque le joueur est déconnecté — d’autres joueurs peuvent alors interagir, perdre, gagner, bâtir des choses… Cette possibilité du jeu interconnecté est le postulat de base du concept de métavers : un monde en parallèle, qui « continue », qui persiste à côté ou en dessous du monde réel. Plusieurs œuvres de science-fiction y font référence — comme le jeu des « Trois corps », central dans la construction de l’intrigue du grand roman de Liu Cixin.

Près de deux millénaires plus tard, au début du XXe siècle, les missionnaires chrétiens avaient parcouru la majeure partie du globe et propagé la nouvelle à qui voulait l’entendre. Presque au même moment, les signes et les prodiges se multiplièrent. Les derniers « Césars » ou « Empereurs romains » restants — l’empereur Guillaume II et le tsar Nicolas II — moururent. C’était le signe avant-coureur de l’arrivée de l’Antéchrist annoncée dans l’Apocalypse du Pseudo-Méthode (vers 692) et le Libellus de l’Antéchrist d’Adson de Montier-en-Der (vers 950) ; l’Europe se cannibalisa, non pas une mais deux fois ; le soleil se coucha sur l’Empire britannique ; et la désintégration totale de la civilisation humaine devint envisageable à Los Alamos. « Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait » (Matthieu 24:36), nous avertit la Bible. Peut-être pouvons-nous connaître le siècle — pendant un temps, le XXe siècle sembla une hypothèse aussi fiable qu’une autre.

Cette question de la violence apocalyptique dévoile l’agôn entre Athènes et Jérusalem, entre la philosophie politique et la révélation biblique. Georg Wilhelm Friedrich Hegel et ses épigones philosophiques justifient la violence de masse comme passage nécessaire vers la « fin de l’histoire ». Le rationnel est le réel. L’actuel est l’idéal. Après le bain de sang, la fin n’entraînera pas une destruction ardente, mais une paix fade. Hegel a prématurément identifié la fin à l’arrivée de Napoléon à Iéna en 1806. Il a été suivi par Alexandre Kojève, qui l’identifiait à Joseph Staline dans les années 1930 — même s’il aurait été plus juste viser les années 1950, avec la création Communauté économique européenne 2. Francis Fukuyama a repris l’argument de Kojève et a annoncé que la fin était enfin arrivée en 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin.

L’argument de Fukuyama a tenu de façon instable. La dernière décennie du siècle le plus tumultueux de l’histoire humaine a culminé avec une sorte d’interminable « jouir le plus long » : le Web mondial. Les crises de 2001, 2008 et 2016 ont menacé de catalyser de nouvelles ères plus sombres pour l’humanité, et se sont à chaque fois évanouies. Les guerres post-11 septembre ont davantage ressemblé à des projets postmodernes coûteux qu’à des guerres de civilisations ; le système financier s’est redressé — bien que sous une forme entravée — après l’éclatement de la bulle des subprimes ; et les révoltes populistes aux États-Unis et au Royaume-Uni ont détourné l’attention des réformes plus qu’elles ne les ont provoquées.

L’endiguement de chacune de ces crises a nécessité un élargissement toujours plus important — des déficits budgétaires, des instruments politiques, de la confiance institutionnelle. Mais pendant longtemps, le centre a tenu bon. Dans sa chronique de la Sicile aristocratique tardive, Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa a formulé la quintessence de la banalité révolutionnaire : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » 3 Dans notre monde statique, on nous dit l’inverse : pour que les choses continuent, tout doit rester exactement pareil.

II. Les boucs émissaires ne suffisent pas

Le passage à un monde de torpeur et d’indifférence semble réfuter — ou du moins compliquer — la compréhension de l’histoire moderne par René Girard. Il envisageait une violence incontrôlable, à la fois interpersonnelle et internationale, alimentée par des doubles belliqueux : le fascisme contre le communisme, les États-Unis contre l’Union soviétique, les armées antiterroristes secrètes contre les cellules terroristes. Une telle violence est incontrôlable en raison de la venue du Christ dans le monde. Girard aimait à dire que le Christ était le premier athée politique, le premier à ne pas croire que l’État suivait un ordre divin, ou qu’un « Gott mit uns » existait au ciel. Car, sur le plan de la théologie politique, qu’est-ce que le Trinitarisme, sinon l’affirmation selon laquelle le Christ est le véritable Fils de Dieu et, par conséquent, que César Auguste, fils du César divinisé, n’est pas véritablement le Fils de Dieu, et que, ipso facto, l’Empire romain n’est pas la pure volonté de Dieu ? Ou plus largement, qu’est-ce que le Notre Père sinon un rappel quotidien que la volonté de Dieu est toujours faite au ciel et rarement ici bas ?

La prétention de César à la transcendance repose sur un instrument de torture : celui-là même dont le Christ a détruit le pouvoir unifiant et coercitif. Plus généralement, l’existence de tous les pouvoirs et de toutes les principautés dépend de la violence avec laquelle on désigne des boucs émissaires. Pour Girard, la violence mimétique et la désignation des victimes comme boucs émissaires sont des « choses cachées depuis la fondation du monde ». Contrairement aux marchés fonctionnels ou aux lois naturelles de la science, dont une meilleure compréhension n’empêche ni les marchés ni les lois naturelles de fonctionner, la désignation de boucs émissaires ne fonctionne que lorsque, à un certain niveau, les persécuteurs ignorent ce qu’ils font. On peut canaliser l’énergie négative d’un village rancunier contre une femme âgée et peu attirante et l’accuser de sorcellerie. Cette accusation peut même unir les villageois, à condition qu’ils la perçoivent comme une révélation quasi religieuse et non comme le produit d’une manie psychosociale. Si le sacré est une violence déguisée ou mythifiée, alors la révélation évangélique de cette violence fondatrice entraînera, au fil du temps, la désacralisation, la déconstruction, la destruction et la mort progressives de toutes les cultures.

Dans les premières pages de ce texte, Thiel adopte un ton volontairement sibyllin, voire prophétique. Ici, « l’instrument de torture » fait bien sûr référence à la croix — mais l’image sert en fait à introduire la figure girardienne du bouc émissaire.

Au cours de l’histoire, la révélation chrétienne rend impossible la recherche de boucs émissaires et nous oblige à trouver des explications alternatives et naturelles (« une multitude alors cherchera, et la connaissance augmentera » [Daniel 12:4]). Cette accélération de la science et de la technologie conduit également à l’accélération d’une violence illimitée, qui a désormais le potentiel de détruire la planète : « Pour comprendre que nous vivons déjà cette révélation, il suffit de réfléchir au rapport que nous entretenons tous, en tant que membres de la communauté humaine mondiale à l’armement formidable que s’est donné l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. » 4 À la question fondamentale des armes nucléaires et thermonucléaires, il faudrait peut-être ajouter celles de la destruction de l’environnement (Matthieu 24:7 ou 24:29, spéculait Girard), la bio-ingénierie et les armes biologiques (la démystification scientifique des « noyaux jumeaux », en 1952 avec les bombes H et en 1953 avec l’ADN), les nanotechnologies, les robots tueurs ou l’IA incontrôlable — notamment sous ses formes rudimentaires de surveillance totalitaire.

III. Le katechon ne suffit pas

Pour Girard, les solutions politiques modernes à la violence n’étaient efficaces que dans la mesure où elles demeuraient mythiques ou « katéchontiques » 5, contribuant à ralentir l’appauvrissement culturel. Dans le pire des cas, elles s’avéraient tragi-comiques et contre-productives. Même les philosophes politiques les plus modernes, qui tentèrent d’asseoir la nouvelle société sur le « fondement vil mais solide » 6 des Lumières au sens large, ne comprirent pas que leur projet détruirait la société plus qu’il ne la reconstruirait.

Thomas Hobbes, Friedrich Nietzsche et Carl Schmitt étaient des penseurs fondamentaux mais qui n’ont pas réfléchi assez profondément pour atteindre vraiment les fondements. Ils ne sont pas parvenus à tout démythifier depuis le début. La guerre hobbesienne du « tous contre tous » ne s’est pas résolue dans un passé lointain, quand des combattants déchaînés se sont assis pour tenir une agréable conversation juridique au cours de laquelle ils ont élaboré un « contrat social ». Elle a été résolue en transformant la guerre du « tous contre tous » en une guerre du « tous contre un ». Girard comprenait l’éternel retour de Nietzsche comme un cycle sacrificiel dans lequel la « mort de Dieu » récurrente est véritablement le « meurtre de Dieu ». Girard pensait que Nietzsche — contrairement aux athées plus banals du XVIIIe siècle — comprenait au moins cela de la victimisation du Christ et de Dionysos. Mais il pensait aussi que l’effet de cette lutte acharnée entre la modernité et la violence du passé serait tout à fait à l’opposé du renouveau et de la libération nietzschéens : « L’éternel retour est le passé que le christianisme a aboli. L’histoire foule désormais les espaces sans fond du savoir chrétien… On ne sait pas si la fin colossale [du Crépuscule des dieux] marque seulement la fin d’un cycle, la promesse de mille renouvellements, ou si elle est vraiment la fin du monde, l’apocalypse chrétienne, l’abîme sans fond de la victime inoubliable. » 7

Schmitt a ancré sa théologie politique sur le katechon et n’a donc jamais oublié la possibilité latente d’une apocalypse 8. Girard comprenait le katechon comme « une principauté et un pouvoir » — et donc, d’une certaine manière, un élément démoniaque 9 — qui avait néanmoins un rôle stabilisateur et pacificateur à jouer dans le christianisme historique. Il joue toujours ce rôle en 2023. Mais Girard considérait que La Notion de politique de Schmitt et les mésaventures nationalistes de l’auteur étaient à l’exact opposé du katechontique, et permettaient plutôt une accélération de l’histoire vers les Nations Unies et l’État-unique mondial. D’un point de vue girardien, Schmitt était trop centré sur le politique et trop focalisé sur la préservation des distinctions — finalement nihilistes — entre amis et ennemis.

L’athéisme politique de Girard, sa pensée anti-politique et apocalyptique, sont devenus la cible de l’attaque la plus dévastatrice jamais lancée contre lui, celle de Pierre Manent en 1982. Manent a dénoncé Girard comme étant plus mauvais, méchant ou fou qu’un autre philosophe politique moderne, Nicolas Machiavel : « Mais plus qu’à celle de Marx, de Freud ou de Nietzsche, la théorie de René Girard se rattache à celle du premier et du plus grand des maîtres du soupçon : Machiavel. Machiavel aussi affirme que la fondation et la préservation des cités sont essentiellement violentes, et que les hommes vivent continuellement des bons effets de cette violence qu’ils ne veulent pas regarder en face. Mais Machiavel, lui, sait ce qu’il dit : si ce que nous appelons humanité est fondé sur la violence, alors il faut préserver ce pouvoir actif de la violence et empêcher les hommes de tomber sous l’influence d’une non-violence mensongère — celle du christianisme — qui tend à détruire les conditions mêmes de leur humanité. (…) René Girard reste strictement dans les termes du machiavélisme. Simplement, il met un signe positif où Machiavel mettait un signe négatif, et réciproquement. Mais ce renversement est absurde. Si la nature politique de l’homme est violence ou fondée sur la violence, alors la non-violence du christianisme est bien ce que dit Machiavel, violence contre nature, au second degré, « pieuse cruauté ». Si la « culture » humaine est fondée essentiellement sur la violence, alors le christianisme ne peut rien apporter d’autre que la destruction de l’humanité sous les apparences fallacieuses de la non-violence. » 10

Manent reconnaîtra plus tard que sa critique était trop générale. L’athéisme politique de Girard n’était pas absolu. Girard n’était pas moine. C’était un fin observateur de l’actualité. Il était enthousiasmé par le conservatisme modéré de Charles de Gaulle. Il espérait que la politique théâtrale de Ronald Reagan mettrait fin à la Guerre froide, et il craignait que le néoconservatisme rigide de George W. Bush ne nous entraîne dans un conflit sans fin. Il considérait le nazisme et le communisme comme des doubles mimétiques, deux mouvements extrémistes et totalitaires qui s’imitaient l’un l’autre dans leur haine réciproque et dans leur massacre de millions de personnes ; néanmoins, il distinguait le communisme comme le plus dangereux des deux, une forme d’« ultrachristianisme » plus tentante et donc plus dangereuse dans notre monde post-Révélation 11.

Mais au niveau théorique, au niveau de ce que l’on pourrait appeler la « vérité absolue », de telles interventions pratiques et circonstancielles manquent de fondement. Girard croyait qu’il fallait désirer devenir saint et être prêt à devenir martyr. En ce sens, il s’écarte radicalement du paradigme « politique » ou « philosophique » de Manent. Bien plus qu’un professeur de littérature, la véritable vocation de Girard était d’être un prédicateur de la fin des temps. « Dire que nous sommes objectivement dans une situation apocalyptique (…) revient à dire que l’humanité est devenue, pour la première fois, capable de s’autodétruire, ce qui était inimaginable il y a seulement deux ou trois siècles. » 12 S’il existe un espoir pour Girard, ce n’est que l’espoir désespéré de Jonas à Ninive. Contre toute attente raisonnable, la ville pourrait écouter la jérémiade de malheur et se repentir de ses mauvaises actions. La grande violence pourrait alors, pour l’instant, être différée.

Le positionnement de Girard trahit un sentiment d’impuissance face à la vague de violence. Il n’exagère pas son propre rôle dans les événements mondiaux. Pour Girard, l’important n’est pas son propre message dangereux et subversif, ni sa théorie globale, ni ses ouvrages considérables mais, tout simplement, le grand Esprit judéo-chrétien à l’œuvre dans l’Histoire :

Je crois que nous vivons une mutation proprement inouïe, la plus radicale qu’ait jamais subie l’humanité. (…) Cette mutation (…) ne dépend pas des livres que nous pouvons écrire ou ne pas écrire. Elle ne fait qu’un avec l’histoire terrifiante et merveilleuse de notre temps, qui s’incarne ailleurs que dans nos écrits (…). Les livres eux-mêmes n’auront qu’une importance mineure ; les événements qui les feront émerger seront infiniment plus éloquents que tout ce que nous écrirons et établiront des vérités que nous avons du mal à décrire, que nous décrivons mal, même dans des cas simples et banals. 13

IV. La modernité — précoce, moyenne et tardive — ne suffit pas

Comment en sommes-nous arrivés là ?

La plupart des grands prophètes du début de la modernité n’envisageaient pas un avenir morose. Aux XVIe et début du XVIIe siècles, Thomas More, Tommaso Campanella et Johann Valentin Andreae pressentaient le changement et écrivaient des ouvrages spéculant sur l’avenir, débattant des nouvelles sociétés idéales que nous pourrions bâtir 14. Mais aucun d’entre eux ne fut aussi sensible à l’importance du progrès technologique que Francis Bacon, dont la Nouvelle Atlantide, publiée à titre posthume, prédisait, voire prescrivait, le cours de l’histoire moderne.

Bacon pressentait que la maîtrise et le contrôle de la science étaient indissociables de la maîtrise et du contrôle de toutes choses. La ville hyper-avancée, éponyme du livre, Bensalem 15, est administrée par une institution technocratique de type État-profond, dite Maison de Salomon (ou « Collège des Travaux des Six Jours ») 16. Caractéristique du début de la modernité, les ambitions de la Maison sont presque illimitées : « La Fin de notre Fondation », révèle l’un des Pères de la Maison de Salomon au narrateur, « est de connaître les Causes, les Mouvements, et les Vertus secrètes que la nature renferme en elle-même ; de donner à l’empire de l’esprit humain, toute l’étendue qu’il peut avoir. » 17. Cela suggère que la science rendra obsolète un Dieu interventionniste. En effet, le Père cite parmi l’impressionnant éventail de pouvoirs de la Maison de Salomon la capacité de créer « toutes les illusions et tromperies de la vue, en figures, grandeurs, mouvements, couleurs » 18 — ce qui lui aurait donné la capacité de fabriquer même les miracles sur lesquels repose la foi chrétienne des Bensalemites ordinaires 19. Lorsque le narrateur de Bacon découvre Bensalem, elle est cachée au reste du monde. Mais les descriptions détaillées de l’arsenal de la ville (« artillerie et instruments de guerre, et engins de toutes sortes (…) nouvelles compositions de poudre : nous savons faire les feux grégeois qui brûlent dans l’eau, et qui sont inextinguibles ») 20 peuvent présager une violente conquête mondiale. En laissant entendre que la science et la technologie pourraient conquérir le Ciel et la Terre, Bacon a fait preuve d’une vision exceptionnelle en anticipant le zeitgeist du début de l’ère moderne.

La Maison de Salomon est une institution quasi omnipotente mais elle ne fonctionne pas en pilotage automatique : sa grandeur est due aux grands hommes qui la contrôlent. Dans le monde réel, Bacon était de ceux-là. Il a pressenti et orienté le cours des débuts de la modernité avec une capacité à agir et une intelligence à peine croyables aujourd’hui. Mais malgré son niveau de compréhension de son époque et de l’orientation de la science et de la technologie, Bacon lui-même n’aurait pu imaginer, parmi les « armes et instruments de guerre » de Bensalem, quelque chose d’aussi puissant qu’une bombe nucléaire. Une telle arme aurait ouvert la boîte de Pandore pour la Maison de Salomon. Son expansion militaire serait passée d’une croisade vertueuse à un moyen nécessaire d’auto-préservation, de peur de permettre à d’autres nations de développer une telle technologie. Pour empêcher un tel développement, la Maison de Salomon aurait peut-être dû établir un gouvernement mondial — qui était autrefois compris comme le synonyme de l’Antéchrist biblique. Selon la conception du début de l’époque moderne de Bacon, un individu isolé pouvait être suffisamment puissant pour incarner l’Antéchrist. Une lecture attentive du texte de Bacon révèle que Joabin, un mystérieux marchand se faisant également passer pour un roi-philosophe de ce monde, pourrait être le pas-tout-à-fait-antipathique Antéchrist 21.

Depuis un peu plus de deux ans, le « gouvernement mondial » présenté comme pouvant répondre aux défis de l’humanité serait l’Antéchrist est une obsession de Peter Thiel. Il s’en était expliqué dans un important entretien en décembre 2024.

À mesure que la science et la technologie progressaient dans le monde réel, nous sommes entrés dans une « modernité moyenne », matériellement plus prospère que la modernité précoce, mais qui présentait des signes du scepticisme de la modernité tardive à l’égard de l’action humaine 22. Le roman Perte et gain (1848) de John Henry Newman reflète cette évolution. Ce roman semi-autobiographique suit un jeune homme, Charles Reding, dans son cheminement spirituel à l’Université d’Oxford. Ses pairs anglicans lui expliquent que la doctrine anglicane considère le pape comme l’Antéchrist, comme enseigné par l’archevêque Thomas Cranmer dans son Premier livre d’homélies (1547). Cependant, Reding réalise peu à peu que ses pairs contemporains ne croient pas réellement qu’un individu comme le pape soit, ou même puisse être, l’Antéchrist, et ses doutes sur l’Église catholique se dissipent. Un demi-siècle plus tard, les plus puissants traitements littéraires de l’Antéchrist — Guerre, Progrès et Fin de l’histoire (1900) de Vladimir Soloviev et Le Seigneur du monde (1908) de Robert Hugh Benson — dépeignent tous deux l’Antéchrist comme un individu, mais un individu ayant curieusement peu de traits distinctifs 23. Quelque chose a subtilement changé entre le récit de Bacon et le leur. Leurs Antéchrists sont des écrivains et des orateurs convaincants mais leurs paroles sont, dans le cas de Soloviev, des synthèses invraisemblablement miraculeuses d’idées différentes, ou, dans le cas de Benson, totalement oubliées de ceux qui les entendent 24. Ce sont des constructions — des incarnations d’idées, des miroirs de nos échecs.

Notre peur de la bombe atomique a achevé notre glissement vers la modernité tardive. À Los Alamos, nous avons de tout évidence passé les rênes aux scientifiques, et la science a, de toute évidence, « fini » — au double sens hégélien de culminer et de prendre fin. Par la suite, de grands penseurs comme Bacon ont cédé la place à des bureaucrates universitaires incontestés, qui ne conçoivent pas la machine dans son ensemble, mais en sont plutôt les minuscules rouages. Cette machine réprime nos potentiels Bacon, dans ce que l’on pourrait appeler généreusement une ferveur katéchontique ou — moins généreusement — une angoisse existentielle.

Le bureaucrate universitaire d’aujourd’hui par excellence est le professeur d’Oxford Nick Bostrom,qui, autant que ses contemporains, incarne et exprime notre médiocrité et notre conformisme paralysés. Bacon avait malicieusement laissé entendre qu’il sympathisait avec un Antéchrist doté d’une grande capacité d’action, tandis que Newman, Soloviev et Benson étaient plus durs contre cette figure. L’œuvre de Bostrom, imprégnée de la logique de paix et de sécurité de la modernité tardive, suggère une absence totale de compréhension du problème. Dans « L’hypothèse du monde vulnérable », Bostrom — ou peut-être simplement une simulation de lui-même — énumère les voies par lesquelles le monde pourrait prendre fin. Il propose ensuite quatre contre-mesures :

1. Limiter le développement technologique.

2. Éviter qu’une large population d’individus, dotés de motivations humaines normales, puisse exister et agir librement.

3. Mettre en place une police préventive extrêmement efficace.

4. Mettre en place une gouvernance mondiale efficace. 25

Restreints par les chaînes de la modernité tardive, les grands hommes sont méprisés ou ignorés. Même les Antéchrists en papier mâché de Soloviev et Benson peineraient à convaincre les foules. Mais un monde hostile aux individus n’est pas à l’abri de la menace de l’Antéchrist ; au contraire, l’Antéchrist pourrait bien arriver sous la forme d’une institution ou d’un système. Comment un tel Antéchrist pourrait-il accéder au pouvoir ? Aussi puissantes que soient les histoires de Soloviev et Benson, les méthodes de daemonium ex machina par lesquelles leurs Antéchrists conquièrent le monde semblent maigres. Mais à lire Bostrom, on peut déduire une réponse : en jouant sur nos peurs de la technologie et en nous incitant à la décadence avec le slogan de l’Antéchrist, « paix et sécurité ». Bostrom ne diffère pas de Bacon par son athéisme et son matérialisme, que Bacon partageait, et qui ont défini même la modernité précoce. Mais lui et le zeitgeist qu’il incarne sont résolument déterminés à nous sauver du progrès, à tout prix.

Il n’y a pas eu de grande littérature s’attaquant à l’Antéchrist depuis Soloviev et Benson au début du XXe siècle. Mais si un auteur courageux écrivait un roman réfutant Bostrom, il ferait bien de rappeler qu’une force suffisamment puissante pour contrôler le monde est une force suffisamment puissante aussi pour le détruire. « Car vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit. Quand les hommes diront : Paix et sûreté ! alors une ruine soudaine les surprendra, comme les douleurs de l’enfantement surprennent la femme enceinte, et ils n’échapperont pas. Mais vous, frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour que ce jour vous surprenne comme un voleur. » (1 Thessaloniciens 5:2-4)

V. La décadence ne suffit pas

Tout cela nous ramène à cette question vieille de deux millénaires : pourquoi y a-t-il encore quelque chose plutôt que rien ? Pour le jeune Girard, les longues décennies de l’ère nucléaire ressemblaient à un compte à rebours vers l’Armageddon, avec quelques tentatives très proches dans les années 1950 et 1960, et un sentiment de crise encore persistant dans les années 1970 et 1980. Lorsque j’ai demandé à un Girard plus âgé, en 2005, s’il croyait toujours que nous vivions la fin des temps, il a répondu par l’affirmative, mais avec une certaine nuance : la fin des temps pourrait ressembler à une époque où il ne se passe pas grand-chose et qui pourrait perdurer pendant des décennies — à la manière d’un zombie.

Que peut dire l’irréductible girardien de ces prédictions apparemment démenties concernant la fin du monde ?

Peut-être faudrait-il interpréter notre époque (en particulier les trente ou cinquante dernières années) comme un étrange « no man’s land », entre vengeance totale et absence totale de vengeance, cet espace spécifiquement moderne où tout est imprégné d’une vengeance malsaine 26, comme un lieu où les hommes ne sont ni assez fous pour provoquer l’Apocalypse, ni assez sains d’esprit pour embrasser le Royaume de Dieu. Bien que cela dépasse largement le cadre de cet essai, l’esquisse d’une telle ère culturelle « zombie », dans laquelle l’histoire ne s’arrête pas mais semble ralentir, couvrirait de nombreux sujets.

La stagnation de la science et de la technologie est surdéterminée, alimentée en partie par une réglementation excessive — pensez à la Food and Drug Administration ou à la Nuclear Regulatory Commission —, en partie par un enseignement trop surveillé — pensez aux doctorants en robotique et en sciences sous contrat —, mais surtout par la crainte d’une course aux armements incontrôlable. Le massacre industriel de la Première Guerre mondiale avait déjà anéanti notre optimisme du siècle des Lumières selon lequel la science et la technologie étaient des forces inaltérables au service du bien. Mais à Los Alamos, la science semblait, pour la première fois, avoir véritablement propulsé l’histoire dans une direction plus sombre.

A émergé ensuite une science sous une forme nouvelle, échelonnée et bureaucratique, loin de l’idéal enfantin de l’inventeur solitaire et brillant. La première institutionnalisation de ce modèle — le projet Apollo — nous a permis de marcher sur la Lune. Mais l’échelonnage est vite devenu un défaut — plutôt qu’une caractéristique — transformant le progrès scientifique en une bureaucratie incrémentaliste, politique et gérontocratique 27. Plus largement, la technologie a connu un ralentissement similaire, avec des exceptions dans les télécommunications et l’informatique 28.

Mais peut-être avons-nous tort de qualifier ce ralentissement d’inconvénient, si la poursuite des progrès ne faisait que dénicher toujours plus de moyens d’autodestruction. On peut se plaindre des physiciens et des scientifiques moindres qui s’embarrassent de « DEI », de politiques d’évaluation par les pairs et de demandes de subventions. Le provincialisme, l’assistanat et la bureaucratie ont dégradé la science au rang d’institution sociopathe et pseudo-malthusienne. Mais ils l’ont aussi empêché de faire exploser le monde.

Le ralentissement des sciences et des technologies était palpable dès mes études de premier cycle, à la fin des années 1980. La plupart des domaines scientifiques et technologiques (génie nucléaire, génie aérospatial, génie mécanique, physique, chimie, etc.) étaient alors devenus des impasses. Une voie de progrès étroite et spécifique s’est poursuivie avec les ordinateurs, les logiciels, le Web, l’Internet mobile, etc. Ce passage du monde des atomes — et des bombes atomiques — au monde des bits peut être considéré comme un glissement vers l’intériorité, une perte d’intérêt pour le monde extérieur au profit des mondes intérieurs ou virtuels 29. Dans les décennies qui ont suivi, les jeunes générations ont passé plus de temps retranchées dans le métavers, plus de temps dans leurs sous-sols à jouer à des jeux vidéo, plus de temps à s’adonner maladivement au yoga et à la méditation — en presque n’importe quelle quantité cette pratique est excessive — et se sont tournés vers la psychologie, la parapsychologie, les drogues psychédéliques et la psychopharmacologie quand leur mode de vie sous sédatifs leur procurait peu de joie.

Notre repli vers l’intérieur est difficile à expliquer, mais la cosmologie pourrait nous en fournir un indice.

À mesure que nos modèles cosmologiques supposaient un univers de plus en plus vaste — et finalement un multivers — notre insignifiance est devenue plus évidente. La théorie selon laquelle le monde est une simulation informatique, avec un créateur au moins semi-bienveillant à l’origine, est étrangement plus rassurante que le modèle du multivers des physiciens, qui implique que nous occupions une partie radicalement non représentative du cosmos. Raisonner par induction — comme dans presque toute investigation scientifique — est impossible dans un multivers quasi infini. Par conséquent, le multivers devient une porte d’entrée pour des expériences de pensée sur la conscience — cerveaux de Boltzmann, Matrix, démons cartésiens — et une horreur lovecraftienne du monde extérieur s’installe.

La science et la technologie ne furent pas les seules à refléter la peur d’une violence apocalyptique : nos relations interpersonnelles devinrent tendues au point de conduire à la stérilité et à une sexualité exténuée. Le taux de croissance démographique mondial culmina en 1968 à 2,1 % par an, déclenchant une vague de lamentations néo-malthusiennes de la part de Paul Ehrlich 30, du Club de Rome 31 et d’Hollywood 32. Aussi rapidement que le taux de croissance avait grimpé en flèche, il s’effondra. Dans les décennies qui suivirent, le taux de fécondité s’effondra sous le seuil de remplacement dans des pays aussi divers en apparence que les États-Unis, la Corée du Sud, l’Iran et l’Italie. L’universalité troublante de notre antinatalisme résiste à toute explication locale.

En 1967, lors du Summer of Love, ni Gore Vidal ni William Buckley n’avaient prédit que la révolution sexuelle se terminerait par une réduction des rapports sexuels et de la procréation ; que la jurisprudence Roe v. Wade serait renversée dans le contexte d’une relative diminution des avortements, de la natalité et de relations tendues entre les genres ; ou que l’homosexualité disparaîtrait avec les « trans ». Les conservateurs traditionalistes voient le phénomène transgenre comme une automutilation narcissique des organes sexuels — métamorphosant hommes et femmes en eunuques médiévaux. Mais s’évader vers une nouvelle identité est une réponse compréhensible — quoique malsaine — au dysfonctionnement des dynamiques de genre modernes.

La réticence à procréer, à désirer autrui et à avoir des enfants est l’indicateur le plus inquiétant d’une mimêsis radicalement affaiblie dans son ensemble. Les baby-boomers et la génération X étaient les dernières générations à pouvoir désirer sans complexe : voitures de sport, maisons de luxe, richesse. Les millennials et la génération Z des années 2020 doivent se contenter de marijuana, de Netflix et des réseaux sociaux 33.

Le boom financier de 1982-2007 peut être perçu comme un glissement vers l’intériorité, les aspirants cow-boys sublimant leur énergie masculine dans les salles de marché et sur des tableurs Excel. Mais même à la fin des années 1980, le matérialisme de Patrick Bateman ou de Gordon Gekko semblait non seulement maladroit mais dangereux. Dans les années 1990 et 2000, le « trashpirationalisme » a perduré dans la culture hip-hop bling-bling, mais même celui-ci s’est adouci avec les costumes de créateurs et la splendeur (relativement) discrète de Drake et Kanye West dans les années 2010. La Silicon Valley, la plus grande source de richesse de l’histoire américaine moderne, désapprouve totalement le matérialisme. L’« athleisure », les montres Apple et les modestes résidences de Palo Alto des ingénieurs et des investisseurs en capital-risque grassement rémunérés pourraient suggérer un évitement sain des jeux de statut, ou peut-être simplement l’affaiblissement des fonctions utilitaires et la peur de se distinguer.

Ce monde à faible taux de testostérone semble incompatible avec l’esprit animal du capitalisme expansionniste ; mais peut-être que s’il y a moins de choses pour lesquelles nous sommes en compétition, il y aura aussi moins de choses pour lesquelles nous pourrions nous blesser ou nous tuer les uns les autres.

Dans son livre de 2019, La Société décadente, Ross Douthat semble déplorer les quatre cavaliers que sont la stagnation, la sclérose, la stérilité et la répétition, mais propose des moyens étrangement exagérés pour mettre fin à notre langueur : une politique radicalement post-libérale, une Renaissance afro-futuriste, d’immenses avancées technologiques comme les « moteurs à distorsion ». Si Douthat est en fait tacitement réconforté par l’invraisemblance de ces propositions, c’est parce qu’il pressent que nos manières douces et confortables militent certes contre une société plus dynamique — mais aussi contre une escalade apocalyptique aux extrêmes.

Pourtant, alors que nous nous amusons avec des mèmes et des vidéos TikTok, nous risquons moins de tomber dans l’une des fantaisies de Douthat que dans une catastrophe, banale, mais plus plausible. Cela pourrait commencer par la détérioration de la situation budgétaire des États-Unis — en particulier la dette étudiante de 1 600 milliards de dollars, les bombes à retardement que sont la sécurité sociale et Medicare, et l’envolée des intérêts composés sur les intérêts du déficit et de la dette fédéraux — sans solution pour l’instant qui ne sorte pas du cadre acceptable au plus grand nombre. Ou cela pourrait être le problème — non sans rapport — de l’effondrement démographique quasi universel, qui semble également impossible à résoudre 34. Si nous inversons notre déclin démographique, la demande énergétique nécessaire pour subvenir aux besoins de milliards de personnes supplémentaires se heurtera à des contraintes liées aux ressources ou à la pollution — ou les deux. Mais si nous évitons ces contraintes grâce à une nouvelle méthode de production d’énergie à grande échelle, comme celle qui résulte de la fusion, serions-nous alors mis en péril par ses applications à double usage, géopolitiquement instables ?

Rétrospectivement, le consensus et le scénario de base de la mondialisation des années 1970-2000 — selon lesquels le monde en développement convergerait simplement vers le monde développé — semblent utopiques. Les économies de marché émergentes d’Amérique latine, d’Afrique, d’Inde et de Russie ont toutes connu une croissance bien plus lente que ce que le monde prévoyait il y a quelques décennies 35. Mais nous sommes aujourd’hui confrontés à un dilemme. Si nous atteignons cet objectif utopique, la concurrence entre tant de nations en croissance risque-t-elle de déclencher des guerres des ressources à travers le monde ? Et si la non-convergence que nous avons connue se poursuit, les pays lassés de la stagnation se tourneront-ils vers le modèle communiste chinois ?

VI. Hamlet ne suffit pas

Notre ère zombie a atteint son apogée. Comme Hamlet, nous aimerions repousser le plus longtemps possible le choix inévitable — mais même ceux qu’un monde apathique réconforte savent que toute chose médiocre a une fin. Un problème demeure pour le girardien. Le refus d’agir d’Hamlet semble relever d’une forme d’athéisme politique — plutôt compréhensible au milieu de la pourriture du Danemark. Mais il est clair que ni Girard ni Shakespeare ne qualifieraient Hamlet de modèle — sa mort et l’échec final de son action semblent suggérer le contraire. Que devons-nous en penser ?

Il est difficile de distinguer l’athéisme politique d’Hamlet de celui de Shakespeare, tout comme il est difficile de distinguer l’Antéchrist du Christ. Ces deux distinctions reposent sur la sincérité et l’authenticité — autrement dit : la foi. Hamlet a étudié les nobles questions de philosophie à l’Université de Wittenberg et a commis l’erreur de croire que cela l’élevait au-dessus des affaires terrestres. Sa compréhension de la philosophie n’a pas pu le sortir de son malaise, car la singularité de sa situation — et de la nôtre — résiste à une étude catégorique et purement rationnelle. Son action finale est nihiliste, dépourvue de conviction politico-théologique et d’un véritable athéisme politique.

Tandis que nous temporisons comme Hamlet, « nous faisons mine de ne pas voir la désintégration de notre vie culturelle, la terrible futilité des jeux de marionnettes qui occupent la scène durant cet entracte étrange de l’esprit humain. Un silence s’est abattu sur la terre, comme si un ange s’apprêtait à ouvrir le septième et dernier sceau d’une apocalypse. » 36 Prions pour que les spectacles de marionnettes puissent perdurer encore un peu, pour que ce qui reste des anciennes structures sacrées et des vestiges du katechon puisse perdurer à notre époque — et pour que le Jour du Seigneur n’arrive pas de sitôt : « Qui pourra soutenir le jour de sa venue ? Qui restera debout quand il paraîtra ? Car il sera comme le feu du fondeur, comme la potasse des foulons. » (Malachie 3:2)

Sources
  1. Humanisme et Terreur (1947) que la violence révolutionnaire peut être un ingrédient nécessaire pour instaurer des relations humaines entre les hommes.
  2. Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978, traduit en anglais et réédité en 1987 par Stanford University Press), p. 255.
  3. Droit naturel et histoire (1953), University of Chicago Press, p. 247.
  4. Violence et vérité – autour de René Girard (1988), Stanford University Press, p. 246.
  5. Je vois Satan tomber comme l’éclair (2001), Orbis, chapitre 8 et conclusion.
  6. Commentaire, Vol. 5, n° 19 (automne 1982), pp. 457-463.
  7. Je vois Satan tomber comme l’éclair, pp. 176-181.
  8. Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 260.
  9. Id. p. 134-135.
  10. Utopie (1516) de More, La Cité du Soleil (1602) de Campanella et Christianopolis d’Andrea (1618).
  11. Royal Society of London pour l’amélioration des connaissances naturelles.
  12. La Nouvelle Atlantide (1626, réimprimé en 2017 par Wiley Blackwell), p. 98.
  13. Id., p. 105.
  14. Id., p. 107.
  15. On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History (1841), rend compte du déclin de la foi en l’individu au sein de la modernité moyenne. Carlyle lui-même croyait à l’influence illimitée des grands hommes (« L’Histoire universelle (…) est au fond l’Histoire des grands hommes qui ont œuvré ici » [Yale University Press, 2013, p. 21), mais considérait également ces hommes comme une espèce en voie de disparition (Napoléon, selon lui, fut le dernier grand homme). Dès le XIXe siècle, il a le sentiment de lutter contre l’esprit du temps intellectuel. Vers 1946, lorsqu’il fut révélé que Goebbels avait motivé Hitler dans le bunker en lui lisant la biographie de Frédéric le Grand par Carlyle, celui-ci, autrefois canonique, fut rapidement descendu de sa plateforme.
  16. La Prédication de l’Antéchrist (1499-1502), reflète une compréhension similaire. Comme les « ultrachistes » de Girard, l’Antéchrist désire ressembler au Christ, mais en plus grand.
  17. Guerre, progrès et fin de l’histoire, 1900, traduit en anglais et réédité en 1990 par Lindisfarne Press, p. 169). Pour un parallèle avec le monde réel, considérons One World (1943) de Wendell Willkie, qui est devenu le livre de non-fiction le plus vendu de l’histoire américaine. Le livre de Willkie incarne le paradoxe de nombreuses pensées révolutionnaires : il dépeint un État mondial unifié comme inévitable et, dans le même souffle, exhorte les lecteurs à le soutenir et à contribuer à sa construction. Il blanchit la brutalité de Staline (« Aussi étrange que cela puisse paraître, Staline s’habille de tons pastel clairs » [Cassell and Company Limited, 1943, p. 61]) et suggère qu’une coopération mutuellement bénéfique entre les États-Unis et la Russie est à la fois souhaitable et inévitable. Il préfigure une grande partie de la rhétorique des années 1990-2000 sur une Chine bienveillante et inévitablement dominante.
  18. Dialogue : A Journal of Mormon Thought, numéro 43, vol. 1, printemps 2010). Notre proximité avec la violence apocalyptique rendait son abord trop inconfortable ou difficile. Le même problème se pose dans la série à succès Left Behind de Tim LaHaye et Jerry B. Jenkins, qui dépeint la fin du monde mais relègue les armes nucléaires et autres technologies modernes au second plan. En dissociant la fin des temps de notre histoire du développement technologique, LaHaye et Jenkins rejettent la responsabilité de la violence apocalyptique sur Dieu, plutôt que sur les êtres humains. On pourrait, de manière profitable ou ironique, associer la lecture de la série Left Behind aux travaux récents du théologien progressiste de Harvard, Steven Pinker. Pinker partage l’avis de LaHaye et Jenkins sur le fait que la violence est intrinsèquement liée à un Dieu antérieur aux Lumières, mais parce que Dieu n’existe pas, Pinker estime que nous pouvons nous débarrasser complètement de la violence.
  19. Shakespeare, les feux de l’envie (1991, traduit en anglais et réédité en 2004 par St. Augustine’s Press), p. 288.
  20. Paradise Lost I. 253-255 (« L’esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l’enfer, un enfer du ciel. ») Philosophiquement, le passage à l’intériorité trouve son origine chez un autre penseur du XVIIe siècle, Descartes, qui encourageait ses lecteurs à ne pas s’interroger extérieurement sur la nature de Dieu, mais à s’interroger intérieurement sur la nature de l’esprit. La faillibilité de l’esprit a conduit Descartes à un scepticisme épistémologique extrême : tout ce qu’il percevait était-il l’œuvre d’un démon ?
  21. La Bombe P (1968) d’Ehrlich.
  22. Les limites à la croissance (1972) du Club de Rome.
  23. Soleil Vert (1973), qui dépeint une société qui économise les ressources en utilisant la chair humaine comme nourriture, et Logan’s Run (1976), qui atteint un but similaire en tuant simplement tous ceux qui atteignent l’âge de 30 ans.
  24. Les limites à la croissance du Club de Rome (1972) prônait un monde sans croissance démographique. Mais comme l’a découvert le Japon, une fois la croissance arrêtée, il est difficile d’empêcher la décroissance – dans leur cas, à un rythme d’un million de personnes par an. Les problèmes démographiques du Japon avaient été prévus des décennies à l’avance et le pays n’a toujours pas pu les éviter. Théoriquement, il existe un juste milieu stable entre une « bombe démographique » à croissance exponentielle et un déclin exponentiel, mais en pratique, il est quasiment impossible à trouver.
  25. Shakespeare, les feux de l’envie, p. 298.

18.05.2025 à 09:00

Vance, Zelensky, Bayrou… Qui va assister à la messe marquant le début du pontificat de Léon XIV ? [Carte inédite]

Marin Saillofest

Aujourd’hui, dimanche 18 mai, à 10h, le nouveau souverain pontife, Léon XIV, célébrera sa première messe depuis son élection le 8 mai. De nombreux dirigeants et personnalités politiques sont attendues au Vatican, parmi lesquelles le Premier ministre français François Bayrou, le président ukrainien Volodymyr Zelensky ou bien le vice-président américain J.D Vance.

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Texte intégral (601 mots)

Aujourd’hui, dimanche 18 mai, à 10h, le 267e pape Léon XIV célébrera la première messe de son pontificat dans la basilique et sur la place Saint-Pierre, au Vatican. Avant de rejoindre la procession accompagnée des Laudes Regiæ, Léon XIV se recueillera devant le tombeau de saint Pierre, le premier évêque de Rome et pape de l’Église catholique.

À cette occasion, de nombreux dirigeants et personnalités politiques se réuniront au Vatican.

  • Les États-Unis seront représentés par le vice-président J.D. Vance, converti au catholicisme en 2019, et le secrétaire d’État Marco Rubio, élevé quant à lui dans une famille catholique.
  • Le président ukrainien Volodymyr Zelensky assistera également à la messe de Léon XIV, après s’être rendu au Vatican pour les funérailles du pape François le 26 avril.
  • La présidente de la Commission Ursula von der Leyen représentera l’Union européenne. Les dirigeants de 19 États membres dont la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Pologne seront également présents.
  • L’Europe sera de loin le continent le plus représenté à la messe de Léon XIV. Aucun dirigeant asiatique n’a confirmé sa venue au 17 mai à 19h (Paris), et Anthony Albanese, le Premier ministre australien, devrait être le seul chef de gouvernement océanien à se rendre au Vatican.
  • En Afrique, des représentants issus de quatre pays devraient assister à la messe : Gabon (Brice Oligui Nguema), ​​Nigeria (Bola Tinubu), Togo (Faure Gnassingbé) et Maroc, avec la présence du Premier ministre Aziz Akhannouch.
  • Quatre dirigeants de pays sud-américains devraient également être présents : le président du Paraguay Santiago Peña, la cheffe d’État péruvienne Dina Boluarte, le président de l’Équateur Daniel Noboa et de la Colombie Gustavo Petro.
  • Le président israélien Isaac Herzog a également confirmé sa présence, ainsi que les présidents de Géorgie Mikheïl Kavelachvili et d’Arménie Vahagn Khatchatourian.

Si aucune rencontre entre Zelensky, Vance et d’autres dirigeants n’a pour l’heure été confirmée, le pape Léon XIV a signalé son intention d’accueillir au Vatican des discussions de cessez-le-feu entre Russes et Ukrainiens, suite à l’échec des négociations d’Istanbul du 16 mai.

  • C’est après la discussion au Vatican entre Trump et Zelensky à l’occasion des funérailles de François, le 26 avril, que le président américain avait adopté une position plus conciliante à l’égard de Kiev, autorisant notamment l’augmentation des transferts d’armes et d’équipements militaires à l’Ukraine.
  • Il s’agissait alors de la première rencontre entre les deux dirigeants suite au violent échange verbal ayant eu lieu à la Maison-Blanche fin février.
  • Le président ukrainien avait déclaré qu’il s’agissait de la « meilleure » discussion qu’il avait eu jusqu’à ce jour avec son homologue américain : « Elle a peut-être été la plus courte, mais elle a été la plus substantielle ».

18.05.2025 à 07:00

En Pologne, premier tour de l’élection présidentielle 

Ramona Bloj

Aujourd’hui, dimanche 18 mai, les Polonais sont appelés aux urnes pour le premier tour de l’élection présidentielle. Treize candidats sont en lice. Le deuxième tour est prévu pour le 2 juin.

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Texte intégral (648 mots)

30 millions de Polonais sont appelés aujourd’hui aux urnes, pour la quatrième fois en un an et demi, période au cours de laquelle leurs votes ont bouleversé les équilibres politiques et donné un ascendant aux tendances libérales, sans toutefois minimiser le poids du PiS et de sa coalition, Droite unie, dans l’électorat.

  • Les principaux candidats sont Rafał Trzaskowski, vice-président de la Plateforme civique et actuel maire de Varsovie, qui a perdu de peu face au président Duda en 2020, et Karol Nawrocki, indépendant soutenu par le PiS.
  • Trzaskowski recueille actuellement 31 % des intentions de vote en moyenne dans les sondages, devant Nawrocki (25 %), mais il a constamment perdu du terrain face à son principal opposant ces dernières semaines.
  • Le candidat d’extrême droite Sławomir Mentzen, soutenu par le parti Confédération, s’impose comme un concurrent inattendu dans la course. Il recueille actuellement 13 % des intentions de vote, contre 19 % en mars.
  • Toutes les enquêtes d’opinion indiquent que le candidat de la Plateforme civique l’emporterait au second tour.

L’élection aura un impact significatif sur le reste du mandat de Tusk, qui doit prendre fin à l’automne 2027. Depuis son retour au pouvoir en décembre 2023, les vetos du président Duda — utilisés sur des lois emblématiques, essentiellement progressistes comme la pilule du lendemain, la fécondation in vitro ou les unions civiles entre couples de même sexe, qui étaient des mesures symboliques de la campagne de Tusk en 2023 mais aussi pour les projets de réforme de la justice — ont considérablement entravé sa capacité à gouverner.

  • Si c’est globalement le Premier ministre — donc Donald Tusk — qui représente le pays dans les diverses instances internationales, le président de la République polonaise est le chef de l’État et le commandant en chef des armées.
  • C’est un sujet central pour la Pologne, qui devrait dépenser près de 5 % de son PIB dans la défense cette année, et qui dispose désormais de plus de militaires que la France.
  • Le président ne décide pas des budgets militaires, mais peut refuser les lois de finances proposées par le gouvernement et les renvoyer au Tribunal constitutionnel. Durant la campagne, Trzaskowski comme Nawrocki se sont exprimés en faveur de la hausse des dépenses de défense et du maintien de l’assistance militaire à l’Ukraine.

L’élection sera également un test pour mesurer si les candidats d’extrême droite en Europe peuvent bénéficier de leur alignement avec le mouvement MAGA, comme cela semble être le cas en Roumanie.

  • Alors que le PiS espérait bénéficier de ses liens étroits avec Donald Trump — le président actuel, Duda, affiche une relation privilégiée avec son homologue qu’il a rencontré en avril 2024 à New York avant son élection, puis une nouvelle fois en février 2025 lors de la CPAC à Washington —, les déclarations du président américain remettant en question les engagements en matière de sécurité et son soutien à l’Ukraine rendent ce positionnement plus difficile.
  • Dans notre sondage Eurobazooka, 46 % des Polonais estimaient que l’élection de Donald Trump rend le monde moins sûr, et seulement 19 % considéraient que le président américain est un ami de l’Europe.
  • Nawrocki a rencontré Trump le 2 mai à la Maison-Blanche.

18.05.2025 à 06:00

L’extrême droite remportera-t-elle l’élection présidentielle en Roumanie ? 

Ramona Bloj

Aujourd’hui, dimanche 18 mai, les Roumains se rendent aux urnes pour le deuxième tour de l’élection présidentielle.

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Texte intégral (1074 mots)

Lors du premier tour, qui a eu lieu le 4 mai, le candidat d’extrême droite George Simion (AUR/CRE) est arrivé en tête avec près de 41 % des voix, dépassant les prévisions des sondages d’opinion. Il fera face aujourd’hui au maire de Bucarest et candidat indépendant Nicușor Dan (soutenu par l’USR/RE), qui a obtenu 21 % des voix au premier tour.

Le dernier sondage réalisé par AtlasIntel en amont du deuxième tour, et qui inclut la diaspora, donne Nicușor Dan en tête des intentions de vote avec 48,7 %, contre 47,8 % pour Simion 1.

  • Un sondage CURS pour la télévision publique roumaine, publié le 13 mai, avait donné Simion vainqueur à 52 % (avec une marge d’erreur de 1,8 point) 2.

Plusieurs facteurs rendent la victoire de Dan particulièrement difficile

  • Il a obtenu 1,9 million de votes de moins que Simion lors du premier tour, un écart nettement plus important que lors des précédentes élections présidentielles, où des retournements de tendance avaient eu lieu au second tour.
  • En 2004, Traian Băsescu avait comblé un retard de 800 000 voix au premier tour pour battre Adrian Năstase de 250 000 voix au second. De même, en 2014, Klaus Iohannis était derrière Victor Ponta avec un million de voix au premier tour, mais a finalement remporté le scrutin avec une marge d’un million de voix.
  • La dynamique du vote de la diaspora — historiquement un facteur clef dans les élections présidentielles roumaines — a également changé de manière significative : avec une présence record au vote de presque 1 million de personnes, 61 % des votants à l’étranger avaient voté pour Simion au premier tour.
  • L’étude des transferts de voix entre les « deux premiers tours » de décembre 2024 et mai 2025 montre d’ailleurs que la porosité entre les électorats, si elle existe, est probablement en faveur de la droite nationaliste roumaine.

Pour que Dan comble son écart, la mobilisation est clef. 

  • Le taux de participation au premier tour a été relativement modeste, s’élevant à 53 %. 
  • Pour ce deuxième tour, à l’étranger, où les bureaux de vote ont ouvert depuis vendredi 16 mai, la hausse de la participation est considérable : samedi à 19 heures (Paris), la participation avait augmenté de près de 90 % par rapport au premier tour et de 93 % par rapport au deuxième tour de 2019. 
  • Comme le note François Hublet, si Nicușor Dan parvenait à renverser la barre, il deviendrait le premier candidat à une élection présidentielle d’un État démocratique à rattraper un retard de presque 20 % au premier tour depuis Mário Soares en 1986.

S’il est élu, Simion, s’est engagé à nommer Premier ministre Calin Georgescu, le candidat d’extrême droite arrivé en première position lors du premier tour annulé du scrutin de novembre.

  • Ensemble, les partis d’extrême droite disposent d’environ 30 % des sièges au Parlement. Un gouvernement minoritaire pourrait être formé à l’issue du scrutin, mais de nouvelles élections législatives pourraient également être organisées si le parlement échoue à élire un Premier ministre lors de trois votes consécutifs.   
  • Bien que le président ait principalement des attributions en matière de politique étrangère — un domaine dans lequel les positions de Simion et Georgescu suscitent une inquiétude particulière, ceux-ci s’étant exprimés à plusieurs reprises contre l’aide militaire à l’Ukraine et adoptant une posture hostile envers l’Union, déclarant lors de leur dernière intervention de la campagne que les États-Unis sont le seul partenaire diplomatique et économique du pays 3 —, la situation économique du pays sera sans doute la priorité du prochain chef de l’État, alors que la monnaie roumaine avait chuté de 3 % après le premier tour du 4 mai.
  • Le déficit budgétaire a atteint 9,3 % en 2024 et les obligations du pays sont déjà considérées par les investisseurs comme équivalentes à celles des pays classés dans la catégorie spéculative, comme la Turquie 4. La note de crédit de la Roumanie est suspendue aux résultats de l’élection, et une entrée dans la catégorie « junk » semble probable.
Sources

18.05.2025 à 06:00

« Les bons écrivains sont des sauvages absolus », une conversation avec Milena Busquets

Matheo Malik

De Proust à Kafka en passant Annie Ernaux — quelque part entre la mer de Cadaqués et un bel appartement de Barcelone — Milena Busquets nous plonge dans un voyage intime où elle se débat contre les pièges de l’autofiction.

En explorant dans son dernier livre un jeu parfois complexe et troublant entre ses souvenirs et leur représentation au cinéma, c’est hors du roman qu’elle nous invite à méditer une évidence oubliée : vivre peut être doux.

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Texte intégral (5916 mots)

Le nouveau livre de Milena Busquets (La dulce existencia, Anagrama) est un roman particulier. Son point de départ et sa trame est l’adaptation cinématographique du roman antérieur de Busquets, También esto pasará (Ça aussi, ça passera publié chez Gallimard en français). 

Un récit sur un film qui porte lui-même sur un premier récit de la même autrice. 

De multiples dimensions à travers lesquelles la narratrice fait voyager le lecteur avec légèreté pour tenter de figer non sans mélancolie certaines images, le vent, la mer ; en un mot, les souvenirs des jours heureux de son enfance sur la côte catalane, à Barcelone, à Cadaqués, avec sa mère — si centrale — et ses amis — si importants.

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La dulce existencia est un livre assez méta : c’est un texte que vous écrivez sur un film basé sur votre roman También esto pasará (Ça aussi, ça passera). La narratrice ressent même un léger malaise à la fin du chapitre 3 lorsqu’elle prend conscience de ces multiples dimensions. Cherchiez-vous avec ce livre à mettre fin précisément à cette sorte de vertige ? Vous dites par exemple à moment que vous aviez l’impression que quelque chose vous échappait avec le film : écrire ce livre vous a-t-il permis de retrouver ce quelque chose, cette histoire — de reprendre le contrôle ?

Pour moi — et je pense que c’est le cas pour beaucoup d’écrivains — écrire est toujours une tentative de reprendre le contrôle ou d’avoir le sentiment de reprendre un minimum de contrôle sur la vie et sur ce qui nous arrive.

Annie Ernaux, que j’admire beaucoup, dit que lorsqu’il lui arrive quelque chose, elle le raconte. C’est une façon de classer le dossier, de le clore ou de le comprendre. Je ne parviens quant à moi jamais à comprendre complètement ce qui m’arrive et ce que je raconte. Il reste toujours des chemins ouverts, des pistes que je n’ai pas explorées, des choses qui reviennent après un certain temps. Je pensais vraiment avoir clos le sujet avec ma mère en écrivant Ça aussi, ça passera. Pour moi, publier ce livre était un geste définitif.

Pourtant, dix ans plus tard, je me suis retrouvée à écrire à nouveau sur cela.

Ce n’était pas tout à fait volontaire : le film m’est tombé dessus.

Il vous est tombé dessus ?

Oui d’un seul coup. De manière très folle, j’ai rencontré une femme qui jouait le rôle de ma mère — et qui ressemblait à ma mère.

Il y a deux types d’auteurs : ceux qui, dans chaque livre, résolvent un sujet et ceux qui ne le résolvent jamais complètement.

Parmi ces derniers, il y a bien sûr parmi les plus grands, Proust — qui traîne les sujets dans le temps. 

Écrire pour soi-même me semble toujours être un mensonge.

Milena Busquets

Quelle est la différence entre la publication d’un livre qui, à partir de ce moment-là, vous échappe puisque les lecteurs s’en emparent et le fait qu’il devienne un film ? Dans les deux cas, on pourrait être tenté de vouloir reprendre le contrôle face à une sorte de perte du livre…

Il y a en effet un sentiment de perte.

Dans mon cas particulier, tout est tellement personnel et proche de l’autofiction que c’est aussi un peu une perte de ma vie. 

Je rencontre beaucoup de gens — presque toujours bien intentionnés, mais pas toujours — qui ont l’impression de me connaître. Or connaître quelqu’un, c’est déjà un peu le posséder. Il s’agit surtout de femmes qui ne me connaissent pas du tout, qui ont des vies complètement différentes et qui appartiennent à des générations très différentes. Mais d’une certaine manière, elles ont le sentiment que je leur appartiens un peu. C’est un peu vertigineux.

Quand un livre sort, il cesse d’être à vous : il devient ce qu’il doit être.

Un livre doit être jugé par les lecteurs — sinon vous trichez. Si vous commencez un livre, vous devez le terminer. Si vous avez l’incroyable chance de vous consacrer à une activité créative, vous avez l’obligation morale de la présenter au public à un moment donné.

Je n’ai jamais vraiment cru, par exemple, que Kafka voulait vraiment que Max Brod brûle ses manuscrits. J’ai toujours pensé qu’il savait que son ami les conserverait et qu’ils seraient publiés. Écrire pour soi-même me semble toujours être un mensonge.

Kafka a-t-il eu une influence sur votre travail, notamment dans la relation avec votre mère dans vos livres ?

Je m’appelle Milena précisément en référence à Kafka, à cause des lettres ! 

En matière de littérature sur les parents, personne n’est allé plus loin que la Lettre au père de Kafka pour demander des comptes à un père et sur ce qu’est la relation paternelle. À partir de ce texte, nous avons commencé à écrire sur les pères et les mères d’une manière complètement différente.

Dans les trois dernières pages de Lettre au père, Kafka semble finalement sauver son père, puis soudainement il renverse la situation. C’est un véritable coup de force. Kafka est un sauvage. Kafka, comme tous les grands écrivains tels que Proust ou Annie Ernaux, est un vrai sauvage. Les bons écrivains sont des sauvages absolus.

On ne peut jamais faire confiance aux écrivains.

Milena Busquets

Sauvages dans leur rapport au travail, à l’écriture, qui peut être très extrême — et sauvages dans leur rapport à leur environnement, à la réalité ?

La sauvagerie englobe tout, dans toutes ses dimensions.

Ils se moquent de ce qui peut arriver aux personnes qui composent leur environnement.

Dans mon cas, il arrive parfois que des gens me demandent ouvertement d’apparaître dans mes livres, ils vous disent même qu’ils vont vous raconter une histoire qui fera un roman génial — c’est toujours assez embarrassant…

De l’autre côté du spectre, d’autres personnes souhaitent que je les retire de mon livre. C’est un piège absolu : si vous écrivez et si vous travaillez dans et sur le monde qui vous entoure, vous vous nourrissez de tout. 

J’ai été amusée d’apprendre, quand Yoga est sorti, que Carrère avait signé un document auparavant pour ne pas parler de sa femme et de leur histoire. Il l’a quand même fait !

La relation avec la réalité des écrivains, et surtout des écrivains du XXe et du XXIe siècle qui ne font pas totalement de la fiction, mais parlent de leur monde, est très sauvage. 

En ce qui me concerne, c’est la raison pour laquelle je ne me mettrai jamais en couple avec un écrivain…

« Le film m’est tombé dessus. »
« Virginia Woolf dit aussi que la meilleure façon de décrire un personnage est de raconter une petite anecdote à son sujet. »

Même vous, vous ne faites donc pas confiance aux écrivains ?

On ne peut jamais les croire ! On sait parfaitement qu’on est de la matière première pour un écrivain. C’est encore pire si on est leur partenaire. 

Dès qu’on entre dans le domaine de l’intimité — surtout physique — on passe dans une autre dimension. Si on laisse entrer quelqu’un dans son intimité, c’est de l’or pur pour un écrivain. La nudité physique et la nudité morale sont quelque chose de très intime.

Dès que vous avez couché avec quelqu’un, vous passez vraiment dans une autre dimension. 

Certains disent qu’une aventure d’un soir peut être insignifiante. Je pense que cela signifie toujours quelque chose — et toujours quelque chose d’important.

Laisser un écrivain entrer dans votre vie est une chose très dangereuse.

C’est différent avec les amis même si, d’une certaine manière, on est toujours un peu amoureux de ses vrais amis.

D’ailleurs, la narratrice dit dans le livre — en paraphrasant Virginia Woolf — que le plus difficile après avoir écrit sur soi-même, c’est d’écrire sur ses amies.

Écrire sur soi-même est très difficile mais d’une certaine manière, on peut puiser dans ses sentiments, dans ce qu’on ressent, dans ses émotions, dans quelque chose de très physique, — très cutané, disons.

Virginia Woolf dit aussi que la meilleure façon de décrire un personnage est de raconter une petite anecdote à son sujet.

Dans le livre, par exemple, quand je parle de Marina Salas — l’actrice qui joue mon rôle dans le film — je raconte une petite anecdote dans un restaurant avec son compagnon, qui est un chef étoilé au guide Michelin, où c’est elle qui finit par commander le repas. Je trouve que cela décrit beaucoup mieux Marina que si j’essayais de me mettre à sa place. Il faut qu’il y ait une distance.

La difficulté est donc de trouver la bonne histoire : il faut avoir l’anecdote. 

Par exemple, pour parler de vous, il me manquerait cet élément. Nous nous connaissons, il peut y avoir une sympathie, il peut y avoir un très bel appartement, une veste qui semble très bien, mais je n’ai pas d’anecdote avec laquelle je peux travailler. Tout est très beau. J’aurais besoin de voir par exemple que vous vous grattez l’oreille toutes les minutes ou qu’il y a une lampe horrible derrière vous… Ce serait un matériau de départ.

Et pourquoi est-ce encore plus difficile avec les amies ?

Parce que dans le cas des amies, tout ce qui précède se mélange à l’affection — et l’affection est un voile.

C’est un voile qui fait que quelqu’un vous intéresse beaucoup. Je ne peux parler que des gens que j’aime ; je ne peux pas parler des gens que je n’aime pas, des gens que je déteste. Je ne peux pas perdre une minute avec eux. 

C’est pourquoi mes romans ne sont jamais très sanglants : je veux toujours rester proche de ce que j’aime. Avec les amis, le voile est aussi quelque chose qui vous empêche de juger avec une totale lucidité — à moins, là encore, d’avoir la bonne histoire.

Laisser un écrivain entrer dans votre vie est une chose très dangereuse.

Milena Busquets

Vous racontez dans le chapitre 4 que vous assistez pour la première fois à un tournage dans le bar Marítim qui se trouve à Cadaqués où se déroule une grande partie de votre œuvre, sur la côte catalane. Vous écrivez : « Je n’avais jamais vu cet endroit comme ça. […] Tout ce que j’ai vécu pendant les jours de tournage était à la fois totalement vrai et le comble de l’invention et du mensonge. » N’est-ce pas aussi ce qui peut arriver en littérature lorsqu’un lecteur découvre un personnage ou un lieu à travers un livre et le voit ensuite pour la première fois dans la réalité ? C’est un peu comme le narrateur de La Recherche et sa déception lorsqu’il découvre pour la première fois en vrai les personnages et les salons de ses lectures. 

Bien sûr même si, dans mon cas, c’est un peu le contraire de Proust : je ne suis allée sur le tournage que pendant cinq jours.

Je n’ai pas eu le temps d’être déçue ni de voir tous les masques tomber.

Comme je le raconte dans le livre, toute la réalité qui a été spécialement mise en place pour raconter l’histoire de Ça aussi, ça passera est beaucoup mieux éclairée. Tout le monde est beaucoup plus beau que dans la vie.

Je suis restée dans cette fascination sans avoir le temps d’être déçue.

Je pense que c’est en partie pour cela que j’ai décidé de ne pas lire le scénario et de ne pas voir le film avant d’avoir terminé ce livre.

Tout devient plus complexe si l’on considère que la réalité est le film — qui est une fiction absolue inventée par quelqu’un de complètement différent, interprétée par d’autres personnes. Comme vous l’avez dit, c’est une version de quelque chose que j’ai vécu, que j’ai ensuite écrit et que j’ai enfin en quelque sorte réécrit. En général, la fiction est toujours meilleure que la réalité.

Je sens que j’ai une obligation non seulement envers la vérité, mais aussi envers la réalité. Dans mon cas, la vérité est capitale, c’est le plus important.

La narratrice dit dans le livre qu’elle veut rester vivre pour toujours dans ce monde qu’elle voit représenté dans le tournage. Préférez-vous la fiction créée par le cinéma ou par la littérature ?

C’est une bonne question. Je ne sais pas, cela dépend de la qualité du livre ou du film.

La plupart des gens vivent toujours avec un pied dans chaque monde. Il s’agit de trouver l’équilibre pour ne pas devenir fou et, à l’inverse, ne pas inventer un monde parallèle. Dans le cas particulier de ce film tiré de mon livre, cela m’a permis de rêver à l’idée que la vie a une solution.

C’est en partie ce que permet la fiction. Dans la vie, ce qui est important n’a pas de solution. Être quitté n’a pas de solution. Cesser d’aimer quelqu’un que l’on aimait il y a six mois n’a pas de solution. C’est comme la mort. En revanche, dans le film, on peut faire ce qu’on veut, décider que ces deux-là vont s’aimer éternellement, etc. C’est un pouvoir incroyable.

Ce pouvoir existe aussi dans la littérature. Mais je ne suis quant à moi pas capable de l’exercer. Je sens que j’ai une obligation non seulement envers la vérité, mais aussi envers la réalité. Dans mon cas, la vérité est capitale, c’est le plus important.

Si je devais vous décrire, j’aurais beaucoup de mal, par exemple, à dire que vous êtes un jeune homme blond — car cela me semble être une trahison. C’est un détail, personne ne s’en soucie, mais je ne sais pas faire cela. Pour raconter quelque chose, j’ai besoin que ce soit vrai, réel. Beaucoup considèrent que c’est un défaut majeur qui empêche presque de se consacrer à la littérature — mais j’ai besoin de chair et d’os.

À un moment donné, la narratrice se souvient d’une scène d’Anthony Hopkins avec Emma Thompson dans Les Vestiges du jour et nous dit : « Les yeux métalliques, presque inhumains, de Hopkins en disaient plus long sur la passion, le désir, la peur, la mort et la solitude que ce que je pourrais écrire en mille ans. »

Ceux qui se consacrent à l’écriture utilisent un moyen d’expression très ancien et rudimentaire — l’ordinateur ou parfois même un stylo et du papier…

La représentation visuelle est beaucoup plus puissante.

Si l’on fait un détour rapide par l’archéologie — que j’ai étudiée à l’université — il est normal que les humains aient d’abord imprimé leur main dans une grotte ou dessiné un bison avant d’inventer l’écriture. C’est beaucoup plus immédiat, beaucoup plus brut que de penser à écrire. Aujourd’hui, étonnamment, tout le monde pense pouvoir écrire. Tout le monde écrit des livres.

Mais il est très difficile de lutter contre l’image, car cela revient à essayer de lutter contre l’incarnation : la chair et le sang — or au fond, nous désirons tous cette incarnation. 

La scène au Marítim est centrale : c’est le moment de la révélation. C’est là que vous vous rendez compte que vous allez écrire ce nouveau livre. Cette scène rappelle celle où le narrateur proustien sent le célèbre pavé dans Le Temps retrouvé, qui lui fait penser à la fameuse madeleine. Tout prend alors sens et il comprend sa vocation d’écrivain. Dans votre cas, pourquoi pensez-vous que cette révélation surgit ?

Cela varie beaucoup d’un livre à l’autre et d’une expérience à l’autre.

L’illumination qui me pousse à raconter quelque chose ne m’est pas souvent arrivée.

J’ai plutôt des intuitions, je pense qu’il y a des thèmes auxquels je dois m’attaquer ; certains me plaisent davantage, d’autres me font plus peur et me plaisent moins — ce sont peut-être d’ailleurs ceux que je devrais aborder.

Dans le cas de ce livre, il y a vraiment une révélation. En me retrouvant face à moi-même, mais vingt ans plus tôt, en entendant de loin des phrases écrites et prononcées par moi, j’ai pensé que je devais écrire ce livre. Cela me permettait également d’entrer dans une réflexion sur le thème de la fiction, de la réalité, de l’autofiction.

Vous faites de l’autofiction ?

On ne peut plus dire aujourd’hui qu’on fait de l’autofiction car c’est un terme qui a été horriblement dénigré.

Mais quoi qu’on en dise, je pense que tout est autofiction.

Il était évident que je devais écrire sur ce que j’avais sous les yeux : revoir ma famille, à Cadaqués ou à Barcelone, dans des lieux qui sont aussi en quelque sorte des personnages de mes livres et qui me sont très chers.

J’ai beaucoup plus de mal à imaginer mon prochain livre. J’ai plusieurs idées… mais cela me coûte plus. 

Votre prochain livre ne pourrait pas porter sur le prochain film qui portera sur ce nouveau livre ? Vous pourriez ainsi créer un univers borgésien labyrinthique assez drôle et incroyable.

Non, Florent, je ne vais pas faire ça. Ce serait drôle, oui — mais horrible.

Je pense écrire un roman avec une histoire également très autobiographique, mais je vais essayer de faire quelque chose de différent. Il faut que ce soit différent.

Je vais revenir à la troisième personne, comme dans Ça aussi, ça passera — qui était mon alter ego.

Il est très difficile de lutter contre l’image, car cela revient à essayer de lutter contre l’incarnation : la chair et le sang — or au fond, nous désirons tous cette incarnation. 

Milena Busquets

Pourquoi ?

Pour une raison très personnelle… très stupide. Je suis en ce moment très amoureuse. Mais l’histoire que je veux raconter est une histoire d’amour passée. Et je n’arrive pas à ne pas penser que, si je l’écris à la première personne, mon compagnon actuel me quittera.

Tout se mélange dans ma vie, c’est horrible.

C’est un peu le problème quand on dit qu’on fait de l’autofiction…

Tout à fait. C’est ridicule. Mon plus gros problème avec ce nouveau livre que je commence à concevoir, ce sont les justifications que je vais devoir donner.

La prochaine fois qu’on se verra, je vous dirai ce que j’ai finalement décidé.

Pour l’instant, j’essaie de faire des essais pour revenir à ce « elle ». Je pense que cela me donnera plus de liberté dans l’exercice de la narration.

En relisant des passages de Ça aussi, ça passera pour le film, j’ai pris conscience que je l’avais écrit avec plus de liberté que je n’en ai aujourd’hui. J’ai été surprise par le courage, l’impertinence, parfois le mauvais goût de ce que j’avais écrit. Mais il y avait une liberté que je veux retrouver. Quand on a vendu beaucoup de livres, tout à coup, qu’on le veuille ou non, et même si on est très habitué à gérer sa liberté, sans s’en rendre compte, on se limite dans son champ d’action parce qu’on ne veut pas faire mauvaise figure. On a peur de décevoir. 

Enfin, je verrai comment faire pour que cet homme ne m’abandonne pas. En plus il est français et il sait que vous m’interviewez — donc il va lire ce que je suis en train de vous dire… Bon, c’est mon problème !

Revenons à Cadaqués, que vous avez mentionné tout à l’heure. À la fin du chapitre 2, vous écrivez : « Je n’arrive pas seulement à Cadaqués, j’arrive aussi toujours, à chaque fois, au Pays imaginaire » Pourriez-vous expliquer cette phrase dont le rythme semble culminer dans ce « Pays imaginaire » ?

Je pense qu’il existe des lieux et des personnes qui représentent le monde ouvert, les possibilités absolues, les rêves, le fantasme.

Cadaqués est un endroit très réel qui offre des possibilités infinies. Ce qui m’attire le plus, c’est de penser que tout peut arriver avec telle personne ou que tout peut arriver dans tel endroit. À Cadaqués, même si c’est un village de 1 500 habitants en hiver et que je le connais très bien, j’ai toujours cette impression.

Cela n’a rien à voir avec la familiarité. Cela peut aussi arriver avec des gens, même ceux que vous connaissez depuis plus de vingt ans. J’avais ce sentiment avec ma mère. Ma mère était aussi le Pays imaginaire.

L’important, c’est la relation qui se crée avec la personne ou le lieu. Dans le cas d’un village qui est physiquement situé dans un endroit qui, a priori, ne peut vous mener nulle part. Mais vous y arrivez — et vous arrivez ailleurs. Vous mettez soudainement les pieds dans un autre univers, dans un autre genre, dans un ailleurs. C’est formidable quand ça arrive. Le champ des possibles s’ouvre. Il faut avoir des gens et des endroits comme ça.

D’une certaine manière, la littérature est aussi ce champ infini des possibles. Cadaqués est-il votre univers littéraire, votre livre préféré ?

Cadaqués est l’un de mes personnages préférés.

Je pense qu’il y a en chacun de nous une ambivalence entre le désir de sécurité, de stabilité et les possibilités infinies. Pouvoir réunir ces deux choses est un rêve : un lieu très physique et très réel, mais aussi un lieu où tout peut arriver.

Il y a des villes, des lieux et des personnes qui s’épuisent. On arrive en pensant qu’ils seront éternels et un jour, ils ne sont plus. Si les gens ne vous font pas rêver, il ne faut pas les fréquenter. Pour moi, c’est encore plus important que l’intelligence.

« On ne peut plus dire aujourd’hui qu’on fait de l’autofiction car c’est un terme qui a été horriblement dénigré. Mais quoi qu’on en dise, je pense que tout est autofiction. »
« Il était évident que je devais écrire sur ce que j’avais sous les yeux : revoir ma famille, à Cadaqués ou à Barcelone, dans des lieux qui sont aussi en quelque sorte des personnages de mes livres et qui me sont très chers. »

Le début du chapitre 3 est très beau. Vous faites un parallèle entre la douce fatigue après une journée à la plage et après une journée avec son amoureux. La narratrice dit : « La relation avec la mer et la relation avec un amant sont assez similaires, seuls les amoureux très maladroits ne font pas penser à la mer ». À travers ce parallèle, pensiez-vous également à la longue tradition de la Carte de Tendre du XVIIe siècle, par exemple, qui cherche à représenter à travers une carte, les rivières, les océans, les sentiments amoureux ?

Il n’y a pas un seul écrivain qui n’ait parlé de la mer. C’est un thème infini. Tous les écrivains parlent d’une manière ou d’une autre de la mer.

Elle recèle une expérience physique avec la mer. Pour ceux d’entre nous qui sommes nés dans le sud — de l’Europe ou du monde — et qui avons été très proches de la mer, je pense que la première relation physique que nous ayons eue a peut-être été le fait d’y plonger. De la même manière, ce sera sans doute aussi la dernière relation physique que j’aurai lorsque mon corps sera en ruine, lorsque plus aucun homme ne voudra de moi. La mer continuera d’une certaine manière à servir : la mer accueille.

Il y a en chacun de nous une ambivalence entre le désir de sécurité, de stabilité et les possibilités infinies. Pouvoir réunir ces deux choses est un rêve

Milena Busquets

La mer est pour moi une expérience très spéciale et très solitaire. J’ai une relation très romantique et très physique avec la mer. 

Je me sens très mal à l’aise quand une plage est pleine de monde. Une mer où il y a plus de trois personnes qui nagent, où j’ai quelqu’un qui nage près de moi, c’est comme si quelqu’un entrait dans ma chambre quand je suis avec mon amoureux.

Entrer dans la mer est l’une des premières sensations physiques complètes.Ce n’est pas comme entrer dans une baignoire quand on était enfant, l’eau est à une certaine température, avec du savon, c’est un environnement contrôlé. Dans la mer, il y a un antagoniste — comme dans l’amour. Il y a un antagoniste très clair : l’eau peut ne pas être à la température que vous souhaitez, votre corps peut ne pas être en forme, il peut y avoir des méduses dans la mer, etc. Il y a des milliers d’éléments antagonistes.

Dans la mer comme en amour, à un moment donné, vous vous retrouvez complètement submergé par les vagues. Il est impossible de ne pas penser à cette convergence. Dans la mer aussi, vous pouvez mourir. C’est très dangereux… 

Il existe une très belle archive de Marguerite Duras d’un entretien qu’elle a donnée à la télévision française dans Au-delà des pages en 1988, dans laquelle elle dit que c’est la première fois, à ce moment-là, pendant l’entretien, qu’elle se rend compte que tous ses livres se déroulent au bord de la mer. Diriez-vous que c’est votre cas aussi ?

Je vais chercher cette archive !

L’Amant est un livre très important pour moi. Une étagère entière de ma bibliothèque est uniquement consacrée aux livres de Duras.

La mer est une rencontre avec le physique. Dans le sud de l’Europe où je vis, le temps entre aussi en ligne de compte : il y a une saison pour se baigner. Nous savons que cela ne durera pas éternellement. 

Cette saison est d’ailleurs sur le point de commencer… 

J’ai déjà mis un pied dans la mer, mais je n’ose pas encore me baigner car je trouve l’eau trop froide.

Il y a un moment où la saison des baignades commence et un moment où elle se termine. Cela n’est pas sans rappeler encore une fois l’amour — et même la vie. 

Y a-t-il des baignades dans la mer qui sont meilleures que d’autres ?

Je suis très sensible à la baignade et je sais quand j’ai eu une bonne baignade ou une moins bonne. Tous les ans, je recherche toujours la meilleure baignade de l’été. C’est vrai que cela ressemble un peu au sexe. Ces expériences peuvent finir par se mélanger dans votre esprit : nous avons tous des baignade mémorables comme des coups mémorables.

Avec ma mère, nous recherchions toujours la meilleure baignade de l’été. 

Il y a une baignade, sans savoir pourquoi, un jour, peut-être en août, en septembre, où soudain l’eau est parfaite. Le corps est parfait, vous vous sentez bien, le soleil brille d’une certaine manière et une plénitude, un bonheur incroyable surgit.

Si les gens ne vous font pas rêver, il ne faut pas les fréquenter. Pour moi, c’est encore plus important que l’intelligence.

Milena Busquets

Dans le livre, vous parlez « du paysage intraitable, sauvage et contagieux de Cadaqués » ; ce que l’on pourrait dire aussi d’une relation amoureuse. La mer de Cadaqués est-elle différente des autres mers ?

C’est comme la rose du Petit Prince. Je ne sais pas si c’est une mer différente et je ne sais pas si c’est une mer meilleure, mais c’est ma mer. Si je me déplace d’un centimètre vers le haut, vers la France, ou vers le Sud, j’ai immédiatement l’impression que ce n’est pas la même chose.

Cadaqués fait partie de ces endroits qui ne s’épuisent jamais et que vous considérez comme spéciaux parce que vous y avez passé plus de temps. Parce que, d’une certaine manière, ils vous connaissent aussi.

La mer de Cadaqués me connaît.

Vous écrivez dans le livre que vous aimeriez vous souvenir ou revenir en rêve au Marítim illuminé comme il l’était pour le tournage. Pourriez-vous me raconter comment est votre journée parfaite à Cadaqués, comment vous aimez vous en souvenir ou même l’imaginer ?

J’ai beaucoup de souvenirs, car j’y ai passé mon enfance, ma jeunesse, et j’y retourne encore aujourd’hui.

Je me souviens très bien d’un petit bateau avec lequel nous partions naviguer, un petit bateau en bois. Et je me souviens que certains jours, après avoir laissé le bateau au port, nous rentrions à la maison et passions chez le glacier pour acheter une glace pour le dessert après le déjeuner.

À l’époque, ce souvenir n’avait aucune importance pour moi.

Il y avait ma mère, les chiens qui venaient aussi se baigner avec nous, mon frère, des amis dans la voiture bondée. Nous descendions et nous discutions pour savoir si nous voulions une glace à la pistache ou tutti frutti — un parfum immonde que mon frère adorait. Le glacier n’existe plus. Beaucoup de gens ont disparu. J’aimerais pouvoir revenir à cette époque.

Et puis il y avait aussi les nuits à Cadaqués. Ces nuits folles de découvertes, d’amours fugaces. À minuit, nous sortions et nous nous retrouvions au Marítim et tout était parfait. C’était le sentiment que toutes les possibilités s’offraient à nous. J’aimerais revenir à une journée de ma jeunesse à Cadaqués, quand tout est encore à découvrir, à commencer, quand tout est encore possible.

C’est cela, la « douce existence » ?

Oui, absolument, la jeunesse est la douceur de vivre. C’est peut-être la seule douceur réelle qui nous soit donnée. 

Je le vois maintenant avec l’arrivée du printemps, avec les garçons et les filles — surtout les filles. Elles se déshabillent, commencent à sortir leurs robes d’été. J’adore ça. Elles sont très jolies. C’est l’époque des floraisons, des jeunes filles en fleurs. On est en phase avec le printemps, avec le beau temps, avec la mer. Le monde vous incite, vous donne de l’élan. 

Les gens qui prétendent que la beauté et l’harmonie n’ont pas d’importance sont des menteurs. J’aimerais être en harmonie avec le monde, avec le printemps et avec l’été encore un peu ; je sais que c’est court, je sais que ce n’est pas éternel.

La jeunesse est une douce existence. C’est la meilleure douce existence — c’est mieux qu’un film.

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