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28.10.2025 à 14:58

Chirinne Ardakani : « La résistance féministe antiguerre n’a pas dit son dernier mot »

Chirinne Ardakani
Dans l’Europe de 1938 en proie au fascisme, Virginia Woolf revendiquait déjà, dans son essai Trois Guinées, la force transformatrice du féminisme pour assurer une paix juste et la démocratie […]
Texte intégral (1208 mots)

Dans l’Europe de 1938 en proie au fascisme, Virginia Woolf revendiquait déjà, dans son essai Trois Guinées, la force transformatrice du féminisme pour assurer une paix juste et la démocratie mondiale : « Dans l’histoire, rares sont les êtres humains qui sont tombés sous les balles d’une femme. »

L’actualité internationale récente donne immanquablement raison à l’autrice : à Gaza, à Kyiv et à Téhéran, l’habit, ou plutôt le treillis, fait le mâl(e). Partout, le pouvoir militarisé des Khamenei, Nétanyahou, Poutine, Trump et consorts tue les civil·es, accapare les terres et détruit le vivant.


La guerre de douze jours entre Israël et l’Iran en juin 2025 fut, de ce point de vue, un cas d’école du patriarcat en bande organisée et de la menace qu’il fait peser non seulement sur les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais aussi sur celles et ceux qui sont les plus menacé·es par la militarisation et le réarmement des sociétés : les femmes, les étranger·es et les communautés LGBTQIA+, ethniques ou confessionnelles opprimées, voire persécutées.


Sous les décombres, en plein cœur de la capitale iranienne, riche de ses neuf millions d’habitant·es, les corps sans vie de centaines de civil·es parmi lesquel·les des citoyen·nes ordinaires ayant pris part au mouvement « Femme, Vie, Liberté » ; mais aussi, les prisonnier·es politiques de la prison d’Evin, bastion de la résistance non violente à la dictature, détruite en quelques secondes par une frappe « symbolique » israélienne. Une goutte dans un océan de sang, en comparaison avec les dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes en proie, au même moment, à la famine, à l’apartheid et au génocide et, à une tout autre échelle, avec les peuples de la région, Syrien·nes, Libanai·ses, Irakien·nes et Yéménites en tête, victimes des impérialismes régionaux de Nétanyahou comme de Khamenei.

Se souvenir de Jina Mahsa Amini

Revendiquer, en féministes, le droit universel de vivre (ou de ne pas être tué·e) fait particulièrement sens quand, partout, plus encore en République islamique d’Iran, on ne naît pas femme : on en meurt. Voilà trois ans, presque jour pour jour, que Jina Mahsa Amini n’est plus. Elle a été tuée non pour un voile mal porté, mais pour avoir refusé de se soumettre à la loi de l’État patriarcal qui impose un contrôle politique et social sur le corps des femmes. Ce féminicide nous rappelle que, de tous les adversaires des femmes, c’est le pouvoir clérical militarisé qui est le plus à craindre.

Certes, les Iraniennes subissent chaque jour les lois de ségrégation et de domination injustes. Mais c’est la main répressive de l’État coercitif, de sa police infâme (la police des mœurs) et de ses milices (les gardiens de la révolution) qui les font violemment appliquer. « Nous ne voulons ni les balles du dictateur ni les bombes de l’agresseur. Nous revendiquons notre droit légitime à l’existence », écrivait, en persan, une internaute anonyme. Mais sous le vacarme des bombes, nul·le
n’entend plus le cri des Iraniennes en lutte pour la liberté et l’égalité.


Nous, les féministes, n’essentialisons pas les femmes lorsque nous disons que la guerre contre la démocratie est toujours une affaire de patriarcat. Officiellement, tous mènent des guerres « préventives » et « chirurgicales » illégales au nom du père. Pour garantir le droit de la patrie (le pays des pères) à exister, à se défendre, sinon à s’étendre ou pour réaliser la prophétie d’un saint patron au terme d’un récit mythologico-religieux opposant les civilisations. Conclusion ? Pour éradiquer le mensonge de la guerre « propre », il nous faut tuer politiquement l’homme fort.

Résister à la guerre

C’est dire si le mouvement féministe est, de tous les mouvements sociaux, le cadre le plus pertinent pour résister au complexe militaro-industriel et à la production de la violence comme norme hégémonique virile. Au-delà du pacifisme, le féminisme est un antimilitarisme parce qu’il refuse le système de valeurs rétrogrades suivant lesquelles on deviendrait un « homme en rampant », pour citer la sociologue turque Pınar Selek, tandis que les femmes resteraient à l’arrière, au soutien d’une économie de réquisition des corps et des utérus toute tournée vers la production de soldats.


En contexte de guerre, intervenir sur les plateaux télévisés fut, pour l’avocate et militante féministe que je suis, particulièrement éprouvant. D’abord parce que l’intensification des bombardements donne matière aux experts balistiques à vanter, en direct, les dernières prouesses de l’industrie de l’armement pour tuer davantage et à moindre coût. Puis, aux éditorialistes d’assurer le service après-vente de la guerre pour tenter de légitimer, contre le droit, la mort des civil·es au nom de la sécurité, ou pire, de leur propre « liberté ».


Si le gaslighting est « l’art de faire taire les femmes », pour reprendre le titre d’un livre d’Hélène Frappat, les va-t-en-guerre excellent dans cette discipline. Célébrées pour leur révolte chantante et dansante ou lorsqu’elles faisaient tomber le voile obligatoire en signe de résistance à la tyrannie, voici que, tout à coup, les mêmes Iraniennes ne méritaient plus de vivre. « Chair à viol On doit l’expression à la philosophe féministe Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou la mort, 1974 (réédité au Passager clandestin en 2020). » ou chair à canon, définitivement, pour les femmes, il faut choisir.


Mais la résistance féministe antiguerre n’a pas dit son dernier mot : « Don’t wowan life freedom us murderer » (« Ne parle pas de “Femme, Vie, Liberté” avec nous, criminel »), pouvait-on lire sur une pancarte brandie par une manifestante iranienne en juin 2025. Dans leur révolution pour la vie, les femmes et les peuples en lutte n’ont besoin ni de sauveurs ni de libérateurs. Elles pourront compter sur la force démocratique, solidaire et non violente du mouvement transnational de libération des femmes, par elles-mêmes, pour vaincre le pacte des brutes. •

Chirinne Ardakani est avocate. Elle exerce en droit pénal international et en droit des étranger·es. Fille d’Iranien·nes ayant fui la dictature de Khamenei, elle préside l’association Iran Justice pour documenter les crimes d’État en Iran.
Elle a cosigné Des Iraniennes. Femme, vie, liberté, 1979–2024, éd. des femmes, 2024.

28.10.2025 à 14:37

« Être aide-soignante, ce n’est pas seulement faire la toilette »

Iris Ouedraogo
Ma vocation a débuté grâce à ma mère. Mes parents étaient immigré·es. Mon père était ouvrier, ma mère sans emploi, mais elle a eu besoin d’un salaire pour élever ses […]
Texte intégral (1048 mots)

Ma vocation a débuté grâce à ma mère. Mes parents étaient immigré·es. Mon père était ouvrier, ma mère sans emploi, mais elle a eu besoin d’un salaire pour élever ses dix enfants.

Dans les années 1980, elle a donc commencé à travailler comme aide à domicile à Sèvres dans les Hauts-de-Seine. Elle se rendait chez des personnes âgées plutôt aisées. Elle les aidait à faire leurs courses, leur toilette, elle leur préparait les repas. Moi, j’étais petite, je la suivais au travail, et j’aimais bien l’échange qu’elle avait avec ces gens, je l’admirais. Il y avait un dialogue, une relation proche.


En grandissant, j’ai décidé de travailler, moi aussi, auprès des personnes âgées. J’ai commencé dans une USLD, une unité de soins de longue durée. Le personnel était nombreux. On avait vingt-six patientes et patients pour cinq soignantes. Le travail était dur, mais il y avait une bonne organisation. On arrivait à 7 h 30 et on repartait à 14 h 30. L’après-midi, on pouvait se reposer. Aujourd’hui, dans les Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], on travaille quatre heures de plus, on fait des journées de douze heures. Ça a accentué la dégradation de nos conditions de travail.

Dans les années 1990, on avait le temps de coiffer les patientes, de les maquiller. On fêtait les anniversaires, on communiquait, on parlait de leur vécu. C’étaient de vraies relations humaines. Je ressentais vraiment une satisfaction. Quand on soigne bien quelqu’un·e, on se sent bien. Quand j’arrive à soulager leur souffrance, je me dis que j’ai réussi à me rendre utile. Lorsque j’ai débuté, ce que j’aimais dans mon métier, c’était m’asseoir à table avec les résidentes et les résidents, discuter autour d’un café, écouter leurs histoires. Mais aujourd’hui, c’est devenu impossible.


Et puis aussi, au fil des années, on vieillit. On est plus fragiles, notamment sur le plan de la santé. Moi, par exemple, je n’ai plus de souplesse. J’ai des douleurs au niveau du genou, je n’arrive plus à le plier. La santé mentale aussi en prend un coup, parce que la charge est énorme. Parfois, on n’arrive pas à accomplir nos missions quotidiennes. On rentre chez soi, on se dit : “Je ne me suis pas occupée de ça.” Une fois, j’ai oublié de passer voir une résidente en fin de vie, parce que j’étais trop prise par le travail. J’essaie d’être très attentive pour ne pas les laisser partir seul·es. Et là, de ne pas être allée la voir, de ne pas lui avoir bien mis sa table, de ne pas avoir placé son verre à côté… Je m’en suis voulu.

Dans cet établissement, nous étions trois soignantes sur douze heures pour nous occuper de quarante résident·es. C’est du travail à la chaîne, qui rend impossibles les soins de qualité. Être aide-soignante, ce n’est pas seulement faire la toilette. Il y a aussi les attentes des résident·es : l’envie de boire un verre d’eau, qu’on leur ouvre le volet, le besoin qu’on les change. Si les résident·es n’ont pas cet accompagnement, c’est une souffrance…


Pendant le covid, ça a été très dur. Quand la pandémie a démarré [en 2020], j’étais syndicaliste à temps plein à la CGT depuis 2015. Pour soutenir les collègues, j’ai repris mon poste d’aide-soignante en Ehpad quand les contaminations ont explosé. Je suis arrivée avec ma tenue et je me suis retrouvée seule dans un service de quarante résident·es. Deux autres aides-soignantes sont arrivées deux heures plus tard. Il fallait mettre en place toutes les protections sanitaires : enfiler des gants, faire le nettoyage. On avait tellement peur. Au début, on manquait de moyens et les premières protections fournies étaient d’abord pour les médecins. J’étais très inquiète, je me disais qu’on allait tous·tes mourir.

Quand les hôpitaux ont été saturés, ils ont transféré des patient·es contaminé·es dans l’Ehpad. C’est à ce moment-là que le covid s’est propagé et que nous avons commencé à perdre des personnes âgées. Dans notre service, le personnel n’a pas été touché, mais à côté, tout un service a été contaminé. Les résident·es décédé·es partaient sur des brancards plastifiés, sans être lavé·es, dans des frigos qui attendaient dans la rue. Il y a eu des séquelles chez les collègues après le covid : des infarctus, des AVC, une perte de vue temporaire… Personne n’en parle.


On n’a pas protégé nos personnes âgées. Il y a quand même une responsabilité d’avoir laissé ces résident·es mourir et ces personnels sombrer dans le désespoir. Pendant la pandémie, on nous applaudissait, on faisait preuve de bienveillance envers nous. Il y a eu un élan de solidarité, même la direction mettait la main à la pâte et venait nous aider à distribuer les repas. Mais aujourd’hui, toute cette histoire est finie. Les directions font comme avant : on ne nous parle que de restriction des budgets. L’argent est redevenu la priorité. Terminée la bienveillance envers le personnel, il faut suivre les directives et c’est tout.


Aujourd’hui, je reste engagée et je suis sur le terrain en tant que syndicaliste. On m’appelle “la reine des Ehpad”, car j’y passe tout mon temps. Je vais voir mes collègues, je leur fais à manger, je leur donne des conseils pour prendre le temps de bien accompagner les résident·es, je me bats pour les conditions de travail. Et là aussi, je sens que je prends soin des autres. » •

Propos recueillis par téléphone le 23 mai 2025.

28.10.2025 à 14:06

D’où vient le mot queer ?

Marie Kirschen
Voilà un mot qui, en seulement quelques années, s’est largement répandu dans l’espace public. On le retrouve dans les manifestations pour les droits des personnes LGBTQIA+, bien sûr, mais aussi […]
Texte intégral (2484 mots)

Voilà un mot qui, en seulement quelques années, s’est largement répandu dans l’espace public. On le retrouve dans les manifestations pour les droits des personnes LGBTQIA+, bien sûr, mais aussi dans la presse (« Sophia Bush fait son coming out queer et confirme son couple avec Ashlyn Harris », titrait par exemple le HuffPost en avril 2024), le cinéma (Queer, de Luca Guadagnino, sorti en 2024), sur Netflix (les programmes Queer Eye, Ultimatum: Queer Love, Queer Force), lors du Festival de Cannes (avec sa Queer Palm), etc.

Initialement injurieux, ce terme anglais signifiant « étrange » ou « bizarre » a fait l’objet d’une réappropriation et a été brandi comme étendard par celles et ceux qu’il stigmatisait, particulièrement depuis les années 1990. Peu usité par le grand public il y a encore dix ou quinze ans, le mot s’est peu à peu fait une place dans le langage des milieux culturels, urbains ou militants, aux côtés des sigles LGBT ou LGBTQIA+ (et parfois à leur place). Il est même très officiellement entré dans le dictionnaire Robert en 2019, défini ainsi : « Personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants. »

Comment expliquer ce succès ? Désignant toutes les personnes qui s’écartent de l’hétéronormativitéEnsemble des normes qui présentent l’hétérosexualité comme étant l’orientation sexuelle « naturelle » et qui font que toute personne est présumée hétérosexuelle par défaut., que ce soit en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, le terme est pratique. Là où le sigle LGBT a besoin d’être augmenté de nouvelles lettres pour devenir plus inclusif, « queer » a l’avantage de l’être par défaut. Et intègre bien mieux les nuances possibles et les entre-deux. « Contrairement à d’autres formes de réappropriations d’insultes, comme “gouine” ou “pédale”, “queer” opère une réappropriation tout en questionnant les frontières des catégories et les normes qui nous constituent », observe Bruno Perreau, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et auteur du livre Qui a peur de la théorie queer ? (Presses de Sciences Po, 2018).

Le « pédé » des années 1930

Mais le terme a, en réalité, plusieurs usages. Et pour bien comprendre toutes ses nuances, il faut se replonger dans l’histoire de ses occurrences. On en trouve la trace en Grande-Bretagne, où dès le XVIe siècle il désigne des comportements atypiques ou étranges. À partir du XIXe siècle, il prend une connotation sexuelle et commence à être utilisé, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, pour stigmatiser les comportements déviants de la norme, et plus particulièrement l’homosexualité… avant d’être repris à leur compte par les premier·es concerné·es. Dans son Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (Larousse, 2003), le philosophe et sociologue Didier Eribon note que, dans les années 1920 et 1930, « désireux de se dissocier de l’image sociale dominante de l’homosexuel efféminé […], nombre de gays des classes moyennes, d’apparence plus discrète ou conventionnelle, se désignent comme queers, le mot devenant alors, pour eux, synonyme de ce que nous appellerions “pédé” ou “gay”. » Après la Seconde Guerre mondiale, et particulièrement à partir des années 1970, il est progressivement abandonné au profit du mot « gay » – plus lisse, plus positif – avec le succès que l’on sait.

Oublié, le « queer » ? Le terme connaît une nouvelle vie à la fin des années 1980 et au début des années 1990, à la fois dans le champ de l’activisme et au sein du monde académique. À cette époque, les associations militant en faveur des droits des homosexuel·les peinent à obtenir des victoires. Les malades du sida meurent sans que les pouvoirs publics ne prennent de mesures à la hauteur du drame. Une nouvelle génération s’investit alors dans un activisme plus radical, notamment au sein d’un groupe créé en 1990 pendant une réunion d’Act Up New York : Queer Nation. Lors des gay prides de l’été 1990, à Chicago et à New York, ce collectif distribue un tract qui restera célèbre : « Queers Read This ! » (« Queers, lisez ça ! »). Reprenant à leur compte l’insulte « queer », les activistes entendent ainsi s’opposer aux tentatives d’assimilation portées par les groupes gays ou lesbiens plus institutionnels : le but n’est plus de montrer que les homos, les bis, les trans sont tout aussi « normaux » que les hétéros, mais de rejeter avec force le modèle hétéropatriarcal. « Pour cette génération, cet usage politique de la queerness est une manière de dire qu’elle souhaite penser un autre projet de société, qui serait radicalement différent », décrypte Nelly QuemenerLire son article « Queer », coécrit avec Maxime Cervulle, dans Encyclopédie critique du genre, coordonné par Juliette Rennes, La Découverte, 2021., professeure en sciences de l’information et de la communication au Celsa Sorbonne Université (Paris). Au sein de collectifs souvent mixtes, femmes et hommes, la jeunesse queer investit de nouveaux modes d’action, comme les zaps, les die-in, les kiss-inLes zaps sont des actions-éclairs ciblant des institutions. Les die-in sont une forme de manifestation dans laquelle les participant·es s’allongent au sol pour simuler la mort, tandis que, dans les kiss-in, les manifestant·es s’embrassent pour visibiliser l’homosexualité dans l’espace public., pour s’opposer aux dérives consuméristes du mouvement LGBTQIA+ et pour articuler l’activisme homosexuel avec les questions de sexisme et de racisme – s’inscrivant, de fait, dans une dynamique intersectionnelle.

Dans le même temps, le terme « queer » se diffuse aussi dans le monde universitaire. Dès les années 1980, la penseuse et poétesse étasunienne d’origine mexicaine Gloria Anzaldúa l’utilise pour décrire son parcours, à la croisée de plusieurs frontières, territoriales, sexuelles ou ethniques (lire son portrait dans La Déferlante no 13). En 1990, sa collègue de l’université de Californie à Santa Cruz, la théoricienne féministe Teresa de Lauretis, organise un colloque pour lequel elle forge l’expression « queer theory ». Accoler ainsi une injure au terme « théorie », la démarche de Lauretis se veut provocatrice. L’universitaire entend montrer que les études gays et lesbiennes se focalisent généralement sur les gays, négligeant d’autres groupes sociaux en marge des minorités sexuelles, comme les personnes transgenres ou racisé·es. La même année, deux ouvrages obtiennent un écho important après leur parution aux États-Unis : Trouble dans le genre, de Judith Butler, et Épistémologie du placard, d’Eve Kosofsky Sedgwick. Ils ont en commun de déconstruire les catégories de genre et de remettre en cause une vision binaire des identités. Ces deux ouvrages vont être considérés a posteriori comme fondateurs de cette nouvelle théorie queer – quand bien même leurs autrices n’utilisent pas cette expression.

Dé-binariser le monde

Dans les années 1990, l’expression « théorie queer » se diffuse rapidement dans les cercles universitaires. Derrière l’intitulé se cache non pas une théorie unifiée, basée sur une doctrine claire, mais une diversité de textes qui ont pour point commun de s’inspirer de la pensée post­structuralisteLe poststructuralisme est un courant philosophique et critique né en France dans les années 1960 qui postule qu’un phénomène social ne peut s’étudier en dehors de la structure dans lequel il s’est construit. – les auteurs français Michel Foucault et Jacques Derrida, entre autres – pour analyser les normes de sexualité. Ces travaux montrent que les identités de genre et les orientations sexuelles ne sont pas naturelles mais construites. Elles présentent généralement le queer comme quelque chose que l’on fait, un regard porté sur les choses, plutôt que quelque chose que l’on est. « Il y a toute une réflexion sur le fait que les catégories habituellement en usage sont très binaires et ne peuvent embrasser la complexité des expériences de soi, détaille Nelly Quemener. La queerness, c’est aussi penser des corps, des subjectivités, des expériences qui se construisent autour de frontières poreuses, sans tenter de re-binariser le monde. »

Institutionnalisées au sein des universités étasuniennes au cours des années 1990, les études queers vont rapidement se voir reprocher d’être mises à toutes les sauces et de perdre de leur fertilité intellectuelle. « Ce qui, au départ, était une révolte contre les étiquettes, une “insubordination”, pour reprendre un terme de Judith Butler, est devenu une étiquette aussi figée que celles que l’énergie queer avait pour but de subvertir », se désole ainsi Didier Eribon dès 2003, dans son Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes. Teresa de Lauretis elle-même prend ses distances avec la théorie queer, estimant que le terme est devenu « une créature de l’industrie du livre conceptuellement vide ». Reste que, dans la continuité des études de genre et des études gays et lesbiennes, la critique queer a permis d’ouvrir les réflexions sur les transidentités et les expressions de genre non normatives, jusqu’ici restées dans les marges, et a renouvelé les questionnements sur l’imbrication entre genre et sexualité.

En France, des universitaires comme Didier Eribon, Françoise Gaspard, Éric Fassin, Paul B. Preciado, ou encore Sam Bourcier contribuent à faire connaître les écrits des pionnier·es de la pensée queer, telle Judith Butler. Des collectifs militants queers voient le jour, souvent nourris de textes universitaires. On pense aux Panthères roses, « association de gouines et de pédés » créée en 2003, ou aux Tordues, qui organisent une contre-marche des fiertés en 2005, ou encore au groupe nantais des DurEs à queer.

Terme fluide

Avec cette multiplication de textes et d’actions se réclamant d’une stratégie queer, le terme gagne peu à peu les sphères de la pensée dominante – mais il est généralement débarrassé de sa charge politique radicale. Ainsi, la première série télévisée mettant en scène un groupe d’hommes gays s’intitule Queer as Folk (1999) – sans qu’il y soit vraiment question de subvertir les identités… Et quand, en 2003, la télé étasunienne lance une émission mettant en scène cinq experts homosexuels, elle l’appelle « Queer Eye for the Straight Guy », ce qui donne « Queer, cinq experts dans le vent » pour l’adaptation par TF1. « Le nom de cette émission était vraiment une façon de ne pas nommer les choses, pointe Bruno Perreau du MIT. Dans ce contexte, il y a ici le risque que “queer” euphémise une réalité. » Le mainstream se précipite pour utiliser le terme « queer », de peur d’avoir à utiliser des termes plus explicites, comme « gay » ou « lesbienne ».

Une personne tient une pancarte sur laquelle on lit « Kwir ansanm nou sobat » (« Queers ensemble, nous luttons ») lors d’une marche des visibilités LGBTQIA+ dans le sud de l’île de La Réunion en juillet 2024.
À l’occasion d’une marche des visibilités LGBTQIA+ dans le sud de l’île de La Réunion en juillet 2024, organisée par les différents collectifs de l’île. Sur la pancarte : « Kwir ansanm nou sobat » (« Queers ensemble, nous luttons »). Le mot « kwir » est une créolisation militante du mot « queer » par la communauté LGBTQIA+ réunionnaise.
Crédit : MARIE-JULIE GASCON

Aujourd’hui, plusieurs usages du mot cohabitent. Ainsi, dans son livre Queer, coécrit avec Philippe Liotard (éd. Anamosa, 2025), la doctorante Inès Liotard identifie cinq utilisations du terme par les participant·es des soirées techno queers qu’elle a étudiées. La principale est synonyme de LGBTQIA+, mais intègre « le fait que le genre serait davantage fluide ». Dans une deuxième acception, le mot « rassemble tout ce qui est en mesure de contrer l’hétéronormativité », en référence à la théorie queer. Dans un troisième usage, l’adjectif « queer » désigne un type de fête. Il est également employé « pour dire un mouvement politique ». Enfin, l’intitulé est utilisé pour désigner une culture « avec une esthétique et des apparences propres ». « Ce qui est à retenir, c’est la flexibilité, la souplesse du terme, résume de son côté Bruno Perreau. Chercher à avoir une définition canonique du queer serait un geste assez contradictoire avec ce dont on parle. »

Preuve de la souplesse du terme, si « queer » n’a jamais eu de traduction en français, il existe une adaptation du mot en créole réunionnais, « kwir ». « Ce n’est pas une simple traduction, fait valoir l’artiste plasticien·ne Brandon Gercara, qui l’utilise dans ses productions, car “kwir” s’ancre sur un territoire donné. Il opère la fabrication d’un “nous” qui conscientise les oppressions que nous vivons en commun, et qui ne sont pas vécues de la même manière dans d’autres territoires, tels que l’Europe ou les États-Unis. » Plus de vingt-cinq ans après sa réappropriation par Gloria Anzaldúa, le terme poursuit sa trajectoire féconde.

28.10.2025 à 12:53

Miguel Shema : « Beaucoup de personnes sont discriminées dans le soin médical »

Yasmine Choukairy
Quelles sont les catégories de personnes les plus discriminées dans le système de santé ? L’histoire de la médecine est traversée par bon nombre de maltraitances et de pratiques injustifiées, dont nous, […]
Texte intégral (1310 mots)

Quelles sont les catégories de personnes les plus discriminées dans le système de santé ?


L’histoire de la médecine est traversée par bon nombre de maltraitances et de pratiques injustifiées,

dont nous, soignant·es, sommes en partie responsables. Le problème est que la plupart des gens ont une définition fausse de ce qu’est la maltraitance et pensent qu’elle résulte d’une volonté de maltraiter de la part de personnes qui auraient mauvais fond ou de mauvaises intentions. Penser ainsi, c’est minimiser l’importance des systèmes de domination [entre personnes racisées et personnes blanches, entre hommes et femmes, etc.]. Il existe une étude « Do emergency medicine health care workers rate triage level of chest pain differently based upon appearance in simulated patients? », European Journal of Emergency Medecine, décembre 2023. réalisée en 2024 auprès de médecins, d’internes et d’infirmier·es de services d’urgence en France, en Belgique, en Suisse et à Monaco. On leur a présenté une même situation clinique, avec pour seule différence le genre ou la couleur de peau de la personne à diagnostiquer. En l’absence de différence médicale biologique permettant de justifier un traitement différencié, les femmes, d’une part, et les personnes noires, de l’autre, étaient considérées comme des cas moins graves. Mais il est difficile de faire une liste exhaustive de toutes les personnes discriminées dans le soin médical, car il y a autant de dominé·es que de systèmes de domination.

Vous parlez dans votre livre du syndrome méditerranéen. De quoi s’agit-il ?


Dans l’inconscient du monde médical, certaines communautés font l’objet de stéréotypes particuliers : par exemple, les Roms, les Arabes et les Noir·es seraient bruyant·es, alors que les personnes originaires d’Asie seraient discrètes. Cela alimente des croyances : la plus connue est le « syndrome méditerranéen », l’idée que les personnes originaires du Maghreb auraient tendance à exagérer, voire à simuler leur douleur. J’ai moi-même pu constater l’existence de ce préjugé à plusieurs reprises. Une patiente arabe, admise dans un service d’urgences parisien où j’effectuais un stage, présentait une douleur à la mâchoire inhabituelle, sans avoir chuté ni reçu de coups. L’une des cheffes a demandé à une interne de faire un électrocardiogramme : les résultats présentaient les signes clairs d’un infarctus, alors l’interne a voulu appeler en urgence le service de cardiologie. Mais une autre cheffe a refusé et demandé des examens complémentaires, en avançant qu’il s’agissait sans doute d’un « syndrome méditerranéen ». Or, par la suite, l’infarctus a été confirmé.

Vous racontez également comment les discriminations sont nourries par la pression exercée sur les hôpitaux pour faire des économies.


On nous répète sans cesse en cours de médecine que le plus important dans le soin, c’est l’anamnèse, l’interrogatoire qu’on réalise à l’arrivée du ou de la patient·e. Mais il y a des individus avec lesquels la communication est difficile, voire impossible : les enfants, les personnes inconscientes, les patient·es qui ne maîtrisent pas le français. J’évoque dans mon livre deux internes qui travaillaient dans une permanence d’accès aux soins hospitaliers à Paris. La majorité des patient·es étant étranger·es, elles faisaient régulièrement appel à des traducteur·ices. Mais au bout de quelques semaines, elles ont été convoquées par leur responsable : cela revenait trop cher à leur service et on leur en a limité l’accès. Pourtant, cela revient moins cher de faire appel à un·e interprète pour réaliser une bonne anamnèse et poser un bon diagnostic, que de voir revenir une personne qui présente des complications. Le mépris vis-à-vis de ces patient·es étranger·es découle de préjugés racistes, sur ce que devrait être l’intégration « à la française ».

Qu’en est-il des discriminations contre les personnes LGBTQIA+ ?


Une étude de Santé publique France publiée en 2024 montrait que pour 17 % des gays et 20 % des lesbiennes, le premier lieu de traitement inégalitaire est la consultation médicale. Des discriminations sont susceptibles d’intervenir à chaque étape du parcours de soins, de la prise de rendez-vous à la consultation, en passant par le retrait d’un traitement thérapeutique. Dans le contexte médical, l’homophobie relève pour les personnes concernées – et j’en fais partie – d’un événement banal. Je raconte dans le livre l’histoire d’un ami qui est allé voir un proctologue pour des douleurs anales. Il lui a notamment expliqué avoir mal lors de l’acte sexuel. En guise de solution, le médecin lui a conseillé de « faire l’amour normalement ». Mais la médecine n’est pas là pour dire ce qui est normal ou ce qui ne l’est pas, mais bien pour diminuer les souffrances ! Son seul rôle est d’accompagner les individus.

Vous-même, futur médecin, noir et bisexuel, vivez-vous aussi des discriminations dans l’exercice de votre métier ?


Du côté des patient·es, il est déjà arrivé qu’on me prenne pour un brancardier, parce que je suis noir. Les autres soignant·es font parfois des commentaires racistes en ma présence. Par exemple, un jour, dans une salle réservée au personnel, une aide-soignante qui se plaignait d’un patient, a dit « si cette espèce de Noir continue à me regarder comme ça, ça va mal aller ». Mais ce n’est pas plus fréquent qu’ailleurs. En revanche, en tant que patient, ça m’arrive souvent. Un jour, alors que j’allais consulter un ORL dans le XVIe arrondissement de Paris, j’ai oublié ma carte Vitale. La secrétaire m’a demandé : « Vous êtes à la CMU Désormais remplacée par la Complémentaire santé solidaire, cette assurance santé proposée par l’État fait office de mutuelle complémentaire pour les personnes à faibles revenus. ? », pensant que parce que j’étais noir, j’étais forcément étranger et précaire. Je lui ai expliqué ma situation et lui ai montré mon attestation de droits. Alors elle m’a regardé pleine d’empathie et s’est exclamée : « Oh, alors ils ne vous ont pas donné la carte Vitale quand vous êtes arrivé ? »

Dans le titre de votre livre, vous posez la question : « La médecine soigne-t-elle vraiment tout le monde ? » Avez-vous une réponse ?


Pourquoi les gens qui soignent seraient exempts des préjugés qui traversent l’ensemble de la société ? Si on est capable de faire une analyse critique des biais qui imprègnent les médias ou la police, on doit pouvoir le faire avec les soignant·es. Pour que la médecine soit moins inégalitaire, il faudrait que nous développions une analyse sociologique critique de son fonctionnement. Sans travail sérieux sur ses préjugés inconscients et sur les rapports sociaux de genre et de race qui la traversent, elle continuera à maltraiter les gens. •

Entretien réalisé par téléphone, le 10 juin 2025.

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