19.11.2025 à 13:29
Fin de la COP30 : le “principe habitabilité” va-t-il sauver la planète ?
Au niveau international, le droit de l’environnement est bardé de traités et de chartes en tout genre. Ce qui de toute évidence ne suffit pas : sur le plan écologique, notre planète continue de sombrer. Un super-principe juridique pourrait-il sauver le monde de l’effondrement environnemental ? C’est l’idée derrière le « principe habitabilité ».
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Pallier un droit impuissant
Près de 500 traités internationaux, des lois et des chartes à tous les échelons... Sur le papier, le droit de l’environnement forme un arsenal robuste, presque surabondant. Pourtant, au vu de la crise climatique et de la destruction des écosystèmes, il semble impuissant à protéger durablement la planète et ses habitants. Comment expliquer cette déficience ? Peut-on lui redonner un nouvel élan et garantir son efficacité sur le long terme ? Le philosophe Baptiste Morizot et le juriste Laurent Neyret en sont convaincus. Dans un article paru dans la revue en ligne du Groupe d’études géopolitiques, l’auteur de Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020), maître de conférences à l’université Aix-Marseille, et le professeur des universités à Sciences Po défendent l’idée d’un « principe habitabilité ». Ce concept devrait permettre de refonder le droit environnemental : non pas en surajoutant, en aval, une énième clause aux textes existants, mais en posant ce principe en amont de l’édifice juridictionnel. Leur approche vise ainsi à redynamiser la lutte contre le dérèglement climatique après l’échec relatif de la COP30 et la sortie programmée des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat en 2026.
De la dignité à l’habitabilité
Les deux auteurs s’inspirent du droit issu de la Seconde Guerre mondiale, qui a créé la notion de crime contre l’humanité. À l’origine, il y avait « une valeur cardinale partagée » : la dignité. « La découverte de la dignité a été une réponse à un choc qui dépassait l’entendement », notent les chercheurs, citant le procès de Nuremberg. Pour lutter contre « l’atteinte absolue » que représenterait, de même, la crise écologique, une méthode similaire devrait être adoptée :
“L’humanité doit se doter d’une valeur bouclier permettant de raviver la légitimité et l’efficacité du droit qui permettra de faire face aux menaces existentielles des risques climatiques et écologiques. C’est la promesse du ‘principe habitabilité’”
Baptiste Morizot, Laurent Neyret, « Le principe habitabilité », in : Groupe d’études géopolitiques (2025)
Qu’est-ce que l’« habitabilité » ? Morizot et Neyret la définissent « comme la propriété de tout milieu à toute échelle spatio-temporelle dans lequel les conditions de santé et de prospérité de chacune des formes de vie sont produites par l’activité interdépendante de la diversité des formes de vie ». L’habitabilité est une valeur foncièrement « relationnelle », puisqu’elle inclut autant l’espèce humaine que le reste du vivant, sans qui l’humanité ne peut survivre : plantes, animaux, organismes multiples, qui créent la vie et les conditions de sa « sécurité » et de sa « prospérité » sur Terre.
Un principe à respecter pour toute future décision
Le principe habitabilité est-il suffisant pour donner de la force au droit ? Les auteurs sont conscients des difficultés posées, au vu du contexte idéologique mondial. Ils précisent :
“Le droit fonctionne aussi dans une temporalité longue où les principes fondamentaux opèrent comme contraintes structurelles continues, modifiant les coûts politiques des violations et créant les bases de futures sanctions, même sans intervention immédiate”
Baptiste Morizot, Laurent Neyret, ibid.
Le droit suppose de penser le temps long sans céder à la peur contemporaine du populisme climatosceptique. Plus délicate, en revanche, s’avère leur mise en avant déterminante des relations entre vivants. Car ce terme semble oblitérer les conflits inhérents aux espèces pour adhérer à une vision harmonieuse des modes d’expression du vivant. Jusqu’où l’humanité doit-elle rogner sur ses propres droits pour permettre aux autres formes de vie de prospérer ? Même judicieusement reformulée, la question reste ouverte.
19.11.2025 à 06:00
Avons-nous le droit de mentir ? Le match Benjamin Constant-Emmanuel Kant
C'est l'une des plus fameuses disputes de l'histoire de la philosophie. Elle oppose Emmanuel Kant, le grand penseur de l’idéalisme allemand, au très passionné Benjamin Constant. Au cœur de leur confrontation, le statut de la vérité et du mensonge. On rejoue pour vous le match !
18.11.2025 à 21:00
L’enfer de la recherche de logement : passe ton bail d’abord…
« “On est tous obligé de frauder pour finir par payer honnêtement notre loyer” : c’est par ce constat absurde qu’un ami concluait une énième discussion sur le chemin de croix qu’est devenue la recherche d’un appartement en location dans une ville comme Paris.
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Contrainte, essentiellement économiquement, de quitter mon logement actuel, je pensais que cela ne pouvait pas être pire qu’il y a dix ans, lorsque je n’étais même pas salariée. Eh bien si.
Beaucoup d’appelés, peu d’élus
J’ai l’habitude de “me débrouiller”. Expression élégante pour dire : galérer, persévérer, bricoler, avoir confiance en un peu de chance et de vague indulgence de son prochain, quand bien même son objectif reste de percevoir un loyer chaque mois. Il y a dix ans donc, je n’avais même pas pris la peine de m’inscrire dans une agence immobilière, sachant très bien que sans contrat de travail fixe et sans garant susceptible de gagner 12 fois un loyer parisien, le moindre agent me rirait immanquablement au nez. Sans parler des frais, hors de ma portée. Au bout de quatre mois de recherche à raison de deux à trois visites par semaine (à la fin, j’étais capable de sentir une moquette moisie ou un chauffage défectueux avant même de passer la porte), j’avais fini par trouver une annonce sur LeBonCoin qui serait mon nouveau chez-moi. Ce qui m’a alors sauvée ? Pouvoir discuter directement avec le propriétaire, pour qui je n’étais pas juste une série de données mais bel et bien une personne.
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Aujourd’hui, ce type de rapport direct est quasiment impossible. Les annonces de particuliers sont rares et, quand elles existent, souvent délirantes. J’ai tenté “Gens de confiance”, une application qui fonctionne par cooptation et parrainage. On y loue des 30m2 pour 1 500 euros par mois : n’étant pas descendante d’homme d’affaires saoudien de confiance, exit les murs “de caractère” – et peut-être pas tant de confiance que ça. Désormais, on dépose un dossier tout prêt en ligne, notamment sur FranceConnect, la plateforme qui centralise l’accès à différentes administrations. L’ennui, c’est que FranceConnect ne connaît pas les particularismes, les “oui mais” ni les “je peux vous expliquer” ; même les fiches de paie, il ne les lit pas correctement, à vrai dire. Pour l’instant, je n’arrive même pas à accéder à une simple visite. Reste donc la débrouille – pour ne pas dire autre chose.
Une absurdité invivable
Étrange système, tout de même, qui verrouille à ce point ses conditions qu’il devient matériellement impossible d’accéder à ce qui est censé être un droit. Une situation qui transforme de fait tout un chacun en bricoleur, magouilleur, artiste de la gomme Photoshop et du maquillage Canva, tout cela non pas pour faire un casse au Louvre (ce qui paraît objectivement plus simple et rapide que de signer un bail en région parisienne) mais pour s’acquitter simplement d’un loyer. Forcément, il y a de quoi faire grimper la paranoïa des propriétaires. Cette confiance tant vantée par l’application citée plus haut – qui met par ailleurs un filtre payant sur ses annonces immobilières, auxquelles on ne peut accéder que trois jours après le post sans un abonnement payant – s’est tout bonnement évaporée dès lors qu’il s’agit de bien immobilier. L’aspirant locataire, fraudeur en puissance parce qu’il n’a pas d’autre choix, se heurte à des propriétaires qui hérissent toujours plus de barrières devant des biens de toute façon de plus en plus rares.
Le paradoxe de la confiance
Or, comme le décrivait le philosophe Mark Hunyadi dans nos pages en août 2020, la confiance “n’est pas simplement un rapport au risque, comme voudrait le faire croire la pensée économique dominante, mais bien un rapport au monde”. Cette pensée économique encourage et se nourrit du paradoxe suivant : la confiance censée réguler nos rapports ne peut véritablement exister, puisque la pensée libérale fait des individus des atomes égoïstes mus par le calcul de leurs intérêts privés. Hunyadi, lui, invite à dégager la confiance de l’idée de calcul, en insistant plutôt sur l’idée d’attentes : sur la route, nous nous attendons à ce que les autres conducteurs se comportent d’une certaine façon, nous ne leur accordons pas notre confiance en fonction d’un calcul. Pourquoi ? Parce que c’est vraiment plus simple pour tout le monde. Après tout, nous faisons confiance à un tas de gens alors que nous avons toutes les raisons de nous en méfier – les fans inconditionnels de Nicolas Sarkozy ont peut-être quelque chose à nous apprendre sur le sujet. Pour ma part, ayant déjà vécu dans 9m2, j’aimerais éviter de n’avoir aucun autre choix. »
18.11.2025 à 17:05
Orelsan : qui est vraiment la “boss” ?
Dans son morceau Boss, le rappeur Orelsan confesse que c’est sa femme qui décide de tout – à la maison. La chanson rejoue ainsi un mythe solidement ancré dans la culture patriarcale : celui de la « fée du logis », analysé par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe.
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L’intérieur pour elle, l’extérieur pour lui
« C’est pas moi l’boss », scande le rappeur Orelsan dans Boss, un des titres de son dernier album, La Fuite en avant (Sony Music, 2025). Le rappeur, en tournée en ce moment, qui prévoit notamment dix dates de concert dans la célèbre salle de Bercy, s’amuse facétieusement à confesser qu’à la maison… il ne décide de rien. Ni des vacances, ni du resto, encore moins de la déco. La rengaine est connue. C’est même un classique des dîners entre amis : « À la maison, c’est Madame qui décide de tout », « il faut demander à la patronne ». Hommes, pères et compagnons la prononcent avec un petit sourire en coin, ou un clin d’œil – prenant l’air bravache de celui qui a abdiqué sans rancune une part de sa volonté personnelle. C’est précisément ce petit jeu (de dupes) que pratique le rappeur dans son morceau Boss.
“L’homme ne s’intéresse que médiocrement à son intérieur parce qu’il accède à l’univers tout entier et parce qu’il peut s’affirmer dans des projets”
« Faut qu’j’vous raconte quelque chose sur mon couple, que moi-même, j’ai mis beaucoup de temps à m’avouer. Mais j’pense que ça pourrait être libérateur […] c’est pas moi l’boss. » Le morceau s’ouvre sur un soi-disant aveu d’échec, une confession. Le rappeur « lève le masque » et souhaite montrer à son public que derrière la célébrité se cache un mari penaud, qui plie piteusement face à la volonté de fer de sa femme. En première écoute, le portrait qu’il fait de sa compagne paraît donc plutôt avantageux. On croirait de prime abord entendre un éloge de l’empowerment féminin… jusqu’à ce que soient mentionnés les domaines d’expertise en question : le choix de la décoration, de la série du soir ou encore du restaurant. Si la femme commande, le règne de sa volonté reste confiné – selon les dires du rappeur – à la sphère domestique et à celle du couple. Ce faisant, Orelsan rejoue (inconsciemment ?) la dichotomie entre la femme qui gouverne le monde « du dedans » et l’homme qui part à la conquête « du dehors ». Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe (1949), « l’homme ne s’intéresse que médiocrement à son intérieur parce qu’il accède à l’univers tout entier et parce qu’il peut s’affirmer dans des projets ». Tandis que l’épouse choisit – et compose – le nid familial, il s’en va parcourir le monde… notamment pour écrire des chansons et pour subvenir aux besoins du foyer. « J’peux payer les factures mais c’est pas moi l’boss », se vante discrètement le rappeur.
“Crois pas qu’j’vais choisir la déco”
Cette mention spécifique de la décoration s’avère particulièrement éloquente. Lorsque la décoration du foyer est prise en charge par une seule personne (souvent la femme, donc), celle-ci pose sa marque, sa personnalité, son empreinte sur les lieux. Elle s’approprie l’espace et en devient l’unique maîtresse. Le choix des rideaux, de la table basse ou de la couleur des murs, tout cela fait partie de la répartition des tâches en vigueur dans le couple hétérosexuel. Comme le souligne Beauvoir, « [la femme] trouvera aussi dans ce décor une expression de sa personnalité ; c’est elle qui a choisi, fabriqué, “déniché” meubles et bibelots. […] Ils lui renvoient son image singulière ». L’espace de l’appartement est à son image. Elle en devient la dépositaire et la créatrice, comme le souligne Orelsan, martelant ad nauseam qu’elle est « la boss ». Ce portrait de « fée du logis », maîtresse incontestée de son couple et de sa famille, reine absolue en son royaume, convoque l’idée d’une forme de supériorité féminine dans le domaine de la gestion domestique. Avec cette chanson, le rappeur rejoue bien un mythe solidement ancré dans la culture patriarcale : celui de l’habileté « naturelle » de la femme à gérer la vie conjugale pour deux.
“J’vis ma meilleure vie d’employé”
Par conséquent, dans son morceau, l’homme, le mari, le père a abdiqué. Il a lâché l’affaire et préfère être « l’employé », c’est-à-dire l’aidant de l’exécutant. Le schéma est classique : l’habitude de faire des choix relatifs à la vie domestique crée une expertise réelle, caractérisée par un ensemble d’habitudes bien rodées. À partir de ce moment-là, quiconque essaie de se glisser dans cette routine parfaitement huilée apparaîtra comme un obstacle. La difficulté de déléguer vient précisément d’une charge ménagère et organisationnelle mal répartie.
“De mère et de ménagère, la femme se fait marâtre et mégère”
Dès lors, et comme relève Beauvoir, « si le mari ou la fille veulent aider [la mère] ou tentent de se passer d’elle, elle leur arrache des mains l’aiguille, le balai ». Voulant faire montre de sa bonne volonté, Orelsan éclaire indirectement, et sans doute malgré lui, la charge mentale qui pèse sur son épouse. Ce qui n’a pas échappé à certaines auditrices du titre. « Alors cette chanson, je trouve que c’est un parfait cas d’école de la charge qui incombe aux femmes qui se mettent en couple hétéro », lance Alice, en charge du compte Instagram féministe militant je.suis.une.sorcière. Ce morceau, assène-t-elle, montre aussi « la façon dont les hommes se font passer pour des incapables pour nous maintenir dans ces rôles ».
“Certains choisissent de batailler, moi, j’dois t’avouer, c’еst elle qu’a gagné”
À bien écouter, la compagne d’Orelsan ainsi décrite n’a pas gagné grand-chose. Le rappeur le dit lui-même : il a choisi de ne pas batailler. Sa chanson raconte une guerre qui n’a pas été menée. Il le confirme plus loin : « J’pourrais m’battre mais j’ai pas la foi, en vrai, c’est elle le mâle alpha. »
“Plus que de la victoire de sa femme, Orelsan parle de sa propre indifférence”
En décrivant sa vie conjugale de la sorte, Orelsan ne parle pas tant de l’écrasante victoire de sa femme que de sa propre indifférence quant aux décisions qu’elle prend. Ce morceau n’est pas l’histoire d’une victoire féminine, mais celle d’un retrait masculin, d’une indifférence assumée et revendiquée.
“Elle a pas envie d’passer pour un tyran même si c’en est un”
Ce n’est pas un hasard si cette chanson, qui partait sur un éloge, ne se finit pas si bien. Après avoir chanté les louanges d’une femme forte et admirable, le rappeur finit par la taxer sans ambages de « tyran ». Un glissement qui n’est pas anodin : pour cause, l’amertume guette celle qui doit gérer, décider, trancher, arbitrer le couple pour deux. « De mère et de ménagère, [la femme] se fait marâtre et mégère », note Beauvoir. Tandis qu’elle passe pour la méchante autoritaire, le rappeur a le temps d’écrire une chanson à son sujet. Ce titre aura néanmoins eu un mérite : celui d’éclairer de l’intérieur, et avec particulièrement d’acuité, le mécanisme aussi pernicieux qu’épuisant de la charge mentale qui grignote et écrase le quotidien des conjointes.
18.11.2025 à 13:10
Vous “gaspillez” votre talent ? Retrouvez de l’ambition avec Rutger Bregman
« Vous êtes sur le point de gâcher votre vie, mais il n’est peut-être pas trop tard » : C’est ainsi que Rutger Bregman interpelle ses lecteurs dans son dernier essai, Ambition morale (Le Seuil, 2025). L’historien néerlandais y déplore le manque d’ambition qui règne dans nos sociétés et plaide pour un nouvel élan : nous devons retrouver le désir de faire de ce monde un endroit largement meilleur – et de le faire de manière efficace ! Grand entretien, avec nos confrères de Philonomist.
18.11.2025 à 06:00
“Tout ce que nous pouvons faire, c'est nous préparer en permanence à la vie” : pourquoi Pacôme Thiellement ne croit pas à la mort
Dans notre nouveau numéro à retrouver chez votre marchand de journaux, six penseurs exposent ce que signifie pour eux se « préparer à sa mort ». Mais pour l'un d'eux, l’essayiste et exégète Pacôme Thiellement, auteur notamment du Secret de la société (PUF), il ne s’agit là de rien de moins qu'un « caprice de bébé ». Un point de vue radical dont il s'explique ici.
17.11.2025 à 21:00
Bardella, Villiers, Zemmour : trois styles pour une seule idée
« Ce week-end, j’ai travaillé pour vous. J’ai lu les livres de Jordan Bardella, d’Éric Zemmour et de Philippe de Villiers, qui viennent de paraître chez Fayard. Si leurs références sont communes, chacun déploie son propre style. Voyons.
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Les publications d’extrême droite sont devenues des phénomènes de librairie. Regardez la liste des meilleures ventes d’essais sur le média de référence Livres Hebdo. Trois visages, trois titres apparaissent. Jordan Bardella, sur la photo de couverture de Ce que veulent les Français, assis derrière un bureau de bois, a le regard pudiquement baissé sur des pages blanches, le stylo à la main – comme s’il voulait prouver qu’il avait écrit son livre lui-même (si c’est le cas, il l’a fait en costume-cravate). Philippe de Villiers, sur celle de Populicide, nous regarde avec un bon sourire, mais darde l’œil perçant de celui qui voit loin. Celle de l’essai d’Éric Zemmour, La Messe n’est pas dite, est plus sobre, plus intellectuelle en somme. Les trois auteurs espèrent, comme pour leurs précédents ouvrages, atteindre les centaines de milliers d’exemplaires vendus.
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Le faux pudique, le pseudo-spécialiste…
Chacun déploie une écriture qui lui est propre. Candidat aux fonctions suprêmes, Jordan Bardella a opté pour un style humble et affectif. La star de TikTok veut gagner en épaisseur humaine. Les mots-clés de son livre sont discrétion, pudeur, intimité. En rencontrant Samantha, infirmière libérale en Guadeloupe, François, agriculteur, Arthur, militaire, Dominique, expatrié à Oman et une quinzaine d’autres Français, Jordan Bardella confesse : “Il m’est arrivé de pleurer” face aux souffrances de ses interlocuteurs. Après son autobiographie (et avant son livre programmatique), le président du RN se veut l’interprète sensible de la décence ordinaire d’un peuple oublié et méprisé. Éric Zemmour, lui, adopte la posture du spécialiste des religions. En quelques dizaines de pages, il résume l’histoire des rapports entre Juifs, chrétiens et musulmans, pour parvenir à une conclusion fort simple : les catholiques doivent désormais s’allier aux Juifs de France pour combattre la troisième religion. Bourré d’approximations, très embrouillé dans sa partie descriptive, le livre est un tract déguisé en étude érudite.
…et le barde délirant
Avec Populicide, son “livre-testament”, Philippe de Villiers a “décidé de ne jamais retenir [sa] plume”. En effet. Il superpose le lyrisme exacerbé d’un troubadour postmoderne, les néologismes terrifiants (le “parti de la Transmémoire”, la “Babel sanitaire”, le “Webistan”…) et le vocabulaire traditionnel de l’extrême droite : “anti-France” et “temples assermentés du Murmure et du Complot” (dans le chapitre consacré à la franc-maçonnerie). Après la plume bon élève de Bardella et le genre professoral de Zemmour, le style de Villiers paraît presque délirant. À la fois apocalyptique et bouffon, celui qui se présente comme le général romain Cincinnatus, “retiré sur [son] Aventin” avant d’être rappelé aux affaires par un peuple en péril, rappelle plutôt Assurancetourix, le barde d’Astérix. Mais libéré.
Trois manières de dire la même chose
Ces variations d’écriture permettent d’envoyer peu ou prou le même message à des lecteurs différents. Quand Bardella s’adresse à ses millions d’électeurs, en prenant le soin de parcourir “la France qui travaille”, Éric Zemmour cherche à unir derrière lui les catholiques et les Juifs identitaires dans une même détestation de l’islam. Quant à Villiers, il sait que ses attaques contre la surveillance des citoyens par les géants du numérique et les autorités sanitaires touchent tous ceux qui considèrent que le Covid est une manipulation des grandes entreprises américaines et qui ne veulent pas renoncer à l’argent liquide.
Le fond du propos, l’idéologie qui le soutient, est néanmoins semblable. Malgré la posture d’écoute qu’il prétend adopter, Jordan Bardella choisit toujours le même profil de témoins : des gens qui ont une “vie de travail et de sacrifice” mais dont l’existence est détruite par 1) la politique européenne et ses normes absurdes, 2) nos responsables politiques “hors-sol”, 3) l’immigration qui amène l’insécurité et l’islamisme. Dans le chapitre intitulé “La terre chevillée au corps” et consacré à la vie d’un agriculteur, le lexique est suggestif : “Son regard ne ment pas, la fierté se lit dans ses yeux” tant est grande “sa passion pour la terre et le goût du travail”, sans oublier sa famille, “à la fois son refuge et son recours”. Toutes ces valeurs s’enracinent dans une “France charnelle” si éloignée des “normes européennes déconnectées de la réalité” et de leurs “textes froids”. “Avoir une baguette chaude sur la table d’un repas, c’est catholique et français”, ajoute le boulanger Olivier.
Une offensive massive et assumée
Bardella, comme Zemmour et Villiers, revendique son affiliation à Maurice Barrès (1862-1923), célèbre romancier et figure tutélaire de l’extrême droite française. Tous le citent et s’en inspirent pour actualiser leur vision d’une France de la terre et des morts menacée par les normes abstraites du droit, les élites déracinées et les ennemis de l’intérieurs – Juifs alors, musulmans ou extra-Européens aujourd’hui. Nous ne sommes plus à l’époque où l’extrême droite tentait de faire oublier son histoire et son idéologie. Avec ces trois livres, l’offensive culturelle est diverse dans sa forme. Mais elle est massive et assumée. »
17.11.2025 à 17:06
Et si les virus pouvaient nous soigner ?
Nous avons tendance à considérer les virus comme nos pires ennemis. C’est ignorer qu’ils peuvent aussi nous aider à lutter contre les infections bactériennes. La « phagothérapie » va-t-elle nous libérer des antibiotiques… et de l’antibiorésistance ? Explications, par Octave Larmagnac-Matheron.
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Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts ?
Créer des virus grâce à l’IA pour lutter contre les bactéries résistantes aux antibiotiques : c’est le projet d’une équipe de chercheurs de l’université Stanford, aux États-Unis. Les scientifiques sont partis d’un virus assez commun, le bactériophage ΦX174, capable d’infecter non l’être humain mais certaines bactéries. Ils ont ensuite demandé à une intelligence artificielle, entraînée sur 2 millions de génomes d’autres virus similaires, de générer 300 modèles de virus du même type. Seize ont alors été synthétisés en laboratoire et se sont effectivement révélés capables de « traquer et de tuer des souches de la bactérie Escherichia coli (E. coli) ».
De prime abord, la perspective de créer de nouveaux virus semble un pari dangereux, tant nous sommes habitués à voir les virus comme une menace. Tous ne sont pourtant pas nocifs pour l’homme. Certains ont contribué, par absorption de leur matériau génétique, à l’évolution de notre espèce. Surtout, il existe une myriade de virus qui pourraient nous aider à faire face à l’inquiétante prolifération de micro-organismes bactériens antibiorésistants. Les bactéries résistantes aux antibiotiques pourraient tuer 10 millions de personnes par an d’ici 2050, alertait il y a peu l’ONU. Dans la préface de l’ouvrage qu’elle a récemment coordonné, L’Antibiorésistance (2022), l’anthropologue Claire Harpet qualifie l’antibiorésistance de « fait social total » : « Un événement capable d’impacter l’ensemble d’une population humaine et d’en bouleverser en profondeur les habitudes sociales et institutionnelles », qui « pénètre l’ensemble de la chaîne du vivant et impose de penser autrement notre santé [et] de mobiliser une pléiade d’acteurs. »
“Pour combattre des infections, au lieu d’utiliser des antibiotiques, on peut aussi s’injecter des bactériophages : des virus qui ciblent les bactéries… et non pas l’être humain”
Comment répondre à cette menace grandissante ? Ces dernières années, une alternative aux antibiotiques connaît un regain d’intérêt : l’utilisation de virus bactériophages donc (inoffensifs pour l’organisme humain), capables d’infecter et de détruire les bactéries pathogènes. Si l’idée de conception de virus avec l’aide de l’IA peut donner une seconde vie à cette méthode curative encore peu utilisée, cette piste n’est en réalité pas nouvelle. Quoique les principes scientifiques sous-jacents n’étaient pas entièrement compris à l’époque, les traitements phagothérapeutiques ont été découvert dès 1915, avant que la découverte des antibiotiques par Alexander Fleming (1928) et leur mise en application médicale autour de 1941 ne relègue la phagothérapie aux marges de la pratique médicale.
La naissance de la phagothérapie
Si la paternité est disputée avec les travaux de l’anglais Frederick Twort publiés en 1915, c’est à un biologiste français, Félix d’Hérelle, que l’on doit la mise en évidence de la phagothérapie alors qu’il étudie une épidémie de dysenterie au sein d’un escadron de dragons de l’armée. Il présente ses conclusions « sur un microbe invisible antagoniste des bacilles dysentériques » à l’Académie des sciences en 1917, mais il reste le seul ou presque à travailler sur cette question jusqu’au début des années 1920. Entretemps, au printemps 1918, alors qu’il séjourne avec sa famille près de Meulan, une épidémie de dysenterie sévit dans la région. Lorsqu’il s’y intéresse, il constate à nouveau la présence de bactériophages chez les patients en rémission… mais également chez leurs proches qui ne sont pas malades : si les germes pathogènes se propagent, c’est aussi le cas des virus tueurs de bactéries. Le contact avec une personne guérie peut donc jouer un rôle prophylactique.
“En Occident, les antibiotiques ont rapidement supplanté les bactériophages. Mais dans l’ex-URSS, l’utilisation de ces derniers a mené à de grands succès”
En 1919, une première personne atteinte de dysenterie est guérie par phagothérapie. La méthode attire de plus en plus l’attention, en France comme à l’international. En 1924, l’Institut Oswaldo Cruz de Rio de Janeiro expérimente le premier traitement à grande échelle (10 000 cas). D’Hérelle met bientôt au point les premiers cocktails de phages [l’autre nom, abrégé, des virus bactériophages], pour traiter différentes souches de dysenterie. En 1921, il quitte l’Institut Pasteur (où se constituera un Laboratoire du bactériophage qui développera différents traitements commercialisés jusque dans les années 1970) et voyage pour diffuser ses recherches : aux Pays-Bas et en Inde (pour étudier la peste et le choléra), puis à partir de 1928 aux États-Unis. Mais il quitte bientôt le pays, où éclate la Grande Dépression. On le retrouve alors en URSS, en Géorgie, où il entame une collaboration fructueuse avec le microbiologiste George Eliava et rédige Le Phénomène de la guérison dans les maladies infectieuses.
Entre USA et URSS
La phagothérapie va cependant connaître un revers majeur avec la découverte des antibiotiques. Plus efficaces, plus faciles à produire et à conserver (puisqu’il s’agit de molécules inertes et non d’être vivants), les antibiotiques se développent en particulier aux États-Unis et supplantent rapidement les autres traitements antibactériens. La phagothérapie est, de plus, discréditée dans le monde américain par une étude menée par Monroe Eaton et Stanhope Bayne-Jones. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les antibiotiques se généralisent dans le monde occidental, jusqu’à finir par éclipser presque entièrement la phagothérapie (le Laboratoire du bactériophage de l’Institut Pasteur survivra jusqu’en 1978). Les choses sont différentes dans le monde soviétique. « Dans l’ex-URSS où, du fait de la guerre froide, les antibiotiques développés en Occident pénétraient peu, cette utilisation des virus bactériophages a mené à de grands succès », note Alain Froment dans la postface de l’ouvrage collectif L’Antibiorésistance. Un fait social total (2022). Sans parler d’une réelle concurrence entre les deux logiques de traitement, celles-ci ne se développent pas moins dans l’indifférence relative de l’une à l’autre, sur fond de rivalité géopolitique.
Encore aujourd’hui, trente ans après l’effondrement de l’URSS, la phagothérapie reste très utilisée dans les ex-pays du bloc communiste. Alain Dublanchet résume, dans son article « Qu’est-ce que la phagothérapie ? » (2014) :
“Jusqu’à la découverte des antibiotiques, la phagothérapie a connu un énorme succès dans le monde entier. Mais la connaissance de la physiologie des phages était succincte, la préparation des produits mal contrôlée, les schémas thérapeutiques non codifiés et des échecs furent rapportés. Confrontée à l’antibiothérapie, d’emploi plus facile, la phagothérapie fut progressivement abandonnée dans les pays occidentaux, mais toutefois maintenue dans les pays du bloc soviétique”
Le développement de l’antibiorésistance
À la faveur de la domination américaine, les antibiotiques ont cependant continué leur diffusion toujours plus large : non seulement chez l’homme mais aussi dans l’agriculture et l’élevage, y compris parfois de manière préventive. Cette diffusion pose aujourd’hui un problème de taille : le développement de bactéries résistantes – développement d’autant plus rapide que les bactéries possèdent une capacité de transfert horizontal de gènes sans passer par la reproduction. Aucune nouvelle famille d’antibiotique n’a été mise sur le marché depuis trois décennies. Le panel des substances thérapeutiques utilisées est limité, alors que les bactéries se répliquent à grande vitesse et peuvent muter à chaque copie. Ces opportunités de mutations sont démultipliées dans un monde globalisé où les mêmes antibiotiques sont utilisés à répétition aux quatre coins de la planète, dans des cas toujours plus nombreux d’infections.
“Bactéries et phages co-évoluent ensemble, alors que les antibiotiques commencent à montrer leurs limites au niveau mondial”
Il est vrai que ces mécanismes évolutifs de résistance permettent aux bactéries de résister également aux assauts des phages. Mais – et c’est toute la différence – les virus bactériophages évoluent, eux aussi. Entre virus et bactéries se déploie un processus dynamique de co-évolution, qui fait de la phagothérapie un candidat sérieux pour contourner les problèmes de résistance posés par le caractère résolument statique des antibiotiques. « Sous l’influence de mutations successives, bactéries et phages évoluent dans un balancement dynamique continuel qui favorise alternativement le développement de l’un ou l’autre des acteurs », note Dublanchet. « Ainsi, dans la nature, au sein des micro-écosystèmes, les protagonistes se transforment au fil d’une co-évolution antagoniste. » Cette propriété n’élimine pas tous les risques : « Dans la perspective d’une utilisation mal maîtrisée des phages, le même désastre que l’on connaît avec les antibiotiques pourrait se produire. » Mais elle laisse précisément ouverte la voie d’une utilisation maîtrisée et raisonnable.
Lutte moléculaire, lutte biologique
La méthode est, à certains égards, plus exigeante que celle des antibiotiques. Elle s’apparente aux techniques de lutte biologique qui visent à endiguer la propagation d’une espèce invasive en introduisant, dans un milieu, une espèce prédatrice. Gérer le vivant avec du vivant : l’approche suppose de faire avec les exigences du vivant, avec son imprévisibilité, avec son indiscipline inévitable, son évolutivité (ce qui pose notamment des problèmes à l’égard des règlementations et des normes d’homologation, remarque Dublanchet). La lutte biologique, dont la phagothérapie est une forme, tranche, par la précision de son action, sur le caractère « monolithique » des agents moléculaires, intrants agricoles comme antibiotiques, souvent utilisés dans des cocktails à « spectre large » qui détruisent indistinctement sur leur passage bonnes et mauvaises bactéries, bonnes et mauvaises formes de vie. S’allier à un prédateur vivant, c’est s’allier à un être qui possède des proies spécifiques, qui s’est développé dans une relation dynamique avec ces proies de sorte qu’il est optimisé pour leur capture.
“La phagothérapie s’apparente à la lutte biologique, où l’on introduit un prédateur pour contrer une espèce invasive”
Il convient de ne pas caricaturer le clivage entre lutte biologique et lutte moléculaire : une grande partie des antibiotiques que nous synthétisons aujourd’hui en laboratoire sont à l’origine des molécules naturelles, sécrétées par des êtres vivants (champignons, bactéries, etc.) pour éliminer des bactéries dangereuses. Avant même l’apparition de l’homme, les bactéries ont développé des formes de résistance à ces substances naturelles antibiotiques, et les vivants producteurs d’antibiotiques ont dû s’adapter en retour, selon une dynamique de co-évolution, toujours. Mais on pourrait imaginer accélérer en laboratoire ces formes de mutations, afin de favoriser la synthèse de nouvelles molécules antibiotiques, de même qu’on peut envisager des formes de culture pour maintenir ou améliorer l’efficacité des bactériophages. Dans les deux cas, l’IA pourrait être mobilisée pour améliorer le processus. Antibiothérapie et phagothérapie, du reste, ne s’excluent pas mais se complètent, en réduisant par leur combinaison le recours trop systématique à l’une ou l’autre des méthodes. Comme le résume Alain Dublanchet dans l’article précédemment cité :
“Il est peu probable que la phagothérapie se substitue à l’antibiothérapie car les antibiotiques sont trop utiles pour qu’on puisse s’en passer. Mais les phages devraient être un complément dans la lutte contre les infections. Les bactéries ont un tel potentiel qu’il sera à l’avenir, à n’en pas douter, plus que jamais nécessaire d’associer les armes à notre disposition pour lutter contre elles”
17.11.2025 à 12:22
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