18.11.2025 à 17:05
Orelsan : qui est vraiment la “boss” ?
Dans son morceau Boss, le rappeur Orelsan confesse que c’est sa femme qui décide de tout – à la maison. La chanson rejoue ainsi un mythe solidement ancré dans la culture patriarcale : celui de la « fée du logis », analysé par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe.
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L’intérieur pour elle, l’extérieur pour lui
« C’est pas moi l’boss », scande le rappeur Orelsan dans Boss, un des titres de son dernier album, La Fuite en avant (Sony Music, 2025). Le rappeur, en tournée en ce moment, qui prévoit notamment dix dates de concert dans la célèbre salle de Bercy, s’amuse facétieusement à confesser qu’à la maison… il ne décide de rien. Ni des vacances, ni du resto, encore moins de la déco. La rengaine est connue. C’est même un classique des dîners entre amis : « À la maison, c’est Madame qui décide de tout », « il faut demander à la patronne ». Hommes, pères et compagnons la prononcent avec un petit sourire en coin, ou un clin d’œil – prenant l’air bravache de celui qui a abdiqué sans rancune une part de sa volonté personnelle. C’est précisément ce petit jeu (de dupes) que pratique le rappeur dans son morceau Boss.
“L’homme ne s’intéresse que médiocrement à son intérieur parce qu’il accède à l’univers tout entier et parce qu’il peut s’affirmer dans des projets”
« Faut qu’j’vous raconte quelque chose sur mon couple, que moi-même, j’ai mis beaucoup de temps à m’avouer. Mais j’pense que ça pourrait être libérateur […] c’est pas moi l’boss. » Le morceau s’ouvre sur un soi-disant aveu d’échec, une confession. Le rappeur « lève le masque » et souhaite montrer à son public que derrière la célébrité se cache un mari penaud, qui plie piteusement face à la volonté de fer de sa femme. En première écoute, le portrait qu’il fait de sa compagne paraît donc plutôt avantageux. On croirait de prime abord entendre un éloge de l’empowerment féminin… jusqu’à ce que soient mentionnés les domaines d’expertise en question : le choix de la décoration, de la série du soir ou encore du restaurant. Si la femme commande, le règne de sa volonté reste confiné – selon les dires du rappeur – à la sphère domestique et à celle du couple. Ce faisant, Orelsan rejoue (inconsciemment ?) la dichotomie entre la femme qui gouverne le monde « du dedans » et l’homme qui part à la conquête « du dehors ». Comme l’écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe (1949), « l’homme ne s’intéresse que médiocrement à son intérieur parce qu’il accède à l’univers tout entier et parce qu’il peut s’affirmer dans des projets ». Tandis que l’épouse choisit – et compose – le nid familial, il s’en va parcourir le monde… notamment pour écrire des chansons et pour subvenir aux besoins du foyer. « J’peux payer les factures mais c’est pas moi l’boss », se vante discrètement le rappeur.
“Crois pas qu’j’vais choisir la déco”
Cette mention spécifique de la décoration s’avère particulièrement éloquente. Lorsque la décoration du foyer est prise en charge par une seule personne (souvent la femme, donc), celle-ci pose sa marque, sa personnalité, son empreinte sur les lieux. Elle s’approprie l’espace et en devient l’unique maîtresse. Le choix des rideaux, de la table basse ou de la couleur des murs, tout cela fait partie de la répartition des tâches en vigueur dans le couple hétérosexuel. Comme le souligne Beauvoir, « [la femme] trouvera aussi dans ce décor une expression de sa personnalité ; c’est elle qui a choisi, fabriqué, “déniché” meubles et bibelots. […] Ils lui renvoient son image singulière ». L’espace de l’appartement est à son image. Elle en devient la dépositaire et la créatrice, comme le souligne Orelsan, martelant ad nauseam qu’elle est « la boss ». Ce portrait de « fée du logis », maîtresse incontestée de son couple et de sa famille, reine absolue en son royaume, convoque l’idée d’une forme de supériorité féminine dans le domaine de la gestion domestique. Avec cette chanson, le rappeur rejoue bien un mythe solidement ancré dans la culture patriarcale : celui de l’habileté « naturelle » de la femme à gérer la vie conjugale pour deux.
“J’vis ma meilleure vie d’employé”
Par conséquent, dans son morceau, l’homme, le mari, le père a abdiqué. Il a lâché l’affaire et préfère être « l’employé », c’est-à-dire l’aidant de l’exécutant. Le schéma est classique : l’habitude de faire des choix relatifs à la vie domestique crée une expertise réelle, caractérisée par un ensemble d’habitudes bien rodées. À partir de ce moment-là, quiconque essaie de se glisser dans cette routine parfaitement huilée apparaîtra comme un obstacle. La difficulté de déléguer vient précisément d’une charge ménagère et organisationnelle mal répartie.
“De mère et de ménagère, la femme se fait marâtre et mégère”
Dès lors, et comme relève Beauvoir, « si le mari ou la fille veulent aider [la mère] ou tentent de se passer d’elle, elle leur arrache des mains l’aiguille, le balai ». Voulant faire montre de sa bonne volonté, Orelsan éclaire indirectement, et sans doute malgré lui, la charge mentale qui pèse sur son épouse. Ce qui n’a pas échappé à certaines auditrices du titre. « Alors cette chanson, je trouve que c’est un parfait cas d’école de la charge qui incombe aux femmes qui se mettent en couple hétéro », lance Alice, en charge du compte Instagram féministe militant je.suis.une.sorcière. Ce morceau, assène-t-elle, montre aussi « la façon dont les hommes se font passer pour des incapables pour nous maintenir dans ces rôles ».
“Certains choisissent de batailler, moi, j’dois t’avouer, c’еst elle qu’a gagné”
À bien écouter, la compagne d’Orelsan ainsi décrite n’a pas gagné grand-chose. Le rappeur le dit lui-même : il a choisi de ne pas batailler. Sa chanson raconte une guerre qui n’a pas été menée. Il le confirme plus loin : « J’pourrais m’battre mais j’ai pas la foi, en vrai, c’est elle le mâle alpha. »
“Plus que de la victoire de sa femme, Orelsan parle de sa propre indifférence”
En décrivant sa vie conjugale de la sorte, Orelsan ne parle pas tant de l’écrasante victoire de sa femme que de sa propre indifférence quant aux décisions qu’elle prend. Ce morceau n’est pas l’histoire d’une victoire féminine, mais celle d’un retrait masculin, d’une indifférence assumée et revendiquée.
“Elle a pas envie d’passer pour un tyran même si c’en est un”
Ce n’est pas un hasard si cette chanson, qui partait sur un éloge, ne se finit pas si bien. Après avoir chanté les louanges d’une femme forte et admirable, le rappeur finit par la taxer sans ambages de « tyran ». Un glissement qui n’est pas anodin : pour cause, l’amertume guette celle qui doit gérer, décider, trancher, arbitrer le couple pour deux. « De mère et de ménagère, [la femme] se fait marâtre et mégère », note Beauvoir. Tandis qu’elle passe pour la méchante autoritaire, le rappeur a le temps d’écrire une chanson à son sujet. Ce titre aura néanmoins eu un mérite : celui d’éclairer de l’intérieur, et avec particulièrement d’acuité, le mécanisme aussi pernicieux qu’épuisant de la charge mentale qui grignote et écrase le quotidien des conjointes.
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