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La Lettre de Philosophie Magazine

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18.04.2025 à 17:00

Pourquoi avons-nous besoin de la beauté ?

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Pourquoi avons-nous besoin de la beauté ? nfoiry

Supporterions-nous de vivre dans un monde où tout serait laid ou monotone, comme l’est, par exemple, l’univers dystopique de Blade Runner, urbanisé à l’extrême, sombre et pluvieux ? Sans doute pas. Mais qu’est-ce qui fait que la beauté peut être ressentie non pas seulement à la manière d’un désir mais comme un besoin vital ? Cinq philosophes répondent.

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Platon : parce qu’elle est la nourriture de l’âme

Que la beauté nous soit nécessaire, c’est ce que les Grecs avaient pressenti en la comparant à la lumière. C’est ce que l’on peut déduire de la philosophie de Platon, dans le Phèdre (dialogue sous-titré : « Sur le beau »). Il explique, à l’aide du mythe de l’attelage ailé raconté par Socrate que l’âme bien guidée est amenée à suivre le char d’Apollon – métaphore du soleil –, dont les chevaux se repaissent au firmament dans les plaines de la vérité. Autrement dit, si la beauté nous attire comme nous attire la lumière, c’est parce que, grâce à elle, notre âme s’élève vers ce à quoi elle est destinée : entrevoir la vérité ou se resouvenir de ce qu’elle a côtoyé dans une vie antérieure : « Lorsqu’un homme voit la beauté ici-bas, il est transporté dans le souvenir de la vraie beauté. » 

Mais il y a là un paradoxe : la beauté, par son extrême luminescence, nous aveugle si bien qu’elle est moins faite pour être vue que pour être… pensée. Pour Platon elle ne s’appréhende pas par les sens mais par l’âme, parce qu’elle est une Idée. Si donc la beauté est un besoin pour l’homme, c’est d’abord parce que notre âme a naturellement soif de savoir. Et que la connaissance vraie est tout simplement belle à contempler.

 

Kant : parce qu’elle nous donne envie de partager nos émotions

Mais on peut invoquer une autre raison qui fait de la beauté un besoin pour l’homme : sans elle, nous resterions isolés les uns des autres. Comme le montre Emmanuel Kant dans la Critique de la faculté de juger (1790), lorsque nous éprouvons la sensation de la beauté, nous ne pouvons nous empêcher de vouloir que les autres partagent cette émotion esthétique. Nous disons en effet d’une œuvre qu’elle est belle et non pas seulement que nous la trouvons belle. En définissant le beau comme « ce qui plaît universellement sans concept », Kant affirme que, devant le spectacle de la beauté, sans qu’on puisse démontrer pourquoi (car on ne saurait prescrire ses règles à l’art), le jugement de goût, tout en demeurant subjectif et donc propre à chacun, révèle l’existence d’un « sens commun » qui nous rapproche les uns des autres. 

L’expérience de la beauté a donc ceci de singulier qu’elle nous fait sortir de nous-même, qu’elle rend possible en nous une « pensée élargie », sans qu’il faille pour cela recourir à une métaphysique de la vérité comme chez Platon. Ce n’est pas tant le besoin de spiritualité que de sociabilité qu’elle satisfait. La beauté rapproche les hommes qui éprouvent face à elle un même sentiment d’apaisement, une harmonie intérieure entre l’entendement et l’imagination. 

 

Schiller : parce que la beauté nous émancipe

Prolongeant les analyses de Kant, le dramaturge Friedrich Schiller estime que la beauté est d’autant plus désirable qu’elle seule permet d’équilibrer les forces qui s’opposent en nous. Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), il soutient en effet que l’instinct sensible qui nous attache aux phénomènes et nous pousse à réaliser notre individualité, et l’instinct formel qui nous fait chercher la vérité et pratiquer la justice, se combattent. On ne peut pas à la fois être un être pratique et un pur esprit ! Or, selon Schiller, l’unité de notre âme dépend de notre capacité à limiter ces deux instincts l’un par l’autre. 

Pour obtenir cet équilibre, il est nécessaire d’éveiller un troisième instinct : l’instinct de jeu qui s’applique à la beauté. Jouer est la seule chose que nous pouvons faire avec la beauté, mais cela ne la dévalorise pas, car le jeu, activité libre, manifeste notre capacité à maîtriser les forces antagoniques de l’instinct sensible et de l’instinct formel. La beauté apparaît donc chez Schiller comme un impératif pour que l’homme accomplisse son destin d’être libre : « Dès que la raison prononce : une humanité doit exister, elle a par cela même édicté la loi : il doit y avoir une beauté. » Plus précisément, la beauté a sur l’homme un effet à la fois apaisant et énergique. Émancipatrice, ses effets sont politiques, comme en témoignent la pièce la plus célèbre de Schiller, Les Brigands, critique implacable de la tyrannie, ou encore le poème L’Ode à la joie, mis en musique par Beethoven et aujourd’hui hymne de l’Union européenne. 

 

Nietzsche : parce qu’elle est un stimulant vital

Libératrice, la beauté n’en reste pas moins liée à l’éthique aux yeux de Schiller. Comme chez Kant, elle éveille selon lui le sentiment de respect. Or c’est précisément ce lien entre esthétique et morale que Friedrich Nietzsche s’attache à défaire. Si nous avons besoin de la beauté, ce n’est pas pour nous rendre moralement meilleurs mais pour créer des valeurs nouvelles qui nous transportent dans un monde plus coloré : « Ils veulent une beauté qui rende vertueux – moi, je veux une beauté qui rende fou », écrit-il dans le chapitre « Ce que les Allemands manquent » du Crépuscule des idoles (1888). Préférant l’ivresse de Dionysos à la lumière classique du dieu Apollon, Nietzsche estime que la beauté n’est pas tant ce qui s’admire que ce qui se ressent comme un accroissement de vitalité. Car, comme il l’écrit encore dans Le Gai savoir (1882) : « Ce qui est beau, c’est ce qui nous donne le sentiment d’une augmentation de puissance ». 

Si donc la beauté relève bien d’un besoin vital, c’est dans la mesure où elle nous rend joyeux parce qu’elle est « le grand stimulant qui pousse à vivre ». Ainsi Mozart nous met-il de « belle humeur » en ouvrant des possibilités printanières à la vie, tandis que Wagner, que Nietzsche a fini par détester, nous affaiblit par la nostalgie morbide qu’il suscite en nous.


 

François Cheng : parce qu’elle nous fait aimer

Dans ses Cinq Méditations sur la beauté (2006), l’académicien d’origine chinoise François Cheng, aujourd’hui âgé de 95 ans, reprend à sa manière ces différents arguments : la beauté lui apparaît comme un appel (première méditation), comme une voie vers la vérité (deuxième méditation), comme ce qui nous permet de résister à la souffrance (troisième médiation) comme ce qui nous rend créatif (quatrième). 

Mais il ajoute dans une cinquième méditation un nouvel argument pour nous convaincre que la beauté est nécessaire à l’homme. Constatant que « l’univers n’est pas obligé d’être beau, et pourtant il est beau », il en déduit que la beauté est une énigme parce qu’elle est omniprésente, et pourtant apparemment superflue. Elle est quelque chose de « virtuellement là », vision fragile et éphémère comme l’est le mont Lu qui surgit derrière la brume ou le visage d’une jolie femme qui s’entrevoit derrière un éventail. Or ce besoin de faire durer cette vision, de la fixer par l’œuvre d’art est analogue à celui que nous éprouvons lorsque nous aimons. Beauté et amour participent du même mouvement de don et d’élan vers l’autre, de transfiguration, pour éterniser ce qui a le plus de valeur dans la vie humaine. Sans la rencontre de la beauté nous ne saurions aimer.

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18.04.2025 à 12:00

Comment Marc Aurèle peut vous sauver la vie, par Isabelle Sorente

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Comment Marc Aurèle peut vous sauver la vie, par Isabelle Sorente nfoiry

Il y a des livres que l’on ouvre par hasard et qui changent tout. C’est le cas des Pensées pour moi-même de l’empereur romain Marc Aurèle. L’écrivaine Isabelle Sorente, qui traversait alors une crise existentielle, raconte cette découverte et montre que l’effort stoïcien de « vouloir ce qui est » peut être salvateur. On essaie ?

Isabelle Sorente: “Marc Aurèle, un ami exceptionnel qui m’accompagne partout”
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18.04.2025 à 08:00

Thorniké Gordadzé : “En Géorgie, un milliardaire prorusse dirige le pays comme son entreprise”

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Thorniké Gordadzé : “En Géorgie, un milliardaire prorusse dirige le pays comme son entreprise” nfoiry

Contrairement à la dictature, la tyrannie ne naît pas forcément d’un coup de force. Elle s’insinuerait plutôt dans des structures démocratiques, comme l'affirment dans notre nouveau numéro des penseurs de Hong Kong, de Hongrie ou d’Argentine. L’ex-ministre Thorniké Gordadzé explique ici comment, en Géorgie le pouvoir a été confisqué par un oligarque.

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17.04.2025 à 18:00

“Top Chef” : les mots à la bouche

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“Top Chef” : les mots à la bouche nfoiry

« De l’“audace” dans les plats et de l’“émotion” dans l’assiette. Cela fait un mois que l’émission Top Chef a repris, et je me délecte devant chaque épisode.

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Si j’aime tant regarder Top Chef… c’est tout simplement parce que j’adore manger. Les bons repas ont toujours occupé une place très haute dans ma hiérarchie personnelle des plaisirs de la vie. Je reconnais pourtant qu’il y a là un léger paradoxe. Tous les mercredis, je regarde pendant plus de deux heures trente des plats d’une subtilité incroyable, d’une puissance gustative hors norme, d’un raffinement absolu… sans pouvoir les goûter, ni même les sentir. Derrière mon écran, je dois croire Hélène Darroze ou Paul Pairet sur parole quand ils louent avec enthousiasme et éloquence la “profondeur en bouche” d’une saveur.

Ce spectacle télévisuel est-il une manière fourbe de torturer les gourmands ? Je n’irais pas jusque-là. Je pense même que cette activité étrange, qui consiste à regarder ce que l’on devrait déguster, contient tout le génie, tout l’intérêt de cette émission. Ce concours de cuisine est la preuve même que la nourriture ne se réduit pas au sens du goût. Il est à lui seul une petite leçon de synesthésie. Devant ma télévision, je m’extasie sur les gros plans des plats qui me permettent d’apprécier la maîtrise des chefs dans l’art de la présentation. Mais surtout : j’écoute. J’entends des professionnels de cuisine expliquer ce qu’ils font. Et c’est ce délice principalement auditif qui me ravit profondément. Prenez, par exemple, cette phrase entendue dans la dernière saison : “L’aubergine a tendance à être spongieuse : là, elle est moelleuse, onctueuse et confite.” La précision, l’efficacité dans cette description des textures, me permet immédiatement de déployer mon imagination. Quand j’entends cette simple formule, je sens cette aubergine fondre sur ma langue. C’est bon, c’est doux, c’est fondant ! Je n’ai pas goûté, mais je sais intimement que c’est une réussite.

Même si elle ne me permet pas de goûter de nouvelles saveurs, cette émission a eu un effet sur ma manière de manger. Depuis que je regarde Top Chef, je cherche à “ajouter de la mâche” – des noix, en ce qui me concerne – aux plats trop uniformes sur le plan des textures, ou de “la fraîcheur” – du citron – aux aliments un peu gras. En me faisant découvrir ces termes issus du monde de la gastronomie, les chefs ont contribué à aiguiser mes papilles et mes exigences culinaires. Dans son livre L’Art des vivres, une philosophie du goût (PUF, 2023), le philosophe et gastronome Valentin Husson évoque la puissance du lien qui unit le pouvoir du langage à celui du goût : “Apprendre à percevoir, écrit-il, c'est apprendre à parler. Goûter, c'est apprendre à discuter. La perception décille le regard et desserre les lèvres : de ce qu'on a vu, il faut en parler pour savoir si les autres l'ont vu comme nous.” C’est exactement ce que Top Chef a stimulé chez moi : cette volonté de discuter longuement des sensations ressenties lorsque je mange un plat, et cette envie de savoir si les autres ressentent ou non la même chose. C’est une passion que je partage d’ailleurs avec mes amis et collègues, Samuel Lacroix et Octave Larmagnac-Matheron.

Top Chef a même dégonflé l’idée un peu snob que je me faisais de la gastronomie. On peut très bien utiliser des mots simples pour décrire avec brio et même avec poésie “ce qu’il se passe dans une assiette”. J’ai adoré entendre un candidat s’extasier sur le “côté caramélisé et croustillant” de son feuilletage avec cette allitération en “c” qui nous plonge immédiatement dans l’univers du craquant. Un autre nous a offert cet enseignement essentiel et digne d’un haïku : “La transmission du goût, ça se fait par le gras.” Ces mots généreux et goûtus sont loin d’être gratuits. Ils pavent le chemin d’un plaisir décuplé, d’une sensibilité exacerbée. C’est en apprenant à bien parler de cuisine, que l’on apprend à bien manger. C’est en bavardant que l’on devient un vrai gourmet. “Entendre parler quelqu'un de vin ou de gastronomie est d'une volupté sans nom, voir et entendre une ratatouille multicolore buller de son babil enfantin est d'une réjouissance inqualifiable”, affirme également Valentin Husson. Je crois bien que c’est cette réjouissance insigne que je ressens chaque mercredi, face à ces “sauces enveloppantes” et ces “délicieux jus chargés en umami”. »

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17.04.2025 à 17:00

“Conversation à La Cathédrale” : LE roman de Mario Vargas Llosa qu’il faut lire absolument

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“Conversation à La Cathédrale” : LE roman de Mario Vargas Llosa qu’il faut lire absolument nfoiry

Mario Vargas Llosa, qui vient de s’éteindre le 13 avril, a enchanté ses lecteurs par ses contes truculents. Mais on se souvient moins d’un roman ambitieux et plus complexe, qui est pourtant son chef-d’œuvre, Conversation à La Cathédrale, qui date de 1969. Où comment raconter dans un bistrot crasseux, avec une polyphonie de voix, toute l’histoire récente de son pays, le Pérou. Alexandre Lacroix l’a relu pour nous. 

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Il y a quelques jours s’est éteint le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa, au Pérou, où il était né en 1936. 

Il a peut-être, au cours des dernières décennies de son existence, abusé de ses prodigieux talents de conteur et de son goût de la politique, multipliant les romans efficaces mais plutôt faciles et les prises de position polémiques, se faisant le héraut du néolibéralisme après avoir combattu les dictatures sud-américaines, comme s’il s’agissait là d’un même et unique combat pour les libertés. Mais au fond, qu’importe cette dernière phase conservatrice et un peu paresseuse sur le plan artistique ! Car Mario Vargas Llosa est l’auteur d’une œuvre destinée à rester, et surtout, d’un des romans les plus marquants du XXe siècle, comparable aux Cent Ans de solitude (1968) de son frère d’armes Gabriel García Márquez, Conversation à La Cathédrale (1969). 

“Aucun autre roman ne m’a donné autant de travail. C’est pourquoi, si je devais sauver du feu un seul de mes romans, ce serait celui-ci”Mario Vargas Llosa

Ce classique de la littérature sud-américaine continue d’exercer fascination et influence sur les nouvelles générations d’écrivains hispanophones, mais il est étrangement peu connu en France, où il n’est même pas disponible en édition de poche. Pourtant, comme le souligne avec lucidité Vargas Llosa dans sa préface de 1998 : « Aucun autre roman ne m’a donné autant de travail. C’est pourquoi, si je devais sauver du feu un seul de mes romans, ce serait celui-ci. » L’exergue donne également une indication précieuse pour entrer dans ce roman à la lecture – ne le cachons pas ! – difficile, en tout cas déroutante dans les cinquante premières pages. Cette exergue, tirée des Petites Misères de la vie conjugale d’Honoré de Balzac, annonce un programme : « Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations. » Autrement dit, le roman explore la société de haut en bas, pas pour en faire la théorie mais pour dévoiler la vie intime des humains et la manière dont celle-ci s’articule aux rapports de pouvoir.

 

L’usage du cratère narratif

Conversation à La Cathédrale s’ouvre sur une scène où le personnage principal, Santiago Zavala, sort des locaux de La Crónica, le quotidien où il exerce sans bonheur et sans grand talent le métier de journaliste. Il contemple l’avenue Tacna, à Lima, en se demandant comment son pays a pu devenir ce qu’il est, c’est-à-dire « foutu ». « Il était pareil au Pérou, Zavalita, foutu depuis un certain temps. Depuis quand ? » Ce héros est encore jeune, on apprendra vite qu’il est en couple, mais il se vit comme un déclassé, n’a plus d’ambition, plus de souffle, il est désabusé. Il se rend à la fourrière pour y récupérer son chien, et là il reconnaît, parmi les employés, Ambrosio, un Noir qui fut le chauffeur de son père – car Santiago est issu d’une famille patricienne et a grandi sous la dictature du général Odria (1948-1956). Entre Santiago et Ambrosio, la barrière de classe subsiste, mais elle a été en partie comblée par le temps et par le chaos social et politique du pays, qui a abattu les anciennes hiérarchies, exposé les uns et les autres à la déréliction. Les deux hommes se rendent dans une taverne baptisée La Cathédrale et se mettent à boire ensemble, tout en évoquant le passé. 

“De manière beaucoup plus complexe et subtile qu’un simple recours au flash-back, Mario Vargas Llosa n’a de cesse d’ajouter des voix incidentes dans la conversation”

C’est alors que Vargas Llosa met en place la structure narrative prodigieuse qui va soutenir, comme les arcs-boutants qui portent la voûte d’une cathédrale gothique, l’ensemble des six cents pages de son livre. On ne va pas quitter ces deux hommes, ils vont être ensemble pendant quatre heures et boire une bière après l’autre, mais en fait, dans leur conversation, le passé va surgir. Le procédé utilisé n’est cependant pas le flash-back, ce qui serait encore assez simple. De manière beaucoup plus complexe et subtile, Mario Vargas Llosa n’a de cesse d’ajouter des voix incidentes dans la conversation. Cela commence, tout simplement, par la voix de la conscience de Santiago, qui n’a de cesse de se parler à lui-même en se tutoyant. Et puis il y a la voix d’un mystérieux narrateur omniscient. Voici un extrait qui sert à caler ce dispositif narratif – mais autant prévenir qu’ensuite, il n’est plus vraiment possible de citer d’extraits représentatifs, parce que les voix sont trop nombreuses et s’entrecoupent parfois dans une seule et même phrase, rendant les passages isolément peu compréhensibles :

« Moi j’ai déjà déjeuné, mais toi mange quelque chose, dit Santiago.
— Deux Cristales bien glacées, crie Ambrosio, en mettant ses mains en porte-voix. Une soupe de poisson, du pain et des légumes avec du riz.
Tu n’aurais pas dû venir, tu n’aurais pas dû lui parler, Zavalita ce n’est pas foutu que tu es mais complètement foutu. Il pense : le cauchemar va recommencer. Ce sera de ta faute, Zavalita, pauvre papa, pauvre vieux. 
— Des chauffeurs, des ouvriers des petites manufactures du coin, – Ambrosio désigne l’entourage, comme pour s’excuser. Ils viennent depuis l’avenue Argentina parce qu’ici on ne bouffe pas mal et, surtout, pour pas cher. []
Ça sent la sueur, le piment et l’oignon, l’urine et les ordures accumulées, et la musique de la radio se mêle aux voix de l’assistance, à des grondements de moteurs et à des coups de klaxons, et elle arrive aux oreilles toute gluante et déformée. »

À partir de là, il faut accrocher sa ceinture, parce que les pans de la réalité vont se démultiplier. Vargas Llosa, qui écrit ce roman au début de sa trentaine, est sous l’influence de deux grands maîtres de l’esthétique moderne, qu’il a lus et relus : James Joyce et William Faulkner, qu’il cite dans presque tous ses essais théoriques sur la littérature. À Joyce, il emprunte ici la structure générale du roman, car un chapitre d’Ulysse, qui se passe dans une maison close de Dublin, est justement une conversation délirante qui déborde son cadre, où tout se met à parler, les protagonistes mais aussi des absents et des fantômes, des foules. Et à Faulkner, Vargas Llosa doit un procédé qui lui est cher, celui de l’« élément caché » ou encore du « cratère narratif ». « Dans l’effrayant Sanctuaire de Faulkner, écrit Vargas Llosa dans ses Lettres à un jeune romancier (1997), le cratère de l’histoire – la défloration de la juvénile et frivole Temple Drake par Popeye, un gangster impuissant et psychopathe, au moyen d’un épi de maïs – est déplacé et dissous dans des bribes d’information qui permettent au lecteur, peu à peu et rétrospectivement, de prendre conscience de l’horrible événement ».

De la même façon, il y a un enjeu existentiel dans cette conversation, et un enjeu majeur : Santiago sait, sans vraiment le savoir, que son père, Don Fermin, a des zones troubles, cachait des secrets scabreux. Il était proche des milieux du pouvoir, de la junte militaire d’Odria, des intérêts économiques, mais mêlé également à des affaires intégrant la conspiration, la corruption, les réseaux de prostitution. Dans un certain milieu, Don Fermin est surnommé la Boule d’Or. Mais qu’a fait la Boule d’Or ? Aimait-il les hommes ? Son chauffeur Ambrosio, par la force des choses, connaissait les vies multiples de Don Fermin, et en savait plus que quiconque. Ambrosio s’attarde-t-il à La Cathédrale uniquement pour se faire payer à boire, ou trahira-t-il son ancien maître en révélant à son fils toute la vérité ?

 

Éloge du renfeuillage  

Dans« Les Secrets d’un roman », un texte paru dans La Nouvelle Revue française en 2003, sur un autre grand roman de sa jeunesse, La Maison verte (1965), Vargas Llosa avance une image qui lui est chère : un romancier est quelqu’un qui fait un strip-tease à l’envers. En fait, tous les romanciers partent de leur vécu, de leurs souvenirs. Le contenu originel des fictions est donc autobiographique. Vargas Llosa a été étudiant à l’Université San Marcos. Il s’y est mêlé à un cercle d’activistes gauchistes, le groupe Cahuide. Santiago va en faire tout autant. Mais ce héros et double de Llosa ne pousse pas très loin son désir de révolution : quand la répression du régime dictatorial menace de s’abattre sur ces jeunes idéalistes, Santiago les quitte, il les trahit même, et se voit sauvé par les relations de son père. 

De façon étonnante, ces scènes anticipent presque sur l’évolution idéologique de Llosa : à travers les déboires de Santiago, on comprend comment les idéaux politiques de la jeunesse ont tôt fait de se décomposer, et par quels mécanismes les rejetons de bonne famille finissent par devenir des intellectuels organiques ou tout au moins par défendre les intérêts de leur caste. De par sa famille et son parcours, Vargas Llosa a navigué entre divers milieux ; son grand-père tenait une plantation de coton ; il a reçu une éducation militaire qu’il a détestée ; il a été journaliste, comme Santiago. Ainsi son roman est bien un strip-tease à l’envers. Mais si l’écrivain commence en se mettant à nu, il enveloppe sa nudité, ou encore sa réalité autobiographique, par plusieurs couches d’imagination. Cette façon de partir de soi pour investir le monde par la fiction correspond tout à fait à l’ambition balzacienne de décrire « l’histoire privée des nations ».

 

Du cubisme verbal

Dans ses Lettres à un jeune romancier, sans jamais avoir l’outrecuidance de citer ses propres livres, Vargas Llosa évoque encore trois procédés narratifs qui lui sont chers, et dont il fait un usage systématique dans Conversation à La Cathédrale : ce sont les « mutations », la « boîte chinoise » et les « vases communicants ». Les avoir en tête permet d’être moins perturbé par son écriture, de comprendre ce qu’il est en train de faire, et qui n’a rien à voir avec le « réalisme magique » de Gabriel García Márquez, école avec laquelle Vargas Llosa avait tenu à marquer sa distance dès le départ. Vargas Llosa est un réaliste pur et dur. Mais sa manière de représenter le réel s’apparente à une sorte de cubisme verbal et non pictural. 

Une « mutation », c’est un changement brutal du plan de réalité. Les trois principaux types de mutations affectent l’espace, le temps ou le point de vue. Un saut de ligne, ou même un tiret, et on a changé de lieu, d’époque ou encore de de position énonciative : c’est ce qui se passe sans arrêt dans cet étrange jeu du chat et de la souris auquel Santiago et Ambrosio s’adonnent ensemble, en buvant plus que de raison. 

Le procédé des « boîtes chinoises » ou des « poupées russes » consiste à imbriquer des histoires les unes dans les autres. La conversation qui se déroule dans La Cathédrale renvoie à des histoires, qui contiennent d’autres conversations, qui évoquent à leur tour d’autres histoires, et ainsi de suite. 

Enfin, les « vases communicants », c’est l’art de raconter dans une même scène deux choses différentes qui s’affectent mutuellement. L’exemple que donne Vargas Llosa, c’est la scène des « comices agricoles » dans Madame Bovary, où les événements un peu grotesques de la foire rurale viennent télescoper le discours amoureux enflammé que Rodolphe tient à Emma. Tandis qu’ils parlent, Santiago et Ambrosio ont, par exemple, le chien désigné comme « le batuque » entre leurs jambes, sous leurs sièges, et l’évocation de cet animal télescope la conversation.

 

Où l’on comprend que la difficulté de ces choix esthétiques est de maintenir la cohérence, c’est-à-dire de faire en sorte qu’il n’y ait pas simplement juxtaposition d’éléments hétérogènes mais bien symbiose et alliance de ceux-ci. Ce qui est certain, c’est qu’au moment de refermer La Conversation, le lecteur sait précisément pourquoi le Pérou comme nation et Santiago Zavala comme individu sont irrémédiablement foutus. Mario Vargas Llosa, qui a publié cette œuvre à 33 ans, était-il déjà alors, avec une précocité extraordinaire, passé de l’autre côté du monde et de la vie ?

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