19.11.2025 à 14:01
Shein au BHV : symptôme dramatique de la crise de la filière textile
Résumé exécutif : La présence de Shein au BHV symbolise la dérive d’un modèle économique et industriel devenu écologiquement insoutenable. La filière textile, responsable de près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, illustre l’échec d’une économie du jetable qui mine à la fois l’environnement, l’emploi et la souveraineté industrielle. Cette note de l’Institut Rousseau propose des mesures concrètes pour refonder la filière autour de principes de durabilité, de justice sociale et de relocalisation des activités de tri, de réparation et de recyclage. L’Institut Rousseau, par la voix de son directeur Nicolas Dufrêne, a ainsi pu porter sa préoccupation lors des rencontres de la mode responsable (https://rencontresmoderesponsable.fr/), organisées notamment par Victoire Satto, créatrice de The good goods, à Bordeaux le 9 octobre 2025. Données clés : 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du textile. 800 000 tonnes de vêtements mis en marché chaque année en France. 1,7 million de tonnes de déchets textiles produits chaque année. Moins de 30 % collectés, 110 000 tonnes recyclées. Objectif : 30 000 emplois créés dans le tri et le recyclage d’ici 2030. Voir Shein s’installer au BHV n’est pas un simple événement commercial : c’est le symbole d’une tragédie environnementale, sociale et industrielle. Cette tragédie dépasse une marque : elle incarne la faillite d’un modèle économique qui dévore ses propres bases matérielles, épuisant les ressources, les travailleurs et la planète. La filière textile concentre à elle seule près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre — davantage que le transport aérien et maritime réunis. En France, 800 000 tonnes de vêtements sont mises sur le marché chaque année, à des prix en baisse constante : –30 % en vingt ans. Dans le même temps, ces vêtements sont portés deux fois moins longtemps qu’auparavant. Résultat : 1,7 million de tonnes de déchets textiles générés chaque année, dont à peine 30 % sont collectés et 110 000 tonnes réellement recyclées. Ces chiffres racontent une crise systémique : explosion des volumes, saturation des débouchés, complexité des matières et effondrement du réemploi. Derrière Shein, Temu, ou même certaines enseignes françaises, se joue une course à la production infinie — 7 200 nouveaux modèles par jour pour Shein — qui transforme les vêtements en produits jetables et la mode en industrie extractive. Depuis 2020, la France a pourtant ouvert la voie avec la loi AGEC (Anti-gaspillage et économie circulaire) puis la loi Climat et Résilience en 2021. Ces textes ont introduit des avancées notables : l’interdiction de destruction des invendus, la modulation des éco-contributions selon les performances environnementales, la création d’un fonds réparation, l’affichage environnemental des produits. L’idée était simple : intégrer dans le prix des biens une partie, qui aurait dû être croissante, de leur coût écologique réel, et accompagner les dispositifs de réemploi. Mais l’application demeure partielle. La transparence reste lacunaire, les contrôles rares, les contournements nombreux. Aucune évaluation claire n’a encore mesuré la destruction réellement évitée depuis 2022. Les freins sont multiples : Techniques, avec des filières de tri trop peu soutenues donc pas assez efficaces et des textiles souvent irréparables car composés de mélanges complexes ; Économiques, car les coûts de collecte (près de 300 €/tonne) dépassent largement les financements actuels (192 €/tonne en 2025, 228 € prévus en 2026) ; Institutionnels, car la puissance publique se montre trop frileuse à imposer des objectifs plus contraignants aux éco-organismes. Dans ce contexte, le constat est clair : le signal-prix écologique reste trop faible. On ne corrige pas un modèle industriel qui génère 800 000 tonnes de déchets annuels avec un malus plafonné à 20 % sur des t-shirts vendus 4 €. La crise de la mode n’est pas isolée. Elle reflète un effet d’entraînement économique délétère : dans un contexte d’austérité, la qualité et la durabilité régressent. Moins de bio dans les assiettes, plus de voitures d’occasion polluantes, plus de vêtements jetables — et moins de moyens pour les acteurs du réemploi, de la réparation et de l’économie sociale et solidaire. Pourtant, alors qu’en 2024, le Fonds économie circulaire géré par l’ADEME représentait 300 millions d’euros, son budget a été réduit à 170 millions d’euros en 2025. En 2026, il sera à moins de 100 millions d’euros selon le projet de loi de finances présenté par le Gouvernement. Les politiques d’austérité détruisent ainsi les instruments mêmes qui permettraient de réduire notre empreinte écologique. Il faut le dire sans détour : l’austérité est l’ennemie du durable. Elle favorise les acteurs les plus agressifs sur les prix, ceux qui importent massivement à bas coût, et elle prive les structures vertueuses des leviers nécessaires à leur transformation. À ces difficultés viennent s’ajouter les difficultés juridiques, notamment au niveau européen. Début octobre 2025, la Commission européenne a rendu un avis circonstancié qui portait plusieurs critiques sur la proposition de loi “anti-fast fashion”, portée par Anne-Cécile Violland. L’ambition de cette loi est pourtant des plus louables : taxer les produits les moins durables, encadrer la publicité pour les marques ultra-polluantes, moduler les contributions selon le volume de production. Bruxelles a cependant émis des réserves sur plusieurs articles, invoquant la liberté du commerce et la directive sur le commerce électronique. Pourtant, ces arguments ne doivent pas être un prétexte à l’inaction. Les motifs d’intérêt général — santé, environnement, cohésion sociale — peuvent justifier des restrictions à la publicité ou à la mise sur le marché de produits non durables. En 2016, la France avait ainsi pris les devants en interdisant l’importation en France de cerises traités avec du diméthoate, poussant l’ensemble de l’UE à le faire en 2019. Il faut donc parfois savoir forcer des portes. Pour une refondation écologique de la filière textile L’Institut Rousseau plaide ainsi pour une transformation systémique de la filière textile autour de cinq axes concrets : Créer un véritable signal-prix écologique → En modulant beaucoup plus fortement les pénalités environnementales en fonction de la durabilité des produits, et en envisageant une pénalité-plancher pour les articles les moins
L’article Shein au BHV : symptôme dramatique de la crise de la filière textile est apparu en premier sur Institut Rousseau.
27.10.2025 à 17:30
Réorienter la taxe carbone pour baisser les émissions… et les factures ?
Ce qu’il faut retenir : ● Depuis 2013, les taxes sur les énergies ont augmenté de plus de 20 milliards d’euros/an (Mds €/an), dont seulement 20% ont été redistribués aux ménages pour les aider à accéder à des alternatives aux fossiles. La majorité de ces recettes a servi à réduire les prélèvements des entreprises et des ménages les plus aisés. ● L’impact social régressif de ces taxes reste largement sous-estimé, alors qu’elles ont entraîné une perte de pouvoir d’achat de plus de 1 000 €/an pour les ménages les plus exposés aux factures énergétiques. ● Faute d’alternatives accessibles, l’effet « prix » de ces taxes est resté très limité, avec un impact de –4% environ sur la consommation d’énergies fossiles des ménages. ● Dans un contexte de prix et de taxes déjà élevés, l’ajout de 10 Mds €/an de taxe carbone européenne (Emission Trading Scheme 2 – ETS 2) prévu en 2027 et d’autres hausses de taxes « privées » dès 2026 (certificats biogaz et Certificats d’Economie d’Energie) sera d’autant plus complexe à compenser par des transferts ou des aides ciblées. ● Une réorientation de l’intégralité des 20 Mds €/an de taxes ajoutées depuis 10 ans vers le soutien aux rénovations d’ampleur et véhicules électriques serait 3 fois plus efficace écologiquement qu’une nouvelle hausse de taxes et 5 fois plus favorable au pouvoir d’achat des ménages les plus exposés que la proposition inverse, de baisse des taxes, portée par le Rassemblement National. ● Même dans un contexte budgétaire contraint, plusieurs leviers existent pour financer 15 Mds €/an de soutiens supplémentaires aux investissements écologiques des ménages. Le vivier de dépenses budgétaires ou fiscales dont l’inefficacité est largement documentée étant, à lui seul, largement supérieur à ces montants N.B: pour aller plus loin, une version longue (20 pages) de cette note est disponible ici. Cette version longue, non relue ni éditée par l’Institut Rousseau, n’engage que la responsabilité de son auteur. Depuis 10 ans, les gouvernements successifs ont ajouté plus de 20 milliards d’euros de taxes par an sur l’énergie (via la taxe carbone, le rattrapage de la sous-taxation du diesel et les certificats d’économie d’énergie – CEE[1]). Il était même initialement prévu d’augmenter la taxe carbone et le rattrapage diesel de 12 milliards d’euros par an supplémentaires, mais cette nouvelle hausse a été gelée au niveau de 2018 suite à la crise des Gilets jaunes. Ces 20 milliards sont venus quasiment doubler les 25 milliards d’euros par an (Mds €/an) de taxes « historiques » sur les carburants. Par ailleurs, ces taxes sur les énergies sont les plus régressives de tout le système fiscal : elles sont proportionnellement 3 à 4 fois plus élevées pour les ménages modestes que pour les plus aisés et 2 fois plus élevées pour les ménages moyens. Pour les 8 millions de ménages les plus exposés (« gros rouleurs » et résidant dans des logements peu isolés, chauffés au gaz ou au fioul), ces taxes ont entraîné une perte de pouvoir d’achat de plus de 1000 €/an. Supposées inciter à réduire les consommations de fossiles, ces hausses de taxes se sont avérées destinées à financer les diverses réductions d’impôts sur les entreprises et ménages aisés engagées sur la même période. Ce détournement de recettes explique que sur ces 20 Mds €/an de hausse, seuls 4 Mds/an ont été redistribués aux ménages pour les aider à accéder à des alternatives aux fossiles, tant pour chauffer leur logement que pour se déplacer. Un signal-prix pris isolément est inefficace : il entraîne une faible baisse des consommations… et une forte hausse des dépenses Les soutiens aux grandes alternatives aux dépenses fossiles étant restés limités, les rénovations énergétiques d’ampleur et les véhicules électriques sont restés inaccessibles pour la majorité des ménages. La quasi-totalité d’entre eux ont subi une hausse de leurs dépenses contraintes… en partie atténuée par une légère baisse, subie, de leur mobilité et/ou de leur température de consigne. Sur une baisse d’environ 12 % d’énergies fossiles consommées par les ménages depuis 2014 (à climat constant), l’effet « prix » de ces hausses de taxes peut être estimé autour de – 4%. Le reste est lié à l’augmentation des prix « hors taxes » et aux quelques investissements réalisés dans les logements et les véhicules électriques sur 10 ans. En comptant le reversement d’une partie de ces taxes sous forme de primes (notamment les CEE), ces + 20 Mds €/an de taxes ont entraîné, au mieux, une baisse de – 7% de la consommation d’énergies fossiles des ménages. Bilan environnemental et social des hausses de taxes sur les énergies (2014-2024) + 20 Mds €/an de taxes énergies (Taxe carbone, diesel et CEE dont TVA) Importations de fossiles sur 470 TWh/an consommés par les ménages (270 carburants, 140 Gaz et 60 Fioul) – 7% (-35 TWh dont effets des primes CEE) Pouvoir d’achat des ménages « doublement exposés[2] » (7 à 8 millions de ménages) – 1100 €/an (dont – 500 €/an de carburants) Cet effet limité sur les volumes s’est traduit par une baisse limitée des pollutions fossiles mais également par une explosion des factures énergétiques lorsque les prix (hors taxes) du gaz et du pétrole ont fortement augmenté en 2022-2023. Compte tenu des résultats de cette expérience récente de forte inflation et d’autres études[3] sur l’effet des hausses de prix des carburants, il y a fort à parier que la nouvelle taxe carbone prévue par l’UE (ETS 2[4]), qui devrait peser autour de 10 Mds/an, aura également un effet limité, estimé entre – 2% et – 3% d’énergies fossiles consommées par les ménages. Et ce, au prix d’une nouvelle baisse du pouvoir d’achat des ménages modestes et moyens « exposés ». L’ETS 2 à venir en 2027 : le risque d’une nouvelle injustice sociale inefficace Alors que la nouvelle taxe carbone européenne ETS 2 attendue en 2027 aura un nouvel impact régressif sur le pouvoir d’achat des ménages, elle sera très difficile à compenser par des dispositifs de reversement des recettes aux ménages. Même avec des critères multiples et des bonifications, des surcompensations sont difficiles à
L’article Réorienter la taxe carbone pour baisser les émissions… et les factures ? est apparu en premier sur Institut Rousseau.
19.09.2025 à 12:30
Rousseau, l’imagination au pouvoir ?
On se souvient des mots célèbres de Sartre adressés à Daniel Cohn-Bendit en mai 1968 : « Ce qu’il y a d’intéressant, dans votre action, c’est qu’elle met l’imagination au pouvoir. Vous avez une imagination limitée comme tout le monde, mais vous avez beaucoup plus d’idées que vos aînés. Nous, nous avons été faits de telle sorte que nous avons une idée précise de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. […] Vous, vous avez une imagination beaucoup plus riche, et les formules qu’on lit sur les murs de la Sorbonne le prouvent. Quelque chose est sorti de vous, qui étonne, qui bouscule, qui renie tout ce qui a fait de notre société ce qu’elle est aujourd’hui. C’est ce que j’appellerai l’extension du champ des possibles. N’y renoncez pas ». Plus encore que la défiance à l’égard de la « démocratie représentative » et la réticence à considérer que le peuple puisse déléguer sa volonté, c’est peut-être ce rôle accordé à l’imagination entendue comme instrument d’une extension du champ des possibles qui, au-delà des slogans de mai 68, relie la pensée de Rousseau à notre présent. Il faut pourtant commencer par souligner le paradoxe : si l’imagination joue un rôle central dans l’œuvre et la pensée de Rousseau, elle n’a rien de naturel au sein de son « système ». À l’état de nature, l’homme ne saurait en effet être défini comme un animal imaginant puisque son existence se réduit d’abord aux seules sensations physiques : « son imagination ne lui peint rien ; son cœur ne lui demande rien » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Heureuse situation, à bien des égards, que cette inactivité originelle de la faculté imageante. À l’état civil, l’homme se caractérise, à l’inverse, par un inassouvissement perpétuel que suscite l’écart qui sépare nos désirs de ce qui est à notre portée ou en notre pouvoir. Procédant d’un développement funeste de la perfectibilité, l’imagination joue un rôle central dans les pathologies sociales qui caractérisent « l’homme de l’homme ». Aussi importe-t-il de préserver Émile, au moins en un premier temps, de toute ouverture au registre sans repère de l’imaginaire : l’enfant est ainsi soigneusement tenu à l’écart des livres et des miroirs, comme de tout objet qui pourrait se substituer à une connaissance immédiate de la réalité et éveiller prématurément ses désirs. Pour autant, chez Rousseau, l’imagination n’est pas, par elle-même, opératrice de dénaturation. Bien au contraire, elle est au principe de la pitié, seule passion naturelle avec l’amour de soi. Faculté de transport et d’identification, elle suppose l’aptitude au moins virtuelle à se mettre à la place d’autrui. Nul hasard si c’est à Rousseau que l’on doit l’usage du verbe identifier sous une forme pronominale qui implique que le sujet puisse se confondre en pensée ou en fait avec un être réel ou une figure fictive. Nul hasard non plus si Rousseau fait un usage remarquable d’une autre tournure pronominale : se figurer. Mais alors que la langue classique associait ce tour à une puissance illusoire (« Peut-on se figurer de si folles chimères ? » écrivait ainsi Boileau), Rousseau lui donne le plus souvent une valeur éminemment positive. On a souvent souligné, en particulier, la vertu consolatrice d’une imagination qui, chez Rousseau, permet d’édifier des fictions compensatrices face aux blessures ou aux frustrations qu’inflige le monde social. En témoignent de multiples pages des premiers livres des Confessions où la naïveté de Jean-Jacques et ses châteaux en Espagne apparaissent certes comme ce qui l’expose à tous les dangers (conformément au modèle picaresque) mais aussi et surtout comme ce qui le préserve de tous les maux de la société. Loin d’être seulement une propension coupable, l’abandon aux chimères possède aussi une vocation dynamique et créatrice dont le récit de la genèse de La Nouvelle Héloïse, relatée au livre IX des Confessions, offre le modèle exemplaire. La fiction romanesque y apparaît, en effet, tout entière dérivée de la puissance de l’imaginaire et de la force obsédante de certaines visions : ce sont bien des figures rêvées, des images ravissantes, des tableaux voluptueux qui auraient hanté Rousseau tout au long du processus de création de la Julie : « Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré. […] Je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature ». La seule source de l’imagination romanesque étant supposée être un moi se repaissant de chimères pour compenser les frustrations du réel, l’écriture de Julie est tout d’abord donnée comme étrangère à tout projet littéraire et à toute inspiration livresque. Elle ne serait que le prolongement d’une forme de transe qui dépossède le sujet écrivant de toute maîtrise et de toute autorité littéraire. Mais cette dépossession est en réalité aussi l’affirmation d’une créativité proprement démiurgique et souverainement autarcique, le sujet écrivant tirant de lui-même toute la substance de son œuvre. La fonction fabulatrice qui se serait ainsi épanchée souverainement sans répondre à une quelconque intention littéraire semble le fruit d’une subjectivité à la fois productrice et consommatrice de ses propres fictions. Ce récit génétique permet de mesurer à quel point, chez l’auteur de La Nouvelle Héloïse, la création artistique n’est plus indexée sur la ressemblance avec une nature qui existerait à l’extérieur du sujet, mais procède d’une expérience vécue, tout à la fois réelle et imaginaire, en tout cas purement intérieure (d’où l’hommage insistant que lui a rendu Wilhelm Dilthey dans sa théorie de l’imagination). Les pouvoirs de l’imagination, chez Rousseau, sont donc loin d’avoir une vertu seulement consolatrice, et ils sont loin aussi de ne s’épanouir que dans le versant supposé « littéraire » de son œuvre. De la fécondité critique et théorique des chimères témoignent de multiples formules provocantes que Rousseau égrène au fil de ses textes, y compris les plus « systématiques » : « Lecteur, j’aurai beau faire […] vous direz : ce rêveur toujours sa chimère » lit-on dans Émile. En réalité, l’accusation doit se renverser : « Depuis longtemps [les lecteurs] me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois toujours dans le
L’article Rousseau, l’imagination au pouvoir ? est apparu en premier sur Institut Rousseau.
13.09.2025 à 11:49
L’autodérision de Rousseau: la force de se montrer faible
Dans le milieu intellectuel du XVIIIème siècle – et peut-être encore dans celui d’aujourd’hui – railler Jean-Jacques Rousseau est un plaisir accessible. Il faut avouer que les vues originales et les actes atypiques de ce philosophe orgueilleux l’exposent au sarcasme. En effet, abandonner ses enfants ne l’a guère empêché de produire un traité d’éducation de près de mille pages. De constitution souffreteuse, il préconise une vie de labeur, modeste et rurale, qu’il n’épouse pas lui-même. Autodidacte, pourfendeur des arts et des sciences, il ne s’interdit pas de multiplier les œuvres littéraires et autres traités philosophiques. Se piquant tantôt de théorie musicale, il compose un opéra à ses heures perdues. Tantôt, ce sont la botanique ou la géométrie qui essaiment leurs concepts en ses œuvres prolixes. En 1755, Voltaire écrit à Rousseau ce que lui inspire la lecture du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »[1] Dans une lettre parue en 1766 et adressée au « Docteur Pansophe », un sobriquet derrière lequel on reconnaît aisément Rousseau, on lit : « Judicieux admirateur de la bêtise et de la brutalité des sauvages, vous avez crié contre les sciences, et cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs et les philosophes de charlatans ; et, pour prouver d’exemple, vous avez été auteur. […] Pourquoi, ô docteur Pansophe ! dîtes-vous bonnement qu’un État sensé aurait élevé des statues à l’auteur de l’Émile ? C’est que l’auteur de l’Émile est comme un enfant, qui, après avoir soufflé des bulles de savon, ou fait des ronds en crachant dans un puits, se regarde comme un être très important. […] Pourquoi mon ami Jean-Jacques vante-t-il à tout propos sa vertu, son mérite et ses talents ? C’est que l’orgueil de l’homme peut devenir aussi fort que la bosse des chameaux de l’Idumée, ou que la peau des onagres du désert. »[2] Pour autant, les plaisanteries les plus drôles que l’on puisse lire à son encontre ont certainement été écrites par Rousseau lui-même. Il est vrai que le projet des Confessions, tel qu’il est exposé dès les premières lignes, présuppose de l’auteur qu’il admette et décrive ses fragilités et ses travers. Il s’engage en effet à présenter « un homme dans toute la vérité de la nature »[3] : Jean-Jacques Rousseau lui-même. Or, lorsque cette vérité n’est pas à l’avantage du philosophe, ce dernier choisit souvent de l’énoncer de façon comique. Cette autodérision caractéristique, ce dévoilement opportun de certaines faiblesses qu’un autre eût tenté de dissimuler, est sans doute une grande force de l’œuvre de Rousseau, révélant ses qualités, désarmant ses détracteurs. Ainsi décrit-il maintes fois l’esprit lent, l’absence de répartie, qui expliquent son manque d’aisance en société et la réputation peu favorable qu’il s’y forge : « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme, mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser ».[4] La dissymétrie entre une forte propension à sentir et s’émouvoir, et une faible aptitude à raisonner sur le vif, produit l’image comique d’un être gauche et malhabile, destiné à commettre nombre de balourdises : « Ce qu’il y a de plus fatal est qu’au lieu de savoir me taire quand je n’ai rien à dire, c’est alors que pour payer plus-tôt ma dette, j’ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles sans idées, trop heureux quand elles ne signifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer ». [5] Sans doute Rousseau désamorce-t-il, en les produisant lui-même, les railleries qu’on pourrait lui adresser : l’autodérision, par l’effet de surprise qu’elle suscite, peut l’emporter en comique sur la simple moquerie. Elle fournit aussi la preuve d’une distance critique vis-à-vis de lui-même, que l’auteur partage avec ses détracteurs. Mais en même temps il se démarque de ces derniers, en éclairant la cause du défaut signalé : en l’occurrence, une incapacité à réfléchir suffisamment vite. En outre, non content d’attendrir un lecteur qui peut s’identifier, lorsqu’il est maladroit, à l’auteur des Confessions, cet aveu dédouane Rousseau des propos offensants qu’il a proférés malgré lui – et dont il restitue d’ailleurs un certain nombre. Car c’est précisément la vaine tentative de se conformer à l’exigence mondaine d’avoir de l’esprit qui lui a valu la mauvaise réputation dont il souffre. Cette humaine imperfection, cette bonne volonté contrariée, dissuadent de condamner Rousseau pour sa maladresse – d’autant plus qu’il l’admet volontiers. Par ailleurs, ces aveux rendent crédibles les confessions de l’auteur. Puisqu’il énonce spontanément ses défauts avec une telle lucidité, comment le soupçonner de n’être pas bon juge de ses propres qualités ? C’est ainsi que Rousseau peut ajouter, après s’être moqué de lui-même : « Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents impromptus à loisir ; mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs ».[6] Ce contraste entre une fine intelligence qui se manifeste lorsqu’elle n’est pas exigée, et une complète indigence lorsqu’il faut faire preuve d’un peu de répartie, n’est pas seulement comique : il est vraisemblable. L’être que décrit Rousseau, parce qu’il est contradictoire et défaillant, paraît d’autant plus vivant. Or, l’autodérision permet non seulement de souligner ces paradoxes qui révèlent l’humanité de l’auteur, mais aussi d’en constituer un nouveau : car par le geste de se présenter sous un jour défavorable, elle contribue à le rendre
L’article L’autodérision de Rousseau: la force de se montrer faible est apparu en premier sur Institut Rousseau.
10.09.2025 à 11:34
Rousseau et les paradoxes de la transparence
On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire. En 1749, le philosophe révèle déjà, dans son Discours sur les sciences et les arts, l’emprise de l’apparence sur les rapports humains et l’impossibilité d’une communication authentique. Cette analyse soulève une question fondamentale : la transparence – cette capacité à être perçu tel que l’on est – peut-elle remédier à ce travestissement généralisé des relations sociales ? Cette interrogation trouve un écho singulier dans nos sociétés contemporaines où la transparence est érigée en vertu cardinale, devenue une norme morale, politique et sociale. Elle cristallise les aspirations contemporaines à la vérité, à l’intégrité et à la démocratisation de l’information. Dans cette logique, la visibilité devient synonyme de légitimité et de vertu morale. D’où une injonction paradoxale : il faudrait sans cesse se montrer, s’exhiber pour attester de sa bonne foi, comme si l’authenticité ne pouvait s’affirmer qu’à travers l’exposition permanente de soi. Pourtant, cette surenchère dans la démonstration de sincérité produit l’effet inverse : elle suscite la suspicion qu’elle prétend dissiper. C’est un paradoxe que Jean Starobinski analyse dans son essai Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle (1971) : en voulant incarner la transparence, Rousseau s’enlise dans une théâtralisation de la sincérité qui, loin de garantir son authenticité, en expose les contradictions et la vulnérabilité inhérentes. La transparence des cœurs : un paradis perdu Chez Rousseau, la transparence renvoie à un état originel, antérieur au langage social, où les relations humaines étaient immédiates et exemptes d’artifice. Dans cet état de nature, que Rousseau reconstitue, les individus vivaient simplement, guidés par leurs besoins essentiels, sans rivalité ni tromperie. Aucun écran ne s’interposait entre les âmes : l’expression du cœur coïncidait avec l’action, dans une forme d’accord spontané : « La nature humaine, au fond, n’était pas meilleure ; mais les hommes trouvaient leur sécurité dans la facilité à se pénétrer réciproquement » écrit Rousseau (Discours sur les sciences et les arts). Les fêtes décrites dans sa Lettre à d’Alembert (1758) sont comme une résurgence de cet état : elles incarnent une communication directe et sans masque. Mais cette harmonie primitive s’est perdue. Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau montre comment la civilisation, en raffinant les mœurs et en embellissant les relations sociales, a instauré le règne du paraître. Ce progrès apparent masque une profonde corruption : les hommes, écrit-il, « étendent des guirlandes de fleurs sur des chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage, et en forment ce qu’on appelle des peuples policés ». Les arts et les savoirs, en civilisant, dissimulent les rapports de domination, la rivalité et l’hypocrisie qu’ils entretiennent. Le lien social devient alors jeu, flatterie, et compétition. Cette bascule s’illustre dans un épisode marquant des Confessions : l’affaire des peignes de Mademoiselle Lambercier. « Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de ce dégât ? Personne autre que moi n’était entré dans la chambre ». Accusé à tort, le jeune Jean-Jacques découvre que la vérité ne suffit pas face à l’apparence de culpabilité. Le regard d’autrui, loin de révéler, opacifie : il empêche l’expression authentique du soi. À partir de cette expérience fondatrice, la sincérité devient problématique, voire impossible. Comme le souligne Starobinski, le regard social introduit ainsi une séparation radicale entre l’être et le paraître, entre le cœur et son expression – générant ce qu’il nomme une « déchirure ontologique ». Le mensonge social : théâtre du monde À l’image du théâtre que Rousseau critique dans sa Lettre à d’Alembert, la mise au grand jour, la visibilité moderne obéissent à une logique d’exposition. Il ne suffit plus d’être sincère : il faut le prouver en se montrant : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même » (Discours sur l’origine de l’inégalité). Mais ce que l’on donne à voir n’est plus l’être authentique. L’apparence prend le pas sur l’essence. Que ce soit sur la scène politique ou dans les interactions sociales, chacun est contraint de montrer sa probité et de jouer son rôle. L’industrie capitaliste, le développement des réseaux sociaux ne font qu’accroître cette interdépendance fondée sur la facticité. Chacun ne pouvant réussir et trouver une visibilité médiatique qu’en faisant sa propre promotion, qu’en flattant et se liant à ses semblables de façon opportune : « Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien : ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns et dur avec les autres ». On entre alors dans une mécanique de justification permanente, où chaque parole est interprétée comme stratégie narcissique, chaque geste, comme calcul. Comme dans un spectacle, tout le monde regarde, juge et interprète. Ainsi, loin de faire disparaître les masques, l’injonction à la transparence ne fait que les multiplier. La quête de transparence : entre retrait et exhibition Afin de contrer cette tendance et de se soustraire à la dissimulation, Rousseau se donne pour ambition, dans les Confessions, de montrer « un homme dans toute la vérité de la nature » – entreprise inédite de transparence absolue. Pourtant, cette quête dévoile d’emblée sa propre limite. Car une transparence sans regard extérieur, sans témoin, perd sa raison d’être. D’où le paradoxe central : pour retrouver l’authenticité perdue, Rousseau doit s’exposer, exhiber son intériorité et affirmer publiquement son refus des masques sociaux. Il proclame son rejet de la comédie sociale, son retrait de la vie mondaine – symbolisé par son départ pour l’Hermitage – à travers une mise en scène de ce rejet.
L’article Rousseau et les paradoxes de la transparence est apparu en premier sur Institut Rousseau.