28.11.2025 à 12:36
L'Autre Quotidien

Voulu à l’origine comme un pendant du contrôle technique automobile qui s’était imposé 15 ans plus tôt, le DPE devait permettre aux acquéreurs d’un bien immobilier d’avoir une idée de la consommation d’énergie qu’allait nécessiter le bien convoité. Oui mais voilà, comment approximer la chose de manière crédible ? Pour une voiture, il est aisé de déterminer un certain nombre de points de contrôle qui, s’appliquant sur des objets industrialisés, rendent facile l’évaluation par un mécanicien de l’état dudit véhicule… Ce d’autant que 30 ans plus tard, il s’agit seulement désormais, pour les modèles récents, de brancher l’ordinateur et le système informatique de la voiture recrache déjà une bonne partie des informations.
Toutefois, un logement n’est pas une voiture et les diagnostiqueurs DPE ne sont pas des mécaniciens ! Et pour cause : quand les uns doivent justifier d’une formation de deux ans en mécanique avant de se spécialiser dans le contrôle technique, le diagnostiqueur doit lui justifier de… 11 jours de formation, quelle que soit sa formation initiale… C’est dire si l’État français à une haute image de monde du bâtiment !
C’est curieux quand même : les uns contrôlent des systèmes industrialisés standardisés, documentés et parfaitement maîtrisés, dont l’âge moyen est récent – 11,5 ans – quand les autres doivent diagnostiquer des ouvrages tous uniques, dont les techniques de construction ont évolué tout au long de l’histoire, d’une moyenne d’âge de 42 ans et dont près de 50 % approchent le siècle. Après 11 jours de formation, chacun comprend bien que les diagnostiqueurs vont pouvoir réaliser un diagnostic parfaitement crédible… Les architectes eux-mêmes, avec six ans d’études, ne maîtrisent pas forcément toutes les techniques qui peuvent être rencontrées à travers le parc immobilier français.
Bref il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui, malgré 20 ans de déploiement, personne n’apporte le moindre crédit à ce racket obligé.*
Pour autant, en 20 ans les méthodes ont évolué. Dans les premiers temps, le diagnostic se basait sur les consommations des propriétaires en place pour évaluer le classement énergétique. Évidemment rien ne permettait de savoir si les personnes vivaient à 25° chez eux toute l’année, ou s’ils étaient adeptes du double pull l’hiver et ne chauffaient qu’à 16°… Et si le chauffage de la maison se fait par un poêle à bois, difficile d’évaluer là aussi la réelle consommation d’énergie ! Du coup, maintenant, les diagnostiqueurs doivent rentrer les valeurs des déperditions des matériaux constituant l’enveloppe en se basant sur les factures des travaux effectués, enfin quand c’est possible, sinon… La paroi est définie par son épaisseur et sa constitution supposée, chacun des matériaux ayant une valeur par défaut.
Inutile de préciser que sur les bâtis anciens si largement répandus, cette équation se solde souvent par « X cm de matériau unique » avec pour résultat : « Isolation insuffisante ». Et qu’importe que la paroi fasse 20 cm ou 50 cm ! Mais une personne ayant un tout petit peu de connaissance en construction sait qu’une paroi de 40 ou 50 cm d’épaisseur est en réalité souvent constituée de plusieurs matériaux et que même si ça ne fait pas « toc, toc » quand on tapote dessus, cela ne signifie pas un manque d’isolant ! Un mur en briques de 25 cm avec une lame d’air et une planelle terre cuite ou en mâchefer est isolant et, en plus, potentiellement plus efficace qu’une laine quelconque pour le confort d’été. Mais pour détecter cette composition, il faut avoir une connaissance de l’histoire des procédés constructifs qui ne s’apprend pas en 11 jours ! Et comme, de toute façon, le moteur de calcul ne connaît pas tous les matériaux utilisés au cours de l’histoire de la construction ni leurs réelles performances, le résultat n’est au mieux qu’une grossière approximation.
C’est d’ailleurs cette même connaissance de la construction qui permettrait de savoir que ce n’est pas parce qu’une menuiserie est toute neuve avec des verres hyper performants que d’un seul coup le logement devient thermiquement efficace. En effet, les déperditions dans le bâtiment se jouent essentiellement dans la mise en œuvre et dans l’interface entre les différents éléments. Ainsi une belle fenêtre PVC toute neuve, si elle est posée « en rénovation », a toutes les chances de laisser fuir la chaleur à son pourtour dans l’interface avec le bâti ancien… voire que le bâti ancien à lui tout seul fasse passoire ! Et pour peu que l’on ait aveuglément percé la fenêtre dans les pièces sèches pour suivre la doctrine française des années ‘70, pas sûr que la nouvelle menuiserie soit plus efficace que la précédente !
Il est bien difficile d’expliquer à des personnes qui souvent n’y connaissent rien que ce qui leur semblait être un investissement valable et dûment subventionné par l’État par l’intermédiaire d’une entreprise labellisée RGE (pour « Reconnu Garant de l’Environnement »), n’est en fait qu’une énorme escroquerie et qu’elles se sont fait avoir dans les grandes largeurs.
Il faut ajouter à cela les moyens de production d’énergie car au volume d’énergie consommé s’ajoute la dépendance au gaz à effet de serre. Rappelons à ce titre que jusqu’à la RE2020, une chaudière gaz était mieux notée qu’un chauffage électrique et qu’aujourd’hui c’est l’inverse, que lorsque vous mixez les sources dans une même pièce, du genre poêle à bois et chauffage au gaz, le moteur de calcul à tendance à les cumuler pour mieux faire passer le logement pour une passoire thermique, au lieu de considérer que l’un peut alléger l’usage de l’autre. Des nuances et une maîtrise de l’outil impossible à acquérir en 11 jours de formation. Bref, entre approximations et fausses certitudes, il devient compliqué de sortir un résultat crédible.
Alors quand, cerise sur le gâteau, le nouveau DPE basé sur les données « physiques» des parois et les nouveaux moyens de production renvoie, APRÈS rénovation, un résultat plus mauvais que le DPE initial réalisé sur la consommation RÉELLE des précédents occupants, forcément cela laisse songeur sur le véritable objectif de toute cette mascarade… car finalement lequel de ces deux DPE est le plus crédible ???
Que chacun se rassure cependant, lors de la vente du bien, l’agent immobilier, qui n’y comprend pas plus quelque chose que le diagnostiqueur ou l’acheteur, saura commercialement rassurer tout le monde en invoquant le fait que ce n’est qu’une formalité et qu’il ne faut pas en tenir compte…
Ainsi va la vie dans l’immobilier français, entre incompétence, approximation et subventions d’État dilapidées sous couvert de calculs pseudoscientifiques et de bonne conscience écologique.
Stéphane Védrenne - Architecte – Urbaniste, le 2/12/2026
Le Diagnostic de Performance Énergétique (DPE) ou la grande illusion
Voulu à l’origine comme un pendant du contrôle technique automobile qui s’était imposé 15 ans plus tôt, le DPE devait permettre aux acquéreurs d’un bien immobilier d’avoir une idée de la consommation d’énergie qu’allait nécessiter le bien convoité. Oui mais voilà, comment approximer la chose de manière crédible ? Pour une voiture, il est aisé de déterminer un certain nombre de points de contrôle qui, s’appliquant sur des objets industrialisés, rendent facile l’évaluation par un mécanicien de l’état dudit véhicule… Ce d’autant que 30 ans plus tard, il s’agit seulement désormais, pour les modèles récents, de brancher l’ordinateur et le système informatique de la voiture recrache déjà une bonne partie des informations.
Toutefois, un logement n’est pas une voiture et les diagnostiqueurs DPE ne sont pas des mécaniciens ! Et pour cause : quand les uns doivent justifier d’une formation de deux ans en mécanique avant de se spécialiser dans le contrôle technique, le diagnostiqueur doit lui justifier de… 11 jours de formation, quelle que soit sa formation initiale… C’est dire si l’État français à une haute image de monde du bâtiment !
C’est curieux quand même : les uns contrôlent des systèmes industrialisés standardisés, documentés et parfaitement maîtrisés, dont l’âge moyen est récent – 11,5 ans – quand les autres doivent diagnostiquer des ouvrages tous uniques, dont les techniques de construction ont évolué tout au long de l’histoire, d’une moyenne d’âge de 42 ans et dont près de 50 % approchent le siècle. Après 11 jours de formation, chacun comprend bien que les diagnostiqueurs vont pouvoir réaliser un diagnostic parfaitement crédible… Les architectes eux-mêmes, avec six ans d’études, ne maîtrisent pas forcément toutes les techniques qui peuvent être rencontrées à travers le parc immobilier français.
Bref il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui, malgré 20 ans de déploiement, personne n’apporte le moindre crédit à ce racket obligé.*
Pour autant, en 20 ans les méthodes ont évolué. Dans les premiers temps, le diagnostic se basait sur les consommations des propriétaires en place pour évaluer le classement énergétique. Évidemment rien ne permettait de savoir si les personnes vivaient à 25° chez eux toute l’année, ou s’ils étaient adeptes du double pull l’hiver et ne chauffaient qu’à 16°… Et si le chauffage de la maison se fait par un poêle à bois, difficile d’évaluer là aussi la réelle consommation d’énergie ! Du coup, maintenant, les diagnostiqueurs doivent rentrer les valeurs des déperditions des matériaux constituant l’enveloppe en se basant sur les factures des travaux effectués, enfin quand c’est possible, sinon… La paroi est définie par son épaisseur et sa constitution supposée, chacun des matériaux ayant une valeur par défaut.
Inutile de préciser que sur les bâtis anciens si largement répandus, cette équation se solde souvent par « X cm de matériau unique » avec pour résultat : « Isolation insuffisante ». Et qu’importe que la paroi fasse 20 cm ou 50 cm ! Mais une personne ayant un tout petit peu de connaissance en construction sait qu’une paroi de 40 ou 50 cm d’épaisseur est en réalité souvent constituée de plusieurs matériaux et que même si ça ne fait pas « toc, toc » quand on tapote dessus, cela ne signifie pas un manque d’isolant ! Un mur en briques de 25 cm avec une lame d’air et une planelle terre cuite ou en mâchefer est isolant et, en plus, potentiellement plus efficace qu’une laine quelconque pour le confort d’été. Mais pour détecter cette composition, il faut avoir une connaissance de l’histoire des procédés constructifs qui ne s’apprend pas en 11 jours ! Et comme, de toute façon, le moteur de calcul ne connaît pas tous les matériaux utilisés au cours de l’histoire de la construction ni leurs réelles performances, le résultat n’est au mieux qu’une grossière approximation.
C’est d’ailleurs cette même connaissance de la construction qui permettrait de savoir que ce n’est pas parce qu’une menuiserie est toute neuve avec des verres hyper performants que d’un seul coup le logement devient thermiquement efficace. En effet, les déperditions dans le bâtiment se jouent essentiellement dans la mise en œuvre et dans l’interface entre les différents éléments. Ainsi une belle fenêtre PVC toute neuve, si elle est posée « en rénovation », a toutes les chances de laisser fuir la chaleur à son pourtour dans l’interface avec le bâti ancien… voire que le bâti ancien à lui tout seul fasse passoire ! Et pour peu que l’on ait aveuglément percé la fenêtre dans les pièces sèches pour suivre la doctrine française des années ‘70, pas sûr que la nouvelle menuiserie soit plus efficace que la précédente !
Il est bien difficile d’expliquer à des personnes qui souvent n’y connaissent rien que ce qui leur semblait être un investissement valable et dûment subventionné par l’État par l’intermédiaire d’une entreprise labellisée RGE (pour « Reconnu Garant de l’Environnement »), n’est en fait qu’une énorme escroquerie et qu’elles se sont fait avoir dans les grandes largeurs.
Il faut ajouter à cela les moyens de production d’énergie car au volume d’énergie consommé s’ajoute la dépendance au gaz à effet de serre. Rappelons à ce titre que jusqu’à la RE2020, une chaudière gaz était mieux notée qu’un chauffage électrique et qu’aujourd’hui c’est l’inverse, que lorsque vous mixez les sources dans une même pièce, du genre poêle à bois et chauffage au gaz, le moteur de calcul à tendance à les cumuler pour mieux faire passer le logement pour une passoire thermique, au lieu de considérer que l’un peut alléger l’usage de l’autre. Des nuances et une maîtrise de l’outil impossible à acquérir en 11 jours de formation. Bref, entre approximations et fausses certitudes, il devient compliqué de sortir un résultat crédible.
Alors quand, cerise sur le gâteau, le nouveau DPE basé sur les données « physiques» des parois et les nouveaux moyens de production renvoie, APRÈS rénovation, un résultat plus mauvais que le DPE initial réalisé sur la consommation RÉELLE des précédents occupants, forcément cela laisse songeur sur le véritable objectif de toute cette mascarade… car finalement lequel de ces deux DPE est le plus crédible ???
Que chacun se rassure cependant, lors de la vente du bien, l’agent immobilier, qui n’y comprend pas plus quelque chose que le diagnostiqueur ou l’acheteur, saura commercialement rassurer tout le monde en invoquant le fait que ce n’est qu’une formalité et qu’il ne faut pas en tenir compte…
Ainsi va la vie dans l’immobilier français, entre incompétence, approximation et subventions d’État dilapidées sous couvert de calculs pseudoscientifiques et de bonne conscience écologique.
Stéphane Védrenne - Architecte – Urbaniste, le 2/12/2026
Le Diagnostic de Performance Énergétique (DPE) ou la grande illusion
28.11.2025 à 12:21
L'Autre Quotidien

La niche de Diogène de Philippe Mayaux 2022
En effet, dans cette exploration des gémissements d’un monde éclopé, un rayon d’espoir frémit, une vision alternative d’une postérité réalisable, à la fois légèrement utopique et terriblement urgente.
Salton Sea, en Californie, ancien paradis festif devenu enfer toxique, sert donc de point de départ à cette exploration picturale. Cette mer artificielle, née en plein désert salé d’un accident industriel en 1905, fut un temps le terrain de jeux des stars d’Hollywood, avant de se muer en un paysage postapocalyptique, où les décombres d’une gloire passée côtoient une nature mutilée et oxydée. Philippe Mayaux y voit un miroir de notre époque : un lieu où le passé, le présent et le futur se superposent, révélant l’absurdité de nos quêtes capricieuses et égoïstes alors que les emblèmes de notre puissance redeviennent tout bêtement, là-bas, des substances naturelles, du fer, du bois, du sable, de l’os. Ses peintures nous parlent d’effondrement et de mémoire, de vanité et de responsabilité, elles invitent à contempler la beauté troublante d’un panorama en agonie. Mais il ne s’agit pas que d’un simpliste constat de déclin ; dans ce monde fracassé se manifestent aussi des signes de résilience, les prémices d’une mutation, les germes d’une renaissance, d’une harmonie possible entre la nature et l’innovation durable qui fraient une voie vers un devenir plus solaire.
Des tableaux comme des annonciations. Les œuvres exposées ne se contentent pas de représenter Salton Sea ; elles en deviennent les annonciations — ces moments où la fiction bascule dans le réel, où l’esprit devient matière à réfléchir, où le symbole dépasse son cadre. Chaque toile est une porte entrouverte sur un monde à l’envers, là où les certitudes vacillent et où, derrière le brouillard du mystère à venir, se dessine la possibilité de nouvelles perspectives.
L’annonciation 2025 Philippe Mayaux
Dans ces panthéons désuets, les symboles révolus d’une modernité triomphante ne sont plus que des reliques abstraites, les véhicules de nos conquêtes des dinosaures de rouille, fossiles obsolètes d’une autre ère. Le chaos de la fuite en avant du progrès s’est figé dans le sel, comme si l’Histoire elle-même se finissait là. Les points de fuite multiples et instables de certaines peintures (dont The Lost Palace, 2023) évoquent l’écroulement des mythes, tandis que la nature, autrefois domptée, reprend ses droits dans une ironie tragique du retour au sauvage. Oui, au cœur de cette dévastation, se devinent déjà des signes de transition : un arbre en fleur croît sur un bateau ensablé (La Nef des fous, 2025), des hirondelles investissent les débris de nos vétustes palais (L’Annonciation, 2025), métaphores d’un monde dans lequel, malgré tout, la vie trouve toujours un moyen de renaître, dans l’esprit du Solar punk, où la symbiose entre l’humain et l’environnement deviendrait un idéal possible. Par exemple, la peinture intitulée La Niche de Diogène (2022) : inspiré par le philosophe cynique qui rejetait les artifices vaniteux de la civilisation, ce tableau dépeint une cabane délabrée en allégorie de notre aveuglement. Entre ciel bleu électrique et artificiel, lampe allumée en plein jour (gaspillage ? dernier espoir ?), poisson échoué loin de son élément, jungle ou paradis schématisés en motif de papier peint amnésique, on perçoit que la beauté de la nature s’est retranchée dans son agonie. Les perspectives déformées, les fenêtres ouvrant sur d’autres fenêtres, un horizon donnant sur un autre horizon, les tags indéchiffrables tels des hiéroglyphes… Tout concourt à brouiller les repères. Les œuvres jouent avec les paradoxes comme pour nous rappeler que la réalité, à Salton Sea, se réfléchit dans la fiction et inversement.
Heterotopia, the Lost Palace 2023 Philippe Mayaux
Ces poèmes visuels, à la fois incantations et constats, résument l’obsession de l’exposition. À travers ses images chocs de désolation, Philippe Mayaux s’interroge : mais où est passé l’humain dans ce décor en vrac ? Il a disparu. Quand la nature expire et que les ruines couronnent notre souveraineté, quand la fiction est déjà trop vérité, que reste-t-il sinon la folie humaine, égarée entre mystification et réalité, illusions et utopies, lâcheté et croyance ? Néanmoins, dans le contraste même de l’imaginaire Solar punk, une possibilité de réponse se propose : celle d’une civilisation échouée qui, en renouant avec la vitalité de la nature, pourrait réinventer son rapport au progrès en cultivant l’harmonie et la résonance pour un futur plein de trouvailles et d’humour.
Ce qui frappe dans ces toiles, c’est leur réalisme trop faux. Chaque élément — les architectures branlantes, les caravanes immobiles, le poisson asphyxié, le ciel sans nuages mais zébré de chemtrails, les bateaux voguant sur des flots de sable — existe bel et bien à Salton Sea. Pourtant, leur assemblage crée une étrangeté presque fantastique, comme si l’artiste avait capté l’instant où le réel chavira dans le cauchemar. La beauté de ces paysages moribonds nous hante : elle est celle d’un monde qui a épuisé ses représentations, ses icônes. Mais derrière cette façade de fin des temps, entre le visible et l’oubli, s’immisce une lueur d’espoir où la destruction cède la place à la métamorphose, où les ruines deviennent les niches d’une utopie vivable, durable, drôle et partageuse.
« Lost in the American Dream » n’est pas une diatribe écologiste ou une élégie nostalgique. C’est le cri des poissons, un appel à voir au-delà des apparences, à accepter les signes avant-coureurs d’un effondrement annoncé, mais aussi à entrevoir des pistes de régénération. En mêlant Histoire, mythologie et actualité, Philippe Mayaux nous rappelle que les vestiges de Salton Sea sont aussi ceux de nos passions, que les carcasses de nos machines sont aussi celles de nos corps — et que le futur s’y dessine déjà, entre cynisme et espoir, entre abandon et résistance. Dans l’écho du Solar punk, espace de la pensée dans lequel peuvent se renverser les penchants morbides actuels, l’artiste nous lance le défi de changer la fin en un commencement : mais jusqu’où serons-nous capables d’aller pour y parvenir, quoi y sacrifier, et comment faire d’une fiction utopique une véritable philosophie ?
Mickey Dossier de presse, le 2/12/2025
Philippe Mayaux — Lost in the American Dream -> 10/01/2026
Galerie Loewenbruck , 6, rue Jacques Callot 75006 Paris
28.11.2025 à 12:02
L'Autre Quotidien

Ils étaient des dizaines et des dizaines à s’être massés dans la rue du Chien d’or ce soir-là, parqués le long du trottoir derrière des barrières censées mettre un peu d’ordre parmi la foule. Sous l’œil des vigiles et d’une caméra qui, devant le mythique MirrorBall – depuis peu renommé « MB-Assur2iC » comme chacun sait -, filmait la scène pour les infos. Un événement. Fans de la première heure, mélomanes curieux, désœuvrés d’un soir désireux de se dire qu’ils y étaient, qu’ils avaient touché le mythe du bout des yeux. La rue avait été coupée à la circulation la veille. À deux pas de là, sur le boulevard Ginzberg, les dernières places se revendaient à prix d’or.
Dans cette foule compacte qui s’étirait devant la salle de concerts, un père et sa fille. Søren et Justine. Jordan, le fils, le grand frère, n’avait pas voulu venir. Pas sa came, qu’il disait. Lui préférait s’abrutir sur des trucs dépourvus de mélodie, du bruit précisait le père en écoutant ces hurlements dignes d’une truie qu’on égorge. Toujours mieux, rétorquait le fiston, un vrai petit merdeux quand il s’y mettait, que ce truc de dépressif ringard et prétentieux.
Les fans avaient passé la journée à poireauter dehors, certains même arrivés la veille pour être sûrs de pouvoir se poster au plus près de leur idole. Comme à chaque fois que Justin Ash se produisait quelque part. Quand les portes s’ouvrirent, tout le monde bousculait tout le monde avec une seule idée en tête : entrer dans les premiers et se ruer tout contre les barrières de sécurité au pied de la scène.
Lionel était aux premières loges, lui. Devait couvrir et documenter une bonne partie de la tournée pour Rock Diaries. Seul photographe de presse accrédité par l’entourage de la star, dont les exigences en la matière étaient inflexibles depuis qu’entre Ash et les journalistes le divorce était consommé. On avait donc accordé l’exclusivité à Rock Diaries, dont le big boss avait mandaté Lionel – qui, lui, n’avait rien demandé à personne. La musique d’Ash, déjà du temps de GEISH@, ça lui en touchait une sans chatouiller l’autre, comme disait Art., un vieux pote. Pas franchement sa came non plus, en l’occurrence. Ce qui avait rendu Chiara dingue de jalousie quand il lui avait appris la nouvelle. Chiara, sa meuf, qui comme tout le monde ou presque crushait sur Justin Ash. Au point d’en faire le sujet de sa thèse.
Et donc, ce soir-là, au MirrorBall. Lionel prenait des photos du public depuis la scène, oublieux de ce qui se tramait en coulisses. Les petits veinards qui avaient réussi à obtenir un billet arboraient un large sourire lorsqu’ils voyaient qu’on les visait. C’était la première du Give Up the Ghost Tour qui devait emmener Justin Ash et sa nouvelle formation, MyTrendyPianoBar, sur tout le continent, dans des salles à taille humaine où il ne s’était plus produit depuis que son succès avec GEISH@ l’avait propulsé sur des scènes érigées au milieu de stades énormes ou de salles ressemblant davantage à des entrepôts, des abattoirs ou des usines qu’à des lieux culturels.
Pour Lionel, c’était juste un job. Mais pour beaucoup de monde, c’était un événement – cinq ans que Justin Ash n’avait plus foulé une scène.
Alors qu’il doit donner son premier concert depuis cinq ans, la rock star mondiale Justin Ash disparaît. Positionné juste à la charnière stratégique de la culture musicale contemporaine, dans cette zone grise où l’on peut remplir des stades presque à volonté mais où l’on continue à poursuivre, éventuellement au prix de quelques incompréhensions, une réelle démarche artistique, Justin Ash incarne beaucoup de choses pour beaucoup de personnes. Enquêtes fiévreuses, éditoriaux abasourdis, déclarations opportunistes, « coups » marketing en gestation, soupçons complotistes, chagrins expressifs ou dépressions silencieuses : tout ce que l’entertainment agressif et la culture authentique peuvent produire se déverse tout à coup dans l’actualité mondiale, alors même que le mystère de cette disparition, malgré quelques pistes, rapidement avortées, résiste ardemment aux investigations des premiers jours puis des premières semaines. Et tout un peuple, petit ou grand, sincère ou cynique, de réagir à ce qu’incarne désormais Justin Ash, pour toute une chacune, tout un chacun, toute une industrie et, bien entendu, toute la chaîne de l’information…
Ancien port fluvial, au nord de la ville. Où trois jours après la disparition de Justin Ash des dizaines d’entrepôts décrépissent, abandonnés aux rats et à la vermine. Aux mouettes aussi. Des bâtiments sans âge aux fenêtres colmatées par les toiles d’araignée. Le vent s’y engouffre, y module ses mélopées sinistres et complaisantes, s’entortille autour des machines laissées à la rouille, fait claquer des portes de métal sur leurs gonds désaxés, rouler des barres de fer qui ne servent plus qu’à briser des côtes ou fendre des tempes au gré des règlements de compte dont le lieu est ces jours-ci le théâtre. Ça, et les petits négoces, les trafics, les squats, les dépucelages précoces. Une descente de flics de temps à autre. Et des soirées sauvages, plus ou moins officielles, plus ou moins encadrées.
Comme ici, ce soir. Un vieil entrepôt réaffecté en salle de concerts. Plus underground tu meurs. E7, le nom de l’entrepôt perdu au milieu d’autres. Vous entrez par une lourde porte en métal découpée dans le flanc du bâtiment, sous des pans de tôles qui claquent. Au bout à gauche, une sono, des amplis, une batterie à même le sol. Le ronflement d’un groupe électrogène. Pas loin devant vous, un bar de fortune avec des frigos récupérés Dieu sait où, des fûts de bière bon marché qu’on dirait fraîchement débarqués d’un porte-conteneurs et dont vous ignorez s’ils sont pleins ou vides. Voire frelatés. Un vieux bout de tableau noir tenant vous ne savez comment avec, écrit à la craie, le prix des consos; Aux murs, des peintures, des sculptures de métal, de vieilles affiches au milieu de graffitis obscènes mais soignés. Parmi lesquels JUSTIN ASH IS GOD GAY. Une immense pendule rétroéclairée est suspendue à un mur derrière ce qui fait office de scène. Des câbles électriques traversent le bâtiment. Des douilles vides ici ou là. Des gobelets, des canettes, des mégots de cigarettes. Et pour seule lumière, froide et rasante, des projecteurs de chantier posés au sol qui prêtent au lieu une ambiance de cimetière un soir d’Halloween dans une vieille série B. Ce que confirme à chaque entrée en scène la fumée que crache une machine au milieu des amplis. Dehors, les voitures sont garées n’importe comment. Le long du fleuve, le long des entrepôts, des vieux cavaliers et palonniers n’ayant plus servi depuis des lustres, des grues rouillant dans l’attente d’être démontées, des pompes d’avitaillement. Ici, concert ou pas, toutes les nuits sont interlopes.
Vous sortez à présent prendre l’air, bière à la main, clope aux lèvres. MamMotherEction vient de terminer son set. Trente minutes de folie furieuse. De leur point de vue – Juju a filmé le set, ils débrieferont plus tard -, ils ont tout déchiré. Devant leurs potes venus s’éclater un samedi soir, se sortir du bahut, de ses injonctions au travail et des coupes prélevées sur l’avenir, échapper aux parents et aux règles. WOoouhouUH ! Le kif intégral. Quand est-ce qu’on remet ça les gars ?
Et tandis qu’ils débarrassent le plancher pour laisser la place à Sonic Paste qui clôt la soirée, dehors on ne parle déjà plus de musique, du moins pas directement et sûrement pas de la prestation de MamMotherEction, on les connaît trop – Guilhom, Jordan, Greg, Jul, Clément, des potes de classe avec qui on traîne depuis le primaire parfois – pour reconnaître en eux autre chose qu’une bande de lycéens boutonneux aux cheveux gras, qui comme tout le monde puent des pieds dans les vestiaires de sport et flippent grave à l’approche du DS de maths. L’aura censée nimber leurs personnes en les plaçant à une distance infranchissable des autres, si proche soit-elle, est d’avance malmenée par la promiscuité qu’on leur connaît et, soyons francs, la médiocrité de leur jeu. Monzain peut-être pourrait y prétendre – le pion du bahut qui askip joue bientôt, dont le rang et l’âge avancé l’éloignent un peu d’eux. Quoiqu’on ne puisse s’empêcher de voir en lui le type relou qui te gueule dessus en étude parce que t’as fait tomber un truc et qui, perché à son bureau de pion, les tiags en éventail, mate Vénus Magazine pendant que tu trimes sur l’isométrie, les polymères ou les approches géostratégiques de la mondialisation. Non. Ce dont on parle au grand air en assimilant les vapeurs d’alcool, c’est comme partout ailleurs ; de Justin Ash – il y a débat, sur sa disparition ou sa contribution réelle à la rock music. Ça, et bien sûr les meufs, les profs, les darons. Et les trucs à faire tourner.
La musique rock, au sens large, avec tout ce qui l’accompagne ou l’environne, artistiquement ET commercialement, constitue un composant essentiel de la culture contemporaine, dans ses dimensions intimes comme politiques. Elle est un emblème aussi bien qu’un symptôme d’une certaine essence du capitalisme, moderne ou tardif, comme de ce qui fonctionne et dysfonctionne du côté des dites contre-cultures.
Toute une littérature vitale a su saisir avec beaucoup de talent le carburant qui anime le rock, depuis un intérieur réel ou fantasmé (et l’on se tournera vers Olivier Martinelli s’il s’agit de toucher du doigt l’énergie ou la transmission qui y sont à l’œuvre, avec « La nuit ne dure pas », « Une légende » ou « Mes nuits apaches », vers Nicolas Houguet et son « Albatros » ou vers Fabrice Colin et son « Big Fan », pour saisir ce qui se passe, pour le meilleur et pour le pire, au cœur du « fan », vers Douglas Cowie et son « Owen Noone et Marauder », lorsqu’entre en jeu le regard du musicien sur lui-même, ou encore vers Louis-Stéphane Ulysse et son « Médium les jours de pluie », pour approcher la dynamique amoureuse interne à une œuvre, et, bien sûr, vers Nick Hornby, son « Juliet, Naked » ou, davantage encore, son mythique « Haute fidélité », qui semblent parfois pouvoir englober l’ensemble – ou presque – de cette matière trop riche), et depuis un extérieur complice, subtilement analytique et critique (songeons aux essentiels Jean-Michel Espitallier – « Du rock, du punk, de la pop et du reste » , Stan Cuesta – « La musique a gâché ma vie », Michka Assayas – « Un autre monde », ou encore Jean-Luc Manet – « Haine 7′ – et, naturellement, le grand Nick Tosches – « Hellfire », par exemple. Et on pourrait et devrait mentionner aussi, pour leurs fulgurances nécessaires dans ce vaste domaine, Mélanie Fazi, Fabrice Capizzano, Gilles Marchand, Erwan Larher, Julien d’Abrigeon, Benoît Vincent, Catherine Dufour et Mathilde Janin – sans oublier, rayonnant en formidable soleil noir, la poésie de Patrick Bouvet (et tout particulièrement ses « Carte son », « Petite histoire du spectacle industriel » et « Media Machine Muzak »).
Quatrième roman de Stéphane Vanderhaeghe, publié chez Quidam éditeur en août 2025, « Rock$tar » parvient, de plus d’une manière, à exprimer l’ensemble insensé de tout cela – et c’est déjà en soi un véritable tour de force -, mais aussi quelques autres ingrédients essentiels du rock, qui ont sans doute à voir avec la nature profondément politique de la culture et des (revendiquées) contre-cultures.
C’est ainsi que, davantage encore que du côté de l’essentiel « Lipstick Traces » de Greil Marcus et de sa lecture secrète du XXe siècle à l’aune du rock, on pourrait trouver les véritables résonances de ce roman, les lignes souterraines qui lui prêteraient peut-être leur concours décisif, chez le Marc Spitz de « How Soon Is Never ? », incroyable roman, hélas jamais traduit en français, imaginant une tentative de reformation des Smiths à l’initiative d’un fan particulièrement déterminé, pour livrer une passionnante vision de l’industrie du rock, business autant que passion, et dans l’économie eskimo forgée par Pacôme Thiellement (on vous parlera prochainement de cet ouvrage lumineux sur ce blog) à propos de Frank Zappa (mais irriguant un territoire encore beaucoup plus vaste), pour imaginer précisément certaines échappatoires apparemment incongrues face au mur d’airain de l’argent-roi, en y instillant une dose bienvenue de situationnisme (de la contestation du spectacle remplacée par le spectacle de la contestation jusqu’au barnum de la récupération et de l’intégration marchande de la création).
Un peu partout dans la ville, la vie finit par reprendre son cours, morne et apprivoisé. Malgré les questions sans réponses et après une première vague de suicides alimentée par le désespoir et un sentiment d’abandon dans les semaines ayant suivi la disparition, les gens progressivement font leur deuil ou se persuadent que Justin Ash refera surface un de ces quatre matins. Mais quelle que soit l’option à laquelle on a envie de croire, ce qu’on se répète ad libitum, désormais, tel un vieux refrain usé à force d’être repris et varié, c’est que sans Ash le rock est définitivement mort.Et qu’il est temps de passer à autre chose pour celles et ceux qui le peuvent. Justin Ash n’étant plus là pour l’incarner, le rock – le vrai, le dur – cette musique contestataire faite de sang et de fureur, faite de sueur et de bruit, cette musique rebelle et non-conformiste, n’est plus qu’une relique du passé à laquelle, un temps, on a pu croire en fantasmant que le monde, électrisé par les accords barrés et pétri par les lignes de basse, pouvait être changé, que les murs pourraient enfin tomber depuis le temps qu’ils tremblaient sous les coups et les frappes assénées aux peaux tendues des batteries, que l’utopie pouvait être nourrie à la source, et qu’à force de hurler la colère et la résistance, de louer le sexe et la liberté des corps, de prôner la fronde et de vilipender les politiques, le système finirait par s’effondrer sur lui-même, emporté par des cascades de décibels – bref, qu’un monde nouveau, libre, singulier, dédié à la paix et à l’amour, à la jouissance immédiate, à l’art et la musique, était possible au bout des couplets/refrain/bridge à 120 BPM en 4/4.
Ce à quoi Chiara Tripani médite ces jours-ci en tâchant de mettre un peu d’ordre dans ses notes et ses idées, qu’elle va bientôt devoir soumettre à son directeur de thèse, Paul Gondrieux. Le fond de sa pensée ? Le rock est mort. Pour de bon. À force de le répéter tel un mantra depuis des lustres, il fallait bien que ça finisse par arriver. Justin Ash aura été la dernière rockstar. Qui d’autre, aujourd’hui, pour reprendre le flambeau ?
Depuis ses origines jusqu’à la disparition inexpliquée, mais pas incompréhensible, d’Ash, le rock s’était peu à peu dilué, sa pointe critique émoussée. Même s’il n’en avait pas eu l’air, à sa façon Ash avait été le dernier avatar punk, et à ce titre incarnait une ultime tentative de résistance. Or sa disparition, pour Chiara, était précisément à comprendre comme un signe, un aveu d’impuissance : le combat qu’il avait mené – consciemment ou pas, d’ailleurs, là n’était pas la question – contre la marchandisation du monde et le gommage des marges, s’était soldé par un échec cuisant. La dissolution de GEISH@, après un premier infléchissement musical vers des sonorités plus âpres et dépouillées, plus froides, accompagnées de textes moins immédiatement intelligibles et dont la force rhétorique s’était lentement atténuée au profit de paroles plus abstraites – lorsqu’il y en avait encore -, travaillées par l’ambiguïté, rongées par une insaisissable et flottante ironie, une autoréflexivité souvent dévastatrice, était à percevoir comme une première étape nécessaire : il fallait saborder le groupe, saper les bases sur lesquelles son succès reposait, pour l’empêcher de devenir, trop tard hélas, ce qu’il était devenu. Une marque. Un produit. Une entreprise. Une erreur.
À la ville, l’auteur, maître de conférences à l’université Paris 8, enseigne la littérature américaine et la traduction, et poursuit ses recherches plus particulièrement sur les pratiques expérimentales dans la littérature américaine contemporaine, spécialiste entre autres de Ben Marcus, de Blake Butler ou de Robert Coover (on attend avec une vraie impatience de se plonger dans son « Dear Incomprehension – On American Speculative Fiction », publié en 2024 chez University of Alabama Press). On ne sera donc pas totalement surpris (et moins encore si on a lu ses trois romans précédents) de l’extrême brio développé ici pour saisir une vaste complexité à travers une galerie de personnages hauts en couleur, détonants et même parfois baroques, déjouant les attentes lorsqu’ils procèdent initialement d’un cliché rock connu, faisant exploser les barrières et les frontières entre genres littéraires et domaines d’extension des luttes lorsqu’ils surgissent de derrière l’horizon habituel des possibles. La mise en scène subtile d’une mascarade dans laquelle la fanfare sait se montrer diablement subtile est certainement l’un des plus beaux secrets de fabrication du grand post-modernisme (dont Robert Coover à nouveau, Thomas Pynchon ou John Barth seraient, éventuellement et par exemple, des incarnations maximales) : Stéphane Vanderhaeghe nous prouve ici, de manière éclatante, sa haute maîtrise de ces ingrédients expérimentaux, délicats et foisonnants, et de sa capacité rare à transformer un travail minutieux de la forme en un grand écho littéraire de la foulée bien particulière adoptée par le Johnny Depp de « Las Vegas Parano », pour se déplacer avec les précautions nécessaires dans les chambres d’hôtel où vivent précisément les rock$stars.
On savait depuis les excellents « Charøgnards » (2015) et « À tous les airs » (2017) à quel point Stéphane Vanderhaeghe excelle à inventer l’écriture spécifique et nécessaire pour des moments de vacillement et de délitement, de dissolution des certitudes et de montée des faux-semblants. On savait depuis « P.R.O.T.O.C.O.L. » (2022) qu’effectuer comme mine de rien la revue en profondeur d’une vaste mythologie contemporaine, telle celle de la révolte, de la révolution et du complot ne lui faisait aucunement peur. Avec « Rock$tar », il nous offre sans doute – et offre du même coup à la littérature – le grand roman systémique du rock (un rock aussi rhizomique et endurant que fragile et exposé), de la culture et de sa marchandisation, et de l’échappée belle, interstitielle, qu’elle soit possible ou non in fine.
Or une poignée de fans s’insurgeaient, pour qui Varnish n’était ni plus ni moins qu’une autre manœuvre commerciale de la part de la maison de disques. Certains doutaient même de l’authenticité du morceau. La voix était trafiquée et méconnaissable, pouvait être celle de n’importe qui, voire une voix de synthèse chauffée par l’IA – ce qui en soi ne voulait rien dire : Ash avait fait le coup sur plusieurs chansons, déjà du temps de GEISH@ ; il n’avait jamais hésité à la triturer à l’aide de multiples effets qu’il superposait pour écraser sa tessiture, obtenir un grain plus synthétique – la dépersonnaliser en quelque sorte, pour ne pas dire la déshumaniser. Pour qui connaissait Ash, le geste était loin d’être neutre et les spécialistes y voyaient une manière de critique adressée à l’industrie. Il n’avait jamais voulu commenter son geste, mais le tour réflexif qu’avait pris son œuvre avait été amorcé dès le deuxième album de GEISH@, Hipsters Inc., sur lequel figurait ironiquement le titre « Rate this Song » par exemple. Trois ans plus tard, l’album Radio-Friendly (Hit Mu$ick Only) ne laissait plus aucun doute quant au virage méta-musical qu’avait pris le groupe, qui se confirmerait encore avec One-Hit Wonder quatre ans après, l’ultime album original de GEISH@.
Leroy ne savait pas quoi en penser. Le titre était plutôt bon. Et s’il n’avait pas été écrit par Ash, la contrefaçon était quasi parfaite. Si en revanche la chanson était authentique, la question demeurait : où et comment la maison de disques l’avait-elle dénichée ? Qui avait autorisé la diffusion de ce morceau ?
Mais Søren Leroy laissait ces questions à d’autres, plus compétents sans doute que lui pour y répondre. Il avait d’autres projets en tête ; se battait sur d’autres fronts où la rumeur frappait.
Hugues Charybde, le 2/12/2025
Stéphane VANDERHAEGHE - Rock$tar - Quidam éditions
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