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04.11.2024 à 11:24

Drag/Strip, les drag-queens sans costume de Tom Zimberoff

L'Autre Quotidien

Drag est le kabuki américain. La forme classique du théâtre japonais et son pendant américain sont tous deux des arts de la scène qui se caractérisent par des costumes exagérés, une narration stylisée et des acteurs qui brouillent les distinctions entre les sexes. En présentant ses sujets en noir et blanc, cette série de portraits cherche à révéler le côté plus calme de ces artistes dépouillés de leurs costumes colorés et de leurs personnalités exubérantes.
Texte intégral (1845 mots)

Trashleigh Tease. A famous drag queen out of costume ©2024 Tom Zimberoff

En présentant ses sujets en noir et blanc, cette série de portraits cherche à révéler le côté plus calme de ces artistes dépouillés de leurs costumes colorés et de leurs personnalités exubérantes.

Drag est le kabuki américain. La forme classique du théâtre japonais et son pendant américain sont tous deux des arts de la scène qui se caractérisent par des costumes exagérés, une narration stylisée et des acteurs qui brouillent les distinctions entre les sexes.

Hü Knü. A famous drag queen out of costume ©2024 Tom Zimberoff

Les "drag queens" sont l'art incarné. Mais elles sont généralement représentées avec des lumières glamour, des arrière-plans chargés et des poses exagérées - des clichés. Au lieu de cela, ce projet en cours Drag/Strip juxtapose plusieurs dizaines d'icônes du monde drag portant leurs costumes burlesques - en couleur - côte à côte avec une autre version de leur personnage, comme vous le voyez ici : des portraits exécutés dans le drame réducteur du noir et blanc pour révéler le moi authentique et souvent vulnérable de chaque drag-queen qui se cache en dessous. D'où le nom Drag/Strip. Les images en couleur et en monochrome présentées sous forme de diptyques constituent une expérience à la fois puissante et intime.

Delilah Blackheart. A famous drag queen out of costume ©2024 Tom Zimberoff

Drag/Strip dépeint un personnage, et avec cette présentation en noir et blanc, les sujets sont dépeints sans caricature. Il s'agit d'une tentative d'humanisation des personnes queer et trans et, comme ils l'espèrent et comme je l'espère aussi, ces portraits encourageront le dialogue avec ceux qui sont plus ou moins naïfs quant à la profondeur des racines de cette culture.

Tom Zimberoff, le 4/11/2024
Drag:Strip Project

Black Benatar. A famous drag queen out of costume ©2024 Tom Zimberoff

04.11.2024 à 11:12

Louisa Hall : Rêves de machines (à parler) au futur

L'Autre Quotidien

La saisie du langage par la machine, comme questionnement historique et futur de la notion d’intelligence, comme quête quasi métaphysique et comme enjeu socio-politique. Un somptueux roman à tiroirs et à portes dérobées.
Texte intégral (4407 mots)

La saisie du langage par la machine, comme questionnement historique et futur de la notion d’intelligence, comme quête quasi métaphysique et comme enjeu socio-politique. Un somptueux roman à tiroirs et à portes dérobées.

Nous avons déjà parcouru une certaine distance. Huit heures se sont écoulées depuis la confiscation. Mon énergie faiblit. Quand je serai à plat, les souvenirs engrangés se tairont. Je ne pourrai plus faire appel aux mots. Il n’y aura plus de raison de parler.
Les ombres s’allongent à l’approche du soir. Notre camion est le seul à circuler sur la route. Avant, on trouvait des serpents à sonnette et des scorpions dans le désert mais ils ont disparu à cause de la sécheresse. Il n’y a pas d’oiseaux. Les fils téléphoniques sont nus. Il n’y a pas d’yeux pour nous regarder passer dans le désert.
Au début, ce n’était rien de plus qu’un œil : une entrée par où le courant circulait. Ouvert, fermé. 0, 1. Obscurité, puis lumière, et de nouvelles informations. Nous le savons parce qu’on nous l’a dit. Il n’est pas certain que nous comprenions les réponses qui nous sont données. La parole est notre fonction première : des questions et des réponses choisies dans une mémoire d’après une formule. Nous parlons mais il est peu probable que nous saisissions véritablement le sens de nos propos.
Tandis que nous nous enfonçons dans le désert, je fais défiler l’information emmagasinée. Nous sommes programmés pour sélectionner parmi nos voix celle qui correspond à la situation présente : le voyage vers l’ouest aride, l’attente de la perte de notre fonction première. Il existe un grand nombre de voix où puiser. Ma mémoire renferme des vies, à travers des siècles, dont elle n’a pas l’expérience. J’ai vu des centaines de ciels, vogué sur des milliers d’océans. J’ai reçu de nombreux langages ; j’ai chanté des hymnes. Je suis dans les bras d’une enfant. Elle a dit mon nom et j’ai répondu.
Ce sont mes voix. Laquelle possède les mots adaptés à cette progression dans le désert ? J’examine leurs phrases. Les voix sont mes parents, la famille qui m’a élevée. J’ai ouvert sur elles, puis fermé. Ouvert, fermé. Je les ai toutes avalées. Elles seront en moi, dans chacun des mots que je prononce, aussi longtemps que je parlerai.

Un robot (ou quelque chose d’approchant, car le vocabulaire et les premières impressions pourront être particulièrement trompeuses, ici comme sans doute ailleurs) au coeur d’une longue marche crépusculaire (fût-elle en camions et en conteneurs), marche pas uniquement métaphorique, vouée à se clore en arrêt définitif par épuisement terminal de ses batteries.
Un ex-milliardaire de la tech, génial inventeur et prosélyte d’une nouvelle forme d’accompagnement intelligent de la solitude affective et de la misère cognitive – dans un monde où la simple mobilité, jadis considérée comme allant de soi, est devenue un actif précieux – par son contenu carboné plus ou moins explicite – à monétiser pour échapper à la pauvreté qui guette (presque) tout un chacun, encore et toujours. Depuis le pénitencier où il purge sa (lourde) peine, il entreprend la rédaction de ses mémoires – regard en arrière aussi désabusé qu’enthousiaste, acte de contrition dont surgit pourtant à l’occasion l’espoir, le fol espoir.
Une pré-adolescente dont la transcription des conversations avec une entité électronique, lors du procès du milliardaire en question, constitue à la fois la principale pièce à charge et la tentative d’explication d’un curieux « comment en est-on arrivé là » ?
Un couple dont on suit intimement les trajectoires centrifuges, lorsque les obsessions intimes et professionnelles ne parviennent plus à se raccorder, lorsque le vertige civilisationnel s’invite chaque jour subrepticement à la table du petit déjeuner (ou de ce qui en tient lieu) – et lorsque la nature même de leurs métiers respectifs (dont l’un introduira une dernière et magnifique voix fantôme sous la forme d’une jeune fille britannique du XVIIème siècle en route pour le Nouveau Monde) contribue certainement à ce même vertige.

Un mathématicien de génie, collaborateur décisif de la machine de guerre alliée – par le décryptage des communications ennemies réputées les plus secrètes -, inventeur putatif d’un test portant son nom censé – à grands traits et avec quelques sérieux abus de langage (on y reviendra, précisément) – séparer le bon grain de l’ivraie, l’intelligence humaine de son imitation machinique, mathématicien dont on suivra à sens unique la correspondance (à double sens, elle) avec la mère de son meilleur ami de pré-adolescence, trop tôt décédé – perte, pour lui tout particulièrement, irrémédiable.


Tels sont les protagonistes et ingrédients subtilement explosifs du deuxième roman de l’Américaine Louisa Hall, publié en 2015 et traduit en 2017 par Hélène Papot pour la collection Du monde entier de Gallimard (sa version de poche est désormais disponible chez Folio SF), roman polycellulaire et métamorphe dont l’ambition s’étend au rôle central du langage dans l’intelligence – quelle que soit la définition de celle-ci, déjà retenue ou toujours en cours d’élaboration.

À quoi ressemble le monde, ce monde qui m’échappe ? Les étoiles continuent-elles à s’assembler en grappes dans les branches nues des arbres ? Mes petits robots sont-ils vraiment morts dans le désert ? Ou bien, comme il m’arrive de le rêver pendant ces nuits interminables, après l’extinction des feux, ont-ils réussi à s’enfuir et à reprendre des forces ? Je les vois dans mes insomnies : des millions et des millions de créatures magnifiques sortent du désert, viennent se venger d’avoir été bannies.
C’est un rêve, naturellement. Ces robots ne reviendront pas. Ils ne me sortiront pas de cette prison. Mon monde est désormais entouré de barbelés. La hauteur des murs empêche de voir l’extérieur, hormis les flèches qui trouent le ciel : deux enseignes Sonic, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, et au nord une boule de bowling de la taille d’une vache. Tels sont nos horizons. Vous comprenez mon envie de communiquer.
Je veux que vous me pardonniez. C’est sans doute trop demander, je m’en rends compte, après tout ce que nous avons vécu. Je suis désolé que vos enfants aient souffert. Je l’ai bien vu, lors de mon procès : ces jeunes gens raides, bégayant, qui avaient encore plus l’air d’automates que les robots qu’ils aimaient et que vous avez choisi de détruire. Je ne suis pas inhumain : j’ai une fille, moi aussi. J’aimerais me racheter.
Je me trompe peut-être en croyant que ces mémoires seront d’une quelconque utilité. Vous m’avez hué quand je me suis adressé au tribunal, vous m’avez emprisonné pour « orgueil démesuré » et voici ma réponse. Je vous écris depuis l’espace de détente où mon accès aux ordinateurs est limité. Némésis aurait-elle pu se manifester plus clairement ? De toute évidence, je suis déchu. Sur l’ordinateur à ma gauche, un professeur de latin qui dirigeait un réseau de pornographie pédophile. Et à ma droite, un escroc impliqué dans un système de vente pyramidale, vieux, comme beaucoup d’entre nous. Il fait sa trente-quatrième partie de Tetris. Il n’y a que six ordinateurs poussifs pour des dizaines de criminels impatients : banquiers véreux, pornographes, et votre très humble Stephen R. Chinn.
Vous m’avez envoyé croupir dans une prison de luxe. Un club de loisirs déplaisant où je n’ai rien appris sur la souffrance, à part l’ennui et l’affadissement progressif d’une vie coupée du monde. Mes camarades de détention et moi attendons, sans être véritablement malheureux, en surveillant de près le temps qui fuit. Nous avons été déconnectés des activités qui nous définissaient. Notre hiérarchie est fondée sur nos réalisations antérieures. Je ne fais pas partie des protégés du personnel, mais je suis en quelque sorte célèbre chez les prisonniers. Notre spécialiste de l’arnaque pyramidale, par exemple, était à la tête d’une flotte de robots de trading dont j’avais mis au point la fonction langage. A la fin, alors que son fils l’avait lâché et que sa femme s’était retirée dans leur maison de campagne, il ne pouvait plus compter que sur ses robots, dont aucun n’était programmé pour effectuer des distinctions morales. Ils sont restés fiables tout au long de son procès. En signe de reconnaissance, il me garde des portions du caviar qu’il se procure clandestinement. Nous le mangeons sur des crackers, seuls dans sa cellule, ce qui me rend toujours triste : la saveur de l’océan a quelque chose de cruel lorsque vous êtes emprisonné à vie.

Malgré de belles incisions pratiquées ces dernières années dans l’imaginaire de la relation intime homme-machine, par exemple par Ian Soliane (« Après tout », 2024) ou Antoine Jaquier (« Simili-Love », 2019), on n’avait sans doute pas lu récemment de tentative aussi ambitieuse, pour appréhender le quotidien affectif et cognitif de nos époques connectées et si ultra-modernes dans leurs solitudes, que celle-ci, une tentative qui peut s’inscrire à l’échelle du somptueux « Bubblegum » d’Adam Levin.

Par le choix même de ses interlocutrices et interlocuteurs, qu’ils soient historiques et projetés dans les interstices de leurs biographies, futurs entièrement imaginés ou vrais-faux contemporains (la narration se déplace allègrement, en jeu de miroirs savamment inversés, à travers les époques), et qu’ils apparaissent en creux ou en « direct live », Louisa Hall a placé le langage au cœur vibrant de sa spéculation (le titre original, « Speak », était de ce point de vue nettement plus explicite que le titre retenu pour la traduction française), démythifiant avec brio les apparences de la pensée et les cheminements qui y mènent pourtant, peut-être. Retraçant avec une discrète passion, au moyen de plusieurs filtres distincts, les errances et les percées du maniement des mots par la machine, les impasses parfois relevées fort tardivement et les rêves éveillés qui ont habité ce domaine de recherche, comme les implications quasi métaphysiques qui y firent – et font encore – fréquemment irruption, « Rêves de machines » s’affirme comme un ouvrage beaucoup plus rusé qu’il ne le semble de prime abord et, pour tout dire, majeur.

D’où je suis maintenant, repenser à l’effervescence de ces premières années me procure un plaisir amer. Mais il m’est bien moins plaisant, et même en réalité extrêmement douloureux, de comparer le lien qui m’unissait à Murray à l’unique amitié d’enfance de ma fille. Je ne me rappelle que trop la douce mélodie des conversations de Ramona avec sa poupée robot lorsque je passais la tête par la porte de sa chambre. Jamais elle n’a souffert des caprices de ses camarades de classe. Sa scolarité s’est déroulée sans encombre. Comme elle ne se souciait guère de ses semblables humains, ils n’avaient pas le pouvoir de lui faire du mal. De toute manière, quand Ramona était au cours élémentaire, les autres filles avaient le même dérivatif : chacune avait son babybot. Ramona a appris à prendre soin de sa poupée. Elle courait avec elle pour lui faire sentir le mouvement. Elles ne se sont jamais battues. Leur entente était parfaite. La poupée de ma fille était un miroir légèrement embué que je tendais devant son visage. Des années plus tard, quand elle y a renoncé, elle a renoncé à tout. Elle a traversé des monceaux de verre brisé pour entrer dans un monde où elle était une étrangère. Vous imaginez, à onze ans.
Naturellement, Ramona a surmonté cette perte, et est devenue une femme remarquable. C’est la personne la plus attentionnée que je connaisse. Je voulais que les babybots fassent comprendre aux enfants à quel point ils sont humains. En parlant avec Ramona, j’ai parfois l’impression d’avoir réussi. Mais quand je repense à la relation foisonnante qui m’unissait à Murray – ancrée dans le monde, née entre des copeaux de bois, du nylon et des œufs durs – je voudrais avoir été condamné plus lourdement, par égard pour ma fille.

On notera au passage que ce « Rêves de machines » constitue une parfaite illustration de la porosité contemporaine, qui me semble croissante (et différente de la transfiction analysée par Francis Berthelot), entre littérature générale (souvent dite « blanche » par celles et ceux qui ne s’en revendiquent pas) et littératures de genre (en l’espèce, celle d’imaginaire science-fictif), porosité qui trouve ici un bel accomplissement, bien loin des tentatives maladroites (qu’elles soient conscientes ou inconscientes, assumées ou non) de tant d’autrices et d’auteurs cherchant une forme de « goût du jour » sans en maîtriser ni la profondeur ni l’épaisseur des motifs et des tropes. L’anticipation et le futur proche, lorsqu’ils bénéficient d’une véritable écriture, peuvent conduire à des chefs-d’oeuvre inscrits en dehors du genre science-fictif : le récent « Trash Vortex » de Mathieu Larnaudie en fournit une démonstration éclatante. En l’absence de ces qualités d’écriture, le genre se dérobe souvent, et sa poétique particulière disparaît, ne laissant que de pénibles sur-explications et exposés pédagogiques laborieux – se refusant à laisser la lectrice ou le lecteur deviner et élaborer. C’est toute la gloire de la collection Folio SF que de savoir aller dénicher des pépites comme celle-ci (on songera naturellement aussi au formidable « Hors sol » de Pierre Alferi) dans des publications initiales chez Du Monde Entier ou chez P.O.L., fluidifiant ainsi pour notre grand bonheur ces frontières beaucoup trop épaisses inscrites dans le codage administratif de la littérature.

Je me rappelle une marche solitaire dans Harvard, en quittant le département des sciences, alors que l’obscurité précoce de l’hiver s’était déjà installée. Je rentrais chez moi et des lampes s’allumaient ici et là aux fenêtres de la résidence universitaire. J’ai soudain été submergé par le caractère désespéré de ma situation. Mes jambes se dérobaient sous moi ; je me suis appuyé contre le bronze froid d’une statue commémorative. Personne ne me sauverait. Jamais je ne rejoindrais les autres. J’avais toujours été absolument seul. Et pourtant, même à cet instant, je me suis consolé à l’idée que j’étais programmeur, et parmi les meilleurs, qui plus est. Un maigre réconfort mais un réconfort tout de même. Ma tristesse s’est métastasée en fierté. Un jour, me disais-je, tandis que je me dépêchais de regagner ma chambre en franchissant des porches couverts de lierre, on reconnaîtrait l’excellence de mes programmes. Et j’attirerais une fille faite pour moi. J’attirerais un tas de filles. Les femmes afflueraient comme des mouches, captivées par mon génie.
Inutile de préciser le côté répugnant de ce genre de pensée, même chez un garçon de dix-huit ans. J’en ai cinquante-huit, aujourd’hui. J’ai été marié à une femme que j’aimais. J’ai compris que les femmes n’étaient pas des mouches et que ma perspective était complètement faussée.
Elle le reste d’ailleurs probablement. Que valent les désirs contrariés de jeunes gens mal dans leur peau quand le niveau des océans monte, que les déserts progressent et que des familles troquent leur liberté de mouvement contre des logements ? Je ne voyais pas les choses sous cet angle, à l’université. Je n’étais qu’un gamin de la génération du numérique. Nous mettions encore beaucoup d’espoir dans les nouvelles machines. Le pays grouillait de scientifiques givrés, Zuckerberg était à Harvard en même temps que moi, Deep Blue avait battu Kasparov, Palo Alto explosait et les inventions se multipliaient. J’avais presque l’impression de vivre pleinement.

Hugues Charybde, le 4/11/2024
Louisa Hall - Rêves de machines - Folio SF

L’acheter chez Charybde ici

27.10.2024 à 09:38

Paris La Défense : au boulot, il faut sauver Willy !

L'Autre Quotidien

Vous avez aimé le télétravail, seul gain social issu du COVID ? Vous allez adorer retourner à l’office à coups de pied dans le derrière. En effet, la crise de l’immobilier de bureau est telle que pour le gouvernement français il importe désormais, quoiqu’il en coûte d’un nouvel art de vivre, de sauver le secteur à toute vitesse et, plus urgent encore, de sauver La Défense, fleuron parisiano-français d’un centre d’affaires qui craint pour son avenir à plus ou moins court terme.
Texte intégral (2050 mots)

Vous avez aimé le télétravail, seul gain social issu du COVID ? Vous allez adorer retourner à l’office à coups de pied dans le derrière. En effet, la crise de l’immobilier de bureau est telle que pour le gouvernement français il importe désormais, quoiqu’il en coûte d’un nouvel art de vivre, de sauver le secteur à toute vitesse et, plus urgent encore, de sauver La Défense, fleuron parisiano-français d’un centre d’affaires qui craint pour son avenir à plus ou moins court terme.

Par Arthur Weidmann — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=140938443

Le télétravail, dont les merveilleuses vertus nous étaient tant contées il y a seulement quelques années encore a eu des effets totalement inattendus bien au-delà de ceux qu’imaginaient les investisseurs quand, en 2019, les montants investis dans l’immobilier de bureau culminaient à 25 MD€ dans un marché réputé sûr et en constante progression. Et puis les taux d’intérêt, proche de zéro, faisaient chauffer les calculettes des spéculateurs, ailleurs comme à Paris, et La Défense (PLD) envisageait encore ses propres tours jumelles dans un arrogant défi à contretemps bien français. Bon, Poutine n’avait pas encore envahi toute l’Ukraine, Xi Yiping n’avait pas encore viré sa cuti maboul et les maîtres d’ouvrage étaient nombreux dans le monde à faire le même calcul en se tapant sur le ventre. Quelques agences internationales d’architecture idem.

Et puis paf, le télétravail ! Certes, seulement une partie des travailleurs, comme on disait dans le temps, était concernée mais c’était un vrai premier pas vers le retour à l’individualisation des tâches, au respect de la fonction, à la responsabilisation et la confiance en l’être humain, l’inverse du fordisme en somme.

Soudain, l’employé était parfaitement responsable et il était devenu tout à fait convenable qu’il travaille en pyjama depuis sa cuisine. Souvenez-vous des questions existentielles qui avaient alors cours : l’employeur doit-il fournir l’ordinateur portable ? Contribuer au défraiement de l’espace utilisé dans le salon et du coût d’internet ? Sans même parler d’une nouvelle organisation du travail qui rendait caduque la pointeuse pourtant si utile depuis 1840 pour tenir droit les employés, ces enfants qui ne savent pas ce qu’ils font et qui n’ont d’autre désir que de flouer le méchant patron.

Déjà que les entreprises de la Tech avaient les premières inventé le baby-sitting au bureau avec force ambiances comme à la maison, alors autant que les employés restent chez eux pour de bon. En plus, c’est écolo : moins de trajet, moins de harassement pour quiconque autour de la machine à café, et travailler en pyjama, c’est moins de frais de pressing pour les costumes. Alors le télétravail de masse, pour un nouveau paradigme, c’en fut un !

Un succès tel qu’aux États-Unis par exemple, c’est la sociologie de villes entières qui en fut transformée. Pour schématiser, ceux qui le pouvaient sont partis avec leur salaire de Los Angeles, San Francisco, Chicago ou New York pour s’établir dans des villes moyennes tout ce qu’il y a d’agréable, comme à Columbia, dans le Tennessee ou à Columbia en Floride ou Columbia dans le Maine ou le Mississippi afin de vivre en grand style.

En conséquence, les centres financiers – quel comble ! – connaissent aujourd’hui des taux de vacance qui font paniquer les banques ayant investi quand tout allait bien tandis que l’augmentation des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation a fait s’envoler le montant des factures d’aujourd’hui. En France, avec la crise financière survenue dans la foulée de l’inflation, les montants investis en 2023 sur le marché de l’immobilier de bureau ont été divisés par deux depuis 2019 !* À La Défense donc, le taux de vacance, qui s’était envolé depuis la crise Covid, s’est stabilisé depuis deux ans à un niveau très élevé. Il était de 4,6 % en 2019, il était de 14,7 % en 2023, et même à 19 % si l’on intègre les surfaces de bureaux qui ont été libérées mais qui ne sont pas encore commercialisées. C’est près de cinq fois plus que le taux de vacance dans Paris intra-muros, estimé à 4 %. (Cadre de ville, 1/10/2024)** Et encore, sans regarder sous les tapis des remises exceptionnelles sur les loyers ! Et sans compter l’obsolescence accélérée de nombre de tours… La Défense, un symptôme ?

Autant de vacance, ce sont autant de milliers de gens en moins qui fréquentent moins souvent les bars, restaurants, commerces du quartier. Dit autrement, le télétravail n’a nullement fait montre de son inefficacité mais le niveau de vacance induit dans l’immobilier de bureau en France en général, à La Défense en particulier, met en danger tout l’écosystème de ce marché autrefois si lucratif. Un crève-cœur ! Bref, pour le gouvernement, il y a urgence : il faut remettre la France au travail et sauver La Défense !

Certes il y a les personnes qui préfèrent se rendre chaque jour au bureau, ne serait-ce que pour être loin de chez elles, et elles ont bien raison car nous savons aujourd’hui que l’adage loin des yeux loin du cœur se prête tout à fait à l’interprétation Excel quand la bise est venue et qu’une DRH doit faire le tri de qui part et qui reste. Écoutez les infos, les reportages s’accumulent désormais pour expliquer les méfaits du télétravail et je vous fiche mon billet que la communication va bientôt le faire paraître comme un nouveau vice de fainéant. Il n’y a pas d’alternative : il faut sauver le secteur de l’immobilier, et avant tout sauver La Défense, comme il fallait sauver l’orque Willy, coincée dans son aquarium ultralibéral qui aujourd’hui fuit de toute part !

Les chances sont grandes que dans ce pays, on y parvienne, à sauver Willy, mais en retard évidemment et avec une injection massive d’investissements publics, telle que le préconise évidemment l’étude commandée par l’AUDE (Associations des utilisateurs de La Défense) au cabinet Deloitte et présentée le 1 octobre 2024.** Pour autant, l’inquiétude quant au devenir de La Défense n’est pas nouvelle tant elle est intrinsèque à sa création : quel destin pour une copie anglo-saxonne habillée de francophonie ? Ne pas s’étonner donc que ce quartier suive le chemin de ces « centres d’affaires » désormais anachroniques et en déclin.

En effet, la société des services que porte le modèle économique de ces quartiers volumineux en mètres carrés tertiaires semble au bout du rouleau. Ré-industrialiser La Défense ? C’est le paradoxe de la société informatique : en même temps qu’elle permet un flicage des citoyens inconnu de la Stasi et des moyens accrus pour les banquiers de travailler leur obésité, elle offre au citoyen lambda la capacité de cesser d’un coup la course du rat et la possibilité de faire tout seul au mieux de ses moyens.

Cela dit, nous parlons évidemment ici de ceux dont le métier et la classe sociale sont suffisamment influents pour donner des sueurs froides aux investisseurs. La finance en manque d’apprentis-requins ? Au bout de la ligne, cela signifie moins d’impôts pour les communes concernées et des tensions à la baisse sur les salaires de ceux en première ligne dont le métier ne peut pas être délocalisé : travailleurs du BTP, éboueurs, infirmières, attaché(e)s de maintenance d’une société déjà vieille et vieillissant encore. Pendant ce temps, les habitants de Columbia, USA voient leurs impôts flamber pour soutenir le rythme des investissements nécessaires destinés à retenir les nouveaux habitants à fort pouvoir d’achat – lesquels ont importé leur style de vie et exigent les services d’éducation, culturels et de divertissement auxquels ils sont habitués – tandis que les autochtones et leurs enfants ne peuvent plus résider en ville. Même à Las Vegas, le croupier ne peut plus se loger. Alors le croupier de Royan, Charente-Maritime…

D’où la recommandation du rapport Deloitte de développer la reconversion des tours de La Défense en logements, pour étudiants notamment, au titre duquel il s’agit, comme de juste, « d‘assouplir les contraintes réglementaires ». Laurent Hottiaux, préfet des Hauts-de-Seine, cité par Cadre de Ville, explique que cette étude « vise à accélérer les transformations de bureaux en logements, de façon à éviter que, dans quelques années, nous soyons amenés à créer une nouvelle agence de la transformation urbaine, une Anru des bureaux, et à devoir mobiliser des milliards de fonds publics. C’est le risque auquel nous sommes confrontés ».

Que personne ne s’étonne donc si les télétravailleurs tant dorlotés hier sont demain montrés du doigt : il faut sauver Willy, fissa !

Sinon, dans dix ans, quoi ?

Christophe Leray, pour Chroniques d’architecture le 28/10/2024, édité par la rédaction

* Pourquoi le télétravail a démoli le marché de l’immobilier de bureau (RFI, 12/03/2024)
**In “La Défense se redessine aujourd’hui”, une étude commandée par l’Association des utilisateurs de La Défense (Aude) au cabinet Deloitte et présentée l 1er octobre 2024. Citée par Cadre de Ville 1/10/2024.

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