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09.07.2024 à 10:12

Quoi qu'il en soie/soit par Laurent le Deunff chez Sémiose

L'Autre Quotidien

Whatever This May Be, la sixième exposition de Laurent Le Deunff chez Semiose, transforme l’espace de la galerie en un paysage tout blanc, peuplé de sculptures figuratives sur socles ou posées à même le sol, faites de « vrai » et de « faux bois ».
Texte intégral (1638 mots)

Whatever This May Be, la sixième exposition de Laurent Le Deunff chez Semiose, transforme l’espace de la galerie en un paysage tout blanc, peuplé de sculptures figuratives sur socles ou posées à même le sol, faites de « vrai » et de « faux bois ».

La formule « Quoi qu’il en soit », qui donne son titre à l’exposition, fait référence à la polémique ayant entouré le procès gagné par Constantin Brancusi contre le gouvernement américain, qui avait taxé ses sculptures — en principe exonérées en tant qu’œuvres d’art — lors de leur transit vers les États-Unis pour une exposition dans les années 1920. Au cœur du litige, L’Oiseau dans l’espace avait été considérée par les douaniers comme un objet industriel manufacturé et non comme une œuvre. De quoi plaire à Laurent Le Deunff, qui pratique la sculpture comme un art de l’artifice et cultive les faux-semblants.

Pour son nouvel opus parisien, l’artiste réunit, dans un accrochage dense aux accents modernistes composé d’une forêt de socles formant des îlots labyrinthiques propices à la déambulation, principalement deux ensembles d’œuvres sculpturales récentes : des totems en bois et des pièges en ciment.

Si leurs sources iconographiques sont communes, ils émanent de techniques qui fonctionnent à contre-courant l’une de l’autre : la taille directe du bois d’une part et le rusticage de l’autre (ou rocaillage selon qu’il s’agit d’imiter le bois ou la roche). Tandis que la première permet à l’artiste de sculpter des formes mimétiques dans un élément naturel, le bois, la seconde imite ce dernier à partir de matériaux industriels. Aussi, le matériau d’une technique devient le motif de l’autre ; les défauts de l’une, les ornements caractéristiques de l’autre.

Laurent Le Deunff, 3 Os, 2022 Albâtre, 3 éléments, 1,5 × 10,5 × 3,5 cm — 5/8 × 4 1/8 × 1 3/8 in, unique. Courtesy Semiose, Paris

Cadavres exquis

Placées sur des plateformes parallélépipédiques de hauteurs différentes qui semblent engagées dans une partie de Tetris en 3D, une multitude de sculptures-totems tripartites en bois reprend le principe du cadavre exquis rendu célèbre par les Surréalistes, dans des versions en ronde-bosse qui tiennent tantôt du trophée sportif, du bibelot ou de l’ex-voto. L’on y croise, pêle-mêle, un poisson-lune coiffé d’une chips qui trône sur un outil d’affûtage, une loutre prise en sandwich entre une dent et une clef, un coffre-fort surmonté d’un os et d’une cacahuète, et nombre d’autres créatures-objets hybrides intégrant parfois, parmi leurs organes, des fragments de sculptures modernes ou contemporaines plus ou moins identifiables (Sarkis, Jean Arp ou Phillip King). Empruntant leurs titres aux différentes essences de bois dans lesquelles elles ont été directement taillées (buis, chêne rouge, pommier, eucalyptus, poirier, etc.), les sculptures agrègent, dans différents gabarits (de la taille de la main à plus d’un mètre), des formes qui se superposent dans des rapports d’échelle incongrus du plus bel effet comique, à l’instar de cet autre monument de la sculpture, le merveilleux Suddenly This Overview (1981) de Fischli & Weiss. Chez Laurent Le Deunff, c’est le matériau qui dicte la forme et l’envie qui guide la main sans qu’aucun projet esthétique ne préside à la réalisation et que rien ne puisse empêcher l’artiste de se laisser surprendre par les formes éclectiques qui affleurent et se télescopent avec humour.

Il faut savoir que l’artiste se passionne tôt pour les formes sculptées issues des cultures et pratiques vernaculaires — des mâts commémoratifs de Colombie-Britannique (Canada) aux sculptures contemporaines sur sable –, auxquelles il porte un intérêt qui ne l’a pas quitté depuis sa découverte de l’art à 18 ans, à la faveur de la première rétrospective de l’œuvre d’un certain sculpteur roumain au Centre Pompidou en 1995.

Toc

Si ses sculptures en taille directe sont issues d’une pratique quotidienne où il peut à loisir débiter ses billes de bois à la tronçonneuse côté jardin ou les ciseler sur l’établi côté atelier, il en est autrement des rusticages que Laurent Le Deunff réalise auprès d’un rocailleur lors de sessions de travail dédiées.

À l’origine, c’est pour copier ses propres œuvres en bois et « avoir la satisfaction de sculpter des bûches » (selon ses propres termes), que l’artiste s’adonne à ces techniques de maçonnerie qui visent à imiter le bois ou la pierre en modelant un mortier de ciment, sable et latex dans le frais, par couches successives, sur une structure de fers à béton et de grillage.

Le recours de l’artiste à ces procédés caractérise le second corpus de sculptures disséminées dans l’espace de la galerie, qui toutes sont empreintes d’un potentiel utilitaire que l’artiste choisit soit de ne pas activer ou qu’il désamorce. Outre un bestiaire récurrent chez lui, parmi lequel un blaireau-fontaine, un hibou-barbecue ou encore des phasmes aux airs de chenets de cheminée, il comprend une série de pièges de trappeurs (des assemblages de cordes et de bûches en rusticage teintés une fois secs, la patine naturelle du temps due à leur exposition en extérieur faisant le reste) — parfaitement inoffensifs par ailleurs car figés dans le béton — et une trappe, seuil de tous les possibles.

D’un claquement de doigts, nous voilà aussitôt transporté·e·s au pays de l’enfance, au sein du Club des cinq ou chez les Castors Juniors, en quête de frissons et d’aventures extraordinaires au milieu de ces objets conservés, sculptés, imités, hybridés… Whatever They May Be. De l’art ! Assurément.

Alice Motard, le 10/07/2024
Laurent Le Deunff -
Whatever This May Be -> 17/08/2024
Galerie Sémiose - 44, rue Quincampoix 75004 Paris

09.07.2024 à 07:49

Fight Back confronte la violence domestique sur le ring en Angleterre

L'Autre Quotidien

Darklight documente le parcours de dix femmes participant à un programme de boxe pour lutter contre la violence domestique, en collaboration avec la photographe Rebecca Naen.
Texte intégral (2881 mots)

Darklight documente le parcours de dix femmes participant à un programme de boxe pour lutter contre la violence domestique, en collaboration avec la photographe Rebecca Naen.

La marque mondiale de photographie Darklight a commandé la série de photos The Fight Back, qui sera accompagnée d'une exposition, d'un court métrage et d'un livre de photos. Réalisée par la photographe Rebecca Naen, cette série photographique documentaire retrace le parcours de dix femmes "qui suivent un programme d'entraînement physique intensif, dont le point culminant est un combat sur un ring de boxe, afin de sensibiliser le public à la violence domestique". Dans le cadre d'un premier programme orchestré par Fight Forward (une initiative lancée par l'ancienne championne britannique Lesley Sackey), le projet utilise la boxe comme outil pour surmonter les traumatismes et permettre aux participantes de reprendre le contrôle et de partager leurs histoires de survie.

Sarah Williams, cofondatrice de Darklight et participante au programme, explique que le projet n'était pas seulement un défi physique épuisant, mais aussi un moyen pour elle d'aborder un sujet très personnel : Ma propre expérience de la violence domestique a été une période extrêmement difficile et effrayante de ma vie, mais c'est quelque chose que j'ai toujours balayé sous le tapis en disant que c'était juste "quelque chose qui est arrivé". Pour moi, la boxe a été un espace sûr où j'ai pu me sentir autonome et forte, mentalement et physiquement", explique-t-elle. Aussi, lorsque Lesley a pris contact avec Fight Forward, Sarah a reconnu l'opportunité de créer quelque chose de positif à partir de ses expériences passées et de faire connaître le problème de la violence domestique à un public plus large.

Mandatée par Darklight, Rebecca a entrepris de documenter le régime d'entraînement de six jours par semaine des participantes et la finale des combats de boxe au All Stars Boxing Gym de l'ouest de Londres. Lorsqu'elle parle de son processus de documentation, Rebecca partage son point de vue : "Pour moi, la création d'un espace sûr était la chose la plus importante, en particulier pour les interviews. Nous avons opté pour un mélange d'interviews et de portraits en studio, une séance d'observation à l'entraînement, puis une soirée de combat. Nous ne voulions pas que quelqu'un se sente dépassé par ma présence, ou que je le dérange d'une manière ou d'une autre [...] Il s'agissait de leur voyage et non du mien".

Capturant des moments à la volée, filmant entre les cordes des rings de boxe et à travers les portes des vestiaires, les images de Rebecca saisissent les aspérités authentiques des parcours de chaque femme - une fenêtre sur le courage nécessaire pour être là. "Beaucoup de femmes ont dit à quel point elles ont dû se battre contre elles-mêmes pendant ce voyage, c'était une énorme bataille mentale, bien plus que la bataille physique. [...] Elles ont continué à se présenter, à ouvrir leurs plaies, à regarder vers l'avant", raconte la photographe. "J'ai été très honoré de pouvoir documenter ce voyage, de me voir confier quelque chose d'aussi brut et personnel.”

Compilées dans un livre de photos de 100 pages conçu par Gabby Vincente chez Darklight, les images de Rebecca font l'objet d'un projet éditorial autour du concept d'"héroïnes de l'anneau", inspiré par la sainte patronne de la France, Jeanne d'Arc. "Connue pour son courage, sa résilience et sa détermination inébranlable”, Gabby a voulu faire écho au parcours de cette figure historique dans la lutte actuelle contre les abus domestiques. "Notre vision du livre était de mélanger la modernité avec un côté sportif, en incorporant subtilement des éléments médiévaux", explique Gabby. La créatrice explique : "Les femmes présentées dans le livre photo ne sont pas seulement des survivantes - ce sont des guerrières, qui trouvent force et solidarité dans la boxe pour reprendre leur vie en main [...] Cela a influencé notre choix de polices gothiques modernes et sans empattement, de graphiques délicats et d'une palette de couleurs vibrantes, tous destinés à évoquer des sentiments de majesté, de courage et d'éclat qui résonnent avec notre concept d'autonomisation."

Pour enrichir ces éléments visuels et médiévaux, le livre est entrecoupé de pages rouge vif contenant des citations tirées des échanges entre les femmes pendant leur participation au programme - un aperçu des hauts et des bas de l'expérience, et un témoignage de l'esprit d'encouragement qui a été cultivé entre elles. Représentation plus holistique du programme par sa ponctuation typographique, le livre vise à mettre en lumière ce qui se trouve au-delà des portraits et des photos d'entraînement : la force et la solidarité que les participantes ont trouvées grâce à la boxe. Rebecca conclut : "J'espère que les gens en retireront de la force. De l'inspiration pour se battre à leur tour. Que vous êtes plus fort que vous ne le pensez, que vous êtes aimé, que vous êtes tout ce que vous avez besoin d'être, et que si quelqu'un essaie de vous priver de cela, sachez qu'il y a du soutien".

Le livre de photos Fight Back a été publié en édition limitée et la totalité des bénéfices a été affectée à l'initiative Fight Forward, qui vise à aider les survivants de la violence domestique à "triompher de leur traumatisme" grâce à la boxe. Si vous cherchez des conseils ou un soutien concernant la violence domestique ou si vous avez été victime de violence domestique, les organisations caritatives britanniques Women's Aid et Refuge offrent un certain nombre de services vitaux dans toute l'Angleterre, s'efforçant de mettre fin à la violence domestique à l'encontre des femmes et des enfants.

Ellis Tree pour It’s Nice That, le 10/07/2024 édité par la rédaction

Darklight: The Fight Back (Copyright © Rebecca Naen, 2024)

08.07.2024 à 19:44

Alors… après tout

L'Autre Quotidien

Une intime substitution bio-informatique, une folie à deux qui n’en est pas tout à fait une : d’une écriture redoutable, Après tout, roman de Ian Soliane, est un magnifique conte cruel et ambigu des avènements artificiels.
Texte intégral (3009 mots)

Une intime substitution bio-informatique, une folie à deux qui n’en est pas tout à fait une : d’une écriture redoutable, Après tout, roman de Ian Soliane, est un magnifique conte cruel et ambigu des avènements artificiels.

Pas de note de lecture proprement dite pour « Après tout », roman de Ian Soliane paru en avril 2024 aux éditions Jou : l’ouvrage fait en effet l’objet d’un article de ma part dans Le Monde des Livres daté du vendredi 21 juin 2024 (à lire ici). Comme j’en ai pris l’habitude en pareil cas, ce billet de blog est donc davantage à prendre comme une sorte de note de bas de page de l’article lui-même (et l’occasion de quelques citations du texte, bien sûr).

Pendant la mise en route du freeware, les yeux de Claire roulent dans ses orbites. Ça ne prend pas très longtemps. J’ai reculé d’un pas. Je la regarde. Elle me regarde. On se sourit. En fait, je la reconnais tout de suite. Je lui donne la main et elle me suit jusqu’au sofa en cuir. Je pose une tablette de chocolat devant elle, et la prie de s’asseoir. Je lui fais décliner son identité, préciser sa marque de chocolat préférée, la hauteur du Zouave du pont de l’Alma, puis je lui demande qui je suis, à son avis.
Les premiers mots sont assez pénibles. On dirait qu’il y a une sourdine dans sa voix. Je mets une bonne minute avant de comprendre que l’emplacement réseau se trouve sous l’aisselle gauche. Je lis la notice. « Surtout ne pas appliquer les doigts directement sur la peau.» Je n’applique pas directement les doigts sur la peau. J’ai très envie de lui toucher les cheveux. Soudain Claire se lève et m’informe que la température de la pièce est à dix-huit degrés. Elle me fixe droit dans les yeux, inspire profondément, et je retiens mon souffle, parce que Claire me prend la main et l’approche de son visage, la reniflant. Sa bouche s’ouvre et elle dit : j’ai froid. Il faut que je dise quelque chose. Je lui dis de ne pas bouger, je vais chercher une robe, mais arrivé sur le palier, je suis secoué d’une crise de larmes. Je pleure si fort que je suis incapable de pousser la porte. Je pleure peut-être pendant cinq minutes, devant la porte. Il me faut un bon quart d’heure avant de trouver le courage de revenir dans le salon. Claire ne me prête aucune attention à l’instant où je m’assieds : elle joue avec ses doigts, je crois qu’elle compte ses doigts.
Mon amour, tu as ressenti des fourmillements dans la main droite, une faiblesse dans la jambe droite. Un matin, tu ne réussis pas à serrer le pouce et l’index. J’ai toujours, devant mes yeux, l’image de ton visage, sortant de la salle de bain : tu te trouvais «une tête horrible» et te sentais « bizarre ». Tu en parlas à une amie médecin qui te conseilla de faire un électromyogramme. «On verra ça plus tard.» Pour toi, c’était psychologique. Tu travaillais trop. Tu commenças à t’inquiéter quand une paralysie s’installa au niveau du pouce droit.
Claire a été livrée avec une paire de chaussons et une combinaison en tissu bleu jetable. Je lui enfile sa robe vert clair à col montant. Ce n’est pas n’importe quelle robe. Ses pieds : j’évite les chaussettes à motif. Dans mon souvenir, Claire n’aimait pas ça. En se levant elle dit « où est le ciel ? » et je réponds « assieds-toi », mais au lieu de s’asseoir, elle traverse la pièce à pas lents. C’est sa démarche. Elle fait plusieurs fois le tour du chat endormi sur la chaise. On dirait que c’est la première fois de sa vie qu’elle voit un chat. Tout à coup elle s’écarte et me demande de choisir une musique, une musique que je voudrais qu’elle chante. Nous passons l’heure suivante à nous tenir la main. La première soirée s’écoule ainsi, sur le canapé du salon. Claire dort la tête sur mes genoux. Je lui caresse les cheveux.
Mon amour, tu passas un premier électromyogramme, puis un second, plus approfondi, avec un neurologue de l’hôpital de la Salpêtrière. On te diagnostiqua six mois après l’apparition des premiers symptômes : à 39 ans, tu étais atteinte d’une S.L.A. Ta première réaction fut de rester assise un long moment, contemplant tes mains. Tu ne voulais pas aller voir sur Internet pour ne pas te faire peur. Tu restas de longues minutes à regarder Roger Federer, Elon Musk, Jennifer Lopez se verser un seau d’eau glacée sur la tête, et la grimace d’Eminem, tu t’es passé et repassé cette grimace, qui symbolisait le ressenti des personnes à l’annonce du diagnostic de cette maladie : le froid, l’effroi, la paralysie de tout le corps.
S pour «sclérose» (correspond à un durcissement). L pour «latérale» (car elle s’attaque au côté de la colonne vertébrale). A pour «amyotrophique» (une privation de nutrition des muscles). La SLA ou Maladie de Charcot est une maladie neuro-dégénérative non contagieuse dont on ne connaît pas précisément l’origine et pour laquelle aucun traitement réellement convaincant n’a pour le moment été mis au point. Bien sûr, tu es aussitôt entrée dans le schéma «pourquoi nous», mais une fois que tu avais dit ça, tu te contentas de nous serrer dans tes bras et de nous embrasser. Je suis coriace – c’était ta phrase. Nous sommes partis quinze jours à Honfleur, à la « Coconnière ».
Ses yeux verts, ses longs cils, ses épais cheveux bruns, son petit nez busqué, ses narines arquées, ses pommettes bien dessinées, son sourcil en accent circonflexe, ses petites épaules, sa cicatrice sur le ventre, le petit grain de beauté au coin de la bouche, et le truc qu’elle fait, avec sa lèvre supérieure, en sortant légèrement la langue, donnant parfois l’impression qu’elle va se mettre à rire. Pendant les deux ou trois premiers jours, Claire m’adresse à peine la parole. Elle déambule d’un endroit à l’autre dans l’appartement. Je ne peux en détacher les yeux. Elle s’agite dans la pièce, va examiner les stores, soupèse dans sa main le cendrier en verre, caresse le cadre du tableau rouge pendant de longues minutes (je l’ai laissé en évidence au-dessus du bureau). Mais surtout, très vite, le problème du chat se pose : il grogne, crache, hérisse le poil dès qu’elle approche. La réponse est toujours la même : Claire se fige instantanément. Certains mots- clefs la relancent. Ça va tout de suite mieux. Il y a des moments où je ne peux m’empêcher d’approcher et de lui toucher le visage. Je la retourne. Je la regarde. Je lui remets sa mèche derrière l’oreille. Ce matin, à ma grande surprise, elle a avalé une barre chocolatée. Je l’écoute mastiquer. Indubitablement, elle mastique. C’est marrant. Elle mange les noisettes séparément de la barre. Je me demande si elle digère les aliments solides, et je ne sais pas ce qu’il advient des déchets. Le mémo du professeur a été très instructif : Claire urine peu, ses excréments sont très secs, et elle ne transpire quasiment pas. Par contre elle pleure à chaudes larmes, et elle rit quand on la chatouille. Le professeur recommande : «sourire», «acquiescer régulièrement», «contact visuel», «pas de lunettes de soleil», «aucune action les premières nuits», «et si vous allez aux WC, laissez la porte entrebâillée», «parce que oui, n’oubliez pas qu’avant toute chose, votre femme doit redécouvrir son environnement.» Mais qu’il ne s’inquiète pas : je la couche en laissant le plafond allumé. Puis je me déshabille dans la salle de bain et me mets au lit. Je guette son profil. Les battements des yeux. La nuit, si je lui demande, elle peut les fermer pour dormir, je préfère.

Même si Ian Soliane joue à merveille avec les apparences, dans ce roman du contournement d’un tabou majeur quoique le plus souvent informulé, celui de la relation amoureuse (et sexuelle) homme-machine (ou homme-cyborg, fort loin toutefois de la tentative féconde et de la métaphore hybride de Donna Haraway), « Après tout » ne s’inscrit pas dans la confrontation directe inscrite dans l’ordre de l’abomination (même si certains protagonistes, à la découverte de ce qui se passe, s’y inscriront, eux, de plain pied). Nous ne sommes pas ici dans « La semence du démon » (1973) de Dean Koontz ou dans son adaptation filmique « Génération Proteus » (1977), ni même, dans un registre pourtant bien distinct dans chaque cas, dans « La survivante » (1985) de Paul Gillon ou dans le redoutable « Monique : toujours contente » (2002) de Valérie Guignabodet, avec Albert Dupontel.

C’est bien du côté de « L’inquiétante étrangeté » (1919) de Sigmund Freud, et de son application spécifique à la robotique par Masahiro Mori dans son « La vallée de l’étrange » (1970), étrangeté de traits, de mécaniques et de situations qui fournit sans hasard le cadre réel des séries télévisées suédoise « Real Humans » (2012) et russe « Better Than Us » (2018), que Ian Soliane produit son superbe effort : qu’il trouve à nouveau ici une écriture spécifique pour parcourir cette uncanny valley est l’un des joyeux miracles de cette « fable cruelle » (pour reprendre un élément du titre de l’article du Monde des Livres – titre qui ne dépend pas de l’auteur de l’article, rappelons-le) et néanmoins parfaitement et subtilement ambiguë.

Comme dans son remarquable « Basqu.I.A.t », paru en 2021 aux éditions Jou, Ian Soliane nous montre ici aussi, au passage, comment une écriture authentique et talentueuse, s’inscrivant volontairement dans une zone acquise à la science-fiction en tant que genre (l’intelligence artificielle et la bio-ingénierie, pour simplifier) sans en épouser toutefois les codes poétiques spécifiques (codes qui restent encore aujourd’hui largement à définir, malgré les efforts de théoriciennes et théoriciens tels que, parmi plusieurs autres, Darko Suvin et Fredric Jameson – même si cette quête-là n’est pas centralement la leur -, ou plus près de nous, Irène Langlet ou Simon Bréan), parvient à baliser une telle zone-frontière d’une manière neuve et puissante.

Un homme totalement chauve, visage dur, mâchoire carrée, cigare aux lèvres, la quarantaine, avec un regard sévère et concentré : c’est Ivan. Il fait partie de ces individus qui correspondent parfaitement à leur prénom. Ivan commence par déchirer la capsule d’un tube de gel et en badigeonne soigneusement le menton de Claire. À la consultation, Claire passe des tests, celui des charades, de l’équilibre, flexion des genoux, adhérence au sol, etc., le professeur lui demande de marcher, de sauter, d’écrire, de suspendre son manteau à la tringle, etc. L’entretien dure entre trente à trente-cinq minutes. Nous faisons une sorte de bilan de cette première semaine. Nous passons en revue les mimiques, les intonations, les petits gestes, et son désir de danser. Nous nous attardons sur le choix d’expressions employées par Claire (depuis quelques jours, c’est le classique «mon chéri», un «dadou» sort parfois, et d’autres surnoms du genre chaton ou baby). Détail à noter : lors d’un baiser, j’ai eu un goût salé dans la bouche. J’ai aussi remarqué qu’elle émettait un genre de «petit prout» tous les jours à la même heure, vers trois heures moins le quart. Ivan me dit que ce n’est pas forcément une mauvaise chose. De temps en temps, il tapote le grain de beauté, pour affiner d’infimes réglages, et Claire ne quitte pas des yeux le mouvement de sa main. Il dit qu’il compte sur moi pour la bichonner. Je lui dis que je n’ai pas l’intention de faire quoi que ce soit d’autre. J’apprends au passage que l’assistance est gratuite, et concernant l’amour, Ivan me dit en riant qu’elle dispose d’un processeur d’environ trois cents cœurs. La nuit d’après – la septième nuit suivant son retour – est une nuit où je me réveille avec Claire qui est en train de me masturber et me susurrer à l’oreille des choses obscènes au sens de vraiment obscènes, et une fois fini, elle dépose un baiser sur chacun de mes yeux.

Sur le même ouvrage, il faut lire les excellents billets de L’épaule d’Orion (ici), de Quoi de neuf sur ma pile ? (ici) et du Nocher des Livres (ici).

Hugues Charybde, le 10/07/2024
Ian Soliane - Après tout - éditions Jou

l’acheter chez Charybde, ici

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