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19.07.2021 à 17:44

Le Berlin Group 21, les mails d’Ivan et les théories du complot sur les armes chimiques

Nick Waters

En mars dernier un nouveau site Web pour un groupe formé par deux anciens diplomates et un universitaire de l’Ivy League préoccupés par les activités de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) était mis en ligne. Le Berlin Group 21 (BG21) publiait sur sa page d’accueil une déclaration dans laquelle l’organisation se disait « […]

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Texte intégral (6255 mots)

En mars dernier un nouveau site Web pour un groupe formé par deux anciens diplomates et un universitaire de l’Ivy League préoccupés par les activités de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) était mis en ligne.

Le Berlin Group 21 (BG21) publiait sur sa page d’accueil une déclaration dans laquelle l’organisation se disait « profondément préoccupé » par une enquête de l’OIAC sur une attaque chimique contre la ville syrienne de Douma en 2018 qui a tué plus de 40 civils. Parmi les signataires figuraient d’éminents journalistes, des universitaires, une ancienne membre du Congrès américain et candidate à la présidence ainsi qu’un ancien dirigeant de la Royal Navy britannique.

Le groupe était « représenté » par trois personnalités éminentes : José Bustani, Richard Falk et Hans von Sponeck, précisait le site.

José Bustani est ancien directeur général de l’OIAC, Richard Falk, professeur émérite de droit international à Princeton et Hans Von Sponeck, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU et coordinateur humanitaire pour l’Irak.

Pourtant, quelques semaines plus tard, la création du BG21, ainsi que la genèse de son communiqué, suscite toujours de nombreuses interrogations.

Le logo de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), lors d’une session extraordinaire à La Haye, Pays-Bas, le 26 juin 2018. REUTERS / Yves Herman

En Avril, Newlines magazine a révélé que le BG21 était une organisation servant de « façade » au Working Group on Syria, Propaganda and the Media (Groupe de travail sur la Syrie, la propagande et les médias, ou WGSPM). La publication de mails a également permis de dévoiler qu’un membre du WGSPM se vantait d’avoir organisé la promotion médiatique du BG21 auprès d’un individu qu’il prenait à tort pour un officier du renseignement russe.

Le WGSPM a été largement critiqué pour les prises de position de ses membres, un groupe d’universitaires britanniques et de blogueurs. Le groupe a, entre autres, prétendu que des attaques chimiques en Syrie auraient été organisées par des rebelles syriens, malgré une montagne de preuves pointant au contraire la responsabilité du régime syrien, comme pour des centaines d’autres attaques chimiques.

Le BG21 a ensuite publié un communiqué affirmant que les accusations selon lesquelles il n’était qu’une façade du WGSPM étaient « fausses » et qu’il était « entièrement indépendant de tout autre groupe ou organisation ». Ces affirmations ont également été rejetées lors d’entretiens téléphoniques avec Hans von Sponeck et Piers Robinson, cofondateur du WGSPM qui, comme beaucoup d’autres membres du groupe, a relayé des théories du complot liées aux événements en Syrie et ailleurs.

Pourtant, d’autres éléments des conversations de Bellingcat avec Sponeck et Robinson révèlent ce qui semble être un contact étroit entre ces deux derniers à propos des activités du BG21 et de l’engagement autour de son communiqué. En résumé :

  • Piers Robinson déclare à Bellingcat qu’il avait accès au site web du BG21, bien qu’il ait déclaré ne pas l’avoir mis en place, ne pas le contrôler et ne pas être impliqué dans la publication de son contenu. Il a également déclaré qu’il avait examiné le communiqué à différents stades de sa rédaction, mais que cette implication n’avait été en aucune façon significative et n’était « pas un secret », bien qu’elle n’ait pas été rendue publique.
  • Hans von Sponeck déclare à Bellingcat que Robinson l’a aidé à identifier des personnes pour signer le communiqué. Mais Robinson affirme que toute l’aide qu’il a apportée l’a été à titre personnel plutôt qu’en tant que membre du WGSPM. Sponeck assure que de nombreuses personnes ont été consultées au sujet du communiqué.
  • Sponeck, l’un des représentants du BG21, semble ne pas être au courant des principaux détails du rapport de l’OIAC sur Douma, bien que la raison d’être de son organisation soit d’exprimer des « préoccupations » au sujet de la manière dont cette enquête a été menée. Il assure qu’il cherchait simplement des éclaircissements et que le but du BG21 est de faire en sorte que les scientifiques soient entendus et que l’intégrité de l’OIAC soit préservée. Il ajoute que la responsabilité du communiqué n’incombe qu’à lui-même, Falk et Bustani et qu’il n’y a aucune coordination avec des groupes comme le WGSPM.
  • Lord West, membre de la commission du renseignement et de la sécurité du parlement britannique, déclare qu’il avait été invité à signer le communiqué par Peter Ford, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en Syrie, actuellement sur la liste des coprésidents de la British Syrian Society (BSS), un lobby dirigé par le beau-père du président syrien, Bachar al-Assad. La manière dont Ford a pris connaissance de l’existence de ce communiqué n’est pas établie. Lord West assure également qu’il n’était pas au courant des liens de Ford avec la BSS. Ford a précédemment déclaré que son rôle à la BSS n’était pas rémunéré.
  • Paul McKeigue, un autre co-fondateur du WGSPM, affirme dans des courriels adressés à une personne qu’il croyait être un officier du renseignement russe que Robinson et lui ont participé à l’organisation de la promotion médiatique du BG21. Bien qu’il ait dit plus tard qu’il avait enjolivé la réalité dans sa correspondance, son objectif réel reste flou. Robinson souligne également que McKeigue affirme avoir exagéré la réalité dans sa correspondance.
  • La Courage Foundation, un fond établi par Wikileaks qui vise à soutenir les lanceurs d’alerte, a également publié et promu le communiqué ainsi que d’autres documents au même moment que le BG21. L’implication de la Courage Foundation dans la publication de ce communiqué n’est pas établie et l’organisation n’a pas répondu à notre demande de commentaires.

Nader Hashemi, directeur du Center for Middle East Studies et professeur agrégé de politique du Moyen-Orient et de l’Islam à l’Université de Denver, déclare à Bellingcat que si Robinson ou l’un de ses collègues du WGSPM étaient d’une quelconque manière impliqués avec le BG21 ou dans la rédaction de son communiqué, de sérieuses questions se poseraient sur la légitimité et l’indépendance des deux organisations. D’éventuelles connexions également préjudiciable pour le BG21 étant donné le passé conspirationniste de Robinson, a-t-il ajouté.

Scott Lucas, professeur émérite de politique internationale à l’Université britannique de Birmingham qui a suivi de près la controverse autour de Douma confirme et ajoute que la réputation universitaire de Robinson a été « enterrée » par ses déclarations conspirationnistes comme sur les « mises en scène de massacres » de civils tués dans des attaques chimiques.

Pour saisir cette histoire dans toute sa complexité, il faut d’abord comprendre comment un mystérieux individu nommé « Ivan » a pu pousser un co-fondateur du WGSPM à se livrer au sujet de ce qu’il prétendait être la portée et l’impact du WGSPM.

Les mails d’Ivan

Paul McKeigue a obtenu bien plus que ce qu’il espérait en entamant une correspondance avec « Ivan ».

Cofondateur du WGSPM, McKeigue est également professeur d’épidémiologie génétique à l’Université d’Édimbourg. McKeigue en est venu à croire qu’Ivan, qui lui avait envoyé un e-mail à l’improviste, était un officier du renseignement russe.

Après de premiers échanges prudents, McKeigue commence à lui partager des informations au sujet des activités de certaines figures du WGSPM. Il affirme rapidement à Ivan que le fondateur du WGSPM, Piers Robinson, a « travaillé au cours des derniers mois pour coordonner cette initiative. (https://www.heise.de/tp/features/Glaubwuerdigkeit-und-Integritaet-der-OPCW-wiederherstellen-5078562.htmlhttps://www.heise.de/tp/features/Glaubwuerdigkeit-und-Integritaet-OPCW-wiederherstellen-5078562.html)».

Un lien qui renvoie vers le communiqué du BG21 à propos de l’enquête de l’OIAC sur Douma, communiqué publié par le site allemand Telepolis.

Ivan répond alors qu’il ignorait que ce communiqué sur l’OIAC était l’œuvre de Robinson et demande pourquoi ni Robinson ni McKeigue ne s’y sont pas associés publiquement.
« Piers pense qu’il est préférable pour lui de rester dans les coulisses, car notre WGSPM fait quelque peu l’objet de controverses et nous avons été diffamés par les médias », répond McKeigue, qui précise également que : « Le groupe qui diffuse le communiqué s’appelle désormais le Berlin 21 Group ».

Robinson, ancien professeur de journalisme à l’Université de Sheffield et co-fondateur du WGSPM, a longtemps fait l’objet de polémiques pour avoir relayé des théories du complot concernant, entre autres, la Syrie.

Il a notamment fait l’éloge d’un ouvrage suggérant que des explosifs avaient été utilisés pour détruire le World Trade Center le 11 septembre et a affirmé que le COVID-19 était un « virus peu mortel », comparable à la grippe saisonnière. Il a également déclaré que la bannière « Mission Accomplished » présente derrière le président George W. Bush lorsqu’il déclarait en 2003 la fin des principales opérations de combat en Irak avait été « superposée » sur les images de l’événement et qu’elle n’y était pas réellement présente.

Le WGSPM, quant à lui, a mis en doute le fait que la Russie a réellement produit le Novitchok. Sur la Syrie, Robinson et le WGSPM affirment depuis longtemps que des attaques chimiques auraient été mises en scène par des groupes rebelles opposés à Assad, avec l’aide des secouristes de la Défense civile syrienne, les Casques blancs. L’un de leurs membres a même affirmé que les Casques blancs sont une « cible légitime ».

Dans une autre partie des échanges de courriels, McKeigue semble souligner d’avantage sa participation ainsi que celle du WGSPM aux activités de BG21. « Nous organisons une promotion médiatique », a-t-il écrit en faisant apparemment référence au communiqué du BG21.

Un courriel entre Paul McKeigue et « Ivan ». Mail fourni par la CIJA.

Ce courriel a été envoyé le 4 mars, une semaine avant l’enregistrement du site web du BG21, le 11 mars.

Malheureusement pour McKeigue, Ivan n’est pas un officier du renseignement russe, mais un membre de la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (CIJA), une ONG qui a documenté les violations des droits humains en Syrie.

McKeigue avait auparavant cherché à enquêter sur les activités du CIJA ainsi que sur son fondateur, William Wiley, qu’il croyait à tort être un agent de la CIA. Certains de ces mails, dont l’existence a déjà été rapportée par la BBC, sont intégrés dans cet article.

McKeigue semble également discuter de l’importance de faire signer le communiqué du BG21 par des personnalités telles que Lord Alan West, un ancien amiral de la marine britannique, car il « n’est pas un ami de la Russie. Ni du président Assad. »

McKeigue se vante également de la bonne impression qu’il pense avoir faite lors d’une apparition devant les parlementaires britanniques et de son espoir que des enquêtes soient lancées sur la manière dont les services de renseignement du pays ont informé le Premier ministre sur l’attaque de Douma.

Il présente Julian Lewis, président de la Commission du renseignement et de la sécurité du parlement britannique, comme étant « un sceptique indépendant d’esprit venu nous entendre, moi, Piers et David Miller [un autre membre du WGSPM] parler devant la Chambre des communes l’année dernière ».

Courriels entre Paul McKeigue et «Ivan». Mails fournis par la CIJA.

Lewis a répondu à Bellingcat qu’il n’était arrivé qu’à la fin de cette réunion et qu’il n’était pas au courant de ce qui a pu être dit avant sa présence. Il déclare également qu’il n’était pas au courant de l’initiative du BG21, qu’il n’a été en contact avec aucun membre du WGSPM, et qu’il n’a pas non plus été invité à signer le texte du BG21.

Lord Alan West, ancien chef de la Royal Navy britannique et membre de la même Commission du renseignement et de la sécurité, a en revanche bien signé ce texte. Il déclare à Bellingcat qu’il y a été invité par Peter Ford, ancien ambassadeur du Royaume-Uni en Syrie et désormais coprésident de la British Syrian Society (BSS), un groupe de pression fondé et coprésidé par Fawaz Akhras, le beau-père du président syrien Bachar al-Assad.

Bellingcat a pu joindre Peter Ford par téléphone pour lui poser des questions sur le BG21 et son communiqué. Tout en confirmant son identité, il assure que nous nous adressons à la mauvaise personne car il en sait très peu sur le BG21. Et d’ajouter :  « Je sais qui vous êtes. Ne m’appelez plus », avant de raccrocher. Précédemment Ford avait écrit que l’attaque chimique de Douma avait probablement été fabriquée et a déclaré que les Casques blancs étaient des « auxiliaires des djihadistes ». Il a également déclaré qu’il n’était pas payé pour son travail à la BSS.

Lord West, qui a déjà qualifié le président Assad d’ « épouvantable », assure qu’il n’était pas au courant des affiliations de Ford avec la BSS. Il déclare également n’avoir pas lu tous les rapports de l’OIAC dans leur intégralité, mais pense que s’il existe un doute sur les travaux du groupe, ils doivent être examinés attentivement. Il ne savait pas que l’équipe d’enquête et d’identification (IIT), un groupe de l’OIAC distinct de la mission d’établissement des faits (FFM) qui a rédigé le rapport sur Douma, réexamine actuellement l’incident et a pour mandat d’attribuer la responsabilité des attaques. Informé de cette enquête de l’IIT, Lord West exprime son approbation.

Il ajoute qu’il ne sait rien des travaux du WGSPM ni des commentaires antérieurs de Piers Robinson. Lorsqu’une sélection de ces propos lui est transmise, il déclare :  « Je ne suis pas du tout un grand fan des théoriciens du complot. C’est proprement affolant, en ce qui me concerne.»

Et selon les courriels de McKeigue, le WGSPM ne se concentrait pas uniquement sur le parlement britannique.

Un courriel envoyé par Paul McKeigue à Ivan. Mail fourni par la CIJA.

McKeigue assure ainsi que Robinson travaille comme chercheur pour le parti politique allemand Die Linke et que deux des membres du parti au Bundestag, Heike Hänsel et Sevim Dağdelen, les avaient « aidés en posant des questions parlementaires au ministère allemand des Affaires étrangères sur la fraude au sein de l’OIAC. »

Dans le même e-mail, McKeigue étale ses théories sur le mondialisme, sur le financier et philanthrope George Soros et soutient que Bellingcat fait partie d’un réseau de « fabricateurs de narratifs sur la Syrie ».

Ni Die Linke, ni Hänsel ni Dağdelen n’ont répondu aux demandes de commentaires de Bellingcat à propos des courriels de McKeigue les concernant avant publication. Robinson n’a pas non plus répondu à nos questions concernant ce point spécifique envoyées par mail. McKeigue, cependant, a par la suite affirmé qu’il avait exagéré la réalité au cours de sa correspondance avec Ivan.

Les courriels de McKeigue ne permettent pas de savoir si des élus allemands ont participé à la rédaction du communiqué du BG21. Mais la publication des courriels, et des détails qu’ils contiennent – la connaissance préalable des activités du BG21, les plans pour organiser en coulisses sa promotion médiatique et le partage d’informations avec un faux officier du renseignement russe – semblent bien avoir suscité des inquiétudes au sein même du BG21.

Une demande de correction

Peu après la publication par Newlines d’un article établissant une connexion entre le BG21 et le WGSPM un texte est apparu sur le site du BG21 déclarant que les affirmations de cet article étaient « entièrement fausses ».

Le texte du BG21 assure que « le Berlin  Group 21 a été créé par l’Ambassadeur José Bustani, le Professeur Richard Falk et Hans von Sponeck et est entièrement indépendant de tout autre groupe ou organisation ».

« Une demande de correction a été adressée aux journalistes concernés », conclut le texte.

Les deux auteurs de l’article de Newlines ont en effet reçu le 20 avril un courriel affirmant que leurs informations étaient « entièrement fausses » et demandant une correction.

Mais ce mail ne venait pas d’un représentant désigné du BG21.

Le courriel a en fait été envoyé par Paul McKeigue, qui affirmait que : « Le BG21 et son communiqué sont indépendants de moi et du WGSPM. »

Sponeck explique à Bellingcat qu’il a demandé à McKeigue de répondre à l’article de Newlines et de préciser qu’il n’avait rien à voir avec le BG21. Il a également contacté les auteurs lui-même quelques jours plus tard.

Sponeck a partagé le courriel qu’il avait envoyé à McKeigue avec Bellingcat. Il assure que c’était là son premier contact avec McKeigue et qu’il ne le connaissait pas auparavant. Le courriel indique : « Le BG21 et son communiqué sont totalement indépendants de vous et du WGSPM ».

Il contenait également la note que Sponeck comptait envoyer lui-même aux journalistes.

Bellingcat a contacté McKeigue pour lui poser des questions sur ses échanges avec Ivan et pour savoir si le BG21 était une façade du WGSPM, comme l’affirme l’article de Newlines. McKeigue n’a pas répondu avant la publication.

Cependant, dans une déclaration publiée sur le site Web du WGSPM après que sa correspondance avec «Ivan» a été révélée pour la première fois, McKeigue assure qu’il a « embelli » certains aspects pour donner l’impression d’un réseau coordonné « qui en réalité n’existe pas ».

La raison pour laquelle McKeigue aurait cherché à embellir le contenu de ses mails à Ivan n’est pas tout à fait clair, bien que sa déclaration semble suggérer qu’il s’agissait peut-être d’obtenir plus d’informations de la part d’Ivan. McKeigue ajoute que le WGSPM « n’existe pas en tant qu’entité autre qu’un groupe restreint de personnes qui corédigent occasionnellement des articles ou commentent les brouillons des uns et des autres ».

Pourtant, les connexions et la correspondance entre un membre clé du WGSPM et au moins un membre du BG21 ne semble pas faire partie des aspects qui ont été exagérés par McKeigue.

« Je ne suis l’idiot utile de personne »

Joint par téléphone par Bellingcat, Sponeck déclare qu’il a bien échangé avec Robinson au sujet de l’initiative du BG21. « Rien de plus, rien de moins que des échanges, des demandes de réactions, comme nous le faisons avec d’autres personnes », résume-t-il dans un premier temps.

Pourtant, il affirme ensuite que Robinson a bien été en contact « assez régulièrement » avec lui et l’a aidé à « répondre à des questions » car il n’est pas un spécialiste de la Syrie. Selon Sponeck, il lui a indiqué des documents qu’il devrait lire, Robinson étant quelqu’un vers qui il se tournait lorsque « des arrangements devaient être mis en place », sans plus de précisions.

Sponeck affirme avoir consulté un certain nombre de personnes au sujet du communiqué du BG21, Robinson n’étant que l’un d’entre eux. Interrogé à ce sujet par Bellingcat au cours d’un autre entretien téléphonique, Robinson répond : « Oui, j’ai pu le faire, mais pas de manière significative ». Il assure également « ne pas avoir aidé à la rédaction [du communiqué] » mais « examiné certains points ». Sponeck confirme que Robinson a aidé à identifier des signataires potentiels.

Pourtant, selon Sponeck, les allégations selon lesquelles le BG21 était en réalité composé de plus de trois personnes (von Sponeck, Bustani et Falk) voulant s’assurer que l’OIAC est protégée contre les tentatives d’instrumentalisations et qui avaient demandé le soutien d’individus tout aussi concernés, sont maladroites.

Capture d’écran de la réaction publiée sur le site web du BG21 suite à l’article de Newlines.

Lorsque Sponeck a décidé qu’il voulait publier une déclaration sur le site du BG21 rejetant les allégations de Newlines, c’est pourtant bien à Robinson qu’il a demandé de l’aide pour la mettre en ligne. Robinson déclare à Bellingcat qu’il a effectivement accès au site web du BG21, mais qu’il ne l’a pas mis en place, qu’il ne le gère pas et qu’il ne s’occupe pas de la mise en ligne des contenus. Sponeck n’aurait été en mesure d’avoir accès au site que quelques semaines après son lancement. Robinson assure également qu’il connait l’identité de la personne qui a enregistré le site, un citoyen américain, un détail que Sponeck ignorait.

Malgré cela, Sponeck rejette l’idée que l’implication de Robinson ait pu être « significative » ou qu’il serait manipulé par des personnes ayant des arrière-pensées. « Je vous demanderais d’imaginer ne serait-ce qu’un moment que Bustani, Falk et moi aurions été induits en erreur ou que nous n’aurions pas insisté sur les normes de contrôle les plus élevées dans nos efforts pour trouver la vérité sur une question aussi complexe que celle de Douma », ajoute-t-il par courriel.

Sponeck dit qu’il savait que Robinson avait été accusé d’être complotiste par certains médias, y compris sur des questions telles que le 11 septembre, mais qu’il ne voyait aucun problème à le consulter au sujet de l’initiative du BG21. Interrogé sur certaines des activités précédentes de Robinson et du WGSPM, il répond : « Je ne sais même pas ce que font Piers Robinson et son groupe de travail. Je ne sais pas. Je n’ai pas besoin de le savoir. » Sa principale préoccupation, selon lui, reste le communiqué du BG21 et « non ce que les gens peuvent faire dans un autre contexte ».

Sponeck souligne également qu’il n’a jamais échangé avec aucune représentation diplomatique à ce sujet. McKeigue déclare pourtant dans ses échanges avec Ivan que Robinson et d’autres membres du WGSPM se sont coordonnés avec trois ambassades russes, à Londres, New York et Genève. McKeigue a en outre noté dans ses mails qu’un diplomate russe à Genève nommé Sergey Krutskikh « a occasionnellement transmis des informations au WGSPM via Piers ».

Joint par Bellingcat, Robinson insiste sur le fait que McKeigue affirme lui-même avoir exagéré la réalité dans ses échanges avec Ivan et assure que le « décrire comme un contact ou comme quelqu’un qui peut fournir des informations par le biais de la Fédération de Russie est tout simplement inexact. Ce n’est en aucun cas mon rôle ou ma disposition, et je ne le ferais pas. »
Robinson ajoute par mail que « supposer que les échanges avec [Ivan] sont factuels est imprudent de votre part et suggérer que soit Paul McKeigue soit le WGSPM sont derrière le Berlin Group 21 ou son communiqué est faux. Les deux sont indépendants aussi bien vis-à-vis de Paul McKeigue personnellement que vis-à-vis du WGSPM. »

« En ce qui me concerne, comme Hans et moi l’avons expliqué, je suis fier d’avoir pu apporter aide et soutien à Hans von Sponeck, José Bustani et Richard Falk ; cela a vraiment été un honneur. Je l’ai fait à titre personnel et non en tant que représentant de groupes ou d’organisations dans lesquels je suis également impliqué. Je fais partie des nombreuses personnes qui apportent aide et soutien. Suggérer que mon rôle et ma fonction irait au delà de cela est faux. »

Sponeck précise qu’il n’a eu « aucunement l’impression que Piers Robinson ait tenté de le pousser dans un camp idéologique ou fanatique » et affirme n’être l’« idiot utile de personne ». Il réitère que les principales préoccupations du BG21 sont d’assurer l’intégrité de l’OIAC et de permettre aux scientifiques d’être écoutés, ajoutant que lui-même, Bustani et Falk sont des individus « honnêtes ». S’il sentait que les gens essayaient de « jouer à des jeux » ou avaient des « intentions… qui ne sont pas connues du public », il « abandonnerait très rapidement ».

Les rapports sur Douma

Lorsqu’il a discuté de l’attaque de Douma avec Bellingcat, Sponeck a cependant concentré ses préoccupations non pas sur les détails précis de l’incident, mais sur le désaccord qui s’est produit entre Brendan Whelan, un ancien employé de l’OIAC, et l’organisation elle-même.

C’est justement la partie de l’histoire qui a le plus été sujette à la controverse et à la désinformation. Les documents divulgués à Wikileaks par Whelan en 2019 semblaient montrer un désaccord au sein de l’OIAC au sujet de l’existence de preuves suffisantes pour affirmer que du chlore avait été utilisé dans l’attaque de Douma. Cependant, il est apparu depuis que les documents divulgués fournissaient une image incomplète de ce qui s’était réellement passé au sein l’OIAC.

Whelan faisait initialement partie de la mission d’établissement des faits (FFM) de l’OIAC et a contribué à son rapport intermédiaire, qu’il a approuvé après avoir initialement pu exprimer ses préoccupations. Whelan a ensuite quitté l’OIAC, sept mois avant que l’enquête ne soit terminée, période qui représenterait l’essentiel du travail, selon l’OIAC. Ce travail ultérieur était, toujours selon l’OIAC, hautement protégé et Whelan n’y avait pas accès. Whelan ne s’est pas non plus rendu sur place à Douma car il n’avait pas reçu la formation appropriée pour le faire, toujours selon l’OIAC.

Une enquête indépendante a corroboré cette version des événements et le chef de l’OIAC a qualifié les affirmations de Whelan et Ian Henderson – un autre employé de l’OIAC qui ne faisait pas partie de la mission principale de la FFM mais qui a affirmé que des détails avaient été enlevés du rapport final – comme « erronés, mal-informés et faux. »

Le chef de l’OIAC a également noté que Whelan avait, après avoir quitté l’organisation, renvoyé d’anciens collègues vers l’une des notes d’information du WGSPM qui postulait qu’une « mise en scène de massacre » avait eu lieu à Douma. Whelan a qualifié cet article de « très intéressant et perspicace ».

Malgré cela, Sponeck déclare : « Ce qui m’a profondément influencé, m’a profondément ému et m’a bouleversé, c’est la lecture des deux rapports intermédiaires et du rapport de la mission d’établissement des faits qui omettait de faire référence au fait qu’il y avait des désaccords dans l’équipe. Cela m’a beaucoup inquiété et [je me suis demandé] dois-je essayer d’en savoir plus ? ».

Sponeck ne savait pas que Whelan avait lui-même validé, par écrit, le rapport intermédiaire.

Lorsqu’il a été contacté pour un documentaire de la BBC Radio en début d’année, Whelan a refusé de dire s’il avait reçu de l’argent de Wikileaks à la suite de sa divulgation des documents de l’OIAC. Il n’a pas non plus répondu aux demandes de commentaires de Bellingcat sur le même sujet l’année dernière. WikiLeaks avait pourtant publié sur Twitter une telle offre juste après l’attaque de Douma. Sponeck n’était pas non plus au courant de ce détail.

Sponeck souligne le fait que plusieurs anciens membres de l’OIAC ont signé son communiqué, qui serait donc digne de confiance. Pourtant, tous ces individus avaient, pour autant que Bellingcat puisse en juger, quitté l’OIAC au moment où elle a commencé son enquête sur l’utilisation d’armes chimiques en Syrie.

 

En bref, après nous être entretenus avec Sponeck et Robinson, il ressort qu’au moins un membre du WGSPM avait accès au site du BG21, qu’il avait identifié des signataires potentiels et a joué au moins brièvement un rôle en examinant le communiqué avant qu’il ne soit publié.

Cependant, Robinson dit que toute aide qu’il a fournie au BG21 n’est pas « un grand secret » et que cette aide a été apportée à titre personnel plutôt qu’en tant que membre d’une autre organisation.

Des éléments en partie contredits par les échanges de Paul McKeigue avec « Ivan », même si depuis leur révélations, McKeigue a rétropédalé en assurant avoir embelli la réalité.

Le WGSPM cherche depuis longtemps à utiliser la crédibilité d’universitaires pour donner du poids à ses théories sur les attaques chimiques en Syrie, bien qu’aucun de ses membres n’aient une quelconque qualification officielle pertinente. Selon McKeigue lui-même, les articles négatifs publiés dans la presse ont contribué à miner la crédibilité du WGSPM.

Le Berlin Group 21 a réussi à rassembler un groupe de personnalités éminemment respectables pour signer son communiqué. Mais si le BG21 a reçu des informations et des commentaires d’individus qui ont l’habitude de relayer des théories du complot et de diffuser des informations incomplètes et fausses sur l’attaque de Douma, la fiabilité des prochaines informations publiées par le BG21 serait remise en cause.

Les mails de Paul McKeigue soulèvent également des questions évidentes au sujet de certains élus politiques, tels que ceux de Die Linke qui se seraient donc engagés avec les membres du WGSPM au sujet de l’attaque de Douma.

Bellingcat a tenté de contacter Richard Falk, José Bustani, la Courage Foundation, Die Linke, Sevim Dağdelen et Heike Hänsel. Aucun n’a répondu avant la publication de cet article.


La version originale de cet article a été publiée le 14 mai 2021
, traduit en français par Syrie Factuel.Eoghan Macguire a contribué à cet article.

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03.12.2020 à 17:23

Comment une organisation humanitaire française s’est liée avec des milices chrétiennes pro-Assad   

Syrie Factuel

Cette enquête a été réalisée en collaboration avec Mediapart. La version originale de l’enquête est disponible ici. Dans une vidéo publiée sur Youtube en 2019, un groupe d’homme et de femmes tous vêtus du même t-shirt blanc dînent aux côtés de deux ressortissants français et d’un homme en treillis militaire. Ces Français remettent ensuite à […]

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Texte intégral (5593 mots)

Cette enquête a été réalisée en collaboration avec Mediapart. La version originale de l’enquête est disponible ici.

Dans une vidéo publiée sur Youtube en 2019, un groupe d’homme et de femmes tous vêtus du même t-shirt blanc dînent aux côtés de deux ressortissants français et d’un homme en treillis militaire. Ces Français remettent ensuite à l’homme en tenue de camouflage un trophée, le félicitant pour la libération du petit village chrétien de Mhardeh dans l’ouest de la Syrie, contrôlé par le régime. Plus loin dans la vidéo, dans un autre village chrétien situé à 25 km de là, Sqelbiye, un autre soldat souriant reçoit le même prix. Bachar al-Assad, lunettes de soleil vissées sur le nez, regarde la cérémonie depuis une grande photo accrochée au mur à l’arrière-plan.

Les deux Français remettant ces trophées sont Benjamin Blanchard, directeur général de l’association humanitaire SOS Chrétiens d’Orient (SOSCO) et Alexandre Goodarzy, alors chef de mission de l’ONG en Syrie .

Les combattants syriens qui reçoivent ces récompenses, Simon al-Wakil et Nabel al-Abdullah, sont présentés par SOSCO comme des hommes qui « ont lutté depuis les débuts du conflit sans jamais renoncer ! » L’ONG a fait de nombreux appels aux dons pour soutenir les habitants des villages que ces hommes prétendent protéger.

Mais notre enquête révèle qu’al-Wakil et al-Abdullah sont en réalité des chefs de guerre à la tête de milices pro-Assad accusées de crimes de guerre. D’après une chercheuse de Human Rights Watch, le soutien que SOSCO leur apporte viole les principes humanitaires de neutralité et d’impartialité et pourrait rendre l’ONG complice de crimes de guerre.

Une ONG “apolitique”

Créée en 2013, l’association française SOS Chrétiens d’Orient se décrit comme « une association d’intérêt général apolitique » qui œuvre pour soutenir les chrétiens à travers le Moyen-Orient, ainsi qu’en Éthiopie, au Pakistan et en Arménie. Elle a envoyé des centaines de jeunes volontaires français dans la région et facilité des rencontres entre des hommes politiques français et des officiels syriens.

La mission de l’ONG – qu’elle ne présente pas simplement comme un effort humanitaire, mais comme une mission d’importance divine et culturelle – est de renouveler les liens entre les chrétiens d’Occident et ceux de « l’Orient ». Selon ses propres termes, « l’association témoigne de la vocation supérieure de la France ».

Les fondateurs, Charles de Meyer et Benjamin Blanchard, sont des militants de l’extrême droite française. Ils se sont rencontrés en garde à vue après avoir été arrêtés lors d’une manifestation contre le mariage pour tous à Paris en 2013.

Alexandre Goodarzy était le chef de mission en Syrie jusqu’à sa disparition pendant 66 jours en Irak avec trois autres employés de SOSCO dans des circonstances qui n’ont jamais été éclaircies, début 2020.

Les fondateurs disent avoir créé SOSCO en réaction à la bataille de Maaloula, un petit village chrétien situé au nord de Damas attaqué par les rebelles et des djihadistes du Front al-Nosra en 2013. Cet événement est fréquemment instrumentalisé par des figures pro-Assad pour affirmer que le régime protège les minorités contre la menace du terrorisme islamiste.

SOSCO dispose désormais de plusieurs bureaux permanents dans les territoires sous contrôle du régime en Syrie et collecte environ 7 millions d’euros de dons chaque année, selon les comptes financiers annuels examinés par Mediapart.

SOSCO présente le village de Mhardeh et le village voisin de Sqelbiye comme des «symbole(s) de la résistance syrienne au terrorisme international ». Une incarnation moderne de Jeanne d’Arc, qui a répondu « à l’appel du Seigneur et à son devoir pour défendre ses terres et sa patrie », selon l’association.

Les volontaires de l’ONG visitent fréquemment Mhardeh. À Noël dernier, ils ont par exemple emballé des cadeaux au domicile du chef milicien Simon al-Wakil.

Et quand Alexandre Goodarzy s’est marié à une ancienne volontaire de SOSCO, Fimy Hanna, à Maaloula en 2018, Nabel al-Abdullah, le fils de Simon al-Wakil, Fahed – qui combat également dans la milice de son père – et Salem al-Barni, un autre soldat des NDF [ Les Forces de défense nationale (NDF), une milice pro-régime] à Mhardeh, ont assisté à la cérémonie, comme le montrent les photos publiées sur Instagram par Fahed al-Wakil lui-même.

Alexandre Goodarzy et Benjamin Blanchard examinent les positions d’artillerie et les munitions des NDF sur le front de Mhardeh en 2016. Photo : Mediapart

SOSCO en pleine violation des principes humanitaires à Mhardeh

Le sort de Mhardeh occupe une large place sur le site web de SOSCO et dans ses campagnes de financement. Rien qu’en 2019, l’ONG a levé au moins 35 600 € pour le village. 15 600 € ont aussi été collectés via une plateforme chrétienne de financement participatif, et 20 000 € ont été rassemblés lors d’une vente aux enchères organisée avec Marc-Etienne Lansade, maire d’extrême droite de la commune de Cogolin, dans le sud de la France, et le chroniqueur français d’extrême droite Eric Zemmour. Dans une interview accordée en 2019 au média pro-Kremlin Sputnik, Alexandre Goodarzy a déclaré que SOSCO avait « levé 50 000 euros [pour Mhardeh], nous avons dépensé environ 10 000 euros pour le moment ». Dans une réponse à cette enquête publiée sur son site, l’association précise : « à ce jour, nous avons dépensé environ 80 000 euros pour les villages de Mhardeh et Suqaylabiyah ». L’ONG n’a fourni aucun document pour étayer sa déclaration et n’a pas expliqué comment l’argent avait été dépensé.

SOSCO donne peu d’informations sur la manière dont elle utilise l’argent sur le terrain à Mhardeh, mais dans l’interview donnée à Sputnik par Goodarzy, l’ex chef de mission en Syrie assure que son association donne de la nourriture « particulièrement aux familles dont les époux vont au combat ».

Sur la page du financement participatif mentionné plus haut, SOSCO demande de l’argent pour aider « les familles des martyrs lourdement endeuillées » à obtenir de la nourriture, des vêtements, des fournitures médicales et du matériel pour aider à la reconstruction.

Un article de 2019 publié sur le site internet de SOSCO précise même : « Impossible de livrer des médicaments. Nous apportons à Monsieur Simon et à ses hommes ce qui fait le reste du quotidien d’un soldat : du café, du thé, du maté, et un peu de tabac. »

Selon un article publié en 2018 par le site d’information al-Modon au sujet de Mhardeh, « une délégation de l’organisation SOS Chrétiens d’Orient […] s’est rendue dans la région et a fourni au chef de la milice divers équipements et une assistance ».

« S’il s’avère que l’argent collecté est donné au chef de la milice, et que c’est la milice qui distribue cet argent aux familles et qu’elle en bénéficie de manière abusive, alors SOS Chrétiens d’Orient pourrait être accusée de complicité pour les crimes commis par ces mêmes milices », pense Sara Kayyali, chercheuse spécialiste de la Syrie pour Human Rights Watch.

Dans l’une des nombreuses vidéos de Mhardeh publiée sur Youtube par SOSCO en 2016, Alexandre Goodarzy et Benjamin Blanchard, ainsi que d’autres bénévoles, distribuent des fournitures avec l’aide d’hommes en tenue de camouflage. « On est en train de ravitailler en nourriture et en couvertures la Défense nationale de Mhardeh qui subit les assauts répétés de la part d’al-Nosra depuis quelques semaines », dit Goodarzy.

Impossible de savoir quelle partie de ces fournitures est arrivée dans les mains des civils locaux. Salem al-Barni, l’un des miliciens présents au mariage de Goodarzy, figure dans la vidéo. Il porte des vêtements civils mais est présenté comme un lieutenant des NDF.

Ce brouillage des frontières entre opération humanitaire et soutien à des miliciens semble être une caractéristique des activités de SOSCO à Mhardeh. Al-Wakil lui-même était présent lors d’une opération similaire de SOSCO en février 2019.

En distribuant de l’aide de cette manière, en collectant des fonds pour les familles des combattants NDF morts et en se rangeant du côté des forces pro-Assad, SOSCO semble enfreindre les principes humanitaires de neutralité et d’impartialité fixés par l’Union européenne. Selon ces principes, « l’aide humanitaire doit être fournie uniquement en fonction des besoins » et « ne doit favoriser aucun camp dans un conflit armé ». Les représentants de l’association, qui ne semblent guère s’en préoccuper, nous ont simplement répondu qu’ils n’avaient « jamais prétendu rester neutres face à al-Qaïda ».

Les NDF à Mhardeh et Sqelbiye

Les NDF sont « de loin le plus grand réseau de milices en Syrie », selon l’analyste Aron Lund. Elles « ont été créées à la suite du changement de nom, de la restructuration et de la fusion de comités populaires locaux et d’autres groupes armés pro-Assad à partir de 2012.»

Comme l’a noté l’ONG d’opposition syrienne Pro-Justice, ces milices loyalistes sont connues pour avoir été financées par Al-Bustan, la soi-disant organisation caritative de Rami Makhlouf, le cousin de Bachar al-Assad, actuellement sous sanctions européennes. Le Guardian a révélé en 2016 que l’UNICEF avait versé à al-Bustan plus de 260 000 dollars.

En octobre 2018, à Sqelbiye, les NDF ont remercié un représentant de l’association caritative al-Bustan, le Dr Yahya Youssef, pour avoir offert un soutien médical aux combattants de la milice locale.

Selon Reuters, les combattants des NDF ont été entraînés et équipés par l’Iran, un allié de longue date d’Assad, en 2013, pour renforcer les forces armées du gouvernement alors en pleine débandade.

Dans son entretien avec Sputnik à propos de Mhardeh, Goodarzy déclare d’ailleurs que «les Iraniens prennent quelques hommes et les forment en Iran à la manipulation des armes, à confectionner des roquettes, etc. »

« C’est d’ailleurs malheureux de voir que c’est la République islamique d’Iran, chiite, qui défend les minorités chrétiennes au Levant », a-t-il ajouté. « Ça devrait être le travail de la France. »

La célèbre et farouchement pro-Assad blogueuse britannique Vanessa Beeley – qui a également visité et rendu hommage à Mhardeh et Sqelbiye – a affirmé sur Twitter début 2020 que Qassem Soleimani, l’ancien général iranien des Gardiens de la révolution islamique, avait aidé à former les NDF dans le nord de Hama, publiant une photo d’al-Wakil aux côtés de Soleimani.

Il semble que les NDF soient passées du soutien des Iraniens à l’encadrement par les Russes après leur intervention militaire en Syrie pour soutenir le régime, en 2015. Les dirigeants de la milice se démènent pour obtenir les faveurs de la Russie.

Nabel al-Abdullah et Simon al-Wakil semblent être eux-mêmes proches d’officiels russes.

Al-Abdullah s’est par exemple rendu à Moscou en 2019. Il y a rencontré les forces spéciales russes et représenté Sqelbiye, Mhardeh et d’autres villages de sa région lors du cinquième Congrès mondial chrétien en Russie.

En 2018, il a même reçu une montre « du président de la Russie » gravée de l’insigne présidentiel officiel.

Les deux commandants des NDF ont été décorés à plusieurs reprises par des haut-gradés russes.

Al-Wakil et al-Abdullah ont également rendu hommage au célèbre brigadier-général Souheil al-Hassan, le commandant des Forces du tigre, avec qui ils ont également été pris en photo. Suheil al-Hassan a probablement supervisé une attaque chimique contre Latamné en mars 2017, selon une enquête de Bellingcat, alors que les forces rebelles essayaient, en vain, de capturer Hama. Les Forces du tigre sont également associées à d’autres attaques au chlore menées par hélicoptères.

Les NDF ont participé à cette même contre-offensive à Hama. Mhardeh est à seulement 10 km au sud de Latamné.

Malgré des preuves accablantes, Goodarzy a rejeté la responsabilité du régime dans les attaques chimiques, y compris celle de Khan Cheikhoun qui s’est déroulée non loin de Mhardeh. Des accusations qu’il qualifie de « salades ».

Nabel al-Abdullah et Simon al-Wakil coopèrent également avec les combattants néo-fasciste du Parti social nationaliste syrien.

Alexandre Goodarzy, Simon al-Wakil et Benjamin Blanchard regardent la ligne de front depuis Mhardeh, en 2016. Crédit : Mediapart

Accusations de crimes de guerre

SOSCO décrit les deux milices comme des forces d’autodéfense, bien que les troupes d’al-Wakil et d’al-Abdullah semblent en réalité avoir combattu en dehors de leur ville natale. « Nous avons eu l’honneur de participer avec l’armée syrienne à la guerre contre le terrorisme à Hama, Idlib, Khanaser et Alep », a déclaré al-Wakil lui-même en 2019.

Suivant la politique de terre brûlée du régime dans les zones contrôlées par les rebelles, les NDF ont volé des biens et des meubles dans les maisons des habitants, selon Reuters. L’offensive de 2019 dans la province de Hama / Idlib n’a pas fait exception. Selon le Syrian Network for Human Rights (SNHR), les forces loyalistes, dont les NDF, auraient pillé des maisons après s’être emparées de villages, vendant leur butin sur un marché à Sqelbiye. C’est une activité caractérisitque des NDF, dont l’objectif est de s’assurer que les gens ne retournent pas chez eux. La pratique est devenue si courante que les Syriens ont inventé un mot, ta’afeesh, pour la décrire.

Simon al-Wakil et Nabel al-Abdullah ont également été personnellement accusés de crimes de guerre. Selon la liste noire publiée par l’ONG d’opposition Pro-Justice, Simon al-Wakil est responsable du « massacre de Halfaya, le 16 décembre 2012, qui a causé la mort de 25 personnes lorsque des habitations civiles ont été la cible de frappes d’artillerie. La ville de Halfaya, à seulement 1 km de Mhardeh, était alors en territoire rebelle et était la cible des attaques de l’armée de l’air syrienne.

Pro-Justice a également accusé Simon al-Wakil et Nabel al-Abdullah, ainsi que d’autres commandants de milice, d’avoir commis ou participé a au moins sept crimes de guerre dans la région de Hama, y ​​compris le meurtre de centaines d’hommes et de femmes.

En une seule journée, dans le village d’al-Qubeir, ils affirment que « les membres de la milice ont tué 100 femmes et enfants, dont une dizaine ont été tués avec des couteaux et leurs corps brûlés ». À Tremseh, également proche de Mhardeh, « des miliciens ont tué 220 civils ».

Des militants de l’opposition ont publié un enregistrement audio attribué à Nabel al-Abdullah en 2017 dans lequel il appelle ce qui semble être ses hommes à incendier les villages alentour contrôlés par les rebelles après les avoir capturés.

Il a également été aperçu posant à côté des tristement célèbres roquettes IRAM (Improvised Rocket Assisted Munitions), une signature des milices soutenues par l’Iran en Irak et en Syrie, connues pour leur puissance destructrice et leur manque de précision – et pour avoir causé d’énormes pertes civiles.

L’utilisation de ces munitions par les NDF a déjà été documentée par le fondateur de Bellingcat, Eliot Higgins, sur son blog Brown Moses. Les IRAM ont aussi été impliquées dans des attaques au chlore pendant le conflit syrien, comme l’a également documenté Bellingcat.

Défenseurs des Chrétiens ou apologistes d’Assad ?

De son côté, SOSCO s’en tient fermement au narratif du régime. L’ONG fait d’Assad le protecteur des minorités et des milices comme celles d’al-Wakil et d’al-Abdullah leurs champions sur le terrain.

Les vidéos de l’ONG contredisent elles-mêmes d’avantage sa posture apolitique. Dans une vidéo publiée en mars 2019, l’ancien chef de mission en Syrie, Alexandre Goodarzy, s’adresse à la caméra depuis un poste d’artillerie des NDF alors que les miliciens d’al-Wakil font feu. « Les terroristes viennent juste de bombarder », dit-il. « La réplique ne s’est pas faite attendre. La Défense nationale, avec M. Simon, a ordonné de faire feu, et quatre missiles Grad sont partis ».

Sur la base de la description de l’emplacement donné par Goodarzy lui-même (à côté du village de Shaizar et du château du même nom), nous avons pu géolocaliser la position de tir à un endroit au nord-est de Mhardeh, au sommet d’une colline, approximativement ici.

Les forces rebelles et loyalistes échangeaient des tirs au moment où la vidéo a été tournée, selon plusieurs rapports faisant état de frappes touchant Mhardeh et des quartiers résidentiels de Latamné, alors sous contrôle rebelle.

Mais SOSCO semble avoir choisi son camp. « Nous déplorons que ces journalistes consacrent leur énergie à nuire à une association caritative, dont le travail est reconnu et salué sur le terrain, au lieu, par exemple, d’enquêter sur les mouvements terroristes qui menacent des innocents », nous a déclaré la responsable de la communication de l’association.

Dans un monologue de huit minutes, Goodarzy fait le parallèle entre les attentats terroristes qui ont touché la France et l’opposition syrienne, appelant les donateurs de SOSCO à non seulement apporter leur contribution financière, mais aussi à activement, émotionnellement et spirituellement choisir leur camp dans ce que l’organisation décrit comme une bataille divine.

« À un moment donné il faut être cohérent, il faut arrêter de se mentir à soi-même, il faut arrêter d’être idiot», dit-il aux spectateurs. « On a vraiment besoin de vous, on a pas seulement besoin de vos dons, on a besoin de toute votre intelligence, il faut ouvrir les yeux, il faut se réveiller. »

La frappe préventive de SOSCO

Après avoir reçu une liste de 41 questions de la part de Mediapart, SOSCO a envoyé un long email à ses abonnés (recopié et lisible ici sur Facebook) le 7 septembre, dans lequel l’organisation nie avoir une quelconque connaissance des allégations de crimes de guerre visant Simon al-Wakil et Nabel al-Abdullah. Et ce malgré le fait que l’ONG avait elle-même publié sur son site une interview du leader de la milice de Mhardeh où ce dernier leur montre, « amusé », les accusations des « médias pro-djihadistes » au sujet de « soi-disant massacres ».

Dans sa newsletter, l’ONG alerte ses abonnés sur une prochaine enquête à venir et les invite à « rester vigilants et éventuellement prêts à nous aider en cas de besoin ».

Cette campagne a rapidement reçu le soutien de sites français d’extrême droite comme Breizh Info ou medias-presse.info. La réponse officielle de SOSCO, envoyée le lendemain, soit le 8 septembre, est consultable sur le site de l’association.

Au sujet des accusations le concernant personnellement, l’ancien chef de mission en Syrie Alexandre Goodarzy a répondu, le 8 septembre, « Je sais que vous ne respectez aucune règle déontologique et que chacun doit être à votre disposition, mais il existe encore des lois dans notre pays. Je suis salarié de SOS Chrétiens d’Orient et je ne comprends pas pourquoi vous me posez des questions sur mon employeur. »

Les auteurs tiennent à remercier Historicoblog pour l’aide qu’il nous a apporté en recensant les activités des NDF à Sqelbiye.

Cette enquête a reçu le soutien financier de Money Trail et European Cross-Border Grants, programmes de Journalismfund.eu, une organisation à but non lucratif qui s’est donné l’objectif de promouvoir les projets d’investigations indépendantes à travers toute l’Europe.

 

 

 

Article d’Élie Guckert, Ariane Lavrilleux et Frank Andrews traduit par Syrie Factuel

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30.04.2020 à 14:48

La traque en sources ouvertes de la bombe au sarin préférée du régime syrien

Syrie Factuel

Au cours du long conflit syrien, Bellingcat a enquêté sur de nombreuses attaques chimiques ainsi que sur la nature des armes déployées au cours de ces attaques, à l’aide de données en sources ouvertes. Des bonbonnes de chlore modifiées aux roquettes sol-sol fabriquées localement et remplies de sarin, Bellingcat a ainsi dévoilé la nature et […]

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Texte intégral (6244 mots)

Au cours du long conflit syrien, Bellingcat a enquêté sur de nombreuses attaques chimiques ainsi que sur la nature des armes déployées au cours de ces attaques, à l’aide de données en sources ouvertes. Des bonbonnes de chlore modifiées aux roquettes sol-sol fabriquées localement et remplies de sarin, Bellingcat a ainsi dévoilé la nature et l’origine de ces armes chimiques, confirmant l’implication du gouvernement syrien dans plusieurs attaques chimiques.

Après une série d’attaques au sarin sur Latamné et Khan Cheikhoun en mars et en avril 2017, Bellingcat a utilisé des preuves en sources ouvertes pour reconstituer lentement la nature de la bombe utilisée dans ces attaques. Bellingcat avait d’abord publié ses propres conclusions en novembre 2017 et a continué depuis à amasser les preuves découvertes. Après la publication, le 8 avril, du rapport de l’Équipe d’enquête et d’investigation (IIT) de l’Organisation pour l’interdiction sur les armes chimiques (OIAC) détaillant le type de bombe utilisée les 24 et 30 mars 2017 dans des attaques au sarin à Latamné, nous avons désormais la confirmation qu’il s’agissait de la bombe chimique syrienne M4000.

Dans cet article, nous examinerons les éléments et les processus utilisés par Bellingcat pour identifier cette même munition et ce que cela révèle de l’utilisation du sarin comme arme chimique en Syrie, des années après la destructions supposée de ses stocks d’armes chimiques, au lendemain des attaques au sarin du 21 août 2013.

La chasse est ouverte

C’est peu après les attaques au sarin du printemps 2017 que l’équipe d’investigation de Bellingcat a commencé à reconstituer l’identité des bombes utilisées dans ces attaques, en les remontant pour ainsi dire pièce par pièces.

Après l’attaque au sarin du 4 avril 2017 sur Khan Cheikhoun, nous avons tenté d’identifier le type de munition utilisé, mais nous disposions alors de peu d’éléments. Des sources locales décrivaient la bombe comme ayant été larguée par un avion, mais seules quelques pièces métalliques avaient été identifiées sur le site de l’attaque, avec parmi elles un bouchon de remplissage. Ce bouchon correspondait à la manière dont on remplit une bombe au sarin, à travers ce genre de bouchon, mais aucune correspondance avec ce bouchon ne pouvait être trouvée en sources ouvertes à cette époque.

Bien que Bellingcat ait commencé a enquêter sur l’attaque du 4 avril 2017 sur Khan Cheikhoun presque immédiatement, nos investigations sur l’attaque de Latamné survenue le 30 mars 2017 ont commencé plus tard. À ce moment, l’essentiel de notre temps et de nos ressources étaient consacrés à la continuation de notre travail sur le crash du MH17. Les attaques chimiques en Syrie étaient quant à elles devenues quelque chose de quasiment banal, presque chaque semaine apportait son lot de nouveaux témoignages d’attaques chimiques quelque part dans le pays. Mais l’attaque de Khan Cheikhoun, son lourd bilan humain et les images choquantes partagées sur internet juste après ont attiré à nouveau notre attention sur l’utilisation des armes chimiques en Syrie.

Ce qui nous a particulièrement interpellé sur l’attaque du 30 mars à Latamné est la déclaration faite le 4 octobre par Ahmet Uzumcu, le directeur de l’OIAC, à l’AFP, indiquant que des échantillons de sarin avait été prélevés par l’équipe de la Mission d’établissement des faits (MEF) de l’OIAC sur le site de l’attaque du 30 mars.

Notre premier article sur l’attaque de Latamné, publié le 26 octobre 2017, analysait des éléments disponibles en sources ouvertes et d’autres informations au sujet de l’attaque. Quelques organisations, dont la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie des Nations unies et Human Rights Watch, avaient déjà mentionné cette attaque, et les symptômes inhabituels observés sur les victimes, sans pour autant parler explicitement de l’usage du sarin. Des groupes soutenant les cliniques et les hôpitaux locaux ayant reçu des patients après l’attaque, tel que le directorat de la santé d’Hama et l’Union des Organisations de Secours et Soins médicaux (UOSSM) avaient également publié des déclarations juste après l’attaque au sujet des symptômes correspondant à l’exposition au sarin, mais là aussi sans affirmer explicitement que du sarin avait bien été utilisé.

Mais aucune de ces organisations n’a examiné le site de l’impact ou les débris documentés à cet endroit qui allaient se révéler essentiels pour identifier le type de munition qui avait été utilisé. Quelques vidéos sur l’attaque du 30 mars ont été publiées sur internet, montrant les victimes de l’attaque en train de recevoir des traitements et les Casques blancs collectant des preuves sur le site. L’un des objets filmés par SMART TV dans une vidéo tournée près du site de l’impact, supprimée depuis, a fourni un lien crucial avec l’attaque au sarin du 4 avril 2017 à Khan Cheikhoun :

C’est cet objet métallique circulaire à droite qui a attiré notre attention sur ces débris. À première vue, cet objet semblait identique au bouchon de remplissage aperçu sur le site de l’attaque de Khan Cheikhoun survenue le 4 avril, soit quelques jours à peine après celle de Latamné. Il était impossible de mesurer les dimensions de l’objet sur la base de la vidéo, nous voulions malgré tout vérifier si ces deux bouchons étaient similaires. Nous avons ainsi comparé la distance séparant les deux trous percés au centre du bouchon par rapport à son bord extérieur pour vérifier une éventuelle correspondance :

On voit sur l’image du haut les deux bouchons superposés, ce qui montre que le trou visible se trouvait exactement dans la même position. Il était donc probable que ces deux bouchons soient de la même conception, et donc que la munition utilisée à Khan Cheikhoun soit la même que celle utilisée à Latamné. Un élément significatif puisque le Mécanisme d’enquête conjoint (JIM) de l’OIAC et de l’ONU, qui avait publié un rapport sur l’attaque de Khan Cheikhoun accusant l’armée arabe syrienne d’en être responsable, précisait que ce bouchon de remplissage « ne pouvait correspondre qu’avec une bombe aérienne syrienne ». Mais une question se posait toujours : quelle type de bombe était utilisé dans ces attaques au sarin ?

Merci la Russie

Le mois de novembre de 2017 a conduit à de nombreux développements significatifs dans nos recherches et c’est, ironie du sort, grâce aux tentatives de la fédération de Russie de défendre son allié syrien contre les accusations d’utilisation de sarin.

Début novembre, la MEF de l’OIAC venait de sortir son rapport sur plusieurs attaques chimiques, dont celle du 30 mars 2017 sur Latamné, incluant les dimensions de plusieurs débris. L’un de ces débris mesurés et photographié ne comprenait pas un mais bien deux bouchons de remplissage prélevés sur le site de l’attaque du 30 mars :

Or, le bouchon de remplissage de Khan Cheikhoun avait lui aussi été mesuré :

Il était également possible de voir que les deux faces des bouchons étaient d’un design et de dimensions similaires :

Nous pouvions donc affirmer que le design et les dimensions des bouchons de remplissage prélevés à Latamné correspondaient parfaitement à celui présent sur le site d’impact à Khan Cheikhoun, ce dernier étant décrit par l’OIAC-ONU comme « ne pouvant correspondre qu’à une bombe chimique aérienne syrienne ».

L’autre pièce clé de nos recherches a été fournie par la fédération de Russie. Lors d’une conférence de presse, le 2 novembre 2017, censée répondre au rapport du JIM de l’OIAC-ONU sur Khan Cheikhoun, les ministres russes des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Industrie et du commerce ont présenté plusieurs informations pour prétendre que la République arabe syrienne n’était pas responsable de cette attaque. Au cours de cet exposé, ils ont montré un schéma représentant deux types de bombes chimiques syriennes, la M4000 et la MYM6000 :

Étonnamment, la fédération de Russie venait ainsi de fournir les premières informations publiques sur la nature de ces deux bombes, avec des détails sur leurs mécanismes internes, leurs dimensions et leurs poids qui seraient cruciaux pour identifier celles qui avaient utilisées lors des attaques au sarin de 2017 en Syrie. Les deux images en haut du schéma représentaient une bombe chimique MYM6000 avant et après remplissage. Le processus de remplissage avait été décrit par un ancien membre du Centre d’études et de recherches scientifiques (CERS) dans un article de Mediapart, en juin 2017 :

« Et ce qui a impliqué aussi, pour les ingénieurs du CERS, de concevoir des bombes très différentes des munitions classiques. « Extérieurement, explique l’un d’entre eux, elles ressemblent aux bombes conventionnelles de 250 et 500 kg chargées de TNT. Mais à l’intérieur, elles sont totalement différentes, divisées en deux compartiments distincts. Le premier, à l’avant, reçoit le DF [Difluorure de méthylphosphonyle]. Le second, à l’arrière, le mélange d’isopropanol et d’hexamine. Ce mélange est brassé par un agitateur que l’on peut actionner par une sorte de manivelle à l’arrière de la bombe. Lorsque les deux compartiments sont remplis, un technicien actionne la manivelle qui fait avancer l’agitateur jusqu’à briser la paroi de mica. La réaction de synthèse du sarin se déclenche alors dans la bombe, placée sous une “douche froide” et maintenue à une température très précise, contrôlée par un thermomètre laser. Après quoi il ne reste plus qu’à introduire dans le logement prévu, à la pointe de la bombe, la charge explosive et le détonateur, altimétrique, chronométrique ou autre, et à accrocher la bombe sous l’aile de l’avion. La charge doit être très précisément dosée. Si elle est trop importante, la chaleur dégagée risque de provoquer la décomposition du produit, ou la formation du nuage de gaz trop loin du sol, ce qui le rendra inefficace. En principe, une bombe de 250 kg contient 133 litres de sarin, quelques kilos de TNT et un lest destiné à préserver les caractéristiques aérodynamiques de la munition. Une bombe de 500 kg contient 266 litres de sarin. L’altitude idéale d’explosion de la bombe et de formation du nuage est autour de 60 mètres. »

Les deux bouchons de remplissage visibles dans le schéma, ainsi que le mélangeur (en vert) et la paroi séparant les deux sections de la bombe correspondaient bien au processus décrit dans l’article de Mediapart, publié quelques mois seulement avant la conférence de presse de la fédération de Russie. Cette description correspondait également à l’explication du processus de remplissage détaillé dans le récent rapport de l’IIT [équipe d’enquête et d’identification] de l’OIAC sur les attaques au sarin des 24 et 30 mars :

« La M4000, conçue et fabriquée par la République arabe syrienne pour propager des agents chimiques, dont du sarin, est une munition sans guidage larguée depuis les airs pesant 350 kg. Sa conception interne comprend deux compartiments, chacun avec son propre bouchon de remplissage et séparés par une membrane constituée de deux disques rattachés à un anneau. Le bouchon du compartiment avant est utilisé pour charger le difluorure de méthylphosphonyle (DF) dans la munition, alors que l’autre est utilisé pour la remplir d’hexamine et d’isopropanol. Le nez de la bombe est composé d’un cône lourd pour forcer la bombe a tomber le nez en avant. Un adaptateur est présent sur ce nez pour le rattacher à la fusée. À l’intérieur du compartiment avant se trouve un tube de dispersion avec une charge explosive d’environ 3 kg de TNT. Sur le compartiment arrière est attaché un aileron de queue, destiné à stabiliser la munition pendant sa chute. Ce compartiment dispose également d’une manivelle qui perce la membrane séparant les deux compartiments pour mélanger les précurseurs (le DF, l’hexamine et l’isopropanol) pour préparer la munition avant de la charger dans un aéronef. La bombe dispose de deux pattes de suspension sur son corps pour l’attacher à l’aéronef. »

Avec la publication du rapport de la FFM de l’OIAC sur l’attaque de Latamné nous disposons également d’autres débris à examiner. Parmi eux, un deuxième bouchon de remplissage, avec une conception et des dimensions identiques à celui qui avait déjà été retrouvé à Latamné, avec une patte de suspension attachée dessus. Sa conception correspond avec le schéma de la M4000 présenté par la fédération de Russie, montrant les deux bouchons, l’un effectivement proche d’une patte de suspension :

Le rapport mentionne également deux grosses pièces métalliques, une semi-circulaire sur laquelle est attachée une pièce plus petite, et les restes de ce qui semble être un anneau de queue avec des ailerons :

L’assemblage de l’aileron de queue et de l’anneau peut se révéler crucial pour identifier la bombe. Très peu de bombes, si ce n’est aucune parmi celles qui ont été utilisées en Syrie, n’ont une conception identique au niveau de cet assemblage. Par exemple, les images ci-dessous montrent deux types de bombes qui sont parfois confondues entre elles, la bombe à fragmentation hautement explosive OFAB 250-270 (à gauche) et la bombe à sous-munitions RBK-500 (à droite) :

Chacune de ces bombes dispose de huit ailerons de queue, dont certains dépassent l’anneau métallique. L’OFAB 250-270 dispose d’un second anneau de queue intérieur là où les ailerons s’arrêtent, mais sur la RBK-500 les ailerons pointent jusqu’à la base de la bombe. On peut aussi pointer d’autres détails comme les encoches à la base des ailerons de la RBK-500 – là où ils rejoignent la base de la bombe – et d’autres encoches sur les extrémités des ailerons de l’OFAB 250-270.

Concernant les débris de l’attaque du 30 mars à Latamné, nous avons d’abord voulu établir la configuration de l’aileron de queue et de son anneau. Timmi Allen de Bellingcat a créé une modélisation simple des débris en 3D, pour établir les bases de cette configuration :

Cela nous a permis d’établir qu’un deuxième anneau plus petit se trouvait à l’intérieur du grand, avec huit pièces métalliques pour les rattacher. Cependant, une de ces pièces était manquante ; seules sept d’entre elles étaient donc visibles sur ce débris. Quatre de ces pièces ne correspondaient pas à des ailerons, mais à des pièces rectangulaires qui ne s’étendaient pas au delà du diamètre de l’anneau de queue. Trois pièces plus grandes, placées en alternance entre les quatre autres, étaient également visibles, avec un interstice là où aurait du se trouver une quatrième pièce. Il s’agissait bien d’ailerons, et ils ne s’étendaient pas au delà du diamètre de l’anneau.

Alors où se trouvait cette pièce manquante, le quatrième aileron ? Le rapport de la FFM de l’OIAC fournit des explications dans sa description d’une pièce métallique semi-circulaire :

« Une pièce métallique triangulaire est attachée au corps de l’objet. Cette pièce ressemble à un aileron (étiqueté 2). Les restes de trois autres pièces (étiquetés 3) de longueur similaire et approximativement équidistant les uns des autres sont aussi observables. Cela pourrait indiquer la présence de trois autres objets équivalents. »

Ce qui indique que les deux pièces de métal, l’assemblage des ailerons de queue et la pièce semi-circulaire étaient les restes de la queue de la munition. De plus, l’aspect de cette queue, avec des ailerons ne dépassant pas de l’anneau, correspondait au schéma d’une bombe chimique M4000 présenté par la fédération de Russie dans sa conférence de presse.

Mais ce n’était pas tout. En utilisant les dimensions des débris d’ailerons de queue fournies par le rapport de la MEF de l’OIAC, il était également possible d’obtenir des dimensions approximatives pour chaque partie de la bombe, laquelle était proche des 460 mm de longueur de la bombe chimique M4000 telle que décrite dans le schéma russe. Après avoir examiné une large variété de munitions connues,on pouvait donc affirmer que la seule bombe connue possédant ce type de queue et ces dimensions était bien la bombe chimique M4000, d’après le schéma publié par la fédération de Russie.

En comparant les images de débris avec celle du schéma de la M4000, il était possible d’indiquer l’emplacement probable des débris, comme démontré ci-dessous :

Plus tard, avec l’aide de Forensic Architecture, nous avons produit une modélisation de la bombe basé sur le schéma russe et des des débris aperçus dans le rapport de la MEF de l’OIAC ; ceux-ci ont été restaurés dans leur état initial et replacés sur le modèle de la bombe, ce qui a montré qu’ils coïncidaient parfaitement avec le schéma de la M4000 :

Alors que nous avions trouvé de nombreuses correspondances entre le schéma de la M4000 et les débris retrouvés sur les lieux de deux attaques chimiques distinctes, nous ne disposions toujours pas de l’image d’une bombe M4000 complète. Près de deux ans après le début de nos recherches, nous avons finalement découvert la dernière pièce du puzzle.

La preuve définitive

En septembre 2019, nous avons été contacté par un lecteur de Bellingcat qui venait de tomber sur cette vidéo, publiée pour la première fois le 13 avril 2013 :

Cette vidéo semblait montrer une bombe chimique M4000 complète. Mais nous voulions en avoir le cœur net, et nous avons donc commencé à la comparer avec le schéma russe. Les ailerons de queue correspondaient effectivement avec les débris retrouvés à Latamné et les deux bouchons de remplissage étaient présents, tout comme le mélangeur et les deux pattes de suspension. Mais nous devions également mesurer la bombe de la vidéo. Une fois de plus, nous avons donc créé une modélisation en 3D en utilisant les dimensions des bouchons précédemment établies au cours de nos recherche pour définir les dimensions proportionnelles de cette bombe. Elle s’est révélée être large d’environ 460 mm, comme la M4000 du schéma publié par la Russie :

Pour un avoir un deuxième avis, nous avons également demandé à Forensic Architecture de réaliser leurs propres mesures. En utilisant la photogrammétrie, ils ont eux aussi réalisé un modèle 3D qu’ils ont mesuré en partant du postulat que le diamètre des bouchons était de 107 mm, comme constaté lors d’attaques antérieures. Là aussi, la largeur de la bombe ainsi obtenue était de 460 mm :

En plus de la correspondance entre des caractéristiques importantes comme les bouchons, les pattes de suspension et les ailerons, de nouveaux détails concordants et plus petits sont apparus. Dans l’image ci-dessous, on peut voir que l’extrémité la plus fine de la queue ne se termine pas en un point, aligné avec la base de la bombe, mais avec une encoche en angle droit. Un détail mineur mais que l’on retrouve également sur les débris de Latamné et sur la bombe M4000 complète documentée dans la vidéo d’avril 2013 :

Ce détail et bien d’autres caractéristiques confirment que la bombe est une M4000, correspondant aux débris de celle de Latamné, qui eux-mêmes correspondaient au schéma russe de la M4000.

Il existe aussi un lien intéressant avec l’attaque chimique de Khan Cheikhoun du 4 avril 2017. Peu de débris ont été retrouvés sur le site de cette attaque, mais l’un d’entre eux, le bouchon de remplissage correspondait, là encore, exactement à ceux de la M4000. Un autre débris, une pièce métallique tordue (ci-dessous), avait engendré de nombreux débats. Pour certains, il s’agissait en réalité d’un tube métallique, soit un élément d’une roquette, soit un tube rempli de sarin muni d’une charge explosive pour libérer le gaz :

Difficile d’expliquer comment une munition explosive aurait pu créer un débris de cette forme, d’autant plus qu’il apparaît comme replié vers l’intérieur, et non vers l’extérieur, comme on pourrait s’y attendre après une explosion. La bombe de la vidéo d’avril 2013 fournit une explication possible. Dans cette vidéo, on aperçoit clairement une pliure sur la partie de la bombe située à la base du nez. D’après le schéma de la M4000, cette partie de la bombe contient une charge explosive et du lestage lourd, et la pliure semble bien se trouver juste après la base du nez :

En cherchant plus loin, nous avons découvert qu’il ne s’agissait pas de la seule occurence d’un débris de M4000 répertorié avant les attaques de 2017. Une autre vidéo, publiée en 2014, montre les restes d’une M4000, avec le même élément présent à la base du nez de la bombe :

Cela pourrait confirmer que le débris de Khan Cheikhoun n’était pas un tube métallique comme certains l’ont assuré, mais un débris formé pendant l’explosion par la pièce métallique à la base de la tête de la munition.

La vidéo ci-dessus est également intéressante, puisqu’elle semble confirmer au moins l’une des affirmations du gouvernement syrien au sujet des M4000. Le rapport de l’IIT de l’OIAC cite la déclaration du gouvernement syrien selon laquelle certaines de ses bombes chimiques ont été reconditionnées en bombes conventionnelles. Or la vidéo ci-dessus montre qu’il manque une section rectangulaire sur le flanc de la bombe, avec un remplissage solide. Il est donc possible que cette vidéo montre justement l’une de ces bombes chimiques reconditionnée en bombe conventionnelle, chargée d’explosifs solides. Bien que [la bombe] soit brisée, aucune attaque chimique n’a été signalée à l’endroit et à la date où cette vidéo a été tournée. Il paraît donc peu probable que les personnes l’ayant filmé l’aient associée à une attaque chimique.

Certains prétendent que ces vidéos plus anciennes prouvent que les rebelles syriens auraient pu utiliser ces restes de bombes pour simuler les attaques chimiques de Khan Cheikhoun et Latamné. Cette hypothèse est justement examinée par l’IIT de l’OIAC dans son rapport sur l’attaque de Latamné.

« Afin de déterminer la provenance possible du sarin propagé au cours des incidents de mars 2017 à Latamné, l’IIT a suivi un certain nombres d’étapes. Des échantillons ont été prélevés sur les bouchons de remplissages, les débris ont été identifiés comme faisant partie du mélangeur de la bombe d’une munition chimique utilisée le 30 mars, et ils ont été analysés à la demande de l’IIT. Les experts ont décrit les bouchons comme “intacts” et fermés, alors que la partie extérieure du mélangeur était brisée. Ces trois débris n’aurait pu être détruits qu’avec difficulté. La probabilité que du sarin (et/ou un autre composé suggérant la présence de sarin) du même type que celui produit par la République arabe syrienne ait été ajouté sur le site pour « mettre en scène » dans chacun de ces trois débris est donc extrêmement faible. De plus, en ouvrant un morceau du mélangeur, l’IIT a pu observer de la graisse, ce qui, d’après des experts consultés par l’IIT, correspond avec ce qui serait nécessaire pour lubrifier l’axe du mélangeur pour mélanger les composés du sarin. »

Vu les preuves rassemblés sur les attaques au sarin des 24 et 30 mars à Latamné, l’idée que ces attaques auraient pu être simulées – alors même qu’il n’y a eu aucune couverture médiatique de l’attaque du 24 mars par des groupes d’opposition et à peine plus pour celle du 30, sans parler de la préparation complexe et méticuleuse requise pour de telles mises en scènes – est donc complétement absurde.

Les données en sources ouvertes, et désormais le rapport de l’IIT de l’OIAC, démontrent ceci : bien que la République arabe syrienne ait adhéré à la Convention sur les armes chimiques en 2013 et qu’elle ait annoncé avoir déclaré l’ensemble de ses stocks d’armes chimiques à l’OIAC, elle continue à utiliser des armes chimiques, y compris les bombes qu’elle affirme avoir détruites, pour empoisonner sa propre population.

Un article d’Eliot Higgins traduit par Syrie Factuel

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