13.04.2025 à 17:55
Jean-François Bouthors
Pour justifier l’abandon de l’Ukraine, les « réalistes » prétendent que le temps des Borgia et de Machiavel est de retour.
<p>Cet article Contre la nouvelle charge des « réalistes » a été publié par desk russie.</p>
Dernière mise à jour le 13 avril 2025
À ceux qui prétendent que le temps des Borgia et de Machiavel est de retour, il faut répondre que le véritable réalisme de l’auteur du Prince consistait non pas à décourager l’opinion publique de résister à l’oppression, mais à donner au peuple le moyen de comprendre comment et pourquoi mener le combat pour la liberté.
Où est passée l’Ukraine ? On pouvait se le demander pendant que les cours des bourses mondiales semblaient jouer aux montagnes russes, après les annonces et les revirements de Donald Trump sur les hausses brutales des taxes américaines à l’importation. Quel contraste avec, quelques semaines plus tôt, l’adoption d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur le sort de l’Ukraine qui avait vu les États-Unis voter avec la Russie, la Chine et la Corée du Nord ; avec ensuite la scène hallucinante de l’entretien dans le bureau ovale de la Maison-Blanche de Volodymyr Zelensky avec Donald Trump et son vice-président James David Vance ; et avec l’impressionnante série de réunions qui avait suivi entre partenaires occidentaux (à l’exception des États-Unis) l! Il s’agissait alors pour les Occidentaux, et en particulier pour les Européens, de marquer un soutien à Kyïv et de pourvoir, autant que possible, à la fourniture d’armes et d’équipements sans lesquels les Ukrainiens seraient en grande difficulté. Force est de constater que, pour le plus grand bonheur de Vladimir Poutine, l’agitation forcenée du président américain tend à faire du sort de l’Ukraine un sujet secondaire. Peu importe, semble-t-il, que l’offensive russe soit considérablement ralentie dans tous les oblasts annexés par Moscou. Peu importe même que, conséquence de la pagaille économique mondiale que Trump organise, le prix du pétrole s’effondre et mette – si elle se poursuit – la Russie en grande difficulté, comme l’explique elle-même Elvira Nabioullina, la présidente de la Banque centrale russe. Le monde regarde ailleurs. En quelque sorte, l’Ukraine, tout en étant confrontée à la guerre d’agression russe, devient une victime collatérale de la politique MAGA.
Il y aurait beaucoup de chose à dire des interactions entre les différentes crises et conflits planétaires et de leur caractère systémique, mais il faut, concernant l’Ukraine, s’arrêter sur le point suivant : la situation créée par les conséquences de la réélection de Donald Trump, dont on découvre chaque jour l’ampleur et les nouvelles facettes, voit revenir en force le discours d’un prétendu « réalisme », qu’on avait vu à l’œuvre avant et après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, et dont le dernier avatar est la sortie tonitruante du nouveau livre de Giuliano da Empoli, L’heure des prédateurs. Celui-ci nous explique que le monde revient à sa tendance naturelle qui est d’être le terrain d’affrontement des puissants et que la prime va au cynisme et à la cruauté, comme l’aurait démontré Machiavel, grand admirateur de César Borgia. Pour le dire succinctement, les Borgia sont de retour, ils s’appellent Trump, Poutine, Ben Salman (le prince saoudien), Musk… c’est celui des présidents des empires qui se reconstruisent violemment et des patrons de la Tech qui rêvent d’un gouvernement par les algorithmes.
Le livre de Giuliano da Empoli a fait l’objet dès le jour de sa sortie, d’une page entière d’entretien avec son auteur dans Le Figaro, sous ce titre éloquent : « Incapable de réagir, la vieille élite a mérité d’être balayée », et de deux pages d’interview dans L’Express, où l’auteur affirme que « les prédateurs représentent au fond le retour à la normalité du politique, régi par la force ». Notons au passage que celui qui fut conseiller de Matteo Renzi semble confondre la politique et le politique, c’est-à-dire, d’un côté, l’art de faire de la politique et, de l’autre, le champ dans lequel elle s’exerce et sa structuration. Ignorer cette nuance fondamentale peut conduire à de graves méprises dans la compréhension des situations et dans le choix des conséquences qu’il faut en tirer pour agir. Quelques jours plus tôt, paraissait un grand portrait de l’essayiste italo-suisse dans Libération, intitulé « Le mage de raison », clin d’œil, bien sûr à son livre qui rata d’une voix le prix Goncourt, portrait romancé et enjolivé de l’un des conseillers – mais non des moindres – de Vladimir Poutine. Livre dont Cécile Vaissié a critiqué solidement les « ambiguïtés gênantes » dans Desk Russie le 1er décembre 2022. Le Mage du Kremlin, sorti en avril 2022, a largement contribué à construire la légende de Vladislav Sourkov, qui s’était bien entendu prêté à la rencontre avec Giuliano da Empoli, sans doute parce qu’il pensait alors que ce projet de livre contribuerait à persuader les Occidentaux que soutenir l’Ukraine était peine perdue. Il ne s’agissait pas d’embellir le tableau du pouvoir russe actuel, le Kremlin n’en a que faire, mais, bien au contraire, de chercher à produire un effet de sidération pour saper les espoirs que pourrait susciter en Occident la résistance de l’Ukraine à l’agression russe. L’objectif russe a été globalement atteint, puisque le livre est devenu un best-seller mondial !
Quinze jours avant la sortie du dernier opus de Giuliano da Empoli, Vladislav Sourkov, qui ne s’était plus manifesté depuis longtemps, a opportunément accordé à L’Express un entretien publié sous le titre de Une suivant : « Le vrai mage du Kremlin parle. Entretien avec Vladislav Sourkov, l’homme qui a fabriqué Poutine ». En réalité, si les mots ont un sens, Sourkov n’a jamais « fabriqué Poutine », mais est lui-même une créature des « organes ». Selon l’ancien ministre russe de la Défense, Sergueï Ivanov, il a servi à la Direction générale des renseignements de l’État-Major des forces armées russes, plus connue par l’acronyme GRU, entre 1983 et 1985, période emblématique d’une réorientation des services de sécurité russes sous l’impulsion d’Andropov. Le chef du KGB, devenu en 1982 Premier secrétaire du PCUS après la mort de Brejnev, pensait que le pouvoir des siloviki devait se donner les moyens de survivre à l’effondrement du communisme. Ajoutons que le père de Sourkov a déclaré être entré au GRU après son service militaire (il aurait opéré au Vietnam), tandis que son grand-père aurait été un fidèle tchékiste. Bon sang ne saurait mentir…
Pour cet entretien « exceptionnel », Sourkov s’est fait longuement prier. Il aurait accepté de s’exprimer en apprenant que l’hebdomadaire avait accueilli les plumes de Malraux et de Sartre. L’Express, qui fait mine d’y croire, a accepté que l’entretien ne soit pas en face à face, mais réalisé par écrit, en deux temps, par l’envoi de deux séries de questions. Des conditions idéales pour que revienne de Moscou un texte parfaitement ciblé, calibré, non pas pour polir la langue de bois, mais pour mener une opération d’influence, un acte assumé de guerre psychologique. De fait, dans le texte signé par Sourkov, il ne s’agit toujours pas de séduire, de donner une image aimable de la Russie, on sait trop bien au Kremlin que ce n’est plus l’heure de faire risette, mais d’effrayer, d’afficher une détermination capable de décourager l’opinion publique française alors qu’Emmanuel Macron, revenu de ses errements du début de l’année 2022, se veut le fer de lance du soutien à Kyïv en Europe, et qu’il cherche comment les Alliés pourraient offrir à l’Ukraine, si un accord de paix était trouvé, les garanties de sécurité que Washington se refuse à fournir.
La publication de l’entretien de Sourkov est venue à point nommé, au moment où les Ukrainiens se retiraient d’une grande partie du territoire qu’ils avaient occupé depuis leur percée du 6 août 2024, dans l’oblast de Koursk, en territoire russe. Les circonstances et les causes de ce retrait rapide, interprété à chaud comme un effondrement et une défaite ukrainiens par nombre de commentateurs, restent obscures, même si la poussée russe est indéniable. Cet épisode de la guerre a donné lieu à une formidable opération de désinformation dont Donald Trump a été personnellement l’un des vecteurs, annonçant à tort l’encerclement de milliers de soldats ukrainiens, alors que des informations fiables démontrant le contraire étaient publiques. Ce qui semble sûr, c’est que, pour des raisons qui restent à éclaircir, les Ukrainiens ont été contraints à un repli tactique dans un moment crucial, qui était celui du début des manœuvres diplomatiques russo-américaines pour « régler » le conflit. Les guillemets, évidemment, s’imposent.
Rappelons que peu après l’altercation du Bureau ovale, le 28 février, le Président des États-Unis avait décidé de suspendre les livraisons d’armes et la fourniture de renseignements militaires à Kyïv, et que les négociations qui venaient de commencer entre Russes et Américains à Dubaï mettaient en scène une forme de lune de miel entre Moscou et Washington. Bref, tout visait à installer l’idée que sous la pression de Trump, les Ukrainiens n’auraient d’autre choix que de plier devant les exigences russes et que les Européens, laissés sur la touche, devraient se résigner à faire moins que de la figuration. Pourtant, à ce jour, les Ukrainiens tiennent encore une petite partie de territoire dans l’oblast de Koursk, ils ont commencé à porter le combat à la frontière russe en direction de Belgorod, ils ont presque stoppé les offensives russes autour de Pokrovsk et de Toretsk, et la réalité du terrain indique qu’après les énormes pertes enregistrées par les Russes depuis l’automne dernier en vue d’arriver à la table des négociations en quasi-vainqueurs, l’armée de Vladimir Poutine est dans une situation de grande fragilité, alors que la guerre a mis l’économie civile de la Russie en sérieux danger. On se trouve donc devant le paradoxe suivant : c’est au moment où le pays de Poutine est affaibli que Trump lui tend la main ! Le maître du Kremlin ne se contente pas de la saisir, il tente de faire croire que la partie est jouée et que l’heure est venue d’un nouveau partage du monde…
Ainsi donc, la séquence à laquelle on a assisté depuis l’altercation dans le Bureau ovale, avec le retrait ukrainien contraint d’une large partie du territoire conquis en août dernier dans l’oblast de Koursk, les négociations russo-américaines en Arabie saoudite, l’interview de Sourkov et enfin la publication en fanfare de L’heure des prédateurs de Giuliano da Empoli, contribue à installer dans l’opinion publique la conviction que l’Europe et ses alliés, au sein d’une OTAN dont les États-Unis veulent rester les maîtres tout en signifiant qu’ils ne se sentent plus tenus par les termes de l’Alliance, n’ont plus qu’à regarder passer les trains des grands carnassiers de la planète, en humbles herbivores incapables de se défendre qu’ils seraient.
Il serait bien évidemment excessif de dire que tout cela est organisé ou concerté, mais il est évident que l’appareil de propagande russe ne se prive pas de fournir de manière abondante des lectures et interprétations des événements et de leur succession qui labourent non seulement les opinions publiques, mais aussi les représentations des acteurs politiques des différents pays concernés. Cela ne se borne pas, loin de là, aux déclarations publiques russes, cela passe par des commentateurs occidentaux impressionnés, et pour certains influencés, qui peinent à distinguer les faits des interprétations qui leur sont suggérées via les canaux les plus divers. Rappelons que tous les acteurs, y compris occidentaux, fournissent des éléments de langage qui les servent, mais qui ne constituent pas nécessairement « la vérité » des faits, et que des fuites organisées visent souvent à orienter la lecture des événements pour servir des objectifs déterminés. On l’a vu abondamment, et depuis des mois, par exemple, autour de la question de la légitimité prétendument douteuse du président Volodymyr Zelensky. Les effets de loupe sont multiples et répétés dans un système médiatique dominé par les questions d’audience dont les analyses sont guidées par les algorithmes, et par l’impact des réseaux sociaux eux-mêmes largement sous influence. Le scepticisme qui devrait s’imposer à l’observateur fait d’autant plus défaut que la profondeur historique manque fréquemment pour corriger les biais des interprétations « en direct ».
C’est sur ce « fond de sauce » que tend à s’imposer le discours sur le « réalisme » qui vise à nous persuader, comme le répète avec gourmandise et constance l’ancien ambassadeur de France aux États-Unis Gérard Araud, que l’on est revenu à ce que la politique internationale a toujours été, à l’exception d’une brève parenthèse « heureuse » dans la seconde moitié du xxe siècle et jusqu’à ce que Poutine passe à l’action : le combat sans morale de chaque nation ou empire pour ses intérêts, par la guerre ou par la diplomatie et la politique qui ne seraient que la poursuite de la guerre par d’autres moyens. C’est la thèse de Giuliano da Empoli qui se poursuit avec L’heure des prédateurs, sur la lignée d’une réflexion entamée depuis son livre Les ingénieurs du chaos paru en 2019. Mais l’écrivain et conseiller politique italo-suisse né en France ajoute aux « princes de ce monde » les grandes firmes de la Tech et leurs patrons, et il est vrai que ces derniers disposent de moyens qui excèdent ceux de nombreux États dans le monde. Da Empoli évoque la figure de César Borgia, dont, écrit-il, « Machiavel fera le modèle de son Prince : non pas le souverain idéal, mais la bête de pouvoir réelle, moitié renard et moitié lion, sachant utiliser l’astuce pour flatter les hommes et la force pour les subjuguer ». Notre temps serait donc celui des nouveaux « borgiens ». L’auteur choisit cette fois un procédé impressionniste. Non pas un discours méthodique, mais l’exposé de saynètes saisissantes, glanées au fil de ses fréquentations des puissants et de ses voyages. Effets-chocs garantis. Faut-il le créditer, comme le fait son éditeur en quatrième de couverture, de « la lucidité d’un Machiavel et [de] la hauteur de vue d’un moraliste » ?
De Machiavel, il semble avoir retenu, comme beaucoup, l’image d’un conseiller politique cynique et désabusé. L’inventeur du « machiavélisme ». Mais cette image est une légende que le philosophe Claude Lefort, pour ne citer que lui, a depuis longtemps démontée. L’auteur du Prince, semble oublier Giuliano da Empoli, était en réalité un républicain convaincu. Il n’a pas rédigé un manuel de la tyrannie, mais cherché à montrer que la République ne trouvait sa vérité que dans l’affrontement de deux désirs antagonistes, celui des grands qui veulent dominer et celui du peuple, derrière lequel il se rangeait, qui refuse d’être oppressé. Son « réalisme », loin d’être fataliste, visait à donner les éléments nécessaires pour engager en toute connaissance de cause le conflit qui était selon lui le ressort profond d’un bon fonctionnement de la République. Ce que défendent les soi-disant « réalistes », c’est une lecture borgne et tronquée de Machiavel.
L’auteur du Prince, mais aussi des importants Discours sur la première décade de Tite-Live croyait non pas aux idéologies, non pas aux leçons de morales, non pas aux valeurs chrétiennes – qu’il accusait d’être démobilisatrices –, non pas aux beaux discours et aux exemples fascinants, mais à la « veritá effettuale », à la vérité effective de la chose politique, aux effets de la nécessité. Pour lui, l’injustice, pente naturelle des grands, ne pouvait être tempérée que par la résistance du peuple, et s’il décrit l’art de la politique avec une précision clinique, c’est pour permettre que le conflit des désirs opère ses effets bénéfiques d’ajustement. Dans son esprit, il ne faut pas se résigner, mais combattre.
Il n’y a donc pas d’avènement d’une prétendue « heure des prédateurs » qui ne nous laisseraient que le choix de nous soumettre, puisque les élites – européennes et américaines – n’ont pas su agir à temps. Ce dont nous avons besoin, c’est plutôt d’une analyse lucide et courageuse pour mener le combat et donner au « peuple » une vraie culture de la liberté et de la responsabilité. Celle-ci s’est dissoute dans le fleuve de la société de consommation, et le phénomène s’est accéléré depuis la chute du mur de Berlin. En ce sens, Zelensky est plus authentiquement disciple de Machiavel que Giuliano da Empoli, qui soutient que « dans ce monde nouveau les borgiens ont un avantage décisif, car ils ont l’habitude d’évoluer dans un monde sans limites ». L’ancien conseiller de Matteo Renzi oublie que selon Machiavel, c’est précisément l’absence de limite, l’absence de résistance qui conduit les dominants à la catastrophe, à l’échec ou à l’enlisement dans les marais de leurs succès. Ce que l’on peut déjà observer avec Donald Trump qui pourrait bien se révéler comme le pire ennemi des États-Unis : le 47e président américain n’est revenu au pouvoir que depuis trois mois et déjà il a fait la démonstration que ses obsessions produisent une politique qui met son pays en grand danger, que ce soit en matière de sécurité ou du point de vue économique.
Certes, l’essayiste italo-suisse a raison : les élites européennes ont tardé à réagir alors que, depuis le début des années 2000, les avertissements ne manquaient pas quant à la nature du régime de Vladimir Poutine. Nombre de ceux qui en font partie (mais pas tous) ont été naïfs, veules, « idiots utiles », voire corrompus pour certains, plus attachés à leur confort, à leur carrière et à leur image que lucides, il est vrai. Mais faut-il en conclure que l’heure de la République au sens où l’entendait Machiavel est passée ? Faut-il en conclure que celle de la démocratie, pour laquelle l’écrivain chinois Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix, est mort en prison en 2017, n’est plus d’actualité ? Faut-il considérer que l’équilibre des pouvoirs pensé par Montesquieu n’est plus qu’un outil dépassé à remiser au rang des vieilleries qu’on oublie ? Le livre de Giuliano da Empoli se termine sur l’image du vaillant maire de Lieusaint qui se bat courageusement contre l’envahissement de son bourg par les flots de voitures téléguidées par Waze, mais sans espoir de faire mieux que vider la mer avec une petite cuillère… Ce maire n’appartient pas au monde des puissants dans lequel l’auteur évolue à son aise, comme une sorte de « dissident agréé », d’un non-conformisme délibérément autolimité. L’élégance et la prudence de celui qui s’installe dans la posture du fou des nouveaux princes borgiens accordent à l’édile de Lieusaint une forme d’admiration désespérée : « la lutte continue », écrit-il pour conclure à la fois le bref portrait du maire et le livre. Mais, en définitive, cette manière de dénoncer les prédateurs en concluant sur l’impuissance de ceux qui voudraient s’y opposer conforte l’idée que la bataille est perdue.
N’en doutons pas, cette démonstration démobilisatrice fait son œuvre. Si les réunions organisées par Emmanuel Macron et Keir Starmer, le Premier ministre britannique, ont abouti à des déclarations de soutien à l’Ukraine, avec des promesses de livraisons d’armes, elles sont loin de déboucher sur un engagement décisif : Français et Anglais sont bien isolés lorsqu’ils évoquent l’idée d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. Et encore n’y viendraient-elles pas prochainement pour renforcer Kyïv dans son combat contre l’agresseur, mais seulement pour garantir la mise en œuvre d’un accord de paix dont la signature reste aujourd’hui très hypothétique… On a surtout entendu répéter un nouvel élément de discours selon lequel l’armée ukrainienne était la première et la meilleure garantie de sécurité pour son pays. Autrement dit, l’aversion pour le risque et la réticence à agir continuent d’être les principaux ingrédients de la position occidentale sur l’Ukraine.
Là encore, il faut relire Machiavel. L’auteur du Prince, rappelle Lefort, misait sur la jeunesse, et c’est pour elle qu’il écrivait afin de lui donner les moyens de passer à l’action pour unifier l’Italie, car il avait vu que la « sagesse » des plus anciens les enfermait dans un conservatisme impuissant et morbide. Pour lui, la politique ne se concevait pas sans la prise de risque… Dans nos sociétés occidentales vieillissantes, la peur de mourir prend le pas sur le goût de la liberté. L’atermoiement l’emporte sur l’engagement. Pourtant nul n’échappera à la mort tandis qu’il appartient à chacun de participer à ouvrir dans l’histoire des temps et des espaces de liberté, non seulement pour lui-même, mais pour les générations à venir. Ce qu’Éluard avait bien compris lorsqu’il écrivit, en 1942, dans la France occupée par l’envahisseur allemand, son célèbre poème qui s’achève par « Je suis né pour te connaître/Pour te nommer/Liberté. »
Comprenons bien l’enjeu : ce qui se joue en Ukraine ne se limite pas à la question russo-ukrainienne. Il s’agit de savoir s’il existe encore, dans le monde occidental, dans ce monde né au début du premier millénaire, de la rencontre d’Athènes, Jérusalem et Rome, ce monde qui a inventé la République et la démocratie, le courage de vivre dans l’incertitude et le risque de la liberté qui caractérisent précisément l’une et l’autre. La question n’est pas de se demander si les chars de Poutine arriveront ou non un jour prochain à Berlin ou à Paris, mais si nous sommes déterminés à combattre ceux qui veulent aujourd’hui installer d’une manière ou d’une autre des régimes, des systèmes, des réseaux et des modes de domination sur toute la planète, que ce soit par la force, la démagogie ou la technologie – les trois se conjuguant souvent. Trouverons-nous en nous-mêmes l’énergie et le cran de nous insurger ou donnerons-nous aux générations futures le spectacle d’une nouvelle servitude volontaire, version contemporaine de celle que dénonçait en 1548 Étienne de la Boétie ? Car, comme l’écrit Lefort, commentant Machiavel, « c’est seulement là où le conflit trouve à se manifester, c’est-à-dire là où le peuple se montre capable de résister à l’oppression des grands, que se forgent de bonnes lois, que la République mérite vraiment son nom ». Nous n’en sommes donc pas au retour à une prétendue logique normale et cruelle « du politique » qui ferait de nous des spectateurs désarmés, sidérés par la marche du monde et le cynisme des puissants, mais au moment où l’histoire nous convoque à nous engager pour refuser toutes les logiques d’oppressions, qu’elles soient politiques ou technologiques. Les Ukrainiens ont fait leur choix. Et nous ?
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13.04.2025 à 17:55
Philippe De Lara
La guerre des « tariffs » participe à la guerre contre l’ordre international menée par Poutine et ses amis dictateurs.
<p>Cet article Ukraine : l’éléphant dans la pièce a été publié par desk russie.</p>
L’auteur montre que la guerre commerciale de Trump participe dans ses effets, sinon dans son intention, à la guerre contre l’ordre international menée par Poutine et ses amis dictateurs, et augmente le chaos mondial, alors que la sécurité de l’Europe est en jeu.
Depuis que Donald Trump a lancé sa guerre des « tariffs » (droits de douane, le plus beau mot de la langue anglaise selon le président américain), une autre guerre, une vraie, la guerre d’Ukraine, a disparu des médias. Le temps de cerveau disponible des populations est accaparé par la guerre commerciale de Trump – d’abord contre le monde entier puis, aux dernières nouvelles, contre la Chine. Pour un peu, nous ne saurions pas que l’Ukraine occupe à nouveau un morceau de territoire russe, cette fois dans la région de Belgorod, une information pourtant importante. Même LCI, la chaîne de télévision qui consacrait le plus de temps d’antenne à l’Ukraine, suit désormais à plein temps le feuilleton des tariffs. Exit l’Ukraine. Cette amnésie soudaine est passablement irrationnelle et même, j’ose le mot, imbécile.
Évidemment, elle est funeste pour les Ukrainiens. L’attention des dirigeants et des opinions publiques passant à autre chose, les décisions militaires et financières des alliés, vitales pour l’Ukraine après le lâchage américain, risquent de tarder encore plus. La protection du ciel ukrainien, attendue depuis le premier jour de la guerre, attendra encore – où sont les missiles Patriot, les avions de chasse européens, indispensables pour empêcher la guerre sauvage de Poutine contre les villes ukrainiennes ? Comme dit le proverbe, « loin des yeux, loin du cœur ».
Mais il y a plus. Hypnotisés par les nouvelles manœuvres de Trump, nous oublions l’échec de la précédente, le cessez-le-feu en Ukraine. Pour y parvenir, Trump était prêt à toutes les concessions en faveur de la Russie dont – disons-le – le sacrifice de l’Ukraine et, d’abord, de son président, coupable d’avoir provoqué le conflit, de rechigner à rembourser le montant de l’aide américaine, et de ne pas porter de cravate dans le Bureau ovale. Trump et ses acolytes ne cachent pas leur mépris, voire leur haine vis-à-vis de l’Ukraine. Le général Kellogg, qu’on disait mieux disposé envers Kyïv, parle maintenant d’une partition de l’Ukraine, sur le modèle de Berlin après la Seconde Guerre mondiale1. Mais la Russie ne marche pas, elle refuse le cessez-le-feu, et exige en préalable à l’arrêt des combats que tous les problèmes de l’architecture de sécurité en Europe (sic) soient résolus aux conditions russes. En changeant de sujet, Trump s’exonère à bon compte de sa trahison, de sa mesquinerie et, pour finir, de son échec sur le « dossier » ukrainien – commentaire cynique d’un ambassadeur français, préposé depuis trois ans aux prédictions défaitistes, « Trump a décidé de lâcher l’Ukraine et il cherche le moyen de le faire de manière élégante » (sic), entendons : en détournant l’attention du monde. Et ça fonctionne : le monde n’a plus d’yeux que pour les tariffs. Et de discourir sur la cohérence ou l’absurdité de la politique américaine, sur la question de savoir si les tariffs sont un bluff du roi du deal ou une entreprise méthodique de destruction du libre-échange et de ses institutions de régulation. Jusqu’au prochain zapping : et maintenant chers téléspectateurs, voici l’invasion du Groenland et l’achat du canal de Panama (ou l’inverse).
Non que la guerre des tariffs soit un sujet négligeable. Les risques de krach boursier, voire de krach bancaire sont bien réels, et la réaction de la Chine ne s’arrêtera pas à la hausse des droits de douanes sur les importations en provenance des États-Unis, notamment parce qu’elle devra trouver de nouveaux débouchés à ses excédents gigantesques, qui vont déferler sur le marché européen. C’est donc bien une promesse de chaos économique et géopolitique. C’est justement là que l’inconséquence médiatique est à son comble : on ne voit pas que les dangers de la guerre des tariffs ne sont si grands et inquiétants qu’à cause de la guerre mondialisée lancée par le Kremlin en février 20222. Sans l’invasion de l’Ukraine, sans les menaces de guerre en Europe, la guerre des tariffs serait une péripétie, grave sans doute, mais guère plus préoccupante que les mesures protectionnistes prises par Trump au cours de son premier mandat. C’est la guerre de Poutine contre l’Occident global qui rend les tariffs trumpiens si dangereux. La sécurité économique de l’Europe n’est un enjeu crucial que parce que sa sécurité tout court est menacée par la Russie. Autrement dit, la guerre russe contre l’Ukraine est l’éléphant dans la pièce, que personne ne voit ni ne veut voir, bien qu’il soit la cause du chaos mondial.
En réalité, la guerre commerciale de Trump participe dans ses effets, sinon dans son intention, à la guerre contre l’ordre international menée par Poutine et ses amis dictateurs. Ce n’est pas être un libre-échangiste béat que de rappeler que, dès l’origine, la fondation d’un ordre international fondé sur le droit, c’est-à-dire sur le principe de l’égale souveraineté de tous les États, allait de pair avec la promotion du commerce international et de l’abaissement des barrières douanières. Le FMI est créé en 1945, suivi par le GATT3, préfiguration de l’OMC, qui sera fondée en 1995. La mondialisation dominée par le dollar n’est pas sans défaut, elle a entraîné des déséquilibres sociaux et écologiques majeurs, elle doit être corrigée et sans doute ralentie, mais c’est un système qui a profité jusqu’à présent à la plus grande partie de l’humanité. Si elle était remplacée par la loi des empires, c’est-à-dire la loi du plus fort, ce serait un désastre pour le monde entier, aussi bien les bénéficiaires que les victimes de l’ordre international libéral.
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13.04.2025 à 17:54
Nicolas Tenzer
Dans son nouveau livre, l'auteur dessine la perspective d’un nouvel ordre plus libre. C’est la victoire de l’Ukraine qui en constituera la clé.
<p>Cet article L’ordre des moyennes et petites puissances ? a été publié par desk russie.</p>
Le nouveau livre de Nicolas Tenzer Fin de la politique des grandes puissances. Petits et moyens États à la conquête du monde paraîtra le 23 avril 2025 aux Éditions de l’Observatoire. Avec leur aimable autorisation, nous vous proposons ici de lire en avant-première un extrait de sa conclusion. Cet ouvrage comporte des chapitres spécifiques sur l’évolution de la politique américaine et de la Chine ainsi que des chapitres sur l’Afrique, les pays d’Asie et du Moyen-Orient. Il contient de nombreux développements sur le devenir de l’Europe et le rôle spécifique de la France et du Royaume-Uni. Un chapitre y est consacré à l’Ukraine, modèle de la nation du futur. Il tend à dessiner la perspective d’un nouvel ordre plus libre et sûr et offre une feuille de route aux nations libres. C’est, montre-t-il, la victoire de l’Ukraine qui en constituera la clé.
L’appréhension de la réalité [des guerres] et des failles des principales puissances libres suppose de comprendre quel type d’ordre peut le mieux préserver les nations et les peuples en lutte pour leur liberté des tendances prédatrices des États voyous. Il n’est certes pas suffisant de penser à un schéma ; il faut se donner les moyens de l’organiser. Les « modèles » proposés ne tombent pas du ciel, mais sont du ressort de la volonté des États.
Les schémas classiques habituellement évoqués, non sans simplification, pour décrire l’ordre international, parfois aussi pour le défendre, étaient les suivants. Le premier, appelé ordre bipolaire, était celui de la guerre froide : opposant les États-Unis et l’URSS ainsi que leurs alliés respectifs, il était parfois faussement décrit comme stable. Il était non seulement potentiellement dangereux – c’est pendant cette période-là que le risque nucléaire était le plus élevé – et aussi meurtrier – guerre entre les Corées, guerre du Vietnam, guerres locales entre des États ou des groupes soutenus par l’une et l’autre puissance. Il était aussi une prison pour les peuples de l’ex-URSS, de la Chine et des pays communistes. Il laissait aussi subsister, comme par contre-feu, des dictatures d’extrême droite et des juntes militaires sur quatre continents. La nostalgie qui anime encore certains politiques ou experts est pour le moins mal placée.
Certains estiment qu’après la chute du Mur est apparu un ordre unipolaire dominé par les États-Unis et, plus accessoirement, ses alliés. Or, cet ordre n’était en loin pacifique ni pacifié : la guerre en ex-Yougoslavie était comme la répétition à certains égards de la guerre russe contre l’Ukraine ; le génocide des Tutsis par les Hutus témoignait du silence et de l’inaction devant un crime de masse ; la Chine, avant Xi Jinping, était loin d’être une puissance de paix ; dans les années 1990, la Russie, avant Poutine, préparait sa revanche et commettait des génocides en Géorgie et en Tchétchénie. On oublie aussi souvent la tentative de Gorbatchev en janvier 1991 de reprendre par la force le contrôle sur les pays Baltes et de mettre fin à leur indépendance, qui fit quatorze morts en Lituanie. L’unipolarité était un faux-semblant.
Par la suite, d’autres se sont plu à décrire le monde comme multipolaire, sans qu’on sache quels étaient toujours ces pôles inégaux, vraisemblablement les États-Unis, la Chine, l’Europe, la Russie, l’Inde, avec sans doute des pôles africain, moyen-oriental et latino-américain. Est apparue à ce moment-là, dans les années 2000, l’idée d’une co-organisation du monde et d’un règlement concerté des différends, avec notamment le G20, institutionnalisé en 1999 et dont la première réunion des chefs d’État et de gouvernement eut lieu en novembre 2008. Or, le G20 ne joua aucun rôle sur le plan politique en raison d’oppositions frontales, au mieux à certains moments dans le domaine financier. Surtout, la notion même d’ordre multipolaire est une forme de désordre institutionnalisé favorisé par des puissances révisionnistes qui entendent remettre en cause avec radicalité ses lois existantes. Les tenants de cet ordre, essentiellement ces puissances, visent à accroître leurs dominations sur les pays censément parties de leur pôle, rétablissant ainsi des zones d’influence prohibées par le droit international, et au-delà. La multipolarité s’oppose frontalement à la souveraineté des peuples. Pour les petits et moyens États incapables de se défendre, c’est une manière de tracer la voie vers la servitude.
Il a été loisible à beaucoup de parler de monde apolaire, autrement dit sans régisseur, comme pour symboliser un monde plus anarchique où aucune puissance n’était capable de faire, durablement, régner sa loi ou sa conception de l’ordre. Cela correspond à ce que l’analyste des risques politiques Ian Bremmer avait popularisé sous l’appellation de G-zéro4. Cette désorganisation du monde est marquée par des États-Unis en retrait, une Russie faible, mais capable de poursuivre à la fois ses actions criminelles ou agressives et de recourir à des actions d’influence et de perversion des démocraties, une Chine ouvertement révisionniste et conquérante et une série de puissances régionales, des moyens États du Moyen-Orient à l’Inde, jouant un rôle désordonné de disruption et de potentielle anarchie.
Dans ce monde, la plupart des petits et moyens États sont comme livrés à eux-mêmes, sans appui ferme et considéré comme durable, tentant tant bien que mal à ne pas perdre leur autonomie et finissant parfois par chercher un protecteur à l’égard duquel ils n’ont aucune illusion – et qui peut les asservir. C’est le cas de certains gouvernements africains, d’Asie ou d’Amérique latine enclins à céder aux sirènes trompeuses de la Chine ou de la Russie, parce que la pression est trop forte, la corruption séduisante et l’abstention des autres aveuglante. Voilà où nous en sommes.
Un autre type d’ordre est possible que je qualifierai de G-infini, par opposition au G-zéro. Dans ce monde, les puissances additionnées des petites et moyennes nations, soucieuses à la fois de rééquilibrer le monde sur le plan économique et commercial, et d’affirmer en commun leur force pour contrer à la fois le recul relatif des États-Unis, devenus depuis la seconde présidence Trump une puissance destructrice de la règle internationale, et l’irruption de nouveaux acteurs menaçants, pourraient s’organiser pour agir sur le cours des choses. Ce G serait infini par ses opportunités nouvelles et les modalités d’organisation.
Cet univers serait surtout ouvert, alors que les plus grandes puissances révisionnistes, avec désormais le concours de Washington, entendent fermer le jeu. Il ne serait pas, au contraire, organisé en pôles régionaux ou en alliances prédéterminées où dominerait une puissance particulière, l’entraînant dans des opérations aventureuses contraires à leurs intérêts. Un tel ordre serait aussi fondé sur une extension du droit international autant sur le plan humanitaire et sécuritaire qu’en termes d’échanges. On quitterait là le domaine de la great powers politics. Plus encore, il s’agit aujourd’hui de lui opposer une force de résistance.
Ce monde serait souple en raison des décisions décentralisées des États, des accords qu’ils noueraient entre eux et de leur capacité à s’émanciper, en même temps qu’il serait rigide dans la défense des principes et la mise en œuvre de la loi. Dans un monde dominé par les grandes puissances, les jeux deviennent plus compliqués : certains vont se ranger derrière la Chine ou la Russie parce que leur histoire nationale les empêche de s’allier trop visiblement avec Washington, ou parce que les intérêts économiques de l’Amérique, accompagnés d’un manque de solidarité dans les crises, sont trop antagonistes des leurs. Une voie autonome est particulièrement difficile et il n’est pas fortuit que, depuis leur création, les non-alignés ou ce qu’ils sont devenus ont, de fait, plutôt servi les positions des nations révisionnistes. Quant aux pays européens, ils paraissaient trop liés aux États-Unis ou eux-mêmes anciennes puissances coloniales, et surtout ils n’avaient pas réussi à faire valoir la voie propre qu’ils avaient pourtant définie tout en l’assortissant pour l’instant des moyens de la puissance.
Avec Washington passée du côté des puissances révisionnistes, il sera plus aisé aux États tentés de ne pas s’opposer à Moscou et Pékin par défiance de l’Amérique de définir une voie autonome. L’Europe, désormais, pourrait incarner cette voie vers un monde mieux réglé par le droit et où les trois supposées grandes puissances n’auraient plus le dernier mot. Les moyennes nations seront également perçues comme des terres plus sûres pour les investisseurs et d’autant plus attractives, notamment l’Europe, qu’elles se seront enfin mises en ordre de bataille pour devenir des géants de l’innovation. L’économie de guerre qui devra être la leur représentera un formidable facteur de richesse et de développement technologique comme le furent les États-Unis à partir des années 1960. Là aussi, le modèle ukrainien apparaîtra comme un modèle à portée mondiale.
Le tableau que j’ai décrit ici est certes contrasté. Il y a loin de la coupe aux lèvres ! Les petites et moyennes puissances ne sont pas encore, loin de là, parties à la conquête du monde, même si elles en sont l’avenir. Pour autant, certains mouvements commencent à poindre en cette direction, en Ukraine d’abord, en Syrie depuis la chute du clan Assad, au Bélarus, en Géorgie, en Moldavie, dans certains pays du monde musulman, de l’Iran à l’Algérie, mais aussi de l’Afrique et de l’Asie où les peuples continuent à poursuivre leur combat pour une politique plus digne.
Une conscience commence à se faire jour, y compris chez des dirigeants non démocratiques, d’Asie centrale et du continent africain, que, devant le manque d’engagement de Washington, puis sa trahison, ils sont laissés largement à eux-mêmes pour contrer les entreprises de domination des puissances révisionnistes.
Les États européens, de leur côté, voient non seulement qu’ils devront assurer par eux-mêmes leur sécurité, mais aussi qu’ils devront s’engager plus, sur d’autres continents, pour éviter que ces phénomènes de prédation des richesses et d’influence politique ne minent par ricochet leur propre sécurité. Ils savent ainsi que, pour ce faire, ils devront acquérir les moyens de la puissance et s’unir pour développer avec une masse critique suffisante les investissements scientifiques et technologiques du futur5. La compétitivité future du continent européen ne saurait toutefois être conçue indépendamment d’un projet européen de politique internationale. La guerre qui vient les y conduit.
Cet ouvrage n’entendait pas établir de prévisions sur la manière dont, dans les décennies à venir, le monde allait se remodeler.
Un scénario noir n’est pas à exclure. Dans celui-ci, la Russie ne sort pas complètement vaincue ; des pays, y compris occidentaux, et d’abord les États-Unis, désormais dévoyés, se précipitent à nouveau vers Moscou pour nouer des accords, reprendre les échanges commerciaux et la sauver de l’écroulement. Celle-ci garderait non seulement son pouvoir de nuisance, mais également d’attraction précisément car les démocraties occidentales continueraient d’apparaître veules, lâches et incohérentes, y compris pour leur propre sécurité. Pékin considérerait cette situation comme du pain bénit qui la conforterait dans l’idée qu’une stratégie révisionniste peut être payante. Renforcée, elle continuerait ses entreprises de préhension des richesses sur tous les continents et, conséquemment, de domination politique, accélérant la dépendance de l’Occident, pouvant conduire celui-ci à un dénuement en matériaux et produits stratégiques et à des crises économiques et sociales majeures. Les États-Unis, certes toujours puissants et de plus en plus autosuffisants, se sentiraient suffisamment, quoique sans doute illusoirement, en sécurité pour ne plus se soucier du reste du monde. Pire encore, ils se lanceraient, à côté de Moscou et de Pékin, à des attaques majeures contre les principes de l’ordre international définis à San Francisco et à Nuremberg. Au-delà même des enjeux économiques et directement sécuritaires, la liberté reculerait dans le monde et en Europe même.
Mais il est aussi un autre scénario : celui d’une résistance du monde. Unies, les puissances démocratiques peuvent l’emporter et même convaincre les États aujourd’hui autoritaires qui gardent malgré tout une certaine idée de l’indépendance de leur nation – somme toute, tant la Turquie que les États moyens d’Asie centrale et plusieurs pays africains la partagent. D’autres, y compris dans le Golfe, en Asie et en Amérique latine, malgré l’incohérence de leur politique étrangère, comprennent que leur intérêt n’est pas la soumission. Ils pourraient renoncer à leur politique de gribouille qui laisse pénétrer la Chine ou la Russie sur leur propre terrain. Les pays démocratiques eux-mêmes conservent encore une prééminence économique et certainement militaire. Les BRICS+ sont loin d’être un clan uni, comme leur dernier sommet l’a montré, et il est loin d’être assuré que leur future monnaie voie le jour et a fortiori, si tel devait être le cas, qu’elle soit dominante. Certes, la liberté recule dans le monde de manière inquiétante, mais il est de puissantes forces contraires. Il est aussi probable que la Russie soit finalement vaincue et que même un Trump, aussi complice soit-il avec Moscou, ne soit pas capable de permettre sa survie et de lui restituer un statut de grand qu’elle a définitivement perdu. La Russie pourrait entraîner les États-Unis dans sa chute.
Avec l’Europe, dont on ne saurait mésestimer le devoir historique, mais sans ni domination ni précellence, peut donc finir par s’instaurer cette alliance de containment que j’évoquais entre des petites et moyennes nations qui voudront définir un avenir libre. Le signal offert par une victoire de l’Ukraine sera assurément déterminant, à la fois symboliquement et en pratique. Elle devrait faire des émules. Beaucoup ne perçoivent pas encore les changements que cela impliquerait bien au-delà de l’Europe : elle serait un encouragement pour l’Asie centrale, le Moyen-Orient et l’Afrique, car elle montrerait qu’une soi-disant grande puissance peut être vaincue par la seule force d’un peuple en armes. Les mouvements en chaîne qu’elle déclenchera seront d’une ampleur que peu imaginent aujourd’hui. Le succès de la Révolution syrienne montre que les anciennes dominations ne sont pas établies éternellement. Alors que, dans le monde ancien, il était habituel de considérer que les grandes puissances formaient un axe de sécurité – quand bien même il annonçait la guerre –, la sécurité et la liberté de demain adviendront à travers les petits et moyens États.
<p>Cet article L’ordre des moyennes et petites puissances ? a été publié par desk russie.</p>
13.04.2025 à 17:54
Novyny Priazovia
Le plus jeune prisonnier de la guerre russo-ukrainienne raconte sa détention en Russie pendant deux ans et demi.
<p>Cet article Oleksiy Novikov : « La plupart des lieux de détention en Russie sont des centres de torture » a été publié par desk russie.</p>
Oleksiy Novikov, né à Marioupol, est le plus jeune prisonnier de guerre de la guerre russo-ukrainienne. À la veille de l’invasion russe, il n’avait que 18 ans. Le 25 février 2022, le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il s’est porté volontaire pour la défense territoriale de Marioupol. Oleksiy a participé aux combats jusqu’à la mi-avril 2022 : il a ensuite été emmené en captivité en Russie, où il est resté pendant près de deux ans et demi. En septembre 2024, Novikov est retourné en Ukraine à la suite d’un échange. Son témoignage est glaçant.
Dans une interview en ukrainien accordée au projet « News of the Azov Region » de Radio Liberty, Oleksiy raconte son combat à Marioupol, sa capture et sa libération. Il déclare qu’avant même que la Russie ne lance une invasion à grande échelle de l’Ukraine, il avait émis la supposition d’une telle évolution. Mais ni lui ni sa ville n’ont eu le temps de se préparer correctement à la guerre.
« J’étais déterminé à défendre le pays en cas d’invasion massive. Mais j’ai pris un peu de retard dans ma formation militaire, explique-t-il. Le 24 février, mon camarade de classe et moi-même avions prévu de rencontrer la responsable d’une organisation de jeunesse qui s’occupait de l’éducation patriotique des jeunes. Nous pensions nous préparer progressivement grâce à elle. Mais il s’est avéré qu’il était trop tard pour le faire. »
Novikov raconte qu’il a immédiatement rejoint la défense territoriale de Marioupol, sans hésitation. Selon lui, il y avait beaucoup de personnes disposées à le faire dans la ville à l’époque. « Je n’avais aucune crainte et je ne comprenais pas très bien ce qui nous attendait, avoue-t-il. Nous savions déjà que la guerre avait éclaté et que la Russie lançait toutes ses forces. J’ai compris que pendant la guerre, tout pouvait arriver et que je devrais risquer ma vie à tout moment. Mais je n’ai pas hésité. Ma décision a été prise instantanément. »
Lorsqu’il s’est rendu au siège de la défense territoriale locale, on a d’abord essayé de lui refuser l’admission dans l’unité en raison de son jeune âge. « Il y avait des filles assises là qui inscrivaient les bénévoles à la défense territoriale. Je leur ai donné mes documents où il était marqué que j’avais 18 ans, que j’étais étudiant. Elles ont essayé de me dissuader, me demandant : Tu es sûr ? Tu as bien réfléchi ? Tu connais les risques ? Tes parents sont au courant ? et ainsi de suite », raconte Oleksyi. Mais l’un des officiers d’état-major est sorti et leur a dit : « Qu’est-ce qui vous empêche de l’inscrire ? S’il veut s’engager, c’est sa décision consciente. À 18 ans, il est majeur. S’il veut s’engager, qu’il le fasse », se souvient Novikov.
D’après ses souvenirs, dans la soirée du 25 février 2025, des fusillades ont commencé à Marioupol. « Nous avons eu notre première mission dès le lendemain. Le matin, ma section a été équipée, on nous a donné du matériel, des blindés, des lance-grenades, des grenades, etc., raconte-t-il. Et on nous a envoyés garder le pont reliant les rives gauche et droite de Marioupol. Il est fort probable que des groupes de sabotage de l’ennemi se trouvaient déjà dans la ville à ce moment-là. Je ne sais pas exactement quand ils sont arrivés, car ma tâche était d’être à l’arrière et de fournir des services logistiques. J’ai transporté des munitions, de la nourriture, des blessés », témoigne Oleksyi.
Les lignes de communication dans la ville ont été coupées, et les gens de la défense territoriale avaient pour mission d’indiquer aux habitants comment quitter la ville. Le jeune homme raconte que certains habitants de la ville avaient des opinions pro-russes. « Les civils n’avaient plus aucune information. Un jour, se souvient Oleksyi, une femme est venue nous voir et a commencé à nous dire : Pourquoi tirez-vous sur nous ? J’ai été choqué. Je suis un habitant de Marioupol ! Je me suis battu pour la défense de la ville et j’entends ce genre de reproches à mon adresse et envers les forces de défense de la ville. Bien sûr, les gens qui disent cela ont subi un lavage de cerveau et vous ne pouvez rien leur prouver, vous ne pouvez pas les convaincre. Ils persisteront à dire ce qu’ils veulent, même si vous leur donnez toutes les preuves. En fait, la majorité des habitants était apolitique, et parmi les gens actifs, il y a eu des pro-russes et des pro-ukrainiens », explique Novikov.
Au début du mois d’avril 2022, l’unité dans laquelle Oleksyi servait a changé de position. Les communications y étaient accessibles et Novikov a appris que sa mère avait réussi à quitter la ville. À ce moment-là, la situation à Marioupol ne cessait de se dégrader. Le 14 avril, l’unité d’Oleksiy a reçu l’ordre de se retirer vers l’usine Azovstal, que l’armée ukrainienne allait réussir à tenir pendant plus d’un mois. Novikov explique que l’opération d’évasion ne s’est pas déroulée comme prévu.
« Au début, nous nous sommes alignés en colonne et nous sommes partis de manière organisée. Mais au bout de 10 à 15 minutes, les tirs d’artillerie ont commencé et tout le monde s’est dispersé. J’étais perdu, je ne savais pas où se trouvaient mes compagnons d’armes.
En chemin, j’ai rencontré des personnes qui marchaient dans la même direction sur le boulevard Primorsky. Nous avons marché jusqu’à l’aube« , raconte Oleksyi. Selon lui, cette nuit-là, de nombreuses unités de l’armée n’ont pas réussi à atteindre Azovstal, si bien que certaines personnes se sont rendues en ville, tandis que d’autres ont tenté de quitter Marioupol par leurs propres moyens. Oleksiy a essayé de faire de même. Il se rendait compte que les Russes allaient peut-être lancer une opération de nettoyage. « J’ai d’abord rejoint Melekino, où je connaissais des gens. Je ne disais à personne que j’étais militaire, afin de ne pas les mettre dans l’embarras et de ne pas me mettre dans l’embarras », explique le jeune homme.
Novikov a réussi à s’éloigner de 70 kilomètres de Marioupol. Mais le 23 avril 2022, il a été arrêté à l’un des postes de contrôle russes. « Ils ont fouillé mes affaires. Ils se demandaient surtout pourquoi j’avais sur moi tout ce qu’il faut pour survivre. Ils n’aimaient pas non plus le fait que j’aie un couteau, raconte le jeune Ukrainien. Mais ce qui les a convaincus que j’étais probablement un militaire, c’est une photo dans mon téléphone. L’une de mes photos montrait un fragment de mon uniforme, et une autre mon pendentif en forme de trident6. Ils ont donc supposé que j’étais militaire. L’un d’eux s’est approché de moi avec un fusil, a enlevé la sécurité du fusil automatique, a tiré la culasse, l’a placé sur ma tête et m’a dit : Allez, avoue, salaud, que tu es un militaire, sinon que je vais te tirer une balle dans la tête », se souvient Oleksyi.
Après l’avoir gardé au poste de contrôle, l’armée russe a emmené Novikov au bureau du commandant à Kremenovka, dans le district de Marioupol. « Les premières semaines ont été normales. Sans compter les interrogatoires, ils m’ont traité normalement : ils ne m’ont pas battu, ils ne m’ont pas affamé, raconte Oleksyi. Parmi les Russes, il y avait à la fois des conscrits et des volontaires mobilisés, moins nombreux. Un jeune homme avait 19 ans. Je ne sais pas, peut-être que cela les a influencés d’une manière ou d’une autre, mais ils étaient plus compréhensifs à notre égard. Pendant tout le temps que j’ai passé là-bas, je n’ai été frappé à la poitrine qu’une seule fois. »
Selon Oleksiy, les cellules de Kremenovka étaient surpeuplées ; une cellule pouvait contenir jusqu’à 70 personnes, avec un nombre réduit de couchages. Certains étaient assis, d’autres dormaient à tour de rôle. Novikov a ensuite été emmené dans une prison de Donetsk. Oleksiy dit que c’est là qu’il a ressenti ce qu’était une véritable captivité.
« Dans les endroits précédents, mes affaires n’étaient pas confisquées, les gardiens ne me prenaient que mon téléphone et ma carte SIM, et je pouvais garder tout le reste. À Donetsk, ils m’ont pris mon Nouveau Testament, mes guêtres, mes chaussettes. Ils ont immédiatement écarquillé les yeux et se sont jetés sur mes affaires comme des vautours, ils ont tout pris, raconte-t-il. Ils ont pris des croix, des livres. Ils nous ont traités de “satanistes”, de “nazis”. Peu à peu, cet endroit a été de plus en plus terrible. Il est devenu cauchemardesque après la reddition d’Azovstal, explique Oleksiy. Nous n’avions aucun accès aux informations. Lors des interrogatoires, on me faisait du chantage en promettant de s’en prendre à ma famille. Nous n’avions pas de livres. Nous avions droit à une promenade une fois par semaine, voire toutes les deux semaines. Pour la douche, c’était pareil. Pour aller aux toilettes, il fallait mendier, mais ils pouvaient aussi refuser : il y a eu des moments où ils ne nous laissaient pas du tout aller aux toilettes pendant toute la journée. Heureusement, nous avions des bouteilles vides, alors nous les utilisions. »
Oleksyi se souvient qu’au fil du temps, les conditions de vie dans la prison sont devenues tellement insupportables que les prisonniers étaient prêts à se révolter à cause de l’épuisement, de la fatigue et de la faim. « Pour le dîner, on nous apportait des bols avec deux cuillères de purée de pommes de terre instantanée et une petite tranche de pain, dans le meilleur des cas, raconte-t-il. Souvent on était à la limite de l’évanouissement. La faim, la fatigue, la colère grandissaient. Un peu plus, et nous étions vraiment prêts à déclencher une mutinerie. Pourquoi n’avons-nous pas fait d’émeute ? Parce que tout le monde attendait un échange officiel. »
Selon Novikov, les cellules de la prison où il était détenu contenaient à la fois des prisonniers de guerre et des civils, pour la plupart originaires du Donbass. Oleksiy y a également rencontré des personnes originaires des régions de Zaporijjia et de Kherson, partiellement occupées par la Russie. « Les civils étaient traités de la même manière que les militaires : ils étaient frappés et humiliés. Une fois, les Russes ont emmené un homme de 60 ans parce qu’il ne voulait pas leur donner sa voiture. Il pouvait leur arriver d’attraper simplement quelqu’un dans la rue », explique Novikov à propos de ses codétenus.
Novikov note que les pires traitements infligés aux prisonniers de guerre ukrainiens l’ont été précisément sur le territoire russe. « C’est en Russie qu’ils ont été les plus maltraités. Il y a une différence entre les militaires russes et ceux de la république de Donetsk, souligne-t-il. Dans le territoire occupé de la région de Donetsk, les habitants nous ont traités avec une certaine compréhension. Et en Russie, il y a une attitude terrible envers tout le monde. La majorité absolue des centres de détention en Russie ne sont que des centres de torture. Certains inspecteurs déclaraient directement : “Je suis un sadique, je ne le cache pas, j’aime vous battre.” Parfois, j’ai rencontré des gardiens ou des inspecteurs normaux, qui pouvaient même donner une cigarette ou un bonbon à quelqu’un, se souvient Oleksiy. Mais la plupart d’entre eux étaient des brutes. »
En juillet 2022, Oleksiy a été transféré de Donetsk à la colonie de Elenovka (Olenivka), également dans la partie de l’oblast de Donetsk occupée par les Russes. C’était l’un des principaux lieux de détention des prisonniers de guerre ukrainiens. Le 28 juillet 2022, une explosion s’y est produite, tuant une cinquantaine de prisonniers. L’Ukraine estime que l’explosion a été organisée par les autorités russes ; Moscou affirme qu’elle a été causée par des tirs d’obus en provenance d’Ukraine. Novikov a été transféré à Horlivka, avec d’autres prisonniers de guerre, la veille de la tragédie. « On m’a dit que la majorité absolue parmi les victimes, c’étaient des combattants d’Azov. Certains sont morts, d’autres ont été gravement blessés, d’autres encore ont eu la moitié de leur corps touché. Je le sais d’après les témoignages de ceux qui étaient là. » Oleksiy est convaincu que l’explosion de la caserne de la colonie d’Olenivka était un acte terroriste planifié. Selon le bureau du procureur général ukrainien, la cause de l’explosion du bâtiment pourrait être une arme thermobarique. Mais il est impossible de l’établir avec certitude : les autorités russes ont refusé de laisser les experts de l’ONU se rendre sur le site de l’explosion, prétendument en raison de l’absence des garanties de sécurité nécessaires.
Oleksiy affirme que sa foi l’a aidé à rester en captivité et à ne pas se rendre. Dans la colonie de Horlivka, il s’est joint à un cercle religieux et s’est intéressé de plus près à la religion. « J’ai compris que chaque problème que je rencontre est une épreuve que je dois passer. J’ai ma propre croix à porter, mais je sais qu’à la fin il y aura un soulagement, explique-t-il. Et ce soulagement peut être plus satisfaisant et plus fort que les épreuves que je subis. Chaque fois que je traverse une période difficile, comme l’aggravation d’une maladie, ou que je suis vraiment en difficulté, ou que je m’effondre mentalement, je me tourne vers Dieu dans la prière. »
Oleksiy est rentré en Ukraine le 13 septembre 2024 à la suite d’un échange de prisonniers de guerre. Deux jours avant l’échange, lui et plusieurs autres prisonniers ont été convoqués au quartier général. Les militaires russes leur ont demandé s’ils voulaient rester en Russie et, en outre, rejoindre l’armée russe. Tous les combattants ukrainiens ont bien sûr refusé, raconte Oleksyi. Selon lui, il avait le pressentiment de cet échange, mais personne n’était sûr qu’il se produirait.
« Nous n’y avons pas cru jusqu’au bout. Mais j’ai eu une sorte de prémonition, dit-il. Il y a un mot grec qui s’appelle metanoia – un changement de conscience. J’ai essayé de changer ma conscience pour qu’elle soit plus proche des canons chrétiens. C’est pourquoi, au cours des deux semaines qui ont précédé l’échange, je me sentais déjà prêt. On s’attendait à ce que l’échange soit proche, mais c’est difficile à comprendre. C’est un problème propre à la captivité : plus on y est, moins on croit à la possibilité d’un échange, et plus il est difficile de l’accepter, explique Novikov. Vous êtes déjà habitué à un modèle de comportement : vous êtes une personne servile, vous n’avez aucun droit. Il est difficile de réaliser qu’il faut rentrer chez soi. Les gars et moi avons eu beaucoup de conversations à ce sujet avant l’échange. J’ai pensé à ce qui arriverait à ceux qui rentreraient chez eux dans six mois ou un an. Certains des gars de 2014 sont encore en prison. »
Selon Oleksiy, le transfert vers l’Ukraine fut très inconfortable. « Nous étions dans la position de la crevette. Nous étions recroquevillés, la tête en bas, les yeux bandés, les mains attachées devant soi, décrit-il. Je suis resté dans cet état pendant au moins 12 heures. Nous avons d’abord voyagé en voiture, puis en avion et enfin en bus pendant au moins quatre heures. C’était très fatigant. Mais j’étais animé par l’idée que j’allais bientôt rentrer chez moi. Je ne voulais ni manger ni boire, et tous mes besoins ont été relégués au second plan. »
« Pendant la procédure d’échange, nous avons vu devant nous les Russes contre lesquels nous étions échangés, raconte Oleksyi. J’ai été surpris de voir qu’ils étaient tous en uniforme, bien engraissés. Et nous, des squelettes vivants. Il y a eu une certaine confusion dans nos sentiments. Apparemment on se réjouit, mais avec beaucoup de prudence, de peur que tout cela ne s’arrête soudainement. En captivité, j’ai appris à me centrer, à me renfermer sur moi-même pour que mes émotions ne me déchirent pas. »
Oleksyi n’a fondu en larmes que lorsqu’il a appelé sa mère : « J’ai trouvé un bénévole qui a permis à tout le monde d’utiliser son téléphone. Je me souvenais du numéro de ma mère, je savais qu’elle n’en avait certainement pas changé. Je l’ai appelée et j’ai fondu en larmes. C’était un moment de faiblesse », admet-il.
Actuellement, Oleksyi Novikov s’occupe de sa santé et résout les problèmes liés à la reprise de ses études à l’université. À l’avenir, il souhaite toujours reprendre son service militaire.
Selon le siège de coordination ukrainien pour le travail avec les prisonniers de guerre, au 5 février 2025, Kyïv avait réussi à faire revenir 4 131 personnes de captivité russe, tant militaires que civiles.
Traduit de l’ukrainien par Desk Russie
Lire la version originale
<p>Cet article Oleksiy Novikov : « La plupart des lieux de détention en Russie sont des centres de torture » a été publié par desk russie.</p>
13.04.2025 à 17:54
Rikard Jozwiak
Le journaliste raconte l'histoire de sa famille en Pologne et la façon dont elle a été inspirée par Radio Liberty.
<p>Cet article Trois tentatives de fuite de la Pologne vers l’Ouest a été publié par desk russie.</p>
Aujourd’hui, Radio Liberty, source principale d’informations à l’époque soviétique pour tous ceux qui ne croyaient pas au « paradis socialiste », va être fermée par l’administration Trump. Or cette radio et les sites qu’elle a créés restent une source de première importance pour beaucoup de Russes, d’Ukrainiens, de Bélarusses, de citoyens d’Asie Centrale et du Caucase. C’est également une source inestimable pour les Occidentaux qui veulent savoir ce qui se passe dans les pays autoritaires issus de l’ex-URSS. Le journaliste Rikard Jozwiak raconte l’histoire de sa famille en Pologne et la façon dont elle a été inspirée par Radio Liberty.
Mon père naquit à Poznan en 1939, dans l’ouest de la Pologne, juste avant l’invasion de l’Allemagne nazie. Son père servit dans l’armée polonaise avant d’être fait prisonnier de guerre et sa mère fut emprisonnée pour avoir résisté au régime nazi. Mon père passa donc la majeure partie de la guerre sous la garde de son frère aîné et d’une infirmière de la Croix-Rouge suédoise, un lien qui s’avérera important par la suite.
Après la guerre, mes grands-parents et leur jeune fils, mon père, déménagèrent dans la ville portuaire de Gdansk, dans le nord de la Pologne, à la recherche de meilleures perspectives d’emploi. À cette époque, la Suède possédait l’une des plus grandes flottes marchandes d’Europe et, dans le sombre contexte d’une Pologne ravagée par la guerre, leurs navires étincelants dans le port firent forte impression sur mon père.
Comme beaucoup de personnes bloquées derrière le rideau de fer, mon père écoutait « les voix » : c’est ainsi que l’on appelait les émissions de radio de la BBC World Service, de Voice of America et de Radio Free Europe. Les gens écoutaient en secret, bien sûr, en collant une radio transistor à leurs oreilles dans leur lit la nuit. C’était une époque sombre, marquée par la censure et la répression, mais pour mon père, ces émissions étaient une aubaine. Elles l’informaient et l’inspiraient et, dans son cas, le convainquirent de fuir, vers l’Occident, vers la Suède.
Sa première tentative, alors qu’il avait 17 ans, fut de traverser à pied la mer Baltique, recouverte de glace, pour rejoindre l’île danoise de Bornholm depuis la Pologne. Il avait alors prévu de continuer jusqu’en Suède. Les hivers étaient bien plus rudes à l’époque et la glace recouvrait effectivement de grandes parties de la Baltique, mais c’était tout de même un plan téméraire. Les brise-glaces rendaient la traversée à pied presque impossible et il fut contraint de faire demi-tour, battu mais pas découragé.
L’année suivante, il retenta l’aventure, cette fois en essayant de traverser la mer en canoë avec un ami. Les adolescents furent capturés par un navire polonais et remis aux autorités. Au lieu de la Scandinavie, ils se retrouvèrent en prison en Pologne. Interrogés et passés à tabac, ils avouèrent être des espions de la CIA et furent condamnés à dix ans de prison.
Heureusement, à la fin des années 1950, des réformes libérales étaient en cours en Pologne et ils furent libérés au bout d’un an. Le rêve de mon père de vivre en Occident étant désormais suspendu, il fit des études et rencontra ma mère. Ils se marièrent et ont trouvèrent tous deux un emploi dans ce qui était alors le chantier naval Lénine à Gdansk. Pendant tout ce temps, il écoutait toujours « les voix », le jazz et le rock’n’roll qui parvenaient à échapper aux brouilleurs.
Les rêves de mes parents d’une nouvelle vie à l’étranger refirent surface et, en 1971, ils partirent pour la Yougoslavie, l’un des rares pays où on pouvait se rendre à l’époque. Sur une plage de Pula, en Croatie actuelle, ils aperçurent un couple allemand qui leur rappelait leur propre couple. L’homme était brun comme mon père ; la femme était blonde comme ma mère.
N’ayant rien à perdre, ils s’approchèrent d’eux et leur demandèrent s’ils venaient d’Allemagne de l’Ouest, ce qui était le cas. Ils leur adressèrent alors une demande si audacieuse que je n’arrive toujours pas à croire qu’ils aient eu le courage de la faire : ils demandèrent au couple allemand s’ils pouvaient prendre leur identité. Étonnamment, les Allemands acceptèrent. (Apparemment, aider les « Orientaux » de cette manière n’était pas rare pendant la guerre froide.)
Ainsi, avec les papiers d’identité du couple et leur voiture, ils traversèrent la frontière pour se rendre en Italie. Le couple allemand se rendit ensuite au consulat le plus proche en déclarant avoir été victime d’une agression. Quant à mes parents, après un an en tant que réfugiés politiques en Italie, ils furent autorisés à se rendre en Suède pour y demander le statut de résident, puis la citoyenneté.
À cause de la guerre, mon père a grandi en haïssant les Allemands. C’était donc une douce ironie que l’acte de générosité suprême qui lui permit de retrouver sa liberté vienne d’un Allemand. Ils restèrent en contact, envoyant une carte au couple allemand à chaque Noël.
Je suis né en Suède dans les années 1980, dans la paix et la prospérité dont mes parents ne pouvaient que rêver quand ils étaient jeunes. Comme beaucoup d’autres de ma génération, j’ai étudié à l’étranger, parlé quelques langues européennes et voyagé librement et largement à travers le continent, croyant en l’idée d’un « espace européen commun ». Il était donc logique que je me retrouve à Bruxelles.
Lorsque j’ai reçu une offre début 2011 pour travailler en tant que reporter freelance à Bruxelles pour RFE/RL, j’ai su que ce n’était pas une offre d’emploi ordinaire. Après avoir entendu toutes ces histoires sur l’importance de RFE/RL, j’avais l’impression de rejoindre un cercle familial.
Lorsque j’ai commencé, début 2011, la grande nouvelle était l’élection présidentielle frauduleuse au Bélarus en décembre de l’année précédente et la répression qui s’en était suivie contre les manifestants descendus dans la rue. L’UE imposait des sanctions au régime d’Alexandre Loukachenko et je me suis lancé dans la couverture de l’événement depuis Bruxelles. Depuis, je couvre l’UE et l’OTAN.
Certaines choses ne changent jamais. Actuellement, Alexandre Loukachenko est investi pour son septième mandat et fait toujours l’objet de sanctions de l’UE. Sous son régime répressif, on estime à 1 500 le nombre de prisonniers politiques dans le pays. L’un d’entre eux est mon collègue, le journaliste de RFE/RL Ihar Lossik, qui est derrière les barreaux depuis 2020. Un autre collègue, Andreï Kouznetchyk, a été libéré plus tôt cette année d’une prison bélarusse.
Quand je pense à Ihar et Andreï, ainsi qu’à Vladyslav Iessypenko, un contributeur de RFE/RL emprisonné en Crimée occupée par la Russie, je ne peux m’empêcher de penser à l’histoire de mon père et à tout ce qu’il a fait pour vivre libre.
Nous touchons chaque semaine quelque 50 millions de personnes dans des endroits où la liberté des médias n’existe pas, est mise à rude épreuve ou dans des environnements inondés de désinformation. RFE/RL est toujours aussi importante, tout comme elle l’était pour mes parents dans la Pologne communiste. Tout comme elle l’est pour Andreï, Ihar et Vladyslav, et toutes les personnes qu’ils ont touchées.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Lire la version originale
<p>Cet article Trois tentatives de fuite de la Pologne vers l’Ouest a été publié par desk russie.</p>
13.04.2025 à 17:53
Vincent Laloy
Un certain nombre de ténors politiques et médiatiques français, connus pour leur position pro-russe, haussent le ton.
<p>Cet article Le parti de Moscou ne désarme pas a été publié par desk russie.</p>
L’auteur montre qu’avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, un certain nombre de ténors politiques et médiatiques, des extrêmes à la droite gaulliste ou ce qui s’en prévaut, connus pour leur position pro-russe, haussent le ton au nom du « réalisme politique ». Leur plus cher souhait, c’est de composer avec le régime de Poutine, au détriment de nos valeurs.
Valeurs actuelles, que l’on croyait débarrassé de la complaisance envers Poutine de son directeur précédent, reste fidèle à son tropisme pro-russe. Passons sur Lellouche, en mal d’inspiration, pour aboutir en son édition du 12 mars à l’inévitable Sapir, qui s’étend sur deux pages. Il estime que l’Europe s’est « ridiculisée » en soutenant l’Ukraine et que « vouloir remplacer l’OTAN par une structure émanant de l’Union européenne est futile et dérisoire ». On le retrouve dans le dernier numéro de la revue Omerta, plus soumise que jamais à Moscou, où il dénonce le gouvernement de Kyïv, « aux abois […] avec un Zelensky qui ne serait pas réélu ».
La même livraison de Valeurs actuelles accorde à Piotr Tolstoï, interviewé par le complaisant Mériadec Raffray, quatre pages plus une photo pleine page. Tolstoï nous annonce que « la Russie propose la paix » et que « la menace pour la paix, ce sont les subventions et les aides militaires à l’Ukraine » ! Rappelons qu’il a travaillé pour Le Monde et l’Agence France-Presse, dont il fut correspondant à Moscou de 1994 à 1996. L’Union européenne le dépeint comme une « figure centrale de la propagande du gouvernement russe ». Le 19 mars, la même revue consacre deux pages, pleines de compréhension, à Xenia Fedorova, l’ex-présidente de RT France… L’oracle Onfray a droit à sept pages, où il met en parallèle, comme il l’a toujours fait, Russie et Amérique : « La fin de la guerre en Ukraine aura lieu quand un empire l’aura emporté sur l’autre… »
Dans son numéro du 5 mars, Valeurs actuelles offre au revenant Fillon de onze pages, où tout est de la faute de l’Oncle Sam, comme toujours : « Les États-Unis auront tour à tour jeté de l’huile sur le feu en manipulant le débat politique en Ukraine et en promettant une adhésion à l’OTAN irresponsable. » Pour l’ex-titulaire de Matignon, Zelensky « a sa part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre et il se refuse aujourd’hui d’arrêter une guerre qu’il ne peut pas gagner », pas moins. Il dénonce « l’accumulation jusqu’à l’absurde des sanctions, l’inutile inculpation de Poutine devant la Cour internationale de justice », condamnant « l’atlantisme béat » des Européens et l’Amérique, « vecteur de désordre plus que de paix » avec ses « innombrables ingérences dans le monde ». Pour le ci-devant député de la Sarthe, « la Russie […] est une menace infiniment moindre ». Incroyable !
Thomas Legrand a été bien inspiré en titrant son éditorial de Libération du 6 mars « Heureusement, la France a échappé à Fillon », au russophile Fillon, ex-salarié de Moscou, où il ne s’est pas appauvri. Rappelons qu’il était le candidat le plus cité sur Russia Today, si l’on se réfère au courageux et éloquent ouvrage de Maxime Audinet, qui porte le titre de ce média russe.
Dans Le Monde diplomatique de juin 2024, l’« islamo-gaulliste » Galouzeau de Villepin – intime d’Edwy Plenel ! – exprimait-il une position différente ? Parmi ceux qui l’encouragent à présenter sa candidature à la présidentielle de 2017, un certain Aurélien Pradié, député ex-LR, pour lequel « dans l’histoire politique de notre pays, il y a de grands personnages, je vais en prendre deux : Marchais et Séguin7 ». Qu’un élu de droite célèbre, glorifie le stalinien Marchais, n’est-ce pas stupéfiant ? Quand l’on sait que Villepin participa à la dernière fête de L’Humanité – où il fut fort applaudi voire acclamé – et qu’il est célébré par La France insoumise, non, rien de stupéfiant.
Dans le genre, l’ex sous-ministre Philippe de Villiers, citant au passage Hubert Védrine, n’est pas mal non plus, s’en prenant au président Macron, qui « déclare la guerre au moment où le monde entier veut faire la paix. Le discours sur la menace russe était surréaliste. […] C’est un fantasme. Le fantasme de quelqu’un qui n’a plus tout à fait sa raison. Non, la Russie, insiste-t-il, n’est pas une menace ». Et de s’aligner sur Moscou à propos de la menace que ferait peser l’élargissement de l’OTAN8. N’est-ce pas plutôt Villiers qui, une fois de plus, perd le sens des réalités ?
Pour poursuivre avec les extrêmes, Dupont-Aignan s’aligne sur Villiers : « On nage en pleine folie. Il n’y a pas de menace russe pour l’Union européenne, c’est un délire inventé par le président de la République pour faire peur aux Français9 ». Et quand l’on voit le beau-frère et conseiller de Marine Le Pen, Philippe Olivier, admirer Mariani, « remarquable, il a un très bon réseau à l’international, c’est une carte valorisante10 », il est à craindre que la formation d’extrême droite comporte toujours autant de poutinolâtres patentés. D’autant que ledit Olivier a condamné la position favorable à l’Ukraine de l’eurodéputé RN, Pierre-Romain Thionnet11.
À la prétendue absence de menace russe, l’inventeur du poutinisme Vladislav Sourkov répond : « Nous nous étendrons dans toutes les directions, aussi loin que Dieu le voudra12. » Pour le terroriste Nemmouche, récemment condamné à la perpétuité, « Poutine a dit que l’Occident était l’empire du mensonge. Il a raison13 ! »
À l’extrême gauche, rappelons que les députés de La France insoumise et du parti communiste ont voté, le 12 mars à l’Assemblée nationale, contre l’aide à apporter à l’Ukraine, « mettant en garde contre les discours belliqueux contre la Russie14 », Mélenchon s’employant à minimiser sa responsabilité, s’en prenant à l’ancien président Hollande, qui avait favorisé l’installation du bouclier antimissile en Pologne, menace pour « les 75 % du territoire de la Russie15 ». Claude Malhuret a provoqué l’hilarité générale, à la tribune du Sénat, en qualifiant Mélenchon de « ministre des Affaires étrangères, de l’amitié avec la Russie, le Hezbollah et l’alliance bolivarienne », tandis que Marianne du 20 mars, où sévit toujours Natacha Polony, voit dans le sénateur de l’Allier un « fanatique de l’OTAN », ce qui est autrement plus grave pour le magazine — désormais aux mains du douteux Taddeï – que d’être un agent de Moscou.
Le 16 mars sur France 3, Mélenchon s’acharne moins sur Poutine que sur Trump, « qui nous menace physiquement, […] qui asphyxie une partie de notre économie ». Il a aussi déploré que l’Europe « nargue et diabolise Poutine […] dans sa servilité atlantiste16 ». Il est rejoint par le député LFI Arnaud Le Gall, pour qui « le gouvernement court en avant dans une vision purement belliciste ». Ou par un autre élu LFI, Bastien Lachaud, qui déclare que « notre vision ne peut pas être européocentrée ». Ce dernier est l’auteur du livre intitulé Faut-il faire la guerre à la Russie ?, dans lequel il épouse les thèses moscovites du genre : « On voit bien que les jugements catégoriques qui condamnent l’action de la Russie en Ukraine sont, au mieux, caricaturaux, au pire tout à fait partisans. […] Entend-on pour autant s’indigner en continu du risque que les États-Unis font peser sur la paix mondiale ? », fustigeant « les années d’encerclement agressif par les États-Unis des abords du territoire russe. […] On voudrait que les Russes voient sans broncher l’avancée de leur vainqueur : c’est absurde et humiliant17 ». Cet ouvrage a fait l’objet d’un compte rendu élogieux dans le Monde diplomatique de mars 2020.
Ainsi que le souligne Le Point du 13 mars 2025, l’axe Trump-Poutine « les embarrasse mais ils trouvent quand même moyen de s’aligner sur Moscou » ; et de citer, outre ceux déjà mentionnés dans notre article, Manon Aubry, Mathilde Panot, Manuel Bompard pour finir, à l’autre bord, avec entre autres Henri Guaino ou Bardella.
Rappelons aussi que le Rassemblement national s’abstint lors du vote du 12 mars précité, Marine Le Pen excluant toute forme d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN comme à l’Union européenne. Visant le chef de l’État, elle réprouvait ces « va-t-en guerre, exagérant la menace russe18 ». Le complaisant Renaud Girard l’a rejointe dans Le Figaro du 18 mars, où il développe toujours les mêmes litanies : parler à Poutine mais, toutefois, ne pas lui céder, le préposé Girard tentant de donner le change, comme il en est coutumier.
Ne serait-il pas préférable de verser 15 € à une œuvre de bienfaisance plutôt que d’acquérir cette revue, dont le coûteux dernier hors-série s’intitule « Ukraine, la guerre sans fin » ?
« Omerta, la voix de Moscou », ainsi que nous intitulions notre article de Desk Russie du 17 novembre 2024. Ne l’est-elle pas plus que jamais ? On y retrouve toujours la même complaisance pour la Russie, avec des auteurs comme les nommés d’Anjou (pseudonyme ?), Le Sommier, Denécé, Tarnowski, Sapir, Michel Pinton…
Les deux premiers cités se sont rendus sur les lieux du combat, ce qui nous vaut d’interminables reportages illustrés, qui donnent l’impression que c’est Le Sommier qui lance les ordres tandis que ledit d’Anjou remarque que « sur le terrain, les Russes que nous rencontrons ont le calme des vieilles troupes », bref de braves types, bien inoffensifs.
Plus loin, une certaine Amélie Ismaïli consacre sept pages intulées « Ukraine : les petits télégraphistes de Kiev et Moscou ». L’autrice essaie de donner le change mais accorde seulement deux notices à des poutinophiles, comme Xavier Moreau et Adrien Bocquet, contre neuf à des auteurs pas vraiment agents, eux, du Kremlin, à savoir Alla Poedie, le général Yakovleff, Elsa Vidal, Julien Pain, Guillaume Ancel, Pierre Servent, Nathalie Loiseau, Raphaël Glucksmann et Nicolas Tenzer, présentés en « défenseurs zélés de la cause ukrainienne, adeptes de la surenchère belliqueuse ».
Mettre en parallèle des séides de Moscou et ses détracteurs est, là encore, stupéfiant. Il est reproché à l’intègre Elsa Vidal de dénoncer les compromissions de certains avec le Kremlin, ce qui lui vaut ce commentaire incroyable : « On serait tenté d’interroger sa propre compromission à l’égard de l’empire de l’Ouest… » Comme si défendre l’Occident, auquel on appartient, était aussi compromettant – voire plus – que d’être inféodé à la Russie ! Autre crime : Nathalie Loiseau est accusée d’être « radicalement alignée avec l’extrême-centre atlantiste ». Guillaume Ancel se voit reprocher, entre autres, ses révélations sur les compromissions de Védrine dans le génocide du Rwanda et, pour Raphaël Glucksmann, référence au Monde diplomatique à l’appui, son soutien au « dictateur géorgien Saakachvili », qui lutta courageusement contre l’agression russe. Le compétent Nicolas Tenzer est presque présenté comme un « agent de la CIA » ou à peu près.On ne reviendra pas sur Denécé et son Centre français de recherche sur le renseignement (Cf2R), dont on connaît la complaisance pour le sanguinaire Bachar el-Assad, et pour Thierry Meyssan and co, proche aussi de Dialogue franco-russe. Alain Soral le cite souvent de son côté. Denécé estime que « les décisions et l’attitude des États-Unis sont la principale raison du retour du risque d’un conflit nucléaire. […] Face à cette attitude et ces provocations américaines, depuis le début du conflit en Ukraine », les Russes ont osé réagir ! Même Politis, d’extrême gauche, l’a dépeint le 8 novembre 2023 comme « réputé pro-Poutine et proche de l’extrême droite ».
Cinq auteurs d’Omerta appartiennent à cette officine, le Cf2R. Ainsi Pierre-Emmanuel Thomann qui ose écrire que « si la France comme nation d’équilibre veut retrouver une marge de manœuvre, une victoire de Moscou est dans son intérêt ». Il enseigne à l’ISSEP, université privée créée par Marion Maréchal, où sévissent notamment Bruno Gollnisch et Jean-Frédéric Poisson.
Michel Pinton, ancien collaborateur de Giscard d’Estaing – qui n’avait jamais rien compris à la défunte Union soviétique – est sur la même lancée : « Arrachons-nous aux facilités de la tutelle américaine dont l’OTAN est l’outil ». Il s’en prenant surtout au président Biden, « vieillard entêté » né en 1942, tandis que notre Pinton est un jeune homme né en 1937… Cet ex-UDF a rallié Chevènement. Qu’on en juge : « Si l’UE veut survivre en 2030, elle n’a qu’une issue possible : l’entente avec la Russie. […] En nous soumettant à ce tuteur égoïste [l’Amérique], l’Union est conduite à renier ses trois objectifs : elle est happée dans l’engrenage de la guerre, compromet le bien-être de ses peuples et contribue au discrédit de la démocratie ». La solution : rechercher une entente avec Moscou contre « l’illusion atlantiste ».
Une note de lucidité empruntée – eh oui ! – à Valeurs actuelles, ou plutôt à Louis Sarkozy qui, lui, voit clair dans son article du 19 mars, lequel devrait être lu et médité par son père, devenu si bienveillant avec le Kremlin : « L’immense Russie […] brise et persécute ses voisins. […] Aucune expansion de l’OTAN – volontaire, prévisible, légitime – ne justifie l’asservissement des Ukrainiens. Que personne n’ose dire que cette alliance défensive représente une quelconque menace pour Moscou ; ce sont les peuples voisins qui se sentent menacés, d’où leur adhésion ! » Voilà qui va à l’encontre des positions habituelles de l’hebdomadaire.
Concluons plus tristement avec Raphaël Enthoven : « Parce que, grâce à lui [Trump], les émissaires du Kremlin, de François Fillon à Thierry Mariani, de ses idiots utiles, de Manuel Bompard à Jean-Luc Mélenchon, passent pour ce qu’ils sont : des traîtres19. »
<p>Cet article Le parti de Moscou ne désarme pas a été publié par desk russie.</p>
13.04.2025 à 17:53
Desk Russie
La présence de la propagandiste russe Xenia Fedorova au Festival du Livre à Paris a suscité une vague de protestations.
<p>Cet article Pourquoi Xenia Fedorova ne doit pas participer au Festival du livre a été publié par desk russie.</p>
Collectif
Plusieurs associations françaises ont diffusé un communiqué de presse que nous reproduisons ici. Face au scandale que représente la publication par les Éditions Fayard de l’ouvrage de Xenia Fedorova, ceux qui combattent la désinformation russe se mobilisent. Le 12 avril, au Festival de Livre de Paris, au moment de la dédicace, des représentants de ces associations ont mené une action de protestation pour dénoncer l’autrice et les thèses qu’elle véhicule. Nous publions également quelques images prises par des participants à l’action.
Les Éditions Fayard (Groupe Bolloré) viennent d’annoncer la présence de Xenia Fedorova au Festival du Livre, au Grand Palais, ce samedi 12 avril.
Les associations signataires considèrent que cette présence est indécente et que Madame Fedorova doit être désignée comme persona non grata par les organisateurs du Festival et leurs soutiens institutionnels et médiatiques.
Madame Fedorova se présente en martyre de la liberté d’expression, mais
Bannie est avant tout un immense mensonge par omission, qui passe sous silence les atrocités de l’agression russe :
La soi-disant défenseure de la liberté d’expression passe aussi sous silence :
Le livre de Xenia Fedorova et ses interventions dans les médias soutiennent l’agression impérialiste et génocidaire contre l’Ukraine. Ils ne relèvent pas du journalisme mais de la propagande de guerre. Il n’y a pas de symétrie entre les sanctions européennes et la censure par les autorités russes : la Russie censure l’opposition à la guerre tandis l’Europe sanctionne les médias russes parce qu’ils soutiennent l’agression d’un État souverain et mettent en péril l’ordre et la sécurité publics de l’Union européenne.
« Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi », Article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, 16 décembre 1966)
Signataires : Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre / Russie-Libertés / Comité Diderot / Kalyna / Comité français du Réseau européen de Solidarité avec l’Ukraine / Ukraine Comb’Art / Mémorial 98
Photos : Kalyna, Comité français du réseau européen de solidarité avec l’ Ukraine, Jean-François Raffin.
À lire également : Xenia Fedorova, ex-directrice de RT France, prise à partie au Festival du livre de Paris. Le Monde, 12 avril 2025 (article réservé aux abonnés).
<p>Cet article Pourquoi Xenia Fedorova ne doit pas participer au Festival du livre a été publié par desk russie.</p>
13.04.2025 à 17:52
Jean-Sylvestre Mongrenier
Le « corridor Nord-Sud » auquel Moscou et Téhéran travaillent s’inscrit dans une perspective géopolitique commune, à l’échelle de l’Eurasie.
<p>Cet article Négociations américano-iraniennes sur le nucléaire iranien : la permanence de l’axe Moscou-Téhéran a été publié par desk russie.</p>
Sept ans après la dénonciation par Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien (le JCPOA), le fantasque président américain a annoncé la reprise des négociations. Celles-ci ont été ouvertes à Oman, le 13 avril dernier. D’aucuns voient dans les discussions entre Américains et Russes la volonté de « fixer » ces derniers, afin d’exercer une pression maximale sur Téhéran, voire, en cas d’échec des négociations, de bombarder les infrastructures nucléaires iraniennes. Ce serait sous-estimer l’importance des liens entre Moscou et Téhéran. De fait, le « corridor Nord-Sud » auquel les deux capitales travaillent s’inscrit dans une perspective géopolitique commune, à l’échelle de l’Eurasie.
Le 7 avril dernier, Donald Trump annonçait la prochaine ouverture de négociations avec Téhéran, l’objectif proclamé étant de contrecarrer définitivement le programme nucléaire iranien à vocation militaire. En vérité, ledit programme a notablement avancé au fil du temps. Signé en 2015, le JCPOA avait prévu de limiter le stock d’uranium enrichi à 300 kilogrammes, au taux de 3,67 %, ce qui constituait déjà un recul notoire par rapport aux exigences du Traité de non-prolifération (1968), confortées par les résolutions votées au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. D’autant plus que Téhéran conservait la maîtrise de son programme balistique et, au moyen de ses affidés (l’ « arc chiite »), déstabilisait le Moyen-Orient. Aujourd’hui, le régime islamique chiite possède huit tonnes d’uranium enrichi à 3,67 %, auxquelles il faut ajouter 275 kilogrammes enrichis à 60 % ; le temps requis pour franchir le seuil de la nucléarisation militaire serait de quelques mois. Et l’Agence internationale pour l’énergie atomique n’a plus de droit de regard sur les infrastructures nucléaires iraniennes.
En revanche, la quasi-destruction du Hamas dans la bande de Gaza, l’affaiblissement du Hezbollah au Liban-Sud et les raids de Tsahal sur les défenses anti-aériennes et anti-missiles du territoire iranien ont fortement affaibli le régime islamique chiite. De l’ « arc chiite » ne reste vivace, pour le moment, que les Houthistes du Yémen, bombardés par les forces américaines. Tout en se prêtant au jeu des négociations, Washington renforce sa main en plaçant des bombardiers lourds B-2, équipés de bombes anti-bunker, sur la base de Diego Garcia20. Un deuxième groupe aéronaval américain navigue vers la zone et d’autres moyens militaires sont en route vers les bases américaines du golfe Arabo-Persique. Bref, tout ce qui est requis par une diplomatie coercitive, propédeutique à une entreprise de destruction des infrastructures nucléaires iraniennes.
Tout cela serait bien plus impressionnant si Donald Trump, par ses fanfaronnades et ses revirements, n’avait pas très sérieusement entamé la crédibilité stratégique des États-Unis. D’autant que, si l’on sait la constance et la résolution du secrétaire d’État Marco Rubio sur ces questions, la négociation est confiée à Steve Witkoff, voisin et partenaire de golfe de Donald Trump, grand spécialiste devant l’Éternel de la géopolitique des « clubs-houses ». Celui-là même que le président américain a délégué comme « envoyé spécial » en Russie s’est infatué de Vladimir Poutine, dont il apprécie le charme slave-orthodoxe. Entre la planification d’un « reset » américano-russe – dépourvu de sens au niveau macro-économique, mais potentiellement très profitable pour quelques affairistes coutumiers du délit d’initiés –, et l’évocation d’une future Riviera dorée sur les côtes de Gaza, Steve Witkoff est donc censé amener le régime iranien à résipiscence.
Il est à craindre que notre homme négligera l’étroitesse des liens entre Moscou et Téhéran et estimera que les promesses affairistes suffiront à les défaire. Depuis la conception et la mise en œuvre de la « diplomatie Primakov21 », dans les années 1990, ces liens ont été renforcés et approfondis, non sans obstacles et phases de stases, il est vrai. Certes, il est loisible de discuter du sens qu’il faut donner au terme d’alliance. Il demeure que Moscou et Téhéran se sont accordés pour intervenir militairement en Syrie en 2015, alors même que l’encre du JCPOA n’était pas encore sèche. Leur intervention combinée aura permis au régime de Bachar el-Assad de durer jusqu’à l’automne 2024. L’enlisement de l’armée russe en Ukraine et les graves revers infligés par Tsahal aux affidés de l’Iran expliquent l’incapacité de l’axe Moscou-Téhéran à prévenir la chute du Raïs syrien, désormais devenu un rentier moscovite.
Dans l’intervalle, Téhéran aura apporté son soutien à la deuxième invasion russe de l’Ukraine, en lui fournissant des armes (drones Shahed et missiles balistiques) et en contribuant au contournement des sanctions occidentales. En contrepartie, la Russie accroît sa coopération militaro-industrielle avec l’Iran, y compris en matière aéronautique (formation de pilotes, notamment de Soukhoï Su-35) et aérospatiale. Trois jours avant l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025, Moscou et Téhéran renouvelaient leur « partenariat stratégique global», ratifié par la Douma le 7 avril 2025. Le texte prévoit la densification des liens politiques, économiques, financiers, logistiques et énergétiques, l’accroissement de la « coopération militaire », le partage du renseignement, la lutte contre le « terrorisme » et les « menaces communes ».
Selon les termes en vigueur à Téhéran, l’Iran bénéficiera du concours de la Russie pour mener son « Djihad de la connaissance », notamment dans le domaine spatial (capacités de détection et d’alerte avancée) et dans celui du nucléaire civil, le seul dont le régime reconnaît l’existence (les ingénieurs russes sont à l’œuvre sur la centrale nucléaire de Bouchehr). Mais rassurons-nous – que diable ! – il est improbable de voir des soldats russes et iraniens dans une même tranchée ; cette alliance multiforme n’est en pas une puisqu’elle ne comporte pas d’ « article 5 » (la clause de défense mutuelle de l’OTAN). En effet, nombre d’experts occidentaux refusent en effet d’admettre que divers types d’alliances peuvent coexister, parce qu’ils considèrent l’OTAN comme un archétype. Le jeu des Russes et des Iraniens, comme celui des Chinois et des Nord-Coréens, consiste à se prêter main forte et à se répartir les théâtres d’action, afin de mettre sous tension les alliances des États-Unis, menacés par le phénomène d’hyper-étirement géostratégique (l’overstretching de Paul Kennedy).
Dans le « paquet » des multiples liens russo-iraniens, le programme d’un couloir logistique Nord-Sud, de la mer Baltique au golfe Arabo-Persique, nous semble particulièrement significatif des processus géopolitiques et des idées qui animent les dirigeants des deux puissances révisionnistes. Il s’agit d’un projet déjà vieux d’un quart de siècle, le « corridor de transport international Nord-Sud » (INSTC : International North-South Transport Corridor), supposé bouleverser la géopolitique des routes mondiales du commerce. Sa réalisation contribuerait à l’affirmation d’un nouvel ordre économique mondial, centré sur l’Eurasie, dans lequel les BRICS+, cornaqués par Moscou et Pékin, seraient l’équivalent fonctionnel du G7 (un G9).
Il semble que le bouleversement de la situation régionale au détriment de l’Arménie, et le plus grand investissement russe dans les relations avec l’Azerbaïdjan et avec l’Iran aient permis de surmonter ces obstacles. Téhéran a obtenu que l’axe de circulation Est-Ouest entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, à destination du bassin de la Caspienne et du Turkestan, soit remisé. Quelque peu contrariée dans ses projets, l’autocratie d’Aliev – qui a récupéré le Haut-Karabakh et bénéfice par ailleurs de couloirs de circulation vers les marchés occidentaux (voir l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum) –, se satisfait de voir l’Azerbaïdjan devenir un carrefour régional, à la croisée des axes Nord-Sud et Est-Ouest. D’ores et déjà, un certain nombre de travaux ont démarré.
Au-delà des ambitions régionales de Bakou, il faut souligner l’importance de ces projets pour la Russie, d’où sa recherche de relations étroites et soutenues avec l’Iran. En témoigne la volonté de financer, au moyen d’un prêt bancaire russe, les travaux ferroviaires entre la ville de Racht, mentionnée plus haut, et le port iranien de Bandar Abbas, au bord du golfe Arabo-Persique : la voie ferroviaire existe mais elle doit être doublée, ce qui devrait être réalisé par une société, des ingénieurs et des ouvriers russes. S’il n’est pas exclu que les coûts, la corruption et la bureaucratie des deux pays finissent par avoir raison du volontarisme politique, la construction et la modernisation des axes ferroviaires Astara-Racht et Racht-Bandar Abbas, relieraient Saint-Pétersbourg et la Neva au golfe Arabo-Persique. Un tel corridor renforcerait les liaisons et les échanges réalisés à travers la Caspienne ; il solidariserait les destinées de la Russie et de l’Iran.
Il faut élargir encore la focale. L’objectif de la Russie est de donner vie à un axe logistique et géoéconomique vers l’Inde, l’Asie du Sud et du Sud-Est, via l’Azerbaïdjan, les ports de la Caspienne et un « pont terrestre » (Landbridge) entre cette mer et le golfe Arabo-Persique, voie d’accès à l’océan Indien. D’une longueur de 7 200 kilomètres, qui pourraient être parcourus en une dizaine de jours, les routes fluvio-terrestres – voir le système des Cinq Mers22 – et maritimes entre Saint-Pétersbourg et Bombay constitueraient une solution de rechange par rapport aux routes aujourd’hui empruntées par les navires russes pour gagner l’Asie, par des mers bordières (mer Baltique et mer Noire) dont Moscou n’a plus le contrôle géostratégique.
Aujourd’hui, lesdits navires partent de la Baltique, transitent par les détroits danois pour gagner la mer du Nord et l’Atlantique, entrent en Méditerranée par le détroit de Gibraltar, empruntent le canal de Suez, la mer Rouge et le détroit de Bab-el-Mandeb, pour pénétrer dans l’océan Indien et rejoindre Bombay. Soit un périple de 16 000 kilomètres, qui nécessite trente à quarante-cinq jours de navigation. Au départ de la mer Noire, le trajet et les temps de navigation sont certes plus courts, mais la guerre en Ukraine, la capacité des missiles et des drones navals ukrainiens d’atteindre des navires russes, ainsi que le contrôle par la Turquie des voies d’accès la Méditerranée (détroits du Bosphore et des Dardanelles) sont autant de contraintes géostratégiques pour la navigation russe.
En somme, le programme russe d’un « corridor Nord-Sud » est une nouvelle variation sur le thème de la stratégie des mers chaudes, conçue dès le XVIIIe siècle, lorsque l’Empire russe partait à la conquête de la Chersonèse (la Crimée) et des rives ukrainiennes de la mer Noire, soit la « Nouvelle Grèce » et la « Nouvelle Russie » de Catherine II. Dans la présente situation géopolitique, cette grande stratégie russe implique une alliance solide et durable entre Moscou et Téhéran, ce qui devrait exclure le lâchage du régime iranien, au prétexte d’un quelconque « deal » pétrogazier en Arctique avec l’un ou l’autre des affairistes qui entourent Donald Trump (un « honey trap » qui excite au plus haut point Steve Witkoff). D’autant plus que cette stratégie russo-iranienne s’inscrit dans la vision géopolitique d’une « Grande Eurasie » sino-russe, dont l’assomption signifierait la fin d’une longue hégémonie occidentale, dont les États-Unis sont jusqu’à maintenant les héritiers géostratégiques. Donald Trump est-il conscient des enjeux ? Hélas, la question n’est que rhétorique. Pour lui, le monde est un plateau de Monopoly.
Malheureusement, l’actuelle Administration américaine – peuplée d’amateurs, de sectateurs d’un mythique Gilded Age et d’aigrefins – semble avoir oublié les paramètres fondamentaux de la grand strategy américaine, qui fut toujours soucieuse du Heartland eurasiatique. À la cour du roi Ubu, les quelques « reaganiens » dotés d’une conscience historique, à l’instar (peut-être) de Marc Rubio, sont marginalisés par les laquais et les « Yes Sir ». Aussi faut-il craindre que le « reset » américano-russe d’une part, la politique de la pression maximale sur Téhéran d’autre part, n’atteignent pas leurs objectifs, à savoir la désolidarisation des destinées russo-iraniennes et la renonciation de l’Iran à son programme nucléaire. Les répercussions et les contre-effets d’un nouvel échec diplomatique – comme en Corée du Nord lors du premier mandat Trump, et, très probablement, comme dans l’instauration d’un vrai accord de paix en Ukraine aujourd’hui –, ont-ils seulement été envisagés ? Disons-le sans ambages : si Donald Trump n’est pas recadré et contraint, il mènera les États-Unis à l’autodestruction géopolitique. Le « siècle américain » prend fin et l’Ancien Occident doit s’y préparer.
La « stratégie des mers chaudes » correspond aux efforts séculaires de l’Empire russe, puis ceux de l’URSS, visant à accéder à des mers libres de glaces, au sud du territoire russo-soviétique. Cette géohistoire russe commence véritablement sous Catherine II, lors de la conquête des rives septentrionales de la mer Noire au XVIIIe siècle. En lutte quasi-constante contre l’Empire ottoman, l’Empire russe entend s’ouvrir un accès à la Méditerranée. Au-delà des facteurs géostratégiques, cette grande entreprise prend une allure messianique, notamment sous la plume de Dostoïevski : « II faut que la Corne d’Or et Constantinople soient nôtres… car non seulement c’est un port illustre qui maîtrise les détroits, “centre de l’Univers”, “Arche de la Terre”, mais car la Russie, ce formidable géant, doit enfin s’évader de sa chambre close où il a grandi au point que sa tête en vient à heurter le plafond, pour remplir ses poumons de l’air libre des mers et des océans […]. Notre mission va beaucoup plus loin, plus profond. Nous autres, Russes, sommes vraiment indispensables à toute la chrétienté orientale et à l’avenir de l’orthodoxie sur terre jusqu’à ce que son unité s’accomplisse. » (1877)
En Méditerranée, la stratégie des mers chaudes est liée à la « question d’Orient », centrale dans les rapports de puissance au cours du XIXe siècle et aux débuts du siècle suivant. Les rivalités anglo-russes autour de la Perse et de l’Afghanistan sont liées à la volonté de Saint-Pétersbourg d’accéder au golfe Persique ainsi qu’à l’océan Indien. Toutefois, l’hostilité croissante des protagonistes de ce « Grand Jeu » (l’Ours contre la Baleine) à l’égard de l’Allemagne wilhelminienne conduit in fine à un arrangement anglo-russe qui permet la conclusion de la Triple-Entente (1907). Au cours de la guerre froide, les ambitions soviétiques en Méditerranée et au Moyen-Orient sont vues comme la perpétuation de la stratégie des mers chaudes, preuve d’une certaine continuité historique entre la Russie des tsars et l’ « Empire rouge » (l’URSS). Lors de la dernière phase de ce conflit, l’invasion soviétique de l’Afghanistan (1979) est perçue à travers ce prisme. Plus que le contrôle militaire d’un glacis en Haute-Asie, cette invasion était vue dans les capitales occidentales comme une menace sur le golfe Arabo-Persique et la route du pétrole, alors veine jugulaire de l’Occident. En 2015, l’intervention russe en Syrie a réactivé le souvenir de la stratégie des mers chaudes (septembre 2015), une entreprise affaiblie depuis la chute du régime de Bachar el-Assad, à l’automne 2024, et l’évacuation des bases russes de Tartous et Hmeimim. Au-delà des péripéties historiques, la « stratégie des mers chaudes » est une représentation géopolitique globale significative des ambitions de puissance de la Russie.
<p>Cet article Négociations américano-iraniennes sur le nucléaire iranien : la permanence de l’axe Moscou-Téhéran a été publié par desk russie.</p>
13.04.2025 à 17:52
Mykola Riabtchouk
L’opinion publique américaine est fortement pro-ukrainienne, de sorte que Trump aurait des difficultés à abandonner l’Ukraine.
<p>Cet article Les vies ukrainiennes ont-elles vraiment de l’importance ? a été publié par desk russie.</p>
Le politologue ukrainien analyse l’attitude de la Maison-Blanche qui évite de nommer un chat un chat, et un agresseur un agresseur. Mais l’opinion publique américaine est fortement pro-ukrainienne et anti-Poutine, de sorte que Trump aura des difficultés à abandonner l’Ukraine. Quant au peuple ukrainien, s’il est abandonné par les Américains, il se battra en s’appuyant sur ses alliés européens, mais ne se rendra pas.
Le vendredi 4 avril, un missile balistique russe équipé d’armes à sous-munitions a frappé une zone résidentielle de la ville de Kryvyï Rih, dans le sud de l’Ukraine. Son vol depuis la région russe de Taganrog jusqu’à la ville ukrainienne de la ligne de front, qui compte un demi-million d’habitants, n’a duré que quelques minutes. Les citoyens avaient peu de chances de se mettre à l’abri. Dix-huit personnes ont été tuées sur le coup, dont huit enfants. Soixante-dix personnes ont été blessées, dont beaucoup grièvement, et le bilan pourrait donc s’alourdir.
Certains médias internationaux ont rendu compte de l’événement, mais pas tous, bien sûr, et pas partout. L’événement était en réalité tout à fait ordinaire. Chaque jour en Ukraine, plusieurs personnes sont tuées ou blessées, mais les victimes sont généralement dispersées dans différentes régions (l’Ukraine est un pays assez grand, plus grand que la France) : quelqu’un est piégé par une mine russe à Tchernihiv, quelqu’un d’autre est touché par un drone russe à Sumy, d’autres personnes encore périssent sous des obus d’artillerie à Kharkiv, et plusieurs pauvres hères n’arrivent pas à échapper aux bombes planantes à Kherson.
Ces événements récurrents mais dispersés à travers le pays ne sont pas très visibles, ils ne font pas les gros titres, même en Ukraine, et il n’est donc pas surprenant que les médias internationaux préfèrent ne pas ennuyer le public avec des nouvelles pénibles mais triviales, et à peine sensationnelles (« cliquables »).
Le meurtre d’Ukrainiens est devenu une sorte de routine quotidienne. La Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine (UN Human Rights Monitoring Mission in Ukraine) estime le nombre de civils tués à environ 13 000, mais les chiffres réels sont certainement plus élevés, car il y a beaucoup plus de personnes dans les zones de la ligne de front qui sont portées « disparues », et beaucoup plus probablement enterrées dans des fosses communes dans les territoires occupés (les experts soutiennent, par exemple, que de 20 000 à 80 000 civils ont péri à Marioupol pendant le siège de la ville au printemps 2022).
Il faut généralement une frappe massive sur une zone densément peuplée, causant de lourdes destructions et un grand nombre de victimes, pour faire la une. Les Russes ne le font pas tous les jours, mais une ou deux fois par mois, soit par erreur, en confondant l’objet « légitime » (comme ils disent) de leur attaque avec un hôpital, une école, un immeuble d’habitation (ou comme à Kryvyï Rih, avec un terrain de jeu pour enfants), soit délibérément. Ils ciblent ces lieux dans le seul but de terroriser, d’intimider, de rendre les gens désespérés et dociles. Dans le style classique du Kremlin, les explications varient entre « Quelle frappe ? Nous n’avons rien à voir avec cela. Nous n’attaquons jamais les civils. Les Ukrainiens se sont probablement bombardés eux-mêmes pour nous compromettre », à des histoires plus fantaisistes comme dans le dernier cas : à Kryvyï Rih, ils auraient utilisé un missile de haute précision pour frapper « un rassemblement de commandants d’unités ukrainiennes et d’instructeurs étrangers, tuant jusqu’à 85 personnes et détruisant jusqu’à 20 véhicules ».
Tout lecteur attentif se demandera inévitablement pourquoi les « commandants ukrainiens » et les « instructeurs occidentaux » se sont réunis dans une zone résidentielle plutôt que dans des abris spéciaux construits dans toute l’Ukraine précisément à cette fin ; pourquoi le missile de « haute précision » n’a pas visé ces conspirateurs négligents (ou perfides) mais le terrain de jeux pour enfants ; et pourquoi le missile de « haute précision » tant vanté, qui visait un groupe restreint de personnes, était équipé d’armes à sous-munitions qui frappent une vaste zone. Les trois années de guerre de la Russie contre les civils ukrainiens laissent peu de doutes sur le caractère réel de cette guerre ainsi que sur la « haute précision » des armes utilisées. Le dernier rapport des Nations Unies confirme, entre autres, qu’« en 2024, au moins 306 attaques [russes] ont endommagé ou détruit des installations médicales, soit trois fois plus qu’en 2023 – tandis qu’au moins 576 attaques ont touché des installations éducatives, soit près du double de l’année précédente ».
Les journalistes qui sont arrivés sur le lieu de l’attaque russe n’ont trouvé aucune trace de 85 (!) ennemis du Kremlin, ni même constaté de dommages sérieux dans le café où le sommet des « officiers supérieurs » aurait eu lieu. La vidéo récupérée du café ne montrait aucun militaire, indiquant plutôt que l’endroit pouvait à peine accueillir vingt personnes, pas plus. Une mission de l’ONU qui s’est rendue sur place a déclaré, en citant des témoins, qu’« une réunion d’esthéticiennes, et non de militaires, était en cours dans un restaurant voisin lorsque le missile a frappé ». La plupart des enfants sont morts alors qu’ils jouaient dans un parc, a déclaré Volker Turk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, qui a condamné l’attaque russe à l’aide d’une arme à sous-munitions, la qualifiant de « mépris inconsidéré pour la vie des civils ».
Les réactions de Moscou à toute nouvelle accusation sont fondamentalement les mêmes qu’après la fin tragique du vol MH17, après l’empoisonnement des Skripal et après l’assassinat d’autres ennemis du régime, comme après le bombardement sous fausse bannièred’appartements résidentiels à Moscou et à Volgodonsk en 1999 (si quelqu’un s’en souvient), qui a facilité la campagne électorale de Poutine et finalement sa victoire dans une course présidentielle encore compétitive à l’époque.
L’objectif premier de ces déclarations n’est pas de persuader qui que ce soit, mais simplement de semer la confusion, de rendre l’idée de vérité (de recherche de la vérité) hors de propos et illusoire, car la vérité n’existerait pas, il n’y aurait que des points de vue et des interprétations différents. Une telle approche de « post-vérité » convient parfaitement à de nombreuses personnes, et pas seulement en Russie, qui ne veulent pas connaître la vérité, pour diverses raisons. Une telle connaissance est en effet psychologiquement inconfortable, voire insupportable. La vérité exige de prendre position, de faire un choix moral difficile qui va souvent à l’encontre des intérêts personnels et autres, y compris celui de sa sécurité ou même de sa survie sous une dictature. La logique de la « post-vérité » exonère simplement les témoins et les complices des crimes du gouvernement de toute responsabilité. Puisqu’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de victimes ni de coupables. Les deux parties partagent la même responsabilité et peuvent être blâmées et acquittées de la même manière. La politique est le désordre, dit l’argument, on ne peut pas lui donner un sens, une personne vraiment sage ne devrait même pas essayer. Si elle insiste encore sur la vérité et la moralité, la justice et la responsabilité, c’est le signe d’un trouble mental, d’une russophobie.
La réponse internationale à la dernière attaque russe sur la ville de Kryvyï Rih a été plutôt unanime et très similaire aux réponses précédentes. Les dirigeants occidentaux ont condamné cet acte barbare, les médias de qualité en ont parlé, le Sud global a gardé le silence comme d’habitude, prétendant que son soutien tacite à Moscou n’avait rien à voir avec les massacres récurrents. Le président ukrainien a publié une déclaration de deuil dans laquelle il a cité les noms des huit enfants décédés, de Timofeï, âgé de trois ans, à Nikita, âgé de 17 ans. Le neuvième enfant est mort un peu plus tard, à l’hôpital, après la publication de la déclaration.
Ce qui manquait cependant, cette fois-ci, dans les voix du deuil et de la condamnation, c’était la voix forte et réputée (jusqu’à récemment) des États-Unis. L’ambassadrice américaine en Ukraine, Bridget Brink, a publié une courte déclaration sur X qui peut être considérée comme le signe d’une diplomatie virtuose mais aussi comme une nouvelle preuve de l’hypocrisie et de la perfidie américaines : « Horrifiée que ce soir un missile balistique ait frappé près d’un terrain de jeu et d’un restaurant à Kryvyï Rih. Plus de 50 personnes ont été blessées et 16 tuées, dont 6 enfants. C’est pourquoi la guerre doit cesser. »
Aucune condamnation de Moscou, aucune attribution de cet énigmatique « missile » à une partie spécifique, et aucune allusion, bien sûr, à la manière dont cette guerre (d’agression, entre autres) « doit cesser » – même si Madame l’ambassadrice ne peut que savoir que le moyen le plus rapide et le plus juste d’y mettre fin est tout simplement de retirer les troupes russes du pays. Volodymyr Zelensky, qui a félicité les diplomates occidentaux pour leur soutien, n’a pu qu’exprimer sa profonde déception face à la tiédeur de la position américaine : « Malheureusement, la réaction de l’ambassade américaine est désagréablement surprenante : un pays si fort, un peuple si fort – et une réaction si faible. Ils ont même peur de prononcer le mot “russe” lorsqu’ils parlent du missile qui a tué les enfants. »
Les diplomates ont certes besoin d’être habiles dans l’art de l’euphémisme, mais probablement pas d’une manière qui dissimule l’essence de la guerre criminelle, qui mette en sourdine les noms des tueurs et les exonère de toute responsabilité. Il est frappant de constater que la « guerre » et le « missile », dans cette manipulation discursive, deviennent des parties prenantes indépendantes agissant seules : la guerre a simplement lieu, elle a commencé avec leur seul concours et doit donc se terminer de même, probablement aussi par une force magique extérieure. Le « missile balistique » d’origine inconnue et non spécifiée a également surgi de nulle part, à l’improviste, par la volonté de Dieu – comme une tempête, un déluge ou un tremblement de terre.
L’astuce discursive de la nominalisation de catégories abstraites qui leur confère un pouvoir autonome et leur permet d’agir par elles-mêmes, en tant que parties prenantes physiques, occulte les véritables agents qui les déclenchent : des commandants très concrets qui lancent un missile balistique sur le terrain de jeu d’enfants, et des politiciens très concrets qui déclenchent la guerre ; par conséquent, ce n’est pas la guerre qui doit simplement cesser, mais des personnes spécifiques, aux noms bien connus, qui doivent y mettre fin.
Ce faux langage n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air. Dans certains cas (comme ici), il ne fait qu’étayer une version erronée de la réalité, tandis que dans d’autres, il la travestit et facilite toutes sortes de politiques erronées et préjudiciables. Toute l’histoire des relations russo-ukrainiennes pourrait être un bon exemple de ces distorsions, omissions et silences euphémiques. Ni les universitaires ni les hommes politiques n’ont osé appeler un chat un chat, l’empire soviétique un empire, le colonialisme russe un colonialisme, la famine de Staline en Ukraine un génocide, ou l’invasion russe de 2014 et la guerre de basse intensité qui a suivi une guerre. Pendant dix ans, ils ont parlé de la « crise ukrainienne » qui, en fait, n’était ni une crise ni le fait de l’Ukraine. Le résultat net de cette manipulation linguistique a été que le principal instigateur et bénéficiaire de cette « crise » a été tacitement écarté du tableau et exonéré de toute responsabilité, ce qui est tout à fait conforme à la version de Moscou d’une « guerre civile » en Ukraine.
Pendant dix ans, la « crise » est devenue un acteur puissant qui fonctionnait apparemment tout seul, comme un fantôme, un Deus ex machina, qui a effectivement brouillé et caché le rôle du véritable acteur qui a créé cette « crise » et l’a amplifiée. Non seulement les médias, mais même des revues spécialisées ont affirmé (sérieusement) que « la crise en Ukraine en 2014… a conduit à l’occupation et à l’annexion de la Crimée par la Russie et à son implication militaire dans la guerre en Ukraine orientale » ; « la crise ukrainienne a poussé le régime de Poutine à rejeter l’interdépendance libérale en faveur d’un étatisme souverain illibéral » ; « la crise ukrainienne a apporté à la Russie les contours d’une idéologie qui a comblé le vide des années Eltsine ».
En d’autres termes, ce ne sont pas Poutine et ses associés qui ont occupé la Crimée et mené la guerre dans l’est de l’Ukraine, ni tous les Douguine, Sourkov et Pavlovski qui ont aidé Poutine à transformer la Russie en un État fasciste, mais l’omnipotente et omniprésente « crise ukrainienne ». Nous connaissons le prix de ces distorsions et manipulations linguistiques : elles ont largement facilité les efforts de propagande russes, renforcé la confiance dans l’impunité et ouvert la voie à de nouvelles agressions.
Deux jours plus tard, après une nouvelle attaque de missiles russes sur Kyïv, l’ambassadrice américaine a fait une déclaration plus spécifique, sans condamner directement la Russie, mais en révélant au moins l’origine des missiles meurtriers. Il s’agissait probablement de sa réaction indirecte aux critiques de Zelensky, même si elle était tardive et encore très prudente. Cela ne réfute pas la tendance générale à l’évitement de la vérité et à l’équivoque dans les déclarations américaines sur la Russie, ni la réticence à appliquer des mesures sévères à l’encontre de l’État voyou. Il est certainement plus facile de sévir contre l’Ukraine qui « n’a pas d’atouts », comme l’a dit le vice-président Vance lors de sa fameuse rencontre avec Volodymyr Zelensky.
Cet évitement s’inscrit dans la droite ligne de nombreuses autres mesures politiques prises par l’administration américaine en place, très favorables à Moscou et préjudiciables à Kyïv. Les explications de ce revirement spectaculaire de la politique américaine varient considérablement, allant d’allégations conspirationnistes selon lesquelles M. Trump aurait été piégé par le KGB lors de ses aventures érotiques et commerciales passées à Moscou et soumis depuis lors à un chantage au kompromat non spécifié, à des signes de son ignorance – mieux attestés – de tout ce qui est ukrainien et de son arrogance à l’égard de tout le reste, de son admiration pour tous les dictateurs (les « durs à cuire ») et peut-être de son animosité personnelle envers Zelensky qui ne l’a pas aidé à monter un kompromat contre Biden en 2019.
Quelles que soient les raisons, les présages sont mauvais pour l’Ukraine. Ils indiquent tous un désir explicite de l’administration américaine de recadrer l’ensemble de la guerre d’agression de l’État voyou contre le voisin pacifique en un « conflit » où chaque partie détient sa propre vérité et ses propres raisons, où les deux parties sont coupables (« responsables », comme l’a dit M. Trump), et où le compromis devrait donc être trouvé quelque part au milieu, comme la « deuxième meilleure option » pour les Ukrainiens comme pour les Russes.
Pour les Ukrainiens, la première option signifie apparemment la restauration de l’intégrité territoriale de leur pays à l’intérieur des frontières internationalement reconnues (en 1991), la punition des criminels de guerre russes et la réparation par la Russie de tous les dommages subis. Comme elle est jugée irréalisable par les partenaires de l’Ukraine, c’est la deuxième meilleure option qui est mise en avant, brièvement décrite comme « la sécurité maintenant, la justice plus tard ». Elle prévoit un cessez-le-feu immédiat sur les lignes de front existantes, assorti de garanties de sécurité internationales fiables, et implique que toutes les autres questions en suspens (territoires occupés et réparations de guerre) seront résolues pacifiquement, par des moyens diplomatiques, dans un avenir lointain. Il pourrait être difficile de faire accepter cette option aux Ukrainiens mais, en principe, ce sera possible si le sentiment douloureux d’injustice est atténué par le sentiment d’une sécurité accrue. Or, pour les Russes, il n’y a jusqu’à présent pas de « seconde » option, et c’est peut-être là le principal problème, probablement insurmontable. Ils sont si profondément obsédés par la solution finale de la question ukrainienne – l’extinction totale de la souveraineté de l’Ukraine, l’éradication effective de l’État ukrainien et de la nation de la carte – qu’il est très peu probable qu’ils abandonnent cette idée fixe.
Poutine a d’ailleurs fait de cette exigence la principale condition préalable à tout cessez-le-feu : « L’idée est bonne, a-t-il déclaré, et nous la soutenons, mais il y a des questions dont nous devons discuter ». Un cessez-le-feu, a-t-il précisé, devrait conduire à « une paix durable et éliminer les causes profondes de cette crise ». Il suffit toutefois de décortiquer l’euphémisme « causes profondes » pour découvrir que c’est une Ukraine indépendante qui suscite à Moscou une si forte angoisse existentielle.
Jusqu’à présent, les Russes ne voient aucune raison d’accepter une deuxième meilleure option en dehors de la première tant convoitée. Tant qu’ils parviendront à manipuler Donald Trump et ses émissaires en leur faisant accepter et même reproduire les récits du Kremlin, ils pourront s’attendre à « recevoir de Washington ce qu’ils n’ont pas réussi à obtenir sur le champ de bataille ». Surtout après avoir appris que la fourniture d’armes à l’Ukraine, approuvée par le Congrès, s’achève dans quelques mois et que la nouvelle administration américaine ne va pas prolonger l’accord, comme l’a indiqué en février le secrétaire à la défense Pete Hegseth lors de la réunion dite de Ramstein (un rassemblement de 50 pays pour coordonner le soutien militaire à l’Ukraine). Son absence à la réunion de Ramstein suivante, le 11 avril, est un autre signal encourageant à Moscou.
Il y a, bien sûr, une chance que les Russes surjouent leur jeu, de sorte que même un Trump soumis (vis-à-vis de Poutine) perdrait patience dans ce qu’il a déjà appelé avec colère « des pourparlers sur des pourparlers ». Mais il n’a aucune envie de défendre l’Ukraine, un pays lointain dont il ne sait rien (ou, pire, dont il sait ce que Poutine lui a dit). À l’inverse, il a un énorme appétit pour la reprise des affaires (business as usual) avec un partenaire important et qui lui semble fiable, à savoir Moscou. Ce n’est peut-être pas sa première meilleure option – jeter l’Ukraine sous un bus – mais, en tant que deuxième meilleure option, elle peut sembler acceptable : couper le nœud plutôt que le défaire.
Ce faisant, Trump pourrait se heurter à certaines limites – pas nécessairement d’ordre moral, mais plutôt liées à la gestion de l’opinion publique, tant au niveau national qu’international (seuls 2 % des Américains éprouvent de la sympathie pour la Russie, contre 61 % pour l’Ukraine ; en Europe, les appréciations sont similaires). C’est probablement la raison pour laquelle Trump et ses subordonnés désignés tentent de recadrer discursivement la situation de guerre pour en faire quelque chose de plus ambigu et de moins clair. Car c’est une chose de sacrifier une démocratie naissante à une dictature fascistoïde, et c’en est une autre de se débarrasser d’un dictateur (c’est-à-dire Zelensky, selon Trump) pour le remplacer par un autre (en fait, Poutine n’a jamais été désigné de cette manière). C’est une chose d’abandonner un allié confiant qui défend des valeurs et des principes partagés, c’en est une autre de punir un client ingrat et vraisemblablement « corrompu » qui ne montre pas le respect approprié, n’apprécie pas un plan de paix parfait, et refuse de conclure un accord encore plus parfait avec les bienfaiteurs américains sur les ressources minérales de sa nation.
Il y a encore quelques obstacles au plan parfait de Trump, dont celui que représentent les Européens, qui ne croient pas à la vision recadrée de la guerre comme une querelle de famille entre deux irrationnels orientaux qui ne comprennent pas ce que signifient les pourparlers de paix, le dialogue et le compromis, et qui préfèrent s’entretuer plutôt que de négocier sagement. Les Européens se sont réveillés, bien que tardivement, et semblent prêts à aider l’Ukraine autant qu’il le faudra. Jusqu’à présent, leurs ressources militaires ne sont pas à la hauteur de celles des Américains et atteindront difficilement un niveau comparable dans les cinq prochaines années (dans le meilleur des cas). Cela rend la survie de l’Ukraine sans les États-Unis beaucoup plus difficile, mais toujours possible. Et ce sont manifestement les Ukrainiens eux-mêmes qui constituent le principal obstacle à la pacification parfaite de Trump.
L’enquête d’opinion la plus récente indique que seuls 2 % des Ukrainiens jugent acceptables les conditions préalables posées par la Russie à un cessez-le-feu (à savoir que l’Ukraine cesse de se mobiliser et que l’Occident cesse de fournir à l’Ukraine des armes et des renseignements). 79 % des personnes interrogées s’y opposent catégoriquement. Il y avait la même question légèrement modifiée dans cette enquête : « Si les États-Unis cessent finalement tout soutien à l’Ukraine, quelle serait la meilleure option pour l’Ukraine ? » Fait remarquable, seuls 8 % des répondants accepteraient de céder aux exigences russes, tandis que 82 % insistent sur le fait que l’Ukraine devrait poursuivre sa lutte avec le soutien de ses alliés européens.
Il se peut que Donald Trump ne lise pas les sondages ukrainiens ou ne leur fasse pas confiance (sinon, il n’aurait pas affirmé que le soutien à Zelensky en Ukraine n’était que de 4 %). Mais il peut encore écouter certains professionnels qui n’ont pas été totalement expulsés des bureaux du gouvernement et qui osent encore dire la vérité à leur patron. L’un d’entre eux, John Ratcliffe, directeur de la CIA, a témoigné récemment lors d’une audition au Sénat américain : « En ce qui concerne la résistance ukrainienne, le peuple ukrainien et l’armée ukrainienne ont été sous-estimés pendant plusieurs années. Et en fin de compte, d’après mes réflexions d’observateur, du point de vue du renseignement, je suis convaincu qu’ils se battront à mains nues s’ils doivent le faire, s’ils n’obtiennent pas des conditions acceptables pour une paix durable. »
Interrogé au Sénat sur les perspectives de guerre de l’Ukraine, un autre professionnel, le général américain Christopher Cavoli, commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en Europe, a déclaré que « la défaite n’a rien d’inévitable, les Ukrainiens se trouvent actuellement dans des positions défensives très solides et ils améliorent chaque semaine leur capacité à générer de la force et à renforcer ces positions ». Il a reconnu qu’il était difficile à l’heure actuelle « d’envisager une offensive ukrainienne majeure » qui permettrait de chasser les Russes « de chaque centimètre carré » du territoire ukrainien occupé par les Russes. « De même, il est très difficile d’envisager que l’Ukraine s’effondre et perde ce conflit. Je ne pense pas que la perte de l’Ukraine soit inévitable », a-t-il conclu.
Concrètement, cela signifie que les Ukrainiens continueront à se battre, même après que le président américain les aura offerts à Poutine sur un plateau. Ils n’ont tout simplement pas d’autre choix car ils savent mieux que quiconque que le « déni de l’Ukraine » à Moscou n’est pas seulement une rhétorique militante de propagandistes enragés, mais une « théorie » profondément enracinée et bien élaborée, promue fiévreusement par des universitaires et des écrivains russes, des politiciens et des religieux, des enseignants et des vedettes de la télévision, et mise en œuvre de manière cohérente par des politiques génocidaires menées dans les territoires occupés. Il n’y a pas de place pour quoi que ce soit d’ukrainien dans ce cadre, car l’identité ukrainienne est considérée comme une maladie mentale qui doit être soignée de force ou, si elle est incurable, éliminée en même temps que l’espèce infectée. Comme l’a expliqué l’année dernière au Bundestag Roman Schwarzman, un survivant ukrainien de l’Holocauste âgé de 88 ans : « Poutine essaie de nous détruire en tant que nation, tout comme Hitler a essayé de détruire le peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Hitler voulait me tuer parce que j’étais juif. Aujourd’hui, Poutine essaie de me tuer parce que je suis ukrainien. » Cela signifie également que la guerre ne se terminera pas comme M. Trump s’en est vanté. Les Ukrainiens n’abandonneront pas, même s’il les livre à Poutine en accusant les Ukrainiens eux-mêmes, leur obstination et leur manque de coopération, de n’avoir que le sort qu’ils méritent. La conscience coupable est généralement inventive pour trouver des excuses faciles au lieu de solutions difficiles. Cela signifie que la guerre ne s’arrêtera pas, mais qu’elle deviendra simplement plus sanglante et plus horrible qu’elle ne l’est aujourd’hui – avec davantage de missiles et de drones russes pénétrant dans le ciel ouvert de l’Ukraine, semant davantage de terreur, de victimes et de ruine.
Le seul espoir est que les Américains finissent par comprendre que les vies ukrainiennes comptent également. Et peut-être même que Mark Rubio leur appliquera ses belles paroles passées sur l’impossibilité de vivre côte à côte avec les terroristes : « Vous ne pouvez pas coexister avec des éléments armés à votre frontière qui cherchent à vous détruire et à vous éviscérer en tant qu’État. C’est tout simplement impossible. Aucune nation ne le peut… Ils [les terroristes] ont envoyé une bande de sauvages dans le but exprès et explicite de cibler des civils. Comment pouvez-vous coexister ? Comment tout État-nation de la planète pourrait-il coexister avec un tel groupe ? »
Il parlait des attaques du Hamas contre les Israéliens.
Le moment est peut-être venu de réfléchir à l’impossibilité pour l’Ukraine de coexister avec la Russie de Poutine.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article Les vies ukrainiennes ont-elles vraiment de l’importance ? a été publié par desk russie.</p>