LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues MÉDIAS
desk russie
Souscrire à ce flux
Desk-Russie promeut et diffuse des informations et des analyses de qualité sur la Russie et les pays issus de l’ex-URSS

Accès libre

▸ les 10 dernières parutions

13.04.2025 à 17:54

Oleksiy Novikov : « La plupart des lieux de détention en Russie sont des centres de torture »

Novyny Priazovia

Le plus jeune prisonnier de la guerre russo-ukrainienne raconte sa détention en Russie pendant deux ans et demi.

<p>Cet article Oleksiy Novikov : « La plupart des lieux de détention en Russie sont des centres de torture » a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (5062 mots)

Oleksiy Novikov, né à Marioupol, est le plus jeune prisonnier de guerre de la guerre russo-ukrainienne. À la veille de l’invasion russe, il n’avait que 18 ans. Le 25 février 2022, le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il s’est porté volontaire pour la défense territoriale de Marioupol. Oleksiy a participé aux combats jusqu’à la mi-avril 2022 : il a ensuite été emmené en captivité en Russie, où il est resté pendant près de deux ans et demi. En septembre 2024, Novikov est retourné en Ukraine à la suite d’un échange. Son témoignage est glaçant.

Dans une interview en ukrainien accordée au projet « News of the Azov Region » de Radio Liberty, Oleksiy raconte son combat à Marioupol, sa capture et sa libération. Il déclare qu’avant même que la Russie ne lance une invasion à grande échelle de l’Ukraine, il avait émis la supposition d’une telle évolution. Mais ni lui ni sa ville n’ont eu le temps de se préparer correctement à la guerre.

« J’étais déterminé à défendre le pays en cas d’invasion massive. Mais j’ai pris un peu de retard dans ma formation militaire, explique-t-il. Le 24 février, mon camarade de classe et moi-même avions prévu de rencontrer la responsable d’une organisation de jeunesse qui s’occupait de l’éducation patriotique des jeunes. Nous pensions nous préparer progressivement grâce à elle. Mais il s’est avéré qu’il était trop tard pour le faire. »

Novikov raconte qu’il a immédiatement rejoint la défense territoriale de Marioupol, sans hésitation. Selon lui, il y avait beaucoup de personnes disposées à le faire dans la ville à l’époque. « Je n’avais aucune crainte et je ne comprenais pas très bien ce qui nous attendait, avoue-t-il. Nous savions déjà que la guerre avait éclaté et que la Russie lançait toutes ses forces. J’ai compris que pendant la guerre, tout pouvait arriver et que je devrais risquer ma vie à tout moment. Mais je n’ai pas hésité. Ma décision a été prise instantanément. »

Lorsqu’il s’est rendu au siège de la défense territoriale locale, on a d’abord essayé de lui refuser l’admission dans l’unité en raison de son jeune âge. « Il y avait des filles assises là qui inscrivaient les bénévoles à la défense territoriale. Je leur ai donné mes documents où il était marqué que j’avais 18 ans, que j’étais étudiant. Elles ont essayé de me dissuader, me demandant : Tu es sûr ? Tu as bien réfléchi ? Tu connais les risques ? Tes parents sont au courant ? et ainsi de suite », raconte Oleksyi. Mais l’un des officiers d’état-major est sorti et leur a dit : « Qu’est-ce qui vous empêche de l’inscrire ? S’il veut s’engager, c’est sa décision consciente. À 18 ans, il est majeur. S’il veut s’engager, qu’il le fasse », se souvient Novikov.

novikov vecherka
Oleksiy Novikov // Vetcherni Kyïv

D’après ses souvenirs, dans la soirée du 25 février 2025, des fusillades ont commencé à Marioupol. « Nous avons eu notre première mission dès le lendemain. Le matin, ma section a été équipée, on nous a donné du matériel, des blindés, des lance-grenades, des grenades, etc.,  raconte-t-il. Et on nous a envoyés garder le pont reliant les rives gauche et droite de Marioupol. Il est fort probable que des groupes de sabotage de l’ennemi se trouvaient déjà dans la ville à ce moment-là. Je ne sais pas exactement quand ils sont arrivés, car ma tâche était d’être à l’arrière et de fournir des services logistiques. J’ai transporté des munitions, de la nourriture, des blessés », témoigne Oleksyi.

Les lignes de communication dans la ville ont été coupées, et les gens de la défense territoriale avaient pour mission d’indiquer aux habitants comment quitter la ville. Le jeune homme raconte que certains habitants de la ville avaient des opinions pro-russes. « Les civils n’avaient plus aucune information. Un jour, se souvient Oleksyi, une femme est venue nous voir et a commencé à nous dire : Pourquoi tirez-vous sur nous ? J’ai été choqué. Je suis un habitant de Marioupol ! Je me suis battu pour la défense de la ville et j’entends ce genre de reproches à mon adresse et envers les forces de défense de la ville. Bien sûr, les gens qui disent cela ont subi un lavage de cerveau et vous ne pouvez rien leur prouver, vous ne pouvez pas les convaincre. Ils persisteront à dire ce qu’ils veulent, même si vous leur donnez toutes les preuves. En fait, la majorité des habitants était apolitique, et parmi les gens actifs, il y a eu des pro-russes et des pro-ukrainiens », explique Novikov.

novikov bombings
Les conséquences des bombardements russes à Marioupol. Photo datant des 9–10 mars 2022 // Inna Lapina

Au début du mois d’avril 2022, l’unité dans laquelle Oleksyi servait a changé de position. Les communications y étaient accessibles et Novikov a appris que sa mère avait réussi à quitter la ville. À ce moment-là, la situation à Marioupol ne cessait de se dégrader. Le 14 avril, l’unité d’Oleksiy a reçu l’ordre de se retirer vers l’usine Azovstal, que l’armée ukrainienne allait réussir à tenir pendant plus d’un mois. Novikov explique que l’opération d’évasion ne s’est pas déroulée comme prévu.

« Au début, nous nous sommes alignés en colonne et nous sommes partis de manière organisée. Mais au bout de 10 à 15 minutes, les tirs d’artillerie ont commencé et tout le monde s’est dispersé. J’étais perdu, je ne savais pas où se trouvaient mes compagnons d’armes.

En chemin, j’ai rencontré des personnes qui marchaient dans la même direction sur le boulevard Primorsky. Nous avons marché jusqu’à l’aube« , raconte Oleksyi. Selon lui, cette nuit-là, de nombreuses unités de l’armée n’ont pas réussi à atteindre Azovstal, si bien que certaines personnes se sont rendues en ville, tandis que d’autres ont tenté de quitter Marioupol par leurs propres moyens. Oleksiy a essayé de faire de même. Il se rendait compte que les Russes allaient peut-être lancer une opération de nettoyage. « J’ai d’abord rejoint Melekino, où je connaissais des gens. Je ne disais à personne que j’étais militaire, afin de ne pas les mettre dans l’embarras et de ne pas me mettre dans l’embarras », explique le jeune homme.

Novikov a réussi à s’éloigner de 70 kilomètres de Marioupol. Mais le 23 avril 2022, il a été arrêté à l’un des postes de contrôle russes. « Ils ont fouillé mes affaires. Ils se demandaient surtout pourquoi j’avais sur moi tout ce qu’il faut pour survivre. Ils n’aimaient pas non plus le fait que j’aie un couteau, raconte le jeune Ukrainien. Mais ce qui les a convaincus que j’étais probablement un militaire, c’est une photo dans mon téléphone. L’une de mes photos montrait un fragment de mon uniforme, et une autre mon pendentif en forme de trident6. Ils ont donc supposé que j’étais militaire. L’un d’eux s’est approché de moi avec un fusil, a enlevé la sécurité du fusil automatique, a tiré la culasse, l’a placé sur ma tête et m’a dit : Allez, avoue, salaud, que tu es un militaire, sinon que je vais te tirer une balle dans la tête », se souvient Oleksyi.

novikov olenivka
Anniversaire de la mort des prisonniers de guerre ukrainiens dans la colonie d’Olenivka. Cérémonie commémorative. Kyïv, le 29 juillet 2023. Photo : Serhii Noujnenko, RFE/RL

Après l’avoir gardé au poste de contrôle, l’armée russe a emmené Novikov au bureau du commandant à Kremenovka, dans le district de Marioupol. « Les premières semaines ont été normales. Sans compter les interrogatoires, ils m’ont traité normalement : ils ne m’ont pas battu, ils ne m’ont pas affamé, raconte Oleksyi. Parmi les Russes, il y avait à la fois des conscrits et des volontaires mobilisés, moins nombreux. Un jeune homme avait 19 ans. Je ne sais pas, peut-être que cela les a influencés d’une manière ou d’une autre, mais ils étaient plus compréhensifs à notre égard. Pendant tout le temps que j’ai passé là-bas, je n’ai été frappé à la poitrine qu’une seule fois. »

Selon Oleksiy, les cellules de Kremenovka étaient surpeuplées ; une cellule pouvait contenir jusqu’à 70 personnes, avec un nombre réduit de couchages. Certains étaient assis, d’autres dormaient à tour de rôle. Novikov a ensuite été emmené dans une prison de Donetsk. Oleksiy dit que c’est là qu’il a ressenti ce qu’était une véritable captivité.

« Dans les endroits précédents, mes affaires n’étaient pas confisquées, les gardiens ne me prenaient que mon téléphone et ma carte SIM, et je pouvais garder tout le reste. À Donetsk, ils m’ont pris mon Nouveau Testament, mes guêtres, mes chaussettes. Ils ont immédiatement écarquillé les yeux et se sont jetés sur mes affaires comme des vautours, ils ont tout pris, raconte-t-il. Ils ont pris des croix, des livres. Ils nous ont traités de “satanistes”, de “nazis”. Peu à peu, cet endroit a été de plus en plus terrible. Il est devenu cauchemardesque après la reddition d’Azovstal, explique Oleksiy. Nous n’avions aucun accès aux informations. Lors des interrogatoires, on me faisait du chantage en promettant de s’en prendre à ma famille. Nous n’avions pas de livres. Nous avions droit à une promenade une fois par semaine, voire toutes les deux semaines. Pour la douche, c’était pareil. Pour aller aux toilettes, il fallait mendier, mais ils pouvaient aussi refuser : il y a eu des moments où ils ne nous laissaient pas du tout aller aux toilettes pendant toute la journée. Heureusement, nous avions des bouteilles vides, alors nous les utilisions. »

Oleksyi se souvient qu’au fil du temps, les conditions de vie dans la prison sont devenues tellement insupportables que les prisonniers étaient prêts à se révolter à cause de l’épuisement, de la fatigue et de la faim. « Pour le dîner, on nous apportait des bols avec deux cuillères de purée de pommes de terre instantanée et une petite tranche de pain, dans le meilleur des cas, raconte-t-il. Souvent on était à la limite de l’évanouissement. La faim, la fatigue, la colère grandissaient. Un peu plus, et nous étions vraiment prêts à déclencher une mutinerie. Pourquoi n’avons-nous pas fait d’émeute ? Parce que tout le monde attendait un échange officiel. »

Selon Novikov, les cellules de la prison où il était détenu contenaient à la fois des prisonniers de guerre et des civils, pour la plupart originaires du Donbass. Oleksiy y a également rencontré des personnes originaires des régions de Zaporijjia et de Kherson, partiellement occupées par la Russie. « Les civils étaient traités de la même manière que les militaires : ils étaient frappés et humiliés. Une fois, les Russes ont emmené un homme de 60 ans parce qu’il ne voulait pas leur donner sa voiture. Il pouvait leur arriver d’attraper simplement quelqu’un dans la rue », explique Novikov à propos de ses codétenus.

Novikov note que les pires traitements infligés aux prisonniers de guerre ukrainiens l’ont été précisément sur le territoire russe. « C’est en Russie qu’ils ont été les plus maltraités. Il y a une différence entre les militaires russes et ceux de la république de Donetsk, souligne-t-il. Dans le territoire occupé de la région de Donetsk, les habitants nous ont traités avec une certaine compréhension. Et en Russie, il y a une attitude terrible envers tout le monde. La majorité absolue des centres de détention en Russie ne sont que des centres de torture. Certains inspecteurs déclaraient directement : “Je suis un sadique, je ne le cache pas, j’aime vous battre.” Parfois, j’ai rencontré des gardiens ou des inspecteurs normaux, qui pouvaient même donner une cigarette ou un bonbon à quelqu’un, se souvient Oleksiy. Mais la plupart d’entre eux étaient des brutes. »

En juillet 2022, Oleksiy a été transféré de Donetsk à la colonie de Elenovka (Olenivka), également dans la partie de l’oblast de Donetsk occupée par les Russes. C’était l’un des principaux lieux de détention des prisonniers de guerre ukrainiens. Le 28 juillet 2022, une explosion s’y est produite, tuant une cinquantaine de prisonniers. L’Ukraine estime que l’explosion a été organisée par les autorités russes ; Moscou affirme qu’elle a été causée par des tirs d’obus en provenance d’Ukraine. Novikov a été  transféré à Horlivka, avec d’autres prisonniers de guerre, la veille de la tragédie. « On m’a dit que la majorité absolue parmi les victimes, c’étaient des combattants d’Azov. Certains sont morts, d’autres ont été gravement blessés, d’autres encore ont eu la moitié de leur corps touché. Je le sais d’après les témoignages de ceux qui étaient là. » Oleksiy est convaincu que l’explosion de la caserne de la colonie d’Olenivka était un acte terroriste planifié. Selon le bureau du procureur général ukrainien, la cause de l’explosion du bâtiment pourrait être une arme thermobarique. Mais il est impossible de l’établir avec certitude : les autorités russes ont refusé de laisser les experts de l’ONU se rendre sur le site de l’explosion, prétendument en raison de l’absence des garanties de sécurité nécessaires.

novikov obmen
Échange de prisonniers de guerre. Ukraine, le 13 septembre 2024 // Compte Telegram du président ukrainien

Oleksiy affirme que sa foi l’a aidé à rester en captivité et à ne pas se rendre. Dans la colonie de Horlivka, il s’est joint à un cercle religieux et s’est intéressé de plus près à la religion. « J’ai compris que chaque problème que je rencontre est une épreuve que je dois passer. J’ai ma propre croix à porter, mais je sais qu’à la fin il y aura un soulagement, explique-t-il. Et ce soulagement peut être plus satisfaisant et plus fort que les épreuves que je subis. Chaque fois que je traverse une période difficile, comme l’aggravation d’une maladie, ou que je suis vraiment en difficulté, ou que je m’effondre mentalement, je me tourne vers Dieu dans la prière. »

Oleksiy est rentré en Ukraine le 13 septembre 2024 à la suite d’un échange de prisonniers de guerre. Deux jours avant l’échange, lui et plusieurs autres prisonniers ont été convoqués au quartier général. Les militaires russes leur ont demandé s’ils voulaient rester en Russie et, en outre, rejoindre l’armée russe. Tous les combattants ukrainiens ont bien sûr refusé, raconte Oleksyi. Selon lui, il avait le pressentiment de cet échange, mais personne n’était sûr qu’il se produirait.

novikov retour
Le retour d’Oleksiy lors de l’échange, septembre 2024. Service national des gardes-frontières d’Ukraine, capture d’écran.

« Nous n’y avons pas cru jusqu’au bout. Mais j’ai eu une sorte de prémonition, dit-il. Il y a un mot grec qui s’appelle metanoia – un changement de conscience. J’ai essayé de changer ma conscience pour qu’elle soit plus proche des canons chrétiens. C’est pourquoi, au cours des deux semaines qui ont précédé l’échange, je me sentais déjà prêt. On s’attendait à ce que l’échange soit proche, mais c’est difficile à comprendre. C’est un problème propre à la captivité : plus on y est, moins on croit à la possibilité d’un échange, et plus il est difficile de l’accepter, explique Novikov. Vous êtes déjà habitué à un modèle de comportement : vous êtes une personne servile, vous n’avez aucun droit. Il est difficile de réaliser qu’il faut rentrer chez soi. Les gars et moi avons eu beaucoup de conversations à ce sujet avant l’échange. J’ai pensé à ce qui arriverait à ceux qui rentreraient chez eux dans six mois ou un an. Certains des gars de 2014 sont encore en prison. »

Selon Oleksiy, le transfert vers l’Ukraine fut très inconfortable. « Nous étions dans la position de la crevette. Nous étions recroquevillés, la tête en bas, les yeux bandés, les mains attachées devant soi, décrit-il. Je suis resté dans cet état pendant au moins 12 heures. Nous avons d’abord voyagé en voiture, puis en avion et enfin en bus pendant au moins quatre heures. C’était très fatigant. Mais j’étais animé par l’idée que j’allais bientôt rentrer chez moi. Je ne voulais ni manger ni boire, et tous mes besoins ont été relégués au second plan. »

« Pendant la procédure d’échange, nous avons vu devant nous les Russes contre lesquels nous étions échangés, raconte Oleksyi. J’ai été surpris de voir qu’ils étaient tous en uniforme, bien engraissés. Et nous, des squelettes vivants. Il y a eu une certaine confusion dans nos sentiments. Apparemment on se réjouit, mais avec beaucoup de prudence, de peur que tout cela ne s’arrête soudainement. En captivité, j’ai appris à me centrer, à me renfermer sur moi-même pour que mes émotions ne me déchirent pas. »

Oleksyi n’a fondu en larmes que lorsqu’il a appelé sa mère : « J’ai trouvé un bénévole qui a permis à tout le monde d’utiliser son téléphone. Je me souvenais du numéro de ma mère, je savais qu’elle n’en avait certainement pas changé. Je l’ai appelée et j’ai fondu en larmes. C’était un moment de faiblesse », admet-il.

Actuellement, Oleksyi Novikov s’occupe de sa santé et résout les problèmes liés à la reprise de ses études à l’université. À l’avenir, il souhaite toujours reprendre son service militaire.

Selon le siège de coordination ukrainien pour le travail avec les prisonniers de guerre, au 5 février 2025, Kyïv avait réussi à faire revenir 4 131 personnes de captivité russe, tant militaires que civiles.

Traduit de l’ukrainien par Desk Russie

Lire la version originale

<p>Cet article Oleksiy Novikov : « La plupart des lieux de détention en Russie sont des centres de torture » a été publié par desk russie.</p>

13.04.2025 à 17:54

Trois tentatives de fuite de la Pologne vers l’Ouest

Rikard Jozwiak

Le journaliste raconte l'histoire de sa famille en Pologne et la façon dont elle a été inspirée par Radio Liberty.

<p>Cet article Trois tentatives de fuite de la Pologne vers l’Ouest a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1535 mots)

Aujourd’hui, Radio Liberty, source principale d’informations à l’époque soviétique pour tous ceux qui ne croyaient pas au « paradis socialiste », va être fermée par l’administration Trump. Or cette radio et les sites qu’elle a créés restent une source de première importance pour beaucoup de Russes, d’Ukrainiens, de Bélarusses, de citoyens d’Asie Centrale et du Caucase. C’est également une source inestimable pour les Occidentaux qui veulent savoir ce qui se passe dans les pays autoritaires issus de l’ex-URSS. Le journaliste Rikard Jozwiak raconte l’histoire de sa famille en Pologne et la façon dont elle a été inspirée par Radio Liberty.

Derrière le rideau de fer

Mon père naquit à Poznan en 1939, dans l’ouest de la Pologne, juste avant l’invasion de l’Allemagne nazie. Son père servit dans l’armée polonaise avant d’être fait prisonnier de guerre et sa mère fut emprisonnée pour avoir résisté au régime nazi. Mon père passa donc la majeure partie de la guerre sous la garde de son frère aîné et d’une infirmière de la Croix-Rouge suédoise, un lien qui s’avérera important par la suite.

Après la guerre, mes grands-parents et leur jeune fils, mon père, déménagèrent dans la ville portuaire de Gdansk, dans le nord de la Pologne, à la recherche de meilleures perspectives d’emploi. À cette époque, la Suède possédait l’une des plus grandes flottes marchandes d’Europe et, dans le sombre contexte d’une Pologne ravagée par la guerre, leurs navires étincelants dans le port firent forte impression sur mon père.

Comme beaucoup de personnes bloquées derrière le rideau de fer, mon père écoutait « les voix » : c’est ainsi que l’on appelait les émissions de radio de la BBC World Service, de Voice of America et de Radio Free Europe. Les gens écoutaient en secret, bien sûr, en collant une radio transistor à leurs oreilles dans leur lit la nuit. C’était une époque sombre, marquée par la censure et la répression, mais pour mon père, ces émissions étaient une aubaine. Elles l’informaient et l’inspiraient et, dans son cas, le convainquirent de fuir, vers l’Occident, vers la Suède.

Traverser la mer glacée

Sa première tentative, alors qu’il avait 17 ans, fut de traverser à pied la mer Baltique, recouverte de glace, pour rejoindre l’île danoise de Bornholm depuis la Pologne. Il avait alors prévu de continuer jusqu’en Suède. Les hivers étaient bien plus rudes à l’époque et la glace recouvrait effectivement de grandes parties de la Baltique, mais c’était tout de même un plan téméraire. Les brise-glaces rendaient la traversée à pied presque impossible et il fut contraint de faire demi-tour, battu mais pas découragé.

L’année suivante, il retenta l’aventure, cette fois en essayant de traverser la mer en canoë avec un ami. Les adolescents furent capturés par un navire polonais et remis aux autorités. Au lieu de la Scandinavie, ils se retrouvèrent en prison en Pologne. Interrogés et passés à tabac, ils avouèrent être des espions de la CIA et furent condamnés à dix ans de prison.

Heureusement, à la fin des années 1950, des réformes libérales étaient en cours en Pologne et ils furent libérés au bout d’un an. Le rêve de mon père de vivre en Occident étant désormais suspendu, il fit des études et rencontra ma mère. Ils se marièrent et ont trouvèrent tous deux un emploi dans ce qui était alors le chantier naval Lénine à Gdansk. Pendant tout ce temps, il écoutait toujours « les voix », le jazz et le rock’n’roll qui parvenaient à échapper aux brouilleurs.

La troisième fois, la bonne

Les rêves de mes parents d’une nouvelle vie à l’étranger refirent surface et, en 1971, ils partirent pour la Yougoslavie, l’un des rares pays où on pouvait se rendre à l’époque. Sur une plage de Pula, en Croatie actuelle, ils aperçurent un couple allemand qui leur rappelait leur propre couple. L’homme était brun comme mon père ; la femme était blonde comme ma mère.

N’ayant rien à perdre, ils s’approchèrent d’eux et leur demandèrent s’ils venaient d’Allemagne de l’Ouest, ce qui était le cas. Ils leur adressèrent alors une demande si audacieuse que je n’arrive toujours pas à croire qu’ils aient eu le courage de la faire : ils demandèrent au couple allemand s’ils pouvaient prendre leur identité. Étonnamment, les Allemands acceptèrent. (Apparemment, aider les « Orientaux » de cette manière n’était pas rare pendant la guerre froide.)

Ainsi, avec les papiers d’identité du couple et leur voiture, ils traversèrent la frontière pour se rendre en Italie. Le couple allemand se rendit ensuite au consulat le plus proche en déclarant avoir été victime d’une agression. Quant à mes parents, après un an en tant que réfugiés politiques en Italie, ils furent autorisés à se rendre en Suède pour y demander le statut de résident, puis la citoyenneté.

À cause de la guerre, mon père a grandi en haïssant les Allemands. C’était donc une douce ironie que l’acte de générosité suprême qui lui permit de retrouver sa liberté vienne d’un Allemand. Ils restèrent en contact, envoyant une carte au couple allemand à chaque Noël.

Boucler la boucle

Je suis né en Suède dans les années 1980, dans la paix et la prospérité dont mes parents ne pouvaient que rêver quand ils étaient jeunes. Comme beaucoup d’autres de ma génération, j’ai étudié à l’étranger, parlé quelques langues européennes et voyagé librement et largement à travers le continent, croyant en l’idée d’un « espace européen commun ». Il était donc logique que je me retrouve à Bruxelles.

Lorsque j’ai reçu une offre début 2011 pour travailler en tant que reporter freelance à Bruxelles pour RFE/RL, j’ai su que ce n’était pas une offre d’emploi ordinaire. Après avoir entendu toutes ces histoires sur l’importance de RFE/RL, j’avais l’impression de rejoindre un cercle familial.

Lorsque j’ai commencé, début 2011, la grande nouvelle était l’élection présidentielle frauduleuse au Bélarus en décembre de l’année précédente et la répression qui s’en était suivie contre les manifestants descendus dans la rue. L’UE imposait des sanctions au régime d’Alexandre Loukachenko et je me suis lancé dans la couverture de l’événement depuis Bruxelles. Depuis, je couvre l’UE et l’OTAN.

Certaines choses ne changent jamais. Actuellement, Alexandre Loukachenko est investi pour son septième mandat et fait toujours l’objet de sanctions de l’UE. Sous son régime répressif, on estime à 1 500 le nombre de prisonniers politiques dans le pays. L’un d’entre eux est mon collègue, le journaliste de RFE/RL Ihar Lossik, qui est derrière les barreaux depuis 2020. Un autre collègue, Andreï Kouznetchyk, a été libéré plus tôt cette année d’une prison bélarusse.

Quand je pense à Ihar et Andreï, ainsi qu’à Vladyslav Iessypenko, un contributeur de RFE/RL emprisonné en Crimée occupée par la Russie, je ne peux m’empêcher de penser à l’histoire de mon père et à tout ce qu’il a fait pour vivre libre.

Nous touchons chaque semaine quelque 50 millions de personnes dans des endroits où la liberté des médias n’existe pas, est mise à rude épreuve ou dans des environnements inondés de désinformation. RFE/RL est toujours aussi importante, tout comme elle l’était pour mes parents dans la Pologne communiste. Tout comme elle l’est pour Andreï, Ihar et Vladyslav, et toutes les personnes qu’ils ont touchées.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire la version originale

<p>Cet article Trois tentatives de fuite de la Pologne vers l’Ouest a été publié par desk russie.</p>

13.04.2025 à 17:53

Le parti de Moscou ne désarme pas

Vincent Laloy

Un certain nombre de ténors politiques et médiatiques français, connus pour leur position pro-russe, haussent le ton.

<p>Cet article Le parti de Moscou ne désarme pas a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3953 mots)

L’auteur montre qu’avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, un certain nombre de ténors politiques et médiatiques, des extrêmes à la droite gaulliste ou ce qui s’en prévaut, connus pour leur position pro-russe, haussent le ton au nom du « réalisme politique ». Leur plus cher souhait, c’est de composer avec le régime de Poutine, au détriment de nos valeurs.

Valeurs actuelles, que l’on croyait débarrassé de la complaisance envers Poutine de son directeur précédent, reste fidèle à son tropisme pro-russe. Passons sur Lellouche, en mal d’inspiration, pour aboutir en son édition du 12 mars à l’inévitable Sapir, qui s’étend sur deux pages. Il estime que l’Europe s’est « ridiculisée » en soutenant l’Ukraine et que « vouloir remplacer l’OTAN par une structure émanant de l’Union européenne est futile et dérisoire ». On le retrouve dans le dernier numéro de la revue Omerta, plus soumise que jamais à Moscou, où il dénonce le gouvernement de Kyïv, « aux abois […] avec un Zelensky qui ne serait pas réélu ».

La même livraison de Valeurs actuelles accorde à Piotr Tolstoï, interviewé par le complaisant Mériadec Raffray, quatre pages plus une photo pleine page. Tolstoï nous annonce que « la Russie propose la paix » et que « la menace pour la paix, ce sont les subventions et les aides militaires à l’Ukraine » ! Rappelons qu’il a travaillé pour Le Monde et l’Agence France-Presse, dont il fut correspondant à Moscou de 1994 à 1996. L’Union européenne le dépeint comme une « figure centrale de la propagande du gouvernement russe ». Le 19 mars, la même revue consacre deux pages, pleines de compréhension, à Xenia Fedorova, l’ex-présidente de RT France… L’oracle Onfray a droit à sept pages, où il met en parallèle, comme il l’a toujours fait, Russie et Amérique : « La fin de la guerre en Ukraine aura lieu quand un empire l’aura emporté sur l’autre… »

Fillon, Villepin, Villiers, sophistes patentés

Dans son numéro du 5 mars, Valeurs actuelles offre au revenant Fillon de onze pages, où tout est de la faute de l’Oncle Sam, comme toujours : « Les États-Unis auront tour à tour jeté de l’huile sur le feu en manipulant le débat politique en Ukraine et en promettant une adhésion à l’OTAN irresponsable. » Pour l’ex-titulaire de Matignon, Zelensky « a sa part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre et il se refuse aujourd’hui d’arrêter une guerre qu’il ne peut pas gagner », pas moins. Il dénonce « l’accumulation jusqu’à l’absurde des sanctions, l’inutile inculpation de Poutine devant la Cour internationale de justice », condamnant « l’atlantisme béat » des Européens et l’Amérique, « vecteur de désordre plus que de paix » avec ses « innombrables ingérences dans le monde ». Pour le ci-devant député de la Sarthe, « la Russie […] est une menace infiniment moindre ». Incroyable !

Thomas Legrand a été bien inspiré en titrant son éditorial de Libération du 6 mars « Heureusement, la France a échappé à Fillon », au russophile Fillon, ex-salarié de Moscou, où il ne s’est pas appauvri. Rappelons qu’il était le candidat le plus cité sur Russia Today, si l’on se réfère au courageux et éloquent ouvrage de Maxime Audinet, qui porte le titre de ce média russe.

Dans Le Monde diplomatique de juin 2024, l’« islamo-gaulliste » Galouzeau de Villepin – intime d’Edwy Plenel ! – exprimait-il une position différente ? Parmi ceux qui l’encouragent à présenter sa candidature à la présidentielle de 2017, un certain Aurélien Pradié, député ex-LR, pour lequel « dans l’histoire politique de notre pays, il y a de grands personnages, je vais en prendre deux : Marchais et Séguin7 ». Qu’un élu de droite célèbre, glorifie le stalinien Marchais, n’est-ce pas stupéfiant ? Quand l’on sait que Villepin participa à la dernière fête de L’Humanité – où il fut fort applaudi voire acclamé – et qu’il est célébré par La France insoumise, non, rien de stupéfiant.

Dans le genre, l’ex sous-ministre Philippe de Villiers, citant au passage Hubert Védrine, n’est pas mal non plus, s’en prenant au président Macron, qui « déclare la guerre au moment où le monde entier veut faire la paix. Le discours sur la menace russe était surréaliste. […] C’est un fantasme. Le fantasme de quelqu’un qui n’a plus tout à fait sa raison. Non, la Russie, insiste-t-il, n’est pas une menace ». Et de s’aligner sur Moscou à propos de la menace que ferait peser l’élargissement de l’OTAN8. N’est-ce pas plutôt Villiers qui, une fois de plus, perd le sens des réalités ?

Pour poursuivre avec les extrêmes, Dupont-Aignan s’aligne sur Villiers : « On nage en pleine folie. Il n’y a pas de menace russe pour l’Union européenne, c’est un délire inventé par le président de la République pour faire peur aux Français9 ». Et quand l’on voit le beau-frère et conseiller de Marine Le Pen, Philippe Olivier, admirer Mariani, « remarquable, il a un très bon réseau à l’international, c’est une carte valorisante10 », il est à craindre que la formation d’extrême droite comporte toujours autant de poutinolâtres patentés. D’autant que ledit Olivier a condamné la position favorable à l’Ukraine de l’eurodéputé RN, Pierre-Romain Thionnet11.

À la prétendue absence de menace russe, l’inventeur du poutinisme Vladislav Sourkov répond : « Nous nous étendrons dans toutes les directions, aussi loin que Dieu le voudra12. » Pour le terroriste Nemmouche, récemment condamné à la perpétuité, « Poutine a dit que l’Occident était l’empire du mensonge. Il a raison13 ! »

La France insoumise, toujours et encore alignée sur Moscou

À l’extrême gauche, rappelons que les députés de La France insoumise et du parti communiste ont voté, le 12 mars à l’Assemblée nationale, contre l’aide à apporter à l’Ukraine, « mettant en garde contre les discours belliqueux contre la Russie14 », Mélenchon s’employant à minimiser sa responsabilité, s’en prenant à l’ancien président Hollande, qui avait favorisé l’installation du bouclier antimissile en Pologne, menace pour « les 75 % du territoire de la Russie15 ». Claude Malhuret a provoqué l’hilarité générale, à la tribune du Sénat, en qualifiant Mélenchon de « ministre des Affaires étrangères, de l’amitié avec la Russie, le Hezbollah et l’alliance bolivarienne », tandis que Marianne du 20 mars, où sévit toujours Natacha Polony, voit dans le sénateur de l’Allier un « fanatique de l’OTAN », ce qui est autrement plus grave pour le magazine — désormais aux mains du douteux Taddeï – que d’être un agent de Moscou.

laloy melenchon
L’intervention de Jean-Luc Mélenchon lors du colloque intitulé « La guerre hors de contrôle » à l’Assemblée nationale, le 14 mars 2025 // Capture d’écran de sa chaîne YouTube

Le 16 mars sur France 3, Mélenchon s’acharne moins sur Poutine que sur Trump, « qui nous menace physiquement, […] qui asphyxie une partie de notre économie ». Il a aussi déploré que l’Europe « nargue et diabolise Poutine […] dans sa servilité atlantiste16 ». Il est rejoint par le député LFI Arnaud Le Gall, pour qui « le gouvernement court en avant dans une vision purement belliciste ». Ou par un autre élu LFI, Bastien Lachaud, qui déclare que « notre vision ne peut pas être européocentrée ». Ce dernier est l’auteur du livre intitulé Faut-il faire la guerre à la Russie ?, dans lequel il épouse les thèses moscovites du genre : « On voit bien que les jugements catégoriques qui condamnent l’action de la Russie en Ukraine sont, au mieux, caricaturaux, au pire tout à fait partisans. […] Entend-on pour autant s’indigner en continu du risque que les États-Unis font peser sur la paix mondiale ? », fustigeant « les années d’encerclement agressif par les États-Unis des abords du territoire russe. […] On voudrait que les Russes voient sans broncher l’avancée de leur vainqueur : c’est absurde et humiliant17 ». Cet ouvrage a fait l’objet d’un compte rendu élogieux dans le Monde diplomatique de mars 2020.

Ainsi que le souligne Le Point du 13 mars 2025, l’axe Trump-Poutine « les embarrasse mais ils trouvent quand même moyen de s’aligner sur Moscou » ; et de citer, outre ceux déjà mentionnés dans notre article, Manon Aubry, Mathilde Panot, Manuel Bompard pour finir, à l’autre bord, avec entre autres Henri Guaino ou Bardella.

laloy lfi2
Les députés LFI à l’Assemblée nationale, capture d’écran

Rappelons aussi que le Rassemblement national s’abstint lors du vote du 12 mars précité, Marine Le Pen excluant toute forme d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN comme à l’Union européenne. Visant le chef de l’État, elle réprouvait ces « va-t-en guerre, exagérant la menace russe18 ». Le complaisant Renaud Girard l’a rejointe dans Le Figaro du 18 mars, où il développe toujours les mêmes litanies : parler à Poutine mais, toutefois, ne pas lui céder, le préposé Girard tentant de donner le change, comme il en est coutumier.

Ô Omerta 

Ne serait-il pas préférable de verser 15 € à une œuvre de bienfaisance plutôt que d’acquérir cette revue, dont le coûteux dernier hors-série s’intitule « Ukraine, la guerre sans fin » ?

« Omerta, la voix de Moscou », ainsi que nous intitulions notre article de Desk Russie du 17 novembre 2024. Ne l’est-elle pas plus que jamais ? On y retrouve toujours la même complaisance pour la Russie, avec des auteurs comme les nommés d’Anjou (pseudonyme ?), Le Sommier, Denécé, Tarnowski, Sapir, Michel Pinton…

Les deux premiers cités se sont rendus sur les lieux du combat, ce qui nous vaut d’interminables reportages illustrés, qui donnent l’impression que c’est Le Sommier qui lance les ordres tandis que ledit d’Anjou remarque que « sur le terrain, les Russes que nous rencontrons ont le calme des vieilles troupes », bref de braves types, bien inoffensifs.

Plus loin, une certaine Amélie Ismaïli consacre sept pages intulées « Ukraine : les petits télégraphistes de Kiev et Moscou ». L’autrice essaie de donner le change mais accorde seulement deux notices à des poutinophiles, comme Xavier Moreau et Adrien Bocquet, contre neuf à des auteurs pas vraiment agents, eux, du Kremlin, à savoir Alla Poedie, le général Yakovleff, Elsa Vidal, Julien Pain, Guillaume Ancel, Pierre Servent, Nathalie Loiseau, Raphaël Glucksmann et Nicolas Tenzer, présentés en « défenseurs zélés de la cause ukrainienne, adeptes de la surenchère belliqueuse ».

Mettre en parallèle des séides de Moscou et ses détracteurs est, là encore, stupéfiant. Il est reproché à l’intègre Elsa Vidal de dénoncer les compromissions de certains avec le Kremlin, ce qui lui vaut ce commentaire incroyable : « On serait tenté d’interroger sa propre compromission à l’égard de l’empire de l’Ouest… » Comme si défendre l’Occident, auquel on appartient, était aussi compromettant – voire plus – que d’être inféodé à la Russie ! Autre crime : Nathalie Loiseau est accusée d’être « radicalement alignée avec l’extrême-centre atlantiste ». Guillaume Ancel se voit reprocher, entre autres, ses révélations sur les compromissions de Védrine dans le génocide du Rwanda et, pour Raphaël Glucksmann, référence au Monde diplomatique à l’appui, son soutien au « dictateur géorgien Saakachvili », qui lutta courageusement contre l’agression russe. Le compétent Nicolas Tenzer est presque présenté comme un « agent de la CIA » ou à peu près.On ne reviendra pas sur Denécé et son Centre français de recherche sur le renseignement (Cf2R), dont on connaît la complaisance pour le sanguinaire Bachar el-Assad, et pour Thierry Meyssan and co, proche aussi de Dialogue franco-russe. Alain Soral le cite souvent de son côté. Denécé estime que « les décisions et l’attitude des États-Unis sont la principale raison du retour du risque d’un conflit nucléaire. […] Face à cette attitude et ces provocations américaines, depuis le début du conflit en Ukraine », les Russes ont osé réagir ! Même Politis, d’extrême gauche, l’a dépeint le 8 novembre 2023 comme « réputé pro-Poutine et proche de l’extrême droite ».

Cinq auteurs d’Omerta appartiennent à cette officine, le Cf2R. Ainsi Pierre-Emmanuel Thomann qui ose écrire que « si la France comme nation d’équilibre veut retrouver une marge de manœuvre, une victoire de Moscou est dans son intérêt ». Il enseigne à l’ISSEP, université privée  créée par Marion Maréchal, où sévissent notamment Bruno Gollnisch et Jean-Frédéric Poisson.

Michel Pinton, ancien collaborateur de Giscard d’Estaing – qui n’avait jamais rien compris à la défunte Union soviétique – est sur la même lancée : « Arrachons-nous aux facilités de la tutelle américaine dont l’OTAN est l’outil ». Il s’en prenant surtout au président Biden, « vieillard entêté » né en 1942, tandis que notre Pinton est un jeune homme né en 1937… Cet ex-UDF a rallié Chevènement. Qu’on en juge : « Si l’UE veut survivre en 2030, elle n’a qu’une issue possible : l’entente avec la Russie. […] En nous soumettant à ce tuteur égoïste [l’Amérique], l’Union est conduite à renier ses trois objectifs : elle est happée dans l’engrenage de la guerre, compromet le bien-être de ses peuples et contribue au discrédit de la démocratie ». La solution : rechercher une entente avec Moscou contre « l’illusion atlantiste ».

Une note de lucidité empruntée – eh oui ! – à Valeurs actuelles, ou plutôt à Louis Sarkozy qui, lui, voit clair dans son article du 19 mars, lequel devrait être lu et médité par son père, devenu si bienveillant avec le Kremlin : « L’immense Russie […] brise et persécute ses voisins. […] Aucune expansion de l’OTAN – volontaire, prévisible, légitime – ne justifie l’asservissement des Ukrainiens. Que personne n’ose dire que cette alliance défensive représente une quelconque menace pour Moscou ; ce sont les peuples voisins qui se sentent menacés, d’où leur adhésion ! » Voilà qui va à l’encontre des positions habituelles de l’hebdomadaire.

Concluons plus tristement avec Raphaël Enthoven : « Parce que, grâce à lui [Trump], les émissaires du Kremlin, de François Fillon à Thierry Mariani, de ses idiots utiles, de Manuel Bompard à Jean-Luc Mélenchon, passent pour ce qu’ils sont : des traîtres19. »

<p>Cet article Le parti de Moscou ne désarme pas a été publié par desk russie.</p>

13.04.2025 à 17:53

Pourquoi Xenia Fedorova ne doit pas participer au Festival du livre

Desk Russie

La présence de la propagandiste russe Xenia Fedorova au Festival du Livre à Paris a suscité une vague de protestations.

<p>Cet article Pourquoi Xenia Fedorova ne doit pas participer au Festival du livre a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2613 mots)

Collectif

Plusieurs associations françaises ont diffusé un communiqué de presse que nous reproduisons ici. Face au scandale que représente la publication par les Éditions Fayard de l’ouvrage de Xenia Fedorova, ceux qui combattent la désinformation russe se mobilisent. Le 12 avril, au Festival de Livre de Paris, au moment de la dédicace, des représentants de ces associations ont mené une action de protestation pour dénoncer l’autrice et les thèses qu’elle véhicule. Nous publions également quelques images prises par des participants à l’action.

Les Éditions Fayard (Groupe Bolloré) viennent d’annoncer la présence de Xenia Fedorova au Festival du Livre, au Grand Palais, ce samedi 12 avril. 

Les associations signataires considèrent que cette présence est indécente et que Madame Fedorova doit être désignée comme persona non grata par les organisateurs du Festival et leurs soutiens institutionnels et médiatiques. 

Madame Fedorova se présente en martyre de la liberté d’expression, mais 

  • Xenia Fedorova est une disciple de Margarita Simonian, une des principales propagandistes de Poutine, qui n’hésite pas à affirmer que son idéal pour l’organisation des médias est le modèle chinois d’information centralisée 
  • Xenia Fedorova a travaillé pour divers médias du groupe Ano-TV Novosti, sanctionné par l’Union européenne le 15 décembre 2022 pour son soutien à l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine. 
  • Xenia Fedorova a été Présidente de RT France, chaîne sanctionnée par l’Union européenne le 1er mars 2022 pour son soutien à l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine. 
  • Xenia Fedorova, dans son livre Bannie et ses interventions récentes dans les médias continue à défendre la position du Kremlin et à utiliser la terminologie d’ « opération militaire spéciale » pour désigner l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022. Tous ses narratifs sur Maïdan, l’annexion de la Crimée, les origines de la guerre sont ceux de la propagande de guerre russe. 
  • Xenia Fedorova a intenté diverses procédures baillons contre des associations ou des experts qui dénonçaient RT France comme un média d’influence du Kremlin. Elle a été systématiquement déboutée pour ses accusations de diffamation. 
  • Xenia Fedorova ment. Contrairement à ce qu’elle affirme, les sanctions prises par l’Union européenne ont une base légale. Les bases légales ont été confirmées par le Tribunal européen dès le 27 juillet 2022, qui a reconnu que ces sanctions correspondaient à des objectifs d’intérêt général et qui a débouté RT France. 

Bannie est avant tout un immense mensonge par omission, qui passe sous silence les atrocités de l’agression russe : 

  • les morts de civils ukrainiens (plus de 12 654 selon le Secrétariat du Haut Commissariat aux Réfugiés, en date du 21 février 2025), dont parmi eux des écrivains (Maksym Kryvtsov, Victoria Amelina, Volodymyr Vakoulenko…) qui ne pourront venir au Festival du Livre de Paris ;
  • les innombrables cas de viols et torture commis par l’Armée russe contre les civils et les prisonniers ;
  • la déportation et la russification de 19 500 enfants ukrainiens ;
  • la détention arbitraire de milliers de civils ukrainiens, souvent accompagnée de torture. 

La soi-disant défenseure de la liberté d’expression passe aussi sous silence : 

  • les exactions commises par l’Armée russe contre les journalistes en Ukraine : 13 journalistes tués depuis 2022, 47 journalistes blessés, 1 journaliste disparue (source : RSF) ;
  • la répression de toute forme de liberté d’expression et d’opposition en Russie : l’assassinat d’opposants (Boris Nemstov, Alexeï Navalny), de journalistes (Paul Klebnikov, Anna Politkovskaïa, Pavel Cheremet, Natalia Estemirova, Anastassia Babourova, Stanislav Markelov, et en septembre dernier la journaliste ukrainienne Victoria Rochtchyna…) ; 
  • 44 journalistes actuellement détenus (source : RSF) ; 
  • les nombreuses condamnations de citoyens opposés à la guerre (tout récemment l’historien Alexandre Skobov) ; 
  • le blocage en Russie de 81 médias occidentaux sans base légale explicitée ;
  • les multiples condamnations de personnes physiques ou morales, désignées comme « agents de l’étranger » ou « indésirables » simplement pour s’être opposées à la guerre ;
  • le contrôle accru sur Internet ;
  • la détention en Russie de 18 journalistes ukrainiens ;
  • la destruction des infrastructures de télévision en Ukraine (23 frappes depuis 2022) et la prise de contrôle de tous les émetteurs dans les territoires illégalement annexés ; 
  • les actions de brouillage de services satellitaires occidentaux (télévision, GSM…) ;
  • les opérations de désinformation par les usines à trolls et les agences de propagande.

Le livre de Xenia Fedorova et ses interventions dans les médias soutiennent l’agression impérialiste et génocidaire contre l’Ukraine. Ils ne relèvent pas du journalisme mais de la propagande de guerre. Il n’y a pas de symétrie entre les sanctions européennes et la censure par les autorités russes : la Russie censure l’opposition à la guerre tandis l’Europe sanctionne les médias russes parce qu’ils soutiennent l’agression d’un État souverain et mettent en péril l’ordre et la sécurité publics de l’Union européenne. 

« Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi », Article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, 16 décembre 1966) 

Signataires : Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre / Russie-Libertés / Comité Diderot / Kalyna / Comité français du Réseau européen de Solidarité avec l’Ukraine / Ukraine Comb’Art / Mémorial 98 

fedorova1
fedorova3
fedorova4
fedorova6

Photos : Kalyna, Comité français du réseau européen de solidarité avec l’ Ukraine, Jean-François Raffin.

À lire également : Xenia Fedorova, ex-directrice de RT France, prise à partie au Festival du livre de Paris. Le Monde, 12 avril 2025 (article réservé aux abonnés).

<p>Cet article Pourquoi Xenia Fedorova ne doit pas participer au Festival du livre a été publié par desk russie.</p>

13.04.2025 à 17:52

Négociations américano-iraniennes sur le nucléaire iranien : la permanence de l’axe Moscou-Téhéran

Jean-Sylvestre Mongrenier

Le « corridor Nord-Sud » auquel Moscou et Téhéran travaillent s’inscrit dans une perspective géopolitique commune, à l’échelle de l’Eurasie.

<p>Cet article Négociations américano-iraniennes sur le nucléaire iranien : la permanence de l’axe Moscou-Téhéran a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3633 mots)

Sept ans après la dénonciation par Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien (le JCPOA), le fantasque président américain a annoncé la reprise des négociations. Celles-ci ont été ouvertes à Oman, le 13 avril dernier. D’aucuns voient dans les discussions entre Américains et Russes la volonté de « fixer » ces derniers, afin d’exercer une pression maximale sur Téhéran, voire, en cas d’échec des négociations, de bombarder les infrastructures nucléaires iraniennes. Ce serait sous-estimer l’importance des liens entre Moscou et Téhéran. De fait, le « corridor Nord-Sud » auquel les deux capitales travaillent s’inscrit dans une perspective géopolitique commune, à l’échelle de l’Eurasie.

Le 7 avril dernier, Donald Trump annonçait la prochaine ouverture de négociations avec Téhéran, l’objectif proclamé étant de contrecarrer définitivement le programme nucléaire iranien à vocation militaire. En vérité, ledit programme a notablement avancé au fil du temps. Signé en 2015, le JCPOA avait prévu de limiter le stock d’uranium enrichi à 300 kilogrammes, au taux de 3,67 %, ce qui constituait déjà un recul notoire par rapport aux exigences du Traité de non-prolifération (1968), confortées par les résolutions votées au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. D’autant plus que Téhéran conservait la maîtrise de son programme balistique et, au moyen de ses affidés (l’ « arc chiite »), déstabilisait le Moyen-Orient. Aujourd’hui, le régime islamique chiite possède huit tonnes d’uranium enrichi à 3,67 %, auxquelles il faut ajouter 275 kilogrammes enrichis à 60 % ; le temps requis pour franchir le seuil de la nucléarisation militaire serait de quelques mois. Et l’Agence internationale pour l’énergie atomique n’a plus de droit de regard sur les infrastructures nucléaires iraniennes.

D’incertaines négociations entre Washington et Téhéran

En revanche, la quasi-destruction du Hamas dans la bande de Gaza, l’affaiblissement du Hezbollah au Liban-Sud et les raids de Tsahal sur les défenses anti-aériennes et anti-missiles du territoire iranien ont fortement affaibli le régime islamique chiite. De l’ « arc chiite » ne reste vivace, pour le moment, que les Houthistes du Yémen, bombardés par les forces américaines. Tout en se prêtant au jeu des négociations, Washington renforce sa main en plaçant des bombardiers lourds B-2, équipés de bombes anti-bunker, sur la base de Diego Garcia20. Un deuxième groupe aéronaval américain navigue vers la zone et d’autres moyens militaires sont en route vers les bases américaines du golfe Arabo-Persique. Bref, tout ce qui est requis par une diplomatie coercitive, propédeutique à une entreprise de destruction des infrastructures nucléaires iraniennes.

Tout cela serait bien plus impressionnant si Donald Trump, par ses fanfaronnades et ses revirements, n’avait pas très sérieusement entamé la crédibilité stratégique des États-Unis. D’autant que, si l’on sait la constance et la résolution du secrétaire d’État Marco Rubio sur ces questions, la négociation est confiée à Steve Witkoff, voisin et partenaire de golfe de Donald Trump, grand spécialiste devant l’Éternel de la géopolitique des « clubs-houses ». Celui-là même que le président américain a délégué comme « envoyé spécial » en Russie s’est infatué de Vladimir Poutine, dont il apprécie le charme slave-orthodoxe. Entre la planification d’un « reset » américano-russe – dépourvu de sens au niveau macro-économique, mais potentiellement très profitable pour quelques affairistes coutumiers du délit d’initiés –, et l’évocation d’une future Riviera dorée sur les côtes de Gaza, Steve Witkoff est donc censé amener le régime iranien à résipiscence.

Il est à craindre que notre homme négligera l’étroitesse des liens entre Moscou et Téhéran et estimera que les promesses affairistes suffiront à les défaire. Depuis la conception et la mise en œuvre de la « diplomatie Primakov21 », dans les années 1990, ces liens ont été renforcés et approfondis, non sans obstacles et phases de stases, il est vrai. Certes, il est loisible de discuter du sens qu’il faut donner au terme d’alliance. Il demeure que Moscou et Téhéran se sont accordés pour intervenir militairement en Syrie en 2015, alors même que l’encre du JCPOA n’était pas encore sèche. Leur intervention combinée aura permis au régime de Bachar el-Assad de durer jusqu’à l’automne 2024. L’enlisement de l’armée russe en Ukraine et les graves revers infligés par Tsahal aux affidés de l’Iran expliquent l’incapacité de l’axe Moscou-Téhéran à prévenir la chute du Raïs syrien, désormais devenu un rentier moscovite.

La réalité d’une alliance russo-iranienne

Dans l’intervalle, Téhéran aura apporté son soutien à la deuxième invasion russe de l’Ukraine, en lui fournissant des armes (drones Shahed et missiles balistiques) et en contribuant au contournement des sanctions occidentales. En contrepartie, la Russie accroît sa coopération militaro-industrielle avec l’Iran, y compris en matière aéronautique (formation de pilotes, notamment de Soukhoï Su-35) et aérospatiale. Trois jours avant l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025, Moscou et Téhéran renouvelaient leur « partenariat stratégique global», ratifié par la Douma le 7 avril 2025. Le texte prévoit la densification des liens politiques, économiques, financiers, logistiques et énergétiques, l’accroissement de la « coopération militaire », le partage du renseignement, la lutte contre le « terrorisme » et les « menaces communes ».

Selon les termes en vigueur à Téhéran, l’Iran bénéficiera du concours de la Russie pour mener son « Djihad de la connaissance », notamment dans le domaine spatial (capacités de détection et d’alerte avancée) et dans celui du nucléaire civil, le seul dont le régime reconnaît l’existence (les ingénieurs russes sont à l’œuvre sur la centrale nucléaire de Bouchehr). Mais rassurons-nous – que diable ! – il est improbable de voir des soldats russes et iraniens dans une même tranchée ; cette alliance multiforme n’est en pas une puisqu’elle ne comporte pas d’ « article 5 » (la clause de défense mutuelle de l’OTAN). En effet, nombre d’experts occidentaux refusent en effet d’admettre que divers types d’alliances peuvent coexister, parce qu’ils considèrent l’OTAN comme un archétype. Le jeu des Russes et des Iraniens, comme celui des Chinois et des Nord-Coréens, consiste à se prêter main forte et à se répartir les théâtres d’action, afin de mettre sous tension les alliances des États-Unis, menacés par le phénomène d’hyper-étirement géostratégique (l’overstretching de Paul Kennedy).

Dans le « paquet » des multiples liens russo-iraniens, le programme d’un couloir logistique Nord-Sud, de la mer Baltique au golfe Arabo-Persique, nous semble particulièrement significatif des processus géopolitiques et des idées qui animent les dirigeants des deux puissances révisionnistes. Il s’agit d’un projet déjà vieux d’un quart de siècle, le « corridor de transport international Nord-Sud » (INSTC : International North-South Transport Corridor), supposé bouleverser la géopolitique des routes mondiales du commerce. Sa réalisation contribuerait à l’affirmation d’un nouvel ordre économique mondial, centré sur l’Eurasie, dans lequel les BRICS+, cornaqués par Moscou et Pékin, seraient l’équivalent fonctionnel du G7 (un G9).

mongrenier2 1
Rencontre de Vladimir Poutine avec le président iranien Massoud Pezeshkian au Kremlin, le 17 janvier 2025 // kremlin.ru

Un axe géopolitique eurasiatique

Il semble que le bouleversement de la situation régionale au détriment de l’Arménie, et le plus grand investissement russe dans les relations avec l’Azerbaïdjan et avec l’Iran aient permis de surmonter ces obstacles. Téhéran a obtenu que l’axe de circulation Est-Ouest entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, à destination du bassin de la Caspienne et du Turkestan, soit remisé. Quelque peu contrariée dans ses projets, l’autocratie d’Aliev – qui a récupéré le Haut-Karabakh et bénéfice par ailleurs de couloirs de circulation vers les marchés occidentaux (voir l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum) –, se satisfait de voir l’Azerbaïdjan devenir un carrefour régional, à la croisée des axes Nord-Sud et Est-Ouest. D’ores et déjà, un certain nombre de travaux ont démarré.

Au-delà des ambitions régionales de Bakou, il faut souligner l’importance de ces projets pour la Russie, d’où sa recherche de relations étroites et soutenues avec l’Iran. En témoigne la volonté de financer, au moyen d’un prêt bancaire russe, les travaux ferroviaires entre la ville de Racht, mentionnée plus haut, et le port iranien de Bandar Abbas, au bord du golfe Arabo-Persique : la voie ferroviaire existe mais elle doit être doublée, ce qui devrait être réalisé par une société, des ingénieurs et des ouvriers russes. S’il n’est pas exclu que les coûts, la corruption et la bureaucratie des deux pays finissent par avoir raison du volontarisme politique, la construction et la modernisation des axes ferroviaires Astara-Racht et Racht-Bandar Abbas, relieraient Saint-Pétersbourg et la Neva au golfe Arabo-Persique. Un tel corridor renforcerait les liaisons et les échanges réalisés à travers la Caspienne ; il solidariserait les destinées de la Russie et de l’Iran. 

Il faut élargir encore la focale. L’objectif de la Russie est de donner vie à un axe logistique et géoéconomique vers l’Inde, l’Asie du Sud et du Sud-Est, via l’Azerbaïdjan, les ports de la Caspienne et un « pont terrestre » (Landbridge) entre cette mer et le golfe Arabo-Persique, voie d’accès à l’océan Indien. D’une longueur de 7 200 kilomètres, qui pourraient être parcourus en une dizaine de jours, les routes fluvio-terrestres – voir le système des Cinq Mers22 – et maritimes entre Saint-Pétersbourg et Bombay constitueraient une solution de rechange par rapport aux routes aujourd’hui empruntées par les navires russes pour gagner l’Asie, par des mers bordières (mer Baltique et mer Noire) dont Moscou n’a plus le contrôle géostratégique.

Aujourd’hui, lesdits navires partent de la Baltique, transitent par les détroits danois pour gagner la mer du Nord et l’Atlantique, entrent en Méditerranée par le détroit de Gibraltar, empruntent le canal de Suez, la mer Rouge et le détroit de Bab-el-Mandeb, pour pénétrer dans l’océan Indien et rejoindre Bombay. Soit un périple de 16 000 kilomètres, qui nécessite trente à quarante-cinq jours de navigation. Au départ de la mer Noire, le trajet et les temps de navigation sont certes plus courts, mais la guerre en Ukraine, la capacité des missiles et des drones navals ukrainiens d’atteindre des navires russes, ainsi que le contrôle par la Turquie des voies d’accès la Méditerranée (détroits du Bosphore et des Dardanelles) sont autant de contraintes géostratégiques pour la navigation russe.

En guise de conclusion

En somme, le programme russe d’un « corridor Nord-Sud » est une nouvelle variation sur le thème de la stratégie des mers chaudes, conçue dès le XVIIIe siècle, lorsque l’Empire russe partait à la conquête de la Chersonèse (la Crimée) et des rives ukrainiennes de la mer Noire, soit la « Nouvelle Grèce » et la « Nouvelle Russie » de Catherine II. Dans la présente situation géopolitique, cette grande stratégie russe implique une alliance solide et durable entre Moscou et Téhéran, ce qui devrait exclure le lâchage du régime iranien, au prétexte d’un quelconque « deal » pétrogazier en Arctique avec l’un ou l’autre des affairistes qui entourent Donald Trump (un « honey trap » qui excite au plus haut point Steve Witkoff). D’autant plus que cette stratégie russo-iranienne s’inscrit dans la vision géopolitique d’une « Grande Eurasie » sino-russe, dont l’assomption signifierait la fin d’une longue hégémonie occidentale, dont les États-Unis sont jusqu’à maintenant les héritiers géostratégiques. Donald Trump est-il conscient des enjeux ? Hélas, la question n’est que rhétorique. Pour lui, le monde est un plateau de Monopoly.

Malheureusement, l’actuelle Administration américaine – peuplée d’amateurs, de sectateurs d’un mythique Gilded Age et d’aigrefins – semble avoir oublié les paramètres fondamentaux de la grand strategy américaine, qui fut toujours soucieuse du Heartland eurasiatique. À la cour du roi Ubu, les quelques « reaganiens » dotés d’une conscience historique, à l’instar (peut-être) de Marc Rubio, sont marginalisés par les laquais et les « Yes Sir ». Aussi faut-il craindre que le « reset » américano-russe d’une part, la politique de la pression maximale sur Téhéran d’autre part, n’atteignent pas leurs objectifs, à savoir la désolidarisation des destinées russo-iraniennes et la renonciation de l’Iran à son programme nucléaire. Les répercussions et les contre-effets d’un nouvel échec diplomatique – comme en Corée du Nord lors du premier mandat Trump, et, très probablement, comme dans l’instauration d’un vrai accord de paix en Ukraine aujourd’hui –, ont-ils seulement été envisagés ? Disons-le sans ambages : si Donald Trump n’est pas recadré et contraint, il mènera les États-Unis à l’autodestruction géopolitique. Le « siècle américain » prend fin et l’Ancien Occident doit s’y préparer.

Addendum : sur la stratégie des mers chaudes

La « stratégie des mers chaudes » correspond aux efforts séculaires de l’Empire russe, puis ceux de l’URSS, visant à accéder à des mers libres de glaces, au sud du territoire russo-soviétique. Cette géohistoire russe commence véritablement sous Catherine II, lors de la conquête des rives septentrionales de la mer Noire au XVIIIe siècle. En lutte quasi-constante contre l’Empire ottoman, l’Empire russe entend s’ouvrir un accès à la Méditerranée. Au-delà des facteurs géostratégiques, cette grande entreprise prend une allure messianique, notamment sous la plume de Dostoïevski : « II faut que la Corne d’Or et Constantinople soient nôtres… car non seulement c’est un port illustre qui maîtrise les détroits, “centre de l’Univers”, “Arche de la Terre”, mais car la Russie, ce formidable géant, doit enfin s’évader de sa chambre close où il a grandi au point que sa tête en vient à heurter le plafond, pour remplir ses poumons de l’air libre des mers et des océans […]. Notre mission va beaucoup plus loin, plus profond. Nous autres, Russes, sommes vraiment indispensables à toute la chrétienté orientale et à l’avenir de l’orthodoxie sur terre jusqu’à ce que son unité s’accomplisse. » (1877)

En Méditerranée, la stratégie des mers chaudes est liée à la « question d’Orient », centrale dans les rapports de puissance au cours du XIXe siècle et aux débuts du siècle suivant. Les rivalités anglo-russes autour de la Perse et de l’Afghanistan sont liées à la volonté de Saint-Pétersbourg d’accéder au golfe Persique ainsi qu’à l’océan Indien. Toutefois, l’hostilité croissante des protagonistes de ce « Grand Jeu » (l’Ours contre la Baleine) à l’égard de l’Allemagne wilhelminienne conduit in fine à un arrangement anglo-russe qui permet la conclusion de la Triple-Entente (1907). Au cours de la guerre froide, les ambitions soviétiques en Méditerranée et au Moyen-Orient sont vues comme la perpétuation de la stratégie des mers chaudes, preuve d’une certaine continuité historique entre la Russie des tsars et l’ « Empire rouge » (l’URSS). Lors de la dernière phase de ce conflit, l’invasion soviétique de l’Afghanistan (1979) est perçue à travers ce prisme. Plus que le contrôle militaire d’un glacis en Haute-Asie, cette invasion était vue dans les capitales occidentales comme une menace sur le golfe Arabo-Persique et la route du pétrole, alors veine jugulaire de l’Occident. En 2015, l’intervention russe en Syrie a réactivé le souvenir de la stratégie des mers chaudes (septembre 2015), une entreprise affaiblie depuis la chute du régime de Bachar el-Assad, à l’automne 2024, et l’évacuation des bases russes de Tartous et Hmeimim. Au-delà des péripéties historiques, la « stratégie des mers chaudes » est une représentation géopolitique globale significative des ambitions de puissance de la Russie.

<p>Cet article Négociations américano-iraniennes sur le nucléaire iranien : la permanence de l’axe Moscou-Téhéran a été publié par desk russie.</p>

13.04.2025 à 17:52

Les vies ukrainiennes ont-elles vraiment de l’importance ?

Mykola Riabtchouk

L’opinion publique américaine est fortement pro-ukrainienne, de sorte que Trump aurait des difficultés à abandonner l’Ukraine.

<p>Cet article Les vies ukrainiennes ont-elles vraiment de l’importance ? a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (5708 mots)

Le politologue ukrainien analyse l’attitude de la Maison-Blanche qui évite de nommer un chat un chat, et un agresseur un agresseur. Mais l’opinion publique américaine est fortement pro-ukrainienne et anti-Poutine, de sorte que Trump aura des difficultés à abandonner l’Ukraine. Quant au peuple ukrainien, s’il est abandonné par les Américains, il se battra en s’appuyant sur ses alliés européens, mais ne se rendra pas.

Tueries systématiques

Le vendredi 4 avril, un missile balistique russe équipé d’armes à sous-munitions a frappé une zone résidentielle de la ville de Kryvyï Rih, dans le sud de l’Ukraine. Son vol depuis la région russe de Taganrog jusqu’à la ville ukrainienne de la ligne de front, qui compte un demi-million d’habitants, n’a duré que quelques minutes. Les citoyens avaient peu de chances de se mettre à l’abri. Dix-huit personnes ont été tuées sur le coup, dont huit enfants. Soixante-dix personnes ont été blessées, dont beaucoup grièvement, et le bilan pourrait donc s’alourdir.

Certains médias internationaux ont rendu compte de l’événement, mais pas tous, bien sûr, et pas partout. L’événement était en réalité tout à fait ordinaire. Chaque jour en Ukraine, plusieurs personnes sont tuées ou blessées, mais les victimes sont généralement dispersées dans différentes régions (l’Ukraine est un pays assez grand, plus grand que la France) : quelqu’un est piégé par une mine russe à Tchernihiv, quelqu’un d’autre est touché par un drone russe à Sumy, d’autres personnes encore périssent sous des obus d’artillerie à Kharkiv, et plusieurs pauvres hères n’arrivent pas à échapper aux bombes planantes à Kherson. 

Ces événements récurrents mais dispersés à travers le pays ne sont pas très visibles, ils ne font pas les gros titres, même en Ukraine, et il n’est donc pas surprenant que les médias internationaux préfèrent ne pas ennuyer le public avec des nouvelles pénibles mais triviales, et à peine sensationnelles (« cliquables »).

Le meurtre d’Ukrainiens est devenu une sorte de routine quotidienne. La Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies en Ukraine (UN Human Rights Monitoring Mission in Ukraine) estime le nombre de civils tués à environ 13 000, mais les chiffres réels sont certainement plus élevés, car il y a beaucoup plus de personnes dans les zones de la ligne de front qui sont portées « disparues », et beaucoup plus probablement enterrées dans des fosses communes dans les territoires occupés (les experts soutiennent, par exemple, que de 20 000 à 80 000 civils ont péri à Marioupol pendant le siège de la ville au printemps 2022).

Déni habituel

Il faut généralement une frappe massive sur une zone densément peuplée, causant de lourdes destructions et un grand nombre de victimes, pour faire la une. Les Russes ne le font pas tous les jours, mais une ou deux fois par mois, soit par erreur, en confondant l’objet « légitime » (comme ils disent) de leur attaque avec un hôpital, une école, un immeuble d’habitation (ou comme à Kryvyï Rih, avec un terrain de jeu pour enfants), soit délibérément. Ils ciblent ces lieux dans le seul but de terroriser, d’intimider, de rendre les gens désespérés et dociles. Dans le style classique du Kremlin, les explications varient entre « Quelle frappe ? Nous n’avons rien à voir avec cela. Nous n’attaquons jamais les civils. Les Ukrainiens se sont probablement bombardés eux-mêmes pour nous compromettre », à des histoires plus fantaisistes comme dans le dernier cas : à Kryvyï Rih, ils auraient utilisé un missile de haute précision pour frapper « un rassemblement de commandants d’unités ukrainiennes et d’instructeurs étrangers, tuant jusqu’à 85 personnes et détruisant jusqu’à 20 véhicules ».

Tout lecteur attentif se demandera inévitablement pourquoi les « commandants ukrainiens » et les « instructeurs occidentaux » se sont réunis dans une zone résidentielle plutôt que dans des abris spéciaux construits dans toute l’Ukraine précisément à cette fin ; pourquoi le missile de « haute précision » n’a pas visé ces conspirateurs négligents (ou perfides) mais le terrain de jeux pour enfants ; et pourquoi le missile de « haute précision » tant vanté, qui visait un groupe restreint de personnes, était équipé d’armes à sous-munitions qui frappent une vaste zone. Les trois années de guerre de la Russie contre les civils ukrainiens laissent peu de doutes sur le caractère réel de cette guerre ainsi que sur la « haute précision » des armes utilisées. Le dernier rapport des Nations Unies confirme, entre autres, qu’« en 2024, au moins 306 attaques [russes] ont endommagé ou détruit des installations médicales, soit trois fois plus qu’en 2023 – tandis qu’au moins 576 attaques ont touché des installations éducatives, soit près du double de l’année précédente ».

Les journalistes qui sont arrivés sur le lieu de l’attaque russe n’ont trouvé aucune trace de 85 (!) ennemis du Kremlin, ni même constaté de dommages sérieux dans le café où le sommet des « officiers supérieurs » aurait eu lieu. La vidéo récupérée du café ne montrait aucun militaire, indiquant plutôt que l’endroit pouvait à peine accueillir vingt personnes, pas plus. Une mission de l’ONU qui s’est rendue sur place a déclaré, en citant des témoins, qu’« une réunion d’esthéticiennes, et non de militaires, était en cours dans un restaurant voisin lorsque le missile a frappé ». La plupart des enfants sont morts alors qu’ils jouaient dans un parc, a déclaré Volker Turk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, qui a condamné l’attaque russe à l’aide d’une arme à sous-munitions, la qualifiant de « mépris inconsidéré pour la vie des civils ».

Les réactions de Moscou à toute nouvelle accusation sont fondamentalement les mêmes qu’après la fin tragique du vol MH17, après l’empoisonnement des Skripal et après l’assassinat d’autres ennemis du régime, comme après le bombardement sous fausse bannièred’appartements résidentiels à Moscou et à Volgodonsk en 1999 (si quelqu’un s’en souvient), qui a facilité la campagne électorale de Poutine et finalement sa victoire dans une course présidentielle encore compétitive à l’époque.

L’objectif premier de ces déclarations n’est pas de persuader qui que ce soit, mais simplement de semer la confusion, de rendre l’idée de vérité (de recherche de la vérité) hors de propos et illusoire, car la vérité n’existerait pas, il n’y aurait que des points de vue et des interprétations différents. Une telle approche de « post-vérité » convient parfaitement à de nombreuses personnes, et pas seulement en Russie, qui ne veulent pas connaître la vérité, pour diverses raisons. Une telle connaissance est en effet psychologiquement inconfortable, voire insupportable. La vérité exige de prendre position, de faire un choix moral difficile qui va souvent à l’encontre des intérêts personnels et autres, y compris celui de sa sécurité ou même de sa survie sous une dictature. La logique de la « post-vérité » exonère simplement les témoins et les complices des crimes du gouvernement de toute responsabilité. Puisqu’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de victimes ni de coupables. Les deux parties partagent la même responsabilité et peuvent être blâmées et acquittées de la même manière. La politique est le désordre, dit l’argument, on ne peut pas lui donner un sens, une personne vraiment sage ne devrait même pas essayer. Si elle insiste encore sur la vérité et la moralité, la justice et la responsabilité, c’est le signe d’un trouble mental, d’une russophobie.

La réponse internationale à la dernière attaque russe sur la ville de Kryvyï Rih a été plutôt unanime et très similaire aux réponses précédentes. Les dirigeants occidentaux ont condamné cet acte barbare, les médias de qualité en ont parlé, le Sud global a gardé le silence comme d’habitude, prétendant que son soutien tacite à Moscou n’avait rien à voir avec les massacres récurrents. Le président ukrainien a publié une déclaration de deuil dans laquelle il a cité les noms des huit enfants décédés, de Timofeï, âgé de trois ans, à Nikita, âgé de 17 ans. Le neuvième enfant est mort un peu plus tard, à l’hôpital, après la publication de la déclaration.

Jouer sur les euphémismes

Ce qui manquait cependant, cette fois-ci, dans les voix du deuil et de la condamnation, c’était la voix forte et réputée (jusqu’à récemment) des États-Unis. L’ambassadrice américaine en Ukraine, Bridget Brink, a publié une courte déclaration sur X qui peut être considérée comme le signe d’une diplomatie virtuose mais aussi comme une nouvelle preuve de l’hypocrisie et de la perfidie américaines : « Horrifiée que ce soir un missile balistique ait frappé près d’un terrain de jeu et d’un restaurant à Kryvyï Rih. Plus de 50 personnes ont été blessées et 16 tuées, dont 6 enfants. C’est pourquoi la guerre doit cesser. »

Aucune condamnation de Moscou, aucune attribution de cet énigmatique « missile » à une partie spécifique, et aucune allusion, bien sûr, à la manière dont cette guerre (d’agression, entre autres) « doit cesser » – même si Madame l’ambassadrice ne peut que savoir que le moyen le plus rapide et le plus juste d’y mettre fin est tout simplement de retirer les troupes russes du pays. Volodymyr Zelensky, qui a félicité les diplomates occidentaux pour leur soutien, n’a pu qu’exprimer sa profonde déception face à la tiédeur de la position américaine : « Malheureusement, la réaction de l’ambassade américaine est désagréablement surprenante : un pays si fort, un peuple si fort – et une réaction si faible. Ils ont même peur de prononcer le mot “russe” lorsqu’ils parlent du missile qui a tué les enfants. »

Les diplomates ont certes besoin d’être habiles dans l’art de l’euphémisme, mais probablement pas d’une manière qui dissimule l’essence de la guerre criminelle, qui mette en sourdine les noms des tueurs et les exonère de toute responsabilité. Il est frappant de constater que la « guerre » et le « missile », dans cette manipulation discursive, deviennent des parties prenantes indépendantes agissant seules : la guerre a simplement lieu, elle a commencé avec leur seul concours et doit donc se terminer de même, probablement aussi par une force magique extérieure. Le « missile balistique » d’origine inconnue et non spécifiée a également surgi de nulle part, à l’improviste, par la volonté de Dieu – comme une tempête, un déluge ou un tremblement de terre.

L’astuce discursive de la nominalisation de catégories abstraites qui leur confère un pouvoir autonome et leur permet d’agir par elles-mêmes, en tant que parties prenantes physiques, occulte les véritables agents qui les déclenchent : des commandants très concrets qui lancent un missile balistique sur le terrain de jeu d’enfants, et des politiciens très concrets qui déclenchent la guerre ; par conséquent, ce n’est pas la guerre qui doit simplement cesser, mais des personnes spécifiques, aux noms bien connus, qui doivent y mettre fin

Ce faux langage n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air. Dans certains cas (comme ici), il ne fait qu’étayer une version erronée de la réalité, tandis que dans d’autres, il la travestit et facilite toutes sortes de politiques erronées et préjudiciables. Toute l’histoire des relations russo-ukrainiennes pourrait être un bon exemple de ces distorsions, omissions et silences euphémiques. Ni les universitaires ni les hommes politiques n’ont osé appeler un chat un chat, l’empire soviétique un empire, le colonialisme russe un colonialisme, la famine de Staline en Ukraine un génocide, ou l’invasion russe de 2014 et la guerre de basse intensité qui a suivi une guerre. Pendant dix ans, ils ont parlé de la « crise ukrainienne » qui, en fait, n’était ni une crise ni le fait de l’Ukraine. Le résultat net de cette manipulation linguistique a été que le principal instigateur et bénéficiaire de cette « crise » a été tacitement écarté du tableau et exonéré de toute responsabilité, ce qui est tout à fait conforme à la version de Moscou d’une « guerre civile » en Ukraine.

Pendant dix ans, la « crise » est devenue un acteur puissant qui fonctionnait apparemment tout seul, comme un fantôme, un Deus ex machina, qui a effectivement brouillé et caché le rôle du véritable acteur qui a créé cette « crise » et l’a amplifiée. Non seulement les médias, mais même des revues spécialisées ont affirmé (sérieusement) que « la crise en Ukraine en 2014… a conduit à l’occupation et à l’annexion de la Crimée par la Russie et à son implication militaire dans la guerre en Ukraine orientale » ; « la crise ukrainienne a poussé le régime de Poutine à rejeter l’interdépendance libérale en faveur d’un étatisme souverain illibéral » ; « la crise ukrainienne a apporté à la Russie les contours d’une idéologie qui a comblé le vide des années Eltsine »

En d’autres termes, ce ne sont pas Poutine et ses associés qui ont occupé la Crimée et mené la guerre dans l’est de l’Ukraine, ni tous les Douguine, Sourkov et Pavlovski qui ont aidé Poutine à transformer la Russie en un État fasciste, mais l’omnipotente et omniprésente « crise ukrainienne ». Nous connaissons le prix de ces distorsions et manipulations linguistiques : elles ont largement facilité les efforts de propagande russes, renforcé la confiance dans l’impunité et ouvert la voie à de nouvelles agressions.

Recadrer la guerre

Deux jours plus tard, après une nouvelle attaque de missiles russes sur Kyïv, l’ambassadrice américaine a fait une déclaration plus spécifique, sans condamner directement la Russie, mais en révélant au moins l’origine des missiles meurtriers. Il s’agissait probablement de sa réaction indirecte aux critiques de Zelensky, même si elle était tardive et encore très prudente. Cela ne réfute pas la tendance générale à l’évitement de la vérité et à l’équivoque dans les déclarations américaines sur la Russie, ni la réticence à appliquer des mesures sévères à l’encontre de l’État voyou. Il est certainement plus facile de sévir contre l’Ukraine qui « n’a pas d’atouts », comme l’a dit le vice-président Vance lors de sa fameuse rencontre avec Volodymyr Zelensky. 

Cet évitement s’inscrit dans la droite ligne de nombreuses autres mesures politiques prises par l’administration américaine en place, très favorables à Moscou et préjudiciables à Kyïv. Les explications de ce revirement spectaculaire de la politique américaine varient considérablement, allant d’allégations conspirationnistes selon lesquelles M. Trump aurait été piégé par le KGB lors de ses aventures érotiques et commerciales passées à Moscou et soumis depuis lors à un chantage au kompromat non spécifié, à des signes de son ignorance – mieux attestés – de tout ce qui est ukrainien et de son arrogance à l’égard de tout le reste, de son admiration pour tous les dictateurs (les « durs à cuire ») et peut-être de son animosité personnelle envers Zelensky qui ne l’a pas aidé à monter un kompromat contre Biden en 2019.

Quelles que soient les raisons, les présages sont mauvais pour l’Ukraine. Ils indiquent tous un désir explicite de l’administration américaine de recadrer l’ensemble de la guerre d’agression de l’État voyou contre le voisin pacifique en un « conflit » où chaque partie détient sa propre vérité et ses propres raisons, où les deux parties sont coupables (« responsables », comme l’a dit M. Trump), et où le compromis devrait donc être trouvé quelque part au milieu, comme la « deuxième meilleure option » pour les Ukrainiens comme pour les Russes. 

À la recherche de la deuxième meilleure option

Pour les Ukrainiens, la première option signifie apparemment la restauration de l’intégrité territoriale de leur pays à l’intérieur des frontières internationalement reconnues (en 1991), la punition des criminels de guerre russes et la réparation par la Russie de tous les dommages subis. Comme elle est jugée irréalisable par les partenaires de l’Ukraine, c’est la deuxième meilleure option qui est mise en avant, brièvement décrite comme « la sécurité maintenant, la justice plus tard ». Elle prévoit un cessez-le-feu immédiat sur les lignes de front existantes, assorti de garanties de sécurité internationales fiables, et implique que toutes les autres questions en suspens (territoires occupés et réparations de guerre) seront résolues pacifiquement, par des moyens diplomatiques, dans un avenir lointain. Il pourrait être difficile de faire accepter cette option aux Ukrainiens mais, en principe, ce sera possible si le sentiment douloureux d’injustice est atténué par le sentiment d’une sécurité accrue. Or, pour les Russes, il n’y a jusqu’à présent pas de « seconde » option, et c’est peut-être là le principal problème, probablement insurmontable. Ils sont si profondément obsédés par la solution finale de la question ukrainienne – l’extinction totale de la souveraineté de l’Ukraine, l’éradication effective de l’État ukrainien et de la nation de la carte – qu’il est très peu probable qu’ils abandonnent cette idée fixe. 

Poutine a d’ailleurs fait de cette exigence la principale condition préalable à tout cessez-le-feu : « L’idée est bonne, a-t-il déclaré, et nous la soutenons, mais il y a des questions dont nous devons discuter ». Un cessez-le-feu, a-t-il précisé, devrait conduire à « une paix durable et éliminer les causes profondes de cette crise ». Il suffit toutefois de décortiquer l’euphémisme « causes profondes » pour découvrir que c’est une Ukraine indépendante qui suscite à Moscou une si forte angoisse existentielle.

Jusqu’à présent, les Russes ne voient aucune raison d’accepter une deuxième meilleure option en dehors de la première tant convoitée. Tant qu’ils parviendront à manipuler Donald Trump et ses émissaires en leur faisant accepter et même reproduire les récits du Kremlin, ils pourront s’attendre à « recevoir de Washington ce qu’ils n’ont pas réussi à obtenir sur le champ de bataille ». Surtout après avoir appris que la fourniture d’armes à l’Ukraine, approuvée par le Congrès, s’achève dans quelques mois et que la nouvelle administration américaine ne va pas prolonger l’accord, comme l’a indiqué en février le secrétaire à la défense Pete Hegseth lors de la réunion dite de Ramstein (un rassemblement de 50 pays pour coordonner le soutien militaire à l’Ukraine). Son absence à la réunion de Ramstein suivante, le 11 avril, est un autre signal encourageant à Moscou.

Il y a, bien sûr, une chance que les Russes surjouent leur jeu, de sorte que même un Trump soumis (vis-à-vis de Poutine) perdrait patience dans ce qu’il a déjà appelé avec colère « des pourparlers sur des pourparlers ». Mais il n’a aucune envie de défendre l’Ukraine, un pays lointain dont il ne sait rien (ou, pire, dont il sait ce que Poutine lui a dit). À l’inverse, il a un énorme appétit pour la reprise des affaires (business as usual) avec un partenaire important et qui lui semble fiable, à savoir Moscou. Ce n’est peut-être pas sa première meilleure option – jeter l’Ukraine sous un bus – mais, en tant que deuxième meilleure option, elle peut sembler acceptable : couper le nœud plutôt que le défaire. 

Ce faisant, Trump pourrait se heurter à certaines limites – pas nécessairement d’ordre moral, mais plutôt liées à la gestion de l’opinion publique, tant au niveau national qu’international (seuls 2 % des Américains éprouvent de la sympathie pour la Russie, contre 61 % pour l’Ukraine ; en Europe, les appréciations sont similaires). C’est probablement la raison pour laquelle Trump et ses subordonnés désignés tentent de recadrer discursivement la situation de guerre pour en faire quelque chose de plus ambigu et de moins clair. Car c’est une chose de sacrifier une démocratie naissante à une dictature fascistoïde, et c’en est une autre de se débarrasser d’un dictateur (c’est-à-dire Zelensky, selon Trump) pour le remplacer par un autre (en fait, Poutine n’a jamais été désigné de cette manière). C’est une chose d’abandonner un allié confiant qui défend des valeurs et des principes partagés, c’en est une autre de punir un client ingrat et vraisemblablement « corrompu » qui ne montre pas le respect approprié, n’apprécie pas un plan de paix parfait, et refuse de conclure un accord encore plus parfait avec les bienfaiteurs américains sur les ressources minérales de sa nation.

Se battre à mains nues ?

Il y a encore quelques obstacles au plan parfait de Trump, dont celui que représentent les Européens, qui ne croient pas à la vision recadrée de la guerre comme une querelle de famille entre deux irrationnels orientaux qui ne comprennent pas ce que signifient les pourparlers de paix, le dialogue et le compromis, et qui préfèrent s’entretuer plutôt que de négocier sagement. Les Européens se sont réveillés, bien que tardivement, et semblent prêts à aider l’Ukraine autant qu’il le faudra. Jusqu’à présent, leurs ressources militaires ne sont pas à la hauteur de celles des Américains et atteindront difficilement un niveau comparable dans les cinq prochaines années (dans le meilleur des cas). Cela rend la survie de l’Ukraine sans les États-Unis beaucoup plus difficile, mais toujours possible. Et ce sont manifestement les Ukrainiens eux-mêmes qui constituent le principal obstacle à la pacification parfaite de Trump. 

L’enquête d’opinion la plus récente indique que seuls 2 % des Ukrainiens jugent acceptables les conditions préalables posées par la Russie à un cessez-le-feu (à savoir que l’Ukraine cesse de se mobiliser et que l’Occident cesse de fournir à l’Ukraine des armes et des renseignements). 79 % des personnes interrogées s’y opposent catégoriquement. Il y avait la même question légèrement modifiée dans cette enquête : « Si les États-Unis cessent finalement tout soutien à l’Ukraine, quelle serait la meilleure option pour l’Ukraine ? » Fait remarquable, seuls 8 % des répondants accepteraient de céder aux exigences russes, tandis que 82 % insistent sur le fait que l’Ukraine devrait poursuivre sa lutte avec le soutien de ses alliés européens.

Il se peut que Donald Trump ne lise pas les sondages ukrainiens ou ne leur fasse pas confiance (sinon, il n’aurait pas affirmé que le soutien à Zelensky en Ukraine n’était que de  4 %). Mais il peut encore écouter certains professionnels qui n’ont pas été totalement expulsés des bureaux du gouvernement et qui osent encore dire la vérité à leur patron. L’un d’entre eux, John Ratcliffe, directeur de la CIA, a témoigné récemment lors d’une audition au Sénat américain : « En ce qui concerne la résistance ukrainienne, le peuple ukrainien et l’armée ukrainienne ont été sous-estimés pendant plusieurs années. Et en fin de compte, d’après mes réflexions d’observateur, du point de vue du renseignement, je suis convaincu qu’ils se battront à mains nues s’ils doivent le faire, s’ils n’obtiennent pas des conditions acceptables pour une paix durable. »

Interrogé au Sénat sur les perspectives de guerre de l’Ukraine, un autre professionnel, le général américain Christopher Cavoli, commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en Europe, a déclaré que « la défaite n’a rien d’inévitable, les Ukrainiens se trouvent actuellement dans des positions défensives très solides et ils améliorent chaque semaine leur capacité à générer de la force et à renforcer ces positions ». Il a reconnu qu’il était difficile à l’heure actuelle « d’envisager une offensive ukrainienne majeure » qui permettrait de chasser les Russes « de chaque centimètre carré » du territoire ukrainien occupé par les Russes. « De même, il est très difficile d’envisager que l’Ukraine s’effondre et perde ce conflit. Je ne pense pas que la perte de l’Ukraine soit inévitable », a-t-il conclu.

riabtchouk cavoli
L’intervention du général Cavoli // C-Span, capture d’écran

Faire face au génocide

Concrètement, cela signifie que les Ukrainiens continueront à se battre, même après que le président américain les aura offerts à Poutine sur un plateau. Ils n’ont tout simplement pas d’autre choix car ils savent mieux que quiconque que le « déni de l’Ukraine » à Moscou n’est pas seulement une rhétorique militante de propagandistes enragés, mais une « théorie » profondément enracinée et bien élaborée, promue fiévreusement par des universitaires et des écrivains russes, des politiciens et des religieux, des enseignants et des vedettes de la télévision, et mise en œuvre de manière cohérente par des politiques génocidaires menées dans les territoires occupés. Il n’y a pas de place pour quoi que ce soit d’ukrainien dans ce cadre, car l’identité ukrainienne est considérée comme une maladie mentale qui doit être soignée de force ou, si elle est incurable, éliminée en même temps que l’espèce infectée. Comme l’a expliqué l’année dernière au Bundestag Roman Schwarzman, un survivant ukrainien de l’Holocauste âgé de 88 ans : « Poutine essaie de nous détruire en tant que nation, tout comme Hitler a essayé de détruire le peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Hitler voulait me tuer parce que j’étais juif. Aujourd’hui, Poutine essaie de me tuer parce que je suis ukrainien. » Cela signifie également que la guerre ne se terminera pas comme M. Trump s’en est vanté. Les Ukrainiens n’abandonneront pas, même s’il les livre à Poutine en accusant les Ukrainiens eux-mêmes, leur obstination et leur manque de coopération, de n’avoir que le sort qu’ils méritent. La conscience coupable est généralement inventive pour trouver des excuses faciles au lieu de solutions difficiles. Cela signifie que la guerre ne s’arrêtera pas, mais qu’elle deviendra simplement plus sanglante et plus horrible qu’elle ne l’est aujourd’hui – avec davantage de missiles et de drones russes pénétrant dans le ciel ouvert de l’Ukraine, semant davantage de terreur, de victimes et de ruine.

Le seul espoir est que les Américains finissent par comprendre que les vies ukrainiennes comptent également. Et peut-être même que Mark Rubio leur appliquera ses belles paroles passées sur l’impossibilité de vivre côte à côte avec les terroristes : « Vous ne pouvez pas coexister avec des éléments armés à votre frontière qui cherchent à vous détruire et à vous éviscérer en tant qu’État. C’est tout simplement impossible. Aucune nation ne le peut… Ils [les terroristes] ont envoyé une bande de sauvages dans le but exprès et explicite de cibler des civils. Comment pouvez-vous coexister ? Comment tout État-nation de la planète pourrait-il coexister avec un tel groupe ? »

Il parlait des attaques du Hamas contre les Israéliens. 

Le moment est peut-être venu de réfléchir à l’impossibilité pour l’Ukraine de coexister avec la Russie de Poutine.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

<p>Cet article Les vies ukrainiennes ont-elles vraiment de l’importance ? a été publié par desk russie.</p>

10 / 10
  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Le Figaro
France 24
France-Culture
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP / Public Senat
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE / RUSSIE
Courrier Europe Centrale
Desk-Russie
Euractiv
Euronews
Toute l'Europe
 
  Afrique du Nord / Proche & Moyen-Orient
Haaretz
Info Asie
Inkyfada
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
L'Orient - Le Jour
Orient XXI
Rojava I.C
 
  INTERNATIONAL
CADTM
Courrier International
Equaltimes
Global Voices
I.R.I.S
The New-York Times
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
Global.Inv.Journalism
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
L'Insoumission
Les Jours
LVSL
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Reseau Bastille
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌓