LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs Revues MÉDIAS
Equal Times
Souscrire à ce flux
Travail, Droits humains, Culture, Développement, Environnement, Politique, Économie, dans une perspective de justice sociale.

Edition trilingue Anglais - Espagnol - Français

▸ Les 20 dernières parutions

21.11.2025 à 11:27

Du Mexique au golfe Persique, plus de 137 millions d'enfants exploités dans la chaîne d'approvisionnement mondiale

À Istanbul, après le coucher du soleil, le jeune Ahmed (nom fictif) et sa sœur aînée, chargés d'une montagne de bouteilles en plastique vides, se faufilent clandestinement dans le tramway reliant Karaköy à Kabatas. Ils passent inaperçus parmi les touristes et les habitants : leur présence est normalisée. Pieds nus et vêtus de haillons, ils n'ont pas plus de dix ans. Où sont leurs parents ? Le petit garçon hausse les épaules et se faufile entre les adultes. Sa sœur s'enfuit en courant dès (…)

- Actualité / , , , , , ,
Texte intégral (3153 mots)

À Istanbul, après le coucher du soleil, le jeune Ahmed (nom fictif) et sa sœur aînée, chargés d'une montagne de bouteilles en plastique vides, se faufilent clandestinement dans le tramway reliant Karaköy à Kabatas. Ils passent inaperçus parmi les touristes et les habitants : leur présence est normalisée. Pieds nus et vêtus de haillons, ils n'ont pas plus de dix ans. Où sont leurs parents ? Le petit garçon hausse les épaules et se faufile entre les adultes. Sa sœur s'enfuit en courant dès l'arrivée sur le quai pour esquiver les questions. Quelques mètres plus loin, un enfant syrien porte un immense panier rempli de chiffons, peinant à avancer sous le poids. Sa mère, qui le précède, le réprimande au milieu du trafic stambouliote.

Le chercheur turc Özgür Hüseyin Akış a passé deux années à travailler sur le terrain dans les usines de recyclage du plastique. Dans son livre, il déclare que le problème du travail des enfants ne cesse de s'aggraver en Turquie en raison des inégalités. « Ici, il y a un million et demi d'enfants réfugiés syriens, et la moitié seulement est scolarisée. Où est l'autre moitié ? », demande M. Akış.

De Tijuana à Reynosa, le périple est également une forme de travail. Les travaux de recherche menés par Plan International et Save the Children sur les fillettes, les garçons et les adolescents non accompagnés à la frontière nord du Mexique font état de tâches informelles (ventes, courses, commandes) qui servent de stratégie de survie pendant le transit et dans les villes frontalières, telles que Juárez. Les syndicats mexicains dénoncent le fait que les failles systémiques de coordination entre les structures d'accueil et les tribunaux (telles que les protocoles irréguliers, les retards et la revictimisation), associées à une réintégration insuffisante dans le système scolaire, augmentent le risque de traite et de travail forcé dans des contextes dominés par le crime organisé.

Par-delà la frontière nord, des milliers de ces enfants traversent la frontière vers les États-Unis, où ils sont également exposés à l'exploitation dans des secteurs très dangereux pour leur santé et leur sécurité, notamment dans l'industrie de la transformation de la viande ou la métallurgie.

En effet, les usines de transformation de viande et de volaille étatsuniennes imposent des conditions pénibles et dangereuses à l'ensemble du personnel (blessures graves, amputations et exposition à des produits chimiques), avec 770 cas signalés d'amputations, d'hospitalisations ou de perte d'un œil entre 2015 et 2018, selon Human Rights Watch.

Dans ce contexte de dangerosité élevée, les mineurs ne devraient pas être présents. Pourtant, le département du Travail des États-Unis a détecté plus de 100 adolescents nettoyant des équipements dangereux pour un prestataire de services en assainissement. La concentration des entreprises et la pression pour aller plus vite alimentent une culture qui encourage le recours à la sous-traitance et aux niches informelles où se retrouvent souvent les migrants mineurs.

À l'autre bout du monde, des jeunes filles d'à peine 13 ou 14 ans, recrutées au Kenya, en Éthiopie ou en Tanzanie, sont envoyées comme employées de maison en Arabie saoudite à travers des réseaux qui falsifient leur âge et leur promettent des (faux) salaires élevés. Ces pratiques sont encouragées par le système de parrainage (kafala) sur place, en vertu duquel le statut migratoire et la protection au travail dépendent exclusivement de l'employeur (kafeel), ce qui facilite le contrôle et les abus. La présentation conjointe de la Confédération syndicale internationale (CSI) et de Global March au Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d'esclavage décrit des cas de violence sexuelle, de vol de salaire et de séquestration, qui concernent apparemment des travailleuses adultes, mais aussi des adolescentes. Le Kenya a enregistré pas moins de 283 décès de travailleuses domestiques dans les États du golfe Persique entre 2019 et 2023, un indicateur brutal d'un système d'exploitation caché dans les foyers privés, qui peut toucher des mineurs d'âge.

En Afrique de l'Ouest, des « angles morts » persistent dans le secteur du cacao : en dépit de décennies d'efforts et d'engagements pris sur le papier, le Ghana et la Côte d'Ivoire connaissent tous deux une prévalence massive du travail des enfants. Par ailleurs, des enquêtes menées par le gouvernement des États-Unis ont montré qu'en République démocratique du Congo, par ailleurs, l'exploitation artisanale du cobalt, matière première clé pour les batteries, emploie systématiquement des enfants dans des conditions qui combinent poussière toxique, effondrements et journées de travail exténuantes. La norme visant à éliminer ces maillons opaques est présentée dans le Guide OCDE sur le devoir de diligence (2016).

Plus de 137 millions de victimes du travail des enfants

Les estimations mondiales pour 2024 de l'OIT-UNICEF évaluent le nombre de jeunes filles et de jeunes garçons « soumis au travail des enfants » à 137,6 millions, dont 54 millions dans des tâches dangereuses. 61 % travaillent dans l'agriculture, 27 % dans les services (y compris les services domestiques dans les foyers de tiers) et 13 % dans l'industrie (construction, manufacture, exploitation minière). Le fossé entre les sexes est patent : plus de garçons dans l'industrie, plus de filles dans les services et le travail domestique. Ces données sont celles du dernier inventaire et, bien que la tendance soit à nouveau à la baisse depuis 2020, le rythme actuel est insuffisant : le taux de réduction devrait être multiplié plusieurs fois si l'on souhaite éliminer ce phénomène dans les prochaines décennies.

Dans les situations de conflit, telles que celles du Soudan et de la Palestine, les données recueillies par l'OIT révèlent que les guerres et les déplacements de population entraînent une augmentation du travail des enfants et des pires formes d'exploitation, du fait de la destruction des écoles et de la disparition des contrôles et de la protection sociale. Le mouvement syndical mondial demande à ce que la paix et l'espace civique soient considérés comme des conditions nécessaires à l'éradication de ce problème.

Au Soudan, la guerre entraîne une recrudescence des pires formes de travail des enfants, notamment leur recrutement par des acteurs armés (comme porteurs, vigies ou messagers), la traite et les travaux dangereux, en raison du délitement des écoles, de l'inspection du travail et de la protection sociale.

Dans sa communication au Rapporteur des Nations unies, la Confédération syndicale internationale (CSI) estime qu'entre 2005 et 2022, plus de 105.000 mineurs ont été recrutés à travers le monde pour des rôles connexes à des conflits. Selon la CSI, la solution consiste à contenir la violence, à protéger l'espace civique et à financer les voies de réorientation et de réintégration avec un budget, des indicateurs et une coordination entre les pouvoirs publics chargés de l'éducation, du travail et de la protection sociale.

La Palestine s'inscrit dans cette logique de conflit : la guerre et le blocus dégradent l'éducation et les services, aggravent la pauvreté et les déplacements de population et accroissent le risque de travail des enfants et de ses « pires formes ». Ce terme juridique défini par la Convention 182 de l'OIT désigne l'esclavage et la traite, le travail forcé, le recrutement ou l'utilisation par des acteurs armés, l'exploitation sexuelle commerciale (prostitution/pornographie), les activités illicites (trafic de drogue) et les travaux dangereux susceptibles de nuire à la santé, à la sécurité ou à la moralité. En l'absence de données quantitatives, la CSI propose de renforcer la protection sociale (allocations, repas à l'école, soutien psychosocial), de faciliter la réintégration scolaire grâce à des mesures flexibles et de mettre en place un suivi communautaire avec les syndicats et la société civile, en plus d'exiger un devoir de diligence obligatoire des entreprises directement ou indirectement exposées dans la région.

Les réponses de la CSI et de la société civile font état de lois « sur papier » et peu appliquées, d'une informalité considérable et de fractures en matière d'éducation et de protection sociale, en particulier dans les zones rurales et les couloirs migratoires.

À qui profite le vide juridique ?

Plus de 70 % du travail des enfants a lieu dans le secteur agricole, précisément là où se combinent informalité, sous-traitance et faible présence des inspecteurs. La position syndicale commune qui sera présentée lors de la Conférence mondiale sur l'élimination du travail des enfants de l'Organisation internationale du travail (OIT) à Marrakech en 2026 réclame un devoir de diligence obligatoire, des sanctions efficaces, la participation des syndicats à la conception et au contrôle des plans des entreprises, et la subordination du financement des banques de développement à des résultats vérifiables en matière d'élimination du travail des enfants.

Dans le secteur du cacao, certaines marques ont financé des systèmes de suivi et de remédiation du travail des enfants (SSRTE). Il s'agit, par exemple, d'initiatives qui s'étendent à des dizaines de milliers d'enfants au Ghana et en Côte d'Ivoire. Pourtant, avec des millions d'enfants qui continuent de travailler, sans salaires dignes, sans véritable inspection et sans négociation collective sectorielle, les choses n'évoluent guère.

Dans les usines de transformation de viande et de volaille aux États-Unis, les preuves accumulées depuis des décennies confirment que ces environnements sont à haut risque et que le rythme de travail est associé à des lésions, en raison d'un écosystème de pression sur les coûts qui, d'après les syndicats, favorise la sous-traitance et les réseaux informels enclins à l'exploitation des mineurs migrants.

La pauvreté des adultes et les salaires de misère, l'économie informelle, l'absence de protection sociale, l'inaccessibilité ou la mauvaise qualité de l'école, la faiblesse des inspections du travail et l'impunité des entreprises sont autant de facteurs à l'origine de l'exploitation des enfants. Les facteurs « accélérateurs » (chocs climatiques, crises économiques, conflits armés) poussent de plus en plus de familles à la limite. Les données recueillies par la CSI montrent qu'en Afrique subsaharienne, un enfant sur cinq travaille.

En Inde et au Bangladesh, les bas salaires des parents poussent les enfants vers l'agriculture et les usines textiles. Au Guatemala et au Honduras, le caractère saisonnier des récoltes de café et de canne à sucre contraint les enfants au travail.

Les solutions éprouvées et les demandes des syndicats et de la société civile

La feuille de route syndicale pour 2025-2026 n'est pas théorique ; elle est concrète et mesurable :

Les représentants des travailleurs réclament des emplois et des salaires dignes pour les adultes, assortis de négociations collectives et d'une formalisation, en particulier dans l'agriculture et les services.

Ils réclament également une protection sociale universelle financée par une fiscalité équitable (allocations familiales, congés parentaux, couverture santé), avec une attention particulière pour les zones rurales et les travailleurs de l'économie informelle.

Les représentants des travailleurs exigent par ailleurs la garantie d'une éducation gratuite, obligatoire et de qualité, avec des passerelles flexibles pour la réintégration des survivants et la protection du système public contre sa privatisation, qui exclut les plus pauvres.

En outre, ils demandent que des lois strictes soient adoptées et réellement appliquées : extension de la couverture sociale aux zones rurales et au travail domestique ; renforcement des inspections du travail et de la sécurité et de la santé pour les jeunes ; âge minimum de 18 ans pour les travaux dangereux, aligné sur l'âge de l'obligation scolaire.

Pour finir, ils demandent un devoir de diligence obligatoire tout au long de la chaîne (y compris dans les secteurs agricole et informel), avec des voies de remédiation efficaces et un suivi par les travailleurs ou la communauté ; référence à la directive européenne sur le devoir de diligence (actuellement édulcorées) et aux cadres similaires du Canada, de l'Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis. Le tout dans un environnement de paix, de démocratie et avec un espace civique, afin que les syndicats et les communautés puissent surveiller et réparer, dans des contextes de paix et d'après-conflit.

Le bilan intermédiaire de l'Alliance 8.7, Appel à l'action de Durban, adopté en mai 2022 dans le but de mettre fin au travail des enfants, confirme des avancées inégales et, surtout, des manquements en matière de financement, de données, de volonté politique et de responsabilité de la part des entreprises.

Il dresse également des recommandations concrètes à l'intention des gouvernements, des bailleurs de fonds et des entreprises : traiter les données comme un bien public ; remédier à la fracture agricole en matière de couverture juridique, à savoir mettre le secteur agricole sur un pied d'égalité avec le reste de l'économie en matière de protection du travail ; financer la remédiation communautaire et la réintégration scolaire ; et passer de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) volontaire à des obligations en matière de devoir de diligence assorties d'un contrôle indépendant.

Les recommandations de la société civile et de la CSI sont clairement identifiées :

d'une part, les gouvernements doivent intégrer le travail des enfants dans les plans de développement, de commerce et d'éducation, institutionnaliser les voies de remédiation et de réintégration en leur attribuant des lignes budgétaires, coordonner les dossiers du travail, de l'éducation, de l'agriculture et de la protection sociale, et publier des données détaillées.

Les bailleurs de fonds, quant à eux, doivent délaisser les projets à court terme au profit d'un financement flexible et pluriannuel pour les organisations locales, avec des incitations fondées sur l'inspection, la participation et l'ouverture de l'espace civique. Ils doivent également financer les données, la réintégration et le suivi communautaire.

Dans le même temps, les entreprises doivent mettre en œuvre la diligence raisonnable dans tous les secteurs, y compris l'agriculture et le secteur informel, ouvrir leurs chaînes à des vérifications indépendantes, remédier à la situation et améliorer les revenus familiaux et la scolarisation, publier les risques et les indicateurs, et négocier avec les syndicats.

Pour Jordania Ureña, sous-secrétaire de la CSI, « le fait que le travail des enfants, sous ses pires formes, continue d'exister reflète l'échec profond de la responsabilité politique et des entreprises. Les syndicats sont en première ligne, mais un changement systémique requiert une action coordonnée. Les gouvernements et les entreprises doivent agir sans délai : en donnant la priorité aux jeunes filles et aux jeunes garçons plutôt qu'aux profits, en s'attaquant aux causes profondes (de ce fléau) et en garantissant le respect des droits et la dignité du travail pour tous. Les bailleurs de fonds doivent dépasser les solutions à court terme et fournir un financement flexible sur le long terme qui renforce les communautés locales et accompagne les efforts de réintégration et de suivi. »

Les données sont là : le recours au travail des enfants se produit lorsque le salaire des adultes n'est pas suffisant ; l'école perd la bataille contre la faim, notamment lorsque l'informalité règne et que la loi est absente.

Les solutions pour éradiquer le travail des enfants ne manquent pas ; ce qui manque, ce sont les décisions : les salaires décents, l'école publique et la protection sociale, l'inspection et le devoir de diligence assorti de sanctions, et un espace civique pour que ceux qui assurent la surveillance ne soient pas persécutés. Durban a donné le cap à suivre en 2022 et Marrakech exhorte à passer des mots à l'action en 2026. Les recommandations et les normes sont déjà définies. Il ne reste plus qu'à se plier à l'évidence et à supporter le coût de ne plus exploiter les enfants.

20.11.2025 à 11:43

L'IA s'installe au bureau : quel avenir pour les cols blancs en Amérique latine ?

Constanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle (…)

- Actualité / , , , , ,
Texte intégral (2859 mots)

Constanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle depuis son bureau.

Bien que son entreprise n'ait pas encore mis en place de systèmes formels d'intelligence artificielle (IA), nombreux sont les employés qui recourent à des outils numériques spontanément. Constanza s'appuie sur ces outils pour organiser ses idées et fluidifier certaines tâches. Elle ne croit pas que l'IA la remplace un jour, mais reconnaît qu'elle lui permet d'améliorer les résultats de son travail quotidien.

Son témoignage n'est pas un cas isolé. On assiste à un changement silencieux dans tous les bureaux d'Amérique latine. Là où, auparavant, le murmure des voix et le cliquetis des claviers dominaient, aujourd'hui, de multiples outils d'intelligence artificielle générative rédigent et synthétisent.

L'IA n'est pas apparue soudainement, mais elle transforme déjà les méthodes de travail et oblige à repenser ce que signifie aujourd'hui avoir un emploi « décent » et comment s'adapter à un environnement de plus en plus automatisé.

Le travail de bureau exposé

Une étude de la Banque mondiale et de l'Organisation internationale du travail (OIT) estime qu'entre 30 et 40 % des emplois en Amérique latine et dans les Caraïbes sont exposés à l'IA générative et que jusqu'à 5 % pourraient faire l'objet d'une automatisation complète. Utilisée à bon escient, cette technologie pourrait également améliorer la productivité de près de 12 % des emplois actuels.

Ce ne sont pas les ouvriers ni les travailleurs manuels qui sont les plus exposés, mais bien les employés de bureau : les analystes, les avocats, les comptables, les journalistes ou les assistants administratifs. La classe moyenne active, traditionnellement stable, est aujourd'hui confrontée à une transition silencieuse.

Atahualpa Blanchet, chercheur spécialisé dans l'intelligence artificielle et les nouvelles technologies, explique que « les systèmes algorithmiques exécutent déjà des tâches cognitives, telles que la rédaction de rapports, le traitement de données ou la gestion des courriers, et parfois même la prise de décisions. De nombreuses entreprises latino-américaines utilisent des agents conversationnels (“chatbots”) et des outils prédictifs dans les domaines des ressources humaines, du service à la clientèle et des finances ». Et cette mutation ne fait que commencer.

Dans cette région, où près de la moitié de la population active travaille dans le secteur informel, l'IA ne représente pas seulement un risque de perte d'emploi. Elle peut également modifier la qualité du travail : certes, elle libère les individus de tâches répétitives, mais elle peut aussi réduire l'autonomie, diluer les responsabilités et accroître la précarité, même dans les secteurs réputés stables auparavant. Tout le problème consiste donc à trouver le bon équilibre entre une technologie prometteuse sur le plan de l'efficacité et des conditions de travail décentes.

Une adoption inégale de l'IA

Alors que l'adoption de cette technologie progresse lentement dans des pays comme la Bolivie, des changements sont déjà perceptibles dans le nord de l'Amérique centrale, notamment dans des secteurs tels que les télécommunications.

Luis Pablo Linares, ingénieur guatémaltèque de 28 ans travaillant pour une entreprise française du secteur, décrit la façon dont l'IA a transformé son travail au quotidien. Auparavant, ils préparaient des scripts et surveillaient les tests en direct ; désormais, ils se contentent d'ajuster les paramètres et de vérifier les résultats.

« Cela nous libère de processus fastidieux, mais nous devons tout de même superviser et alimenter l'IA en informations […] Cela ne supprime pas le rôle de l'ingénieur, cela change simplement l'approche », explique-t-il.

À Santa Cruz, Constanza Llanos observe cette transformation avec un certain recul. Elle explique que de nombreuses entreprises n'ont pas encore accès à ces outils et que les inégalités en termes d'éducation continuent de peser dans des pays comme la Bolivie : tout le monde ne peut pas suivre une formation en technologie ou un cours sur l'IA, ce qui détermine qui est (ou ne l'est pas) capable de s'adapter.

Malgré les frontières qui les séparent, tous deux partagent le même sentiment : ils appartiennent à une génération qui doit s'adapter plus rapidement que la vitesse à laquelle les institutions peuvent les accompagner ; une génération confrontée à un changement qui n'est pas uniquement d'ordre technologique, mais aussi social.

La fracture technologique cachée

L'étude de la Banque mondiale et de l'OIT souligne qu'environ 17 millions d'emplois dans la région pourraient tirer avantage des progrès de l'IA, mais que le manque d'infrastructures numériques risque de laisser de nombreux travailleurs sur la touche. Une nouvelle fracture se profile donc, non seulement entre les riches et les pauvres, mais aussi entre ceux qui ont accès aux technologies et ceux qui en sont exclus.

Cette différence est déjà perceptible au sein de l'équipe de Luis Pablo Linares. Certains collègues plus âgés préfèrent les méthodes traditionnelles, tandis que les plus jeunes dépendent excessivement de l'IA. « Aucun de ces extrêmes n'est souhaitable », reconnaît-il. M. Blanchet explique que le problème est encore plus grave lorsque les entreprises adoptent des outils d'IA sans investir dans une formation adéquate. La modernisation promet l'efficacité, mais elle génère également une exclusion silencieuse au sein même du lieu de travail.

L'inégalité revêt également un visage féminin. Caroline Coelho, coordinatrice de la communication et de l'information de la Confédération syndicale des travailleurs et travailleuses des Amériques (CSA), souligne que les algorithmes ont tendance à reproduire les biais existants. Les femmes, qui occupent souvent des postes plus routiniers et précarisés, risquent davantage d'être déplacées, tandis que les hommes concentrent les rôles de décision et de développement technologique.

Néanmoins, Mme Coelho précise que l'IA peut également constituer une opportunité si elle s'accompagne de politiques de formation inclusives, de réglementations axées sur les droits et de la participation syndicale. La technologie pourrait même favoriser un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, à condition que les femmes y participent activement en tant que créatrices et régulatrices, et pas seulement en tant qu'utilisatrices.

La fracture invisible ne se mesure pas seulement en termes d'accès aux outils, mais aussi d'opportunités réelles de s'adapter et de participer à la transformation numérique. Sans formation ni réglementation, l'IA pourrait aggraver les inégalités plutôt que les résoudre.

Définir l'« humain » : un défi pour l'« humain »

L'IA promet l'efficacité, mais suscite également de nouvelles incertitudes. Mme Linares le reconnaît : « La marge d'erreur reste élevée. [En fonction de la formulation] d'une requête, le résultat donné peut être complètement erroné. C'est pourquoi la part de l'humain reste essentielle ».

Parallèlement, le télétravail, favorisé par la numérisation, a transformé notre rapport au temps et au repos. « Travailler à domicile est confortable, mais peut entraîner une certaine surcharge. Nombreux sont ceux qui pensent que, si vous êtes à la maison, vous pourriez peut-être travailler plus tard. Or, il faut savoir fixer des limites [tant pour le travailleur que pour l'employeur] », commente-t-elle.

Elle ajoute une autre inquiétude : l'isolement. « Le contact est important, même si le travail ne l'exige pas toujours. Nous sommes faits pour partager avec autrui. »

Cette déconnexion sociale s'accompagne d'une autre pression croissante : la gestion algorithmique du travail. Mme Coelho souligne que ce modèle intensifie le stress, surtout chez les femmes. Les outils qui mesurent les performances en temps réel et exigent une disponibilité constante génèrent de nouvelles formes d'anxiété.

M. Blanchet abonde dans ce sens et souligne que ces systèmes, qui contrôlent tout, depuis la vitesse de réponse jusqu'au ton de la communication, créent une surveillance invisible qui érode la confiance et détériore la santé mentale.

« La santé mentale doit être protégée et il est essentiel de fixer des limites. L'hyperconnexion ne doit pas être normalisée », conseille-t-il. Pour lui, le monde numérique reste un territoire disputé et non une réalité dictée par les grandes entreprises du secteur des technologies.

L'obligation tacite d'apprendre

Les entreprises effectuent leur transition technologique à des rythmes différents. Dans l'entreprise de Luis Pablo Linares, des catalogues de cours et des espaces de partage des connaissances ont été mis en place, mais les progrès dépendent davantage de l'initiative personnelle que d'une stratégie formelle.

En Bolivie, Constanza Llanos est reconnaissante que son entreprise lui ait proposé une formation initiale en IA. « Ils ont commencé par les cadres, puis le reste du personnel, afin que nous partions tous du même niveau », explique-t-elle. Cependant, dans une grande partie de la région, la charge de l'apprentissage retombe toujours sur les travailleurs.

Luis Linares López, chercheur à l'Association pour la recherche et les études sociales (ASIES), souligne que « du Nicaragua au Guatemala, nous ne sommes pas préparés à cette reconversion professionnelle ». Apprendre à se servir de l'IA s'est imposé comme une obligation tacite : une compétence que beaucoup doivent acquérir par eux-mêmes pour rester dans la course. Pour le chercheur, la solution ne peut venir uniquement de l'initiative des individus. Il faut des politiques publiques solides, une éducation accessible et une formation professionnelle adaptée à la vitesse des changements technologiques.

L'IA à travers le prisme syndical

En Amérique latine, le taux de syndicalisation atteint à peine 9 % et les secteurs du numérique ne sont pratiquement pas représentés. Au Guatemala, M. Linares López souligne que la négociation collective relative à l'IA ou à la numérisation est quasi inexistante. « La plupart des syndicats luttent simplement pour assurer le paiement du salaire minimum et l'affiliation des travailleurs à la Sécurité sociale ; leurs luttes restent axées sur l'essentiel », explique-t-il.

Pour autant, M. Blanchet perçoit des signes encourageants. « Certains syndicats intègrent déjà l'IA dans les négociations collectives : ils exigent une transparence algorithmique et une participation à l'introduction des nouvelles technologies […] Ce qui compte avant tout, c'est que la transformation numérique soit négociée, pas imposée », affirme-t-il.

Adolfo Lacs Palomo, secrétaire général de la Fédération syndicale des employés de banque, du secteur tertiaire et de l'État du Guatemala (FESEBS), rappelle qu'une situation similaire s'est produite lors de l'arrivée des ordinateurs dans les années 80.

« Beaucoup pensaient que des emplois disparaîtraient, mais c'est en réalité une réadaptation qui s'est produite. Il en sera de même avec l'IA : elle créera de nouveaux rôles et exigera de nouvelles compétences », soutient-il.

Son principal motif de préoccupation réside dans le lien entre l'IA et le télétravail, qui pourrait éroder les droits du travail. Sa fédération encourage la formation, le dialogue social et la réglementation. « Nous ne pouvons pas nous opposer à l'IA, mais nous pouvons l'accompagner grâce à un accompagnement et à une formation. L'objectif est que tout le monde puisse rester dans le coup », assure-t-il.

Mme Coelho partage cet avis et adopte une perspective plus large. « La transition numérique doit être juste. Les syndicats doivent participer activement à la négociation collective sur les algorithmes. Ils doivent avoir le droit de savoir quels systèmes sont utilisés, quelles données sont traitées et comment celles-ci influencent les décisions en matière d'embauche, d'évaluation ou de licenciement », déclare-t-elle. Elle insiste également sur la nécessité de promouvoir des politiques de formation continue et de protection sociale.

M. Blanchet cite des exemples inspirants : au Brésil, les syndicats du secteur bancaire ont conclu des accords pour requalifier leurs travailleurs et garantir leur participation à la conception des systèmes algorithmiques. Au sein de coopératives numériques telles que App Justo au Brésil ou CoopCycle en Argentine, les travailleurs gèrent les algorithmes et fixent les tarifs et les bénéfices. « Ils démontrent que l'IA ne doit pas nécessairement être au service de la précarisation, mais qu'elle peut au contraire renforcer l'autonomie collective », affirme-t-il.

Le travail du futur reste encore et toujours humain

Les progrès de l'intelligence artificielle ouvrent des perspectives professionnelles riches en opportunités, mais également en défis qui dépendront de la capacité d'adaptation des individus et des entreprises.

Pour le jeune ingénieur M. Linares, l'avenir est incertain, mais prometteur. « Le plus intéressant sera de déterminer comment s'adapter au travail avec l'IA et non pas de comment la concurrencer. » Depuis l'est de la Bolivie, Mme Llanos partage une vision similaire : « Il ne faut pas avoir peur de l'IA, mais plutôt apprendre à l'utiliser comme une alliée. C'est un outil qui peut nous permettre de nous améliorer et d'évoluer [professionnellement].

M. Blanchet souligne que la participation active des travailleurs sera déterminante. L'IA peut renforcer l'autonomie et la dignité au travail si les décisions relatives à sa mise en œuvre incluent ceux qui l'utilisent au quotidien. M. Lacs Palomo ajoute que la transformation numérique nécessite un accompagnement institutionnel, une formation continue et un dialogue social.

« En étant à l'écoute des travailleurs, les entreprises et les gouvernements peuvent faire en sorte que l'IA renforce à la fois la productivité et la dignité au travail », explique-t-il.

Mme Coelho conclut que l'avenir du travail devra se fonder sur la justice algorithmique, l'égalité des sexes, le droit à la déconnexion et le bien-être numérique. « Si la réglementation ne suit pas une approche éthique et axée sur les droits, nous risquons d'aggraver les inégalités existantes. »

Pendant ce temps, l'Amérique latine connaît une évolution à deux vitesses : l'émergence de nouveaux emplois fort demandés et mieux rémunérés (analystes de données, superviseurs d'algorithmes, etc.), alors que les tâches routinières se transforment ou disparaissent.

Le défi ne consiste pas nécessairement à freiner l'IA, mais à permettre un cadre de réflexion critique (actuellement étouffé par la machinerie marketing et les investissements colossaux des grandes entreprises technologiques) sur son impact sur le monde du travail et l'intérêt, général, et à faire en sorte que son adoption s'accompagne de formations, de réglementations et d'une participation active. C'est la seule façon pour les nouveaux outils utilisant l'IA de renforcer l'emploi décent (à savoir l'idéal promu par l'OIT, qui implique un travail assorti de droits, d'un salaire juste et de conditions sûres) et de préserver le sens le plus humain du travail : un espace de développement, d'apprentissage et de dignité.

19.11.2025 à 12:33

En Espagne, les travailleurs migrants face à l' « enracinement » dans un cadre légal défaillant

Yurani Marcela Lancheros, 36 ans, est en Espagne depuis deux ans et quatre mois. « Non, cinq. Le 13, ça en fera cinq », rectifie-t-elle. Les comptes ont leur importance. Yurani, infirmière de métier, est arrivée de son pays d'origine, la Colombie, avec ses enfants de 12 et 7 ans. Tous avec des visas de tourisme. C'est comme ça que ça marche et pas autrement, lui a-t-on dit. On atterrit en touristes puis on reste. On reste et on se fond dans la masse, on « n'existe pas » juridiquement, mais (…)

- Actualité / , , , , , , ,
Texte intégral (2873 mots)

Yurani Marcela Lancheros, 36 ans, est en Espagne depuis deux ans et quatre mois. « Non, cinq. Le 13, ça en fera cinq », rectifie-t-elle. Les comptes ont leur importance. Yurani, infirmière de métier, est arrivée de son pays d'origine, la Colombie, avec ses enfants de 12 et 7 ans. Tous avec des visas de tourisme. C'est comme ça que ça marche et pas autrement, lui a-t-on dit. On atterrit en touristes puis on reste. On reste et on se fond dans la masse, on « n'existe pas » juridiquement, mais on travaille. Dans l'agriculture, la construction, l'hôtellerie et la restauration, les soins et les services de nettoyage à domicile. Des secteurs où il est possible de travailler sans « exister ».

« Vivre sans papiers, c'est très dur. Cela implique de devoir être prête à tout endurer, jusqu'à la maltraitance, l'humiliation. Cela veut dire s'échiner à la tâche, être très mal payée, ne presque jamais voir sa famille, ne pas avoir de liens sociaux, ne pas avoir de vie », confie Yurani.

Son profil, celui d'une femme d'origine latino-américaine appartenant à la tranche d'âge de 30 à 60 ans, employée dans les soins et le travail domestique, est aujourd'hui représentatif d'une grande partie de la population migrante en situation irrégulière en Espagne. Une population difficile à quantifier – environ 700.000 personnes, selon certaines estimations – qui, contrairement à ce que l'on croit généralement, arrivent le plus souvent non pas sur des embarcations de fortune via la Méditerranée, ni en franchissant physiquement les frontières, mais par les aéroports, comme n'importe quel autre touriste.

Une fois entrées, ces personnes subsistent du mieux qu'elles peuvent, avec toutes les limitations qu'implique la vie dans la clandestinité, jusqu'à ce qu'elles trouvent – avec un peu de chance – un moyen de régulariser leur situation. Deux ans et cinq mois plus tard, Yurani vient d'y parvenir.

« Lorsque j'ai appris que ma demande d'“arraigo” avait été acceptée, j'ai pleuré de joie. Je ne pensais qu'à une seule chose : ça y est, nous existons enfin, nous avons une carte d'identité ».

Le terme « arraigo » vient de « prendre racine » et désigne une notion juridique propre au système espagnol, la seule procédure ordinaire qui permette, sous réserve de remplir certaines conditions, de régulariser tous ces travailleurs invisibles et de leur accorder un permis pour séjourner et travailler dans le pays. Ce qu'ils et elles faisaient déjà, mais cette fois sans crainte et avec des papiers en règle.

En 2025, le gouvernement espagnol a décidé de s'engager dans cette voie, à contre-courant de la tendance anti-immigration mondiale actuelle, en élargissant et en facilitant les possibilités pour des personnes comme Yurani de se sortir de leur situation irrégulière.

Une voie de sortie

La procédure d'arraigo a été instituée en 2005 comme une solution à un problème qui, en réalité, a été engendré par le système lui-même. « Notre modèle migratoire est un modèle de porte étroite et semi-fermée, qui offre peu de voies d'entrée légales. Or, le fait d'avoir une économie très attractive parallèlement à une porte d'entrée étroite incite directement les gens à immigrer de manière irrégulière », explique dans un entretien avec Equal Times Gonzalo Fanjul, chercheur spécialisé dans la pauvreté et le développement et directeur de la Fondation porCausa.

L'arraigo n'était toutefois pas la première option. L'Espagne, à l'instar d'autres pays européens (Italie, Portugal, Grèce, France), a d'abord tenté des régularisations extraordinaires. Il s'agissait dans ce cas de procédures exceptionnelles et massives visant à régulariser en bloc des centaines de ressortissants étrangers. En Espagne, neuf régularisations extraordinaires ont été menées entre 1986 et 2005, sous des gouvernements de différents bords, jusqu'à ce que la Commission européenne n'intervienne. Tout en reconnaissant la nécessité d'intégrer ces personnes, elle a proposé que la régularisation se fasse au cas par cas et non en bloc.

C'est ainsi qu'a vu le jour le concept d'arraigo, à savoir la possibilité de demander un permis de séjour et de travail temporaire, à condition de pouvoir prouver que l'on réside en Espagne depuis au moins trois ans et que l'on y a établi des liens, qu'ils soient familiaux, professionnels (en fournissant un contrat de travail provisoire) ou sociaux (en fournissant une attestation d'intégration délivrée par la municipalité).

« L'arraigo est une voie de sortie », souligne M. Fanjul. « Imaginez une baignoire dans laquelle l'eau coule en continu : l'arraigo est comme un trop-plein qui empêche la baignoire de déborder et que la situation ne devienne comme aux États-Unis, où une population indéterminée comprise entre 12 et 15 millions de personnes vit depuis des décennies en situation irrégulière. »

Depuis 2005, l'arraigo a connu différentes réformes, mais la plus « ambitieuse et complète » – selon les termes de la ministre des Migrations, Elma Saiz – a eu lieu en 2024 et est entrée en vigueur en mai 2025. La norme prévoit jusqu'à cinq modalités d'arraigo : en plus de la régularisation sociale, familiale et de deuxième chance (pour les étrangers qui ont perdu leur ancien permis pour des raisons administratives), la régularisation est surtout facilitée par la voie socio-professionnelle (à condition de disposer d'un contrat d'au moins 20 heures semaine) et socio-éducative (en s'inscrivant à une formation professionnelle ou secondaire non obligatoire).

Un autre aspect important est que la durée de séjour obligatoire en Espagne pour la régularisation est écourtée de trois à deux ans, ce qui représente une année de moins d'insécurité, de précarité et de travail non déclaré.

La nouvelle réglementation espagnole se démarque de la politique actuelle de rejet des migrants économiques. Le problème, estiment les acteurs sociaux, est qu'elle laisse les demandeurs d'asile sans protection. Pour tenter de décourager ce recours, la réglementation pousse directement vers l'irrégularité les personnes dont la demande d'asile est rejetée. Ces personnes ne seront de fait pas éligibles à l'arraigo sans être passées par le calvaire de deux années sans papiers.

C'est précisément ce que craint le plus Sara María Viafra. Pharmacienne d'origine colombienne de 52 ans, elle est arrivée en Espagne en 2022, après avoir fui les menaces de la guérilla. Elle est arrivée avec un visa touristique, car elle ne pouvait pas faire autrement. Ce n'est qu'une fois dans le pays qu'elle a déposé une demande d'asile, ce qui lui a permis d'obtenir la « carte rouge (tarjeta roja) » qui autorise les demandeurs de séjourner et de travailler légalement pendant que leur demande est traitée.

C'est ainsi que Sara travaille, avec une autre collègue paraguayenne, en tant que soignante auprès d'une femme atteinte de sclérose en plaques et de sa mère atteinte d'Alzheimer. Un emploi qu'elle risque de perdre après trois ans si sa demande d'asile est rejetée. « Si ma demande est refusée, je vous avoue sincèrement que je n'oserais pas sortir dans la rue. L'idée de passer deux ans sans papiers me fait très peur. »

Des cas comme celui de Sara ont conduit plusieurs organisations à saisir la Cour suprême, et d'autres à réclamer une nouvelle régularisation extraordinaire – une pétition qui a déjà recueilli le soutien de 600.000 signatures citoyennes – afin de pouvoir traiter tous ces cas.

« Il s'agit de personnes qui travaillaient, cotisaient, payaient des impôts et que nous avons soudainement placées dans une situation irrégulière pendant deux ans, avant de les ramener à la régularité. Cela n'a aucun sens », explique Elena Muñoz, coordinatrice nationale du département juridique de la Commission espagnole d'aide aux réfugiés (CEAR).

Des propos que partage Antonio Borrego, l'avocat de Sara à l'Asociación Málaga Acoge. « Dans l'hypothèse où sa demande d'asile se verrait rejetée, Sara ne disposerait plus que de deux options : faire appel de cette décision et prolonger l'agonie, ou attendre deux ans dans l'irrégularité. Une punition gratuite. »

Mettre fin à l'irrégularité

En 2024, le nombre total de régularisations accordées en vertu de l'arraigo en Espagne a atteint 223.396 cas. Pour cette année, le gouvernement estime que la nouvelle réforme permettra de régulariser en moyenne 300.000 personnes. Les syndicats ont toutefois revu leurs attentes à la baisse, étant donné que de nombreuses nouvelles demandes sont déjà retardées en raison d'un manque de ressources dans les offices des étrangers. Le renforcement des effectifs n'a pas été à la hauteur de la norme.

Malgré cela, les syndicats sont généralement favorables à cette approche. Du côté de l'UGT, Patricia Ruiz, secrétaire à la santé au travail, reconnait que « la réforme représente une avancée réelle et concrète en matière d'immigration ; il est nécessaire de reconnaître à ces personnes la possibilité d'être des citoyens à part entière, puisqu'elles contribuent à l'économie ».

La question qui se pose face aux nouvelles dispositions de l'arraigo est de savoir pourquoi une procédure censée sortir les personnes de l'irrégularité continue de contraindre celles-ci – ainsi que les demandeurs d'asile – à passer deux ans sur ce territoire dans la clandestinité, les condamnant à vivre dans la précarité de l'économie informelle, avec tous les abus que cela suppose. Il est bien connu que le statut de migrant irrégulier est aujourd'hui l'un des déterminants les plus défavorables de la vulnérabilité sociale et juridique, que leur statut irrégulier fait de ces personnes des citoyens de troisième ordre, restreignant leurs droits, limitant leur accès à la justice, à la santé ou à l'éducation, ainsi qu'aux aides publiques, rendant difficile leur accès au logement et les conduisant au chômage et à l'exploitation.

Cette conjonction de difficultés explique leurs niveaux très élevés d'exclusion sociale, 81 % contre 68 % pour les ressortissants de pays non membres de l'UE en situation régulière, soit 26 % de la population espagnole. Le sort des enfants sans papiers est également dramatique. Pour eux, l'irrégularité est synonyme de peur et de précarité, mais aussi de manque d'opportunités puisqu'ils ne peuvent pas obtenir de diplômes, de bourses d'études ou d'aides publiques.

Pour Juan Iglesias, sociologue et chercheur à l'Institut des migrations internationales de l'université de Comillas, l'irrégularité persiste dans la mesure où tous ces travailleurs invisibles, précaires, productifs et sans droits soutiennent le système.

« Personne ne veut le dire explicitement, mais l'immigration irrégulière telle qu'elle existe a été fondamentale pour notre marché du travail, pour la croissance de notre économie, pour les grandes entreprises, pour les petits employeurs, pour les familles qui doivent répondre à leurs besoins en matière de soins. Nous sommes tous concernés. »

À plus long terme, toutefois, l'irrégularité est également préjudiciable pour le pays dans son ensemble. Selon une étude de la Fundación porCausa, l'Espagne perd chaque année au moins 3.400 euros en impôts et cotisations pour chaque travailleur sans papiers.

« Vous aurez beau augmenter la taille du trop-plein, le problème fondamental est que la baignoire continue de se remplir de personnes arrivant de manière irrégulière. Le fait est que nous avons un modèle migratoire défaillant. Ce qu'il faut, c'est faciliter des voies de migration sûres, légales et ordonnées : visas de recherche d'emploi, mécanismes de recrutement à l'origine, modèles de mobilité temporaire. Il s'agit de programmes pas toujours faciles à mettre en œuvre. Dans certains pays, il faut composer avec des institutions faibles et un manque de ressources financières. Le principal problème n'est cependant pas d'ordre technique ou économique, mais politique. Le système est étouffé par une prudence pathologique, du fait qu'il s'agit d'un enjeu hautement inflammable. »

Le risque d'un retour en arrière


Quatre mois à peine après l'entrée en vigueur de la nouvelle réglementation sur l'immigration, les groupes politiques de droite et d'extrême droite PP et Vox se sont alliés pour voter au Congrès en faveur d'une proposition visant à « restreindre la régularisation des immigrés par le biais de l'arraigo ». La proposition, bien qu'elle n'ait pas été adoptée, reflète un positionnement clair : l'intention de profiter de ce potentiel « inflammable », de l'attiser suffisamment pour rallier le soutien de la population.

« Ceux qui soutiennent ces arguments contre le droit à la régularisation le font soit par ignorance, soit par pure hypocrisie. Ils savent comment fonctionne le système, mais ils préfèrent alimenter les narratifs xénophobes à des fins électoralistes », souligne M. Iglesias.

« La suppression de l'arraigo ferait beaucoup de tort aux migrants, mais elle ferait un tort extraordinaire à la société dans son ensemble, elle engendrerait un véritable chaos. Elle créerait des poches de marginalité, des sociétés de deuxième et troisième classe, elle rendrait nos sociétés plus difficiles, plus insécurisées, plus pauvres », a déclaré Gonzalo Fanjul.

L'arraigo ne constitue pas une garantie de conditions justes et égales. Il n'est pas toujours facile de faire pousser des racines dans une terre aride. Comme le montre l'étude Un arraigo sobre el alambreL'arraigo sur le fil »), réalisée par Juan Iglesias et d'autres auteurs, si les migrants, une fois régularisés, parviennent à une bonne intégration socioculturelle, l'intégration économique et professionnelle, en revanche, est loin d'être simple. Même avec des papiers, ils continuent de faire l'objet d'une ségrégation, qui se traduit par des emplois, des salaires et des logements moins bons. Il s'agit d'un enracinement précaire, néanmoins, rappelle M. Iglesias, la démarche « s'inscrit dans le sens de la dignité ».

En définitive, que l'on modifie ou non le dispositif d'arraigo, « ce qui ne changera pas », insiste le sociologue, « c'est notre besoin structurel de main-d'œuvre, d'immigration. Ils continueront à venir travailler, mais dans de moins bonnes conditions, avec plus d'informalité, avec moins de droits, comme aux États-Unis ».

17.11.2025 à 12:24

Mauvaises vibrations : la nouvelle norme sur les vibrations mécaniques est-elle à la hauteur ?

Principale cause de blessure au travail en Suède, les lésions dues à l'exposition régulière aux vibrations mécaniques toucheraient des dizaines, voire des centaines de milliers de travailleurs dans le monde, alors que personne ou presque n'en parle.
Ces lésions dues aux vibrations transmises aux mains et aux bras (également connues comme syndrome vibratoire mains-bras ou HAVS, selon l'acronyme anglais) résultent généralement d'une exposition prolongée aux vibrations produites par le type (…)

- Actualité / , , , , , , ,
Texte intégral (2284 mots)

Principale cause de blessure au travail en Suède, les lésions dues à l'exposition régulière aux vibrations mécaniques toucheraient des dizaines, voire des centaines de milliers de travailleurs dans le monde, alors que personne ou presque n'en parle.

Ces lésions dues aux vibrations transmises aux mains et aux bras (également connues comme syndrome vibratoire mains-bras ou HAVS, selon l'acronyme anglais) résultent généralement d'une exposition prolongée aux vibrations produites par le type de machines-outils portatives (meuleuses, pilonneuses, scies rotatives, clés à chocs et perforateurs, pour n'en citer que quelques-unes) utilisées par les travailleurs dans des secteurs tels que la construction, l'industrie manufacturière, l'industrie de la pierre et la sylviculture.

« On voit des jeunes d'à peine 19 ans qui souffrent de séquelles à vie en raison de l'utilisation de ces machines », déplore Johan Torstensson Aas, coordinateur santé et sécurité pour Byggnads, un syndicat suédois représentant plus de 100.000 travailleurs de la construction.

Les types de lésions et de maladies causées par le syndrome HAVS affectent les mains, les poignets et les bras, ce qui a un impact à la fois sur la capacité d'une personne à accomplir son travail et à effectuer des tâches quotidiennes simples.

La lésion professionnelle la plus courante est un trouble communément désigné comme « doigt blanc dû aux vibrations ». Il s'agit d'une variante du phénomène de Raynaud dans lequel l'utilisation d'outils à main vibrants endommage de manière permanente les vaisseaux sanguins, les nerfs et les muscles, entraînant un blanchiment des doigts, ainsi qu'une diminution de la force de préhension et de la dextérité des doigts. D'autres symptômes incluent le syndrome du canal carpien et le syndrome de Dupuytren, également appelé « maladie des Vikings », qui se caractérise par la formation de bosses dans la paume de la main, entraînant une déformation progressive d'un ou plusieurs doigts vers la paume.

Après des années de discussions et des décennies de recherche et de sensibilisation sur ce sujet, qui ont abouti, en 2023, à la 15e Conférence internationale sur les vibrations main-bras à Nancy, en France, où les participants ont discuté de la manière d'évaluer les chocs mécaniques transmis à la main (en anglais « hand transmitted mechanical shock » ou HTS) et les vibrations à haute fréquence (également appelées « ultra-vibrations » ou UV), une nouvelle norme visant à protéger les travailleurs contre ces traumatismes fait actuellement l'objet d'un vote final. La norme qui en résultera devrait être rendue publique d'ici janvier 2026.

La norme ISO 5349-3, parfois désignée sous la référence 5349 Partie 3 ou sous son titre complet Vibrations mécaniques – Mesurage et évaluation de l'exposition des individus aux vibrations transmises à la main – Partie 3 : Évaluation de chocs isolés ou répétés en utilisant la gamme de fréquences couverte par l'ISO 5349-1, est un addendum à l'ISO 5349-1, qui a été publiée pour la première fois en 1986 avant d'être mise à jour en 2001. La norme ISO 5349-1 décrit les critères généraux pour mesurer les vibrations en vue de l'évaluation du risque de HAVS, mais elle n'inclut pas les chocs. La norme ISO 5349-3 prévoit pour la première fois de mesurer les fréquences de vibration jusqu'à 1250 Hz ainsi que les HTS (il convient toutefois de noter qu'il n'existe aucune recommandation sur ce qui constitue un niveau de choc sûr, dans la mesure où ce niveau n'a jamais été mesuré auparavant).

Le chercheur suédois Hans Lindell est une éminence mondiale en matière d'impact de l'exposition humaine aux vibrations et aux chocs transmis par la main, ayant travaillé sur cette question pendant plus de 35 ans. Entre 2014 et 2024, il a dirigé le projet de recherche pionnier « Zero-Vibrations Related Injuries », qui visait à éliminer toutes les blessures liées aux vibrations sur le lieu de travail. Aujourd'hui, il poursuit ses recherches dans le cadre du Research Institute of Sweden (RISE), tout en animant le Comité technique de l'ISO (ISO/TC 108/SC 4/WG 3) chargé d'élaborer cette nouvelle norme. Selon lui, le nouveau Réglement européen sur les machines, qui remplacera la directive européenne existante sur les machines et deviendra une loi nationale dans les 27 États membres de l'UE le 20 janvier 2027, a donné l'impulsion nécessaire à l'élaboration de la norme ISO 5349-3.

« La norme actuelle, ISO 5349 Partie 1, ne prend pas en compte les risques liés aux pics d'accélération », explique M. Lindell. Ces risques sont toutefois pris en compte dans le nouveau Règlement sur les machines, qui impose aux fabricants et aux fournisseurs de machines de déclarer l'amplitude maximale de l'accélération résultant de vibrations répétitives. La norme ISO 5349-1 est une norme harmonisée, ce qui signifie qu'elle soutient le Règlement sur les machines en établissant une présomption de conformité. La norme a toutefois dû être mise à jour afin d'être conforme au nouveau Règlement.

Mais voilà où les choses se compliquent. « D'une part, cette nouvelle norme est une excellente initiative », signale M. Lindell. « Il est enfin reconnu que les accélérations maximales, les chocs et les vibrations impulsives ont un impact sur la santé des opérateurs de machines. »

Cependant, la nouvelle norme ne tient pas compte des chocs à haute fréquence supérieurs à 1.250 Hz, qui, selon M. Lindell, constituent la grande majorité des chocs et sont de loin les plus dangereux. Il explique qu'étant donné le délai de 42 mois accordé entre l'adoption du nouveau Règlement sur les machines en 2023 et son entrée en vigueur en 2027, l'industrie des outils électriques ne considérait pas être en mesure de mettre à jour ses produits ou ses équipements de mesure suffisamment rapidement si des valeurs plus basses étaient fixées. Un compromis a donc été trouvé. « Par conséquent, cette nouvelle norme [Partie 3] ne couvrira qu'environ 5 % des vibrations [de choc] qu'elle visait à prévenir. Ce qui est évidemment problématique. »

En réponse à cela, M. Lindell et son Comité technique ISO planchent actuellement sur une nouvelle norme, ISO 5349 Partie 4, qui vise à mesurer les ultra-vibrations jusqu'à 10.000 Hz, couvrant ainsi la majeure partie des vibrations de choc. « La norme ISO 5349-4 présente l'avantage d'être très moderne, car nous ne devrons plus nous appuyer sur une norme de mesure/équipement [ISO 8041 sur la réponse humaine aux vibrations] qui remonte à près de 40 ans et qui est vraiment obsolète. » Cependant, « cela nécessitera la mise à niveau de tous les systèmes de mesure actuellement présents sur le marché », explique Torstensson Aas. « C'est ce qui fait actuellement l'objet de discussions et c'est à ce niveau que nous devons exercer une pression [sur l'industrie] ».

Un problème subsiste toutefois, voire plusieurs. « Alors que les fabricants doivent désormais indiquer la valeur moyenne de l'amplitude maximale dans le mode d'emploi de leurs produits, aucune limite n'est encore fixée quant à l'intensité des vibrations d'une machine », explique Torstensson Aas, qui note qu'il existe :

« des machines si puissantes qu'une personne ne peut les manipuler que pendant 30 secondes, sans que cela ne pose de problème en termes de leur commercialisation. Comment est-ce possible ? Même si on respecte les règles, des travailleurs continueront à se blesser. »

Il y a également la question de l'accès des travailleurs et des employeurs aux règles mêmes qui sont censées garantir la santé et la sécurité des opérateurs de machines. « On ne peut pas s'assurer que les normes sont respectées si les gens n'y ont pas accès », explique le syndicaliste suédois, faisant référence au fait que les normes sont des documents élaborés en privé et protégés par le droit d'auteur, et qui doivent être achetés. Bien qu'un récent arrêt de la Cour européenne de justice ait statué que le grand public devait avoir librement accès aux normes harmonisées, « cela reste compliqué. Il faut déposer une demande, et même dans ce cas, l'accès est limité à la lecture seule. Il est essentiel que l'accès aux normes soit libre et ouvert », affirme Torstensson Aas.

Tout ceci soulève la question : pourquoi les fabricants sont-ils autorisés à lancer des produits aussi dangereux sur le marché ? Bien que le guide officiel pour l'application de la directive machines stipule que les fabricants doivent « concevoir et mettre en œuvre des mesures visant à réduire la génération de vibrations à la source », les mesures prises sont loin d'être suffisantes, selon les défenseurs de la santé et de la sécurité au travail. Et ce, malgré le fait que le projet Zero Vibration ait développé plusieurs prototypes d'outils à faibles vibrations et d'accessoires anti-vibrations pour les machines existantes. Parmi les exemples, on peut citer un amortisseur de vibrations à calibrage automatique (ATVA) pour les marteaux pneumatiques, l'insertion d'une bague d'équilibrage à roulement à billes pour réduire les vibrations sur les machines rotatives, ou encore l'application d'une fine couche de mousse polymère sur les machines existantes.

Toutes ces solutions sont peu coûteuses – l'option à roulement à billes revient à environ 1 € par unité une fois produite à grande échelle – et ont eu un impact considérable sur les vibrations : il a été démontré que le revêtement en polymère réduisait jusqu'à 80 % les pics d'accélération des vibrations à haute fréquence. Pourtant, dans l'ensemble, les fabricants n'utilisent toujours pas ces options.

« Les effets néfastes des vibrations sont largement connus, mais même lorsque les coûts sont faibles, le fait est que les personnes qui achètent ces outils ne sont pas celles qui les utilisent, de sorte que très souvent, elles optent simplement pour le prix le plus bas », explique M. Lindell. Ce qui a pour conséquence, toujours selon M. Lindell, que le marché des machines à faibles vibrations est peu développé et que les incitations pour les fabricants à réduire les vibrations sont limitées. M. Torstensson Aas partage cet avis : «

Les fabricants de ces machines répondent à la demande des clients. Si personne ne demande des machines à faibles vibrations ou des mesures de réduction des vibrations et qu'aucune réglementation ne les y oblige, les fabricants ne se donneront pas la peine de le faire. »

Cela revient en somme à transférer « la responsabilité de protéger les travailleurs aux travailleurs et aux employeurs, ce qui est une tâche impossible dans la plupart des lieux de travail », explique M. Lindell.

Il évoque aussi un autre obstacle : « Ces blessures touchent une catégorie de travailleurs dont la voix n'est peut-être pas très entendue. Si ce type de blessures touchait des cols blancs, nous ne serions certainement pas dans cette situation », affirme-t-il, établissant un parallèle avec les efforts considérables déployés en Suède il y a quelques années pour protéger les travailleurs sensibles aux champs électromagnétiques émis par les appareils électroniques.

« Bien qu'il n'existe aucune preuve médicale réelle à ce sujet, par pure précaution, les employeurs et l'industrie ont déployé des efforts considérables pour réduire ces émissions électriques provenant des écrans d'ordinateur. Si l'on compare cela à ce qui est fait aujourd'hui pour les lésions dues aux vibrations, le contraste est frappant. En effet, malgré des preuves médicales abondantes depuis plus de 100 ans, très peu de mesures ont été prises. »

Pour Torstensson Aas, il est urgent et essentiel d'introduire des limites strictes sur les vibrations des machines, mais aussi sur le niveau d'UV. « Ce que je ne comprends vraiment pas, et c'est peut-être la plus grande faille des normes et des règles, c'est comment est-il possible de commercialiser un produit dangereux, susceptible de rendre les gens malades et de les blesser à vie, alors qu'il existe d'autres options ? Nous avons des limites sur le bruit, la vitesse, les émissions dans l'atmosphère, alors pourquoi n'y a-t-il pas de limites concernant les vibrations de ce type d'outils ? Pourquoi existe-t-il deux produits qui font exactement la même chose, mais dont l'un peut être utilisé pendant huit heures sans causer de blessures et l'autre seulement pendant 15 minutes en raison de la puissance de ses vibrations ? Les fabricants devraient être tenus de respecter des limites claires afin de garantir la santé et la sécurité des travailleurs », insiste le syndicaliste suédois.

14.11.2025 à 05:00

La précarité des pompiers forestiers et le manque de vision face au changement climatique laissent l'Europe à la merci d'incendies de plus en plus incontrôlables

Été après été, les feux de forêt ravagent des zones de plus en plus étendues de l'Europe. Depuis le début de l'année 2025, plus d'un million d'hectares sont partis en fumée sur le continent, dont plus de la moitié entre le Portugal (278.121 hectares) et l'Espagne (391.938 hectares), où les incendies dévastateurs d'août et septembre derniers ont révélé de manière tragique la profonde précarité des conditions de travail et des ressources, de même que dans certains cas, une préparation (…)

- Actualité / , , , , , , ,
Texte intégral (2676 mots)

Été après été, les feux de forêt ravagent des zones de plus en plus étendues de l'Europe. Depuis le début de l'année 2025, plus d'un million d'hectares sont partis en fumée sur le continent, dont plus de la moitié entre le Portugal (278.121 hectares) et l'Espagne (391.938 hectares), où les incendies dévastateurs d'août et septembre derniers ont révélé de manière tragique la profonde précarité des conditions de travail et des ressources, de même que dans certains cas, une préparation insuffisante des effectifs.

Leur situation scandaleuse place ces travailleurs, et la société dans son ensemble, dans une situation de risque potentiel injustifié face aux incendies d'été qui, sous l'effet du changement climatique, deviennent plus importants, plus voraces et plus difficiles à maîtriser, et touchent des latitudes de plus en plus septentrionales du continent.

Les Européens – et leurs responsables politiques – n'en sont pas encore pleinement conscients, mais ces incendies ne sont pas comme avant. « Malheureusement, la tendance est à des incendies de plus en plus graves, non pas en quantité, mais en ampleur », explique dans un entretien avec Equal Times Roberto Cribeiro, agent environnemental de la Xunta (le gouvernement régional de Galice, au nord-ouest de l'Espagne) pour la comarque de Ferrolterra.

« Les incendies de cinquième génération, qui saturent les dispositifs d'urgence en raison de la simultanéité des foyers et de leur extrême virulence, et ceux de sixième génération, de plus en plus imprévisibles, modifient les conditions météorologiques de la zone et sont, pour un temps, inextinguibles. Sous l'effet du changement climatique, ces incendies surviennent de plus en plus au nord et cessent d'être l'apanage du pourtour méditerranéen », avertit-il.

M. Cribeiro possède plus de 30 années d'expérience dans le nord-ouest de la péninsule ibérique, la région où se concentrent les plus grandes plantations d'eucalyptus du continent. Pendant des heures, nous avons arpenté avec lui les pistes de montagne de la Sierra de la Capelada, sur la côte nord-ouest de l'Espagne, où la culture de ces arbres à croissance rapide et économiquement rentables, arrivés d'Australie il y a un siècle et demi et convoités par les industries du bois et du papier, a jusqu'à présent permis de limiter le nombre d'incendies, tout en introduisant un important facteur de risque. « L'eucalyptus est pyrophile, c'est-à-dire qu'il brûle facilement et survit aux flammes, suivant une stratégie évolutive qui consiste à éliminer les autres espèces concurrentes », explique M. Cribeiro.

L'agent déplore le dépeuplement, l'exode rural et l'absence de gestion adéquate des terres, autant d'éléments qui rendent la prévention plus difficile que jamais. En attendant, il prévient que pas même la côte nord humide de l'Espagne n'est épargnée. En effet, on dénombre en été de plus en plus de jours où sévissent les redoutables conditions dîtes « 30/30/30 » (soit plus de 30 degrés de température, moins de 30 % d'humidité et des vents de plus de 30 km/h, généralement en provenance de l'Atlantique).

Le risque d'une Europe en proie aux flammes

« Les incendies sur lesquels je suis intervenu en 2005 n'étaient pas ceux de 2015, ni ceux de cette année en Galice », convient Ángel Rubio, pompier forestier du gouvernement régional d'Andalousie (au sud de l'Espagne) et coordinateur chargé de l'action climatique et de la transition écologique juste auprès de l'UGT. « Ces incendies laissent présager le pire pour l'avenir. J'ignore si ces phénomènes majeurs pourraient toucher d'autres régions d'Europe de la même manière, mais nous avons assisté à l'apparition simultanée d'incendies dans les pays de l'arc méditerranéen, ce qui a obligé des pays présentant un risque moindre à transférer leurs ressources de secours, sans que le système européen ne s'effondre pour l'instant, et je ne suis d'ailleurs pas sûr si ce scénario pourrait se produire à court terme », a déclaré M. Rubio à Equal Times.

Ce n'est pas de la science-fiction, insiste-t-il : « Nous avons déjà vécu des phases de simultanéité du Portugal, de l'Espagne, de la France et de l'Italie aux Balkans, à la Grèce et à la Turquie. Si l'Europe centrale venait s'y ajouter, entraînant un possible effondrement du système tout entier, cela dépendrait avant tout de la météo »... et donc, du changement climatique.

« C'est précisément là, au centre de l'Europe, que se trouvent les grandes réserves forestières d'Europe, et si une situation de blocage anticyclonique se produit, avec des vagues de chaleur continues et un manque de précipitations, on obtient alors un cocktail parfait capable d'engendrer un scénario assez complexe », explique-t-il.

Les pays d'Europe centrale et septentrionale ne sont pas encore habitués ni préparés à des incendies de cette ampleur : « Pourvu que je me trompe, mais au vu de la rapidité avec laquelle les incendies ont évolué depuis le début du siècle, et de la manière dont nous sommes passés en Espagne de la lutte contre les incendies de forêt à la nécessité de nous concentrer sur la protection et l'évacuation des populations, je ne considère pas impossible, d'ici cinq ou six ans, un scénario dans lequel l'Europe entière serait débordée. » « Cela mérite réflexion », insiste-t-il, « car ces dernières années, l'évolution a été exponentielle ».

Avec une telle précarité, impossible d'éteindre les incendies en hiver

La péninsule ibérique a déjà connu des incendies de forêt aux proportions dantesques, tels que ceux survenus en 2017 au Portugal et, en particulier, ceux qui ont fait rage en 2025 en Espagne, où l'émoi social a été immense, et ce pendant plusieurs semaines. Les médias n'ont cessé de répéter qu'en réalité, « les incendies sont éteints en hiver », car ce qui est apparu au grand jour, c'est une réalité du travail insoutenable, qui perdure depuis des années, sans améliorations : la précarité scandaleuse, la saisonnalité et le manque de ressources des pompiers forestiers, qui souffrent non seulement de salaires indignes pour un travail à haut risque, mais aussi d'un manque d'équipement adéquat et, bien souvent, d'un manque de formation professionnelle adéquate, sans compter une organisation du travail qui se traduit par des heures de travail littéralement exténuantes.

Pour un pays qui depuis trois décennies ne cesse d'accroître sa masse forestière (laquelle représente aujourd'hui 56 % de son territoire), l'Espagne n'investit que 0,08 % de son PIB dans la prévention et l'extinction des incendies. À cela s'ajoute le fait que cette compétence relève des gouvernements autonomes, de sorte que chaque région dispose d'une gestion et de ressources différentes.

« Si on se représentait la structure d'aménagement et de gestion du territoire telle une chaise, la précarité existante représenterait un pied cassé », affirme lors d'un entretien avec Equal Times Anxo Pernas, responsable galicien des pompiers forestiers au sein de la centrale syndicale espagnole CCOO.

Il met en garde contre l'incompatibilité des approches, même dans des communautés limitrophes dirigées par des gouvernements de même bord politique (en l'occurrence, de droite) : « En Galice, on tend vers le public, et en Castille-et-Léon vers le néolibéralisme le plus crasse, avec une détérioration totale du modèle de gestion », basé sur la privatisation, la temporalité et une réduction radicale des dépenses. « En tant que gestionnaire public, ce que vous ne pouvez pas faire, c'est vous désengager et affirmer que la Castille-et-Léon ne peut pas se permettre de maintenir un service de prévention et d'extinction des incendies toute l'année », rappelle-t-il. Un propos d'ailleurs partagé en 2018 par son conseiller régional à l'environnement, qui parlait d'“absurdité”, de “gâchis” et de “dilapidation de fonds publics”. »

« Pour eux, il n'y a que la rentabilité économique qui compte, or la Constitution garantit un usage social de l'environnement ». Pour le protéger, il faudrait « des conditions professionnelles, et non des conditions minimales » et ne pas « jouer avec un service qui ne relève, en partie, guère plus que du volontariat ».

Il est également nécessaire de « gérer le territoire de l'Espagne vide », car à l'heure actuelle, estime-t-il, les investissements sont réalisés lorsque le mal est déjà fait, et « est-ce que nous gagnons quoi que ce soit en dépensant des millions dans l'extinction alors que nous ne faisons pas d'investissements dans la prévention » ? Il s'agit de trouver le juste milieu. Si seulement les corps de sapeurs-pompiers étaient inactifs toute la journée, mais maintenus en service de garde tout au long de l'année. Un tel cas de figure supposerait qu'il y ait surtout de très petits incendies, maîtrisés, ce qui représenterait une gestion efficace du territoire : empêcher la formation d'incendies si importants que, au lieu de les éteindre, nous devrions nous concentrer sur l'évacuation des zones habitées.

Le Portugal trace la voie à suivre, mais ce n'est pas suffisant

Bien que le traumatisme de l'été ait donné lieu à des initiatives prometteuses, dans de nombreuses régions espagnoles, la leçon n'a pas encore été tirée, contrairement à ce qui s'est passé au Portugal, le pays européen le plus touché par ce problème jusqu'à présent. « Les incendies de 2017 ont marqué une rupture profonde dans le modèle de gestion et ont conduit à une réforme structurelle du système », a expliqué dans un entretien avec Equal Times Bruno Reis, pompier de Covilhã et délégué du Syndicat des travailleurs de l'administration locale (STAL).

Une agence unique a été mise sur pied pour coordonner la prévention, l'extinction et la récupération des zones touchées, ainsi qu'un système de gestion intégrée des incendies de forêt, ce qui a impliqué « une professionnalisation accrue des agents de la protection civile, une augmentation des équipes permanentes, une modernisation technologique et une amélioration de la coordination opérationnelle ». Le résultat n'a pas tardé à se faire sentir et « entre 2018 et 2022, nous avons constaté une réduction significative de la superficie moyenne des zones incendiées et une augmentation de l'efficacité de notre réponse sur le terrain », précise M. Reis.

Pour ce pompier, il faut sortir du court-termisme budgétaire et « privilégier la prévention et la gestion active du territoire, avec une professionnalisation complète » de l'ensemble des personnels impliqués.

Il s'agit de « mettre en œuvre un changement de paradigme, de passer d'une approche essentiellement réactive à une vision proactive et adaptative » aux nouvelles circonstances, dit-il, et ici la précarité « a une incidence directe sur l'efficacité et la sécurité des opérations de prévention et de lutte contre les incendies de forêt » : les bas salaires, les contrats temporaires, la pénurie de ressources adéquates et les cadences de travail épuisantes entraînent une fatigue chronique et une forte rotation du personnel, ce qui se traduit par une « perte de l'expérience accumulée ». De fait, « l'atténuation de la précarité ne doit pas être abordée comme un enjeu du travail », conclut M. Reis, « mais bien comme un élément structurel de l'efficacité opérationnelle et de la sécurité collective ».

L'austérité tue. Il faut plus de pompiers dans la région méditerranéenne

Après l'Espagne et le Portugal, en 2025, l'Italie et la Grèce ont également connu des incendies de forêt simultanés avec respectivement 84.141 et 47.819 hectares brûlés. En Italie, les pompiers s'occupent principalement des zones urbaines, alors que la prévention dans les zones forestières est assurée par des volontaires et les carabiniers. Ainsi, la coordination – au niveau de l'État – est bonne, mais la précarité des conditions de travail complique la relève générationnelle pour ces tâches, explique Nunzio de Nigris, représentant syndical de la Confédération générale italienne du travail pour la fonction publique (FP-CGIL).

« Nos besoins les plus urgents concernent la pénurie de personnel », qui nous oblige souvent à déplacer des ressources d'une région à l'autre, en fonction de l'urgence, et « la pénurie d'équipements de sécurité », qui complique les tâches de décontamination à la suite d'interventions sur des incendies.

En Grèce, qui a connu cet été « des dizaines de départs de feu chaque jour dans tout le pays », bien que seuls quelques-uns se soient transformés en incendies de grande ampleur, le gros problème réside dans « l'excès d'heures supplémentaires, dû à l'état d'urgence permanent et à l'attribution de tours de garde illégaux », a expliqué à Equal Times Nikos Lavranos, président de la Fédération panhellénique des syndicats de sapeurs-pompiers (POEYPS).

Le manque d'effectifs est pesant : la Grèce compte environ 15.500 pompiers permanents et 2.500 pompiers de renfort saisonniers. Cependant, au moins 3.500 nouvelles recrues seraient nécessaires au cours des deux ou trois prochaines années pour compenser les pertes d'effectifs en cours. « En définitive, les pompiers éteignent le feu avec tous les moyens disponibles, mais la pratique des heures supplémentaires non rémunérées doit cesser, et un cadre juridique complet doit être mis en place pour garantir leur sécurité et leur santé au travail, afin de réduire le nombre de décès et de blessures que nous avons malheureusement subis à nouveau cette année », insiste M. Lavranos. « Le changement climatique ne laisse pas de place à la complaisance », poursuit-il.

Un avis partagé par Pablo Sánchez Centellas, coordinateur pour les autorités locales, les pompiers et les services publics à la Fédération syndicale européenne des services publics (EPSU), à Bruxelles. « Chaque année – et en 2025, nous avons déjà atteint un record – la superficie des forêts détruites continue d'augmenter, alors que les investissements locaux nécessaires ne sont toujours pas à la hauteur », déplore-t-il. « Nous avons besoin d'un engagement sérieux de la part des autorités, ce qui implique qu'il faille mettre fin aux mesures d'austérité qui limitent la bonne marche de ces activités. L'austérité tue non seulement les travailleurs, mais aussi la planète », a-t-il conclu.

12.11.2025 à 09:20

« Un emploi décent et un cadre de droit » : Comment la formation et la syndicalisation peuvent-elles aider l'autonomisation des femmes en migration au Sénégal

Mathilde Dorcadie

À Dakar, dans les locaux de l'UNSAS, la deuxième centrale syndicale du Sénégal, l'air brûlant est chargé de rires et de voix féminines, mais portent également le souvenir de récits parfois douloureux. C'est ici, que depuis 2022, le RAFEM, le Réseau d'Appui aux Femmes et Enfants en Migration s'est, petit à petit, construit avec une idée : accompagner des dizaines de femmes de tout horizon dans leur quête d'intégration et d'autonomie.
« La migration est avant tout un mouvement de (…)

- Actualité / , , , , , ,
Texte intégral (1769 mots)

À Dakar, dans les locaux de l'UNSAS, la deuxième centrale syndicale du Sénégal, l'air brûlant est chargé de rires et de voix féminines, mais portent également le souvenir de récits parfois douloureux. C'est ici, que depuis 2022, le RAFEM, le Réseau d'Appui aux Femmes et Enfants en Migration s'est, petit à petit, construit avec une idée : accompagner des dizaines de femmes de tout horizon dans leur quête d'intégration et d'autonomie.

« La migration est avant tout un mouvement de main-d'œuvre », rappelle d'emblée Fambaye Ndoye, présidente du RAFEM et responsable du département de la protection sociale à l'UNSAS. « Si l'on interroge les causes profondes [des mouvements migratoires], on trouve essentiellement la quête d'un travail, si possible décent. Il était donc logique que les syndicats s'engagent ».

Le Sénégal est souvent présenté, à juste titre, comme étant un pays d'émigration importante. D'après l'Organisation internationale des migrations (OIM) et l'OCDE, près de 50% des candidats au départ déclarent que celui-ci est motivé par le besoin de sortir du chômage ou du manque d'opportunités de travail. Si une grande partie d'entre eux se tournent vers l'Europe (France, Italie, Espagne) ou vers les Etats-Unis et les pays du Golfe, près d'un tiers des Sénégalais émigrent pour travailler sur le continent, dans des pays comme la Gambie, le Mali ou la Mauritanie.

Mais le Sénégal est aussi un pays de destination des travailleurs migrants, en majorité venus d'Afrique de l'Ouest (Guinée, Mali, Gambie, Mauritanie). Une réalité liée en partie à la « libre circulation » en vigueur entre les pays de la CEDEAO, et une relative stabilité politique au sein de la région.

Campagnes de sensibilisation aux droits des migrants

L'UNSAS n'a pas attendu la crise méditerranéenne de la fin des années 2010, qui a vu de nombreux migrants mourir en mer, pour se saisir de la question. Dès 2007, la centrale collabore avec le syndicat espagnol CCOO et l'Organisation internationale du travail (OIT) sur des projets liant migration et conditions de travail, puis, lors du congrès de la Confédération syndicale internationale (CSI) à Dakar, où Fambaye Ndoye développe son expertise de ses questions et entame une première phase de sensibilisation avec de nombreux acteurs, développe des projets pour le RSMMS (le Réseau syndical pour les migrations dans l'espace méditerranéen et subsaharien) et ATUM-Net (African Trade Union Migration Network).

S'ensuivent des actions sur les « sites de départ », ces plages d'où s'élancent les embarcations précaires vers les Canaries. L'UNSAS alerte sur les dangers de la migration irrégulière, mobilise les autorités religieuses et coutumières. « Il y a eu beaucoup de morts, beaucoup de disparus, les jeunes se lançaient dans un mouvement de suicide collectif », raconte-t-elle.

« Ça nous a fait un tilt. Nous avons suivi ensuite des formations de renforcement de capacités, puis nous avons mis en place le premier réseau intersyndical sur la migration avec le BIT ». En 2018, Mme Ndoye mène également une grande campagne pour interpeller les ambassades du Golfe sur les conditions de travail de la diaspora, notamment des travailleuses domestiques.

La bascule vers les femmes migrantes

Puis vient la crise sanitaire et économique causée par la Covid-19. En 2020, alors que la Convention 190 de l'OIT contre les violences et le harcèlement en milieu de travail est adoptée, l'UNSAS décide d'enquêter sur les réalités spécifiques des femmes migrantes, internes au niveau du Sénégal, à l'étranger ou « de retour ». Avec le soutien de la Fondation Friedrich Ebert, une étude est lancée.

Intitulée Voix des travailleuses migrantes du Sénégal, elle repose sur une méthodologie inédite : des entretiens audio via WhatsApp, réalisés en pleine pandémie. « Nous avons recueilli plus de 60 témoignages, souvent interrompus par les larmes », raconte Mme Ndoye. Au final, 20 récits sont publiés, dévoilant la dureté des parcours : exploitation, absence de droits, vulnérabilité et isolement. « Après ces histoires, nous ne pouvions pas rester les bras croisés », tranche Mme Ndoye.

Un obstacle juridique surgit cependant : la loi ne permet pas aux migrantes de créer leur propre syndicat. L'UNSAS contourne la difficulté en adossant une structure associative.

« On s'est dit qu'on ne pouvait pas créer un syndicat de migrantes et diriger ce syndicat n'étant pas nous-mêmes migrantes. Il fallait vraiment penser à une autre forme d'organisation ».

Le RAFEM est ainsi créé avec pour mission d'organiser, d'accompagner et de viser l'autonomisation des femmes migrantes. Soutenu par la Fondation Friedrich Ebert et des partenaires comme le Fonds pour les femmes francophones (XOESE), le réseau lance son premier programme : « 3F » pour « Formation, Formalisation, Financement ».

Trente-cinq femmes, sénégalaises de retour ou immigrées venues de Guinée, du Togo, du Mali, du Cameroun, de la RD Congo, de la Mauritanie, du Bénin, du Cap-Vert ou de la Sierra Leone, intègrent la cohorte inaugurale. Leur parcours commence par des formations sur leurs droits en général et des cours d'éducation financière. Puis vient le temps de l'apprentissage pratique : les femmes se forment à de nouveaux métiers de l'artisanat, tels que la teinture de tissus, la fabrication de savon ou d'eau de javel. Le groupe de femmes a choisi lui-même les activités qu'elles souhaitaient apprendre.

Fatma Ba, migrante de retour d'Arabie saoudite, raconte : « Je ne savais pas faire de savon ni du batik. C'est ici que j'ai tout appris. Cela m'a permis de diversifier mes activités, et même de former d'autres femmes ».

Avec d'autres camarades, elle intègre un GIE (un Groupement d'intérêt économique), créé par le RAFEM pour légaliser les activités commerciales. Certaines vendent désormais leurs produits sur les marchés, d'autres transmettent leurs compétences en tant que formatrices, ce qui est un débouché supplémentaire vers l'autonomisation.

« En tout cas, moi, je ne vais pas faire partie de celles qui vont retourner [à l'étranger], parce que j'ai des choses à faire ici », souligne Mme Ba.

Mme Ndoye explique le principe de la démarche : « On ne peut pas se contenter de dire aux gens ''Ne partez pas'', alors que vous ne les accompagnez pas à trouver du boulot. Les syndicats doivent être en amont de l'emploi. C'est-à-dire que nous devons mieux nous investir dans la création d'opportunités. S'il n'y a pas de travail, il n'y a pas de travailleurs. Donc, pas de syndicat. Nous avons aussi cette mission. C'était l'idée du RAFEM, puisque le syndicat encadre les travailleurs, on s'est dit que nous devions aussi ''créer'' des travailleurs. »

Le RAFEM ne se limite pas aux aspects économiques. Avec le soutien du service juridique de l'UNSAS, il accompagne aussi les migrantes dans leurs démarches administratives, qu'il s'agisse de régularisation de leurs statuts ou même d'affaires matrimoniales ou fiscales. « Sans intégration, je pense que les migrants ne se sentent pas vraiment à l'aise pour développer une activité économique, que ce soit dans le formel ou dans l'informel. Le syndicat, c'est la première cellule d'intégration sociale », explique-t-elle encore.

Un réseau multiculturel et solidaire et des défis persistants

La diversité du réseau pose des défis, notamment linguistiques. Les Sierra-Léonaises parlent anglais, les Congolaises ou Camerounaises jonglent entre français et langues locales. « Mais avec Google Traduction, on se débrouille », plaisante Mme Ndoye. La perte de participantes en cours de route est par ailleurs inévitable : certaines retournent dans leur pays d'origine, d'autres repartent en migration pour suivre une autre opportunité.

Pour autant, le RAFEM poursuit sa route. Une deuxième cohorte de femmes est en projet. « On ne va pas refaire les mêmes activités professionnelles, on veut diversifier », assure la coordinatrice qui expose des pistes comme les métiers de la restauration ou du tourisme. L'UNSAS et le RAFEM sont à la recherche de partenaires pour soutenir la formation de ce nouveau groupe d'une trentaine de femmes. La stabilité financière du projet est également un objet de préoccupation, car les fonds propres du syndicat sont limités, bien qu'il continue à enregistrer l'affiliation de nouveaux membres, dont les participantes de la cohorte.

En avril 2024, une conférence régionale à Dakar a donné une visibilité inédite au RAFEM. Ministère du Travail, Ministère de la Femme et Ville de Dakar manifestent leur intérêt pour ce projet pilote et innovant. « La mairesse s'est engagée à intégrer le RAFEM dans les programmes sociaux de la ville », se félicite Ndoye, qui parle de déposer un projet auprès du fonds municipal pour l'entrepreneuriat féminin.

Tandis qu'une certaine reconnaissance institutionnelle se dessine, le modèle inspire aussi au-delà des frontières. Des camarades syndicalistes d'autres pays africains, invitées à célébrer la Journée internationale de la Femme Africaine en 2024 et 2025, ont exprimé leur souhait de créer des réseaux similaires. Un moment inspirant, à l'image du RAFEM, puisque, comme le conclut Fambaye Ndoye : « Nous sommes composées de plusieurs nationalités, nous voulons incarner vraiment l'unité africaine en miniature ».

10.11.2025 à 09:37

La génération qui a oublié pourquoi il faut se syndiquer (et les raisons de continuer à le faire)

Dans un monde globalisé, où la majorité des jeunes se voit confrontée à une pénurie criante de perspectives d'emploi, les conditions de travail se sont dégradées à un point tel qu'il est difficile, voire impossible, pour des millions de jeunes comme moi de devenir indépendants. Le loyer représente, dans beaucoup de cas, plus de la moitié du salaire, alors que l'inflation étrangle les revenus et que les conditions de travail confinant à l'esclavage moderne cessent d'être l'exception pour (…)

- Opinions / , , , ,
Texte intégral (884 mots)

Dans un monde globalisé, où la majorité des jeunes se voit confrontée à une pénurie criante de perspectives d'emploi, les conditions de travail se sont dégradées à un point tel qu'il est difficile, voire impossible, pour des millions de jeunes comme moi de devenir indépendants.

Le loyer représente, dans beaucoup de cas, plus de la moitié du salaire, alors que l'inflation étrangle les revenus et que les conditions de travail confinant à l'esclavage moderne cessent d'être l'exception pour devenir la norme.

Dans ce contexte, alors que les syndicats devraient être identifiés comme les défenseurs incontestés des travailleurs, plus que jamais indispensables, l'adhésion des jeunes s'effrite d'année en année, à l'échelle mondiale. Pourquoi, en des temps aussi cruciaux que ceux que nous vivons, les jeunes ne se sentent-ils pas attirés par la syndicalisation ? Comment expliquer ce désintérêt croissant pour le syndicalisme ?

En réalité, de nombreux jeunes perçoivent le modèle syndical comme archaïque, voire inutile. Mais si nous nous arrêtions un instant pour y réfléchir sérieusement : n'avons-nous vraiment pas besoin de syndicats à l'heure d'affronter le processus long, fastidieux et incertain de la recherche d'un emploi décent ? Sommes-nous réellement satisfaits de ces emplois précaires et informels, dépourvus de droits et de conditions de travail décentes ? Difficile de répondre par l'affirmative.

Ce qui ne fait pas de doute, c'est que nous traversons un moment historique marqué par la poussée d'une droite de plus en plus réactionnaire, qui érode la conscience sociale et la conscience de classe. Simultanément, les modes de consommation mondialisés engendrent un désengagement socio-économique : alors qu'une moitié du monde trouve refuge dans une illusion de bien-être entretenue par la consommation, l'autre moitié voit ses conditions de travail se dégrader de jour en jour.

Mais ne nous faisons pas d'illusions : le fait que nous puissions nous permettre d'acheter chaque semaine de nouveaux vêtements à des prix absurdement bas ne signifie pas que nous ne fassions plus partie de la classe travailleuse. De fait, nos salaires dépendent toujours de tiers, et ceux qui nous paient aujourd'hui peuvent nous licencier du jour au lendemain sans état d'âme.

La lutte pour des conditions de travail décentes ne relève pas de l'idéologie. Il en va de la dignité des travailleurs, ni plus ni moins. Et plus nous croirons au discours trompeur qui voudrait que nous appartenions à une classe moyenne stable, insensible aux risques professionnels, plus l'apathie sera grande et moins nous serons conscients que nous devons effectivement continuer à nous battre pour nos droits en tant que travailleuses et travailleurs.

Selon la région du monde où l'on vit, les conditions d'emploi peuvent sembler meilleures ou pires. Mais ce dont je ne doute pas, c'est qu'il est toujours possible de les améliorer : par exemple, lorsqu'il s'agit de formaliser un emploi (pour lequel il est essentiel que les travailleurs s'organisent) ; ou de plaider en faveur d'un travail décent ; d'une rémunération adaptée à la formation et au niveau de vie du pays dans lequel on vit ; de meilleures conditions de travail... d'une semaine de travail de moins de 40 heures (objectif qui nous unit à une grande partie des jeunes).

Face à ces défis et à cette réalité, il est nécessaire de répartir les responsabilités. Nous ne pouvons pas faire porter tout le poids aux jeunes. Nous ne pouvons pas espérer nous organiser si nous ne disposons pas de syndicats qui nous écoutent, qui nous incluent, qui nous intègrent réellement dans leurs structures. Je voudrais ici m'adresser plus particulièrement à nos collègues les plus expérimentés : je serais tentée de comparer le modèle syndical actuel à un arbre dont les racines se sont affaiblies. Peut-être voyons-nous encore aujourd'hui des feuilles vertes, peut-être le tronc semble-t-il solide, mais si l'on ne prend pas soin de ce qui se trouve dans le sol – favorisant ainsi le dialogue et le renouvellement intergénérationnel –, l'arbre tout entier s'affaiblira inexorablement et finira par tomber.

Et c'est exactement ce qui est en train de se produire. Beaucoup de syndicats ne se rendent pas compte que, sans jeunes dans leurs rangs, ce modèle est voué à disparaître. Le taux de syndicalisation des jeunes ne cesse de baisser. Si des dispositions ne sont pas prises rapidement, ce qui semble aujourd'hui être une crise deviendra une extinction annoncée. Il est du devoir des syndicats non seulement de défendre et d'obtenir des droits pour tous les travailleurs, mais aussi de mobiliser, d'organiser, de former et de donner une voix et des espaces réels aux nouvelles générations. Car pour nous, les plus jeunes, il est important de comprendre pourquoi un syndicat reste, aujourd'hui encore, notre outil le plus puissant pour lutter en faveur du travail décent, des droits des travailleurs et des droits syndicaux pour tous. D'où l'importance de considérer ce syndicat comme le nôtre, celui de tous les jeunes.

20 / 20
  GÉNÉRALISTES
Alternatives Eco.✝
L'Autre Quotidien
Le Canard Enchaîné
La Croix
Le Figaro
France 24
France-Culture
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP / Public Senat
Le Media
La Tribune
 
  EUROPE ‧ RUSSIE
Courrier Europe Centrale
Desk-Russie
Euractiv
Euronews
Toute l'Europe
 
  Afrique du Nord ‧ Proche-Orient
Haaretz
Info Asie
Inkyfada
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
L'Orient - Le Jour
Orient XXI
Rojava I.C
 
  INTERNATIONAL
CADTM
Courrier International
Equaltimes
Global Voices
I.R.I.S
The New-York Times
 
  OSINT ‧ INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
Global.Inv.Journalism
 
  MÉDIAS D'OPINION
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
Hors-Serie
L'Insoumission
Là-bas si j'y suis
Les Jours
LVSL
Politis
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Reseau Bastille
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Curation IA
Extrême-droite
Human Rights Watch
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
🌓