04.09.2025 à 05:00
Momar Dieng
Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.
Pour eux, comme pour tous ces (…)
Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.
Pour eux, comme pour tous ces jeunes rêvant de devenir des développeurs, ingénieurs informatiques ou data-scientifiques, le secteur du numérique et des nouvelles technologies est porteur d'emplois et de perspectives d'entrepreneuriat dans un marché à la fois hyper concurrentiel et très sélectif.
Incontournable pour sa transformation économique, le secteur est en pleine croissante en Afrique. Celui-ci peut s'appuyer sur une population active toujours plus importante, relativement jeune et tournée vers l'innovation.
Mais pour ces étudiants, en plus de leur motivation, il faudra compter sur les investissements publics et privés nécessaires pour rendre l'écosystème numérique réellement attractif. Sur ce plan, le Sénégal a déjà commencé à se positionner depuis quelque temps comme leader en Afrique de l'ouest, cherchant à en faire l'un des secteurs-phares de son économie, avec 10 à 15 % de son PIB. Le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, élu en 2024, a proposé une nouvelle stratégie ambitieuse, mettant le numérique au cœur des politiques de développement et de souveraineté. Selon les résultats du diagnostic du numérique rapportés dans le projet appelé « New Deal Technologique » (NDT), le pays est classé 8e sur 50 dans l'industrie numérique en Afrique et 11e sur 50 en termes de performance du réseau internet.
Le NDT, lancé en février 2025 par le gouvernement, veut atteindre quatre objectifs à l'horizon 2034 : la souveraineté numérique (par exemple en créant un cloud souverain), la digitalisation des services publics, le développement de l'économie numérique privée (start-ups, fintech…etc.) et du leadership africain dans la recherche et la logistique, via notamment la création d'un centre de calcul spécialisé pour l'intelligence artificielle (IA).
Selon Papa Fall, ingénieur en intelligence artificielle et en big data, il faut espérer que les ambitions fortes du New Deal Technologique ne soient pas contrariées par « les complexités de la bureaucratie administrative sénégalaise » et que les résultats qui en sont attendus ne seront pas transformés en arlésienne.
« Avec plus de 1.000 milliards de francs CFA (environ 1,525 milliard d'euros) d'investissements annoncés à travers la réalisation de 12 programmes-phares et 50 projets touchant à tous les secteurs d'activité, allant de la dématérialisation à la télémédecine en passant par l'intelligence artificielle, le spatial, le satellite, etc., je pense que le New Deal Technologique va participer à l'essor d'un nouveau Sénégal sous l'impulsion de nouveaux leaderships politique, entrepreneurial et digital/numérique », note Papa Fall.
Dans cette dynamique de virage numérique et technologique voulu par les autorités sénégalaises, le Dakar Institute of Technology accueille des étudiants de 18 nationalités en espérant leur fournir les compétences nécessaires à leur valorisation sur le marché du travail.
Son directeur général, le Dr Nicolas Poussielgue, constate l'existence d'un « énorme besoin de formation » qu'il urge de connecter aux besoins des entreprises pour faciliter et doper les recrutements. « Quand les étudiants sont compétents et opérationnels après leur formation, ils ont des opportunités de s'insérer en trouvant des emplois », note-t-il.
Professionnel déjà en activité le jour, Afdel Desmond Kombou a bénéficié d'une recommandation pour suivre, en soirée, des études complémentaires en intelligence artificielle. Sa préférence pour la suite tendrait vers l'auto-entrepreneuriat, avec des projets de développement d'applications, par exemple. Les atouts du Sénégal d'aujourd'hui et les perspectives entrevues pour le futur destinent ce jeune Camerounais à tenter sa chance dans ce pays. « Si tu veux survivre dans ce milieu, soit tu émigres, soit tu crées toi-même les conditions de ton emploi », dit-il avec assurance.
Titulaire d'un bac littéraire dans un lycée français de Conakry, Fatoumata Yarie Camara ne semble pas avoir fait un choix définitif pour son insertion. Elle se spécialise actuellement en gestion de la « Big Data ». Entre l'option du statut de freelance et celle du salariat, il y a encore de la place pour des hésitations. « Revenir dans mon pays, intégrer la fonction publique et faire figure de précurseur dans des secteurs technologiques, cela n'est pas rien », lance-t-elle. Nicolas Poussielgue le reconnaît :
« Les jeunes diplômés ont beaucoup de mal à s'intégrer dans les circuits de l'emploi. En même temps, les entreprises se plaignent de ne pas toujours avoir les profils dont ils souhaitent disposer pour assurer leur croissance. Ceci est souvent dû à l'inadéquation entre les contenus de formation et les besoins des recruteurs ».
Ex-fonctionnaire de l'ambassade de France au Sénégal, puis ex-responsable des formations doctorales et de la recherche à Campus France Paris, le directeur de DIT est convaincu que « lorsque les compétences sont avérées, les opportunités existent ». Mais il déplore l'inexistence ou la faiblesse du soutien de l'État sénégalais au système d'alternance École-Entreprise. Le Fonds de financement de la formation professionnelle et technique (3FPT) appuie certes des étudiants jusqu'à la licence en prenant en charge leurs frais de scolarité, mais cela reste insuffisant face aux besoins et à la demande, estime le directeur de l'établissement supérieur.
L'ingénieur Papa Fall rappelle que l'emploi concernant le secteur numérique ne peut être créé en masse que par le secteur privé et par les initiatives entrepreneuriales. « À l'heure actuelle, il ne s'agit pas du numérique orienté application, [c'est-à-dire de la technologie qui crée du ‘software'], mais du numérique qui crée du matériel électronique, [du ‘hardware']. Car, c'est à partir de ces usines électroniques là que l'on pourra créer des embauches massives ».
Cette ambition exige une accélération au plan national de formations pratiques et techniques et d'autres plus pointues, qui sont enseignées dans les plus grandes universités du monde. « Les universités sénégalaises ne sont pas en retard sur ces matières, mais il faut maintenant les intégrer plus largement dans nos curricula nationaux [c'est-à-dire, les programmes d'enseignement] », dit-il.
En même temps, il faut soutenir la création et le développement des start-ups et fintechs[services financiers numériques] dans tous les secteurs d'activités, pour accompagner une « jeunesse sénégalaise très ouverte sur le digital », face à une demande très forte pour ce type de service, comme partout sur le continent.
Aboubacar Sadikh Ndiaye s'inscrit également dans cette logique d'excellence où « l'offre de formation doit être déterminée par les besoins actuels et futurs du marché. » Le Sénégal étant encore « une économie informelle avec une population jeune et entreprenante », cet expert, consultant en stratégie numérique et intelligence artificielle, plaide pour un développement maîtrisé « des cursus interdisciplinaires combinant des compétences techniques/informatiques avec des soft skills tout en intégrant la dimension entrepreneuriale dès la formation initiale. »
Selon lui, assez d'études démontrent aujourd'hui que « les compétences les plus recherchées dans le monde d'ici 2030 sont celles montantes autour de l'informatique, du code et de l'intelligence artificielle », loin devant les compétences en gestion. À cet égard, « les universités et instituts supérieurs devraient orienter leurs programmes vers ces compétences techniques prioritaires et émergentes », précise l'ancien chargé de cours à Sciences-Po Paris.
Papa Fall cite les exemples de l'École supérieure polytechnique (ESP) de Dakar, la faculté des sciences et techniques de l'université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, le Dakar Institute of Technology (DIT), l'Université nationale Cheikh Hamidou Kane (ex Université virtuelle du Sénégal) comme des modèles à soutenir pour leurs performances « dans des formations très pratiques et au diapason de l'IA. » Il ajoute qu'il faut aider les étudiants à « avoir accès aux plateformes open sources, aux outils payants de l'intelligence artificielle, aux serveurs physiques et autres objets connectés. C'est cela qui leur permettra de produire plus d'applications pertinentes ».
Une autre piste de soutien au secteur, sur laquelle insiste Aboubacar Sadikh Ndiaye, serait la création d'incubateurs dans tous les domaines au sein des établissements d'enseignement supérieur pour pousser les étudiants et les jeunes diplômés à « transformer leurs idées innovantes en projets viables », dans ce qui serait « le premier maillon de la chaîne entrepreneuriale » à venir.
Dans cette lancée, Mouhamadou Lamine Badji, secrétaire général du Syndicat des travailleurs de la Sonatel (SYTS), conseille aux écoles et instituts de faire « beaucoup de mathématiques » dans les formations dispensées aux jeunes. « Aujourd'hui, le Sénégal est à la préhistoire du numérique, même s'il y a des individualités qui se distinguent au niveau mondial dans ce secteur », dit-il à contre-courant des autres interlocuteurs.
« Nous consommons plus de technologies que nous en concevons, en dépit de l'inventivité de nos jeunes et de la dynamique entrepreneuriale en cours. Il faut un travail de longue haleine pour combler ce retard en nous inspirant des modèles chinois, singapourien, américain, etc. ».
La Sonatel est l'opérateur téléphonique national historique, dont le groupe français Orange est l'actionnaire majoritaire aux cotés de l'État sénégalais. Ses activités impactent profondément le secteur du numérique et des nouvelles technologies. Le groupe est un important acteur pourvoyeur d'emplois directs et indirects.
Les projets de création massive d'emplois, en particulier chez les jeunes, sont au cœur des investissements colossaux envisagés dans la mise en œuvre du New Deal Technologique. L'ambition de 100.000 diplômés du numérique, la création de 100.000 emplois directs et 200.000 emplois indirects figurent dans les indicateurs clés du NDT à l'horizon 2034. En plus, la labélisation de 500 startups-tech servirait alors de maillage du territoire permettant d'aller à la conquête de nouvelles opportunités en Afrique et dans le monde.
Sous ce registre, Papa Fall oppose un préalable : « sans des investisseurs crédibles et engagés, disposés à faire des investissements colossaux à hauteur des ambitions politiques, on ne pourra pas avoir un secteur numérique fort, comme aux États-Unis ou ailleurs, par exemple. »
La construction du Parc des technologies numériques (PTN) de Diamniadio et de datacenters opérationnels ou en voie de l'être, tous financés en grande partie avec des investisseurs privés et des banques de développement locales, constitue un pas important vers l'atteinte des objectifs déclarés, souligne Papa Fall, par ailleurs fondateur de PAFIA, une start-up sénégalaise spécialisée en Intelligence artificielle dans le management et le suivi-évaluation de projets.
« Cependant, il n'est pas souhaitable que l'État condense toutes les initiatives technologiques sur lui-même. La pertinence serait de donner à des start-ups sénégalaises les possibilités de gérer une partie des marchés, comme celui de la digitalisation dans la santé et celui de l'éducation. Cela existe déjà avec des fintechs comme Wave, InTouch, Orange Money ou plus récemment Djamo. C'est avec des modèles comme ceux-là que l'on pourra avoir un développement des secteurs d'activité. »
Créer des emplois en masse est une chose, mais faire en sorte que ceux-ci soient dignes en termes de conditions de travail et de rémunération, en est une autre. Mouhamadou Lamine Badji, du SYTS, est aussi coordinateur de l'intersyndicale nationale du secteur des télécommunications. Pour lui, la situation actuelle au Sénégal révèle « toute la complexité que porte le numérique, avec l'émergence sans cesse de nouveaux métiers, comme les livreurs à motos appelés ‘'Tiak-Tiak'' munis d'applications installées sur leurs téléphones ou la vente en ligne de produits. »
Pour défendre les intérêts de ces travailleurs, qui ne sont pas toujours employés formellement, le SYTS travaille à la mise en place d'une convention de branche propre au numérique. « Dans ce secteur, il y a des sociétés prospères qui alignent leurs employés sur la convention de commerce, ce qui leur permet de mal les payer [au taux horaire] », souligne le syndicaliste.
Dans son atelier-boutique du quartier résidentiel de Sacré-Cœur 3 à Dakar, Aïcha Guissé a l'ambition de vivre de sa passion. Cette jeune femme de 26 ans, autonome et bardée de diplômes obtenus entre le Sénégal et la France, est la fondatrice depuis fin 2022 de Solü, une marque de vêtements pour hommes et femmes, pensée et fabriquée avec une touche africaine. Les collections de cette « native du numérique » se vendent directement via Instagram et WhatsApp, à travers des paiements par QR code. Elle échange plusieurs heures par jour sur les messageries numériques avec une clientèle exigeante et qui aime communiquer ; mais aussi avec les livreurs locaux (les ‘'Tiak-Tiak'') et internationaux qui transportent ses colis via les services collaboratifs GP. Pour elle, les technologies numériques sont indispensables.
« La difficulté, c'est la gestion. Il faut surveiller les pages de nos plateformes, avoir l'œil sur les commandes, les stocks et leur suivi. Cela demande que nous soyons actifs et disponibles à tout instant », explique l'entrepreneuse. Malgré son engagement et sa forte discipline de travail, la jeune femme avoue pourtant devoir encore garder, pour le moment, son emploi de salariée dans l'administration d'un établissement d'enseignement supérieur, faute de pouvoir vivre correctement de son métier de styliste.
« On trouve des entrepreneurs et autoentrepreneurs qui, selon notre perception de syndicaliste, pourraient être considérés comme des travailleurs. Ce sont des jeunes qui déploient beaucoup d'inventivité et d'innovation. Mais ils manquent aussi d'accompagnement, notamment en termes de sécurité sociale. Cela rend leur situation assez précaire », concède M. Lamine Badji.
Pour lui, il urge d'encadrer l'effervescence dans cet écosystème : « Nous les accompagnons par la syndicalisation, la formalisation de leurs business et de leurs propres situations et par des conseils pratiques ».
La mise en place d'une coordination intersyndicale vise à aider les milliers de jeunes autoentrepreneurs, comme Aïcha, ou salariés avec l'objectif à terme d'obtenir une convention de branche qui permettrait, par exemple, d'harmoniser les salaires. « Cette convention les protégerait aussi contre les licenciements économiques abusifs ou contre un dumping social qui tirerait tout le monde vers le bas », argumente le leader du SYTS, syndicat affilié à la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS), première centrale du pays.
Désormais, l'expert Aboubacar Sadikh Ndiaye appelle les autorités sénégalaises à s'inspirer de l'expérience marocaine lancée il y a dix ans : des investissements massifs, ciblés et cohérents dans la formation de milliers d'ingénieurs de haut niveau capables de « concevoir et de coder ».
« Aujourd'hui, cette stratégie porte ses fruits : Starlink et SpaceX d'Elon Musk s'installent dans le royaume, non pour exploiter une main d'œuvre bon marché, mais parce qu'ils trouvent sur place des ingénieurs capables de comprendre leurs technologies complexes, de développer des solutions innovantes et pas seulement des exécutants », signale l'auteur du livre Langage de la transformation digitale.
« Il faut que le Sénégal paie le prix de l'innovation », avertit Mouhamadou Lamine Badji. « Le numérique est aujourd'hui à l'image de l'électricité pendant la 2e Révolution industrielle : les pays en retard dans ce domaine sont condamnés à exister en marge de l'économie mondiale. »
02.09.2025 à 11:25
Dans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement (…)
- Actualité / Colombie, Bolivie , Equateur , Égalité des genres, Santé et sécurité, Pauvreté, Politique et économie, Développement durable, Protection sociale, Vieillissement de la population , Salman YunusDans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement : un travail qui exige du temps, de l'énergie, des responsabilités et des ressources.
En Bolivie, en Équateur, en Colombie, comme dans d'autres pays andins, nombreuses sont les grands-mères qui, contraintes par la précarité de l'emploi, l'exclusion sociale ou la décision de leurs enfants d'émigrer, doivent assumer la responsabilité d'élever leurs petits-enfants. Ce qui peut, à première vue, apparaître comme du dévouement pur et spontané, se révèle en réalité participer d'une stratégie de survie dont la charge continue d'incomber aux femmes majoritairement. En l'absence de politiques publiques pour l'enfance et la vieillesse, celles-ci se voient confrontées à un double fardeau : prendre soin des autres alors qu'elles-mêmes vieillissent sans recevoir de soins.
En Amérique latine, les soins non rémunérés incombent majoritairement aux femmes, qui y consacrent trois fois plus de temps que les hommes, selon les données de la Banque interaméricaine de développement (BID). Bien que ces tâches soient essentielles au bien-être quotidien, leur répartition inégale limite sensiblement les possibilités d'éducation, d'emploi et de développement personnel des femmes.
Le fossé se creuse davantage si l'on considère le recoupement entre la précarité de l'emploi et le vieillissement de la population, où les grands-mères émergent comme des figures silencieuses mais néanmoins indispensables.
À Ibagué, en Colombie, Luz Marly Arias, de la Fondation Niños de Nazareth, a connu cette réalité de visu : « [À la fondation], nous constatons que de nombreuses grands-mères ont la charge des petits-enfants parce que les mères exercent des emplois informels, sont absentes ou sont confrontées à des situations extrêmes, telles que la privation de liberté. Au bout du compte, ce sont les grands-mères qui doivent en assumer la charge. »
« On voit de tout. Certaines ont encore la forme, alors que d'autres moins, sont affaiblies, ou doivent s'aider d'une canne », explique-t-elle.
Les soins ne se limitent pas à l'accompagnement ou à l'alimentation. Cette responsabilité englobe les aspects physiques, émotionnels et économiques. Pourtant, le discours dominant continue de les présenter comme des « grands-mères dévouées par amour », sans reconnaître que ce qu'elles font est un travail essentiel, complexe et non rémunéré.
L'écrivaine et activiste Silvia Federici le résume clairement : « Ce qu'ils nomment amour, est en fait du travail non rémunéré ». Cette phrase prend tout son sens si l'on considère que ces femmes, avec leur corps vieillissant et leurs ressources limitées, assurent la subsistance de leur famille et de leur communauté, alors que personne n'est là pour veiller à la leur.
Eneida Barrios, 49 ans, membre du Réseau des femmes travailleuses et syndicalistes de Bolivie (Red de Mujeres Trabajadoras y Sindicalistas de Bolivia, RMTSB), met en garde contre les conséquences cumulées d'un tel surmenage : « Il s'agit d'une chaîne d'inégalités qui ne cesse de s'allonger. Et lorsque nous atteignons un âge avancé, nous constatons combien l'abandon des femmes – qui finissent par assumer la charge des enfants et des petits-enfants – prend de l'ampleur. Nous devrions prendre soin de nous-mêmes, de notre santé, or nous nous trouvons confrontées à une pauvreté temporelle. »
Faire reconnaître les soins comme un travail à part entière n'a pas été chose facile, pas même pour les personnes qui les prodiguent. Norka Ivonne Flores, 53 ans, également membre du RMTSB, l'explique ainsi : « Au début, nous nous disions : comment s'occuper de sa mère, s'occuper de sa famille, ou s'occuper de ses petits-enfants peut-il être considéré comme du travail ? Le plus difficile a été d'admettre que, oui, il s'agit bel et bien d'un travail. »
« Et ce n'est pas d'être rémunérées pour nous occuper de nos petits-enfants qu'il s'agit, mais bien de la reconnaissance que les soins ont pour but de préserver la vie, et que dès lors, nous devons reconnaître que les soins relèvent de la responsabilité commune de chacune et de chacun d'entre nous », ajoute-t-elle.
Dans la région andine, la demande de soins dépasse les capacités de l'État. Selon le rapport Panorama Social 2024 de la CEPALC, les femmes âgées, au lieu de vieillir dans la dignité, sont obligées d'assumer des tâches d'éducation et de soins aux enfants qui ne sont ni prises en charge ni garanties par l'État.
Le cas de Concepción Mora, une grand-mère de 80 ans qui vit à Bogotá, en Colombie, est particulièrement poignant. Depuis 33 ans, elle s'occupe de son petit-fils atteint d'une déficience intellectuelle et d'épilepsie. Son fils, le père du jeune homme, est décédé il y a plus de dix ans et la mère est absente depuis son enfance. Loin de ce qu'elle aurait pu imaginer, Concepción a dû reprendre son rôle de mère.
« Je passe toute la journée avec lui. Je dois le laver, le raser, lui couper les ongles. Il ne peut pas rester seul parce qu'il tombe. Nous nous sommes souvent retrouvés par terre, moi au-dessus de lui. Je n'ai plus la force, mais je continue », confie-t-elle.
Son seul revenu est une pension de veuve. Elle paie le loyer, la nourriture et les charges. Il lui arrive d'être aidée par des proches, mais c'est elle qui porte l'essentiel de la charge.
Son corps porte les stigmates de décennies de travail non reconnu : douleur chronique, perte de poids et mobilité réduite. « Avant, je pesais 78 kilos. Aujourd'hui, j'en pèse 63. Je suis épuisée, physiquement et moralement. Cela me fait mal de savoir que le jour où je ne serai plus là, il n'y aura personne pour s'occuper de lui. Cela me déchire le cœur. »
Concepción n'est pas la seule. Dans de nombreux foyers andins, les grands-mères assument des responsabilités qui devraient normalement être partagées. L'absence de politiques axées sur le genre et les soins signifie que le travail de soins incombe presque exclusivement aux familles et, au sein de celles-ci, aux femmes âgées, le cas échéant. En l'absence d'une prise de responsabilité partagée de l'État et de la société, ces grands-mères continueront à veiller au bien-être des autres au détriment de leur propre bien-être.
« Depuis que je suis ici avec lui, je me suis privée de beaucoup de choses. Avant, j'aimais rendre visite à ma sœur, à mes nièces. Mais à présent, je ne peux pratiquement plus sortir. Je ne peux pas prendre des taxis à tout bout de champ », dit-elle. Son témoignage donne un visage humain à des réalités froides, mais il révèle aussi une vérité émotionnelle : en l'absence de changement structurel, les soins continueront à retomber – par habitude ou par négligence institutionnelle – sur ces corps déjà épuisés.
« Tous les problèmes ont une solution : les grands-mères », ironise Norka. Dans son entourage, de nombreuses femmes proches de la retraite restent prisonnières de responsabilités familiales qui les empêchent de se reposer pleinement. J'entends des consœurs dire : « Je ne peux pas prendre ma retraite car j'aide mon fils à s'occuper de sa maison », ou « parce que j'ai mon petit-fils ». Et même lorsqu'elles parviennent à prendre leur retraite, on attend toujours d'elles qu'elles s'occupent des enfants, parce que « maman a du temps libre ». Ainsi, les obligations se prolongent dans la vieillesse.
À Quito, en Équateur, Emperatriz, 72 ans, grand-mère retraitée de quatre enfants, présente un point de vue différent. Elle se considère indépendante et capable de prendre des décisions concernant sa vie, tout en reconnaissant que beaucoup de grands-mères n'ont pas cette possibilité.
« En tant que grand-mères, nous devons comprendre que nous nous trouvons à un stade de la vie où notre disponibilité va s'amenuisant. Nous devons profiter de la force que nous avons encore et nous libérer de toutes les chaînes. Et apprendre à dire “je m'arrête là” [à nos enfants] », dit-elle. Pour elle, le problème ne tient pas seulement au manque de soutien institutionnel, mais aussi aux attentes sociales, où les femmes âgées sont supposées être pleinement disponibles pour s'occuper de leurs enfants.
« Ce n'est pas parce que vos enfants vivent à la maison qu'ils peuvent vous imposer le rôle d'aidante. Il faut apprendre à dire non. L'aide oui, la responsabilité à 100 %, non », insiste-t-elle.
L'expérience d'Emperatriz reflète la tension entre le désir d'autonomie et une culture qui exige un sacrifice constant. Rompre avec ce dictat n'est pas facile, mais certes indispensable.
À Ibagué, en Colombie, Elvira Suárez, 69 ans, montre comment le surmenage se transmet de génération en génération. Depuis sa plus tendre enfance, cette femme s'est consacrée exclusivement à son foyer. Elle avait des talents de couturière, mais son mari ne lui a pas permis de travailler. « Je gérais ce qu'il me donnait et j'économisais [...], voilà comment je me suis débrouillée avec mon argent ».
À la mort de son mari, alors qu'elle était sans emploi, elle s'est débrouillée en vendant des empanadas dans une université. Aujourd'hui, à un âge avancé, elle s'occupe de ses petits-enfants alors que l'une de ses filles travaille à l'extérieur. Sans le vouloir, elle répète le cycle sans fin des soins.
« Il n'y a pas eu la moindre discussion, nous vivions dans la même maison, elles [ses filles] allaient travailler et j'ai dû rester à m'occuper des enfants. Voilà comment cela s'est passé », dit-elle.
Elvira cuisine, donne un coup de main avec les devoirs, s'occupe des tâches ménagères. Elle le fait avec beaucoup d'amour, mais aussi de fatigue. « Quand j'ai eu mes enfants, personne ne m'a aidée, j'ai souffert. Et maintenant, je dois tout recommencer [...] c'est injuste. » Elle rêve de monter un petit atelier de couture pour enfants, mais elle n'a pas de machine à coudre : « C'est cher et je n'en ai pas les moyens ».
Comme tant d'autres femmes, elle a passé sa vie à travailler de manière informelle, sans rémunération, à la maison. Aujourd'hui, elle continue à s'occuper de ses proches sans pension ni reconnaissance. La CEPALC parle d'« inégalités cumulées ». En l'absence de revenu décent et de politiques de protection, de nombreuses femmes vieillissent en dépendant de la bonne volonté de leur famille ou d'initiatives communautaires.
« Qu'advient-il de ces femmes [grands-mères] lorsqu'elles atteignent le troisième âge ? C'est alors qu'elles ont le plus besoin de soins qu'elles sont le moins protégées », avertit Mme Barrios.
« En Bolivie, par exemple, nous avons une excellente Constitution, de même qu'une loi pour le troisième âge, mais malheureusement elles ne fonctionnent pas », déplore Mme Barrios, attirant l'attention sur une lacune persistante et commune dans plusieurs pays de la région andine : des lois existent, mais il manque les moyens financiers, la coordination et une réelle volonté politique pour les mettre en application.
Il en résulte des politiques fragmentées, dans le cadre desquelles l'État finit par déléguer une grande partie des soins aux familles, renforçant par-là même les inégalités de genre. La syndicaliste préconise la mise en place de systèmes publics complets, basés sur une approche intersectionnelle, qui reconnaissent le travail de soins sous toutes ses formes, le redistribuent et l'accompagnent d'une éducation, d'une protection sociale et de l'élimination de tout préjugé.
En outre, « il est essentiel de socialiser ces lois afin de permettre aux citoyens de les connaître et de faire valoir leurs droits », ajoute Mme Emperatriz.
Malgré certaines avancées au niveau de la région, telles que les pensions non contributives, l'accès aux soins de santé ou les programmes d'aide aux personnes âgées, celles-ci restent insuffisantes. Bon nombre d'entre elles ne reflètent pas les réalités complexes de groupes clés, tels que les grands-mères, qui continuent à jouer un rôle fondamental au sein des familles.
Par ailleurs, la portée de l'intervention de l'État est toujours sujette à débat : le rôle de l'état doit-il s'en tenir au soutien économique aux familles uniquement ou aller plus loin ? C'est ce que préconisent les organisations syndicales nationales telles que le RMTSB, mais aussi les organisations régionales et internationales, notamment la CSA et la CSI, qui demandent que la prise en charge publique des soins pour tous constitue une priorité.
Au-delà de la région andine, dans les métropoles comme Mexico, les débats en faveur de l'allocation de prestations aux grands-parents soignants représentent certes une avancée. Cependant, comme avertit Mme Barrios, il ne s'agit jamais que de remèdes palliatifs qui omettent de remettre en cause ou de transformer les structures qui perpétuent les inégalités liées au genre ou à l'âge dans le travail de soins.
Entretemps, chaque matin, dans des milliers de foyers andins, des grands-mères s'affairent à préparer le petit-déjeuner, accompagnent les enfants à l'école, prennent soin d'eux lorsqu'ils tombent malades et les aident à faire leurs devoirs. Elles soutiennent la vie familiale de façon désintéressée.
« Moi aussi, j'ai le droit, jusqu'à mon dernier jour, de faire ce que je veux, et non ce qu'on m'impose », déclare Mme Emperatriz.
Par ces propos, elle revendique non seulement son autonomie dans la vieillesse, mais elle remet également en question une culture qui a légitimé le dévouement total des femmes à la prise en charge des autres, souvent au détriment de leurs propres désirs et de leurs propres projets. Il ne suffit pas de les remercier ou d'idéaliser leur dévouement, estiment les syndicalistes boliviennes. Des politiques concrètes sont nécessaires pour reconnaître leur travail, le redistribuer et garantir des conditions décentes pour leur vieillesse.
« Je m'inquiète de ce qui arrivera quand je partirai à la retraite, combien je toucherai, si je pourrai subvenir aux besoins de ma famille », indique Mme Barrios. Il s'agit, selon elle, d'une préoccupation que partagent de nombreuses femmes, le reflet d'une santé émotionnelle usée par des années de surmenage vécues dans le silence.
À l'heure où dans la région, les discours sur les droits humains et la justice sociale ne manquent pas, une question aussi simple qu'urgente se pose : qui est là pour s'occuper des personnes qui prennent soin des autres ?
29.08.2025 à 11:48
Poussé par le commerce électronique et les changements radicaux que les technologies ont entraînés dans les habitudes de consommation des Européens, le secteur de la logistique affiche aujourd'hui l'une des plus fortes croissances de l'économie européenne. Cependant, sa transformation est telle que le dernier tronçon du parcours de distribution et de livraison des commandes en ligne est devenu un véritable laboratoire de la précarité et des abus au travail.
En effet, la société européenne (…)
Poussé par le commerce électronique et les changements radicaux que les technologies ont entraînés dans les habitudes de consommation des Européens, le secteur de la logistique affiche aujourd'hui l'une des plus fortes croissances de l'économie européenne. Cependant, sa transformation est telle que le dernier tronçon du parcours de distribution et de livraison des commandes en ligne est devenu un véritable laboratoire de la précarité et des abus au travail.
En effet, la société européenne achète et consomme de plus en plus sur le Web et les besoins liés au transport et à la livraison à domicile de tous ces produits ont entraîné une profonde métamorphose du secteur. Les conditions de travail se sont détériorées à tel point que la rotation du personnel atteint aujourd'hui un niveau impensable il y a quelques années encore.
Le modèle né de cette transmutation se traduit par l'utilisation de réseaux de sous-traitance complexes et la généralisation de contrats extrêmement précaires, mal payés et soumis à un contrôle numérique exhaustif, minute par minute, du travail des transporteurs et des livreurs. Pourtant, la santé et la sécurité de ces travailleurs n'intéressent guère les grandes multinationales qui tirent profit de cette activité, à l'instar d'Amazon, eBay, Allegro, Zalando, Temu, Shein et AliExpress, qui n'hésitent pas à s'approprier les bénéfices générés par la délégation à d'autres entreprises du transport, du stockage, de la redistribution et de la livraison finale de leurs produits à leur destination à travers une chaîne de sous-traitance qui favorise le recours à des travailleurs non rattachés aux multinationales, mais qui travaillent en se pliant aux exigences de ces dernières dans des conditions qui permettent de proposer des coûts de livraison dérisoires.
La pression que subissent les travailleurs est brutale : souvent migrants, souvent aussi indépendants, ils travaillent fréquemment sans connaître d'autres collègues, ce qui limite leur capacité d'association et de négociation collective, mais la stratégie du « diviser pour régner » les met également implicitement en concurrence les uns avec les autres dans un effort incessant pour répondre à toutes les demandes automatisées que le système algorithmique d'une de ces multinationales impose souvent à sa chaîne de sous-traitance, avec le risque intrinsèque de ne plus recevoir de nouvelles commandes s'ils obtiennent une mauvaise note pour leurs performances.
La logistique est ainsi devenue le parfait reflet de la détérioration des conditions de travail et du droit de travail en Europe au cours des dernières années, tandis que les inspecteurs du travail affrontent avec difficulté les réseaux opaques, éphémères et mouvants de la sous-traitance et de la précarité généralisée qui rendent possible une activité évaluée à 1.160 milliards d'euros (1.355 milliards de dollars US) l'année dernière à travers toute l'Europe.
Dans ce cadre, le maillon le plus faible et le plus déterminant de la chaîne acquiert une importance particulière, car il rend possible la livraison finale des commandes partout sur le continent en un temps record, ce que l'on appelle la « logistique du dernier kilomètre ». Une étude récente de l'Institut syndical européen (ETUI), intitulée « Sorry we subcontracted you », réalisée à partir de recherches et d'entretiens avec des syndicalistes, des avocats, des inspecteurs du travail et d'autres experts, et en grande partie inspirée par le film Sorry We Missed You de Ken Loach (2019), reflète au travers de cas concrets les transformations problématiques qui sont à l'œuvre dans les quatre plus grands marchés européens de ce sous-secteur : les chaînes de sous-traitance opaques en Allemagne (le plus grand de tous, valorisé à 286 milliards d'euros [334 milliards de dollars US]), les opérations en marge de la législation du travail en Espagne (le deuxième plus grand, 263 milliards d'euros [307 milliards de dollars US]), les violations généralisées des droits du travail en France (169 milliards [197 milliards de dollars US]) et les cas d'exploitation du travail généralisée en Italie (145 milliards [169 milliards de dollars US]).
Dans un entretien accordé à Equal Times, la coordinatrice et chercheuse principale du rapport, Silvia Borelli, professeure de droit du travail à l'université italienne de Ferrare, explique comment le secteur de l'entreposage et des livraisons à domicile a fini par reposer sur un modèle qui a fait de la sous-traitance, de la précarité et du contrôle automatisé la tempête artificielle parfaite pour réduire au maximum les coûts logistiques des multinationales, aux dépens de la sécurité et des conditions de travail d'employés dont la rentabilité est opportunément extraite sans que ces multinationales ne doivent assumer la moindre responsabilité à leur égard.
Que nous apprennent les conclusions de ce rapport ?
Ce que nous avons découvert avec ce rapport, c'est que la sous-traitance constitue le modèle commercial principal dans le domaine de la livraison, c'est-à-dire le dernier maillon de l'industrie, à savoir la « logistique du dernier kilomètre ». La logistique est de plus en plus dominée par de grandes multinationales, telles que FedEx, DHL, Amazon Transport, etc., qui sous-traitent généralement leurs services de livraison à des entreprises plus petites, sur lesquelles elles ont un certain pouvoir, du fait de l'énorme déséquilibre entre la multinationale au sommet de la chaîne et les sous-traitants, qui sont généralement des PME. En substance, les multinationales peuvent leur imposer pratiquement n'importe quoi, notamment le délai de livraison des marchandises et le prix facturé, et lorsqu'un système de gestion algorithmique est utilisé, ce type de contrôle est encore plus fort.
C'est ce qui se produit avec Amazon, par exemple, qui soumet ses sous-traitants à son système informatisé, ce qui lui permet de contrôler toutes leurs activités à tout moment. Comme les sous-traitants sont des entités juridiques distinctes d'Amazon, le risque et la responsabilité [concernant la livraison et les travailleurs] sont assumés par les sous-traitants, tandis que les multinationales bénéficient de ce que l'on appelle le « voile corporatif ». Le fait que les entreprises soient des entités distinctes [implique que] le risque ou la responsabilité d'un travailleur qui ne leur appartient pas ne peut pas être imputé. Cela permet de réduire les coûts du travail et d'augmenter les profits, car il est évident que chaque sous-traitant applique des conditions de travail différentes (et que la multinationale a tendance à choisir l'option la moins chère). Il peut s'agir de petites entreprises, où les syndicats ne sont pas présents, et parfois, pour répondre aux exigences de la multinationale, le droit du travail est violé… mais, comme il s'agit d'entreprises différentes, la violation n'est imputée qu'au sous-traitant ultime.
Ce système encourage-t-il donc la sous-traitance vers les entreprises les moins chères, c'est-à-dire celles qui offrent les pires conditions de travail, la plus grande instabilité et le plus grand risque d'abus ?
Tout à fait. De fait, la sous-traitance confère un avantage considérable à la multinationale. Le problème est que les chaînes de sous-traitance se créent parce que chaque entreprise souhaite tirer profit du processus. Imaginons qu'Amazon confie une partie de sa logistique à un sous-traitant, qui à son tour la confie à un autre sous-traitant, et ainsi à plusieurs reprises : l'entreprise qui passe la commande est celle qui a le pouvoir de tirer profit de cette délégation, et dans certains pays, comme en France, les sous-traitants ultimes sont souvent en réalité des travailleurs indépendants, ce qui crée un déséquilibre de forces entre des personnes seules face à de grandes entreprises.
Dans ce cas, il est impossible de négocier quoi que ce soit donc. Soit l'employé accepte les conditions imposées sans broncher, soit il n'y a pas de commande.
Exactement. Et le déséquilibre se creuse encore davantage lorsqu'on utilise un système de gestion algorithmique. Le cas d'Amazon est particulièrement important, car l'entreprise est entourée d'une constellation de sous-traitants, dont un grand nombre sont des travailleurs indépendants soumis à ce système automatisé, qui n'ont aucune liberté dans leur travail. Cette situation s'est également produite en Italie, où Amazon a fini par être poursuivie en justice pour un délit de « caporalato » numérique (une activité criminelle consistant à recruter des personnes vulnérables pour les exploiter dans des conditions illégales et abusives, parfois proches de l'esclavage). La justice italienne a estimé qu'Amazon devrait être considéré comme le véritable employeur de tous ses sous-traitants, précisément parce qu'Amazon avait la capacité de les contrôler à tout moment à travers ce système de gestion algorithmique.
Le problème est que cette affaire consistait en une procédure pénale, ce qui signifie que le juge pouvait sanctionner le contrevenant sans toutefois affecter les relations entre les personnes impliquées. En d'autres termes, Amazon doit payer une lourde amende et adapter son organisation, mais les sous-traitants employés dans le cadre de cette procédure criminelle [c.-à-d. le fait de les inscrire dans un pool de livreurs sous-traitants, auxquels le système algorithmique d'Amazon attribuait des commandes spécifiques] n'obtiennent cependant pas le droit d'être embauchés directement par Amazon. Pour ce faire, il aurait fallu une procédure civile, ce qui constitue un autre problème, car ce que nous avons découvert dans nos recherches, c'est que les travailleurs ne veulent pas engager de poursuites en justice… précisément parce qu'ils doivent travailler et ont besoin de ce travail. Et dans cette « logistique du dernier kilomètre », ces travailleurs sont souvent des migrants. En Espagne, par exemple, ce n'est pas tant le cas, mais il s'agit de toute façon de personnes qui ont besoin d'un salaire à la fin du mois et qui ont peur de ne plus être rappelées pour de nouvelles commandes si elles saisissent les tribunaux, car, si elles perdent ce travail, elles risquent de ne plus pouvoir réintégrer le secteur.
En fait, dans ce secteur, une grande multinationale comme Amazon contrôle pratiquement la totalité du marché : perdre son emploi pourrait donc presque signifier quitter le secteur.
Exactement. Nous avons d'un côté des travailleurs qui ont besoin d'argent et de l'autre une entreprise qui en gagne énormément, ce qui crée donc une situation totalement déséquilibrée.
Comment la technologie influence-t-elle cette situation et qu'implique concrètement le fonctionnement de ce système de gestion algorithmique ? Comment affecte-t-il cette relation déjà déséquilibrée ?
Dans le cas des sous-traitants d'Amazon, par exemple, nous mentionnons dans le rapport un cas où les livreurs installent des appareils dans leur camionnette. Ces appareils contrôlent leurs déplacements et leur permettent de recevoir des instructions pour livrer certaines marchandises dans un certain ordre, en suivant des itinéraires précis. Le système indique l'adresse et Amazon sait à tout moment où se trouvent les livreurs. Par ailleurs, les délais de livraison de chaque colis sont contrôlés, ce qui permet à Amazon de les mesurer en temps réel et de déterminer qui sont les « bons sous-traitants » et ceux qui ne le sont pas. C'est exactement comme dans le film de Ken Loach : l'entreprise principale contrôle où vous vous trouvez à tout moment et peut vous donner des instructions en continu à travers son système.
Je suppose que cela doit créer une tension constante entre la livraison théorique, prévue par la machine, et la réalité, faite de contretemps imprévisibles, alors que la pression pour compenser ce déséquilibre et satisfaire aux exigences de la machine, dans la crainte de perdre son travail et d'être exclu du secteur, repose sur les épaules isolées de chaque livreur individuellement.
Oui, c'est tout à fait exact. N'oubliez pas que, si vous êtes travailleur indépendant, il est très facile pour Amazon de mettre fin à votre contrat, car vous ne bénéficiez d'aucune protection contre le licenciement. Ainsi, si vous n'obtenez pas une bonne évaluation, Amazon peut vous licencier sans ménagement. Il en va de même pour les petites entreprises, comme dans un autre cas que nous avons découvert en Italie : le système de la société principale pouvait obliger son sous-traitant à licencier un employé en particulier, ou à se passer complètement de son sous-traitant. Dans tous les cas, il n'y a aucune protection contre le licenciement. Pour les employés, cela représente évidemment une pression énorme, car ils savent qu'ils sont surveillés, que chaque minute de leur rendement est contrôlée, ce qui crée des problèmes : ils travaillent dans un état de stress intense et le risque d'accident du travail augmente en raison du rythme et de la vitesse auxquels ils doivent travailler.
À cela s'ajoute le fait qu'il est aujourd'hui très facile de créer une entreprise en très peu de temps, de sorte qu'un sous-traitant qui ne répond pas aux exigences peut être remplacé sans difficulté. La volatilité des entreprises est très forte : de nombreuses entreprises éphémères sont facilement remplaçables. Dans nos recherches, nous avons découvert que, dans la pratique, tous les sous-traitants sont fréquemment remplacés. Le cas français est également très particulier, car nous avons constaté que, pendant les trois premières années d'existence d'une entreprise, l'inspection du travail ne la contrôle généralement pas… Les entreprises ont donc tendance à durer trois ans, et, lorsque les contrôles commencent, l'entreprise n'existe déjà plus. Puis une nouvelle apparaît.
Cela est en grande partie dû au fait que cette nouvelle situation n'est pas encore entièrement réglementée. La législation actuelle est-elle suffisante ou existe-t-il déjà des règles qui s'appliquent à ces pratiques à l'échelle européenne ? Sinon, observe-t-on une prise de conscience politique à ce sujet et peut-on espérer une législation plus complète à l'avenir ?
Ce type de problèmes ne se pose pas uniquement dans le cadre de la sous-traitance, mais bel et bien pour tous les types de gestion algorithmique des travailleurs. Les syndicats européens tentent de faire adopter une réglementation sur les systèmes de gestion algorithmique, mais, pour l'instant, nous disposons uniquement de la Directive sur les travailleurs des plateformes qui ne s'applique que s'il existe une plateforme de travail numérique telle que définie dans cette directive… Nous constatons cependant que l'utilisation de cette technologie va au-delà de la seule livraison et qu'il est donc nécessaire de mettre en place une réglementation qui s'applique à toutes les applications professionnelles possibles. Par exemple, une gestion algorithmique est également imposée dans les entrepôts, mais, comme il s'agit de plateformes mondiales, telles que Glovo, Deliveroo et consorts, la réglementation actuelle ne s'applique pas sur elles. Le problème reste alors inchangé : le système informatique augmente le pouvoir de contrôle et de redirection des travailleurs, mais de manière opaque, car il n'est pas visible. Il n'y a donc pas d'individu spécifique qui donne les ordres. Le contrôle devient dès lors plus intense et moins transparent.
Cela dit, une prise de conscience politique existe au Parlement européen, tant à propos du problème de la sous-traitance que de celui de la gestion algorithmique. Un rapport est en cours de rédaction afin de proposer à la Commission européenne de réglementer la sous-traitance et une initiative sur ces systèmes de gestion algorithmique verra bientôt le jour. Le problème est que la composition actuelle du Conseil et la position de cette Commission ne sont en général pas favorables aux travailleurs et le Parlement a récemment reçu une communication de la Commission faisant part de sa volonté de simplifier la législation… Dans ce contexte, il est donc très difficile d'adopter une nouvelle réglementation, mais je pense que tout le monde est conscient de ce problème et la principale difficulté réside dans le manque de volonté politique de le réglementer.
28.08.2025 à 16:25
26.08.2025 à 10:51
21.08.2025 à 11:23
19.08.2025 à 09:06
Nils Sabin
En 2024, la Bolivie a brûlé de mille feux. Les incendies, qui reviennent chaque année, ont été sans précédent : 12,6 millions d'hectares, soit quatre fois la superficie d'un pays comme la Belgique, sont partis en fumée. De très nombreuses communautés indigènes ont vu une partie, voire la totalité de leur territoire ravagé par les flammes. Dans le cas de la Centrale indigène Païkoneka de San Javier, une organisation regroupant 60 communautés indigènes à l'est de la Bolivie, 25 d'entre elles (…)
- Actualité / Amérique Latine-Global, Négociation collective, Environnement, Crise climatique, Développement durable, Désastres , Louise DurkinEn 2024, la Bolivie a brûlé de mille feux. Les incendies, qui reviennent chaque année, ont été sans précédent : 12,6 millions d'hectares, soit quatre fois la superficie d'un pays comme la Belgique, sont partis en fumée. De très nombreuses communautés indigènes ont vu une partie, voire la totalité de leur territoire ravagé par les flammes. Dans le cas de la Centrale indigène Païkoneka de San Javier, une organisation regroupant 60 communautés indigènes à l'est de la Bolivie, 25 d'entre elles ont été affectées.
« On a perdu tout le manioc, les bananes, le riz, la patate douce, l'ananas. Tout ce que l'on cultive pour vivre », témoigne Agustín, de la communauté Los Tajibos, « le feu nous a presque tout pris et depuis, chacun survit comme il peut. »
L'année 2024 a été une année terrible pour les communautés de la Centrale païkoneka : « Nous avons d'abord souffert d'une sécheresse terrible qui nous a fait perdre beaucoup de récoltes et directement après, les incendies, amplifiés par la sécheresse, qui ont duré de juin à octobre », explique Brian Baca Talamas, technicien et coordinateur des pompiers volontaires païkoneka.
Pour se rendre dans l'une des communautés affectées, il est difficile de trouver un véhicule, l'immense majorité de ceux de la Centrale indigène sont hors d'état de marche ou en réparation, après avoir servi à combattre les incendies dans des conditions difficiles.
À Bella Vista, le territoire de la communauté a été ravagé à plus de 70% par les incendies comme l'explique Maria Rodriguez Sorioco, une de ses membres : « Nous n'avons plus de quoi vivre ! Nous n'avons presque rien semé, alors que c'est ce qui nous permet de vivre ». À part quelques vaches qui paissent près de la petite église, la communauté semble vidée de ses habitants. Ceux-ci se sont retrouvés obligés d'aller travailler comme journalier dans les ranchs alentour. « Mais à 80 bolivianos [environ 10 euros] par jour, ce n'est pas suffisant pour une famille. Nous devons tout rationner et nous n'avons pas assez de nourriture pour nous alimenter correctement », souligne M. Baca Talamas.
Ces incendies ont aussi entraîné une migration temporaire inédite dans l'histoire de la centrale : « Une famille sur cinq a dû partir en ville pour trouver un travail salarié et pouvoir manger », ajoute-t-il. La situation n'était toujours pas revenue à la normale, trois mois après la fin des incendies.
La Bolivie n'est pas le seul pays à avoir souffert de la sécheresse et des feux en 2024. Le Brésil, l'Argentine, le Paraguay ou encore le Pérou ont fait face à des situations similaires. En Amérique centrale, ce sont les ouragans et tempêtes tropicales qui ont fait des ravages.
Selon l'organisation météorologique mondiale (OMM), 2024 a été une année record en termes d'ouragan, d'inondations, de sécheresses et d'incendies forestiers en Amérique latine et dans les Caraïbes. Dans la région, 74 % des pays sont fortement exposés à ce type de phénomènes météorologiques extrêmes, alertait l'Organisation Panaméricaine de la Santé en janvier 2025.
La fréquence élevée de ces évènements climatiques est un véritable risque dans une région où 17% des emplois dépendent directement des écosystèmes. Parmi les secteurs les plus touchés : l'agriculture, le tourisme nature, la pêche ou encore l'industrie du bois.
De par son importance en termes d'emploi et sa vulnérabilité aux évènements climatiques extrêmes, l'agriculture est de loin le secteur le plus à risque : « Il y a déjà des variations de températures, de précipitations qui vont continuer à se renforcer et qui peuvent affecter positivement ou négativement la production agricole en fonction des systèmes productifs », détaille Deissy Martínez-Barón, chercheuse colombienne et membre de l'Alliance pour la biodiversité et Centre International d'Agriculture Tropicale (CIAT). « Mais concernant la récurrence plus élevée d'événements climatiques extrêmes, les conséquences sont totalement négatives », indique-t-elle.
Pour autant, il est très difficile de chiffrer précisément les conséquences que pourrait avoir le changement climatique sur les emplois liés aux écosystèmes. « Il y a encore beaucoup de simplicité dans les modèles que nous utilisons pour interpréter ce qu'il se passe maintenant et dans les années à venir », reconnaît Santiago Lorenzo, chef de l'unité Économie du changement climatique de la Commission Économique pour l'Amérique Latine et les Caraïbes (Cepal). Et surtout, « cela dépend de comment les États investissent dans l'adaptation au changement climatique. »
« Si rien n'est fait, les emplois perdus se compteront en millions. Mais il est aussi possible d'investir dans des secteurs d'avenir qui ont besoin de beaucoup de main d'œuvre, par exemple, dans la conservation de l'environnement », continue M. Lorenzo.
Selon la Banque Interaméricaine de Développement (BID), la transition vers une économie plus durable pourrait créer jusqu'à 15 millions d'emplois dans la région d'ici 2030. Pour Deissy Martínez-Barón, l'un des freins à cette transition est le manque de vision à long terme. « Au niveau national, l'horizon des gouvernements est le plus souvent leur 4 ou 5 ans de mandat. Et au niveau local, les petits producteurs ont du mal à se projeter au-delà de la prochaine récolte et c'est parfois même au jour le jour ».
L'Alliance pour la biodiversité - CIAT tente de changer cela au niveau local en donnant aux petits producteurs, qui représentent 80% des exploitations du sous-continent, les outils et la formation nécessaires pour qu'ils puissent comprendre et évaluer par eux-mêmes comment le changement climatique va affecter leurs cultures.
L'un des projets les plus aboutis a lieu au Guatemala et au Honduras, dans le « corridor sec » centraméricain, une région caractérisée par des pluies irrégulières, une grande sensibilité à la variabilité du climat et donc une importante vulnérabilité au changement climatique.
C'est là que se trouvent les « Territoires durables et intelligents face au climat », comme les nomment L'Alliance pour la biodiversité - CIAT, où les communautés travaillent en collaboration avec des chercheurs pour identifier les pratiques agricoles les plus adaptées au changement climatique. « Cela passe par l'implantation de parcelles avec leur propre système de collecte d'eau et d'irrigation, des variétés qui résistent à différentes températures, à différents niveaux de précipitations… », développe Deissy Martínez-Barón. L'objectif final est qu'une fois formés, les producteurs soient totalement autonomes et qu'ils puissent à leur tour transmettre ces connaissances.
Les espaces internationaux ont aussi leur importance. « Ils permettent de donner du poids à des thèmes communs à tous les pays », juge Martínez-Barón, mais aussi de collaborer voire de s'unir sur certains sujets comme le financement de l'adaptation et la résilience climatique ». Cette année, la COP30 organisée à Belém, auBrésil, est l'occasion pour des acteurs locaux de mettre en lumière leurs revendications.
C'est l'objectif du Réseau syndical amazonien, issu de l'International des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB) qui compte mettre les conditions de travail (parfois forcé) des travailleurs de l'Amazonie, au centre des négociations à Belém. « La protection des forêts tropicales et de leurs habitants doit aller de pair. Il ne suffit pas de protéger l'une si nous ne protégeons pas l'autre », déclarait Raimundo Ribeiro, président du comité régional de l'IBB pour l'Amérique latine et les Caraïbes, en mars, lors d'une rencontre pré-COP30 à Brasilia.
« L'adaptation au climat doit signifier la fin du travail forcé et des protections pour les travailleurs en extérieur confrontés à la chaleur croissante. L'atténuation [des effets climatiques] doit se traduire par des emplois verts qui sortent les travailleurs de l'informalité et de la pauvreté ». Parmi leurs revendications : assurer la participation des syndicats à tous les plans d'adaptation climatique ou encore affecter les fonds climatiques à la création de travail décent dans les régions forestières.
Pour Santiago Lorenzo, la coopération internationale est absolument nécessaire. Elle permet de partager les expériences des voisins, les erreurs, comme les bonnes leçons. Et surtout, « le changement climatique n'a pas de frontières et quand on parle de gestion de l'eau avec des cours ou des corps d'eau sur plusieurs pays ou encore de la forêt amazonienne, la coopération d'acteurs nationaux comme locaux est inévitable ».
Un constat partagé par Deissy Martínez-Barón qui tient à rappeler qu'à cette approche globale doit s'ajouter la prise en compte in fine des réalités locales : « Tout se passe sur le territoire et c'est sur celles-ci que nous devons concentrer nos efforts, parce qu'en fin de compte, ce sont elles qui sont confrontées quotidiennement aux effets sociaux-économiques du changement climatique. »
14.08.2025 à 05:30
En Turquie, manifester pour défendre le droit du travail est une activité hautement risquée. Dans l'Indice CSI des droits dans le monde, la Turquie figure parmi les dix pires pays au monde pour les travailleurs. Tolga Kubilay Çelik garde la tête haute lorsqu'il explique qu'il a été arrêté plus de vingt fois. Et emprisonné à trois reprises, précise-t-il. La dernière fois, c'était à l'occasion d'une manifestation pour la libération du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, arrêté en mars pour (…)
- Actualité / Turquie , Négociation collective, Travail décent, Jeunesse, Travail, Syndicats, Avenir du travail, Charles KatsidonisEn Turquie, manifester pour défendre le droit du travail est une activité hautement risquée. Dans l'Indice CSI des droits dans le monde, la Turquie figure parmi les dix pires pays au monde pour les travailleurs. Tolga Kubilay Çelik garde la tête haute lorsqu'il explique qu'il a été arrêté plus de vingt fois. Et emprisonné à trois reprises, précise-t-il. La dernière fois, c'était à l'occasion d'une manifestation pour la libération du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, arrêté en mars pour corruption présumée.
À 35 ans, M. Çelik est le jeune fondateur du syndicat de la nouvelle précarité, qui représente les travailleurs indépendants turcs de la livraison et de l'hôtellerie. Il l'a fondé en décembre 2020, alors que la pandémie battait son plein, sous le nom de TEHİS (acronyme turc de Syndicat des travailleurs du tourisme, du divertissement et des services).
Fils d'un ouvrier des chantiers navals de Kocaeli, « Kubi », surnom que lui donnent les syndicalistes, a étudié l'anthropologie à l'université d'Istanbul et sa maîtrise portait sur le concept d'État chez le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci. Ses nombreuses arrestations sont liées à son engagement dans des organisations socialistes ainsi que dans le mouvement kurde. « [C'est dans le cadre de ce dernier] que je suis le plus mal traité, car je ne suis pas Kurde », explique-t-il en souriant. Il se définit comme révolutionnaire et internationaliste.
Dans le café où travaille M. Çelik, nous rencontrons d'autres membres du syndicat TEHİS : Buğra Gültekin, étudiant universitaire de 25 ans, Meriç Balkan, doctorante de 28 ans et serveuse, ainsi que Seyhun Kavut, 33 ans, président de la branche des livreurs du syndicat.
TEHİS ne fait partie d'aucune confédération syndicale, pourtant son fondateur souligne qu'il existe une coordination ponctuelle dans le cadre de luttes communes : « Nous sommes un syndicat indépendant, nous ne faisons partie ni de DİSK ni de Türk-İş. Cela dit, nous nous unissons à eux pour les manifestations liées aux accidents du travail, la lutte pour les augmentations de salaire ou les grèves. Nous participons également à des communiqués communs lorsque sont adoptées des lois qui affectent tous les travailleurs du pays », explique M. Çelik.
TEHİS ne remplit pas les conditions légales pour être reconnu comme un syndicat, car la loi turque (Loi n° 6356 sur les syndicats) exige qu'une organisation représente plus de 1 % du nombre total des travailleurs d'un secteur au niveau national pour pouvoir négocier des conventions collectives. Dans les secteurs importants, cela équivaut à environ 10.000 membres.
Qui plus est, les travailleurs indépendants n'ont pas le droit de se syndiquer. Ipso facto, ils se définissent plutôt comme une plateforme de solidarité autogérée par des travailleurs précaires engagés avec de faux contrats d'indépendants travaillant dans des bars, des cafés, des hôtels et surtout ceux que l'on appelle « motokurye », c.-à-d. les livreurs à moto, dont le taux d'accidents mortels est supérieur aux autres. Les premières manifestations publiques ont été organisées en 2020.
Le syndicat compte actuellement 1.500 membres actifs, principalement de jeunes indépendants, mais sa voix porte loin, tant dans la rue que sur les réseaux sociaux. Le secteur se compose d'environ 130.000 livreurs déclarés, mais les estimations font grimper leur nombre à entre 250.000 et 300.000 si l'on inclut les livreurs informels. M. Kavut tire la sonnette d'alarme :
« Entre 2022 et 2024, ce sont officiellement plus de 180 livreurs qui sont décédés, mais nous pensons qu'ils étaient plus nombreux. »
Les actions de protestation massive menées dans les principales entreprises du secteur (telles que Yemeksepeti, Trendyol, Getir et Vigo), telles que des piquets de grève, des marches, des arrêts de travail et des campagnes auprès du public, leur ont permis d'obtenir des augmentations de salaire, des augmentations de primes, la reconnaissance légale de l'activité professionnelle dangereuse, des changements dans la catégorie de risque (de faible à moyen) ainsi que la mise en œuvre d'un document (le P1), qui oblige les entreprises à, enfin, déclarer légalement les livreurs.
« Chez Yemeksepeti, notre action de résistance a duré 56 jours », déclare M. Çelik avec fierté. TEHİS est en contact avec d'autres plateformes semblables en Europe et dans le reste du monde, dont les livreurs, malmenés par l'instabilité, sont à l'avant-garde de la lutte pour les droits du travail.
Les problèmes qui affligent ces faux « indépendants » sont révélateurs de la situation précaire de la jeunesse turque sur le marché de l'emploi : sans couverture d'assurance, ils doivent payer leur propre bağkur (assurance sociale), mais 99 % d'entre eux ne peuvent pas se le permettre financièrement. Les conditions de travail sont extrêmes, les journées pouvant s'allonger jusqu'à 14 heures de travail, les salaires sont très bas et la pression fiscale est disproportionnée. « Nous payons 20 % d'impôts, alors que les restaurants n'en paient que 1 % », dénonce M. Çelik.
La répression est incessante. De nombreux jeunes viennent manifester avec des cagoules ou des masques à l'effigie du maire incarcéré.
« Les entreprises et les forces de sécurité utilisent des technologies de surveillance, de reconnaissance faciale et des algorithmes pour identifier les personnes qui participent aux actions collectives », explique Meriç Balkan.
C'est pour cette raison que TEHİS n'expose pas visiblement les travailleurs actifs dans ses actions et ses protestations, mais plutôt ceux qui ont été licenciés ou les sympathisants. « De nombreux travailleurs ont peur d'être licenciés s'ils protestent ».
Elif, jeune diplômée en sciences politiques de 23 ans, participe à des manifestations et à des projets sociaux, mais ne fait partie d'aucun syndicat. « Ils viennent d'augmenter le salaire minimum à 20.000 livres et il est impossible de trouver un loyer inférieur à cette somme. Il n'y a que des sous-sols [caves, entresols]. Combien de sous-sols y a-t-il à Istanbul pour toute cette jeunesse précaire ? Je ne veux pas émigrer vers l'Europe. J'aime mon pays et je souhaite y rester, mais je ne sais pas ce que l'on peut faire ».
Les manifestations déclenchées par l'arrestation d'İmamoğlu et de dizaines de maires du CHP, le principal parti social-démocrate de l'opposition, sont menées par une nouvelle génération. « Avec Gezi, nous avions de l'espoir », se souvient M. Çelik, en évoquant les manifestations de masse de 2013 contre la répression sociale et politique croissante de celui qui dirige le pays depuis 2002, Recep Tayyip Erdoğan.
« Cette nouvelle génération, elle n'a plus rien à perdre », argue-t-il en référence à la grave crise économique infligée par le parti au pouvoir, avec une inflation annuelle fluctuant entre 20 et 72 % depuis 2018 (et une inflation cumulée de plus de 500 %) ainsi qu'une chute historique de la livre turque de 85 % face au dollar américain.
Dans le cadre de la répression des manifestations, près de 1.900 personnes ont été détenues, ce qui pousse de nombreux jeunes à dissimuler leur identité. La répression ne porte pas sur la délinquance, mais sur l'exercice des droits. Le gouvernement actuel stigmatise le mot « organisation » (örgüt) et de nombreux citoyens l'associent déjà automatiquement au terrorisme.
Or, contrairement à ce qu'attendait le gouvernement, cette répression « provoque une prise de conscience collective de la nécessité de s'organiser », affirme Mme Elif. À ses yeux, un lien direct peut être établi entre la répression, l'absence de perspectives pour l'avenir et la nécessité de mettre en place un cadre de soutien collectif qui émane de la communication entre les jeunes.
Le rapport de 2024 de la confédération syndicale turque DİSK indique que, sur un total de 65,7 millions de Turcs en âge de travailler, seuls 22,5 millions d'entre eux disposent d'un contrat à temps plein, et légal, soit à peine 1 sur 3. Le taux d'emploi officiel s'élève à 49,3 %, mais le taux d'emploi déclaré à temps plein n'est que de 34,3 %. Seule une femme en âge de travailler sur cinq occupe un emploi déclaré à temps plein.
Bien que le taux de chômage officiel s'établisse à 8,7 % (3,1 millions de personnes), le taux de chômage réel est de 25 % (9,8 millions de personnes).
« Être jeune en Turquie ? Diplôme en poche, rêves suspendus. Bienvenue à l'exode du salaire minimum », explique Kıvanç Eliaçık, directeur des relations internationales du syndicat DİSK.
Le taux de chômage des jeunes avoisine les 37,5 %, soit près de cinq fois plus que dans des pays européens comme la Suède, et la Turquie arrive en tête du classement européen du taux de NEET chez les jeunes (jeunes ne travaillant pas et ne suivant pas d'études ou de formation) avec 26,4 %, soit plus du double de l'UE.
« Non seulement les jeunes Turcs peinent à trouver du travail, mais ils sont également coincés dans des emplois précaires et mal payés, souvent dans des domaines qui n'ont rien à voir avec leurs études. Le décalage entre les qualifications et l'emploi rend le chômage encore plus paralysant », soutient M. Eliaçık.
Ce sont les femmes qui essuient le plus durement la crise de l'emploi en Turquie. Funda Bakış, âgée de 30 ans, est la représentante provinciale du nouveau syndicat textile BİRTEK-SEN à Şanlıurfa. « Nous avons été licenciés d'Özak Tekstil parce que nous nous sommes syndiqués. Nous avons donc mené une grande bataille pendant 80 jours et nous continuons à nous battre. Depuis le jour où nous nous sommes vu refuser le droit de travailler et avons été traités de manière injuste, nous avons commencé à nous battre pour les droits du travail et la justice.
En d'autres termes, cette expérience nous a permis d'acquérir un bagage considérable sur le terrain. Tous les mécanismes de l'État ont adopté une position hostile envers nous : son système judiciaire, ses tribunaux, et même son mufti local [conseiller juridique islamique jouissant d'une autorité publique]. »
La syndicaliste dénonce également l'inégalité de traitement dont sont victimes les jeunes travailleuses au travail : « [Les employeurs se disent] “cette fille est jeune, elle ne connaît rien, elle ne peut rien faire” », donne-t-elle pour exemple. Mme Bakış défend le rôle fondamental que jouent les jeunes dans le renouveau syndical et souligne dans le même temps l'autonomisation qui résulte de la syndicalisation : « Le plus grand espoir des jeunes, c'est la lutte ».
La Turquie est un membre fondateur de l'OCDE, pourtant son cadre de travail ne reconnaît toujours pas de droits collectifs complets aux travailleurs indépendants. Le taux de syndicalisation est très faible, puisqu'il n'est que de 3 %. Chez les jeunes, l'idée la plus répandue est que les grands syndicats (indistinctement) sont bureaucratisés, déconnectés de leurs réalités du travail (qui n'abordent pas les questions fondamentales pour ce segment de la population, telles que la santé mentale, l'écologie, la migration ou l'emploi des jeunes), voire cooptés par des intérêts patronaux ou partisans.
À cela il faut ajouter que « la plupart des jeunes ne savent pas comment fonctionnent les syndicats, ce qu'ils font ou comment ils atteignent leurs objectifs », affirme Özgür, un étudiant en sciences politiques âgé de 22 ans.
Quant aux jeunes les moins informés en matière de politique, ils les perçoivent comme quelque chose qui leur est étranger et dont ils n'entendent parler qu'aux actualités, sur Internet ou lors de manifestations.
La méfiance, la méconnaissance et les limites imposées par le droit du travail turc ont alimenté la création de plateformes parallèles pour mener des actions qui servent de mesures de pression, car elles n'ont pas la capacité juridique de négocier.
« Les conditions matérielles de travail ont changé, et les syndicats doivent évoluer avec elles », affirme Mme Elif, qui n'est membre d'aucun syndicat, mais qui suit de près les branches de la jeunesse du syndicat DİSK, qu'elle considère comme actives et pleines de potentiel.
M. Özgür, qui a été actif dans des syndicats historiques, estime qu'« il y a une prise de conscience croissante des syndicats, des mouvements et des partis politiques à l'égard de la jeunesse. Le syndicat DİSK et les syndicats affiliés disposent de programmes destinés à un public jeune, tels que GENÇ-SEN et certaines initiatives des syndicats d'étudiants visant à organiser les jeunes et à renforcer l'importance du syndicat aux yeux de ces derniers. » Mais GENÇ-SEN a été fermé par le gouvernement en 2011.
Même si de nombreux jeunes estiment que l'émigration est leur seule issue possible, ils vivent avec l'espoir que les choses changent. M. Özgür croit que la solution consiste à créer leurs propres plateformes et ajoute : « Si les syndicats arrivent à canaliser cette énergie, ils pourront se revitaliser » Des initiatives telles que 1000 Youth for Palestine, le syndicat du textile BİRTEK-SEN, celui des enseignants DGN-SEN ou celui de la construction démontrent une réelle capacité de mobilisation.
« Les réseaux sociaux sont extrêmement importants pour les jeunes et la désinformation est une arme. C'est la raison pour laquelle les syndicats doivent agir pour [y] faire entendre leur voix. »
« La numérisation est importante pour des raisons techniques. Je suis convaincu que les syndicats devraient mettre en œuvre davantage de programmes destinés aux jeunes, utiliser les médias de manière active et compétente, et miser sur la communication directe et une adaptation constante. Pas uniquement pour atteindre les jeunes, mais aussi pour être en mesure de fonctionner dans le nouvel environnement. »
Pour l'universitaire Asli Odman, spécialisée dans la santé au travail, la précarité de la jeunesse turque est structurelle : chômage très élevé chez les universitaires, endettement personnel, dépendance économique vis-à-vis des familles. « Le diplôme n'a plus aucune valeur, peut-être un cinquième de celle qu'il avait il y a 25 ans. Les jeunes sont nombreux à accepter n'importe quel emploi pour survivre, même dans des conditions dangereuses. De plus, l'éducation a perdu sa valeur d'ascenseur social », ajoute-t-elle.
Ce n'est pas l'idéalisme qui anime cette génération, résume Mme Odman, mais plutôt l'exaspération : « Nous n'avons rien à perdre : ni sur le plan économique ni sur le plan culturel et nous en avons assez de tout cela ». L'augmentation de la mobilisation des jeunes que l'on observe, ajoute-t-elle, répond aussi à l'agacement généré par la violence professionnelle, l'absence de perspectives pour l'avenir et les situations extrêmes, telles que le suicide de travailleurs.
Toutefois, en Turquie, contrairement à d'autres pays méditerranéens, l'activisme des jeunes est profondément fragmenté du fait du conflit kurde, de la répression ethnique, de l'islamisation de l'enseignement, du racisme, de l'autoritarisme et de la criminalisation de toute alliance transversale.
« Les manifestations qui ont eu lieu récemment ne visaient pas à transformer le système, mais surtout à résister collectivement à ce type de capitalisme prédateur et dictatorial », conclut Mme Odman.
12.08.2025 à 05:30
Loin de l'image d'apathie, les jeunes d'aujourd'hui dans des pays comme l'Espagne sont profondément mobilisés par des causes très concrètes et urgentes, dont l'une des plus visibles est sans doute la crise climatique. Inspirés par des mobilisations mondiales telles que les « Vendredis pour l'avenir », des milliers de jeunes sont descendus dans la rue pour réclamer des mesures contre le réchauffement de la planète.
Ils sont également motivés par la défense des droits humains et de l'égalité (…)
Loin de l'image d'apathie, les jeunes d'aujourd'hui dans des pays comme l'Espagne sont profondément mobilisés par des causes très concrètes et urgentes, dont l'une des plus visibles est sans doute la crise climatique. Inspirés par des mobilisations mondiales telles que les « Vendredis pour l'avenir », des milliers de jeunes sont descendus dans la rue pour réclamer des mesures contre le réchauffement de la planète.
Ils sont également motivés par la défense des droits humains et de l'égalité de genre – il suffit de rappeler les grandes mobilisations du 8 mars de ces dernières années. Ils vivent de près la précarité de l'emploi et la crise de l'accès au logement : près des trois quarts des jeunes Espagnols citent le logement comme leur principale préoccupation, suivie par la pénurie d'emplois décents (67 % des interrogés). Cela ne doit pas surprendre, sachant que plus d'un jeune sur quatre vit en situation de pauvreté ou d'exclusion sociale (27,4 %, soit environ 2 millions de personnes entre 16 et 30 ans).
Cette réalité économique précaire – contrats temporaires, bas salaires, difficulté à s'émanciper – se conjugue avec d'autres causes telles que la santé mentale (46 % mentionnent la nécessité de politiques dans ce domaine) et l'urgence climatique (31 %).
En somme, les jeunes générations se mobilisent non pas sur un coup de tête, mais parce qu'elles sentent que leur avenir immédiat est menacé sur des enjeux aussi fondamentaux que le fait d'avoir une planète habitable, un emploi décent et un logement.
Contrairement à leurs aînés, les jeunes d'aujourd'hui ont une conscience mondiale très développée grâce à Internet. Ils font le lien entre un problème local comme le prix du logement et les grandes tendances internationales (gentrification, fonds vautours) ; de même, les causes mondiales – du changement climatique à #BlackLivesMatter – trouvent un écho chez les jeunes Espagnols. Parallèlement, ils rallient également les luttes intersectionnelles : ils comprennent que la crise climatique aggrave les inégalités sociales, que les jeunes migrants sont les plus touchés par l'insécurité de l'emploi et que la lutte féministe doit inclure toutes les identités.
Une telle sensibilité globale se traduit par le fait que les jeunes soulèvent des questions qui auparavant étaient reléguées au second plan. Par exemple, en 2025, des collectifs de jeunes ont encouragé des grèves étudiantes féministes contre la violence masculine, plaçant l'antiracisme et le féminisme intersectionnel au cœur du débat public. Les jeunes d'aujourd'hui sont donc loin d'être indifférents, bien au contraire, ils sentent avec acuité que bon nombre des enjeux brulants de notre époque reposent sur leurs épaules et ils n'ont pas l'intention de rester les bras croisés.
La plupart des jeunes ne se sentent pas représentés par les partis, les syndicats ou les institutions traditionnels. Le taux de participation diminue à chaque élection et beaucoup estiment que le vote ne change rien à leurs problèmes quotidiens. Plus de 80 % déclarent ne pas se sentir écoutés par les responsables politiques et près de 60 % ne se considèrent pas représentés dans le système politique actuel.
Le manque de représentation est aussi générationnel : il n'y a pratiquement pas de jeunes de moins de 30 ans au Congrès ou dans les gouvernements régionaux. Cette réalité a pour effet de renforcer la perception selon laquelle la politique institutionnelle tourne le dos aux nouvelles générations. Alors que certains tentent de réformer de l'intérieur, beaucoup d'autres construisent leurs propres canaux de participation, loin des cartes de membre, des structures hiérarchiques ou des comités.
L'action directe, la désobéissance civile pacifique et les réseaux sociaux sont les principaux outils de l'activisme des jeunes. Des flashmobs ou appels éclairs sur Instagram aux campagnes virales sur TikTok ou Change.org, l'activisme numérique permet une mobilisation rapide, transversale et souvent efficace.
Des exemples comme Extinction Rebellion ou les collectifs d'étudiants qui promeuvent les grèves féministes climatiques témoignent d'une organisation plus horizontale, avec une prise de décision en assemblée et sans porte-parole officiels. Les formes traditionnelles cèdent la place à des mouvements plus fluides, sans hiérarchie ni structure formelle, mais dotés d'une grande capacité d'action.
Ce nouvel écosystème contribue par ailleurs à politiser d'autres espaces : les festivals, les plateformes telles que Twitch ou les bulletins d'information destinés aux jeunes, qui analysent l'actualité sous des angles ignorés par les médias traditionnels. La créativité est un langage politique : les mèmes, les performances, les vidéos TikTok au ton ironique ou éducatif font partie du répertoire des jeunes.
Ce modèle comporte aussi des faiblesses. Le syndrome d'épuisement professionnel (burn-out) touche de nombreux militants qui combinent leur engagement avec des emplois précaires ou des études exigeantes. L'absence de structures de soutien ou de financement stable fait que de nombreuses initiatives s'essoufflent au bout de quelques mois.
L'exposition numérique, quant à elle, implique un risque de cyberharcèlement, de campagnes de haine ou de surveillance policière. Les femmes jeunes, les personnes racisées et les personnes LGBTQI+ subissent des attaques spécifiques qui se traduisent souvent par l'autocensure ou l'abandon temporaire du militantisme.
Au niveau institutionnel aussi, la répression est bien réelle : de la loi Mordaza (loi bâillon en Espagne) aux amendes en cas de rassemblements spontanés ou d'interpellations policières. Les jeunes ont réagi en renforçant les réseaux de soutien juridique, en se familiarisant avec la cybersécurité et en mettant en place des espaces d'entraide.
Malgré les difficultés, l'activisme émergent des jeunes marque déjà les esprits et laisse entrevoir d'immenses possibilités de revitalisation de la société civile et de la démocratie.
Divers exemples récents illustrent leur potentiel de succès. Les grèves pour le climat, une initiative des écoliers – inimaginables il y a dix ans – ont imposé la crise climatique comme une question d'urgence dans l'agenda politique. En Espagne, le gouvernement a déclaré l'urgence climatique en 2020, un geste applaudi par les écologistes et qui répondait en grande partie à la pression populaire émanant des jeunes. Depuis lors, les politiques environnementales occupent une place plus centrale dans le débat public.
De même, la marée féministe portée par les jeunes a permis d'obtenir des changements concrets. Ainsi, suite aux mobilisations massives du 8 mars 2018 (soutenues par près de 6 millions de grévistes), l'Espagne a adopté d'importantes mesures en faveur de l'égalité, telles que la loi sur la liberté sexuelle ou l'allongement du congé paternité. Ces victoires législatives ont été rendues possibles grâce à la persévérance des collectifs de jeunes qui, année après année, ont maintenu la flamme allumée dans la rue et sur les réseaux sociaux. Dans le domaine du travail également, les mouvements de protestation des jeunes, des livreurs (riders), des stagiaires ou des travailleurs de la culture numérique ont fait avancer les réformes : ainsi, la loi dite « Riders », qui a reconnu les droits du travail des livreurs des plateformes, a été en partie le résultat de la pression exercée par les jeunes concernés en marge des syndicats traditionnels et parallèlement à ceux-ci.
Il est important de souligner que la contribution de ces mouvements ne se mesure pas uniquement à l'aulne du nombre de lois adoptées, mais aussi et surtout en termes de renouveau du tissu civique.
Alors que la société civile espagnole était considérée comme démobilisée après des années de désenchantement, la jeunesse lui insuffle aujourd'hui une nouvelle vie. On voit ainsi émerger des plateformes et des associations d'un genre nouveau, dirigées par des jeunes qui mettent en relation des secteurs divers.
Par exemple, la plateforme Talento para el Futuro (Talent pour l'avenir) cherche à mettre en relation des jeunes professionnels et des étudiants afin d'influencer les politiques publiques, démontrant ainsi la capacité de la génération émergente à s'organiser de manière formelle, sans perdre pour autant son essence.
Des campagnes novatrices telles que Fridays For Future España (Jeunesse pour le climat) ont en quelque sorte professionnalisé leur activisme, en dialoguant avec les mairies et en présentant des propositions concrètes (augmentation du nombre de pistes cyclables, plans en faveur des énergies renouvelables, entre autres) sans pour autant se convertir en partis politiques traditionnels. Cette interaction constructive commence à combler le fossé entre les jeunes et les institutions, dans la mesure où elle oblige les autorités à prêter attention aux idées nouvelles et apporte aux militants l'expérience nécessaire pour négocier et concrétiser leurs revendications.
Une autre contribution essentielle de la jeunesse est le renouveau des pratiques démocratiques à partir de la base. Des initiatives telles que les budgets participatifs pour les jeunes dans certaines villes (où les jeunes sont invités à décider de l'affectation d'une partie du budget municipal) ou les conseils de la jeunesse démontrent que, lorsqu'on leur donne voix au chapitre, les jeunes répondent avec responsabilité et créativité.
Même au niveau européen, le militantisme des jeunes s'est frayé une place au sein des instances officielles : en 2022, l'UE a organisé la Conférence sur l'avenir de l'Europe, où de nombreux délégués avaient moins de 30 ans, et où ont été formulées des recommandations sur l'éducation et le climat émanant des forums de jeunes.
Tout cela concourt à renforcer l'idée que l'implication des jeunes dans la prise de décision améliore la qualité de la démocratie. Il est temps de rejeter la vision paternaliste qui infantilise la jeunesse. Les jeunes ne sont pas seulement l'avenir, ils sont le présent, et leur participation est essentielle à une démocratie dynamique et solide . Les institutions commencent à le reconnaître, certes lentement, alors que certains partis politiques ont intégré dans leurs programmes des propositions issues des mouvements de jeunesse, notamment des mesures en faveur de loyers abordables ou des objectifs climatiques assortis d'échéances plus ambitieuses.
À terme, l'énergie transformatrice que la jeunesse insuffle à la société civile pourrait constituer l'antidote à la fatigue démocratique. Là où les générations précédentes voient des institutions sclérosées, les jeunes voient une page blanche sur laquelle ils peuvent innover. Leur insistance sur la justice climatique, l'égalité et la dignité économique oriente le débat public et oblige les administrations et les entreprises à réagir. Il est vrai que ce militantisme jeune est, pour l'instant, plus fragmenté et parfois plus éphémère que les organisations traditionnelles, mais il est aussi plus horizontal, plus inclusif et capable de s'adapter rapidement aux nouveaux défis.
La démocratie au 21e siècle pourrait bien s'appuyer sur ces nouvelles formes de participation pour se régénérer. Si l'on parvient à canaliser l'énergie des jeunes sans la réprimer, par exemple en encourageant un véritable dialogue intergénérationnel, nous en sortirons tous gagnants. D'où la nécessité d'un pacte intergénérationnel dans lequel les aînés reconnaissent et légitiment les préoccupations et les aspirations des jeunes, et vice versa. C'est la seule façon de reconstruire la confiance et le tissu social nécessaires pour relever les défis communs.
Loin d'être démobilisée, la jeunesse réclame à grands cris la possibilité de construire un monde différent. Et elle ne le fait pas depuis une position de soumission, mais en prenant l'initiative dans les rues et sur les réseaux sociaux. Son message est clair : elle n'attendra pas son tour ni ne demandera la permission pour incarner le changement.
Bien canalisée, une telle attitude non conformiste peut, en effet, contribuer à revitaliser la démocratie en la rendant plus participative, transparente et tournée vers l'avenir. Il incombe désormais à toutes les parties prenantes, institutions, médias et générations plus âgées, de soutenir et de ne pas entraver ce réveil politique et social de la jeunesse. Ignorer son mécontentement – ou pire, criminaliser son militantisme – n'est pas une option dans un pays qui aspire à un avenir démocratique dynamique.
La jeunesse a désormais allumé le feu. Que ce feu s'embrase et donne lieu à un renouveau profond de la société civile dépendra de la main tendue à ces nouveaux acteurs. La démocratie ne peut être protégée que par un effort collectif. La jeune génération fait sa part. Le reste de la société fera-t-il la sienne ?
08.08.2025 à 05:30
Le 14 octobre 2023, au soir du résultat d'un référendum historique sur l'avenir des peuples autochtones en Australie, de nombreux Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres sont restés bouche bée. Ce vote, qui visait à inscrire dans la constitution australienne la reconnaissance des deux groupes autochtones du pays et à leur accorder une « Voix » auprès du Parlement, s'est soldé par un rejet massif de la proposition.
« Nous appelons à une semaine de silence à partir de ce soir pour (…)
Le 14 octobre 2023, au soir du résultat d'un référendum historique sur l'avenir des peuples autochtones en Australie, de nombreux Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres sont restés bouche bée. Ce vote, qui visait à inscrire dans la constitution australienne la reconnaissance des deux groupes autochtones du pays et à leur accorder une « Voix » auprès du Parlement, s'est soldé par un rejet massif de la proposition.
« Nous appelons à une semaine de silence à partir de ce soir pour faire le deuil de ce résultat et réfléchir à sa signification et à sa portée », annonçaient dans un communiqué publié dans la soirée les leaders autochtones qui soutenaient la proposition de referendum.
Le rejet massif de la proposition, avec plus de 60% de « Non » à l'échelle nationale, questionnait alors la volonté réelle de l'Australie de faire la paix avec son passé colonial, et de résoudre les inégalités encore majeures entre les autochtones et le reste de la population.
Alors qu'ils ne représentent qu'à peine plus de 3 % de la population australienne (bien que le recensement sous-estime le nombre exact de ressortissants des Premières nations, de sorte que le chiffre officiel de 984.000 Australiens aborigènes et/ou insulaires du détroit de Torres pourrait en réalité être plus élevé), les Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres restent désavantagés dans tous les aspects de la vie et font l'objet d'un racisme systémique, d'une discrimination généralisée, de préjudices et de partis pris inconscients.
Ainsi, le revenu hebdomadaire médian des ménages des Premières nations est inférieur de 28 % à celui des ménages non autochtones, l'espérance de vie des hommes et des femmes aborigènes et insulaires du détroit de Torres est inférieure d'environ huit ans à celle des Australiens non autochtones, et les Premières nations représentent 33 % de la population carcérale alors qu'elles ne constituent que 3,8 % de la population totale.
L'actuel gouvernement travailliste dirigé par le Premier ministre Anthony Albanese avait fait du référendum « Voice » une priorité de son premier mandat lorsqu'il a été élu en 2022. Mais il s'est retrouvé pris au piège.
Aux prises avec une inflation galopante et une crise du logement, la plupart des Australiens se sont désintéressés de la question, et l'argument des conservateurs opposés à la proposition, selon lequel l'octroi de droits supplémentaires aux Aborigènes diviserait davantage le pays, a fait son chemin en amont du référendum. Au lendemain du scrutin, les enjeux liés aux communautés des Premières nations d'Australie ont été relégués au second plan.
« Depuis le référendum… la reconnaissance des droits des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres a vraiment quitté le débat politique », explique Bartholomew Stanford, maître de conférences au centre de recherche et d'études autochtones de l'Université James Cook, en Australie.
« Avec le référendum, le gouvernement travailliste préconisait une approche différente : une approche de la politique autochtone davantage axée sur les droits autochtones. Depuis lors, toutefois, l'approche politique s'est concentrée sur les aspects économiques généraux, une approche très large qui a été utilisée au cours des 20 dernières années », explique M. Stanford, lui-même d'origine insulaire du détroit de Torres.
Malgré sa réélection en mai 2025 à la tête du gouvernement australien, le Parti travailliste n'envisage pas d'organiser un autre référendum ni d'apporter des changements politiques majeurs concernant les Australiens autochtones.
La voie vers la « réconciliation » initialement empruntée par le gouvernement était celle recommandée par la Déclaration d'Uluru (Uluru Statement from the Heart), une pétition rédigée et approuvée en 2017 par les leaders aborigènes et insulaires du détroit de Torres à l'intention du peuple australien, appelant à une modification de la Constitution et à des réformes structurelles significatives afin d'établir une relation fondée sur la vérité, la justice et l'autodétermination.
La déclaration définit trois grandes étapes : la création d'une « Voix » aborigène au Parlement ; la reconnaissance des vérités historiques (décrites par la Commission australienne des droits humains comme « un processus global visant à exposer toute l'étendue des injustices subies par les peuples aborigènes et insulaires du détroit de Torres ») et la signature d'un traité entre l'Australie et les peuples autochtones (partant du principe que la souveraineté n'a jamais été cédée aux colons britanniques).
Bien que la première étape ait échoué, « on ne sait pas encore ce que le gouvernement d'Anthony Albanese fera des deux autres principes de la Déclaration d'Uluru : “vérité” et “traité” », précise M. Stanford.
Eddie Synoth, avocat constitutionnel et chercheur à l'université Griffith, à Brisbane, était l'un des partisans de la campagne pour le « Oui » lors du référendum de 2023. Pour ce membre de la communauté aborigène Wemba Wemba, l'échec du vote est « une occasion manquée de vraiment changer les choses ».
Il a déclaré lors d'un entretien avec Equal Times : « Je pense que l'on peut affirmer que le gouvernement travailliste a, pour l'instant, abandonné les principes de “vérité” et de “traité”. Il ne voulait pas de débats qui divisent ou qui soient présentés comme tels. »
Le gouvernement fédéral n'osant plus s'attaquer au problème, les progrès en matière de droits autochtones sont laissés aux mains des six États du pays. Malgré le rejet massif du référendum national « Voice » sur la voix des peuples autochtones, l'État d'Australie-Méridionale, également dirigé par un gouvernement travailliste, a décidé en mars 2023 de créer son propre organe de représentation autochtone au sein du Parlement. Une loi a été adoptée à cet effet à quelques mois du référendum national.
« Le cas de l'Australie méridionale montre que le monde ne s'écroule pas lorsque cette mesure est mise en œuvre et que vous nous donnez la parole », explique Lara Watson, responsable des questions autochtones au sein de l'Australian Council of Trade Unions (ACTU), la principale centrale syndicale nationale d'Australie. Mme Watson, qui appartient à la communauté Birri Gubba, estime que la mise en place de ce nouvel outil démocratique pour les populations autochtones s'est faite « de manière transparente et intelligente », agissant comme un symbole d'espoir après l'échec du référendum, qui a laissé « des traumatismes qui commencent tout juste à se manifester aujourd'hui ».
Major « Moogy » Sumner est l'un des 46 membres élus en 2024 pour représenter les Aborigènes au Parlement d'Australie-Méridionale. Ils sont chargés de formuler des recommandations sur les décisions concernant les peuples autochtones. Militant de longue date pour les droits autochtones, culturels et environnementaux, cet aîné des peuples Kaurna et Ngarrindjeri se réjouit de cette « Voix parlementaire sans précédent en Australie ».
Il explique : « On fait des réunions, puis nos porte-parole vont rapporter ce qui en ressort devant le Parlement. Lorsqu'ils s'y rendent, nous y allons aussi et prenons place à leurs côtés pour les soutenir. » M. Sumner espère que cet outil démocratique apportera « davantage de droits » pour les Aborigènes d'Australie-Méridionale.
Pour April Lawrie, autre membre élue de « Voice » dans la circonscription électorale d'Adélaïde, les bénéfices de ce nouvel organe consultatif se font déjà sentir, un an après sa mise en place.
« Voice a déjà fourni des conseils directs sur les textes législatifs en cours de révision ou sur la nouvelle législation en cours d'introduction, en ce qui concerne leurs effets. Je pense donc qu'il y a un certain degré d'efficacité rien que pour cet aspect », explique cette ancienne commissaire à l'Enfance et aux Jeunes Aborigènes pour l'Australie-Méridionale.
Cependant, malgré ces avancées initiales, l'avenir de cet organe consultatif autochtone auprès du Parlement d'Australie-Méridionale reste incertain, dans la mesure où il dépend de la volonté du gouvernement en place dans l'État.
« Le référendum “Voice” à l'échelle nationale visait à instaurer un organisme qui aurait été protégé par la Constitution. En Australie-Méridionale, si un nouveau parti arrive au pouvoir, il pourrait décider d'abolir complètement tous les organismes établis pour les Premières nations », précise M. Stanford.
Par ailleurs, d'importants dysfonctionnements [sont pointés du doigt par certains membres élus de cet organisme. Quatre d'entre eux ont démissionné au cours de la première année d'activité de Voice.
« Certains représentants élus connaissent vraiment des problèmes en termes de charge de travail, et du fait qu'ils ne sont pas rémunérés ou indemnisés de manière juste pour le temps qu'ils consacrent à cet organisme », reprend le maître de conférences.
April Lawrie confirme que de nombreux représentants élus ont effectivement un autre emploi et que la rémunération et l'indemnisation pour la participation aux réunions de « Voice » sont insuffisantes. « Cependant, beaucoup n'ont pas démissionné car nous croyons en ce modèle. Nous pouvons collectivement contribuer à améliorer ce modèle. »
« C'est une machine toute neuve, on doit encore apprendre à l'appréhender pour qu'elle fonctionne à l'avenir », abonde Major Sumner.
Comme l'Australie-Méridionale, l'État de Victoria tente également de mettre en œuvre des politiques visant à appliquer la feuille de route des initiatives de « réconciliation » recommandées par la déclaration d'Uluru.
Dès 2019, en effet, cet État a mis en place une Assemblée des Premières nations, chargée de négocier les traités entre les peuples autochtones et le gouvernement du Victoria, afin de trouver les moyens de protéger la culture et la langue aborigènes, et de donner aux communautés un droit de regard sur la politique relative aux affaires autochtones.
« Il a été question ces dernières semaines de rendre cet organe permanent, et de lui conférer un rôle plus important dans l'État du Victoria après la signature d'un traité », explique Bartholomew Stanford.
« Je pense que les autres États et territoires doivent s'inspirer de ce qui se fait en Australie-Méridionale et dans l'État de Victoria », a indiqué Lara Watson, de l'ACTU.
Dans les faits, la plupart des États d'Australie ont à ce jour évoqué l'idée d'une feuille de route vers un traité avec les populations autochtones. Cependant, nul n'est véritablement à l'abri d'un revers en cas de changement de gouvernement d'État.
Le retour au pouvoir de la coalition libérale-nationale dans l'État du Queensland en octobre 2024 en est un parfait exemple. Quelques jours seulement après le scrutin, le nouveau Premier ministre de l'État, David Crisafulli, chef du Parti libéral national du Queensland, a annoncé l'annulation de l'enquête en cours sur les vérités historiques concernant les peuples aborigènes de l'État. Il a également mis fin à tout espoir de progrès pour les populations autochtones au cours de son mandat. S'appuyant sur les résultats du référendum dans le Queensland, le chef du parti conservateur de l'État a également avancé l'argument selon lequel le processus diviserait les citoyens. « Le gouvernement du Queensland a immédiatement torpillé l'idée du traité », précise M. Synoth.
« J'ai participé au lancement du processus de négociation du traité dans le Queensland », reprend Lara Watson. « Forcément, j'ai été très déçue lorsque David Crisafulli est revenu sur ce processus. »
« C'est pourtant un État qui avait fait beaucoup de progrès dans ce domaine », regrette Bartholomew Stanford. « À présent, tout a été mis en suspens pour une durée indéterminée et nous ne verrons probablement aucun progrès jusqu'à ce que le gouvernement de l'État change à nouveau. »
Face à l'incertitude qui pèse sur l'avenir des droits des autochtones au niveau national et dans les différents États d'Australie, l'ACTU a adopté une position claire à l'issue du référendum. En soutenant inconditionnellement le « Oui » pour une Voix autochtone au Parlement en 2023, le principal organe du mouvement syndical australien s'est engagé à « continuer à soutenir la lutte des Premières nations pour le processus Voice, Treaty and Truth (voix, traité et vérités historiques) », a déclaré Lara Watson.
L'ACTU a pendant longtemps été un espace de progrès pour la représentation des autochtones. « Il est très important pour nous que les Aborigènes et les Insulaires du détroit de Torres sachent qu'ils ont leur place au sein du mouvement », a souligné Mme Watson.
Le Congrès de l'ACTU, qui se tient tous les trois ans, rappelait en 2024 qu'une « Voix » autochtone existe bel et bien au sein du mouvement par le biais du Comité des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres de l'ACTU. Un comité dont la création remonte à 1991.
Pour la responsable des questions autochtones, même si le référendum s'est soldé par un échec en 2023, il a permis d'illustrer la place prise par les membres des Premières nations au sein de l'ACTU.
« Il était très important pour l'ACTU de jouer un rôle d'allié et de permettre aux membres de son Comité des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres de briller dans cette campagne, de se mobiliser et de prendre les devants », se rappelle Lara Watson. « De fait, la First Nation Workers Alliance et le Comité ont été les points de référence pour l'ACTU et ses affiliés. »
Aujourd'hui, l'ACTU continue de lutter pour la représentation des personnes autochtones sur leur lieu de travail et au sein des structures syndicales, ainsi que pour leur participation « à tous les niveaux des processus et des structures de prise de décision des syndicats ».
L'ACTU fait également pression sur le gouvernement australien pour qu'il signe la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux (C169) de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui, bien qu'adoptée en 1989, n'a été ratifiée que par 24 pays.
Même si les perspectives de progrès pour les peuples autochtones d'Australie ne sont pas claires, Mme Watson reste optimiste : « Je pense que nous obtiendrons la signature de la convention avec ce gouvernement. Et bien que je sois en colère contre le gouvernement d'Anthony Albanese et ses ministres, je pense qu'ils comprennent mieux que n'importe quel autre gouvernement avec lequel j'ai travaillé jusqu'à présent les enjeux qui concernent les Premières nations. »
06.08.2025 à 05:24
Chaque année depuis 80 ans, les 6 et 9 août, deux villes du Japon se réveillent en observant une minute de silence pour commémorer et transmettre la mémoire que deux bombes atomiques ont laissée sur leur population civile. Mais alors qu'Hiroshima et Nagasaki s'engagent pour la paix et prônent la non-prolifération nucléaire à l'échelle mondiale, les caisses des puissantes industries d'armement tintent de plus belle aux quatre coins du monde. Des États-Unis à l'Europe, de la Chine au Japon, (…)
- Actualité / Japon, Droits humains, Armes et conflits armés , Histoire, Salman YunusChaque année depuis 80 ans, les 6 et 9 août, deux villes du Japon se réveillent en observant une minute de silence pour commémorer et transmettre la mémoire que deux bombes atomiques ont laissée sur leur population civile. Mais alors qu'Hiroshima et Nagasaki s'engagent pour la paix et prônent la non-prolifération nucléaire à l'échelle mondiale, les caisses des puissantes industries d'armement tintent de plus belle aux quatre coins du monde. Des États-Unis à l'Europe, de la Chine au Japon, les dépenses de défense augmentent dans une spirale de réarmement et de nouveaux conflits.
« Plus jamais d'Hibakusha » est le slogan des survivants de la bombe atomique au Japon. « Ne laissons pas l'humanité s'autodétruire avec des armes nucléaires ! Travaillons ensemble pour créer une société humaine, dans un monde sans armes nucléaires et sans guerres ! ». C'est en ces termes que Terumi Tanaka, nonagénaire et survivant de la bombe de Nagasaki, a conclu son discours de réception du prix Nobel de la paix au nom de l'association Nihon Hidankyo. Son plaidoyer en faveur des droits humains est-il plus urgent que jamais ?
Selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), en 2023, les 100 plus grandes entreprises impliquées dans les ventes d'armes et les services militaires ont vu leurs recettes augmenter de 4,2 %, toutes régions confondues, du fait d'une demande mondiale en pleine recrudescence.
En tête de liste, on trouve cinq entreprises des États-Unis, suivies d'une entreprise britannique, d'une entreprise russe et de trois entreprises chinoises. Ce classement compte 27 sociétés d'armement européennes (France, Allemagne, Italie, Pologne et Espagne, entre autres), contre 41 américaines. La guerre en Ukraine a stimulé les achats européens de munitions, d'artillerie, de systèmes de défense et de chars, ainsi que la rénovation et la modernisation des arsenaux. C'est ce qui ressort de divers travaux de recherche réalisés par les organisations Fundipau et SIPRI.
En termes de ventes, les entreprises russes et du Moyen-Orient ne sont pas, non plus, en reste, la guerre à Gaza et le conflit en Iran laissant même présager une tendance à la hausse. Trois entreprises israéliennes enregistrent des chiffres d'affaires records selon le SIPRI, alors que le bilan des victimes dans la bande de Gaza est déjà estimé à plus de 80.000 morts – dont un tiers d'enfants – et qu'il ne cesse de s'alourdir, un cessez-le-feu définitif n'étant pas encore en vue.
Vingt-trois entreprises asiatiques figurent également dans cette liste, dont plusieurs nouveaux acteurs. Le Japon, avec cinq entreprises, et la Corée du Sud, avec quatre, gagnent du terrain dans la course mondiale, tandis que leurs gouvernements augmentent leurs dépenses de défense, d'une part en raison du climat de menace perçue du fait de la montée en puissance de la Chine et, de l'autre, du fait de leur adhésion au parapluie militaire des États-Unis. La liste des fabricants d'armement comprend, en outre, neuf sociétés chinoises, trois sociétés indiennes, une société basée à Taïwan et trois sociétés turques.
Nous assistons à la plus forte hausse des dépenses militaires depuis la guerre froide, comme le montrent les estimations du SIPRI, avec une hausse de 9,4 % et un total de 2.720 milliards USD en 2024. Cette tendance est observée sur dix années consécutives. Par pays, les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Allemagne et l'Inde affichent les budgets militaires les plus importants au monde, représentant 60 % du total, mais ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut. Plus d'une centaine de pays ont, en effet, rehaussé leur budget militaire. Rien qu'en Europe, Russie comprise, les dépenses militaires ont augmenté de 17 %, créant un effet d'entraînement à l'échelle mondiale.
Selon Jesús Núñez, codirecteur de l'Institut d'études sur les conflits et l'action humanitaire (IECAH), l'intensification de la course aux armements résulte de la rivalité mondiale entre les États-Unis et la Chine, mais il ne s'agit pas du seul facteur.
Washington attend de ses alliés du Pacifique qu'ils accroissent leur effort militaire pour l'accompagner dans son endiguement de la Chine, tandis que d'autre part « l'Union européenne a formulé l'objectif d'une autonomie stratégique face à la menace russe résultant de la guerre en Ukraine, mais aussi par crainte que les Etats-Unis cessent d'être le garant ultime de sa sécurité et retirent la couverture qu'ils lui ont apportée au cours des dernières décennies. Voilà ce qui motive le réarmement de l'UE », explique M. Núñez. Il ajoute un dernier facteur, l'agenda local ou régional d'autres conflits :
« Des puissances moyennes se disputent le leadership régional et mènent la course. Le Maroc et l'Algérie, par exemple, rivalisent pour le leadership au Maghreb ». Selon l'expert, le contexte actuel reproduit la dynamique des tensions de la guerre froide et « nous éloigne de la paix ».
En juin dernier, 32 dirigeants de l'OTAN réunis à La Haye se sont mis d'accord sur une nouvelle augmentation historique des dépenses de défense, à hauteur de 5 % du PIB national d'ici à 2035. Tous les pays, à l'exception de l'Espagne, ont accepté de s'engager dans la voie de l'armement. Cependant, la priorité donnée à la sécurité militaire se fera au détriment d'autres postes budgétaires, ce qui aura des conséquences économiques et sociales pour les citoyens, avertissent les experts et les activistes.
Ainsi, face au réarmement européen, des organisations pacifistes telles que la Campagne contre le commerce des armes (Campaign Against Arms Trade) et le Réseau européen contre le commerce des armes (European Network Against Arms Trade, ENAAT) ont redoublé de critiques à l'égard de plans qu'elles considèrent comme hautement lucratifs pour l'industrie de l'armement, mais néfastes pour les dépenses sociales.
« L'ONU est le principal organe de prévention du fléau de la guerre pour les générations futures », affirme M. Núñez à propos de la charte fondatrice des Nations Unies, un dispositif mis en place en 1945 pour maintenir la paix et la sécurité internationales, suivie en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l'homme.
Cependant, déplore l'expert, « nous sommes en régression, l'ONU se trouve affaiblie et dans une situation d'impuissance, du fait d'un manque de volonté politique de la part des pays membres ». M. Núñez souligne le rôle de la promotion de la démocratie dans la prévention des conflits violents, mais il met en garde contre le recul croissant des démocraties et la montée de l'autoritarisme, associés à un manque de leadership et au court-termisme qui domine l'ordre du jour des gouvernements nationaux, sans considération pour les générations à venir.
Le cas du Japon est paradigmatique : ce pays augmente également ses dépenses de défense et se dirige vers un objectif de 2 % de son PIB d'ici à 2027.
Malgré une société civile qui prône le pacifisme en raison de son statut de victime de la débâcle nucléaire, le gouvernement nippon n'a pas ratifié le Traité sur l'interdiction des armes nucléaires (TIAN), en vigueur depuis 2021. Un traité qui porte en son cœur Hiroshima et Nagasaki et qui mentionne dans son préambule les survivants de la bombe atomique.
Le Japon se justifie en invoquant le fait qu'aucun État doté de l'arme nucléaire ne l'a ratifié, et en soulignant l'existence du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), dont il est signataire, qui agit davantage comme un outil de dissuasion, sans pour autant freiner le développement nucléaire. La préfecture d'Hiroshima considère toutefois le TNP « essentiel pour parvenir à un monde sans armes nucléaires », et a demandé à plusieurs reprises au gouvernement japonais de revoir sa position.
Le contexte de réarmement mondial ne laisse, toutefois, pas augurer d'une diminution ou d'un arrêt de la modernisation des arsenaux nucléaires, bien au contraire. Aussi, comme le souligne le SIPRI dans un autre rapport récent, « les risques nucléaires augmentent dans le contexte d'une nouvelle course aux armements ».
De fait, presque tous les pays dotés de l'arme nucléaire (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël – qui maintient son ambiguïté nucléaire) modernisent ou augmentent leurs arsenaux nucléaires et, s'ils ne l'ont pas encore fait en 2024, comme c'est le cas du Royaume-Uni, il faut s'attendre à ce qu'ils le fassent à l'avenir.
Les survivants des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, appelés hibakusha au Japon, sont des témoins vivants et un symbole mondial de la paix. Aujourd'hui octogénaires et nonagénaires, ils sont conscients que le temps presse. En 2024, Nihon Hindankyo, la confédération nippone des associations de survivants, fondée en 1956, s'est vu décerner le prix Nobel de la paix en Norvège pour son dévouement et son impact mondial.
Pour Agustín Rivera, journaliste et auteur de Hiroshima : Testimonios de los últimos supervivientes (2023), « leur combat a été sans relâche, cependant leurs efforts ont trop tardé à être reconnus ». Ce journaliste espagnol a suivi pendant des années les traces des derniers survivants de l'atrocité afin de recueillir, avant qu'il ne soit trop tard, leurs témoignages dans un ouvrage délicat d'une grande valeur historique.
M. Rivera rappelle que « le Bureau international de la paix (BIP), une organisation de désarmement récompensée du prix Nobel de la paix en 1910, avait proposé la candidature de Nihon Hidankyo pour ce prix en 1985. Il l'a, à nouveau, proposée en 1994, mais sans succès. Idem en 2005, lorsque l'Agence internationale de l'énergie atomique s'est vu décerner le Nobel ».
Les survivants des bombes atomiques accomplissent depuis des décennies un important travail d'éducation, impliquant les générations futures de Japonais afin que leur mémoire ne sombre pas dans l'oubli et que les jeunes puissent, à leur tour, la transmettre à l'avenir.
Ils sont convaincus, pour reprendre les propos de Terumi Tanaka, que ce n'est que par le témoignage et l'empathie humaine que les gens peuvent devenir « une force de changement » et influer sur les politiques nationales. Le travail qu'ils mènent est un phare pour les droits humains.
29.07.2025 à 12:35
En Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les (…)
- Actualité / Travail décent, Pauvreté, Femmes, Travail, Pollution, Salman YunusEn Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine, les déchets sont souvent jetés sans que l'on se soucie vraiment de leur destination finale. Peu de gens s'arrêtent à penser que, sur ces déchets, de nombreuses personnes – principalement des femmes – ont construit un mode de vie. Invisibles pour la plupart, elles arpentent les villes en quête de matériaux recyclables, les trient et les transportent. Leur travail, essentiel pour la durabilité environnementale, est ignoré par les politiques publiques et la société en général.
La Bolivie génère annuellement plus de 1,6 million de tonnes de déchets solides, selon l'Institut national de la statistique (INE). Bien que plus de 22 % soient techniquement recyclables (papier, carton, verre, plastique ou métaux), le système public ne dispose pas des infrastructures nécessaires à leur traitement. C'est dans cette brèche que s'engouffrent les recycleurs de base qui, à la force de leurs mains et de leur savoir-faire, récupèrent les matériaux mis au rebut. À leurs côtés, on trouve également quelques entreprises privées, motivées par le potentiel lucratif d'un secteur en plein essor.
Les recycleurs de base jouent un rôle clé dans l'économie circulaire en empêchant que des tonnes de déchets finissent dans les décharges, les rivières ou les rues. Pourtant, ils travaillent dans la précarité et l'informalité. Si les données officielles font défaut, l'on estime qu'au moins 15.000 personnes vivent de cette activité en Bolivie, la plupart sans contrat, sans assurance maladie, sans droit à la retraite et, surtout, invisibles aux yeux de la société.
Dans les principales villes du pays, le recyclage urbain est marqué par une forte présence féminine. Ce sont des mères, des grands-mères et des gardiennes d'enfants, souvent accompagnées de leurs enfants ou petits-enfants, qui parcourent les rues et les avenues à la recherche de matériaux recyclables pour subvenir aux besoins de leur famille.
Ruth, 51 ans et mère de cinq enfants, s'est lancée dans le recyclage après avoir travaillé pendant des années comme blanchisseuse et femme de ménage. « Au début, j'éprouvais beaucoup de honte, surtout lorsque les gens me montraient du doigt en disant : “Regarde-moi cette éboueuse !” ou “T'as pas honte de fouiller dans les ordures comme ça !”. »
« C'est une souffrance que beaucoup d'entre nous partageons » confie-t-elle. Ces préjugés ne l'ont toutefois pas découragée. Par la suite, Ruth est devenue l'une des fondatrices de l'Association des éco-collectrices (Asociación Ecorecolectoras) de Cochabamba, misant sur l'organisation collective comme moyen de valoriser leur travail et d'améliorer leurs conditions de vie.
L'histoire de Virginia, 38 ans, apporte un autre éclairage sur le travail de recyclage. Après avoir fui une relation violente, Virginia s'est installée à Cochabamba dans l'espoir d'offrir une vie plus sûre à ses enfants. Au début, elle collectait des matériaux le week-end, tout en travaillant comme nounou. « Au bout de cinq ans, je me suis consacrée entièrement au recyclage. Ça me permettait de passer plus de temps avec mes enfants », explique-t-elle. Pour de nombreuses femmes comme elle, le recyclage n'est pas seulement un moyen de subsistance, mais aussi un moyen de gagner en autonomie.
À Santa Cruz, Claudia, elle aussi âgée de 38 ans et mère de six enfants, dirige l'Association des collecteurs Mangales del Sur. Avec plus de dix ans d'expérience dans ce métier, son histoire révèle la dimension familiale de cette activité : « Avant, je sortais la nuit avec une charrette et mes jeunes enfants. Je n'avais personne pour les garder. Je les emmenais avec moi. Même ma fille aînée devait m'accompagner. Ça a été une période très difficile, que je préfère oublier », confie-t-elle.
Des journées de travail à rallonge et l'absence de services de garde font aussi partie de la dure réalité que doivent affronter ces travailleuses.
Victoria, 46 ans, présidente de l'association EcoWarmis, à La Paz, dirige une organisation composée principalement de femmes seniors. « Certaines d'entre elles travaillent dans le recyclage depuis 30 ans. Elles ne trouvent pas d'autre emploi et, pour venir en aide à leurs filles, beaucoup d'entre elles s'occupent de leurs petits-enfants » explique-t-elle. Elle-même mère de quatre enfants, Victoria raconte que sa mère travaillait elle aussi dans le recyclage. Dans sa famille, comme dans beaucoup d'autres, cette activité est devenue un moyen de subsistance.
L'image sans doute la plus éloquente de cette réalité est celle de Berta, 65 ans, debout sur une montagne d'ordures dans un centre de collecte de Cochabamba. « Merci beaucoup, mademoiselle. Que Dieu vous le rende », dit-elle en souriant, tandis qu'une femme jette un sac poubelle sans même la regarder. Exprimer de la gratitude pour des déchets, même si cela semble absurde, est peut-être le geste le plus symbolique de la valeur que ces femmes parviennent à trouver dans ce que d'autres considèrent comme de vulgaires ordures.
Les recycleuses de base commencent leur journée avant le lever du soleil. Elles travaillent dans une atmosphère nauséabonde, flanquées de monceaux de déchets qu'elles trient à la main, souvent sans équipement de protection adéquat, exposées aux coupures, aux infections et aux produits toxiques.
« Nous sommes exposées à de nombreux risques. Parfois, dans la précipitation, nous nous coupons sur des morceaux de verre. Cependant, nous nous soignons avec les remèdes naturels que nous ont appris nos grands-mères, car accéder à un hôpital n'est pas facile », explique Victoria, laissant entendre que les lourdeurs administratives du système de santé public peuvent rendre l'accès encore plus difficile.
Outre les risques physiques, la discrimination constitue une autre constante. « La société nous méprise parce que nous sommes mal habillées ou sales. Ce travail n'est pourtant pas fait pour être propre : nous nous salissons parce que nous fouillons dans les ordures. Mais on nous regarde avec mépris, et ça fait très mal », explique Claudia.
Malgré les difficultés, les recycleuses, dont beaucoup sont issues de communautés rurales, poursuivent leur travail vaille que vaille, ayant fait du recyclage une source de revenus, d'autonomie et de résilience.
Le système de gestion des déchets en Bolivie présente d'importantes lacunes : il est fragmenté, inefficace et, bien souvent, privatisé. Selon la chercheuse María Esther Pozo, coautrice du livre Trabajadoras por la Ciudad : aporte de las mujeres a la gestión ambiental de residuos sólidos en América Latina (Les travailleuses pour la ville : contribution des femmes à la gestion environnementale des déchets solides en Amérique latine), la décentralisation a conduit à la sous-traitance du traitement des déchets à des entreprises privées qui n'intègrent pas les recycleurs de base, laissant ceux-ci en marge (« comme simples intermédiaires »), sans droits ni représentation.
D'autre part, bien qu'il existe des réglementations telles que la loi n° 755 de 2015 (sur la gestion intégrale des déchets) et la loi sur la responsabilité élargie des producteurs (Ley de Responsabilidad Extendida del Productor, REP), leur mise en œuvre laisse à désirer. « Elles omettent de tenir compte d'enjeux essentiels tels que la santé, la retraite ou le salaire décent. La plupart des associations [spécialisées dans la collecte de déchets] sont composées de femmes et [les lois] devraient donc prévoir une formation sur la violence sexiste », souligne María Soleto, conseillère technique du Réseau national des recycleurs de Bolivie (Red Nacional de Recicladores de Bolivia, RENARBOL).
Le manque de clarté quant aux responsabilités institutionnelles constitue un obstacle supplémentaire. « Les programmes gouvernementaux qui mentionnent les collecteurs précisent rarement quelle entité sera chargée de la mise en œuvre des mesures. Il existe donc de nombreux vides juridiques », ajoute Mme Soleto.
Face à un tel abandon institutionnel, de nombreuses recycleuses trouvent dans l'organisation collective un moyen de résistance.
« C'était notre plus grand rêve : avoir un salaire, être reconnues par le gouvernement, mais il n'a pas été exaucé. Nous avons demandé des réunions, envoyé des lettres, mais n'avons reçu aucune réponse », déplore Ruth. Claudia le résume ainsi : « La lutte sera longue, mais il ne s'agit pas d'une faveur. Il s'agit d'un droit. Et il faut bien faire comprendre ça aux autorités. »
Pendant ce temps, la vieillesse approche. « C'est triste de voir mes collègues plus âgées continuer à travailler. Et il en va de même pour nous toutes », remarque Ruth.
Les recycleuses doivent assumer de multiples responsabilités : elles travaillent dans la rue, à la maison, s'occupent de leurs enfants et, bien souvent, de leurs petits-enfants. Certaines, comme Victoria, cumulent un deuxième emploi. « Le week-end, je travaille dans une discothèque, pour avoir de quoi payer le traitement de ma fille », explique-t-elle.
« Bien que la Constitution bolivienne consacre les principes d'égalité et d'équité, nous continuons à faire face à d'importantes disparités, surtout dans des activités comme celle-ci, qui est probablement l'une des dernières que l'on choisirait ; le ramassage d'ordures », indique Mme Pozo. Elle souligne qu'il est urgent de mettre en place des politiques de genre qui répondent aux besoins de ce secteur (notamment en matière d'accès aux filets de protection sociale).
Si les recycleuses de base ne formulent pas toujours leurs revendications en termes de droits, de formalisation ou d'égalité, elles ne manquent toutefois pas d'une connaissance approfondie de leur environnement. Elles savent comment fonctionnent les villes, quels quartiers génèrent le plus de déchets et où se trouvent les matériaux recyclables. Selon María Esther Pozo, ce savoir devrait être le point de départ de politiques publiques plus inclusives et plus efficaces.
Pour Mme Pozo, parler de recyclage implique également de repenser les villes. « Que représentent les villes pour ces femmes ? Comment se déroule leur quotidien ? Elles arpentent les places, les marchés, traversent des quartiers entiers et se rendent dans les zones nord [les quartiers les plus aisés] où, selon elles, les déchets sont de meilleure qualité. Que représente, dès lors, pour elles la zone sud [la périphérie] en termes de déchets ? », s'interroge-t-elle.
Le parcours de ces travailleuses révèle bien plus que de simples itinéraires de collecte ; il met en évidence les profondes inégalités entre le centre et la périphérie, entre ceux qui jettent et ceux qui survivent grâce aux déchets. Visibiliser cette réalité permet de comprendre qui sont celles qui assurent, jour après jour, le fonctionnement le plus élémentaire des villes.
« Sans visibilité, impossible d'avancer. Nous souhaitons que chaque association soit reconnue : qui sont les recycleuses, que font-elles, comment les contacter, quels sont leurs itinéraires quotidiens. Et cela ne peut se faire qu'à travers la sensibilisation, la collaboration entre les municipalités et les organisations », insiste María Soleto.
« Elles contribuent concrètement aux efforts environnementaux et mettent en pratique la prévention des dommages environnementaux, tandis que les discours des universités et des institutions restent lettre morte », affirme Mme Pozo.
En ce sens, la formalisation de ces activités n'est pas seulement une question juridique, mais une condition sine qua non pour progresser vers une économie circulaire véritablement inclusive et équitable. Pour y parvenir, insiste la chercheuse, il faut une volonté politique, un engagement citoyen et des cadres réglementaires solides, avec une approche claire et transversale de l'égalité des genres.
« Ce que je souhaite le plus, c'est que toutes mes camarades aient une assurance maladie, car il y a toujours quelqu'un qui tombe malade et, souvent, faute d'argent ou d'accès à un hôpital, elles ne peuvent pas se faire soigner à temps », explique Virginia. Son témoignage résume une situation urgente et inexorable : sans droits fondamentaux, il ne peut y avoir d'inclusion réelle, ni de transition juste, ni de vraie durabilité.
22.07.2025 à 07:30
Clément Girardot
Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.
Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la (…)
Depuis le 28 novembre 2024, des manifestations secouent quotidiennement Tbilissi et d'autres villes de Géorgie. Les citoyens dénoncent la suspension du processus d'adhésion à l'Union européenne annoncée ce jour-là et, plus largement, l'instauration d'un régime de plus en plus autoritaire.
Ces derniers mois, le parti du Rêve Géorgien, reconduit au pouvoir pour quatre ans lors des élections législatives frauduleuses du 26 octobre 2024, a multiplié les lois liberticides et intensifié la répression contre les voix dissidentes. Fondé par l'oligarque Bidzina Ivanichvili, le Rêve Géorgien gouverne la nation caucasienne de 3,7 millions d'habitants depuis 2012. Son accession au pouvoir avait même marqué la première transition démocratique du pays après la révolution de 2003 et l'instabilité des années 1990, faisant suite à l'éclatement de l'URSS dont la Géorgie était une des républiques.
Cette formation attrape-tout sans grande assise idéologique a pourtant longtemps incarné une force relativement modérée et pro-européenne, une orientation qui s'est matérialisée par la signature de l'accord d'association UE-Géorgie en 2014 et la libéralisation du régime des visas avec l'espace Schengen en 2017. Face à la menace d'un retour à la domination russe, l'intégration euro-atlantique est une aspiration partagée à la fois par une grande partie des élites et de la population.
« Le gouvernement avait alors déclaré la réforme de l'administration comme une de ses grandes priorités », déclare Raisa Liparteliani, vice-présidente de la Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC).
La mise en application de l'accord d'association avec l'UE devait se traduire par une réforme de la fonction publique afin qu'elle soit davantage efficace, transparente et professionnelle. Mais plutôt que de continuer sur cette voie, le gouvernement géorgien en a choisi une autre.
« Quand nous parlons du Rêve Géorgien, nous parlons d'une seule personne, Bidzina Ivanichvili. À un moment, il a été confronté au choix de se retirer vraiment du pouvoir ou de construire un régime autoritaire. Il a choisi la seconde voie », affirme le juriste Vakhushti Menabde, fondateur du Mouvement pour la Social-Démocratie, un nouveau parti politique né en février 2025 des récentes mobilisations.
Comme des milliers de citoyens d'orientations politiques très variées, les membres de cette formation de gauche sont quasi-quotidiennement dans la rue. Face à cette contestation qui dure, les autorités ont adopté une stratégie de répression qui conjugue la force policière, l'intimidation politique et des formes de rétorsions financières et professionnelles. D'après l'Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI), la Géorgie a été rétrogradée de la catégorie 3 à 4, entre 2024 et 2025, à cause de la multiplication des atteintes relevées aux libertés civiles et aux droits syndicaux.
Une cinquantaine de manifestants, principalement arrêtés en décembre, sont encore en prison. Parallèlement, les fonctionnaires sont aussi ciblés : « La plupart de ceux qui ont pris position pour défendre la Constitution lorsque le régime a rejeté le choix géopolitique historique de la Géorgie ont été renvoyés de leurs postes », affirme Vakhushti Menabde.
Plusieurs centaines de fonctionnaires ont notamment signé des pétitions soutenant l'avenir européen de Géorgie, un nombre encore plus important a participé aux manifestations anti-gouvernementales. D'après un rapport publié en avril par l'ONG Transparency International Georgia, ce sont principalement ces personnes qui ont été licenciées. Les méthodes exactes et l'échelle des licenciements diffèrent selon les institutions, mais les directions ont surtout concentré leurs efforts répressifs sur le management intermédiaire.
Dans un grand nombre de cas, les licenciements ont lieu après l'annonce d'une « réorganisation » par le gouvernement et passent par un non-renouvellement du contrat de travail. Dernier en date d'une longue série, le ministère des affaires étrangères a annoncé une « réorganisation » début mai, quelques mois après qu'une ordonnance de la ministre Maka Bochorishvili ait supprimé la sécurité de l'emploi pour certains cadres de l'institution.
« Le nombre de personnes licenciées dépasse maintenant les 800. Il faut souligner que près de la moitié de ces personnes ont entre 8 et 35 années d'expérience professionnelle ».
« Elles incarnent la mémoire institutionnelle du fonctionnement et du développement des services publics géorgiens », explique Giga Sopromadze, un employé de la mairie de Tbilissi limogé fin décembre et fondateur d'un nouveau syndicat de la fonction publique, nommé Article 78 de la Constitution.
Participant actif aux manifestations depuis plusieurs années, il a été remercié de ses fonctions de coordinateur des programmes pour les personnes en situation de handicap pour la capitale géorgienne : « J'ai travaillé avec différents maires depuis 2016 et là, on ne me renouvelle pas mon contrat, car tous les programmes sont soi-disant terminés. C'est un gros mensonge, car quand on regarde Tbilissi, la ville est très loin des standards européens en matière d'accessibilité. »
Ces licenciements sont facilités par l'adoption expéditive de multiples amendements à la loi sur les services publics entre décembre 2024 et avril 2025, qui viennent attaquer un droit du travail déjà peu protecteur pour les fonctionnaires, mais aussi les salariés du secteur privé.
Les principales mesures sont la suppression de la protection légale contre les licenciements pour les cadres de la fonction publique, la requalification des contrats à durée indéterminée en contrats courts, la facilitation des licenciements durant les réorganisations, la réduction de la durée des préavis, la baisse des indemnités de licenciement, ainsi que le renforcement des procédures d'évaluation pouvant mener à des réductions de salaire ou un licenciement.
Dans son examen annuel d'application des normes, l'Organisation internationale du travail a ainsi noté en juin que « cette réforme crée une précarité d'emploi sans précédent et affaiblit les protections du travail des fonctionnaires contre les licenciements arbitraires. De telles conditions compromettent gravement l'environnement nécessaire pour que les fonctionnaires puissent exercer librement leurs droits syndicaux, ce qui soulève de graves préoccupations en ce qui concerne la convention [n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical] et la convention (n° 151) sur les relations de travail dans la fonction publique de 1978, que la Géorgie a ratifiée en 2003 ».
Une douzaine d'institutions sont déjà concernées par ces licenciements qui succèdent à la reprise en main des institutions culturelles publiques par le Rêve Géorgien à l'œuvre dès 2021. Des agences, ministères et administrations centrales sont concernées, ainsi que des administrations régionales et des municipalités. Deux organismes ont même été entièrement dissous : le Centre de recherche du Parlement et le Bureau de la fonction publique qui s'occupait principalement de l'évaluation et du recrutement des agents.
En dehors des grandes villes où les médias d'opposition et les organisations politiques ou syndicales disposent de relais, la répression prend avant tout la forme d'une stratégie d'intimidation et de contrôle social. Celle-ci se déploie en premier lieu dans les écoles qui sont souvent, en milieu rural, l'unique institution publique et le principal employeur.
« Si vous ne suivez pas les ordres ou si vous exprimez une opposition, vous êtes perçu avec suspicion et ajouté à une liste noire. Les directeurs d'école lisent ces noms à voix haute devant les autres membres du personnel », explique un activiste de Tbilissi originaire la région d'Iméréthie dans l'Ouest du pays qui préfère garder l'anonymat. En raison de ses activités, sa mère qui est professeure est stigmatisée bien qu'elle soit apolitique : « Elle n'a pas encore été renvoyée, mais le simple fait d'être sur cette liste constitue déjà une forme de pression psychologique. »
Ces licenciements et pressions visant les fonctionnaires révèlent un changement de paradigme de l'Etat géorgien qui n'aspire plus à une démocratisation, même imparfaite et qui a relégué la conduite des politiques publiques au second plan pour se concentrer sur la consolidation du pouvoir.
La mainmise politique sur l'administration s'est fortement renforcée. Selon de nombreux observateurs, l'un des principaux objectifs de la répression actuelle est de soumettre la fonction publique au contrôle du parti. Sur le modèle russe ou même azerbaïdjanais, le Rêve Géorgien prend la direction d'une gouvernance où le parti au pouvoir fusionne avec les structures étatiques.
L'attribution de certains postes à responsabilité est de nouveau possible sans procédure de sélection compétitive. Cette disposition pourrait renforcer le népotisme et décourager les employés les plus compétents qui n'auront plus de possibilité de promotion. Les fonctionnaires licenciés n'ont, de leur côté, aucune possibilité de récupérer leur travail, ils perdent donc leurs moyens de subsistance alors que leur employabilité dans le secteur privé est faible.
« Nous ne sommes pas en mesure d'obtenir la réintégration des fonctionnaires licenciés même si nous gagnons de nombreux procès aux prud'hommes, car leur poste de travail a été aboli suite aux réorganisations », explique l'archéologue et paléoanthropologue Nikoloz Tsikaridze, président du Syndicat des travailleurs des sciences, de l'éducation et de la culture.
Cette stratégie hostile aux droits des travailleurs et au droit d'association est contraire aux conventions internationales dont la Géorgie est signataire, notamment la convention n°98 de l'OIT sur le droit d'organisation et de négociation collective. Par ailleurs, la convention n°87 protège la liberté syndicale et garantit le droit des travailleurs de créer librement des organisations sans autorisation préalable de l'État.
La Confédération des Syndicats de Géorgie (GTUC), a entamé une procédure de réclamation auprès de l'OIT concernant les réformes récentes s'attaquant aux droits des fonctionnaires et des syndicats de manière plus large.
Lors de sa 113e Conférence, le comité d'évaluation a émis, le 6 juin dernier, la position suivante : « Nous exhortons le gouvernement à revoir les récents amendements à la loi sur la fonction publique par le biais d'un véritable processus de consultation avec les organisations représentatives des travailleurs ». La vice-présidente de la Confédération, Raisa Liparteliani a expliqué : « Nous comptons utiliser ce document pour défendre les droits des fonctionnaires au niveau national auprès de la Cour constitutionnelle, de la commission tripartite et du Parlement et au niveau international aussi ».
Les positions des organisations internationales, ainsi que celles de l'Union européenne qui menace le pays de sanctions sur le régime de visa, auront-elles une influence sur l'attitude du gouvernement du Rêve Géorgien qui voit derrière toute critique un complot de l'Occident ? Tant que perdure la crise politique entre un pouvoir inflexible et des citoyens mobilisés, la répression au sein de l'administration pourrait se poursuivre tout comme dans le reste de la société, où de plus en plus d'opposants se retrouvent face à la justice ou en détention.
Malgré cela, le respect de la liberté syndicale répond à un besoin d'organisation collective qui se fait ressentir dans différents secteurs de la société. Tout en agissant dans un environnement répressif, les mouvements politiques et syndicaux attachés à la démocratie et à l'orientation pro-européenne de la Géorgie font toujours face au défi d'une meilleure coordination et planification pour pouvoir ébranler le Rêve Géorgien.
17.07.2025 à 11:21
L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur (…)
L'industrie textile marocaine a connu une croissance soutenue au cours de la dernière décennie et emploie actuellement plus de 200.000 personnes, dont 60 % de femmes. L'Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE) vante les coûts compétitifs, la productivité et les délais records dont est capable la main-d'œuvre du pays.
Attirées par la proximité géographique avec l'Union européenne, les grandes enseignes multinationales sous-traitent chaque année leur production auprès de plus de 1.600 fournisseurs locaux, principalement dans le secteur de la mode rapide (fast fashion).
Cela a contribué à ce que 15 % du PIB industriel du Maroc dépende désormais du secteur textile, selon l'Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement (AMITH). Ces chiffres, bien qu'ils datent de 2021, reflètent bien l'importance du secteur dans l'économie du royaume alaouite. En 2024, le Maroc a exporté pour 2,925 milliards d'euros de produits textiles vers l'UE, dont il est désormais le huitième exportateur de tissus et de vêtements.
Le Maroc représente 3,1 % des importations textiles de l'UE, qui est de loin le premier client du pays africain, absorbant 70 % de ses exportations, notamment vers l'Espagne et la France.
Amal (nom d'emprunt pour éviter des représailles) a travaillé six ans dans une usine marocaine légalement enregistrée, dotée d'installations sur deux étages pouvant accueillir environ 500 employés. Lorsque l'entreprise a changé de mains, le nouveau patron a dégradé les conditions de travail. « Nous cousions 56 vêtements par heure, mais il a fait venir des gens pour en produire 58, voire davantage » explique-t-elle à Equal Times. Pour les travailleuses de son atelier, ce changement « a représenté une pression énorme, sans compter que la qualité n'était plus au rendez-vous », se souvient-elle ; « presque tous les vêtements étaient destinés à Inditex et Mango, je le sais grâce aux étiquettes, la plupart étaient de Zara ».
Le travail auparavant effectué en neuf heures devait désormais être complété en huit heures. Cette augmentation de la cadence « a nui à notre santé, de nombreuses collègues ont quitté l'entreprise, à la fin nous n'étions plus que 400 ». Il s'agissait de la première réduction irrégulière des effectifs, qui allait être suivie de nombreuses autres, jusqu'à son propre licenciement.
Dans l'Indice CSI des droits dans le monde 2025 publié en juin par la Confédération syndicale internationale (CSI), le Maroc a amélioré sa note, passant de 4 en 2024 à 3, ce qui indique des « violations régulières » (jusqu'en 2024 « systématiques ») des droits fondamentaux du travail tels que le droit de grève, la négociation collective et la syndicalisation.
Le royaume maghrébin a ratifié les conventions de l'OIT sur le travail décent, la liberté syndicale, le travail forcé et le travail des enfants et la discrimination. Il s'aligne en outre sur la Recommandation n° 204 de l'OIT visant à réduire le travail informel. Les abus persistent toutefois dans le secteur textile, principalement dans le nord du pays, à Tanger et Kénitra notamment.
Les quartiers de ces villes foisonnent d'ateliers de couture de toutes sortes, y compris des établissements clandestins installés dans des garages et des rez-de-chaussée d'immeubles résidentiels. La sous-traitance représente 60 % de la production, et « tant les entreprises officielles que les entreprises informelles sous-traitent les grosses commandes » à ces ateliers, explique dans un entretien avec Equal Times Lamyae Azouz, secrétaire générale de l'association Attawasoul, à Tanger, une organisation à but non lucratif qui informe les personnes qui y travaillent de leurs droits du travail.
Le salaire de base d'Amal s'élevait à 710 dirhams par mois (67,5 euros, qui, en ajoutant les heures supplémentaires, lui laissaient environ 230 euros par mois). Le contraste est net avec le salaire minimum interprofessionnel au Maroc, qui, en janvier 2025, a augmenté de 5 %, pour atteindre 3.000 dirhams par mois (285 euros). « Mon entreprise a mis six mois pour appliquer cette augmentation dans son intégralité, et dans d'autres, je doute qu'elles le fassent », a déclaré à Equal Times une couturière de l'un de ces ateliers, qui a souhaité rester anonyme.
Selon le syndicat IndustriALL, les abus de salaire sont généralisés, à tel point que le salaire minimum n'est versé que dans les usines dont les effectifs sont syndiqués.
Dans les ateliers textiles au Maroc, « le salaire minimum n'est généralement pas payé à l'heure, mais en fonction d'un volume de vêtements déterminé », indique Azouz, et si l'objectif de production n'est pas atteint, une pénalité salariale est appliquée.
« Il y a parfois des inspections, mais elles ne fonctionnent pas, car elles sont annoncées à l'avance et des dispositions sont prises pour qu'il n'y ait pas de travailleuses mineures ou malades [présentes sur les lieux de travail] », ajoute-t-elle.
Sa collègue chez Attawasoul, Zohra Koubia, a supervisé en 2019 l'étude Perfiles y condiciones laborales en el sector textil de Tánger (Profils et conditions de travail dans le secteur textile à Tanger) pour Setem Catalunya et le réseau d'ONG, de syndicats et d'associations de consommateurs Campagne Vêtements Propres. Six années se sont écoulées depuis, cependant « rien n'a changé », affirme-t-elle.
« Dans les ateliers informels, le Code du travail n'est pas appliqué », dénonce-t-elle, ajoutant que « la plupart des travailleuses sont cheffes de famille, ont migré d'autres régions du pays et n'ont aucune formation ». En effet, 70 % des femmes interrogées dans le cadre de cette étude ont déclaré ne pas avoir de contrat, 6 % d'entre elles étaient liées à leur atelier par un accord verbal et seulement 24 % disposaient d'un contrat signé. Par ailleurs, 36 % d'entre elles n'étaient même pas déclarées au système de sécurité sociale marocain, même si en 2021, il a été décidé d'étendre cette protection à l'ensemble de la population active.
Le problème reste d'actualité, dès lors que « la quasi-totalité des entreprises déclarent moins de salariées et moins d'heures de travail » que ce que suppose leur activité réelle, souligne Mme Koubia. À cela s'ajoutent d'autres abus tels que le non-reversement des cotisations sociales pourtant prélevées sur le salaire. En l'absence d'inspections du travail, ces exactions sont commises en toute impunité, sans compter que bon nombre de travailleuses méconnaissent leurs droits.
Amal, par exemple, n'a appris qu'elle n'avait pas de contrat que le jour où elle a eu besoin de médicaments : « Je pensais qu'étant donné que je travaillais, j'avais une mutuelle, mais le patron ne nous avait pas déclarées », s'indigne-t-elle. Il s'agit là d'une pratique courante, selon IndustriALL, qui déplore que de nombreuses travailleuses du textile se retrouvent sans droit à des congés ni à des soins médicaux parce qu'elles ne sont pas enregistrées dans le système, alors qu'elles développent fréquemment des troubles musculosquelettiques.
Dans le secteur textile marocain, les journées sont de huit à neuf heures, y compris les samedis et jours fériés, avec une ou deux pauses toilettes et une demi-heure pour déjeuner. « J'ai enduré cela pour ma famille », affirme Amal. « Mon usine ne disposait d'aucun espace de repos. Qu'il pleuve ou qu'il fasse chaud, nous posions des cartons à même la rue pour nous asseoir et manger », ajoute-t-elle, « et à l'intérieur, le nettoyage était inexistant ».
Puis, un jour, elle a appris que son patron avait loué un étage supplémentaire dans le bâtiment où elle travaillait, mais qu'il l'avait enregistré sous un autre nom et y avait fait venir de nouvelles travailleuses, qui empruntaient une porte d'accès séparée et étaient moins bien payées qu'elle. Leur employeur les rémunérait quand bon lui semblait, sans planning précis.
Il est courant que les travailleuses commencent leur journée sans même savoir si elles feront des heures supplémentaires, lesquelles ne sont généralement pas rémunérées, souligne Mme Koubia. Elle ajoute que, bien que la semaine de travail au Maroc soit légalement de 44 heures, dans la pratique, beaucoup d'entre elles « cousent 14 heures par jour pour pouvoir honorer les commandes ». Si, malgré tout, les commandes de l'entreprise diminuent, il peut arriver, comme cela a été le cas pour Amal, que la « prime de production » soit supprimée et que des irrégularités surviennent dans le montant du salaire perçu et les dates de paiement, irrégularités qui dans son cas se sont prolongées pendant plus d'un an.
À leurs doléances légitimes, l'entreprise a répondu par du harcèlement et des insultes. Selon Mme Azouz, une travailleuse sur deux interrogée par son association à Tanger déclare avoir subi des menaces, des violences verbales et même physiques de la part de ses employeurs. « Ils les humilient, ils les comparent à des ânes, ils refusent d'embaucher des femmes mariées ou enceintes », explique-t-elle. De ce fait, les employées sont généralement des jeunes femmes qui « louent une chambre à plusieurs et vivent dans des conditions précaires ». Il n'est pas rare que la situation dégénère en harcèlement sexuel. Amal se souvient que son chef avait « des comportements déplacés avec les jeunes filles » et que lorsqu'elles l'ont dénoncé auprès des autorités, on leur a répondu : « C'est votre problème ». Bien entendu, ceux qui ont répliqué de la sorte « étaient des hommes », précise-t-elle.
Dans les ateliers de couture informels au Maroc, les accidents liés aux mauvaises conditions de travail sont également fréquents, comme notamment « les coups de chaleur en été (d'avril à septembre), car les travailleuses peuvent boire de l'eau, mais n'ont pas droit à des pauses », souligne Mme Azouz.
Très souvent, à l'intérieur, « il n'y a pratiquement pas d'espace pour repasser, alors que le taux d'humidité élevé et la forte concentration des effectifs » favorisent la transmission de maladies, et que « la poussière provenant des tissus est cause d'affections pulmonaires ou d'allergies », précise-t-elle.
Mme Azouz a apporté son aide aux familles des 28 personnes décédées par électrocution lors de l'inondation d'un atelier clandestin à Tanger en février 2021, où des étiquettes Inditex ont été retrouvées. Suite à des manifestations et à la parution d'articles dans la presse, la préfecture de Tanger-Assilah a indemnisé les familles. À l'issue du procès, l'inspection du travail a été mise en cause, mais pas les marques responsables des commandes qui étaient exécutées dans des conditions de travail indécentes.
Le gouvernement national et les autorités locales ont mené des négociations discrètes avec les survivantes : « Ils leur ont dit être disposés à trouver un accord à condition qu'elles cessent de communiquer avec nous [l'association Attawasoul] et les médias », révèle Mme Azouz.
L'affaire n'a donc eu aucune répercussion sur l'écosystème des ateliers de confection, même à Tanger. « L'accident n'a entraîné aucune amélioration sur le plan juridique ou de la sécurité » déplore-t-elle : « le propriétaire a passé quelques mois en prison, cependant il continue de fournir des marques internationales par l'intermédiaire d'une autre entreprise ».
L'informalité qui règne dans le domaine du travail entrave considérablement la syndicalisation, dans un environnement où la liberté syndicale n'est pas garantie et où les syndicats marocains n'ont pas réussi à empêcher l'adoption d'une loi sur les grèves, en vigueur depuis mars, qui restreint considérablement ce droit et compromet gravement les libertés syndicales.
Dans ce contexte, pour les travailleuses du textile au Maroc, l'adhésion à un syndicat entraîne facilement des menaces et des licenciements, ou « même des accusations inventées de toutes pièces », telles que l'obstruction au travail ou le manque de productivité, « voire l'attribution d'un nombre d'heures réduit et l'isolement », résume Zohra Koubia. Le constat d'IndustriAll est sans équivoque : « Parmi les entrepreneurs, il existe un consensus : former un syndicat, cela revient à une déclaration de guerre ». Ainsi, s'ils se retrouvent face à des travailleurs unis et organisés, « ils peuvent paralyser l'usine, la fermer et la délocaliser » en toute impunité.
Amal en a d'ailleurs personnellement fait l'expérience. « Nous avons tenté, en vain, de parler à notre employeur, puis nous nous sommes adressées aux autorités, mais elles ont fait la sourde oreille », se souvient-elle. « En mai 2022, nous avons fait grève pour défendre nos droits et réclamer les primes non versées, mais l'employeur a appelé la police pour nous expulser ». Amal a écrit à Inditex pour dénoncer ces faits, et entre juillet et octobre, elle et ses collègues ont été licenciées, ce qui « n'a posé aucun problème, car nous n'avions pas de contrat ; nous étions neuf à être enceintes ».
À cette époque, elle avait déjà cinq enfants et en attendait un sixième. « Cela a été extrêmement difficile », confie-t-elle. Elle a travaillé deux semaines dans une autre entreprise, mais a été licenciée lorsque ses employeurs ont appris qu'elle avait appartenu à un syndicat. Dans une troisième entreprise, elle n'a tenu qu'une journée, pour la même raison.
« Lutter pour nos droits nous a coûté cher », reconnaît-elle. « De nombreux syndicats sont achetés par le patron, et moi, tout ce que je voulais, c'était servir de pont entre les deux parties, mais dans mon pays, cela n'est pas perçu ainsi. »
Amal est actuellement en attente de jugement, et bien que son ancienne entreprise ait fermé, elle a été facilement remplacée par de nouveaux ateliers. Elle et ses collègues réclament à leur ancien employeur le paiement de leurs salaires impayés et des indemnités pour leurs années d'ancienneté, qui vont de cinq à seize ans.
« Certaines ont travaillé là toute leur vie et n'ont plus rien », déplore-t-elle. L'employeur a déclaré faillite et doit payer le loyer, les salaires et de nombreuses factures à différents transporteurs et fournisseurs, de sorte que les travailleuses ne savent pas si elles seront un jour payées.
Malgré ce cadre de travail injuste, qui laisse dans la pratique un grand nombre de travailleuses et travailleurs sans protection, le royaume alaouite a élaboré un plan de développement à l'horizon 2035 visant à moderniser son économie et à se positionner comme un marché exportateur hautement performant et à faibles émissions. Pour ce faire, il s'appuiera sur son réseau d'accords commerciaux, qui comprend des traités de libre-échange avec une cinquantaine de pays, tandis que son ministère de l'Industrie soutient des partenariats régionaux de coopération multisectorielle tels que l'Association arabo-euro-méditerranéenne pour la coopération économique (EMA).
Le ministère du Commerce et l'AMDIE s'efforcent également d'attirer les investissements en proposant des subventions et des avantages fiscaux, en facilitant les démarches administratives et en promouvant les infrastructures nationales : premier train à grande vitesse africain, nouvelles autoroutes, 19 aéroports internationaux ou le port de Tanger-Med (le plus grand d'Afrique et de la Méditerranée et le 17e plus actif au monde en termes de volume de conteneurs), ainsi que six zones franches, portées à huit en mars dernier.
Avec ces initiatives, le Maroc « facilite l'accès à plus d'un milliard de consommateurs en Europe, aux États-Unis, au Moyen-Orient et en Afrique », souligne l'AMDIE, parallèlement à son « engagement résolu en faveur de la transition verte et du développement durable ».
En ce sens, le Maroc se trouve en réalité soumis à la pression de ses principaux clients. À l'horizon 2030, l'UE prévoit que tous les produits textiles commercialisés sur son territoire soient réparables, recyclables, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances toxiques et respectueux des droits humains et de l'environnement. Le marché marocain est ainsi contraint d'adapter son système de production. Est-ce possible ? Avec sa stratégie Dayem (« durable » ou « viable » en arabe), l'AMITH s'est dotée d'une feuille de route pour 2035. Le secteur textile marocain reconnaît qu'il doit réduire la sous-traitance dans le secteur, remplacer son modèle de confection, qui importe actuellement ses tissus d'Asie et de Turquie, et se doter d'un modèle propre, durable et local, conformément aux règles d'origine de la zone pan-euro-méditerranéenne (Zone PEM, qui bénéficie d'un accès préférentiel à l'UE).
Pour relever les défis implicites en matière d'emploi, des règles sont nécessaires pour obliger les marques européennes à garantir des contrats de travail formels non seulement à leurs fournisseurs directs, mais aussi aux fabricants secondaires et tertiaires auxquels ceux-ci sous-traitent généralement, et dont les actions sont moins visibles, déclarait déjà en 2023 la directrice générale de l'AMITH, Fatima-Zohra Alaoui.
La situation n'a guère évolué et, malgré les objectifs officiels, il reste encore un long chemin à parcourir. En attendant, des milliers de travailleuses comme Amal aspirent simplement à une issue équitable et à des conditions de travail décentes dans les ateliers marocains. « Il n'y a pas d'avenir ainsi », conclut-elle : « Je ne blâme pas les personnes [en Europe] qui achètent ces vêtements. Tout ce que nous souhaitons, c'est avoir des emplois décents, fabriquer des vêtements de qualité et pouvoir assurer une vie digne à nos familles. »
15.07.2025 à 06:30
Margaux Solinas , Paloma Laudet
Une pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans (…)
- Actualité / Rwanda, Congo, Rép. démocratique , Environnement, Santé et sécurité, Pauvreté, Agriculture et pêche, Pollution, Développement durable, Industries extractivesUne pirogue en bois tangue alors que Claude, le corps à moitié submergé, tient entre ses mains un panier en osier rempli de petits poissons frétillants. « J'aimerais comprendre où sont partis les gros poissons… Ces derniers temps, les eaux, autrefois abondantes, se sont appauvries, comme si les poissons eux-mêmes fuyaient », lance le pêcheur tout en échangeant quelques sambazas, contre quelques pièces. Les sambaza (petits poissons de la famille des clupeidae) sont une espèce abondante dans le lac Kivu, constituant une source alimentaire et une ressource économique vitale pour les communautés riveraines du Rwanda et de la République démocratique du Congo. Ils ont été introduits en dans les années 1950 de manière artificielle pour augmenter la production de poissons comestibles dans la région. Ils sont souvent séchés ou fumés pour être conservés et jouent un rôle crucial dans l'économie des villages locaux.
Le pêcheur rassemble environ 500 francs rwandais par jour, soit environ 0,31 centime d'euro, une maigre somme, juste assez pour s'occuper de son bateau en mauvais état et subvenir à sa faim. Claude vit en deçà du seuil de pauvreté (moins d'un dollar par jour) comme 52 % des Rwandais, selon un rapport du Center for Affordable Housing Finance in Africa (CAHF). Et il ignore – et n'a guère d'intérêt – pour le danger silencieux qui agite les eaux tranquilles du lac Kivu. Alors qu'il vend ses derniers sambazas, le tonnerre gronde et de grosses gouttes de pluie se mettent à tomber. Il prend alors ses jambes à son cou, et se précipite sous une cabane en tôle rouillée, dans l'attente d'une éclaircie pour pouvoir rentrer chez lui.
Outre les poissons pêchés par Claude et autres espèces aquatiques, le lac Kivu contient une forte concentration de méthane, un gaz à effet de serre puissant, incolore et inodore, composé d'une molécule de carbone et de quatre atomes d'hydrogène (CH₄). Principal constituant du gaz naturel, il est produit par la décomposition de matières organiques en l'absence d'oxygène, notamment dans les marais, les rizières, et les intestins des ruminants.
Le méthane contribue de manière significative au réchauffement climatique en retenant la chaleur dans l'atmosphère, mais peut également servir de source énergétique. Il peut être converti en énergie de plusieurs façons : brûlé, il produit de la chaleur et de l'électricité. Sinon il est utilisé dans des systèmes de cogénération pour générer simultanément de l'électricité et de la chaleur où il alimente des turbines à gaz. Ces méthodes permettent de produire de l'énergie tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Et à quelques kilomètres du rugo (maison traditionnelle en terre cuite rwandaise) de Claude, une entreprise, KivuWatt, s'est donné pour but d'extraire et convertir le méthane en énergie pour alimenter la région.
En 2008, seulement 6 % de la population rwandaise avait accès à l'électricité, un chiffre qui serait passé aujourd'hui à 75 % d'après le gouvernement rwandais. À la même période, « le mix énergétique du Rwanda était dominé à 74% par la biomasse et les produits pétroliers (20 %) », d'après l'Agence internationale de l'énergie, « le reste étant constitué de gaz naturel, de charbon et d'hydroélectricité ».
Pour expliquer cette croissance, les ressources énergétiques du lac sont cruciales. En 2020, le Rwanda et la République démocratique du Congo ont signé un accord pour assurer une exploitation sûre du méthane du lac Kivu, tout en préservant la biodiversité de la région à l'image de KivuWatt, piloté par l'Américain ContourGlobal, et de Shema Power Lake Kivu (SPLK), une coentreprise public-privé qui ambitionne à elle seule de couvrir jusqu'à 30 % de la demande électrique nationale. En 2024, cette ressource fournit déjà 14,3 % de l'électricité du pays, marquant un tournant stratégique dans le mix énergétique rwandais.
Contrairement au Rwanda, le gouvernement congolais n'a pas débuté l'extraction du méthane de son côté du lac. En janvier 2020, l'espoir d'un projet d'évacuation du gaz avait vu le jour sous l'initiative de l'ancien ministre national des Hydrocarbures, Rubens Mikindo. Mais en 2025, le projet en est toujours au même stade.
Les autorisations pour la construction d'une usine et pour la production d'énergie stagnent, résultat de l'instabilité de la région, mais aussi de mauvaise gestion de la baie de Kabuno et, selon certaines sources sur place, de la corruption. Seules des stations de dégazage ont été installées. Dans ce contexte de tensions persistantes entre les deux rives du lac, le gaz devient un enjeu aussi géopolitique que sécuritaire.
« Le gaz est emprisonné dans les couches profondes. Il y a une marge de sécurité gigantesque, mais deux scénarios s'opposent chez les spécialistes. Il y a la possibilité de l'extraction massive qui risque d'amener une déstabilisation du lac, et d'autres qui jugent que l'extraction est la solution » explique François Darchambeau, chercheur spécialisé sur le sujet et enquêteur pour l'entreprise KivuWatt.
Malgré sa situation dans une région sujette à une activité sismique importante, il existe un manque significatif de préparation et de compréhension concernant les menaces potentielles pour le lac Kivu comme l'éruption limnique. Ce type d'éruption se produit généralement dans des lacs profonds situés dans des zones volcaniques. Elles représentent un risque important dans cette région sujette aux tremblements de terre, parsemée de volcans actifs, comme l'a montré la catastrophe du lac Nyos (Cameroun) en 1986, qui a tué plus de 1.700 personnes.
La plupart des pêcheurs sont conscients de la présence de méthane, mais ils ne perçoivent pas son extraction comme un danger significatif, étant juste informés de sa présence et de sa transformation en énergie, et non aux conséquences d'une éruption. Certains pêcheurs comme John, capitaine d'un bateau, s'interrogent sur le lien entre l'extraction et l'absence de ressources dans le lac. Il témoigne : « Il y a encore dix ans, nous pêchions des dizaines de kilos par soirée, aujourd'hui, c'est à peine la moitié. Alors, oui, j'ai entendu parler du méthane, j'en conçois les dangers, mais ce qui m'inquiète, c'est seulement la disparition des poissons. Est-ce lié au gaz ? »
Aucune étude n'établit à ce jour de lien direct entre la présence de méthane dans le lac Kivu et les récentes mortalités de poissons. Mais la présence d'entreprises d'extraction pourrait présenter un danger potentiel pour les espèces du lac, et limiter l'espace de pêche pour les habitants des rives. En juin 2022, des épisodes frappants à Kabuno et Minova (RDC) ont été attribués à une intoxication liée à des polluants terrestres, selon l'Observatoire Volcanologique de Goma (OVG). L'hypothèse d'une libération de gaz a été écartée par des experts, dont le professeur Pascal Masilya, qui pointe plutôt la remontée d'eaux pauvres en oxygène provoquant l'asphyxie des poissons par éruption limnique.
Le volcanologue Benoit Smet développe : « Une éruption limnique se produit uniquement lorsque le lac est saturé avec du gaz s'accumulant en profondeur dans une couche permanente qui ne se mélange pas avec la surface. Ce gaz, principalement du méthane, mais contenant également des quantités significatives de CO2, est stocké et dissous dans l'eau. Comme le gaz occupe de l'espace et avec la présence de CO2 aux côtés du méthane, les couches finissent par se mélanger, provoquant la montée du gaz vers la surface à mesure que la pression diminue, menant à la saturation. Selon les mesures récentes, ce phénomène est actuellement localisé à la baie de Kabuno sur le lac (côté RDC), incitant des efforts prudents pour extraire le gaz ». Cette accumulation en profondeur constitue une menace silencieuse : si la saturation est atteinte et que le gaz remonte brutalement à la surface, cela peut entraîner une asphyxie massive des populations riveraines.
De l'autre côté de la rive, en République démocratique du Congo (RDC), de grands panneaux indiquent « Attention Méthane ». Ils bordent le long de la route principale du camp de déplacés internes de Bulengo, situé en périphérie de Goma, la capitale provinciale du Nord-Kivu. Et aux alentours du camp, le gaz s'échappe par endroits, provoquant la mort de certains habitants par asphyxie.
Dans la province, plus d'une centaine de groupes armés circulent, dont le M23, qui est apparu en 2012 après une mutinerie contre le gouvernement de Kinshasa par d'anciens membres du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP). Il tire son nom de l'accord de paix du 23 mars 2009, qu'il accuse le gouvernement de ne pas avoir respecté. Depuis fin octobre 2024 leur progression, fulgurante dans la région, et leur a permis de s'emparer tour à tour des capitales provinciales du Nord et Sud Kivu, étendant leur emprise. La situation politique instable dans laquelle se trouve les habitants de la région permet une prévention minime quant aux risques liés au méthane.
« Il n'y a plus aucune organisation qui prend soin de nous, nous devons nous débrouiller avec nos sacs pour construire des logements » témoigne Sindani Mukuku, 70 ans, originaire de la ville de Saké, à quelques kilomètres du camp.
En face de sa tente, se trouve la maison de Sifa, une femme de 35 ans. Avec son mari et ses cinq enfants, elle cohabite avec les déplacés depuis deux ans. Installée sur le perron de sa maison, devant un tissu violet à fleurs faisant office de porte d'entrée, elle regarde deux de ses enfants jouer dehors. Alors qu'ils courent, ils s'arrêtent net devant un fil de barbelé. « Des experts sont passés pour poser des panneaux de signalisation à risque. Ils étaient avec le gouvernement congolais, mais depuis personne n'est revenu », raconte Sifa, témoignant des dangers enfouis dans le lac.
« La vie est plus douce, avant, c'était dangereux, plusieurs personnes sont mortes. Maintenant, je suis rassurée pour mes enfants, même s'ils connaissaient déjà la localisation des champs de gaz, mais le problème, c'est que le gaz est toujours présent ».
Et certains habitants des rives s'interrogent sur l'extraction. Quand pourront-ils cesser de craindre un accident mortel ? Selon François Darchambeau, les deux rives n'ont aucun plan d'évacuation du littoral. Mais si certains habitants ont conscience des dangers, la plupart des pêcheurs vivent dans une misère accrue et ne font pas de l'extraction du méthane une priorité, ayant pour première inquiétude, comme Claude, de trouver de quoi se nourrir pour la journée.