24.04.2025 à 10:19
Comme chaque soir, Junbee et John-Henry, deux amis âgés de 22 et 27 ans, prennent place dans la pièce surchauffée du petit cybercafé de leur bidonville de Cagayan de Oro, une grande ville du sud des Philippines. Après avoir chassé de là deux pré-adolescents hypnotisés par leurs jeux vidéo, ils s'affalent sur les chaises en plastique devant deux ordinateurs hors d'âge. « Nous n'avons pas assez d'argent pour acheter un ordinateur personnel, alors on vient travailler ici chaque nuit, de 8 (…)
- Reportages photos / Philippines, Droits du travail, Travail, Exploitation, Économie numérique, Sciences et technologie, Avenir du travailComme chaque soir, Junbee et John-Henry, deux amis âgés de 22 et 27 ans, prennent place dans la pièce surchauffée du petit cybercafé de leur bidonville de Cagayan de Oro, une grande ville du sud des Philippines. Après avoir chassé de là deux pré-adolescents hypnotisés par leurs jeux vidéo, ils s'affalent sur les chaises en plastique devant deux ordinateurs hors d'âge. « Nous n'avons pas assez d'argent pour acheter un ordinateur personnel, alors on vient travailler ici chaque nuit, de 8 heures du soir à 5 heures du matin. Pendant la journée, il y a trop d'enfants, on ne peut pas se concentrer », explique l'un d'eux d'une voix lasse.
Leurs écrans affichent bientôt des photos d'amateurs regorgeant de nourriture : un risotto aux asperges servi dans un restaurant occidental ; une bûche de Noël immortalisée lors d'un réveillon ; un cappuccino posé sur le comptoir d'un café branché ; des œufs au plat et des toasts à la table d'un déjeuner. D'une main experte, Junbee et John-Henry entourent chaque aliment à l'aide de leur souris.
« Notre job consiste à analyser des milliers de photos de nourriture prises à travers le monde. Nous découpons le contour de chaque aliment avant de l'identifier dans un logiciel. En répétant cette tâche des milliers de fois, on apprend à l'intelligence artificielle à reconnaître les objets toute seule. Cette technologie est déjà intégrée aux smartphones, qui sont désormais capables de reconnaître les objets photographiés par leurs propriétaires », révèle John-Henry en cliquant sur une photo d'œufs durs posés à côté de barres de céréales.
Les deux amis ne sont pas les seuls à passer leurs nuits à entraîner les algorithmes de l'IA. Au fil des maisonnettes en tôle du bidonville, des dizaines d'autres habitants effectuent des tâches similaires. Depuis une minuscule pièce sans fenêtres, les yeux rivés sur un vieil écran, Cheiro, 27 ans, examine quant à lui un nuage de milliers de points disséminés sur un plan en trois dimensions. Juxtaposant l'ensemble avec une photo prise depuis le tableau de bord d'une voiture roulant à San Francisco, il sélectionne certains agglomérats de points à l'aide de sa souris puis note leurs coordonnées géométriques dans un logiciel.
« Chacun de ces points matérialise le rebond du laser projeté par la voiture autonome au moment où elle analyse son environnement. Je dois identifier chaque forme afin d'aider le véhicule à distinguer une autre voiture d'un piéton, un arbre d'un panneau ou un animal d'un bâtiment. Je répète cette tâche environ douze heures par jour, sept jours par semaine, souvent la nuit », soupire-t-il en pointant vers un coin de la pièce, où une paillasse malodorante gît sur une palette de bois. « Si je comprends bien, ces données permettront un jour à l'intelligence artificielle de remplacer les conducteurs. »
En haut à gauche des écrans de John-Henry, Junbee et Cheiro, un logo vert et blanc trahit l'identité de leur employeur : Remotasks, une filiale de la start-up américaine ScaleAI. Fondée en 2016 à San Francisco par Alexandr Wang, un petit génie du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l'entreprise se spécialise dans la fourniture de données aux leaders mondiaux de l'IA. Un filon juteux : lors de sa dernière levée de fonds, en 2021, ScaleAI a été valorisée à près de sept milliards d'euros. L'entreprise compte parmi ses clients plusieurs géants de la Silicon Valley comme Apple, Google, OpenAI ou Amazon, des conglomérats asiatiques tels que Samsung, Toyota et Hyundai ou encore SAP, le champion allemand des logiciels de gestion, mais aussi la société de conseil Accenture, basée en Irlande.
Afin d'entraîner leurs algorithmes, les multinationales appâtées par les promesses de l'IA nécessitent en effet d'immenses quantités de données « annotées », c'est-à- dire préalablement déchiffrées et organisées par des humains. L'océan de photos captées par les téléphones portables d'Apple ou Samsung est ainsi exploré ; le contenu des millions d'heures de vidéos filmées par les voitures autonomes est répertorié ; des millions de documents comptables sont disséqués afin de pouvoir, un jour, automatiser les services administratifs de milliers d'entreprises.
D'après un ancien cadre de Remotasks aux Philippines, utilisant le pseudo Bayani, l'un des plus importants clients de ScaleAI serait Waymo, la filiale Google chargée de développer les voitures autonomes. Depuis 2017, des milliers de Philippins entraîneraient les algorithmes des futurs taxis sans chauffeurs, qui commencent à poindre dans certaines villes occidentales.
Les images annotées par Junbee et John-Henry seraient quant à elles destinées à Apple. Les deux garçons affirment aussi avoir eu à annoter des factures. L'entreprise SAP chercherait à automatiser ses logiciels comptables grâce à l'IA. Selon un rapport de recherche Google de 2022, le marché de l'annotation de données devrait être multiplié par dix d'ici à la fin de la décennie pour avoisiner les huit milliards de dollars et employer plusieurs millions de personnes, en grande majorité dans les pays en développement.
« Si vous êtes une entreprise européenne et que vous avez besoin de quelques millions d'images annotées pour entraîner une IA, allez-vous embaucher des travailleurs européens coûteux ou des travailleurs bon marché dans les pays du Sud ? », fait mine de s'interroger Marc Graham, professeur à Oxford et directeur de Fairwork, une fondation spécialisée dans « l'économie des petits boulots ».
Le potentiel économique du secteur est connu de longue date. Au milieu des années 2000, la plateforme Amazon Mechanical Turk (MTurk) permettait déjà aux entreprises de sous-traiter certaines tâches informatiques à des travailleurs indépendants. À son pic, au début de la décennie 2010, l'entreprise comptait plus de 400.000 utilisateurs répartis dans une centaine de pays. Plusieurs firmes concurrentes ont ensuite été créées, à l'instar d'iMerit, en Inde, ou de Samasource, au Kenya. Chacune employait alors directement des travailleurs à l'intérieur de grands open-space.
Mais à partir de 2017, ScaleAI a industrialisé et décentralisé le modèle. Reprenant le concept de MTurk, l'entreprise californienne affirme sur son site internet avoir tissé un réseau d'environ 240.000 travailleurs indépendants dans plusieurs pays du Sud, dont une bonne partie aux Philippines. Tous sont réunis sur une plateforme en ligne permettant de dispatcher les données à annoter aux quatre coins de la planète.
Chacun de ces « taskers » – surnom donné par Remotasks – est d'abord formé pendant plusieurs semaines par des formateurs de l'entreprise. À Cagayan de Oro, l'entreprise californienne a ainsi monté un impressionnant quartier général dans un immeuble sans âme du centre-ville. À l'intérieur, une fois passé le poste de sécurité, une véritable ruche se dévoile au visiteur. Des dizaines de salles sans fenêtres, chacune protégée par des digicodes, ont été remplies d'un maximum d'ordinateurs. Nuit et jour, plu- sieurs centaines d'ouvriers de la donnée sont formés sous le regard sévère de contremaîtres.
« Je viens ici du lundi au samedi, parfois le dimanche », raconte Kieffer, 23 ans, silhouette maigrichonne et lunettes rondes, en revenant à son poste après avoir avalé quelques brochettes achetées sur le trottoir d'en face. « Nous fonctionnons en trois-huit : une équipe travaille le matin, une l'après-midi et une la nuit, avec une demi-heure de pause déjeuner. Au total, près d'un millier d'entre nous défilent ici chaque jour ». À l'intérieur de sa salle de travail, une vingtaine d'autres jeunes s'entassent dans une quinzaine de mètres carrés. D'ici quelques semaines, tous seront renvoyés chez eux pour travailler en ligne, à l'instar de Junbee, John-Henry et Cheiro.
Selon Bayani, plus de 10.000 habitants de Cagayan de Oro auraient ainsi été formés par Remotasks et travailleraient depuis leur domicile. « Ce système de plateforme en ligne est très pratique pour l'entreprise, car il lui permet de ne pas déclarer les travailleurs. Tous sont embauchés sans contrat de travail et sont donc révocables d'un claquement de doigts, sans la moindre obligation légale. C'est de l'exploitation pure et simple », dénonce-t-il.
À Cagayan de Oro, l'écrasante majorité des petites mains de l'IA vivent en effet dans une grande précarité. Chaque tâche d'annotation n'est rémunérée que quelques centimes d'euros. Le pécule est ensuite versé via PayPal, en dehors du système bancaire philippin.
« L'une des conditions imposées par Remotasks lors du recrutement est d'accepter d'opérer en tant que travailleur indépendant. L'entreprise nous forme puis nous donne accès à un site permettant de postuler à des micro-tâches, qui durent chacune entre cinq et trente minutes et sont payées au lance-pierre », explique Mary Jones, une mère de famille cumulant plusieurs emplois pour élever ses deux enfants en bas âge. « Je travaille entre huit et dix heures par jour, pour un salaire de six euros en moyenne », confirme Junbee, 22 ans, depuis l'un des bidonvilles de Cagayan de Oro. « C'est moins que le minimum légal et je n'ai aucune protection sociale, mais je n'ai pas le choix. Dans ce coin des Philippines, il y a très peu d'emplois. » « L'autre solution, c'est de vendre de la drogue. Or je veux un avenir », ajoute John-Henry, dont l'un des parents vient d'écoper de plusieurs années de prison pour trafic de stupéfiants.
Postée devant sa petite maison sur pilotis, face à l'immensité de l'océan, Judy Mae Ravanera, 26 ans, accuse carrément Remotasks de l'avoir flouée. « Mon mari et moi avons annoté des données pour eux pendant près d'un an. Puis un beau jour, nos salaires n'ont plus été versés », raconte- t-elle d'une voix douce à l'intérieur de sa maison. « Au bout de six mois, nous n'avions toujours rien. Comme l'entreprise est basée à l'étranger, nous n'avons jamais pu nous plaindre à la justice ».
Confronté à ces témoignages, le responsable local de l'inspection nationale du travail, Atheneus Vasallo, affirme ignorer la présence de Remotasks à Cagayan de Oro. « L'externalisation de tâches informatiques par les entreprises des pays développés vers les Philippines est un phénomène qui remonte à environ deux décennies. Or, les employés de cette industrie sont généralement localisés dans un endroit précis, comme un bureau. Le fait que les gens travaillent directement depuis chez eux a pour conséquence que certaines entreprises peuvent passer sous les radars de nos services d'inspection », se justifie-t-il.
Le fonctionnaire a promis d'ouvrir une enquête sur Remotasks. Ses chances de succès sont toutefois très maigres. « Le travail en ligne complique l'application du droit du travail, surtout lorsque l'employeur n'est pas installé dans le même pays. C'est une menace pour les travailleurs, en particulier dans un pays en développement comme les Philippines », appuie Cheryll Soriano, professeure à l'université De La Salle de Manille et spécialiste en économie digitale.
À Cagayan de Oro, l'annotation de données n'a pourtant pas toujours été précaire et mal payée. À ses débuts, Remotasks offrait même une rémunération supérieure au salaire minimum. Au point de connaître un succès fulgurant parmi la jeunesse technophile de Cagayan de Oro. La manne providentielle fut cependant de courte durée. Dès 2022, le montant proposé pour chaque micro-tâche d'annotation s'effondre de moitié. « L'un des projets auxquels je participais a été délocalisé vers un pays d'Afrique. C'est à cette époque que les salaires ont été coupés », témoigne Cris, 30 ans, une autre habitante du bidonville d'Agusan.
Bayani a été aux premières loges de cette transformation. Selon lui, plusieurs cadres philippins de Remotasks ont été envoyés au Kenya et au Nigéria pour former de nouvelles équipes. Puis ils ont été licenciés. « Des bureaux ont été ouverts dans plusieurs pays d'Afrique ainsi qu'au Venezuela. L'objectif était de transférer la production de données annotées vers des pays dont la main-d'œuvre est encore moins chère qu'aux Philippines. Cette pratique exerce une pression à la baisse sur les salaires des Philippins », affirme-t-il.
D'après une étude récente du cabinet PwC, les gains de productivité induits par l'avènement de l'IA pourraient doper le PIB mondial de 15,7 trillions de dollars d'ici à 2030. Un coup de pouce de 14 % en l'espace de dix ans, équivalent à celui de l'apparition de l'internet à la fin du XXe siècle. Pour les jeunes de Cagayan de Oro, cette promesse économique prend, à ce stade, l'allure d'un mirage. « Les Philippines regorgent de talents qui pourraient prétendre à de véritables postes d'ingénieurs informatiques dans le domaine de l'IA mais, une fois de plus, les grandes entreprises étrangères ne s'intéressent à notre pays que pour profiter de sa main-d'œuvre à bas coût », regrette, sous couvert d'anonymat, l'un des propriétaires du bâtiment de Cagayan de Oro qu'a loué Remotasks pour entraîner ses forçats de l'IA.
« Remostaks aurait pu s'installer par exemple à Manille, là où se trouvent les meilleures universités. Mais elle a choisi de venir à Cagayan de Oro, une petite ville de province sans pôle d'excellence dans le domaine de l'IA. Tout ce qui les intéresse, c'est de gagner un maximum d'argent. »
Contactée, l'entreprise Remotasks nie avoir délocalisé une partie de la production de données au Nigéria et au Venezuela et affirme mener des études régulières pour s'assurer que le niveau de rémunération de ses travailleurs respecte le minimum légal. Toujours selon l'entreprise, ses travailleurs philippins travailleraient en moyenne dix heures par semaine sur la plateforme. Remotasks reconnaît enfin louer des bureaux pour ses taskers, mais indique ne pas imposer à ces derniers d'horaires fixes ni la moindre supervision hiérarchique. Cette précarité semble pourtant très répandue parmi l'industrie de l'annotation de données. Selon la revue de l'université du MIT, la principale société concurrente de ScaleAI, l'australienne Appen, aurait également exploité des travailleurs au Venezuela. L'entreprise compterait près d'un million de sous-traitants à travers le monde.
Les entreprises clientes de ScaleAI ou de Appen ignorent-elles dans quelles conditions travaillent leurs sous-traitants ? C'est peu probable. Un nombre grandissant d'ONG alerte sur le sujet depuis plusieurs années. En septembre 2023, plusieurs élus au Congrès américain ont même écrit à neuf géants de la Silicon Valley pour s'indigner que « des millions de travailleurs de l'information à travers le monde » annotent des données « sous une surveillance constante, avec de faibles salaires et sans aucun avantage social ». Cinq des neufs accusés (Microsoft, Meta, Google, IBM et Amazon) avaient pourtant co-fondés le « Partenariat sur l'IA » en 2016, promettant d'instaurer de « bonnes pratiques », notamment en matière d'éthique et de droits humains.
Clic après clic, à force de milliards de micro-tâches réalisées sur leurs écrans, les forçats de l'IA du Sud Global bâtissent les fondations d'une révolution technologique. Sur le plan social, en revanche, ce nouveau monde menace de ressembler à l'ancien. « Il est urgent de réguler le marché de l'annotation de données. Les réformes doivent venir en priorité des pays développés, à l'origine de cette demande de données annotées », plaide Marc Graham de Fairwork.
L'IA Act, adopté en mars 2024, n'a pas inclus de dispositions spécifiques au respect du droit social dans la chaîne de valeur de l'IA. Mais la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (ou CSDDD pour Corporate Sustainability Due Diligence Directive), adoptée en décembre 2023 au terme de quatre ans de délibération, pourrait constituer un premier progrès [sauf si celle-ci est révisée à la baisse comme le laisse penser un nouveau projet de réforme proposé récemment par la Commission européenne, ndlr].
Il faudra attendre 2030 et le premier rapport de la Commission européenne pour connaître l'impact réel de la CSDDD. D'ici là, le sort des forçats de l'IA philippins ne devrait guère changer : les États-Unis, dont les géants technologiques sont à l'origine d'une part importante de la demande en annotations de données, n'ont actuellement aucune législation similaire à l'étude.
Cet article est une version rééditée d'un article publié en décembre 2024 par le magazine HesaMag, publié par l'Institut syndical européen (ETUI) dans le numéro 29 (page 18).
22.04.2025 à 12:27
Le changement climatique nous touche toutes et tous, mais pour les travailleuses et les travailleurs de la santé et des soins qui s'échinent à la besogne dans des pays en situation de stress énergétique comme le Zimbabwe, la crise est immédiate et implacable. Alors que beaucoup de professionnels parviennent à s'adapter, par exemple en trouvant des moyens de rafraîchir leur logement, de stocker de l'eau ou de faire face aux coupures d'électricité, ce n'est pas le cas des professionnels de la (…)
- Opinions / Salman YunusLe changement climatique nous touche toutes et tous, mais pour les travailleuses et les travailleurs de la santé et des soins qui s'échinent à la besogne dans des pays en situation de stress énergétique comme le Zimbabwe, la crise est immédiate et implacable. Alors que beaucoup de professionnels parviennent à s'adapter, par exemple en trouvant des moyens de rafraîchir leur logement, de stocker de l'eau ou de faire face aux coupures d'électricité, ce n'est pas le cas des professionnels de la santé. Leur travail consiste à maintenir les gens en vie, aussi désespérées que soient les conditions. Mais avec des hôpitaux à court de ressources et privés d'électricité, ils ne sont plus en mesure d'assurer les soins même les plus élémentaires.
Imaginez une sage-femme qui met un bébé au monde à la lueur de la lampe torche d'un téléphone portable. Comment empêcher la propagation d'infections dans un hôpital sans eau courante ? Il ne s'agit point d'hypothèses, mais bien de la réalité quotidienne vécue par des milliers d'infirmiers et infirmières, de sages-femmes et de membres du personnel hospitalier à travers le continent. Les changements climatiques aggravent les coupures d'électricité, les pénuries d'eau et les épidémies, transformant un système de santé déjà exsangue en champ de bataille. Et les personnes qui se battent en première ligne ? Elles sont épuisées, sous-payées et ignorées.
Longtemps fragiles, les infrastructures de santé en Afrique atteignent désormais le point de rupture, sous l'effet du changement climatique. Alors que le paludisme, le choléra et les maladies liées à la chaleur connaissent une recrudescence, les hôpitaux manquent souvent de l'électricité nécessaire pour faire fonctionner les équipements médicaux essentiels.
« Partout dans le monde, on parle d'éteindre les lumières pendant une heure [à l'occasion de journées commémoratives comme la Journée de la Terre], alors que pour nous, les coupures d'électricité font partie du quotidien », explique Mary Kathiru Nderi, du Syndicat kenyan des travailleurs du commerce, de l'alimentation et des secteurs connexes (Kenya Union of Commercial, Food and Allied Workers, KUCFAW).
« Les inondations et les sécheresses ont rendu notre travail intenable. Nous sommes censées respecter les normes d'hygiène dans des hôpitaux sans eau courante. Pendant les coupures d'électricité, nous devons pratiquer des accouchements à la lueur des lampes torches de nos téléphones portables. »
Les pénuries d'eau rendent impossible la stérilisation adéquate des instruments chirurgicaux. Impossible aussi de prodiguer les soins d'hygiène de base aux patients qui se remettent d'une infection. Et c'est pourtant toujours aux professionnels de la santé qu'incombe la responsabilité de faire fonctionner le système et de sauver des vies dans des conditions impossibles.
Pour les professionnels de la santé, la réalité des pénuries d'énergie et d'eau peut avoir des conséquences catastrophiques. Contrairement aux coupures volontaires et planifiées, les pannes d'électricité dans les hôpitaux sont imprévisibles et peuvent s'avérer mortelles. « Nous sommes en première ligne et veillons à ce que les patients reçoivent des soins même lorsque les hôpitaux sont à court d'eau, d'électricité et de fournitures médicales », explique Tecla Barangwe, du syndicat Medical Professionals and Allied Workers Union of Zimbabwe (MPAWUZ). « Cependant, nos conditions de travail sont ignorées. Nous avons besoin de politiques qui nous protègent, avec de meilleurs salaires, des équipements de protection et la reconnaissance du rôle essentiel que nous jouons dans nos communautés. »
Les coupures d'électricité induites par le climat ne sont pas seulement source de désagréments pour les professionnels de santé, elles mettent aussi des vies en danger. Elles entraînent des pannes des systèmes de réfrigération des banques de sang et de vaccins. Elles provoquent l'arrêt des systèmes de survie. De surcroît, elles rendent impossibles les interventions chirurgicales d'urgence. Au Cameroun, Rodolphe Nouemwa Tassing, du Syndicat national des employés, gradés et cadres de banques et établissement financiers du Cameroun (SNEGCBEFCAM), avertit que « faute d'investissements dans des systèmes de santé résilients aux changements climatiques, les personnels soignants et les patients continueront de souffrir ».
Les hausses de température n'entraînent pas seulement une augmentation du nombre de patients souffrant de coups de chaleur et de déshydratation. Elles poussent également les professionnels de santé au-delà de leurs limites physiques. De nombreux hôpitaux étant dépourvus de climatisation ou d'une ventilation adéquate, les personnels infirmiers et les médecins se voient contraints de travailler dans des températures caniculaires, tout en devant s'occuper d'un nombre ingérable de patients.
« Prenons l'exemple d'une infirmière en service dans un hôpital situé dans une région tropicale, où les hausses de température et les vagues de chaleur sont de plus en plus fréquentes », indique Joël Lueteta, de la Générale syndicale de la République démocratique du Congo. « Les vagues de chaleur entraînent une augmentation des cas de coups de chaleur, de déshydratation sévère et de problèmes cardiaques, mettant à rude épreuve les services hospitaliers. Le personnel infirmier, déjà aux prises avec un afflux massif de patients, doit également endurer des températures extrêmes dans des établissements où la climatisation est insuffisante, voire inexistante. Le stress thermique n'affecte pas seulement notre capacité à travailler, mais met également notre santé en danger. »
Les syndicats du secteur de la santé de toute l'Afrique appellent à des interventions urgentes pour protéger les travailleurs contre les crises induites par le climat. Ils attirent notamment l'attention sur la nécessité d'une représentation plus forte des travailleurs dans les discussions sur les politiques climatiques, ainsi que sur l'inclusion de mesures de résilience dans les conventions collectives.
Pour assurer la survie, nous demandons des investissements dans les infrastructures, notamment des systèmes d'alimentation électrique de secours photovoltaïques et des hôpitaux résistants aux aléas climatiques. Nous devons en outre continuer à insister sur l'importance de conditions de travail plus sûres, y compris des équipements de protection, des stratégies d'atténuation de la chaleur et des formations à la préparation aux catastrophes, et normaliser ces mesures dans tous les établissements de santé.
Les travailleurs de la santé et des soins, qui sont en première ligne face à l'urgence climatique qui nous concerne toutes et tous, ne peuvent être abandonnés à leur sort. « Nous avons besoin d'un véritable changement – de meilleurs salaires, des hôpitaux résilients au changement climatique et la reconnaissance du rôle essentiel que nous jouons », a souligné Mme Barangwe, du Medical Professionals and Allied Workers Union of Zimbabwe (MPAWUZ). « Le monde ne peut plus se permettre de nous ignorer. »
17.04.2025 à 18:11
la rédaction d'Equal Times
« Il y a deux manières de combattre, l'une avec les lois, l'autre avec la force. La première est propre aux hommes, l'autre nous est commune avec les bêtes », écrit Nicolas Machiavel dans son ouvrage de référence sur l'art de la guerre, Le Prince, publié en 1532. Si nous voulons rester des hommes et non devenir des êtres sans affect, il est fondamental de réfléchir à l'éthique et de faire évoluer la législation internationale au développement de nouvelles technologies. D'autant plus à (…)
- L'explication / Monde-Global, Droits humains, Commerce, Armes et conflits armés , Sciences et technologie, Législation, Éthique« Il y a deux manières de combattre, l'une avec les lois, l'autre avec la force. La première est propre aux hommes, l'autre nous est commune avec les bêtes », écrit Nicolas Machiavel dans son ouvrage de référence sur l'art de la guerre, Le Prince, publié en 1532. Si nous voulons rester des hommes et non devenir des êtres sans affect, il est fondamental de réfléchir à l'éthique et de faire évoluer la législation internationale au développement de nouvelles technologies. D'autant plus à l'heure où nous assistons à une plus grande autonomisation des champs de bataille.
Car comme le rappelle le professeur Geoffrey Hinton, prix Nobel de physique en 2024, notamment pour ses contributions sur l'IA : « Bon nombre des systèmes d'armes reposent sur l'intelligence artificielle », or les systèmes d'armes létaux autonomes (SALA), appelés plus communément « robots tueurs », ne font pas l'objet d'un encadrement juridique international spécifique.
Le 2 décembre 2024, l'Autriche a présenté un projet de résolution à l'ONU sur les systèmes d'armes autonomes létaux (SALA), mettant en avant l'urgence de leur régulation dans le cadre de la Convention sur certaines armes classiques (CCAC). L'Assemblée générale a adopté le texte par 166 voix « pour » et 3 « contre » (Bélarus, Russie et Corée du Nord), et 15 abstentions. C'est une première étape cruciale, car cela témoigne de la volonté grandissante de la communauté internationale de mettre à jour la législation internationale. Cette résolution crée un nouveau forum sous les auspices de l'ONU pour discuter de ce qu'il convient de faire à leur sujet.
Depuis 2013, la question des armes autonomes et de leurs enjeux a été maintes fois portée au débat. Tout d'abord, par la Commission des droits de l'homme de l'ONU lors d'une réunion informelle d'experts internationaux du désarmement sur les systèmes létaux d'armes autonomes, à Genève. En 2017, l'Institut des Nations Unies pour la recherche sur le désarmement (UNIDIR) lance une série de rencontres entre États et experts afin d'étudier la question de la transparence, de la supervision des drones armés et de l'obligation de rendre des comptes.
Peu de temps avant, les États-Unis publiaient une déclaration, approuvée par 53 pays, pour défendre « l'exportation et l'utilisation de véhicules aériens sans pilotes (UAV) armés ou capables de frapper », certes en respectant quelques principes, mais sans pour autant en déterminer les contours légaux, provoquant de vives réactions et inquiétudes parmi la société civile qui craint pour la prolifération de leur déploiement et utilisation ainsi qu'un contrôle appauvri de leur usage.
L'armée américaine utilise des drones au Pakistan, en Somalie et au Yémen notamment. Elle est pointée du doigt par de nombreux chercheurs et ONG qui dénoncent le fondement légal de ces frappes visant des individus soupçonnés d'appartenir à des groupes, selon un certain profil. « Nous sommes gravement préoccupés par le fait que certaines de ces frappes aériennes ont violé le droit à la vie », déclarait une de leur porte-parole, Sophia Wistehub, devant l'Assemblé générale de l'ONU, en 2017. Les États-Unis sont opposés à un traité contraignant.
La Russie et Israël utilisent également ce type d'armes actuellement sur des terrains de guerre. Des pays comme la Chine, le Royaume-Uni, la France, la Turquie, la Corée du Sud et l'Inde développent des capacités liées à l'autonomie militaire. En France, le comité d'éthique de la défense a déjà donné son avis. Ses membres ne souhaitent pas que l'armée exploite des systèmes d'armes létales totalement autonomes. En revanche, ils ne s'opposent pas aux armes robotisées, pilotées par des opérateurs humains. C'est aussi la position d'autres pays tels que l'Australie, Israël, la Turquie, la Chine et la Corée du Sud qui développent également leurs propres systèmes d'armes létales autonomes.
À noter que le processus décisionnel par consensus permet à un seul pays d'empêcher tout accord. C'est ce qui explique qu'aucun traité n'ait encore vu le jour.
« Nos inquiétudes ont été renforcées par la disponibilité et l'accessibilité croissantes de technologies nouvelles et émergentes sophistiquées, telles que la robotique et l'intelligence artificielle, qui pourraient être intégrées dans des armes autonomes », soulignait ainsi en 2013 António Guterres, le Secrétaire général des Nations Unies.
Les conflits actuels illustrent la façon dramatique dont les guerres se numérisent et s'accélèrent : dans la bande de Gaza, l'armée israélienne utilise les systèmes de ciblage assistés notamment par l'IA, comme les logiciels « Habsora » ou « Alchemist ». « Ces technologies peuvent aussi être employées pour intensifier les campagnes aériennes en augmentant la cadence des frappes – causant donc plus de dommages humains et matériels parmi les civils », écrivent ainsi deux chercheuses françaises.
Au Burkina Faso et en Éthiopie, Amnesty International dénonce le recours aux drones armés de bombes et d'autres munitions guidées par laser. Dans le Haut-Karabakh ou en Libye, ce sont les munitions « rôdeuses » qui sont utilisées. Tout comme en Ukraine. Le 12 mars 2022, un KUB-BLA s'écrase à Kiev. C'est une munition rôdeuse qui est aussi appelée un « drone kamikaze » pouvant être dirigé par une intelligence artificielle. Il survole une zone donnée de façon autonome avant de trouver sa cible et de s'écraser. Glaçant mais réel.
En 2012, une campagne internationale, baptisée « Stop Killer Robots » et portée par des ONG du monde entier soucieuses d'interpeller l'opinion publique, mais surtout les dirigeants sur l'urgence d'encadrer par la loi ces fameux engins. Des tribunes se multiplient, des pétitions aussi et des manifestations comme à Berlin en avril 2020 alors que se tient un forum international virtuel sur les SALA auquel participent une soixantaine de pays. La campagne repose aussi sur le recueil de témoignages, des rapports scientifiques ou encore ce sondage effectué dans 23 pays en 2019 par « Stop Killer Robots » révélant que six humains sur dix sont contre l'utilisation des « robots tueurs ».
Rappelons-nous que les États ont su interdire les armes chimiques et biologiques (1993), les lasers aveuglants, les mines antipersonnels (1997) et les armes à sous-munitions (2008). L'usage de ces armes a ainsi fortement réduit et toutes formes de contravention par des pays est largement stigmatisé. Ona pu observer que même les Etats non-signataires de ces traités ont fini par s'aligner, sauvant d'innombrables vies civiles.
Pour aller plus loin :
- L'organisation Human Rights Watch a listé la position de chaque pays par rapport à l'idée de signer un traité international, à voir ici https://www.hrw.org/fr/report/2020/08/26/stopper-les-robots-tueurs/positions-des-pays-sur-linterdiction-des-armes
- Une campagne internationale portée par des citoyens engagés au sein de l'ONG Stop Killer Robots existe. De nombreuses actions sont recensées sur leur site https://www.stopkillerrobots.org/take-action/join-the-campaign/
- Un rapport développant les conclusions d'une mission d'information sur les systèmes d'armes létaux autonomes portée par des députés français en juillet 2020 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b3248_rapport-information