31.10.2024 à 11:43
29.10.2024 à 06:19
La Corée du Sud connaît un problème en matière de services de soins. Malgré sa position parmi les principales économies mondiales, ce pays d'environ 50 millions d'habitants a également l'un des taux de fécondité les plus bas du monde et une population qui vieillit rapidement. Le fardeau des soins aux enfants et des tâches ménagères — qui, en Corée du Sud, sont assumés de manière disproportionnée par les femmes — ainsi que l'augmentation du coût de la vie ne sont que quelques-unes des raisons (…)
- Actualité / Corée , Travailleurs/euses domestiques, Migration, Travail, Protection sociale, Economie des soins, Avenir du travail, Charles KatsidonisLa Corée du Sud connaît un problème en matière de services de soins. Malgré sa position parmi les principales économies mondiales, ce pays d'environ 50 millions d'habitants a également l'un des taux de fécondité les plus bas du monde et une population qui vieillit rapidement. Le fardeau des soins aux enfants et des tâches ménagères — qui, en Corée du Sud, sont assumés de manière disproportionnée par les femmes — ainsi que l'augmentation du coût de la vie ne sont que quelques-unes des raisons pour lesquelles de moins en moins de Sud-Coréennes ont des enfants. Et pour celles qui en ont, la participation des femmes au marché du travail est entravée par de longues heures de travail, des frais de garde d'enfants élevés et le plus important écart de revenus entre les hommes et les femmes de toute l'OCDE. En conséquence, le pays manque de travailleurs pour faire tourner son économie, et notamment d'aides-soignantes pour s'occuper de ses enfants, de ses personnes âgées, de ses malades et de ses personnes en situation de handicap.
Au fil des années, diverses solutions ont été proposées et testées, mais un rapport de la Banque centrale de Corée a suscité l'indignation des syndicats et de la société civile au début de cette année. En effet, il suggérait que la crise des soins de santé du pays pouvait être résolue en faisant venir des travailleurs étrangers et en les payant moins que le salaire minimum de 9.860 wons de l'heure (environ 6,59 euros ou 7,15 dollars US). Même si certains travailleurs migrants en Corée du Sud sont déjà exposés à certains abus, tels que les bas salaires et l'exploitation, l'introduction d'une politique telle que celle suggérée par la Banque de Corée serait en contravention directe avec la Convention 111 de l'Organisation internationale du Travail (OIT), dont la Corée du Sud est signataire. La Convention 111 de l'OIT interdit toute discrimination dans les contrats de travail fondée sur la nationalité, le sexe, l'origine ethnique, la religion et d'autres facteurs.
Le rapport de la Banque de Corée estime que la Corée du Sud connaît actuellement un déficit de 190.000 travailleurs dans le secteur des soins ; déficit qui atteindra 710.000 travailleurs en 2032 et 1,55 million en 2042 si aucune mesure n'est prise.
« Le fardeau des dépenses des services de garde d'enfants et le taux de fécondité sont étroitement liés. […] Par ailleurs, au vu du niveau actuel des technologies de la robotique, un temps considérable s'écoulera avant qu'un robot capable de remplacer substantiellement la main-d'œuvre humaine ne soit introduit sur le marché. Par conséquent, il semble inévitable de faire appel à des travailleurs étrangers dans les emplois du secteur des services de soins », écrit l'équipe chargée de l'analyse de l'emploi à la Banque de Corée dans son rapport de mars 2024 intitulé Measures to Mitigate Staffing Shortages and the Cost Burden in Care Services (Mesures pour atténuer les pénuries de main-d'œuvre et la charge des coûts dans les services de soins).
L'équipe indique en outre que « dans ce sens, le fait que le gouvernement métropolitain de Séoul ait commencé à envisager l'introduction de travailleurs étrangers dans les services de soins par l'intermédiaire de son projet pilote peut être considéré comme un pas en avant significatif. »
Le projet auquel il est fait référence est connu sous le nom de « Foreign Housekeepers Pilot Program » (« Programme pilote pour les aides ménagères étrangères »). Annoncé en septembre dernier par le gouvernement du président Yoon Suk-Yeol, ce projet consiste à inviter 100 aides-soignantes étrangères titulaires d'un visa E-9 (qui permet aux citoyens de 16 pays asiatiques de postuler pour des fonctions dites « non professionnelles ») pour fournir des services de garde d'enfants pour des familles sud-coréennes vivant à Séoul, la capitale. Si les résultats sont positifs, le programme sera étendu à 1.200 travailleurs migrants.
Ce programme pilote de six mois, organisé par le ministère du Travail et géré par le gouvernement métropolitain de Séoul, a commencé le 1er septembre 2024. Dans le cadre de celui-ci, 100 aides-soignantes recrutées directement aux Philippines ont déjà été mises en relation avec plus de 150 familles. Avant le lancement du projet pilote, il avait été annoncé que les aides-soignantes migrantes bénéficieraient d'une formation et d'un hébergement en dortoir.
Dès le départ cependant, les syndicats, tant en Corée du Sud qu'aux Philippines, ont exprimé des inquiétudes. Dans une déclaration commune publiée en juin 2024 (consultée par Equal Times et rapportée par The Korea Times), la Confédération coréenne des syndicats (KCTU) et quatre centrales syndicales nationales des Philippines — la Federation of Free Workers, le KMU (Kilusang Mayo Uno, ou Mouvement du Premier Mai), SENTRO (Sentro ng mga Nagkakaisa at Progresibong Manggagawa ou Centrale des travailleurs unis et progressistes des Philippines) et le Congrès des syndicats des Philippines — ont critiqué le programme, estimant qu'il ne protégeait pas suffisamment les travailleurs.
La déclaration soulignait que « le gouvernement coréen attend des travailleuses qu'elles s'occupent à la fois des soins et du travail domestique, tandis que le gouvernement philippin insiste sur le fait que leur rôle se limite strictement à la prestation de soins. Le programme doit être clairement défini comme un programme de soins uniquement, et cette question doit être résolue avant que le programme ne soit officiellement mis en œuvre ».
La Loi sur l'amélioration de l'emploi des travailleurs domestiques (ou Loi sur les travailleurs domestiques), qui clarifie et élargit les protections fondamentales du travail pour les travailleurs domestiques, est entrée en vigueur en juin 2022. Le même mois, le maire de Séoul, Oh Se-hoon, proposait de faire venir des aides-soignantes étrangères afin d'arrêter ce qu'il a décrit dans un message sur Facebook comme le « signal d'alarme de l'extinction de la population ». M. Oh a souligné que « cela coûte entre 2 millions (1.335 euros ou 1.450 dollars US) et 3 millions (2.003 euros ou 2.175 dollars US) de wons par mois pour embaucher des aides à la garde d'enfants en Corée, alors que les aides domestiques étrangères à Singapour coûtent entre 380.000 (254 euros ou 275 dollars US) et 760.000 (508 euros ou 550 dollars US) wons par mois ».
Le programme de M. Oh visant à introduire des travailleurs étrangers peu coûteux dans les services de garde d'enfants afin de lutter contre la crise des naissances en Corée du Sud a été renforcé en mars 2023 par 11 législateurs, qui ont tenté de modifier la Loi sur les travailleurs domestiques en vue d'exclure l'application du salaire minimum national aux travailleurs étrangers.
Cette tentative a finalement échoué, mais cela n'a pas empêché le président Yoon d'ordonner aux ministères concernés d'examiner activement le projet pilote de M. Oh lors d'une réunion du cabinet en mai 2023. Cette décision a été suivie d'un document de politique en août 2023 qui décrivait des réformes visant à réduire le « fardeau des dépenses » liées aux soins [qui coûtent actuellement aux familles de Séoul environ 15.000 wons, soit environ 10 euros ou 10,88 dollars US de l'heure, ndlr] en coopérant avec le gouvernement métropolitain de Séoul et les agences homologuées.
Bénéficiant de l'approbation du président et du soutien total de l'État, la solution proposée par le maire Oh s'est rapidement concrétisée sous la forme d'un « Programme pilote pour les aides ménagères étrangères », mais les syndicats estiment que ce modèle n'est pas une solution.
« Tout d'abord, le problème est le faible taux de natalité en Corée, le vieillissement de la population et la demande croissante du travail dans le secteur des soins. Néanmoins, alors que le gouvernement s'efforce de fournir davantage de services dans le domaine des soins, de nombreuses personnes affirment que le coût du travail dans ce domaine est trop élevé par foyer. Les décideurs politiques ont donc proposé une solution axée sur la réduction des coûts des soins. Mais je pense que cette approche est problématique : il s'agit de payer les travailleurs le moins possible tout en ignorant les droits et les conditions de travail des aides-soignantes », explique Ryu Mi-kyung, directrice internationale de la KCTU, à Equal Times.
À la mi-septembre, durant les congés liés aux festivités de la mi-automne (la fête traditionnelle de Chuseok) en Corée du Sud, après à peine deux semaines de travail, deux aides-soignantes philippines qui s'étaient installées en Corée du Sud dans le cadre du programme pilote se sont enfuies du logement qui leur avait été assigné à Séoul. Plusieurs articles de presse indiquent qu'elles ont été arrêtées par des agents de l'immigration alors qu'elles occupaient des postes de nettoyage mieux rémunérés dans la ville portuaire de Pusan, dans le sud du pays, et qu'elles ont été expulsées vers les Philippines peu de temps après.
Les emplois dans d'autres secteurs couverts par le visa E-9 (tels que la construction et l'agriculture) sont souvent mieux rémunérés que les emplois dans le secteur des soins. Bing [nom d'emprunt], une aide-soignante philippine de 50 ans, qui vit et travaille à Séoul, explique que la transition entre la vie aux Philippines et le travail en Corée du Sud peut également être difficile.
« Cela a probablement été un choc culturel. Même lorsque je suis arrivée en Corée et que j'ai été embauchée par une famille coréenne, nous ne connaissions rien de nos cultures respectives. Il est donc très difficile de s'adapter en si peu de temps », déclare-t-elle.
Alors que les premières informations indiquaient que les aides-soignantes philippines seraient payées environ 2 millions de wons par mois (1.335 euros ou 1.450 dollars US), le quotidien coréen Hankyoreh indiquait qu'elles recevraient probablement moins d'un million de wons (668 euros ou 725 dollars US) pour leur premier mois de travail complet, car de nombreux employeurs étaient réticents à payer des heures supplémentaires si elles travaillaient pendant les congés de Chuseok en septembre. L'article notait également que ces femmes travaillaient généralement 30 heures par semaine, soit 10 heures de moins que les 40 heures promises par le gouvernement. Leur salaire ne comprend pas les déductions pour le logement, le transport et les autres coûts.
De ce fait, Chae Hyun-il, représentant de l'Assemblée nationale, a déclaré au quotidien qu'« il apparaît que leur salaire et leur traitement sont insuffisants ».
Selon Elsa [nom d'emprunt], ressortissante philippine de 47 ans, qui travaille comme garde d'enfants depuis 13 ans à Séoul, le salaire actuel pour les services de garde d'enfants à domicile varie entre 2,6 millions de wons (1.734,60 euros ou 1.880 dollars US) et 3 millions de wons par mois (2.003 euros ou 2.175 dollars US).
Il y a cinq ans, lorsqu'elle était aide-soignante à domicile en tant que travailleuse migrante sans papiers pour une famille, son salaire était de 2 millions de wons, mais elle explique que les salaires tombent à 1,6 million de wons (environ 1.067,34 euros ou 1.160 dollars US) si l'aide-soignante vit à l'extérieur du foyer et fait la navette pour se rendre au travail.
Les syndicalistes sud-coréens et philippins avaient prévu que des problèmes se poseraient en matière de rétention du travail en raison de trois problèmes sous-jacents au programme pilote : le manque de clarté concernant les différents rôles des services de garde d'enfants et des services ménagers, la faible rémunération des aides-soignantes par rapport aux autres titulaires de visas E-9 et le manque général de transparence entourant le programme et le contrat signé par les travailleurs qui y sont associés.
« L'une de nos inquiétudes concernait le manque de clarté de la description du poste, car nous avons le sentiment qu'il existe un décalage de perception entre les Philippines et la Corée du Sud. La Corée du Sud attend de ces travailleurs qu'ils s'occupent à la fois des soins et du travail domestique, tandis que le gouvernement philippin insiste pour que leur rôle se limite strictement aux soins », explique Joanna Bernice Coronacion, secrétaire générale adjointe du syndicat philippin SENTRO.
« La prestation de soins exige des compétences différentes de celles requises pour le travail domestique. Nous avons estimé que, pour éviter ce problème, le programme devait être clairement défini comme étant réservé à la prestation de soins », explique-t-elle.
Selon le ministère philippin des Travailleurs migrants, son document consultatif sur l'inscription en ligne indique que les candidats doivent être titulaires d'un Caregiving National Certificate (NC) II, mais pas d'un Domestic Work NC II pour les compétences en matière de travaux ménagers. Or, la version sud-coréenne de l'annonce de recrutement du programme pilote mentionne des « activités accessoires et légères de gestion du ménage ».
Au bout du compte, le problème du programme pilote est son approche verticale, qui part du sommet. La politique a été élaborée par un petit groupe de politiciens et d'intérêts particuliers, dont l'agence coréenne de placement de personnel domestique Home Story Saenghwal Co. Ltd. Cette dernière a participé au processus législatif entourant la Loi sur les travailleurs domestiques, en plus d'avoir pris part à l'introduction du Programme pilote pour les aides ménagères étrangères (elle faisait partie des deux agences responsables du recrutement de main-d'œuvre migrante pour ce programme, l'autre étant Hubris Co. Ltd).
Entre les premiers commentaires formulés par le maire de Séoul, M. Oh, en septembre 2022, et le début de la préparation du projet, en décembre 2023, aucune consultation ou discussion publique n'a eu lieu avec des travailleurs migrants philippins ou leurs représentants. Cependant, des discussions avec des représentants d'entreprises, des universitaires et le responsable de l'un des syndicats coréens de travailleurs domestiques (Korean Housework and Care Union) ont bien eu lieu. En outre, Mme Coronacion a déclaré à Equal Times que « la principale préoccupation que nous avons soulevée la dernière fois était le fait que les travailleurs sont tenus à l'écart des médias, ce qui rend difficile pour nous de vérifier leur état ».
Le 15 octobre, le maire de Séoul, M. Oh, a expliqué à l'audit national du Comité de l'administration publique et de la sécurité du Parlement que le projet pilote serait adapté afin de traiter le problème potentiel des absences de travailleurs.
« Nous envisageons un autre type de projet pilote après avoir identifié les avantages et les inconvénients révélés cette année », a déclaré M. Oh. « Nous étudions la possibilité de combiner les types résidentiels [travailleurs domestiques résidant chez l'habitant] comme à Hong Kong et à Singapour, ou d'introduire un système concurrentiel en sélectionnant [des travailleurs] non seulement des Philippines, mais aussi du Cambodge et d'autres pays d'Asie du Sud-Est. »
Cependant, des dizaines de milliers de travailleurs migrants sans papiers vivant en Corée du Sud n'ont actuellement aucune possibilité légale de régularisation et sont confrontés à une exploitation épouvantable, alors qu'ils apportent une contribution précieuse à la société et à l'économie coréennes. « Pourquoi le gouvernement ne donne-t-il pas une chance aux aides-soignantes sans papiers ? » demande Mme Bing. « Certaines de ces personnes sont arrivées ici quand elles étaient jeunes, et leur vie s'est donc déroulée ici, en Corée. Pour ma part, je recommande au gouvernement de permettre à ces travailleurs sans papiers de postuler également au programme, au lieu de faire venir des centaines et des milliers de personnes des Philippines », déclare-t-elle.
Cet article a été produit avec le soutien de la Ford Foundation et est publié sous Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International licence.
24.10.2024 à 05:00
Clément Girardot
Début septembre, Lacha Bakradze, directeur du musée de la littérature de Tbilissi, apprend son limogeage après 14 années en poste, à quelques semaines seulement d'importantes élections législatives qui se tiendront le samedi 26 octobre. Membre de l'opposition, il est sur la liste des candidats de l'alliance électorale pro-occidentale Ertianoba - Natsionaluri Modzraoba (Unité - Mouvement National). Cet historien et critique artistique est le dernier cas d'une longue liste de licenciements (…)
- Actualité / Géorgie, République de, Discrimination, Démocratie, UE, Culture, Arts et divertissements , Société civileDébut septembre, Lacha Bakradze, directeur du musée de la littérature de Tbilissi, apprend son limogeage après 14 années en poste, à quelques semaines seulement d'importantes élections législatives qui se tiendront le samedi 26 octobre. Membre de l'opposition, il est sur la liste des candidats de l'alliance électorale pro-occidentale Ertianoba - Natsionaluri Modzraoba (Unité - Mouvement National). Cet historien et critique artistique est le dernier cas d'une longue liste de licenciements touchant le personnel des institutions culturelles publiques, aussi bien les cadres que les employés.
En mars 2021, la nomination de la ministre de la Justice, Tea Tsouloukiani, à la culture marque une rupture avec une approche, jusque-là, plutôt libérale de la politique culturelle. Elle réplique la stratégie qui lui a permis d'instaurer une loyauté infaillible au sein des institutions judiciaires de Géorgie. « Elle laisse derrière elle une série de licenciements arbitraires de fonctionnaires professionnels qu'elle a remplacés par des fidèles du parti », note alors le site d'informations indépendant civil.ge, citant notamment la somme de 332.172 GEL (environ 122.000 dollars américains) que le ministère de la Justice a dépensé comme compensations pour des licenciements illégaux.
Cette nomination arrive juste après les élections législatives d'octobre 2020, remportées par le parti du Rêve Géorgien, mais marquées par des soupçons de fraude. Depuis 2012, cette formation domine la vie politique de la petite nation caucasienne de 3,7 millions d'habitants, située entre la Turquie et la Russie. Parti plutôt modéré et pro-européen, son fondateur l'oligarque Bidzina Ivanichvili l'oriente ces dernières années vers un populisme ultra-conservateur et pro-russe, prenant comme modèle Viktor Orbán.
De nombreux observateurs comparent les méthodes de Mme Tsouloukiani à celles de la période soviétique. Une des premières manifestations organisée en janvier 2022 demande d'ailleurs la fin des « purges bolchéviques ».
Les premières victimes sont les employés de l'agence de protection du patrimoine, du Musée des Beaux-Arts et du Musée National, où plus de 70 travailleurs sont licenciés. Parmi eux, se trouve Ana Mgeladze, professeure d'anthropologie à l'Université Libre de Tbilissi et alors chercheuse en archéologie et en paléontologie au Musée National. Avant sa mise à pied, elle est soumise à un entretien inquisitoire, seule face à neuf personnes.
« Deux semaines plus tard, je suis dans la liste des personnes virées. Tous les gens visés sont ceux qui ont fait des études supérieures en Europe et qui ont des opinions pro-européennes. Leurs reproches étaient que j'avais une personnalité forte, destructrice, et que j'avais fait une mini-révolution dans l'établissement », affirme Mme Mgeladze qui était dans le viseur de la nouvelle ministre pour son opposition au blocage par les autorités de 13 projets de recherche financés par des fonds européens.
Avec ses collègues, elle crée un syndicat, organise d'innombrables manifestations, apparaît dans les médias. Deux ans plus tard, c'est un sentiment de désillusion qui domine : « La ministre s'est attaquée à la dignité et à la réputation des professionnels. Dans la science, ce qui compte, c'est la stabilité, il faut que tu avances. Depuis trois ans et demi, je n'ai pas le droit de fouiller, je n'ai pas droit d'avoir accès à mes propres collections. Tu te bats encore et encore, tu fais tout ce qui est possible, mais le résultat est très maigre. »
Comme elle, de nombreux chercheurs du musée voient leur carrière brisée et sont dans la quasi-impossibilité de poursuivre leur travail en Géorgie. « Après nous, elle s'est attaquée à d'autres petits îlots démocratiques, aux rares institutions qui se rapprochent des standards internationaux », continue Mme Mgeladze. « Elle nomme aux postes de direction des personnes proches d'elle, mais incompétentes, des gens qui ont travaillé pour le ministère de la Justice ou le système pénitentiaire. »
Le rouleau compresseur continue : théâtre, musique, littérature, opéra,… Un autre cas emblématique est celui du cinéma. Le septième art géorgien commençait pourtant ces dernières années à percer grâce à des œuvres de qualité et une présence régulière dans des grands festivals.
En mars 2022, le directeur de Centre National du Cinéma Géorgien est à son tour licencié pour être remplacé en juin par le directeur adjoint de l'agence nationale pour la prévention de la criminalité, les peines non-privatives de liberté et la probation. Lui-même nomme comme adjoint un présentateur de télévision et propagandiste pro-gouvernement connu pour sa verve anti-occidentale.
En réponse à ces nominations, près de 500 professionnels du cinéma se regroupent et annoncent leur boycott de la seule structure d'aide publique au cinéma du pays. La productrice et réalisatrice Keto Kipiani constate :
« Maintenant, le CNCG soutient seulement des réalisateurs qui sont du côté du pouvoir et dont les contenus ne sont pas critiques. Les films qui reçoivent des financements sont soit des fictions pseudo-patriotiques ou pour les documentaires, des chronologies d'événements, rien de créatif ».
Durant le printemps et l'été 2022, les travailleurs du cinéma organisent de nombreuses actions, dont de grandes manifestations, parfois conjointement avec les employés des musées. « Nous avons créé l'espoir que les gens du cinéma pouvaient s'unir, ce qui était loin d'être assuré », explique la réalisatrice et productrice Nino Gogua.
De réunion en réunion, les participants prennent aussi conscience de la nécessité, au-delà de la lutte contre les pressions politiques, de créer un syndicat pour défendre leurs droits sociaux dans un secteur où les conditions de travail sont très précaires.
« Lorsque vous êtes opprimé en tant que travailleur pendant des années, vous devez vous habituer à un environnement injuste et il devient très difficile de parler d'autre chose », déplore Mme Gogua qui a pris la tête du nouveau syndicat baptisé Cineuniongeorgia.
Fondé en août 2023, celui-ci compte une centaine de membres. Mais son existence est déjà remise en cause par une loi votée en mai 2024 qui oblige les ONGs (dont les syndicats) à se déclarer comme des « agents de l'étranger » si elles reçoivent des financements extérieurs à la Géorgie.
Le gouvernement a imposé cette disposition impopulaire inspirée d'une loi russe similaire après plusieurs semaines d'une mobilisation citoyenne aussi massive qu'inédite. De nombreux artistes sont présents dans les manifestations, aux côtés de citoyens issus de tous les horizons. « La foule était à la fois libre, égalitaire et forte, indépendante de tout parti politique. C'est pourquoi les manifestations ont duré si longtemps », observe le poète Rati Amaglobeli.
Au niveau culturel, après avoir fermé le maigre robinet d'argent public, cette nouvelle loi sur les ONG permettra au gouvernement d'empêcher les artistes indépendants d'accéder à des sources de financement alternatives.
« Nous ne nous sommes pas inscrits dans le nouveau registre pour les ONG. Nous nous attendons donc à recevoir une grosse amende », continue Mme Gogua. « Comme les autres syndicats, je ne sais pas comment nous allons la payer et si nous allons devoir fermer. »
Certaines structures artistiques associatives ont déjà cessé leurs activités, d'autres ont ouvert des bureaux à l'étranger pour continuer à recevoir des financements. C'est le cas du Musée de la photographie et du multimédia. Ouvert en 2019, il se situe dans un ancien bâtiment soviétique désaffecté du centre de Tbilissi réhabilité par mécène.
La nouvelle loi a créé des complications administratives pour cette petite structure, jusque-là gérée par une ONG : « Nous avons été obligés de nous réorganiser. Nous avons créé une nouvelle ONG en Lituanie, dans un environnement légal plus sûr », explique la directrice artistique Nestan Nijaradze, qui s'inquiète aussi d'un retour possible de la censure avec l'adoption le 17 septembre par le parlement d'une loi interdisant la « propagande LGBT », une mesure liberticide elle aussi inspirée de Russie.
« Après les LGBT, ils s'attaqueront à d'autres groupes. Nous avons réussi à construire une organisation qui est très active dans le soutien à des communautés diverses et variées. Avec ces lois, ils veulent nous empêcher de continuer notre action », affirme Mme Nijaradze dont l'espace accueille en ce moment une exposition collective dédiée aux périphéries de l'Europe.
Les élections du 26 octobre s'annoncent serrées. En cas de victoire du Rêve Géorgien, de nombreux acteurs du secteur culturel craignent un durcissement de la politique répressive. Les purges et les pressions devraient alors s'élargir pour toucher plus largement le monde universitaire, les médias indépendants et toutes les organisations liées aux partis d'opposition.
« Si le Rêve Géorgien reste au pouvoir, j'ai 100 % de chances de perdre mon travail dans une université privée. Je n'ai pas envie d'abandonner mon pays, mais je serais alors peut-être obligée de partir », affirme la paléontologue Ana Mgeladze. De nombreux artistes envisagent aussi cette possibilité, mais, en attendant le 26 octobre, un calme troublant règne dans les rues de Tbilissi où d'innombrables affiches électorales viennent rappeler l'enjeu à venir.