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17.12.2025 à 20:26

Guide du journaliste pour détecter les contenus générés par l’IA

Henk van Ess

Ce guide propose aux journalistes un nouvel outil de détection et sept techniques avancées pour repérer les contenus susceptibles d'être générés par l'IA.
Texte intégral (10762 mots)

Nous approchons du moment où le rapport signal / bruit sera proche de 1, ce qui veut dire qu’à mesure que la mésinformation rattrape l’information factuelle, il devient pratiquement impossible de distinguer le vrai du faux. Ce guide montre aux journalistes comment ils peuvent essayer d’identifier les contenus générés par l’IA dans des délais très serrés. Nous vous proposons sept catégories de moyens de détection avancée que tout journaliste se doit de maîtriser.

Mon travail consiste à aider les rédactions à lutter contre la mésinformation, et ce qui m’empêche de dormir, c’est que la vérification traditionnelle des faits prend des heures, voire des journées entières, alors qu’il ne faut que quelques minutes pour générer de la mésinformation avec l’IA. 

La mésinformation par vidéo existe depuis longtemps. Elle a précédé de plusieurs décennies la technologie moderne d’IA. Malgré les techniques limitées du matériel de l’époque, elle pouvait donner de fausses impressions aux effets parfois dévastateurs. En 2003, une assistante maternelle, Claudia Muro, a été arrêtée et a passé près de deux ans et demi en prison parce qu’une caméra de surveillance à faible fréquence d’image avait donné l’impression que ses mouvements étaient violents. Personne n’avait eu l’idée de vérifier ces images. En janvier 2025, une enseignante, Cheryl Bennett, a été obligée de se cacher après qu’une infox vidéo a laissé croire, à tort, qu’elle tenait des propos racistes.

AI-generated image of Pope Francis I in a Balceniaga puffer jakcket

Image générée par l’IA censée représenter le Pape François en doudoune Balenciaga. Image : Midjourney, Pablo Xavier

Cette image virale du Pape François en manteau blanc Balenciaga a berné des millions de personnes sur les réseaux sociaux, avant que l’on apprenne qu’elle avait été générée par l’IA en utilisant le prompt d’image de Midjourney. Parmi les principaux indices qui permettaient de détecter la supercherie, on notera la croix, autour du cou, qui défie les lois de la gravité, inexplicablement, n’étant maintenue que par une moitié de chaîne. Le créateur de l’image, Pablo Xavier, a déclaré à BuzzFeed News : « Je trouvais juste amusant de voir le Pape dans une drôle de veste ».

Les faux les plus réalistes ne nécessitent pas forcément de recourir à l’IA. En mai 2019, une vidéo de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants, aux Etats-Unis, a été ralentie pour atteindre une vitesse de 75 %, et sa tonalité modifiée pour donner l’impression qu’elle était alcoolisée. De même, en novembre 2018, la Maison blanche a partagé une version accélérée de l’interaction entre un journaliste de CNN, Jim Acosta, et une stagiaire de la Maison blanche, laissant penser que le mouvement de son bras avait été plus agressif qu’il ne l’avait été en réalité.

Récemment, j’ai moi-même créé un faux scandale politique avec son cortège habituel de présentateurs télé, de citoyens outrés, d’images de manifestations, et même avec un maire fictif, et cela en 28 minutes chrono, pendant ma pause déjeuner. Coût total de l’opération : huit dollars. Moins de 30 minutes pour une crise politique montée de toutes pièces, à même de duper des responsables éditoriaux qui ne savent pas où donner de la tête et qui ont des délais extrêmement serrés à respecter.

Il n’y a pas si longtemps, j’ai vu une personne qui s’y connaît pourtant en matière de vérification des faits, assurer qu’une image générée par l’IA était « authentique » parce qu’on y voyait une main à cinq doigts et non à six. Mais un tel argument ne tient plus aujourd’hui.

C’est la dure réalité de la détection de l’IA : les méthodes qu’on croyait fiables se volatilisent sous nos yeux. Au tout début de la mise au point des générateurs d’images par l’IA, des mains mal dessinées — des doigts supplémentaires, ou des doigts fusionnés, par exemple — étaient monnaie courante, et elles trahissaient souvent des images générées par l’IA. De fausses images virales, comme celles de l’arrestation supposée de Trump en 2023, ont pu en partie être détectées grâce à ces erreurs évidentes. Mais en 2025, des logiciels d’IA majeurs comme Midjourney et DALL-E se sont beaucoup améliorés pour générer des mains parfaites au niveau anatomique. Par conséquent, il ne suffit plus d’examiner les mains pour détecter des images générées par l’IA, et les journalistes qui cherchent à identifier un contenu généré par l’IA doivent rechercher d’autres signes plus subtils.

La révolution en termes de rendu de texte a été encore plus rapide. Il fut un temps où les pancartes brandies par des manifestants affichaient des messages erronés, comme “STTPO THE MADNESSS” et “FREEE PALESTIME”, mais certains des modèles actuels ne font aucune faute. OpenAI a entraîné DALL-E 3 sur l’exactitude de texte, tandis que Midjourney V6 a ajouté “texte correct” à sa liste d’atouts. Une méthode de détection fiable par le passé ne fonctionne aujourd’hui que rarement.

Des oreilles mal alignées, des yeux anormalement asymétriques et des dents créées avec MS Paint ou un autre éditeur d’images étaient caractéristiques, il y a quelque temps, des visages générés par l’IA, mais sont maintenant de plus en plus rare. Les images de portraits générés en janvier 2023 comportaient des ratés détectables facilement. Les mêmes prompts d’image produisent aujourd’hui des visages réalistes.

Cela représente un très grand danger pour les rédactions. Un journaliste formé en 2023 aux méthodes de détection peut être, à tort, sûr de lui, et affirmer qu’un contenu de toute évidence généré par l’IA est authentique, pour la seule et unique raison que ce contenu a passé avec succès des tests obsolètes. Une telle certitude, qui n’a pas lieu d’être, est plus dangereuse que le doute.

Je vous présente Image Whisperer

AI-generated image of a girl being rescued after a hurricane

Analyse d’une image générée par l’IA censée représenter une fillette secourue suite à des inondations aux Etats-Unis. Image : Henk van Ess

Je me suis demandé si je pouvais créer un outil d’identification de contenus générés par l’IA, au-delà du présent article. J’ai commencé par contacter des experts. Ils m’ont immergé au plus profond d’un domaine de la physique que je n’imaginais pas : transformations de Fourier, mécanique quantique de réseaux neuronaux, signatures mathématiques invisibles à l’œil humain. Un physicien m’a expliqué en quoi les artefacts de l’AI ne sont pas seulement des dysfonctionnements visuels. Ce sont des signatures de domaines fréquentiels.

Puis je suis revenu à la réalité. « N’essayez pas de créer un outil par vous-même », m’a averti un expert. « Il vous faudrait une puissance informatique énorme et des équipes de niveau doctoral. Sans cela, votre projet serait voué à l’échec ».

C’est à ce moment-là que j’ai eu une révélation. Pourquoi ne pas lutter contre l’IA avec l’IA, mais différemment ? Plutôt que de recréer des systèmes de détection qui coûtent des milliards de dollars, j’allais exploiter les infrastructures d’IA existantes pour faire l’essentiel du travail.

Analysis of an AI-generated image purporting to show the Belarusian president holding a cone of fries. Image: Henk van Ess

Analyse d’une image générée par l’IA censée représenter le président de la Biélorussie, un cornet de frites à la main. Image : Henk van Ess

C’est ainsi qu’Image Whisperer (initialement appelé Detectai.live) a vu le jour. Cet outil effectue une analyse de modèle de langage en parallèle de Google Vision, en appliquant les principes de physique que ces experts m’ont enseignés, tout en exploitant la puissance informatique déjà disponible. Surtout, contrairement à la plupart des outils d’IA, Image Whisperer vous informe quand il ne sait pas, plutôt que de vous faire croire qu’il a la réponse.

Il n’a pas pour ambition d’être le meilleur système au monde, mais d’être le plus honnête.

Sept moyens de détection d’un contenu généré par l’IA

La course à l’armement entre les créateurs et les détecteurs d’IA se poursuit. Les créateurs ont actuellement l’avantage de la rapidité. Déterminer s’il s’agit ou non d’une infox est en train de devenir un jeu du chat et de la souris, à mesure que les concepteurs améliorent la technologie. Pour parvenir à identifier une infox, il faut combiner plusieurs méthodes de détection, faire preuve d’une vigilance constante, et accepter le fait qu’une détection parfaite n’existe pas. Pour les journalistes qui cherchent des réponses précises, le but, désormais, n’est plus d’identifier les fakes de manière irréfutable, mais d’évaluer la probabilité d’un fake et de se forger un jugement averti.

Nous, les journalistes, nous sommes toujours adaptés à l’évolution de la technologie. Nous avons appris à vérifier nos sources depuis que tout le monde est en capacité de créer un site. Nous avons mis au point des protocoles de vérification des réseaux sociaux quand tout un chacun est devenu un journaliste potentiel. Nous devons à présent élaborer des outils pour cette nouvelle ère où n’importe qui peut créer des “preuves” audiovisuelles convaincantes.

Catégorie 1 : ratés visuels (anatomie ou objets) — Quand la perfection devient un indice

Vérification urgente en 30 secondes (infos de dernière minute) : Quand vous disposez de très peu de temps et que vous devez apprécier en un instant une image à la perfection suspecte, concentrez-vous sur votre intuition quand vous voyez quelque chose de “trop beau pour être vrai”. Vérifiez si les caractéristiques esthétiques, de qualité magazine, sont compatibles avec le contexte dans lequel la photo est censée avoir été prise. La leader d’une manifestation au maquillage impeccable ? La victime d’une catastrophe naturelle qui n’a pas un cheveu qui dépasse ? Un moment politique improvisé, où tout le monde semble avoir été relooké par un styliste ? Vous devez être immédiatement sur vos gardes.

  1. Avez-vous le sentiment que quelque chose est trop parfait ? La personne semble-t-elle trop apprêtée / parfaite ?
  2. Déterminez s’il y a un décalage avec le contexte : L’apparence des personnes – style magazine – détonne-t-elle dans un contexte de crise ou de conflit ?
  3. Procédez à un examen minutieux de la peau : Y a-t-il une irrégularité gommée là où on s’attendrait à voir un grain de peau naturel ?
  4. Réalisez une évaluation générale du contexte : L’apparence de la personne correspond-elle à la situation ?

Vérification technique en cinq minutes (infos ordinaires) : Cet examen plus approfondi porte sur les détails techniques qui trahissent un contenu artificiel. L’IA moderne crée des images parfaites anatomiquement, mais elles affichent souvent une perfection troublante que l’on ne trouve pas sur les photos réelles. En effet, les photos réelles de visages réels présentent des asymétries subtiles, des signes de vieillissement naturel et des effets environnementaux que l’IA a du mal à reproduire de manière réaliste.

  1. Zoomez à 100 % sur les visages : Essayez de déterminer si le grain et les pores de la peau sont naturels, et de détecter des asymétries même mineures.
  2. Evaluation de la physique des vêtements : Froissage naturel, texture du tissu et usure par endroits, ou pas ?
  3. Analyse des mèches de cheveu : Mèches individuelles visibles, ou chevelure qui semble avoir été créée avec MS Paint, à l’inverse d’une véritable photo ?
  4. Réalisme des bijoux et accessoires : Apparence en trois dimensions, ou planéité des graphiques, telle que générée par l’IA ?
  5. Examen des dents : Imperfections naturelles ou perfection uniforme ?
  6. Evaluation générale : L’apparence générale correspond-elle au contexte et à l’endroit invoqués ?

Enquête approfondie (reportage aux enjeux importants) : Quand la fiabilité d’une information est fondamentale, cette analyse exhaustive traite l’image comme s’il s’agissait d’une preuve nécessitant un examen technico-légal. Le but est d’évaluer, à partir de plusieurs points de vérification, la réalité d’une information. Et de bien intégrer que l’on peut toujours avoir un jugement avisé, même quand il n’est pas possible de se reposer sur des preuves irréfutables.

  1. Analyse comparée : Trouvez d’autres photos de la même personne pour comparer son apparence naturelle et celle présentée.
  2. Grossissement technique : Utilisez des outils professionnels pour examiner le grain de peau au niveau pixel pour détecter d’éventuels modèles mathématiques.
  3. Vérification du contexte : Effectuez des recherches et comparez avec d’autres images pour déterminer si la personne présente toujours la même apparence lisse dans des contextes similaires.
  4. Consultation de professionnels : Contactez des experts en analyse technico-légale numérique, comme Farid Hany, pour leur demander une analyse approfondie.
  5. Vérification sous plusieurs angles : Essayez de trouver d’autres photos ou vidéos du même événement pour vérifier la cohérence du contenu.
  6. Comparaison historique : Comparez avec des photos authentifiées de la personne qui datent de la même époque ou qui ont été réalisées dans le même contexte.

Catégorie 2 : Non respect de la géométrie — Quand l’IA défie les lois naturelles

AI-generated image of train tracks next to correct perspective image from real life.

A droite, une image de voies ferrées qui disparaissent à l’horizon générée par l’IA et, à gauche, l’image authentique d’une perspective exacte. Images : Henk van Ess

Le narratif : L’IA assemble les images comme s’il s’agissait d’un collage, et non d’une photographie. Elle intègre facilement les éléments visuels mais ne comprend pas les règles géométriques et physiques qui régissent la manière dont la lumière, la perspective et les ombres se combinent dans la réalité. Ces erreurs physiques fondamentales sont plus difficiles à éviter pour l’IA parce qu’elles nécessitent de comprendre l’espace 3D et la façon dont la lumière est réfléchie.

Les problèmes de la physique, dans toutes les images d’IA : Bien que nous ne soyons qu’au début de l’ère de l’IA générative, les images artificielles corrigent les ombres et les reflets en fonction de la perspective. Prenons un exemple type, généré par DALL-E 2, de OpenAI, avant correction. On constate que les ombres manquent de cohérence, que les reflets ne sont pas du tout coordonnés voire même manquants, et que les ombres observables dans les reflets sont orientées dans la mauvaise direction.

Analyse du point de fuite : Dans la vraie vie, les bâtiments suivent les lois de la perspective : des lignes parallèles convergent vers un point unique à l’horizon. L’IA crée souvent des bâtiments dont les lignes des toits sont orientées par exemple vers la gauche, alors que les lignes des fenêtres sont orientées vers la droite, une impossibilité physique révélatrice de l’intervention d’un algorithme, et qui prouve qu’il ne s’agit pas d’une photo. Les points de fuite jouent un rôle fondamental pour saisir la perspective. Les images générées par l’IA comportent souvent des incohérences, par exemple quand les lignes ne se rencontrent pas exactement au point de fuite.

Vérification de la cohérence des ombres : Quand il y a de la lumière, il y a des ombres. La relation entre un objet, son ombre, et la ou les sources de lumière est simple, d’un point de vue géométrique, mais il est beaucoup plus difficile qu’on ne le croit d’atteindre la perfection dans une image modifiée ou créée. Dans les cas où il y a une seule source de lumière (la lumière du soleil, par exemple), toutes les ombres doivent être orientées à l’opposé de cette source. Or, quand on utilise l’IA, les ombres des personnes sont souvent orientées dans différentes directions, même s’il n’y a qu’une source de lumière, défiant ainsi les lois de la physique.

Validation de la recherche : La recherche universitaire confirme ces ratés géométriques. Des études réalisées à l’aide de GradCam sur des images censées avoir été prises en extérieur révèlent que les ombres des véhicules sont orientées dans différentes directions et qu’il y a des distorsions structurelles à proximité des points de fuite, tandis que les images soi-disant prises en intérieur comportent des incohérences entre les objets et leurs ombres, ainsi que des lignes mal alignées en termes de géométrie.

Il faut faire preuve de persévérance pour pratiquer ce type de détection subtile. Prenez l’habitude de bien examiner les lignes avant toute chose.

Vérification urgente en 30 secondes :

  1. Trouvez n’importe quelle photo de voies ferrées (tapez dans Google “perspective de voies ferrées”).
  2. Ouvrez un éditeur d’images.
  3. Utilisez l’outil de création de lignes pour prolonger les deux rails vers l’horizon.
  4. Vérifiez qu’elles convergent bien vers un point unique : c’est ce qui DEVRAIT se passer.

Vous avez maintenant un modèle visuel d’une perspective exacte.

Vérification technique en cinq minutes (infos ordinaires) : 

Test de perspective : 

  1. Choisissez UN SEUL bâtiment figurant sur l’image.
  2. Utilisez n’importe quel éditeur d’images pour prolonger les lignes de toit et les rangées de fenêtres.
  3. Vérifiez si les lignes de ce même bâtiment convergent vers un point unique.
  4. Vous constatez plusieurs points de fuite pour une seule structure ? Il y a erreur d’assemblage par l’IA.

Analyse des ombres :

  1. Identifiez la source primaire de lumière (surbrillances).
  2. A partir de cette source, prolongez les lignes supérieures des objets jusqu’à l’extrémité des ombres.
  3. Vérifiez que toutes les ombres sont bien orientées dans la même direction.
  4. Si vous observez des ombres orientées dans plusieurs directions, c’est contraire aux lois de la physique.

Enquête approfondie (reportage aux enjeux importants) :

Vérification des reflets : Quand les objets sont réfléchis sur une surface plane, les lignes qui relient un point de l’objet au point correspondant dans le reflet doivent converger vers un seul point de fuite.

  1. Identifiez les surfaces réfléchissantes de l’image (eau, verre, miroirs).
  2. Dessinez des lignes qui relient les objets à leurs reflets.
  3. Vérifiez si les lignes rejoignent la surface réfléchissante aux angles droits.
  4. Si vous constatez des positions de reflets impossibles, cela signe un raté géométrique.

Catégorie 3 : Signatures techniques & analyse des pixels — L’ADN mathématique

AI-generated image of soldier next to analysis of areas that betray manufacturing

Photo virale, retouchée numériquement, d’un soldat américain, datant de 2004. L’écusson “DOING THE WORK OF” (“TRAVAILLE A LA PLACE DE”) et les drapeaux russe, allemand et français, ont été ajoutés à l’image. L’outil vous montre la zone d’altération éventuelle, et comment elle est susceptible d’avoir été retouchée. Images : Henk van Ess

Le narratif : Quand l’IA crée une image, elle laisse dans son sillage des indices dans le fichier. Une signature mathématique qui est comme une empreinte digitale invisible que seuls des outils spécialisés sont en mesure de détecter. Ces indices concernent la manière dont les pixels sont organisés et dont le fichier est compressé. Un peu comme une preuve génétique qui démontrerait qu’une image a été réalisée par l’IA et non prise avec un appareil photo.

Détection de “neige” : Les vrais appareils photo prennent des images qui comportent des imperfections naturelles, de minuscules mouchetures aléatoires dont le capteur de l’appareil est responsable. Les images générées par l’IA, au contraire, présentent un aspect parfait. Quand les experts analysent cet aspect à l’aide d’un logiciel spécialisé, ils voient des formes distinctives semblables à des étoiles, formes qui n’apparaîtraient jamais sur une vraie photo. Un phénomène comparable à la différence entre la “neige” totalement aléatoire d’un vieux poste de télévision, et un ordinateur qui essaie de reproduire cette “neige”. La version artificielle a un ordre caché qui la trahit, si vous disposez des outils adéquats.

Détection de copié / collé : Quand l’IA ou une personne reproduit certaines zones d’une image, on obtient des assemblages de pixels inhabituels. Différentes parties de l’image sont similaires au point d’en être suspectes, au-delà d’une redondance naturelle, ce qui crée des motifs détectables ou des signatures mathématiques.

Analyse des artefacts de compression : Les contenus générés par l’IA comportent souvent des motifs de compression artificiels qui diffèrent des fichiers bruts issus d’un appareil photo, ce qui révèle des origines algorithmiques et non optiques.

Outils de détection professionnels : La technologie TrueMedia.org a la capacité d’analyser les médias suspects et d’identifier les infox audio, image et vidéo. Parmi les exemples d’infox signalés récemment par TrueMedia.org, on notera deux photos, l’une censée montrer l’arrestation de Donald Trump et l’autre représenter Joe Biden avec des militaires haut gradés.

Vérification urgente en 30 secondes :

Avant d’analyser des images suspectes, entraînez-vous sur un document fiable :

  1. Importez votre photo dans Image Verification Assistant.
  2. Cet outil vous dira s’il risque de s’agir d’un faux, et à quelle probabilité.
  3. Faites une recherche plus poussée sur l’image si ce taux est égal ou supérieur à 70 %.

Vérification technique en cinq minutes (infos ordinaires) :

  1. Vérification visuelle de la texture : Zoomez à 100 % sur certaines zones, de la peau ou une partie de ciel, par exemple. Examinez le grain de peau ou l’apparence du ciel. Observez-vous des zones hétérogènes, comme dans la vraie vie, ou constatez-vous une trop grande régularité, une perfection quasi mathématique ? Les vraies photos contiennent des éléments de chaos naturel, tandis que l’IA crée souvent des motifs qui sont uniformes et donc suspects.
  2. Outil de détection automatisée : Importez l’image dans TrueMedia.org (un site gratuit). Cet outil soumet l’image à un logiciel de détection d’IA qui analyse les signatures mathématiques cachées que nous avons évoquées plus haut. Il vous indique la probabilité que l’image ait été générée par l’IA.
  3. Vérifiez les informations cachées du fichier : Faites un clic droit sur le fichier image et sélectionnez “Properties” (si vous utilisez un PC) ou “Get Info” (pour un Mac). Regardez les métadonnées, pour savoir quel logiciel a été utilisé pour créer le fichier, et quand. Les images générées par l’IA comportent souvent des horodatages du logiciel d’édition ou des outils de création, qui ne correspondent pas à la date ou à la manière dont la photo est censée avoir été prise.
  4. Analyse de la surface : Cette étape est différente de la vérification de la texture. En effet, il s’agit de surfaces qui devraient être naturellement imparfaites, comme un mur ou de l’eau. L’IA a tendance à “retoucher” ces surfaces, en les rendant lisses au point d’avoir un aspect artificiel, alors que sur une vraie photo, de tissu par exemple, on voit des petites inégalités, des variations, ou de l’usure.

A chaque étape, vous pouvez identifier différents types d’erreurs liées à l’IA. C’est un peu comme si vous réalisiez plusieurs tests différents pour être sûr de votre conclusion.

Enquête approfondie (reportage aux enjeux importants) : 

Forensically : Il s’agit d’une série d’outils gratuits, qui permettent d’analyser les bruits de manière exhaustive, et de visualiser le domaine fréquentiel.

Analyse du domaine fréquentiel : Détection technique de modèles mathématiques propres à l’IA.

Catégorie 4 : Artefacts vocaux & audio — Quand les voix de synthèse se trahissent

AI-generated audio deepfake of Donald Trump

Analyse d’une infox audio de Donald Trump générée par l’IA. Image : YouTube, via Henk van Ess

Le narratif : La technologie de clonage de voix peut reproduire la voix de n’importe quelle personne à partir de quelques secondes d’audio, mais elle laisse des traces qui prouvent qu’il s’agit d’une voix artificielle, dans la manière de s’exprimer, l’authenticité émotionnelle et les caractéristiques acoustiques. Les voix de synthèse atteignent une précision impressionnante, mais elles ont toujours du mal à reproduire certains éléments humains subtils qui rendent un discours vraiment authentique.

Exemples d’imposture audio : En mars 2019, le PDG d’une société énergétique britannique a reçu un appel de son “patron” à l’accent allemand parfait, lui demandant de faire un virement bancaire important. C’est seulement quand il a reçu un second appel, suspect, d’un numéro autrichien, que la supercherie à l’IA a été révélée. Plus récemment, le consultant politique Steven Kramer a payé 150$ pour mettre en place un appel robotisé imitant la voix du président des Etats-Unis de l’époque, Joe Biden, qui exhortait les gens à ne pas aller voter lors de la primaire démocrate dans le New Hampshire en 2024.

Rapidité et coût des faux contenus audio : Selon les poursuites engagées contre Kramer, il a fallu moins de 20 minutes pour créer l’appel robotisé, qui n’a coûté qu’un dollar. Kramer a déclaré à CBS News que son initiative lui avait rapporté “l’équivalent de 5 millions de dollars en termes de publicité”.

Les indices concernant la manière de s’exprimer : Lindsay Gorman, qui étudie les nouvelles technologies et la désinformation, a déclaré à NBC News que l’on trouve souvent des indices dans les infox : « La cadence, en particulier vers la fin, semble robotique, peu naturelle. C’est l’un des signes qui indique potentiellement un contenu audio artificiel.”

  • Cadence peu naturelle, sans la respiration et les hésitations normales.
  • Prononciation impeccable, sans les imperfections du discours naturel.
  • Inflexion robotique sur certains mots ou expressions.
  • Absence de bruit ambiant, ce qui est anormal.
  • Expressions ou terminologie que la personne n’emploierait jamais.

Erreurs de logique linguistique : Dans une affaire d’infox qui a été mise au jour, l’IA disait “livres sterling 35 000”. Le fait d’indiquer la monnaie avant la somme, de manière peu naturelle à l’oral, en anglais, a permis de détecter un fake.

Vérification urgente en 30 secondes (infos de dernière minute) :

Jetez un coup d’oeil au plugin Hiya Deepfake Voice Detector, proposé par Chrome (vous pouvez l’utiliser 20 fois par mois). Il a passé avec succès le test vidéo Trump-Biden.

Il s’agit d’une extension de Chrome qui analyse les documents audio en temps réel pour déterminer si ce que vous entendez est une vraie voix humaine ou un document créé par l’IA.

Voici ce qu’il fait :

  • Il analyse les voix des contenus vidéo et audio que lit votre navigateur Chrome.
  • Il obtient un résultat instantanément. Il ne lui faut qu’une seconde d’audio pour se prononcer.
  • Il fonctionne quel que soit le site, qu’il s’agisse de plateformes de réseaux sociaux, de sites d’information ou de plateformes vidéo.
  • Il détecte les discours ressemblant à ceux d’êtres humains, créés par les principaux outils de voix de synthèse générés par l’IA.
  • Il peut analyser plusieurs langues.
  • Il fonctionne en temps réel, pendant que vous surfez sur le net.

Mise en garde : Etant donné que ce plugin utilise des algorithmes probabilistes, il ne sera pas fiable à 100 % à chaque fois.

Vérification technique en cinq minutes (infos ordinaires) :

  1. Essayez de détecter les caractéristiques d’un discours naturel : La cadence et la prononciation vous donnent-elles l’impression que c’est bien un être humain qui parle ?
  2. Procédez à des vérifications contextuelles : Cette personne a-t-elle pu faire cette déclaration à ce moment-là ?
  3. Vérifiez l’authenticité émotionnelle : L’émotion exprimée correspond-elle au contenu et au contexte ?
  4. Appelez le numéro officiel de la personne pour toute vérification audio urgente.
  5. Posez des questions auxquelles seule la personne concernée peut répondre.

Enquête approfondie (reportage aux enjeux importants) :

  • Téléchargez l’intégralité de la séquence audio.
  • Copiez-la dans Notta.ai et attendez que la transcription soit prête.
  • Pendant ce temps, importez dans Claude cinq ou six séquences audio authentifiées de la même personne ou des transcriptions.
  • Demandez-lui de réaliser une analyse sémantique et de classer les thèmes, les habitudes de langage et de grammaire, le style, la tonalité de la voix.
  • Importez ensuite la transcription de l’audio qui vous paraît suspect et demandez à Claude de la comparer et de rechercher des anomalies.

Catégorie 5 : Logique temporelle et contextuelle — Quand l’idée générale échappe à l’IA

AI-generated image of a climate protest

Image générée par l’IA censée représenter une photo d’une information télévisée sur une manifestation à propos du climat, à Paris. Image : Henk van Ess

Le narratif : L’IA crée du contenu qui repose sur des motifs visuels, sans comprendre le contexte du monde réel, la logique temporelle ou la pertinence d’une situation. Ce qui génère des contenus qui sont convaincants pris isolément, mais qui ne sont pas cohérents si on les examine en faisant preuve de simple bon sens.

La tromperie de la vidéo sur une prison en Iran : Une vidéo sophistiquée, générée par l’IA, était censée montrer une frappe de missiles israélienne sur la prison d’Evin, en Iran, en juin 2025, mais elle avait été générée à partir d’une photo de 2023. Parmi les principaux indices de détection, on compte les décalages saisonniers (des arbustes sans feuilles sur des images censées avoir été tournées en été), une correspondance parfaite de détails qui défie les probabilités, et un timing impossible.

Vérification urgente en 30 secondes (infos de dernière minute) : L’IA crée des contenus convaincants, au niveau visuel, mais des liens logiques fondamentaux lui échappent souvent entre le timing, le lieu, et les circonstances. Quand il s’agit d’informations de dernière minute, fiez-vous à votre propre connaissance du monde réel pour déceler immédiatement des impossibilités qui nécessiteraient une analyse complexe si elles devaient être vérifiées plus tard.

  1. Vérifications saison / météo : La végétation, la lumière et les vêtements correspondent-ils à la date et au lieu invoqués ?
  2. Vérification de l’époque en termes de technologie : Y a-t-il des appareils, des véhicules ou des infrastructures qui sont anachroniques ?
  3. Avez-vous le sentiment que quelque chose ne va pas au niveau géographique ? L’architecture, la signalétique et le paysage correspondent-ils au lieu invoqué ?
  4. Evaluation éclair de la crédibilité des sources : L’origine du contenu est-elle en adéquation avec sa qualité et avec les conditions d’accès ?

Vérification technique en cinq minutes (infos ordinaires) : Cette analyse plus approfondie sollicite vos compétences pour confronter les affirmations et les faits vérifiables. L’IA a du mal avec la nature interconnectée des événements du monde réel, et elle crée des contenus qui peuvent passer avec succès un examen visuel mais qui ne résistent pas à un examen logique, quand on les compare à des sources de données externes.

  1. Vérification de la météo : Vérifiez les archives météo en fonction des dates et des lieux invoqués, et comparez-les aux conditions météo apparentes.
  2. Vérification des points de repère architecturaux : Vérifiez que les bâtiments, les panneaux et les infrastructures visibles existent bien à l’endroit invoqué.
  3. Analyse des éléments culturels : Confirmez que le style de vêtements, les comportements et la dynamique sociale sont en adéquation avec le contenu géographique et culturel.
  4. Evaluation de l’époque : Faites des recherches pour déterminer si, en toute logique, les différents événements invoqués ont pu avoir lieu au même moment.
  5. Enquête sur les sources : Examinez la manière dont le contenu se propage, en comparaison avec les modèles de distribution habituels pour des événements similaires.
  6. Recherche angles multiples : Recherchez d’autres documents sur le même événement, auprès de sources indépendantes.

Enquête approfondie (reportage aux enjeux importants) : Pour les informations d’importance critique, traitez les indices liés au contexte comme autant de pièces d’un puzzle technico-légal, chacune d’entre elles nécessitant une vérification systématique, en la comparant avec des faits avérés. Cette approche globale constitue une matrice de probabilité qui repose sur plusieurs incohérences, plutôt que sur des arguments irréfutables isolément.

  1. Reconstitution exhaustive des éléments de temps : Etablissez une chronologie détaillée des événements invoqués, et recoupez tous les éléments visuels.
  2. Vérification des données géographiques : Utilisez les images satellite, Street View, et les services d’experts locaux pour confirmer les détails du lieu concerné.
  3. Expertise technico-légale saisonnière / environnementale : Consultez des experts en botanique, des météorologistes et des sources locales sur les conditions environnementales.
  4. Evaluation de l’authenticité culturelle : Interviewez des experts régionaux sur les normes comportementales, les us et coutumes ainsi que les codes vestimentaires.
  5. Analyse des anachronismes techniques : Vérifiez que tous les appareils, les véhicules et les infrastructures visibles existaient bien au moment et à l’endroit invoqués.
  6. Enquête sur les sources : Retracez l’historique complet de la distribution du contenu et comparez avec d’autres exemples pour essayer de retrouver des événements similaires et authentiques.
  7. Réseau de consultation d’experts : Contactez les journalistes locaux, les universitaires et les autorités publiques qui connaissent bien le lieu ou la situation invoqués.
  8. Réalisation d’une matrice de probabilité : Accordez une note à chaque élément logique et réalisez une évaluation complète de l’authenticité du contenu.

Catégorie 6 : Reconnaissance du comportement — Quand l’IA ne comprend pas l’être humain

AI-generated image of demonstrators down the street

Image générée par l’IA censée représenter des manifestants en train de défiler dans une rue d’une grande ville. Image : Henk van Ess

Le narratif : L’IA peut reproduire l’apparence humaine mais elle a du mal avec les comportements humains authentiques, la dynamique sociale et les modes d’interaction naturels. Cela crée des incohérences décelables dans les scènes de groupe, les dynamiques de groupe et les comportements individuels que les observateurs qui ont suivi une formation sont en mesure de détecter.

Vérification urgente en 30 secondes (infos de dernière minute) : L’IA crée des images de foules qui ont une apparence réaliste à première vue, mais dont les comportements peu naturels trahissent le manque d’authenticité. Quand il s’agit d’infos de dernière minute, demandez-vous si les gens se conduisent comme des personnes le feraient dans ces circonstances, et non comme des acteurs numériques dont le comportement a été programmé.

  1. Examen de l’uniformité de la foule : Y a-t-il trop de personnes de la même classe d’âge, qui ont une apparence physique ou un style vestimentaire similaires ?
  2. Vérification de l’attention : Est-ce que tout le monde regarde l’appareil photo ou dans la même direction, ou bien y a-t-il les variations qu’on serait en droit d’attendre ?
  3. Avez-vous l’intuition qu’il n’y a pas d’authenticité émotionnelle ? Les expressions des visages sont-elles en adéquation avec l’ambiance et l’intensité supposées de l’événement ?
  4. Evaluation du réalisme des mouvements : Les espaces entre les personnes et leur langage corporel sont-ils naturels, ou bien ces personnes ont-elles été positionnées de manière artificielle ?

Vérification technique en cinq minutes (infos ordinaires) : Cette analyse fait appel à votre compréhension de la dynamique sociale, pour identifier les erreurs de l’IA quand elle cherche à reproduire un comportement de groupe authentique. Dans la réalité, on trouve dans les foules des modes de comportement complexes que les données d’entraînement de l’IA ne peuvent pas saisir pleinement, ce qui crée une uniformité artificielle décelable dans des images de rassemblements censés avoir été improvisés.

  1. Evaluation de la diversité démographique : Identifiez les classes d’âge et les styles vestimentaires, et évaluez la représentation ethnique. Constatez-vous une homogénéité improbable ?
  2. Examen des interactions sociales : Les conversations, les relations et la dynamique de groupe sont-elles authentiques, ou les personnes ont-elles été mises en scène ?
  3. Vérification des réactions à l’environnement : Les gens réagissent-ils de manière proportionnée à la météo ambiante, à la lumière, aux bruits ?
  4. Examen du comportement culturel : Les normes sociales, l’espace entre les personnes et leurs modes d’interactions sont-ils en adéquation avec le contexte invoqué ?
  5. Analyse de l’expression individuelle : Essayez de repérer des expressions particulières sur les visages, ainsi que des émotions authentiques. Ou bien ne voyez-vous que des réactions uniformes ?
  6. Evaluation du réalisme des mouvements : Constatez-vous des asymétries naturelles et des singularités, ou bien des mouvements sans à coups, artificiels ?

Enquête approfondie (reportage aux enjeux importants) : Pour les informations d’une importance critique, considérez les comportements humains comme des éléments de preuves qui nécessitent une analyse systématique des modèles sociaux. Cette approche exhaustive vous permet de déterminer si la trame complexe des interactions humaines est compatible avec les circonstances invoquées.

  1. Analyse sociologique de la foule : Consultez des experts en psychologie de foule pour vérifier si la dynamique de groupe est réaliste, vu le type d’événement.
  2. Vérification de l’authenticité culturelle : Interviewez des spécialistes régionaux sur les comportements sociaux, les codes vestimentaires et les modes d’interaction. Sont-ils adaptés à la situation ?
  3. Evaluation démographique : Effectuez des recherches pour déterminer si la composition de la foule correspond à la norme pour le même genre d’événement.
  4. Examen technico-légal des comportements individuels : Analysez quelques personnes en particulier pour essayer de trouver des personnalités et des relations cohérentes, ainsi que des réactions émotionnelles authentiques.
  5. Etude de l’adaptation à l’environnement : Vérifiez si les réactions de la foule à la météo, au bruit et à la logistique correspondent à ce qui peut se passer dans la réalité.
  6. Comparez avec d’autres événements : Comparez avec des images vidéo ou des photos authentifiées, prises lors d’événements similaires qui ont eu lieu dans la même région ou dans le même contexte.
  7. Consultation d’experts : Contactez des anthropologues, des sociologues et des journalistes locaux qui connaissent bien la dynamique sociale de la région.
  8. Analyse des micro-expressions : Consultez des experts pour leur demander d’examiner les expressions sur les visages et d’essayer de détecter des réactions émotionnelles authentiques ou, au contraire, générées artificiellement.
  9. Utilisation des réseaux sociaux : Retracez les relations entre individus pour vérifier l’authenticité de la formation du groupe ou, au contraire, faire la preuve d’un rassemblement artificiel.

Catégorie 7 : L’intuition — Le bon vieux système de détection

AI-generated image of the Belarusian president

Image générée par l’IA censée représenter le président de la Biélorussie tenant de manière incongrue un cornet de frites lors d’une rencontre officielle. Image : Henk van Ess

Le narratif : Nos cerveaux ont développé une capacité de reconnaissance sur plusieurs millions d’années. Les modèles de l’IA proviennent de données d’entraînement et de processus algorithmiques. Quand quelque chose ne correspond pas aux attentes naturelles, conformes à la perception humaine, l’intuition est souvent le détecteur le plus rapide et le plus fiable, avant de procéder à une analyse technique.

Quand l’IA est démasquée : En 2019, des utilisateurs de réseaux sociaux ont immédiatement signalé une image virale qui avait pour légende “street shark” (“requin des rues”) lors de l’ouragan Florence, aux Etats-Unis. L’image était correcte, d’un point de vue technique, mais les personnes qui l’ont vue ont eu le sentiment qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Or leur instinct ne les a pas trompés. Des recherches inversées ont révélé qu’il y avait eu une insertion numérique. Les journalistes expérimentés savent reconnaître les images tournées par des amateurs quand elles semblent avoir une trop grande qualité cinématographique pour être vraies, ou encore quand des événements censés avoir eu lieu spontanément font l’objet d’une documentation parfaite.

Fait amusant : pendant plus d’une décennie, plusieurs fakes similaires impliquant un requin ont été publiés suite à des ouragans, mais il y a bel et bien eu un cas qui a été authentifié.

Vérification urgente en 30 secondes : Fiez-vous à votre expérience quand vous disposez de très peu de temps. Identifiez-vous un paradoxe relatif à la qualité ? Par exemple, un film amateur qui serait digne de productions hollywoodiennes ? Ou bien notez-vous un timing opportun, alors qu’il s’agit d’événements prétendument chaotiques pourtant parfaitement documentés ? Votre bon vieux système intuitif repère souvent ce genre de paradoxes, avant que l’analyse technique ne vienne les confirmer.

  1. Première impression : Avez-vous le sentiment qu’il s’agit de quelque chose d’authentique ou d’artificiel ? (Fiez-vous à un éventuel sentiment de malaise par rapport aux représentations artificielles d’êtres humains, sentiment que l’on appelle également “vallée troublante”.)
  2. Paradoxe du coût de la production : Un film amateur présente-t-il la qualité adéquate ? (Pour 8$, il est désormais possible de créer de toutes pièces des scandales politiques qui ont l’air professionnel, n’est-ce pas ?)
  3. Vérification du timing : La documentation parfaite des événements est-elle trop rapide pour un enregistrement réel ?
  4. Test de la manipulation des émotions : Le contenu est-il conçu dans le seul et unique but de provoquer une réaction émotionnelle chez le lecteur – et donc un partage rapide – plutôt que de l’informer ?

Vérification technique en cinq minutes (infos ordinaires) : Faites confiance à votre intuition et effectuez une vérification systématique en examinant les éléments spécifiques qui vous ont paru suspects, grâce à votre expérience. Quand votre instinct vous dit que quelque chose ne va pas, identifiez ce qui vous gêne puis adoptez une démarche logique.

  1. Vérification approfondie de la logique du contexte : Le scénario est-il sensé, vu votre connaissance de la réalité ?
  2. Investigation sur la crédibilité des sources : L’origine du contenu est-elle compatible avec la sophistication technique et avec les conditions d’accès ?
  3. Analyse du narratif : Les informations s’alignent-elles trop parfaitement avec les tensions politiques ou sociales actuelles ?
  4. Audit des incohérences techniques : La qualité, l’éclairage ou l’audio correspondent-ils aux circonstances invoquées ?
  5. Répertoriez les erreurs : Documentez les éléments spécifiques qui vous paraissent douteux ou impossibles en fonction du contexte.
  6. Evaluation du manque d’adéquation entre la source et le contenu : Signalez les contenus trop sophistiqués pour des amateurs ou des sources anonymes, sans explication.

Enquête approfondie (reportage aux enjeux importants) : Pour les informations d’importance critique, considérez que votre intuition est le point de départ d’une vérification exhaustive. Vous avez identifié des anomalies, grâce à votre expérience. Examinez ensuite de manière systématique chacun des éléments qui vous a paru suspect pour réaliser une évaluation fondée sur des preuves.

  1. Examen technico-légal : Répertoriez tous les éléments qui vous paraissent suspects puis déterminez en quoi chacun d’entre eux ne correspond pas à ce vous êtes en droit d’attendre.
  2. Enquête sur les paradoxes de la production du contenu : Estimez les ressources qui auraient été nécessaires, en réalité, et comparez-les avec les capacités d’un amateur.
  3. Analyse de l’impossibilité contextuelle : Effectuez une comparaison entre les scénarios en présence et les faits concrets, avec l’aide des experts que vous aurez consultés.
  4. Evaluation de la manipulation des émotions : Analysez la structure du contenu pour identifier d’éventuels éléments déclencheurs viraux conçus spécialement dans cette optique. Ou, au contraire, s’agit-il d’un partage d’information naturel ?
  5. Recherche d’incohérences techniques : Analysez les décalages en termes de qualité, d’éclairage et d’audio, image par image.
  6. Vérification de l’authenticité des sources : Enquêtez pour savoir si l’origine invoquée a pu, raisonnablement, produire ce contenu.
  7. Détection relative à la construction du narratif : Examinez la manière dont l’information est construite, pour tenter d’identifier des aspects artificiels. Ou, au contraire, l’enchaînement des événements vous paraît-il naturel ?
  8. Consultation d’experts pour identifier des incohérences : Demandez l’aide d’enquêteurs expérimentés dans les évaluations indépendantes et intuitives.
  9. Analyse du seuil de confiance : Documentez les éléments qui vous paraissent suspects et qui justifient que l’on rejette le contenu malgré sa qualité technique.

Quand faire confiance à votre intuition :

  • Quand plusieurs éléments vous paraissent suspects, même si vous ne pouvez pas identifier de problèmes spécifiques.
  • Quand un contenu suscite en vous une réaction émotionnelle immédiate, cela veut dire qu’il a été conçu pour vous dissuader de l’analyser.
  • Quand la source, le timing ou le contexte révèlent des incohérences.
  • Quand la qualité technique ne correspond pas au niveau d’expérience de la personne qui a soi-disant créé le contenu.
  • Quand votre cerveau détecte un paradoxe sur la qualité du contenu ou un timing dont vous avez démontré l’opportunité.

La réalité : Pas de solutions parfaites

Conclusion : Ces sept catégories de moyens de détection de l’IA et le nouvel outil — ratés anatomiques, non respect des lois de la physique, signatures techniques, artefacts vocaux, logique contextuelle, modes de comportement et intuition — fournissent un arsenal exhaustif aux journalistes qui travaillent avec des délais serrés pour qu’ils puissent évaluer l’authenticité de contenus. Associés à des outils de détection professionnels et à des règles éditoriales actualisées, ils peuvent nous permettre de rester crédibles. Luttez contre le feu avec le feu. Utilisez l’IA pour détecter l’IA. Et contribuez ainsi à préserver ce qui subsiste de notre réalité partagée.

Traduction de l’anglais : Béatrice Murail   


Le Néerlandais Henk van Ess s’attaque à l’IA pour trouver des informations dans les données. Il applique sa technique à l’investigation et met au point des outils à l’usage du public, comme SearchWhisperer et AI Researcher. Formateur dans les rédactions du monde entier, notamment le Washington Post, Axel Springer, la BBC et DPG, il gère Digital Digging, où le renseignement de source ouverte (RSO) fait face à l’IA. Il est assesseur pour le Réseau international de vérification des faits (IFCN) de Poynter et du Réseau européen des normes de vérification des faits (EFCSN, European Fact-Checking Standards Network).

 

 

17.12.2025 à 19:54

Guide pour enquêter sur les entreprises chinoises en open source

Chu Yang

Ce guide présente aux journalistes des sources d'information précieuses pour les enquêtes axées sur la Chine ainsi que des méthodes pratiques pour accéder aux meilleurs outils d'enquête.
Texte intégral (15406 mots)

Pour les journalistes qui couvrent la Chine, exploiter les bases de données en open source pour comprendre le pays est désormais essentiel, et de plus en plus compliqué. A mesure que la Chine devient une super puissance mondiale, avec une population de 1,4 milliards d’habitants et avec la deuxième économie de la planète, d’une valeur de plus de 17 000 milliards de dollars, les activités des entreprises, les politiques publiques et les investissements internationaux ont un impact direct sur les informations rapportées dans toutes les rubriques journalistiques, depuis le monde des affaires jusqu’aux nouvelles technologies, en passant par les droits humains et la sécurité nationale. Vu l’influence dont jouit le pays dans le monde entier grâce à des infrastructures valant des milliers de milliards de dollars, comme la Nouvelle route de la soie (NRS), et à sa présence militaire en pleine expansion, les rédactions du monde entier doivent réaliser des enquêtes approfondies sur les entreprises chinoises, si elles veulent informer leur audience sur les événements qui affectent leur vie au quotidien.

Malgré la demande d’informations fiables sur la Chine, les conditions de travail des journalistes internationaux se sont beaucoup dégradées depuis quelques années. Le contrôle exercé sur les médias chinois spécialisés dans le journalisme d’investigation s’est intensifié à partir de la fin des années 2000, sans parler des pressions commerciales. Quand Xi Jinping est arrivé au pouvoir fin 2012, les dirigeants ont pris des mesures pour asseoir leur contrôle sur les enquêtes plus indépendantes. Ce contrôle exercé sur les médias chinois a été suivi de plus grandes restrictions concernant le travail des médias internationaux, qui s’étaient montrés efficaces pour utiliser des documents officiels, des posts sur les réseaux sociaux ou des archives d’entreprises pour dévoiler, par exemple, la situation patrimoniale de hauts responsables du Parti communiste chinois, ou pour mettre au jour des violations des droits humains dans des régions comme le Xinjiang, où vit la minorité ouïgoure.

La Chine a mis en place deux types d’obstacles pour limiter les enquêtes. D’un côté, les autorités ont pris des mesures pour réprimer l’information à la source, en restreignant l’accès aux bases de données et en réduisant les communications, ainsi qu’en pratiquant une censure d’internet et une surveillance à grande échelle. Des recherches universitaires ont montré que les autorités chinoises s’abstiennent de plus en plus de rendre publics des documents d’orientation  officiels — 54,5 % des documents de très grande importance du Conseil des affaires de l’Etat ont été rendus publics en 2022, contre 88 % en 2018. D’un autre côté, on assiste à une campagne concertée pour entraver le travail des journalistes étrangers de manière directe — en les intimidant, ou en les menaçant de retirer leur visa ou de les expulser — ou indirecte, en mettant la population en garde contre tout contact avec des journalistes, et en allant même, dans certains cas, jusqu’à faire pression sur des sources pour qu’elles poursuivent en justice les journalistes qui les ont interviewées avec leur accord. Le harcèlement de journalistes, étrangers notamment, a, dans une certaine mesure, été normalisé, en tenant un discours pétri de nationalisme et de sécurité nationale.

Avec ces restrictions, la Chine renonce de manière systématique aux promesses d’ouverture faites par le gouvernement, et leur mise en oeuvre méthodique a modifié en profondeur les conditions de travail des journalistes étrangers qui enquêtent sur la Chine. En conséquence, ils ont besoin de nouveaux moyens pour réaliser des enquêtes sur le pays, même s’ils ne s’y trouvent pas physiquement.

Dans ce guide, nous présentons aux journalistes des sources d’information précieuses pour enquêter sur la Chine. Nous leur proposons des méthodes pratiques pour accéder à des documents et pour les utiliser, afin de réaliser des enquêtes percutantes et bien sourcées.

Réaliser des enquêtes de l’extérieur du pays

Pour les journalistes qui ne sont pas présents en Chine et qui essaient d’enquêter, l’infrastructure particulière d’internet dans le pays s’ajoute aux difficultés. La batterie de moyens de contrôle en cybersécurité appelée “la grande muraille pare-feu”, associée à des mesures strictes se référant à une vague définition de la souveraineté, fait que beaucoup de techniques de recherche habituelles et de méthodologies conventionnelles de renseignement de source ouverte (RSO) s’avèrent globalement inefficaces pour les journalistes. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres contextes autoritaires, où les VPN et autres outils de contournement permettent un accès satisfaisant, le système de censure sophistiqué de la Chine, l’obligation de s’inscrire sous son vrai nom en vertu de la Loi sur la cybersécurité, les mécanismes de blocage géographique et les contrôles d’accès selon les plateformes, sont autant d’entraves aux enquêtes, qui nécessitent dès lors des approches particulières.

Par ailleurs, l’écosystème de réseaux sociaux autonome de la Chine, qui comprend des plateformes comme Weibo, WeChat, Xiaohongshu et Douyin, applique des règles strictes, par exemple l’obligation de s’inscrire sous son vrai nom, ou encore des limites imposées à la production d’informations, décrites dans les Dispositions relatives à l’administration des services d’information sur internet. Toutes ces tactiques font qu’il est extrêmement difficile pour les journalistes étrangers, d’investigation ou autres, d’effectuer une veille sur les réseaux sociaux traditionnels et d’identifier de nouvelles sources.

Mais c’est la barrière linguistique qui pose peut-être le plus grand problème aux journalistes étrangers qui enquêtent sur la Chine. Les reporters doivent accorder la priorité aux sources en chinois, dans la mesure du possible, étant donné que les versions en anglais des sites officiels, des annonces faites par les entreprises et des informations en général, omettent fréquemment des détails d’importance qui figurent dans la version en chinois, et il s’agit souvent d’éléments cruciaux pour l’intérêt journalistique de l’enquête.

Pour les journalistes qui ne maîtrisent pas le chinois, l’extension Google Translate est un point de départ pratique. Elle propose des traductions suffisamment exactes pour développer une idée initiale de reportage et identifier des sources. Quand des citations précises et des détails spécifiques sont nécessaires pour pouvoir publier, DeepL, un service de traduction automatique neuronale (TAN) mis au point par DeepL SE, qui a son siège à Cologne, produit des traductions dont la qualité supérieure est reconnue par beaucoup de traducteurs et de documentalistes professionnels, tandis que des modèles d’IA comme ChatGPT, Claude et Gemini fournissent des traductions souvent plus nuancées, adaptées au contexte, en particulier pour les contenus politiques et techniques complexes. Cependant, les journalistes doivent être conscients du fait que les modèles d’IA peuvent être soumis à des limites d’utilisation et à des considérations relatives à la confidentialité des données, et que certains de ces modèles ne sont pas à une contradiction près, ce qui fait que les services de traduction dédiés sont plus indiqués. Une fois que les journalistes ont identifié les personnes, les entreprises ou les fonctionnaires les plus importants grâce à des sources chinoises, ils peuvent élargir le champ de leur enquête en utilisant des moteurs de recherche et des bases de données internationales (comme Factiva, Nexis Uni, Access World News et Bloomberg Terminal) pour trouver des déclarations réglementaires et des sujets en anglais, ainsi que des experts anglophones qui remettront les choses dans leur contexte et permettront de procéder à une vérification.

Un nombre incalculable d’enquêtes journalistiques sur certaines entreprises chinoises restent à mener, en utilisant les outils décrits dans ce guide. Si les journalistes maîtrisent les techniques adéquates et ont une approche créative de leur travail — et, c’est fondamental, si les médias encouragent de telles enquêtes – ils disposeront de suffisamment de données et de sources. En dépit des immenses défis à relever, le journalisme d’investigation sur les entreprises chinoises reste à la fois possible et fondamental, pour informer le monde entier sur l’une des puissances les plus influentes et les moins transparentes de la planète.

Première partie : Documents officiels | L’infrastructure de base de l’information

Malgré l’augmentation des restrictions, les sites officiels restent l’un des moyens les plus fiables pour trouver des renseignements sur les entreprises chinoises et leurs activités, même dans des domaines sensibles. Par exemple, les informations sur les activités des entreprises dans le Xinjiang sont souvent faciles d’accès. Elles figurent dans les communications des autorités ou dans des reportages réalisés par les médias d’État, et ne sont donc pas complètement inaccessibles.

L’enquête du New York Times sur les programmes de transfert de main d’oeuvre au Xinjiang, qui ont permis à des entreprises d’échapper à des sanctions tout en continuant à alimenter les chaînes d’approvisionnement mondiales, en est l’illustration. En plus du reportage effectué sur le terrain, l’enquête a reposé sur un élément fondamental : les informations communiquées par les autorités et par les entreprises, ainsi que la couverture par les médias officiels.

Capture d’écran d’un post sur le site de la Radio nationale chinoise (CNR), annonçant que du personnel originaire du Xinjiang s’est rendu en avion dans la province du Guangxi pour reprendre le travail dans des entreprises de technologie. Image : capture d’écran, CNR

Voici quelques sources parmi les plus importantes pour accéder aux informations publiques sur les entreprises chinoises.

Archives de l’enregistrement et de la réglementation des entreprises

En Chine, toutes les informations des entreprises sont conservées dans des dossiers exhaustifs qui font office de documentation juridique auprès des agences de réglementation gouvernementales, connues en Chine continentale sous le nom d’archives économiques et commerciales. Les agences de réglementation publient sur des sites spécialisés un certain nombre d’informations élémentaires sur les entreprises, notamment les noms des actionnaires, les noms des dirigeants et les changements concernant les fonds propres. Le Système national d’information des crédits aux entreprises (National Enterprise Credit Information Publicity System) est le premier point d’accès public pour obtenir ce genre d’information. Il propose des données officielles concernant l’enregistrement des entreprises, notamment la date de création, le capital social, les représentants légaux, le champ d’activité et les sanctions administratives, et ce, dans toutes les provinces et toutes les municipalités de la Chine (vous trouverez dans la deuxième partie de ce guide des conseils sur l’utilisation des outils qui permettent de trouver des renseignements sur les entreprises).

Image : capture d’écran, National Enterprise Credit Information Publicity System

Systèmes d’information de l’agence de réglementation

En  vertu du cadre juridique chinois, les entreprises sont réparties entre entreprises publiques et non publiques. Pour les entreprises publiques, les informations sont diffusées sur des canaux dédiés, selon des règles bien précises, par le biais de plateformes désignées par la Commission de réglementation des valeurs mobilière en Chine (China Securities Regulatory Commission). Les entreprises non publiques sont quant à elles extrêmement tributaires de la publication réglementaire faite par les autorités, étant donné que la plupart des activités des entreprises doivent être déclarées et passées en revue par différentes agences gouvernementales pour veiller au respect des lois en vigueur.

On trouve parmi ces principales catégories d’informations :

 

Base de données/Autorité
URL
Objectif/Contenu
PROPRIETE INTELLECTUELLE & ACTIFS NUMERIQUES
Enregistrement de la marque
Demandes et enregistrements de marque
Base de données relatives aux brevets
Dépôts de brevet et d’archives liées à la propriété intellectuelle
Enregistrement du nom de domaine
Enregistrement du site internet et données relatives au propriétaire du nom de domaine
RESSOURCES NATURELLES & ENVIRONNEMENT
Plateforme des opérations immobilières
Transferts de propriété et droits relatifs à l’utilisation des terres
Agréments environnementaux
Evaluations de l’impact environnemental

et de la conformité

Permis de rejets polluants
Autorisations de rejets polluants
LICENCES & PERMIS D’EXPLOITATION 
Permis de télécommunications
Licences et permis d’exploitation dans les télécommunications
Franchise commerciale
Autorisations de franchises commerciales
Licences de ventes directes
Permis de ventes directes pour les entreprises
Génie civil
Qualifications en génie civil
SOINS & SECURITE
Base de données des produits médicaux
Autorisations des produits pharmaceutiques, du matériel médical et des cosmétiques
Autorisation de sécurité alimentaire
Permis de sécurité et de production alimentaire
Registre des organismes médicaux
Licences et qualifications des établissements de santé
Homologation de qualité des produits
Homologations relative à la qualité, et normes
INDUSTRIES FINANCIERES & SPECIALISEES
Licences d’organismes financiers
Permis de banques et de services financiers
Registre de l’aviation civile
Homologations pour l’aéronautique
MARCHES PUBLICS
Plateforme d’informations sur les marchés publics
Données relatives aux appels d’offre et à l’attribution des contrats publics

Données sur les investissements à l’étranger

La Plateforme des services publics ‘Going Out’ mise en place par le Ministère du Commerce propose des conseils exhaustifs aux journalistes qui souhaitent avoir accès non seulement aux statistiques concernant le commerce bilatéral, mais aussi aux informations détaillées sur la sous-traitance de contrats, qui révèlent quelles entreprises chinoises obtiennent d’importants contrats à l’international.

Capture d’écran : document du gouvernement chinois détaillant les contrats de génie civil passés avec l’étranger, ainsi que les zones de coopération économique dans les pays de l’ASEAN.

Sur cette plateforme, les journalistes peuvent aussi trouver des liens directs vers les sites de l’Office économique et commercial des ambassades de Chine dans le monde entier.

Image : capture d’écran de la Plateforme des services publics ‘Going Out’

Par le biais de cette base de données, les journalistes peuvent identifier des activités commerciales en temps réel dans différents pays ; savoir quelles entreprises chinoises sont en contact avec des responsables locaux ; connaître l’ampleur et la portée des investissements qu’elles se proposent de faire ; et apprécier les avancées réalisées en termes de signature de contrats ou de partenariats.

Image: capture d’écran, Ministère chinois du Commerce

Cette base de données sur les investissements chinois à l’étranger sert de socle aux activités de rétro-ingénierie des entreprises chinoises à travers les réglementations étrangères, une méthodologie que nous détaillons dans la quatrième partie de ce guide. Les journalistes peuvent exploiter l’obligation de rendre publiques certaines informations relatives aux activités à l’étranger, dans un souci de transparence, pour enquêter sur les entreprises chinoises qui restent opaques dans le paysage de l’information chinois.

Archives judiciaires et juridiques

Le système judiciaire chinois propose différents moyens pour trouver des informations juridiques potentiellement utiles pour les journalistes d’investigation. Les appareils judiciaires à tous les niveaux, dans chaque province et chaque région de la Chine, livrent des informations de nature juridique importantes sur leurs propres sites, notamment les annonces concernant les audiences des tribunaux, les affaires emblématiques et autres procédures judiciaires. Ce qui crée un réseau de sources d’information qui peut apporter des éléments contextuels supplémentaires et fournir des détails absents des principales bases de données nationales.

Au niveau central, deux plateformes principales constituent les piliers de la communication judiciaire en Chine : China Judgments Online (CJO) et China Enforcement Information Online. Ce sont des sources que les journalistes chinois utilisent fréquemment. Elles comprennent des fonctions de recherche faciles d’utilisation. Ces plateformes proposent l’intégralité des contenus des documents judiciaires, mais aussi les documents y afférents, des annuaires et les synthèses de certains dossiers.

China Judgments Online (CJO) est une plateforme incontournable, mais qui fait face à un nombre croissant de restrictions, pour enquêter sur les entreprises chinoises à partir de leurs litiges ou de violations des réglementations. Inaugurée en 2013, CJO a été pendant un temps la plus grande base de données au monde sur les décisions de justice, avec plus de 100 millions d’affaires répertoriées en 2020. Cependant, depuis 2021, les autorités chinoises ont fait en sorte que le public ne puisse plus avoir accès à plusieurs millions d’affaires, ce qui limite sérieusement l’intérêt journalistique de la plateforme. La Cour populaire suprême a en effet purgé les affaires qui comportaient des termes “sensibles” comme “Twitter”, “liberté d’expression” ou “dirigeants nationaux” ; éliminé toutes les affaires concernant les personnes “qui cherchent la polémique et qui créent des problèmes” (des termes généralement employés pour désigner des dissidents) ; et supprimé les affaires de corruption célèbres qui embarrassent le Parti.

La plateforme fait maintenant face à d’importantes restrictions qui limitent les recherches des journalistes. Les utilisateurs doivent s’inscrire en indiquant un numéro de téléphone chinois pour accéder à la base de données, ce qui permet aux autorités de suivre leurs recherches. Par ailleurs, les résultats sont limités aux 600 premières affaires identifiées. Le nombre des publications annuelles a chuté de 19,2 millions en 2020 à 5,11 millions en 2023, bien que des responsables chinois aient évoqué une remontée en 2024 avec 9,69 millions d’affaires. Malgré ces contraintes, CJO reste utile pour enquêter sur les litiges commerciaux et les violations des réglementations, pour effectuer des recherches sur l’obligation de vigilance des entreprises, pour documenter les affaires de poursuites liées à la liberté d’expression, et pour connaître les précédents juridiques dans des domaines non sensibles. Les journalistes doivent archiver immédiatement les affaires importantes, étant donné qu’elles peuvent être supprimées du site à tout moment.

Image : capture d’écran, China Judgments Online

China Enforcement Information Online suit les actions entreprises pour faire appliquer les décisions de justice, et reste accessible de manière plus systématique que CJO. Cette plateforme propose des informations précieuses sur les entreprises qui tombent sous le coup d’une procédure d’exécution, de saisie ou de gel des avoirs, de défaut de paiement et de non-conformité, ainsi que de restrictions de déplacement et de consommation imposées à des cadres. La plateforme est une ressource complémentaire importante pour enquêter sur les difficultés financières des entreprises et la question du respect des obligations.

Plateformes de données ouvertes des autorités locales

Les provinces et les grandes villes, en Chine, ont créé leurs propres plateformes de données accessibles dans le cadre d’initiatives numériques de plus grande envergure prises par les autorités, et d’un effort de transparence administrative. Ces plateformes sont apparues parallèlement à une politique de développement de la « smart city » et d’une modernisation en termes de gouvernance électronique, en adéquation avec les efforts déployés par les autorités locales pour améliorer les services publics, attirer les investissements, et faire preuve d’efficacité administrative.

On citera par exemple Shanghai Open Data, Beijing Open Data et Zhejiang Open Data. Ces  plateformes proposent généralement des fichiers de données sur différents domaines d’activités des autorités, comme des statistiques économiques, une veille environnementale, des informations sur les services publics, et les autorisations administratives. La portée et la qualité des données varient énormément selon les systèmes juridiques : les régions plus développées économiquement proposent généralement des fichiers de données plus exhaustifs et mis à jour de manière plus régulière.

Image : capture d’écran, Shanghai Open Data

Pour les journalistes, ces plateformes peuvent documenter avantageusement un contexte local pour les enquêtes sur la Chine, et leur procurer des données de base pour qu’ils puissent enquêter sur les disparités régionales. Elles peuvent aussi leur permettre de mieux comprendre les priorités des autorités locales et leurs résultats. Toutefois, les données sont souvent expurgées avant d’être rendues publiques, et ne comprennent pas forcément d’informations sensibles sur les défis que rencontrent les autorités ou sur les résultats de politiques controversées. Les plateformes reflètent aussi l’approche sélective du gouvernement chinois en matière de transparence : il partage l’information à des fins d’efficacité administrative, et non pas dans le but de rendre des comptes. Les journalistes doivent recouper ces données officielles avec d’autres sources, et être conscients en permanence que ces informations ne représentent que ce que les autorités locales veulent bien communiquer, et qu’il n’y a pas de transparence administrative totale.

Médias d’Etat et communications officielles

Les médias d’Etat sont souvent considérés comme des organes de propagande, mais ce sont eux qui proposent la documentation la plus fiable pour savoir quelles entreprises ont le soutien des autorités, et dans quelle mesure elles s’efforcent de contribuer aux grands objectifs de l’Etat. Parmi les sources qui font autorité, on compte l’agence de presse Xinhua, le People’s Daily, China Central Television (CCTV) et China Daily, mais les journalistes doivent accorder la priorité aux journaux papier plutôt qu’aux sites. En effet, les sites des médias d’Etat opèrent en vertu de règles éditoriales relativement souples, et publient fréquemment des contenus sponsorisés pour générer des revenus. Par conséquent, ils font moins autorité.

The People’s Daily (Le Quotidien du peuple) est considéré comme le baromètre le plus fiable concernant les orientations officielles, le journal papier étant soumis à un contrôle éditorial des plus stricts et, partant, étant un reflet fidèle des priorités des responsables du Parti. Ses archives numériques permettent d’avoir un accès exhaustif à toutes les éditions imprimées depuis 1946.

Image : capture d’écran, People’s Daily

Le China Media Project, une initiative de recherche basée à Taïwan, est connu pour exploiter les reportages des médias d’Etat afin de réaliser d’autres reportages dans lesquels il demande des comptes. Son enquête sur China-Arab TV (CATV) a montré comment un réseau de télévision de Dubaï, indépendant en apparence, aurait été contrôlé par des intérêts chinois, et cela, en examinant de manière systématique les reportages des médias d’Etat, les déclarations d’entreprises et la couverture des rencontres officielles.

Deuxième partie : Bases de données commerciales et renseignement d’entreprise

En 2019, GIJN avait déjà publié un guide pour enquêter sur les entreprises chinoises. Mais la situation a beaucoup évolué depuis, même si les méthodologies de base restent pertinentes. Les plateformes commerciales sont devenues incontournables si l’on veut enquêter sur la structure des entreprises chinoises. En effet, elles permettent de se renseigner sur les entreprises de manière générale, d’avoir accès à des analyses financières sophistiquées, ou de comprendre les relations qu’entretiennent certaines entreprises. Cependant, ces plateformes font face à des restrictions d’accès croissantes, à mesure que les autorités chinoises appliquent un système de blocage géographique et des obstacles à l’enregistrement, forçant les journalistes à trouver des alternatives techniques et d’autres stratégies d’accès.

Canaux de communication pour les entreprises

Sites officiels et communiqués de presse des entreprises

Les canaux officiels des entreprises fournissent des informations facilement accessibles par le biais de leur site et de leurs plateformes médias, mais il est nécessaire de maîtriser des techniques d’analyse sophistiquées pour réussir à faire la distinction entre renseignements utiles et contenus promotionnels. Les entreprises créent en effet des contenus promotionnels de manière stratégique, en utilisant un langage choisi qui met l’accent sur le positif et minimise le négatif, parlant ainsi de “restructuration pour une plus grande efficacité” au lieu de “licenciements dus aux pressions financières”, par exemple. Elles livrent des informations de manière sélective, en insistant sur la croissance des revenus tout en faisant l’impasse sur les marges bénéficiaires en baisse, ou en mettant l’accent sur de nouveaux partenariats sans mentionner la perte de clients majeurs.

Communications d’informations sur les entreprises cotées en bourse

La Commission de réglementation des valeurs mobilières en Chine (China Securities Regulatory Commission) sert d’autorité de réglementation pour les entreprises publiques. Elle supervise environ 5 422 entreprises publiques cotées en bourse, et elle dispose de plusieurs journaux officiels désignés et de son site officiel CNINFO, que les entreprises publiques sont tenues d’utiliser pour communiquer. Toutefois, ces plateformes sont employées avant tout comme canaux pour que les entreprises puissent remplir leur devoir d’information, plutôt que pour proposer des contenus analytiques ou des informations utiles pour des enquêtes.

Autres sources d’informations sur les entreprises

Marché obligataire

Beaucoup d’entreprises se financent en émettant des obligations d’entreprises, ce qui implique des devoirs en termes de communications auprès des agences de notation — notamment des prospectus, des bilans financiers, ainsi que l’annonce d’événements importants comme les changements à la tête des entreprises — et la publication de rapports d’évaluation réguliers. Le marché des obligations d’entreprises en Chine opère par le biais de plateformes multiples, notamment ChinaBond, Shanghai Clearing House, National Association of Financial Market Institutional Investors, ChinaMoney, Shanghai Stock Exchange et Shenzhen Stock Exchange.

Par ailleurs, le Ministère des finances a créé la plateforme China’s Electronic Local Government Bond Market Access (CELMA), qui assure la transparence des émissions d’obligations d’Etat et de la participation d’entreprises à des projets de financement municipaux et provinciaux.

Image : capture d’écran, China Electronic Local Government Bond Market Access (CELMA)

Ces sources proposent une couverture exhaustive de l’actualité des entreprises, notamment leur structure interne, leur analyse financière, leur situation de gestion et leur historique, qui fournissent des informations détaillées souvent impossibles à obtenir par d’autres moyens. Les rapports des agences de notation constituent des évaluations par des tiers particulièrement utiles pour statuer sur les opérations des entreprises et leur santé financière.

Centres d’échange des droits de propriété

Les entreprises d’Etat doivent procéder à des transactions publiques et donner des informations quand elles transfèrent des droits de propriété, notamment des fonds propres, des créances et des immobilisations. Les transferts de droits de propriété permettent souvent de pouvoir avoir accès pour la première fois à des informations concernant des entreprises non publiques. La plupart des provinces et des municipalités chinoises disposent d’un centre d’échange des droits de propriété, qui publie les détails des transactions sur des sites officiels. Beijing Equity Exchange et Shanghai United Assets and Equity Exchange traitent le plus grand nombre d’échanges, en particulier les transactions liées aux grandes entreprises d’Etat. Les informations fournies portent sur les structures de fonds propres, les données financières et les détails des transferts, ce qui offre une occasion unique d’en apprendre davantage sur des entreprises généralement peu transparentes.

Image : capture d’écran, China Beijing Equity Exchange

Informations sur les partenariats 

La communication sur les partenariats repose encore davantage sur les agences de réglementation. Les informations sur les partenariats de fonds privés peuvent être obtenues sur le site de la China Securities Investment Fund Industry Association, qui assure des fonctions de réglementation et de supervision.

Outils d’analyse professionnelle

Systèmes de terminaux financiers

Un grand nombre de bases de données commerciales ont réuni des informations sur les entreprises publiques, pour que le grand public puisse y accéder. En effet, ces informations représentent autant d’opportunités commerciales que les institutions ont beaucoup développées. De telles bases de données commerciales sont devenues extrêmement utiles pour trouver des informations.

Les terminaux financiers fonctionnent par le biais d’interfaces client (sur ordinateur ou smartphone). Wind Information, Choice et Tonghuashun iFinD sont les équivalents, en Chine, des terminaux Bloomberg. Ces plateformes proposent les mêmes fonctionnalités de base, ce qui permet de bien comprendre rapidement les informations clés sur les entreprises publiques, grâce à des données structurées et des rapports financiers visuels. Ces terminaux financiers couvrent les centres d’échanges de Shanghaï et de Shenzhen, en Chine, celui de Hong Kong, et les grandes bourses des Etats-Unis et de Londres​, ainsi que des données macroéconomiques et sectorielles et des informations sur les fonds, la gestion de fortunes, les obligations et les contrats à terme. Des menus structurés de façon claire permettent aux utilisateurs d’identifier facilement les changements à la tête des entreprises, leur historique, l’évolution de leur modèle commercial, les variations des revenus et des profits, les structures de la dette et les flux de trésorerie, ainsi que les reportages dans les médias à propos des entreprises et les rapports de chercheurs. Tout cela sans avoir à télécharger de nombreux documents financiers.

Le terminal financier Wind Information domine actuellement le marché institutionnel et représente désormais la source la plus fréquemment citée par les journalistes financiers chinois en raison de la fiabilité de ses données et de son statut de référence dans le secteur. Le coût d’accès à ces plateformes varie énormément. Les comptes Wind Information (terminal unique) coûtent près de 40 000 yuans (environ 5 500 dollars) par an, et les prix affichés par Tonghuashun iFinD sont comparables. Choice Terminal est plus accessible (5 800 yuans, soit environ 800 dollars par an).

Les terminaux financiers proposent un traitement complet et structuré des données, mais récupérer des informations reste difficile, en raison notamment du format complexe des annonces faites par les entreprises publiques. Par exemple, en utilisant les terminaux financiers, il serait difficile d’effectuer une recherche rapide sur toutes les entreprises publiques chinoises qui sont en relation d’affaires avec Tesla.

Des plateformes comme Jianwei Data se distinguent en la matière, en convertissant en format texte toutes les informations sur les annonces faites par les entreprises, notamment les rapports d’évaluation en format image. Il suffit de taper “Tesla” dans le champ de recherche et l’on obtient toutes les annonces faites par les entreprises publiques qui comportent ce mot clé. Si l’on consulte les annonces faites par Shanghaï, Shenzhen et le National Equities Exchange and Quotations, les recherches sur “Tesla” donnent 14 136 résultats, avec des options de filtrage supplémentaires pour un ciblage plus précis.

Image : capture d’écran, Jianwei Data

Cette capacité de recherche se révèle inestimable pour les journalistes d’investigation, et ce, à plusieurs titres. En effet, en cas de manifestations sociales ou de changements de politique, les journalistes sont en mesure d’identifier rapidement les entreprises qui sont affectées. Quand des entreprises pharmaceutiques sont accusées de fraude liée à la production, les recherches peuvent révéler l’identité des contrôleurs, le volume de ventes des produits qui posent problème, et les réseaux de clients. La plateforme permet d’effectuer une recherche exhaustive sur un secteur donné en cherchant par exemple “véhicules électriques” pour analyser les tendances du secteur. Par ailleurs, les journalistes peuvent suivre l’évolution du narratif d’une entreprise en cherchant à quelle fréquence l’entreprise mentionne des secteurs d’activité particuliers ou des produits phares, ce qui est révélateur de changements en termes de positionnement stratégique, qui ne figurent pas nécessairement dans les données financières structurées.

Etant donné que Jianwei Data utilise l’extraction et le traitement de texte par l’IA, les journalistes doivent vérifier les résultats les plus importants auprès de leurs principales sources. La plateforme excelle dans l’art d’identifier des connexions et des documents pertinents, mais il arrive que le traitement automatisé interprète de façon erronée le jargon financier complexe ou qu’une subtilité lui échappe, quand un humain l’aurait saisie.

Jianwei Data propose différentes options, gratuites ou payantes, ce qui rend ce service accessible pour les journalistes indépendants et les médias de petite taille. La fonctionnalité de recherche de base est disponible pour tous les utilisateurs, tandis qu’un abonnement premium coûte environ 368 yuans (une cinquantaine de dollars) par an. La version payante offre les mêmes capacités de recherche principales, mais comprend des options détaillées de filtrage qui améliorent grandement la précision de la recherche et son efficacité, comme le montre le tableau comparatif ci-dessus. Les utilisateurs premium peuvent accéder à un nombre élevé de résultats de recherche – jusqu’à 10 000, contre 20 pour le niveau gratuit – ainsi qu’à un filtrage avancé, à des téléchargements en bloc, et à la création d’un portefeuille personnalisé d’un maximum de 5 000 entreprises.

Agrégateurs d’information commerciale

Les plateformes commerciales comme Qichacha, Tianyancha et Qixin proposent des informations exhaustives sur les structures d’actionnariat, les données financières et les relations d’affaires, en effectuant des recherches dans les communications officielles faites par les autorités.

Image : capture d’écran, Qichacha

Par exemple, si l’on enquête sur l’entreprise de média chinoise en Afrique,  StarTimes, on découvre qu’elle a le soutien de StarTimes Communication Network Technology Co., Ltd. La plateforme Qichacha affiche sans peine l’intégralité de la structure de la chaîne de profits. Ces plateformes sont très performantes quand il s’agit de  déterminer qui détient quelles parts, pour identifier la composition de la chaîne de profits, une démarche essentielle si l’on veut enquêter sur des opérations commerciales complexes. Les tableaux de structure des parts et les diagrammes de pénétration, qui sont générés automatiquement, permettent de gagner beaucoup de temps, plutôt que de réaliser des recherches sur de multiples entreprises, les unes après les autres, à partir des systèmes officiels.

Image : capture d’écran, Qichacha

Ces plateformes permettent d’enquêter sur des personnes physiques ou morales comme sur des entreprises, ce qui n’est pas chose aisée dans le cadre du journalisme d’investigation. Si l’on effectue une recherche directe sur le nom du représentant légal Pang Xinxing, on trouve toutes les informations ayant trait à l’entreprise associée à son nom. Cette technique comporte cependant un risque élevé d’erreur, vu la forte probabilité que plusieurs personnes aient le même nom. Les institutions commerciales ont recours à l’analyse de données pour faire la distinction entre les personnes de même nom, mais on ne peut pas être certain à cent pour cent de l’exactitude du résultat, ce qui implique des vérifications supplémentaires pour s’assurer qu’on est bien en présence d’une piste d’enquête.

Image : capture d’écran, Qichacha

Solutions d’accès et alternatives

De nombreuses bases de données commerciales utilisent des technologies de blocage géographique qui identifient et bloquent les utilisateurs internationaux, tandis que l’accès interne nécessite une vérification par le biais de numéros de téléphone chinois associés à des noms réels et certifiés, ce qui, de fait, exclut les journalistes étrangers.

Image : capture d’écran, Qichacha

 

Les services de VPN comme Transocks proposent des adresses IP chinoises dont la seule raison d’être est de donner accès aux plateformes du pays — une distinction cruciale, étant donné que les services de VPN ne donnent pas nécessairement l’impression que l’on se trouve en Chine afin de pouvoir consulter les bases de données commerciales chinoises. Le site marchand Taobao propose des alternatives pratiques en vendant un accès provisoire aux bases de données, notamment des inscriptions d’une semaine à Qichacha pour des projets de recherche ciblés. Des services comme eSender fonctionnent avec le système WeChat et fournissent des numéros de téléphone chinois virtuels pour permettre les vérifications de connexion.

Toutefois, aucune plateforme ne propose de service stable dans le temps. Elles mettent continuellement à jour leurs mécanismes de détection et de blocage, ce qui fait que les journalistes doivent s’informer en permanence sur les méthodes d’accès alternatives et prévoir différentes approches pour pouvoir continuer à effectuer leurs recherches.

Troisième partie : Recherches sur internet

Le système d’information de la Chine présente des défis uniques, en raison de sa Grande muraille pare-feu et de son appareil de censure sophistiqué, mais on peut trouver sur les réseaux sociaux des renseignements précieux pour enquêter malgré tout sur les entreprises chinoises et leurs activités.

Réseaux sociaux

On trouve sur les réseaux sociaux comme Weibo et Douyin des renseignements utiles pour enquêter sur les entreprises chinoises et leurs activités. Les entreprises chinoises utilisent en effet habituellement Weibo pour faire des annonces officielles et des déclarations, ou pour communiquer en temps de crise, de la même manière que les célébrités utilisent ces réseaux pour présenter des excuses publiques ou apporter des précisions suite à une couverture médiatique négative. Ces posts des entreprises sont souvent révélateurs des réactions en temps réel des entreprises à des controverses, à des partenariats d’affaires, aux déclarations de la direction et aux changements opérationnels qui n’apparaissent pas forcément dans des canaux officiels ou les bases de données commerciales.

L’intérêt que présentent les réseaux sociaux chinois pour les journalistes d’investigation devient évident quand il s’agit de faire de grands reportages internationaux. On citera à nouveau l’enquête du New York Times sur les programmes de transfert de main d’oeuvre originaire du Xinjiang. Les preuves décisives ont été apportées par des posts émis sur les réseaux sociaux par le personnel lui-même, pour documenter le processus de transfert, le travail sur la chaîne de montage à l’usine et les photos de groupes devant les dortoirs. Les journalistes ont ensuite utilisé des techniques de vérification de géolocalisation, en comparant les caractéristiques architecturales et celles des rues visibles sur ces posts avec des images satellite, des cartographies, et les photos de l’usine accessibles au public, pour confirmer les lieux où les images avaient été tournées.

Pour les journalistes qui n’ont pas de connaissances en chinois, plusieurs ressources spécialisées proposent des reportages et une veille médiatique des événements majeurs concernant les réseaux sociaux chinois. What’s on Weibo assure un suivi des contenus viraux et des tendances des réseaux sociaux, et propose une couverture détaillée de la façon dont les entreprises chinoises et les personnalités publiques sont présentes sur les réseaux sociaux et dont elles gèrent les crises. China Digital Times archive les contenus censurés et propose la traduction des discussions les plus importantes sur les réseaux sociaux, qui disparaissent ultérieurement des plateformes chinoises.

Enquête sur les plateformes

Les outils d’attribution de sites Web restent efficaces pour enquêter sur les entreprises chinoises dans l’espace des plateformes numériques, malgré les restrictions mises en place. Il est ainsi possible d’identifier les lieux d’hébergement, les propriétaires et l’infrastructure technique. Les données concernant l’enregistrement des domaines,  les adresses IP inversées et l’analyse des certificats SSL sont accessibles malgré les barrières numériques en Chine, ce qui permet aux journalistes d’utiliser des méthodes fiables pour recenser les réseaux d’affaires et identifier d’éventuelles relations d’affaires passées sous silence. Le Citizen Lab de l’Université de Toronto a finalisé son Paperwall project en 2024, mettant au jour un réseau d’au moins 123 sites qui se faisaient passer pour des médias locaux basés hors de Chine tout en faisant la promotion de contenus pro-Pékin.

Il existe de nombreux guides sur les moyens d’enquêter sur les propriétaires de sites en faisant des recherches open source. Des outils de base WHOIS comme Who.is et le service de consultation GoDaddy révèlent les détails des enregistrements de domaines, les dates de création et aussi des coordonnées qui sont autant d’informations sur les structures commerciales et les tendances générales liées aux propriétaires. Quand les journalistes enquêtent sur les entreprises chinoises, ils doivent travailler sur les domaines .cn et les domaines internationaux (.com, .org) pour appréhender la présence numérique mondiale d’une cible donnée. La Wayback Machine se révèle particulièrement utile pour comprendre comment les sites des entreprises chinoises ont évolué, en mettant en évidence les changements dans leur manière de communiquer, leurs partenariats, et le domaine qui concentre leurs activités. Informations difficiles à trouver si l’on se contente de se rendre sur leur site officiel.

Certains outils comme ViewDNSinfo permettent de consulter des adresses IP inversées. Ils identifient tous les domaines relatifs à une seule adresse IP, ce qui peut indiquer des pépinières d’entreprises ou des accords de partage d’hébergement entre entreprises chinoises.

Quatrième partie : Rétro-ingénierie à travers les investissements étrangers

Les entreprises chinoises, dans leur pays, opèrent dans des conditions très réglementées en termes d’informations, mais leurs activités à l’extérieur laissent souvent beaucoup de traces écrites dans les systèmes juridiques étrangers qui mettent davantage l’accent sur la transparence. Quand des entreprises chinoises investissent dans des projets d’infrastructures en Afrique, qu’elles acquièrent des entreprises de technologie européennes ou encore établissent des filiales aux USA, elles doivent se conformer aux législations locales, qui exigent beaucoup plus de transparence que celles de la Chine.

C’est une approche particulièrement efficace pour enquêter sur les projets liés à la Nouvelle route de la soie (NRS), sur les acquisitions qui ont le soutien de l’Etat, et sur les stratégies d’expansion à l’étranger des principaux conglomérats chinois. Les autorisations d’investissements étrangers, les évaluations de l’impact environnemental, les déclarations d’entreprise et les demandes soumises aux pays concernés peuvent révéler des structures d’entreprises, des accords de financement ou des objectifs stratégiques, qui ne figurent que dans les archives chinoises.

Cette méthodologie exige d’effectuer une veille systématique de différentes bases de données internationales et des systèmes de régulation, les investissements chinois couvrant presque tous les secteurs et tous les pays. Les journalistes doivent se familiariser avec les processus de sélection des investissements dans les grandes économies mondiales, comprendre comment les entreprises chinoises structurent leurs opérations à l’étranger pour se frayer un chemin à travers les restrictions liées aux acquisitions par des étrangers, et suivre l’évolution des tendances en matière d’investissements chinois, au fur et à mesure que les tensions géopolitiques redéfinissent les flux de capitaux dans le monde.

Nous vous présentons des bases de données et des ressources clés qui permettent aux journalistes de se faire une idée globale du comportement des entreprises chinoises, de leurs priorités stratégiques, et des réseaux internationaux impliqués, ce qui serait impossible en utilisant uniquement les sources chinoises.

Plateformes de suivi des investissements

Parmi les ressources les plus exhaustives, on compte le China Global Investment Tracker de l’Institut de l’entreprise américaine, qui répertorie de manière systématique depuis 2005 les investissements chinois à l’étranger et les projets de construction pour un montant d’au moins un milliard de dollars. Il propose ainsi des données détaillées par secteur et par zone géographique, qui sont révélatrices des priorités stratégiques et des tendances en matière d’investissements. Le Belt and Road Tracker (système de suivi de la Nouvelle route de la soie) du Conseil des relations étrangères propose une veille systématique de projets liés à la NRS, notamment les informations financières, un état de mise en œuvre et une analyse stratégique qui aident les journalistes à comprendre la portée et l’évolution du programme international de développement emblématique de la Chine. La China Overseas Finance Inventory Database, une base de données de l’Institut des ressources mondiales, se concentre spécifiquement sur le financement du développement chinois pour les projets des secteurs énergétique et de l’industrie extractive dans le monde, et livre des informations cruciales sur la manière dont le capital chinois façonne l’extraction de ressources et les infrastructures énergétiques dans le monde.

La Global China Initiative, de l’Université de Boston, propose un suivi systématique par le biais de la China’s Overseas Development Finance (CODF) Database, une base de données qui a comptabilisé 6,1 milliards de dollars sur 20 nouveaux prêts souverains en 2024, dans la moyenne des trois années précédentes (6,2 milliards sur 24 prêts annuels). Ce sont des données de base cruciales si l’on veut comprendre les flux financiers soutenus par l’Etat en Chine, et dont la rigueur académique complète les systèmes de suivi axés sur la politique générale.

Image : capture d’écran, base de données de China Overseas Development Finance (CODF)

 

The People’s Map of Global China est une autre plateforme en libre accès qui agrège les profils des pays, les données sur les projets, les informations sur les entreprises et les évaluations de l’impact des activités internationales de la Chine, données produites par des chercheurs du monde entier. Cette archive exhaustive sur l’empreinte de la Chine dans le monde est mise à jour en permanence pour refléter l’évolution des tendances.

Image : capture d’écran, The People’s Map

 

Bases de données réglementaires et d’entreprises

La base de données EDGAR de la Commission américaine des titres et de la Bourse (Securities and Exchange Commission, SEC) est une ressource essentielle pour comprendre les opérations des entreprises chinoises, par le biais de dépôt de valeurs mobilières américaines, qui révèlent ainsi les filiales, les relations financières et les détails que les entreprises chinoises doivent transmettre pour accéder aux marchés américains. Les entreprises chinoises utilisent généralement des structures d’entreprise à détenteurs de droits variables (EDDV) ou des accords de sociétés d’acquisition à vocation spécifique (SAVS) pour échapper aux restrictions relatives aux acquisitions par des étrangers quand les entreprises sont cotées aux USA, et toutes ces informations de nature structurelle doivent être communiquées lorsque les entreprises déposent leur demande.

Image : capture d’écran, EDGAR, de la SEC

Image : capture d’écran, EDGAR, de la SEC

En consultant le site britannique Companies House, les journalistes peuvent trouver des structures de propriété détaillées et les déclarations financières des entreprises chinoises opérant en Grande-Bretagne, qui contiennent souvent des informations sur leurs opérations européennes et leurs réseaux d’entreprises. L’Autorité européenne des marchés financiers offre un accès aux prospectus et aux déclarations réglementaires des entreprises chinoises qui accèdent aux marchés financiers européens, ce qui permet de mieux comprendre comment ces entreprises structurent leur expansion à l’international.

Ressources pour les secteurs spécialisés

Global Energy Monitor, une ONG qui a son siège à San Francisco, répertorie les projets de combustibles fossiles et d’énergie renouvelable dans le monde par le biais de multiples bases de données spécialisées qui peuvent être utilisées pour suivre le rôle que joue la Chine dans le développement mondial d’infrastructures énergétiques.

Image : capture d’écran, Global Energy Monitor

La China Africa Research Initiative, de l’Université Johns Hopkins, propose des données exhaustives sur les investissements directs étrangers (IDE) Chine-Afrique, leurs échanges commerciaux, leurs contrats, les investissements dans l’agriculture, l’aide extérieure et la main d’oeuvre chinoise dans les pays africains, ce qui permet d’en savoir plus sur la portée et les modalités de la présence chinoise sur le continent africain.

Image : capture d’écran, China Africa Research Initiative

Bases de données sur les sanctions et la conformité

La liste de sanctions du Bureau de contrôle des avoirs étrangers (Office of Foreign Assets Control, OFAC) du Trésor américain comprend les justifications détaillées et les informations sur les réseaux d’entreprises qui concernent les entreprises chinoises. On y trouve souvent des historiques complets sur les relations d’affaires et les manquements présumés. Le EU sanctions tracker propose un point de vue européen sur les entreprises chinoises soumises à des restrictions. Il offre souvent des historiques ainsi que des arguments qui viennent en complément de la documentation américaine.

Image : capture d’écran, Trésor américain (Office of Foreign Assets Control)

Les bases de données sur les contrôles des exportations du Ministère du commerce américain et autres agences répertorient les restrictions qui touchent les entreprises chinoises. Elles sont révélatrices des craintes relatives au transfert de technologies et des relations d’affaires qui mettent en lumière la dynamique de concurrence en matière de stratégie. La Entity List du Bureau américain de l’industrie et de la sécurité (Bureau of Industry and Security, BIS), la principale base de données, contenait quelque 600 entreprises chinoises en 2022, notamment des entreprises et des organismes de recherche actifs dans les domaines de la technologie militaire, de la 5G, de l’IA et autres technologies de pointe. La Consolidated Screening List (CSL), également  gérée par le Ministère du commerce américain, propose un outil de recherche exhaustive qui vient en renfort des onze listes de sélection des exportations des Ministères du commerce, du Département d’Etat State et du Trésor, ce qui permet aux journalistes de contrôler efficacement les entreprises chinoises dans de nombreuses situations restrictives.

Image : capture d’écran, Trésor américain (Office of Foreign Assets Control)

Ces ressources permettent aux journalistes de se faire une idée précise du comportement des entreprises chinoises, des priorités stratégiques, et des réseaux internationaux, ce qui serait impossible en utilisant uniquement les sources chinoises.

Cinquième partie : Pratiques optimales méthodologiques

Avoir recours à de multiples sources

Enquêter sur les entreprises chinoises nécessite d’avoir recours à de multiples sources d’information pour avoir une bonne vue d’ensemble. En effet, il n’existe pas de base de données ou de plateforme qui propose une couverture exhaustive. En raison de la nature fragmentée et de plus en plus restreinte des sources d’information chinoises, les journalistes doivent adopter des approches systématiques qui intègrent des documents officiels, des archives commerciales, des contenus de réseaux sociaux et des reportages internationaux, pour compenser l’intérêt trop limité des sources uniques. Cette méthodologie dite de  triangulation se révèle cruciale dans le cadre d’enquêtes sur des entreprises qui opèrent dans les sphères chinoise et internationale, où des réglementations différentes impliquent des niveaux de transparence variables.

Quand on utilise la méthodologie de triangulation, il est fondamental de bien comprendre que certains types d’informations sont plus fiables ou plus biaisés que d’autres. Les déclarations officielles des autorités chinoises et les déclarations réglementaires doivent être considérées comme faisant autorité pour les structures légales et les relations formelles, mais elles peuvent omettre de mentionner les véritables propriétaires et les réalités opérationnelles. Les bases de données commerciales comme Qichacha ou Tianyancha proposent quant à elles des réseaux d’entreprises détaillés, mais peuvent ne laisser apparaître que les relations d’entreprises enregistrées, plutôt qu’un contrôle fonctionnel. Les bases de données sur le commerce international comme Orbis permettent de faire des recoupements, ce qui est très utile, mais elles contiennent souvent des informations incomplètes sur les filiales et les entreprises associées chinoises.

Quand leurs sources leur donnent des informations contradictoires, les journalistes doivent accorder la priorité aux témoignages qui peuvent être vérifiés de plusieurs manières. Par exemple, si un dépôt auprès de la Bourse de Shanghaï indique des pourcentages de participation différents de ceux qui figurent sur un plan comptable de Qichacha, recouper les informations avec les déclarations réglementaires de Hong Kong, avec les archives des entreprises de Singapour ou avec les documents de la SEC peut vous aider à éliminer les incohérences et à déterminer la structure de propriété.

En 2024, le groupe de journalistes d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a mené une enquête nommée Dubai Unlocked. Soixante-quinze médias ont collaboré pour analyser les registres de biens qui avaient fait l’objet de fuites au Département foncier de Dubaï. A partir de ces informations à caractère personnel, un reportage a mis au jour un réseau de plusieurs systèmes juridiques — ceux de la Chine, de Singapour et des Emirats arabes unis— par le biais desquels des entreprises chinoises passaient par des structures offshore pour déplacer des actifs. Cette méthodologie utilisant plusieurs systèmes juridiques illustre comment la triangulation peut fonctionner en pratique, quand on enquête sur des entreprises qui dissimulent délibérément leurs opérations au sein de multiples cadres réglementaires.

Stratégies d’archivage et de sauvegarde

Etant donné qu’il est fréquent que les contenus en ligne chinois disparaissent, les journalistes doivent aussi acquérir, en plus de leurs méthodologies d’enquête, des pratiques d’archivage systématique. En raison de la nature éphémère des contenus numériques chinois — liée à la censure, à la volonté d’une entreprise de s’amender, ou aux modifications d’une plateforme — les techniques de sauvegarde sont souvent déterminantes pour que des preuves capitales restent disponibles pour vérification et publication.

The Wayback Machine est un outil particulièrement utile pour accéder à différentes versions historiques des sites et pour suivre l’évolution des communications d’une entreprise ou celle des documents officiels publiés par les autorités. En effet, la couverture par Internet Archive des sites chinois est toujours inconséquente, en particulier pour les contenus qui nécessitent une identification ou sur les plateformes qui bloquent les personnes qui effectuent des recherches. En plus de Wayback Machine, les journalistes peuvent faire des recherches avec Archive.today, qui capte souvent des contenus qui échappent à Internet Archive et permet d’archiver plus rapidement des documents soumis à des contraintes de temps.

En plus des services d’archivage automatisés, les journalistes doivent utiliser des techniques de sauvegarde instantanées quand ils trouvent des informations pertinentes. En faisant des captures d’écran de pages entières qui comprennent un horodatage et des URL, ils détiennent des preuves visuelles qui perdureront, même si les contenus sont supprimés ultérieurement. Pour ce qui est des contenus des réseaux sociaux, les journalistes doivent conserver non seulement les posts eux-mêmes, mais aussi les indices de popularité, les profils des utilisateurs et les commentaires, qui donnent une idée de leur portée et de la manière dont ils sont perçus. Les contenus vidéo nécessitent une sauvegarde particulièrement vigilante. En effet, des plateformes comme Weibo et WeChat suppriment fréquemment les images probantes d’une enquête dans les heures qui suivent leur diffusion. Le 404 Archive project du China Digital Times, par exemple, contribue de manière systématique, davantage que la plupart des autres médias, à conserver les contenus chinois censurés. Cette archive contient des milliers d’articles, de posts sur les réseaux sociaux et de documents officiels qui ont été supprimés des plateformes chinoises. Ce projet est inestimable pour suivre l’évolution du discours officiel que la censure aurait voulu supprimer à tout jamais.

Travail en collaboration avec les partenaires locaux

Il est essentiel de collaborer avec des journalistes locaux pour avoir accès au savoir local et aux subtilités linguistiques. Les journalistes sinophones sont en mesure de comprendre certaines nuances dans les déclarations d’entreprises, les posts sur les réseaux sociaux et les documents officiels qui échappent souvent aux outils de traduction automatisée. Les journalistes locaux connaissent aussi les contextes culturels qui influencent le comportement des entreprises, les tendances en termes d’application de la réglementation, et la signification des remaniements de personnel ou des orientations politiques auxquels des journalistes étrangers pourraient ne pas accorder d’importance.

Pour travailler avec des sources et des journalistes chinois, il faut comprendre les niveaux de risque variables et les conditions sécuritaires qui façonnent la manière dont l’information peut être recueillie et partagée. Les journalistes chinois, qu’ils soient en Chine continentale ou à Hong Kong, ou encore membres de la diaspora, courent des degrés différents de risques judiciaires et professionnels quand ils enquêtent sur des sujets sensibles qui concernent le monde des affaires ou les autorités. Les journalistes qui se trouvent en Chine continentale travaillent dans un environnement des plus contraignants, où le fait d’enquêter sur certaines entreprises ou certains responsables politiques peut conduire à la détention, à la perte d’emploi ou à des pressions sur des proches. Les journalistes à Hong Kong font face à des restrictions croissantes depuis l’application de la loi de 2020 sur la sécurité nationale, tandis que certains journalistes de la diaspora voient leurs proches subir des pressions ou ont ensuite des difficultés pour obtenir un visa.

Pour collaborer de façon efficace, il faut tout d’abord mettre en place des canaux de communication sûrs, avant de commencer à faire un travail de fond. Signal, ProtonMail et autres plateformes cryptées offrent un certain degré de protection, mais les journalistes peuvent aussi utiliser le navigateur Tor et des VPN quand ils consultent des sites chinois ou lorsqu’ils communiquent avec des sources en Chine continentale.

Traduction de l’anglais : Béatrice Murail 


Chu Yang est journaliste et documentaliste, spécialiste des médias numériques chinois et de la diaspora chinoise. En sa qualité de Coordinatrice de projet au China Media Project et d’Analyste Chine à l’Association for International Affairs (AMO), elle dirige une initiative de développement des compétences pour les journalistes sinophones dans le monde et analyse la manipulation de l’information qui a pour cible les membres de la diaspora dans le cadre du projet Horizon Europe RESONANT financé par l’Union européenne. Elle a travaillé avec de grands médias chinois comme Caixin, et elle a été à l’origine de plusieurs initiatives originales, notamment The Newcomers, une plateforme numérique en chinois qui sert la diaspora européenne. Chu Yang est aussi la co-fondatrice du Cenci Journalism Project, que l’hebdomadaire britannique The Economist a décrit comme l’initiative de médias citoyens la plus probante en Chine. 

 

 

23.11.2025 à 15:32

GIJC25 : Des enquêtes courageuses menées au Mexique, au Pérou, au Nigeria et en Égypte remportent les Global Shining Light Awards

Rowan Philp

Découvrez les enquêtes courageuses qui ont remporté les Global Shining Light Award (GSLA) lors d'un gala organisé dans le cadre de la 14e Conférence mondiale sur le journalisme d'investigation (GIJC25) à Kuala Lumpur, en Malaisie.
Texte intégral (2863 mots)

Des enquêtes courageuses sur les abus commis à l’encontre des migrants au Mexique, les attaques contre les communautés autochtones amazoniennes, le recrutement irresponsable de combattants étrangers par la Russie et une secte nuisible en Afrique ont remporté les Global Shining Light Award (GSLA) lors d’un gala organisé dans le cadre de la 14e Conférence mondiale sur le journalisme d’investigation (GIJC25) à Kuala Lumpur, en Malaisie.

Ces prix uniques récompensent le journalisme d’investigation dans les pays en développement ou en transition, mené sous la menace ou dans des conditions périlleuses. 410 enquêtes d’intérêt public publiées entre le 1er janvier 2023 et le 31 décembre 2024 provenant de 97 pays ont été soumises au jury.

Parmi les 13 finalistes, le jury du prix GSLA, composé de cinq personnes, dont des rédacteurs en chef d’investigation des cinq continents, a récompensé deux lauréats dans la catégorie « grands médias », un lauréat dans la catégorie « petits et moyens médias » (20 employés ou moins, y compris les pigistes) et a décerné une mention spéciale à une candidature remarquable venue d’Afrique.

« Nous saluons la qualité et l’ambition des reportages des lauréats de cette année, des journalistes d’investigation qui travaillent dans certains des endroits les plus dangereux du monde », a déclaré Sheila Coronel, directrice du Stabile Center for Investigative Journalism de l’université Columbia et présidente du jury.

« Ils ont utilisé des données, des documents, des enquêtes open source, des reportages de terrain acharnés et des récits créatifs pour demander des comptes aux gouvernements, aux armées, au crime organisé et à d’autres acteurs malveillants pour les dommages qu’ils ont causés. Ils sont des exemples brillants de journalisme d’investigation, particulièrement nécessaire à une époque où la presse et la démocratie sont attaquées. »

« Nous sommes inspirés par tous les articles soumis aux Global Shining Light Awards », a déclaré Emilia Díaz-Struck, directrice exécutive du Global Investigative Journalism Network. « Ces enquêtes nous montrent le travail puissant et essentiel réalisé par des journalistes qui ont dû faire face à des menaces et à des risques pour les citoyens du monde entier. Ils sont des exemples de travail extraordinaire accompli à l’aide de méthodes journalistiques d’investigation solides qui révèlent des histoires d’intérêt public. Félicitations à tous les lauréats. »

Il convient de noter que les lauréats des GSLA 2025 ont mené des enquêtes audacieuses et périlleuses sur des sujets que peu ou aucune autre organisation n’avait abordés : l’utilisation de camions dangereux pour la traite d’êtres humains, le recrutement d’hommes arabes pour l’attaque russe contre l’Ukraine, les méfaits cachés d’une secte abusive et les liens entre le trafic de drogue et l’assassinat de leaders autochtones.

Voici les trois lauréats du GSLA ainsi qu’un finaliste avec une mention spéciale, tous récompensés lors de GIJC25.

Catégorie « Grands médias »

Tráileres, Trampa Para Migrantes (Remorques de fret : piège pour migrants) (Mexique)

Équipe : Noticias Telemundo et le Centre latino-américain pour le journalisme d’investigation (El CLIP), en collaboration avec l’ICIJ, Bellingcat, Pie de Página, Chiapas Paralelo (Mexique), En un 2×3 Tamaulipas (Mexique), Plaza Pública (Guatemala) et Contracorriente (Honduras)

Trailer, Traps for Migrants investigation

Image: Capture d’écran, Noticias Telemundo

Cette enquête collaborative qui a duré sept mois, a mis au jour des abus systémiques et mortels liés à l’utilisation croissante de camions de marchandises pour transporter des migrants et des demandeurs d’asile à travers le Mexique. Elle a révélé qu’au moins 111 migrants ont été tués par asphyxie ou dans des accidents de la route au cours d’une période de cinq ans pendant laquelle 19 000 personnes ont été transportées par ce moyen, tout en mettant en lumière les politiques gouvernementales qui favorisent ce trafic et les stratégies de traite des êtres humains mises en place par les groupes criminels organisés qui en sont à l’origine.

Lorsque cette collaboration transfrontalière a vu le jour, les journalistes ont découvert qu’il n’existait aucune donnée officielle sur les accidents de la route impliquant le trafic de migrants et la traite des êtres humains au Mexique. Finalement, l’équipe a créé la première base de données sur cette question, révélant une menace cachée et mortelle pour la sécurité des migrants. L’enquête a également mis au jour de nouvelles routes de trafic, l’utilisation accrue de semi-remorques, l’impunité des gangs criminels, la coercition des chauffeurs routiers et les taux de condamnation étonnamment bas pour trafic d’êtres humains dans les tribunaux de district mexicains.

Leur méthodologie reposait sur un travail d’investigation courageux, comprenant plus de 70 demandes d’accès à des documents, une analyse minutieuse des données et des témoignages de survivants, de chauffeurs, de familles et de responsables. Au-delà des risques généraux liés au travail d’investigation au Mexique, certains membres de l’équipe travaillant dans les États de Tamaulipas et du Chiapas ont dû bénéficier de mesures de protection en raison de menaces spécifiques.

Le jury a déclaré : « Il s’agit d’un travail de reportage acharné, qui suit l’histoire du début à la fin. Il utilise les outils qui ont fait du journalisme d’investigation ce qu’il est aujourd’hui. » Un autre membre du jury a ajouté : « Il raconte une histoire qui n’avait jamais été racontée auparavant. Un sujet très sensible et pertinent. »

Los Vuelos de la Muerte : Líderes Indígenas Asesinados en un Territorio Invadido por 67 Narcopistas (Les vols de la mort : des leaders autochtones assassinés dans un territoire envahi par 67 gangs de narcotrafiquants) (Pérou)

Mongabay Latam, Earth Genome

Mongabay Latam narco airstrips in Peru

Image: Capture d’écran, Mongabay Latam

Avant ce projet, on savait peu de choses sur la manière dont les activités du crime organisé dans les régions reculées de l’Amazonie affectaient les communautés autochtones. Au cours d’une enquête très sophistiquée et audacieuse qui a duré un an, Mongabay Latam a mis au jour un réseau de pistes d’atterrissage utilisées pour le trafic de drogue dans trois régions amazoniennes du Pérou, ainsi que les liens entre ces routes d’exportation et une campagne de violence et d’assassinats contre les dirigeants et les communautés autochtones.

Après une phase de collecte de données comprenant des demandes d’informations, des reportages courageux sur le terrain et des sources traditionnelles, l’équipe a utilisé un outil de recherche alimenté par l’IA créé par Earth Genome pour trouver des modèles de déforestation correspondant aux pistes d’atterrissage déjà identifiées à l’aide d’outils tels que OpenStreetMap et des portails d’imagerie satellite. En se concentrant sur trois régions péruviennes — Ucayali, Huánuco et Pasco — où 15 dirigeants autochtones ont été tués et où 28 autres sont toujours menacés, l’équipe a suivi un processus de vérification rigoureux pour identifier 67 pistes d’atterrissage clandestines liées au trafic de drogue, dont 30 étaient situées dans des territoires autochtones. Comme l’indique l’article : « Sept territoires en particulier sont non seulement envahis par des pistes d’atterrissage, mais également entourés par celles-ci. »

Le projet a permis de constituer une base de données sur les pistes d’atterrissage utilisées par les narcotrafiquants, qui comprend leur emplacement, leur utilisation, leur date d’ouverture, leur distance par rapport aux routes et aux rivières, et leur présence dans des zones protégées.

Bien que le projet ait été rigoureux en termes de mesures de sécurité pour les journalistes et les sources, il comportait des risques sérieux de violence mafieuse.

Mention spéciale

Disciples: The Cult of TB Joshua

BBC Africa Eye et OpenDemocracy (Nigeria)

BBC Africa Eye Disciples of TB Joshua

Image: Capture d’écran, BBC News, YouTube

Comme le décrit si bien la présentation consacrée à cette série documentaire en trois parties : « L’enquête a mis au jour des crimes d’une ampleur et d’une gravité inimaginables pour un homme autrefois considéré comme un saint en devenir. »

Au cours d’une enquête de trois ans sur le pasteur évangélique le plus célèbre d’Afrique et son Église synagogue de toutes les nations — qui avait accumulé plus d’un milliard de vues en ligne et rassemblé des centaines de milliers de fidèles, dont plusieurs présidents étrangers —, BBC Africa Eye a réussi à démystifier l’image irréprochable et le statut « intouchable » de TB Joshua, originaire du Nigeria.

Grâce à son reportage, l’équipe a pu identifier les victimes de nombreuses formes d’abus parfois violents dans une douzaine de pays, des États-Unis et du Royaume-Uni à l’Afrique du Sud et à la Namibie. Mais le projet s’appuyait sur des témoignages d’initiés : les récits officiels de dizaines d’anciens « disciples » du pasteur. En plus de louer le travail acharné de recherche et la narration captivante de la série, plusieurs membres du comité du prix GSLA ont donné le même résumé : « Une histoire incroyable ! » et l’un d’eux a ajouté : « Cela a eu un impact énorme sur tout le continent ; ils ont réussi à trouver des personnes qui pouvaient parler. »

Catégorie « petits et moyens médias »

Le piège russe : recruter des Égyptiens en leur faisant miroiter l’argent et la nationalité

Masrawy (Egypte)

Masrawy Egypt The Russian Trap

Image: Capture d’écran, Masrawy

Certaines enquêtes journalistiques stupéfient tout simplement le public en apportant des réponses à des questions que peu de gens s’étaient posées. Cette enquête a non seulement révélé une sinistre tentative cachée de recruter de jeunes hommes arabes pour la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, en particulier des étudiants égyptiens, mais il a également fourni des détails révélateurs sur la manière dont la Russie a modifié ses critères de recrutement afin d’attirer des hommes d’origine étrangère vers un danger mortel.

L’article a révélé l’ensemble des promesses financières et d’immigration faites aux volontaires, le rôle des intermédiaires russes et égyptiens, ainsi que la formation inadéquate dispensée aux jeunes Égyptiens rapidement envoyés au front. Mais le jury des GSLA a également été impressionné par la profondeur du récit, qui a révélé l’angoisse des familles des soldats, souvent laissées dans l’ignorance totale du sort de leurs proches.

Confronté aux risques liés à la sécurité provenant de multiples acteurs malveillants, le journaliste principal a été contraint de prendre des mesures de sécurité importantes pour protéger ses sources, les données du projet et la rédaction, et a subi une surveillance et des harcèlements après la publication.

L’équipe a obtenu des documents clés difficiles à obtenir pour étayer ses conclusions, notamment les contrats signés entre les jeunes Égyptiens et leurs courtiers russes et leurs unités militaires, les plaintes pour personnes disparues déposées auprès du ministère égyptien des Affaires étrangères et les visas de voyage délivrés aux recrues potentielles par le gouvernement russe — dans certains cas, de simples visas touristiques.

Le comité du prix a notamment déclaré : « Un reportage bien documenté, avec les noms et les numéros de ceux qui sont enrôlés dans l’armée russe » et « Une question très médiatisée, qui éclaire de manière très instructive la manière dont les gens sont entraînés dans le mercenariat russe ».

Traduit par AW, avec l’IA


Rowan Philp est journaliste au GIJN. Rowan était auparavant Rédacteur en chef pour le Sunday Times d’Afrique du Sud. En tant que correspondant à l’étranger, il a couvert l’actualité, la politique, la corruption et les conflits dans plus d’une vingtaine de pays à travers le monde.

 

26.10.2025 à 19:39

Faire toute la lumière sur le lien entre la finance et la dégradation de l’environnement

Jelter Meers, Pulitzer Center

Le Pulitzer Center explique comment il a développé différentes méthodologies pour découvrir les délits environnementaux, adaptées à la région, à la juridiction et à l’industrie.
Texte intégral (3606 mots)

Quand on réalise des reportages sur la dégradation de l’environnement, on se concentre souvent sur les activités économiques qui en sont responsables, comme la pêche illicite pratiquée par des équipages non autorisés, la déforestation de zones protégées, ou des projets d’exploitation pétrolière sans permis.

Avec l’assistance des réseaux pour les reportages du Centre Pulitzer — le Réseau pour les investigations sur la forêt tropicale (Rainforest Investigations Network, RIN) et le Réseau pour les reportages sur les océans (Ocean Reporting Network) — nous voulons révéler non seulement ces malversations mais aussi les structures financières qui les encouragent.

Par exemple, pour un reportage sur l’exploitation illégale des forêts dans des aires protégées, nous aidons les journalistes à déterminer qui est propriétaire du terrain en question, qui coupe et vend le bois, qui l’exporte, qui le transforme en meubles, qui importe ce mobilier, et qui le vend aux consommateurs.

Tous les dégâts environnementaux sont liés à de nombreux flux financiers. Nous avons élaboré différentes méthodologies pour les mettre au jour, en fonction de la région, de la juridiction et du secteur.

Mais en plus de remonter la piste de cet argent, nous voulons aussi comprendre les mécanismes juridiques qui rendent possibles ces délits environnementaux. Quand j’ai réalisé des reportages sur le crime organisé, j’ai appris que si vous faites toute la lumière sur un criminel, il se peut qu’il finisse par être arrêté, mais, souvent, un autre prendra sa place. En revanche, si vous montrez comment le gouvernement et le système juridique permettent aux criminels de prospérer, si vous rendez publique un problème systémique, vos reportages peuvent avoir un impact bien plus conséquent.

Ainsi, quand on réalise des reportages sur l’environnement, l’objectif est de révéler comment les gouvernements et les réglementations ouvrent la voie aux chaînes d’approvisionnement liées à la dégradation de l’environnement.

Dans cette série méthodologique, nous expliquons différentes stratégies d’investigation qui permettent de mettre au jour les trois pistes principales de l’argent (propriété, investissement et chaîne d’approvisionnement), ainsi que les mécanismes qui les sous-tendent. Nous proposons aussi des exemples de recherche créative qui nous ont aidés à surmonter les obstacles.

Exemples d’utilisation de la recherche sur les entreprises

Dans le Bassin du Congo, un membre du réseau Rainforest Investigations Network, Didier Makal, a obtenu la liste de 10 sociétés minières qui ont reçu des permis d’exploitation dans les provinces du Haut Katanga et de la Lualaba, en République démocratique du Congo. Pour commencer, nous avons recherché leurs numéros d’immatriculation, les dates de l’établissement de leur siège social, leurs adresses, ainsi que des renseignements sur leurs gestionnaires et leurs propriétaires.

La date de l’établissement du siège social permet de confirmer la chronologie des activités minières. En cherchant des renseignements sur chaque gestionnaire et chaque propriétaire, nous avons établi des liens entre les différentes sociétés. Nous avons aussi découvert que certains propriétaires possèdent également des sociétés en Europe, et que l’une des sociétés par actions était détenue par la succursale canadienne du géant minier suisse Glencore.

Regin Winther Poulsen, membre du réseau Ocean Reporting Network, a enquêté sur le système européen des quotas de pêche. Il a découvert que ces quotas, qui permettent à une société de pêcher certaines espèces dans une zone spécifique, font l’objet d’échanges, et qu’en conséquence, quelques sociétés possèdent une part importante des quotas. Encore une fois, nous avons utilisé les bases de données du monde des affaires pour identifier les filiales, les propriétaires et les partenaires commerciaux des sociétés. Cela nous a permis de constater l’étendue de leur pouvoir sur ce marché. Par ailleurs, nous avons utilisé des bases de données commerciales pour voir comment ces sociétés se vendent et / ou s’achètent du poisson.

Recherche sur les entreprises

Nous commençons généralement par essayer de savoir qui possède les sociétés, les terrains et autres actifs, par exemple un avion ou un camion, impliqués dans la dégradation de l’environnement. Pour ce qui est des sociétés, il faut distinguer différents types.

  • Une société cotée en bourse : les renseignements sur ses actionnaires et ses finances se trouvent sur le site d’une place boursière ou sur un site spécialisé dans les réglementations – la société souhaite informer ses actionnaires sur sa solidité financière. Vous devrez donc faire preuve de méfiance quand vous consulterez ces rapports de gestion, même s’ils ont été vérifiés (par exemple, lors d’un audit).
  • Comme son nom l’indique, une société d’Etat est la propriété de l’Etat. Toutefois, souvent, l’Etat n’est pas le seul actionnaire. Il peut être utile de procéder de la même manière que pour une société privée pour déterminer qui sont les autres propriétaires.
  • Une société privée. Sa structure peut prendre différentes formes. En fonction du type de la société et de sa taille, elle devra déclarer différentes informations, ce qui aura une incidence sur la quantité de renseignements que vous pouvez trouver à son sujet, par exemple, l’identité de son propriétaire. Nous vous proposons des informations sur les différents types de sociétés, mais nous utiliserons une méthodologie générale pour découvrir qui en est propriétaire.

Photo : Avec l’aimable autorisation de Jelter Meers, du Centre Pulitzer

Des entrepreneurs créent des sociétés parce qu’ils ne veulent pas être assimilés  à une entité financière. Si une entreprise fait faillite, les propriétaires ne veulent pas devoir payer les dettes, par exemple, si elle est débitrice auprès de banques, d’agents immobiliers, de fournisseurs ou d’employés.

C’est à ce stade que l’on parle du concept de responsabilité limitée. Les propriétaires d’une société ne sont redevables que de l’argent qu’ils ont investi dans la société.

Types de sociétés privées : 

  • Sociétés anonymes à responsabilité limitée (SARL)

Ce sont les sociétés privées les plus répandues. Les propriétaires ont une responsabilité limitée. Le nom des sociétés se termine par SARL en France, par BVBA en Belgique, BV aux Pays-Bas, Limited ou Ltd au Royaume-Uni, GmbH en Allemagne et LLC aux USA.

  • Partenariats d’affaires

Les associés se partagent les profits mais sont aussi redevables pour les pertes. Il s’agit souvent de sociétés comptables ou juridiques.

  • Partenariats à responsabilité limitée

La responsabilité des associés est plafonnée, comme dans le cas d’une société anonyme. Ce type de société est souvent utilisé pour les fonds spéculatifs et les sociétés d’investissement privé.

  • Sociétés en commandite simple (SCS)

Beaucoup de multinationales immatriculent des sociétés en commandite aux Pays-Bas, où elles n’ont pas à payer d’impôts si l’activité économique est exercée par des associés, des filiales souvent, dans un autre pays.

  • Sociétés par actions et filiales

Les sociétés par actions sont des sociétés dont la seule raison d’être est de posséder des filiales. Elles sont souvent créées quand un groupe de personnes possèdent plusieurs entreprises. Par exemple, X possède la société par actions A, qui, à son tour, possède les sociétés B et C. Ce type de société peut aussi être utilisé pour éviter de payer des impôts en mettant tous les profits des filiales dans la société par actions, puis en immatriculant cette société dans un pays où le taux d’imposition est faible. Il arrive qu’une chaîne de sociétés par actions soit créée dans différents Etats qui sont très discrets sur l’identité des propriétaires.

  • Sociétés offshore

On appelle société offshore toute société immatriculée dans un Etat où elle ne fait pas d’affaires. Souvent, les entrepreneurs ont recours à ce type de structure pour des raisons fiscales. Le Panama, les Bahamas, le Luxembourg, Jersey et les Pays-Bas, entre autres, ont des secteurs économiques entiers consacrés à la création de telles sociétés. Ce qui prête à confusion, c’est que souvent, on appelle aussi sociétés offshore les sociétés qui aident les entrepreneurs à créer leur société offshore.

  • Trusts

Cette structure est utilisée pour créer une distinction juridique entre les personnes et leurs biens. Un administrateur, qui n’est pas le propriétaire, détient les biens mais, à terme, c’est le propriétaire qui les détiendra tous. Cette structure peut être utilisée pour éviter de payer des impôts et pour dissimuler des biens, les trusts n’étant pas obligés de publier leurs comptes.

  • Fondations et organismes à but non lucratif

Parfois, la société par actions est une fondation ou un organisme à but non lucratif. Dans de nombreux pays, ces structures ne sont pas soumises à l’impôt, mais elles sont tenues de fournir des informations sur leurs finances. Aux Etats-Unis, il est possible d’avoir accès à leurs déclarations en consultant le site de l’IRS (Internal Revenue Service).

Pour analyser les sociétés privées, l’équipe de recherche du Centre Pulitzer utilise les registres des sociétés et les bases de données des sociétés comme Sayari. Il s’agit de l’une des bases de données les plus accessibles quand on veut savoir qui possède quelle société presque n’importe où dans le monde. Sayari effectue des recherches dans les documents et les données de très nombreux pays.

Ce genre de base de données nous facilite le travail quand on essaie de découvrir des réseaux d’affaires internationaux, parce qu’elle indique si le gestionnaire ou le propriétaire d’une société est également impliqué dans une autre société, même dans un autre pays. Par ailleurs, on peut faire une recherche par nom, pour savoir dans quelles sociétés une personne donnée est impliquée, alors que la plupart des registres des sociétés ne vous permettent de faire une recherche qu’à partir du nom de la société. Ce type de base de données est souvent utilisé par les personnes qui travaillent dans la finance et dans la fonction publique et qui effectuent des vérifications sur des sociétés.

Quand vous n’avez pas accès à ce genre de base de données, la première chose à faire est de vérifier l’existence ou la dénomination légale d’une société, et ce en consultant la base de données gratuite OpenCorporates. Elle vous proposera des informations élémentaires comme l’adresse, la date d’immatriculation et la nature de l’activité de la société. En fonction de l’Etat où la société est immatriculée, vous verrez aussi qui la gère et qui en est propriétaire. Vous pouvez aussi rechercher le nom d’une personne en utilisant l’outil de recherche “Officers”, mais il est peu probable que vous trouviez toutes les sociétés dans lesquelles la personne en question est impliquée.

Consultez ensuite les registres de la société. Dans chaque pays, Etat ou province, une société doit se faire immatriculer pour pouvoir exercer une activité économique. Un grand nombre de pays proposent des renseignements en ligne sur les sociétés qui y sont immatriculées (et leurs liens hyper texte apparaissent souvent, entre autres informations disponibles sur OpenCorporates). La quantité d’informations qui vous sera proposée, la manière dont vous pourrez effectuer une recherche et ce qu’il vous en coûtera ? Tout dépend du pays. Autre facteur critique : la taille de la société.

Au Royaume-Uni, par exemple, le registre suit des règles différentes pour les sociétés qui ont :

  • un chiffre d’affaire de 12,8 millions de dollars ou moins
  • des actifs au bilan de 6,4 millions de dollars ou moins
  • 50 employés ou moins

Ces sociétés peuvent ainsi soumettre au registre leurs comptes financiers selon des schémas abrégés et demander à être exemptées d’audit. Elles ne sont pas tenues de soumettre un rapport de gestion.

Dans certains pays, en Belgique et au Royaume-Uni, par exemple, l’accès aux registres du commerce est gratuit, et ils proposent des informations sur les propriétaires, ainsi que les originaux de documents, ce qui est idéal. Vous pouvez utiliser les données enregistrées sur les sites ou examiner les originaux de documents. Parmi les documents importants : l’établissement du siège social, les comptes annuels et l’avis d’opéré. Le contenu des documents varie selon les pays, et les sites de certains registres ne sont pas toujours faciles d’utilisation. Cela vaut cependant la peine de passer un peu de temps à explorer les sites et les documents.

A l’autre extrémité, on trouve des pays qui ne proposent pas de bases de données en ligne. D’autres, comme les Emirats arabes unis, en ont, mais vous permettent seulement de vérifier un nom. La plupart des registres du commerce en ligne sont entre les deux : certains vous permettent de télécharger des documents payants ou de souscrire un abonnement. Les informations proposées varient aussi selon les pays. Si les informations en ligne ne portent pas sur les propriétaires, comme c’est le cas pour l’Etat de New York, par exemple, vous pouvez tenter votre chance en demandant les originaux de l’établissement du siège social, qui mentionnent parfois les fondateurs (ce n’est pas le cas pour l’Etat de New York).

S’il n’y a pas de base de données de registre du commerce, essayez de trouver un Journal Officiel ou une revue spécialisée dans les entreprises. Dans beaucoup de pays, on trouve des publications qui répertorient les immatriculations des sociétés et, parfois, les changements de propriétaires.

Image: Courtesy of Jelter Meers, Pulitzer Center

Photo : Avec l’aimable autorisation de Jelter Meers, du Centre Pulitzer

Supposons que la juridiction où l’entreprise sur laquelle vous enquêtez est immatriculée, ne dispose pas de registres en ligne. Dans ce cas, vous pouvez toujours essayer de trouver des informations qui ont fuité, et qui sont gratuites, par exemple dans les dossiers Offshore Leaks, du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et Aleph, de l’OCCRP. Les archives juridiques, les communiqués sur les personnes politiquement exposées et les révélations sur les dépêches du Département d’Etat américain, par exemple, peuvent contenir des informations sur les propriétaires d’une société.

Si un pays ne propose pas d’informations publiques sur les sociétés qu’il héberge, on peut en conclure qu’il garantit le secret financier aux sociétés qui y sont immatriculées pour dissimuler l’identité du ou des propriétaires.

Si vous êtes bloqué, il reste des alternatives. Par exemple, utilisez les fonctions de recherche avancées de Google pour rechercher des diaporamas (filetype:ppt) ou des PDF (filetype:pdf) mis en ligne par une société lors d’une conférence ou bien enregistrés sur son site. Vous pouvez aussi utiliser LinkedIn ou d’autres réseaux sociaux pour identifier des personnes qui travaillent dans une entreprise donnée. Cependant, ce genre d’information sera plus difficile à utiliser que des originaux de documents quand il s’agira de faire du fact-checking sur l’immatriculation de la société.

Dans le prochain article de notre série, nous examinerons d’autres techniques de recherche créative pour surmonter les obstacles. Les journalistes de nos réseaux et les membres de notre équipe qui travaillent sur les données et effectuent des recherches nous expliqueront comment savoir qui est le propriétaire d’un terrain, retrouver la trace d’investisseurs financiers, suivre les chaînes d’approvisionnement et analyser les comptes des sociétés.


Jelter Meers est responsable de la recherche au sein de l’Unité d’investigations sur l’environnement du Centre Pulitzer, qui comprend le Réseau pour les investigations sur la forêt tropicale (Rainforest Investigations Network) et le Réseau pour les reportages sur les océans (Ocean Reporting Network). Il a débuté en tant que journaliste d’investigation au Centre du journalisme d’investigation du Midwest, dans l’Illinois, où il a réalisé des reportages dans lesquels il demandait des comptes aux autorités sur le logement, les travailleurs immigrés et les grandes exploitations agricoles.

08.10.2025 à 11:01

Résistance, transformation et solidarité : Le journalisme d’investigation en Asie face à la multiplication des défis

Pınar Dağ et les "regional editors" de GIJN pour la région Asie

L'Asie est un laboratoire unique dans le paysage médiatique mondial. Mais les journalistes d'investigation y sont confrontés à des défis multiples, allant de la censure aux menaces physiques, en passant par la surveillance numérique et les pressions financières.
Texte intégral (6311 mots)

Le journalisme en Asie a toujours été davantage qu’un simple vecteur de transmission d’informations : il a également été le fondement intellectuel de la lutte contre le colonialisme, l’autoritarisme et les inégalités sociales. Au XIXème et au XXème siècle, du Bengale à Tokyo, de Manille à Istanbul, de nombreux intellectuels ont utilisé les médias comme plateforme de résistance pour diffuser les idéaux du journalisme, de la modernisation, de la conscience publique et de la liberté.

Si le journalisme en Asie est actuellement menacé par l’autoritarisme étatique, la censure et les menaces de désinformation numérique, il est également redéfini par les jeunes générations armées de nouveaux outils et reste un moyen inestimable de demander des comptes au pouvoir. En outre, les rédactions du continent adoptent également l’analyse des données et des informations qui aborde le story telling de manière plus visuelle… attirant ainsi des audiences nouvelle pour un impact plus important.

Avec sa diversité démographique et idéologique, l’Asie constitue un laboratoire unique dans le paysage médiatique mondial. Sur ce vaste continent, le journalisme, en particulier le journalisme d’investigation, va au-delà de son rôle d’information du public ; il est souvent un outil essentiel pour demander des comptes aux régimes autoritaires, dénoncer la corruption et documenter les injustices. Cependant, dans l’exercice de cette fonction, les journalistes sont confrontés à des défis multiples, tels que les menaces physiques, la surveillance numérique et les pressions financières. Selon le Classement mondial de la liberté de la presse 2025 de Reporters sans frontières, une grande majorité des pays asiatiques présentent des défis «très graves» en matière de liberté de la presse — et sept des dix pays les moins bien classés au niveau mondial se trouvent désormais en Asie : la Russie, le Vietnam, le Turkménistan, l’Afghanistan, l’Iran, la Syrie, la Chine et la Corée du Nord. Seuls trois pays, Taïwan, l’Arménie et le Timor-Leste, ont été jugés « satisfaisants » par RSF.

Dans de nombreux pays où la situation de la presse est désastreuse, les médias sont contraints d’opérer sous le contrôle total de l’État ou sont complètement réprimés. Par ailleurs, le climat de liberté de la presse en Asie évolue dans la mauvaise direction, en raison de tendances autoritaires généralisées, de la censure d’Internet et de la pression accrue exercée sur les journalistes.

Mais le tableau n’est pas entièrement sombre, et certains pays ayant une plus longue tradition de journalisme indépendant constituent des points positifs. Yasuomi Sawa, directeur exécutif du Forum des praticiens du journalisme japonais (J-Forum), affirme que le journalisme d’investigation dans le pays « gagne du terrain » et est de plus en plus reconnu dans les prix nationaux pour ses révélations de vérités cachées. Il souligne toutefois qu’il existe encore des défis spécifiques à chaque pays, tels que « la mentalité secrète des responsables gouvernementaux, l’absence de notion de « public » en japonais (comme l’information publique, le débat public ou la divulgation publique), l’orientation omniprésente vers l’anonymat dans la société et les contraintes imposées aux médias qui tentent de publier des informations avec le vrai nom des personnes citées ».

En conséquence, le journalisme d’investigation en Asie ne se contente pas de survivre, mais se taille également une place grâce à de nouveaux outils, à des collaborations et à des stratégies de résilience. Dans des pays comme les Philippines, l’Indonésie et la Thaïlande, les plateformes médiatiques indépendantes continuent de bénéficier du soutien du public. Des institutions telles que Rappler (Philippines) et Tempo (Indonésie) influencent l’opinion publique de la région grâce à des enquêtes approfondies sur la corruption, la destruction de l’environnement et les violations des droits humains. Et le renversement de régimes notoirement répressifs en Syrie et au Bangladesh a donné les premiers signes d’espoir d’une nouvelle ère de journalisme plus ouvert et indépendant.

Afin d’identifier certains des défis les plus critiques auxquels est confronté le journalisme d’investigation dans la région pour ce projet Asia Focus, GIJN a interrogé plus de 40 de ses membres à travers le continent. Bon nombre des réponses faisaient écho à des thèmes similaires : pression autoritaire, restrictions juridiques, censure de l’État et des entreprises, menaces d’intimidation et de violence, et difficultés économiques. Les rédacteurs en chef et les journalistes de toute la région nous ont indiqué que leurs enquêtes couvraient un large éventail de sujets, allant de la corruption rampante et du blanchiment d’argent à la traite des êtres humains et à l’exploitation environnementale, des thèmes d’une importance cruciale que leur public a plus que jamais besoin qu’ils approfondissent.

« À travers Asia Focus, nous rendons hommage au travail incroyable accompli par les membres de la communauté à travers la région, malgré un environnement complexe en matière de liberté de la presse », estime Emilia Díaz-Struck, directrice de GIJN. « Nous lançons cette publication spéciale Asia Focus quelques semaines avant de co-organiser avec Malaysiakini en Asie notre prochaine conférence mondiale sur le journalisme d’investigation, une première fois dans l’histoire de notre organisation. Nous espérons que cet événement sera un espace de solidarité et de partage des connaissances qui contribuera à continuer de renforcer la communauté du journalisme d’investigation dans la région et dans le monde entier.»

En Asie centrale et dans le Caucase

Une nouvelle vague de répression contre la liberté de la presse a déferlé sur le Caucase. Malgré les manifestations massives en Géorgie, les législateurs ont récemment voté une loi controversée sur les « agents étrangers », inspirée du modèle russe, que la société civile et les organisations de médias craignent de voir utilisée pour museler la dissidence et la presse. En Azerbaïdjan, plus d’une douzaine de journalistes ont été arrêtés pour trafic de devises étrangères après avoir reçu des fonds prétendument illégaux, alors qu’il s’agissait en réalité de subventions accordées à des organismes de presse par des bailleurs de fonds internationaux réputés.

« Le journalisme d’investigation ici est aussi synonyme de résilience », explique Fatima Karimova, cofondatrice et rédactrice en chef de Mikroskop Media, membre en exil de GIJN. « Disposant d’un accès limité aux données et aux ressources, les journalistes s’appuient sur leur créativité, des sources alternatives et des collaborations transfrontalières pour dénoncer la corruption, les violations des droits humains et les abus de pouvoir, souvent au péril de leur vie et de leur carrière. »

Les défis auxquels est confronté le journalisme touchent également toute l’Asie centrale. Après la publication d’une enquête sur une possible corruption au sein de l’administration du président kirghize, des journalistes de Temirov Live ont été arrêtés, certains membres de l’équipe ont été emprisonnés et accusés d’avoir « créé un groupe criminel » et « incité à des troubles de masse ». Un tribunal kirghize a également ordonné la fermeture du média d’investigation et membre du GIJN Kloop, et récemment, deux membres de l’équipe de tournage du site ont été condamnés à cinq ans de prison pour des « accusations fallacieuses », selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et Amnesty International.

« Les médias sont fermés ou étranglés financièrement, tandis que de nouvelles lois sont utilisées comme des armes pour faire taire les voix critiques », prévient Anna Kapushenko, rédactrice en chef de Kloop. « Malgré ces pressions, le journalisme d’investigation au Kirghizistan continue de se distinguer par son courage, sa résilience et son engagement pour demander des comptes aux personnes en responsabilité. »

Ruslan Myatiev, rédacteur en chef du site Turkmen.news, autre membre en exil de GIJN, souligne, pour sa part, que l’accès restreint aux données constituait un obstacle supplémentaire au journalisme d’investigation dans la région. « Le journalisme d’investigation en Asie centrale en est actuellement à ses balbutiements », explique Ruslan Myatiev. « Le gouvernement ne publie aucun registre, il est donc extrêmement difficile de mettre au jour la corruption et les actes répréhensibles. Cependant, les gens en ont assez de la corruption, y compris ceux qui occupent des postes élevés. Ils sont notre principale source de données et d’informations, qui deviennent ensuite des articles d’investigation dignes de ce nom. »

En Turquie

Le journalisme d’investigation en Turquie subit de fortes pressions juridiques, politiques et économiques, mais reste actif grâce aux efforts de journalistes indépendants, d’ONG et de fondations. L’un des développements récents les plus importants est l’adoption d’une loi de 2022 sur la désinformation, qui criminalise les « informations fausses ou trompeuses » susceptibles de nuire à l’ordre public, à la sécurité ou à la santé publique. Depuis son adoption, cette loi a été utilisée pour lancer des milliers d’enquêtes et poursuivre des dizaines de journalistes. Des journalistes tels qu’Ahmet Kanbal (Mezopotamya), İsmail Arı (BirGün) et d’autres ont été poursuivis en vertu de cette loi pour avoir rendu compte des élections, des conséquences d’un tremblement de terre ou du fonctionnement des institutions publiques.

Les indices de liberté de la presse reflètent cette érosion : la Turquie occupe une place très basse dans le classement mondial de la liberté de la presse 2025 (159e sur 180 pays). Les organismes de réglementation ont été utilisés pour infliger des amendes, retirer les publicités publiques, bloquer l’accès à certains contenus ou suspendre les licences de diffusion des médias critiques ou alignés sur l’opposition. Les risques physiques, les arrestations, le harcèlement en ligne et hors ligne, ainsi que les menaces judiciaires sont monnaie courante. Les journalistes qui couvrent les manifestations, la corruption et les catastrophes telles que le tremblement de terre de février 2023 sont confrontés à des obstructions, des détentions et d’autres formes de répression. Une récente enquête menée par le Syndicat des journalistes turcs a révélé que 43 % des journalistes interrogés avaient été victimes de censure, les jeunes journalistes et les femmes étant les plus souvent touchés. De même, 25 % d’entre eux déclarent s’autocensurer fréquemment.

En raison de ces tendances, les institutions indépendantes et à but non lucratif sont devenues essentielles pour rendre compte de la responsabilité. Par exemple, la Fondation Uğur Mumcu pour le journalisme d’investigation forme et soutient les compétences et l’éthique des jeunes reporters, même lorsque les médias traditionnels sont soumis à des contraintes. En outre, les journalistes qui ont remporté des prix internationaux démontrent l’importance de ce domaine en Turquie et son impact au niveau international. Les réseaux sociaux et les plateformes numériques permettent au journalisme d’investigation de toucher un public plus large, mais le principal obstacle dans ce domaine reste les graves menaces qui pèsent sur la liberté d’expression et l’indépendance.

En Inde et au Sri Lanka

Au cours de la dernière décennie, le paysage médiatique dans cette région a connu un changement significatif, le contrôle gouvernemental étant désormais plus prononcé que jamais. La majorité des médias grand public en Inde, en particulier, sont largement devenus les vecteurs de la propagande du parti au pouvoir. De nombreuses chaînes d’information télévisées de premier plan appartiennent à des entreprises qui façonnent leur contenu de manière à favoriser les intérêts du gouvernement. Dans ce contexte, le véritable journalisme d’investigation a été relégué à la marge, survivant principalement en dehors du cycle d’information grand public.

Dans le même temps, la liberté de la presse dans cette région n’a cessé de décliner, les journalistes étant victimes de harcèlement judiciaire au titre des lois sur la diffamation, la sédition et la lutte contre le terrorisme. Les menaces physiques et les insultes en ligne sont monnaie courante, et les contraintes économiques sont vives. Le classement de l’Inde dans l’indice mondial de la liberté de la presse a chuté ces dernières années, passant à la 151ème place en 2025, tandis que celui du Sri Lanka se situe désormais à la 139ème place. En conséquence, le journalisme d’investigation est de plus en plus soutenu par des médias financés par des donateurs et basés sur des abonnements, les médias grand public évitant ce type de reportages en raison des pressions exercées par le gouvernement et les annonceurs.

« Les rédactions d’investigation asiatiques sont souvent confrontées à d’énormes difficultés financières, à la répression gouvernementale, à des menaces juridiques, au contrôle des entreprises et aux attaques de désinformation menées par des trolls en ligne », explique Mayank Aggarwal, rédacteur en chef de The Reporters’ Collective. « Malgré ces difficultés, les rédactions d’investigation de la région, y compris de nombreuses organisations locales, sont un exemple brillant de ce que des rédactions indépendantes déterminées peuvent accomplir en trouvant des alliés. Pour surmonter leurs contraintes, elles utilisent des outils numériques, les lois sur la liberté d’information, collaborent avec des experts et les réseaux sociaux pour dénoncer la corruption, demander des comptes et rendre compte de tous les actes répréhensibles que les gouvernements et les entreprises cachent. »

Les plateformes de médias numériques en Inde ont créé des espaces alternatifs pour les sujets qui intéressent véritablement le public. The Reporters’ Collective, qui est membre de GIJN, s’est fait connaître pour ses enquêtes, qui ont mis au jour des problèmes tels que l’opacité des obligations électorales, les irrégularités dans les programmes gouvernementaux et les liens entre les entreprises et les politiciens. The Scroll et The Wire ont enquêté sur des questions telles que la surveillance, les violations environnementales et l’abus de pouvoir de l’État, tandis que le magazine The Caravan a proposé des reportages approfondis sur les violences communautaires, le système judiciaire et la corruption politique. Newslaundry, quant à lui, s’est concentré sur les médias eux-mêmes, enquêtant sur les structures de propriété, la désinformation et l’érosion de l’indépendance éditoriale.

« Des enquêtes puissantse et percutantes continuent d’être menées en Asie. Cela offre également de plus grandes possibilités pour le journalisme collaboratif », estime Dilrukshi Handunnetti, cofondatrice du Centre d’investigation journalistique du Sri Lanka, l’un des deux membres de GIJN dans le pays. Elle cite cette récente enquête du Centre d’investigation journalistique du Sri Lanka établissant un lien entre le changement climatique et une vulnérabilité croissante à la dengue comme exemple du pouvoir du journalisme innovant, combinant recherche universitaire et journalisme d’investigation. Elle souligne que cet article était le premier à établir un lien scientifique direct entre ces deux questions au Sri Lanka. « L’article a été salué par les autorités sanitaires et le public », note Dilrukshi Handunnetti.

Au Pakistan

La liberté de la presse au Pakistan a toujours été remise en question. Et bien que son classement dans l’indice mondial de la liberté de la presse se soit légèrement amélioré ces dernières années, le pays occupe toujours la 158ème place, parmi les pires au monde, et apparaît en rouge vif sur la carte mondiale de la liberté de la presse établie par RSF.

La censure croissante exercée par l’État sur toutes les formes de médias, qu’ils soient numériques, imprimés ou électroniques, y contribue largement. En outre, la consolidation des médias par les grandes entreprises et les modèles de revenus vulnérables à la mainmise de l’État, ces mêmes médias dépendant des publicités gouvernementales, se combinent pour créer un environnement difficile pour la survie du journalisme d’investigation.

Malgré ces restrictions, des médias numériques indépendants existent bel et bien. Le site d’investigation Fact Focus, qui s’appuie sur des données, a publié des enquêtes approfondies dénonçant la corruption au sein des plus hautes sphères du gouvernement. D’autres sites, comme Lok Sujag, membre de GIJN, se concentrent sur l’hyper-local pour rendre compte de l’actualité des petites villes et villages du pays. Des journalistes ont également choisi de devenir indépendants en utilisant les réseaux sociaux, principalement YouTube, pour gagner leur vie et héberger leurs propres chaînes médiatiques, plus personnelles et libres de toute contrainte commerciale.

L’État a tenté de contrer cette dernière tendance en modifiant les lois sur le contenu numérique et la diffamation dans les espaces en ligne, ainsi qu’en se livrant à un harcèlement pur et simple. Par exemple, le cofondateur de Fact Focus ne vit pas au Pakistan, mais sa famille, qui réside toujours dans le pays, a fait l’objet de menaces juridiques, ce que de nombreux militants et journalistes considèrent comme une tentative évidente de l’intimider ou de le réduire au silence. Allant encore plus loin, et illustrant la situation désastreuse dans laquelle se trouve actuellement la presse au Pakistan, le gouvernement a même bloqué le site web de Fact Focus.

Au Moyen Orient

Les journalistes d’investigation dans le monde arabe sont confrontés chaque jour à de graves défis existentiels : attaques ciblées, conflits meurtriers, lois draconiennes et financement limité. Bien qu’il existe quelques points positifs, comme la couverture intrépide des reporters à Gaza et la réapparition d’une certaine liberté de la presse après la chute du régime d’Assad en Syrie, des obstacles majeurs se profilent.

Nulle part ailleurs les menaces qui pèsent sur la presse ne sont plus évidentes qu’en Palestine. On estime que la campagne de bombardements et l’offensive terrestre menées par Israël à Gaza depuis l’incursion du Hamas il y a deux ans ont fait plus de 65.000 victimes civiles à ce jour. Dans le même temps, Israël a interdit à tout journaliste étranger de couvrir ces morts massives, que le dernier rapport de la commission des Nations unies qualifie désormais de « génocide ». En outre, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et la Fédération internationale des journalistes ont recensé plus de 200 morts parmi les professionnels des médias à Gaza depuis le début de la guerre, dont certains auraient été délibérément pris pour cible par l’armée israélienne, selon le CPJ.

Dans d’autres pays du Moyen-Orient, comme la Jordanie, le Qatar et le Liban, une série de lois strictes sur la presse ont entravé le travail d’investigation. Entre 2023 et 2025, des médias indépendants au Liban, tels que Daraj, ont fait l’objet d’une enquête du procureur général pour leur travail.

À l’atmosphère déjà tendue qui règne dans la presse dans la région s’est ajouté cette année un gel brutal et dévastateur du soutien financier de l’USAID, qui a gravement affecté le secteur du développement dans la région, entraînant la suspension ou la réduction de nombreux programmes journalistiques. Rawan Damen, directrice générale d’ARIJ, membre de GIJN, décrit l’impact sur cette organisation : « Le gel des fonds signifie une perte d’environ 20% de notre budget annuel qui était censé soutenir plusieurs projets, notamment une bourse de journalisme environnemental et notre forum annuel. »

Malgré ces difficultés, les journalistes de la région travaillent d’arrache-pied pour que les coupables soient traduits en justice. L’ARIJ et d’autres organisations ont enquêté sur les meurtres de journalistes à Gaza dans le cadre du projet Gaza. En Syrie, une récente collaboration entre des médias internationaux et syriens a montré comment l’ancien régime kidnappait et trafiquait des enfants. En outre, Reuters a publié cette année une série d’articles importants sur le nouveau régime post-Assad, comprenant des détails sur les massacres et la corruption. Et une récente enquête transfrontalière de la BBC a révélé le trafic et l’exploitation de femmes ougandaises dans le golfe Persique.

En Chine, à Hong Kong et à Taïwan

Avec une liberté de la presse régulièrement classée parmi les plus faibles au monde, la Chine emprisonne chaque année depuis 2014 plus de journalistes que tout autre pays. Aujourd’hui, tant l’industrie de l’information traditionnelle chinoise que sa tradition unique de journalisme d’investigation sont au bord de l’extinction, remplacées par le contrôle total du Parti communiste chinois sur le paysage médiatique. Et le « Grand Firewall » chinois continue de se renforcer, favorisant un écosystème numérique fermé où tout le contenu des réseaux sociaux — de la publication et la diffusion aux commentaires des utilisateurs — est strictement censuré sur des plateformes telles que WeChat, Zhihu et Xiaohongshu.

Les médias institutionnels ayant été neutralisés et les médias privés systématiquement fermés, le peu qui reste du journalisme critique chinois existe désormais sous la forme de petits groupes décentralisés. Ces groupes sont généralement non institutionnalisés, hautement spécialisés dans les sujets qu’ils couvrent et dispersés de manière inégale dans le paysage des réseaux sociaux. Bon nombre des responsables de ces sites d’information sont des journalistes professionnels formés pendant la période plus ouverte de 2003 à 2013. Ils abordent désormais des sujets tabous pour les médias d’État, souvent sous le couvert d’ouvrages littéraires de non fiction ou d’histoires personnelles qui explorent les destins et les choix individuels.

Avec la détérioration de la liberté de la presse en Chine, un nombre croissant de journalistes du pays ont choisi ou ont été contraints de s’exiler. Parmi les plus connus figurent les anciens reporters de CCTV Chai Jing et Wang Zhi’an. Tous deux ont rassemblé plus d’un million d’abonnés sur YouTube, ce qui leur confère une influence considérable en dehors du contrôle de l’État. Outre ces personnalités de premier plan, ces dernières années ont également vu l’émergence de plateformes médiatiques anonymes et indépendantes telles que Mang Mang Magazine et WOMEN, fondés par des journalistes cherchant à poursuivre leur travail depuis l’étranger.

La liberté de la presse à Hong Kong s’est rapidement détériorée depuis l’adoption de la loi sur la sécurité nationale en 2020. Les deux plus grands médias pro-démocratie ont été fermés il y a des années, et Radio Television Hong Kong (RTHK) est passée du statut de radiodiffuseur public à celui de porte-parole officiel de l’État. Les médias indépendants en langue chinoise sont désormais une espèce en voie de disparition, mais malgré cela, ces dernières années ont vu l’émergence de nouveaux médias d’investigation, tels que The Collective. En outre, comme un grand nombre de Hongkongais ont émigré à l’étranger, une vague de médias gérés par des exilés a vu le jour, notamment The Chaser NewsFlow HK MagazineGreen Bean Media, et Photon Media.

Taiwan, en revanche, jouit d’une liberté de la presse bien plus grande que la Chine continentale ou Hong Kong et obtient la meilleure note globale du continent, se classant au 24ème rang mondial selon RSF. Néanmoins, le pays reste confronté à la propagation de la désinformation et à l’impact de l’évitement de l’actualité, selon Sherry Lee, directrice des opérations et ancienne rédactrice en chef de GIJN  The Reporter. « Le défi est différent, mais tout aussi profond », explique Lee. « L’infiltration de la désinformation et l’influence omniprésente de la Chine. Ces forces ont conduit de nombreuses personnes à éviter les actualités et à aborder l’information et le journalisme avec un profond scepticisme, parfois même avec un sentiment de nihilisme. »

Au Bangladesh

Le journalisme d’investigation reste sous pression au Bangladesh, même si le renversement récent du gouvernement répressif de la Ligue Awami a suscité un optimisme prudent et que le classement du pays dans l’indice mondial de la liberté de la presse a bondi de 16 points au cours de l’année écoulée. Les médias restent toutefois méfiants à l’égard du nouveau régime et continuent d’avancer prudemment dans la publication d’enquêtes importantes, dans un contexte de tumulte et d’incertitude politique.

Cette prudence s’explique en partie par le maintien en vigueur de la loi antiterroriste adoptée en 2009. Cette loi a régulièrement été utilisée comme une arme pour attaquer et intimider la presse et a créé un précédent en matière de poursuites et d’emprisonnement de journalistes pour avoir publié des articles embarrassants pour les dirigeants ou exprimé des opinions dissidentes. Une enquête menée par le Daily Star a révélé que 266 journalistes du pays font l’objet de poursuites pénales liées aux manifestations nationales de 2024 qui ont conduit à la destitution du gouvernement et que plus de 20 journalistes sont actuellement emprisonnés. Le célèbre journaliste Manjarul Alam Panna a été arrêté alors qu’il donnait une conférence lors d’un séminaire, sur la base d’accusations liées à la loi antiterroriste.

Alors que les journalistes bangladais continuent de travailler dans ces conditions difficiles, on s’inquiète de la diminution du nombre d’enquêtes journalistiques importantes. De nombreux médias ont délibérément adopté une politique attentiste afin de traverser la période de transition politique que connaît actuellement le pays. Cette approche frustre certains journalistes, car elle limite leur capacité à mener et à publier des enquêtes percutantes alors même qu’ils ont accès à des informations importantes.

En Asie du Sud-Est

Le journalisme d’investigation varie considérablement à travers l’Asie du Sud-Est. Dans des pays comme le Myanmar, le Vietnam, le Laos et le Cambodge, la presse indépendante n’existe pas dans les faits, car ces pays exercent un contrôle total ou de facto sur les médias. D’autres pays, comme la Thaïlande (85ème) et la Malaisie (88ème), ont enregistré des progrès modestes dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF et bénéficient d’exemples de sites d’information très performants en matière de responsabilité, parmi lesquels Malaysiakini, membre du GIJN, qui co-organisera cette année la Conférence mondiale sur le journalisme d’investigation, et Prachatai, basé à Bangkok. D’autres pays, comme Singapour et l’Indonésie, ont connu une détérioration notable de leur climat médiatique au cours de la dernière décennie.

Dans le pays le plus peuplé de la région, l’Indonésie, diverses formes de violence – allant des insultes et intimidations verbales à la violence physique, en passant par la criminalisation et le meurtre – continuent de frapper les journalistes, la plupart des actes étant perpétrés par la police, selon l’Alliance des journalistes indépendants (IJA) du pays. Les cyberattaques telles que le doxxing, le piratage de comptes et les attaques DDoS continuent également de cibler les journalistes et les médias de masse.

Cette situation désastreuse a été exacerbée par l’effondrement du financement durable des médias indépendants à la suite d’un décret signé par le président américain Donald Trump. « À la suite du décret de Trump qui a entraîné la fermeture de l’USAID, plusieurs médias indépendants en Indonésie ont perdu leur soutien pour mener des enquêtes journalistiques de qualité », explique Fransisca Susanti, directrice exécutive de JARING, membre de GIJN, qui propose des services de renforcement des capacités, de production de contenu et d’aide d’urgence aux médias du pays.

« Les médias ne disposent généralement pas d’un budget dédié. La plupart des enquêtes en Indonésie proviennent de sources extérieures, notamment de financements internationaux », explique Bayu Wardhana, secrétaire général de l’IJA. Il met donc en garde contre un déficit de couverture des politiques du pays en matière de ressources naturelles, qui sont souvent « destructrices pour l’environnement et contrôlées par une poignée de personnes ».

Malgré ces défis, Bayu estime que le journalisme d’investigation continue de prospérer grâce à la persévérance de projets tels que IndonesiaLeaks et le Club des journalistes d’investigation (KJI). L’espoir continue également de grandir, selon Sustani, grâce à « la collaboration non seulement entre les médias, mais aussi entre les médias et les ONG afin de rendre le journalisme d’investigation plus percutant ».

Traduit de l’anglais par AW avec l’aide de Deepl


Les « regional editors » de GIJN pour la région Asie ont collaboré à la rédaction de ce rapport. Il s’agit notamment de Pinar DağOlga SimanovychDeepak TiwariAmel GhaniMajdoleen HasanJoey QiSK Tanvir Mahmud, and Kholikul Alim.

Nyuk est né en 2000 en Corée du Sud. Il étudie actuellement au département d’éducation artistique appliquée de l’université Hanyang à Séoul, en Corée du Sud, où il travaille également comme illustrateur. Depuis l’exposition à Hidden Place en 2021, il a participé à diverses expositions d’illustrations. Il s’intéresse principalement au dessin à la main, qui représente la valeur de son univers artistique.

27.09.2025 à 15:17

Comment « Le Monde » a révélé l’ampleur de la contamination des eaux souterraines en France

Raphaëlle Aubert

Raphaëlle Aubert, journaliste d'investigation et de données au Monde, partage les méthodes utilisées par son équipe lors de son enquête sur la pollution des eaux souterraines en Europe.
Texte intégral (2891 mots)

Atrazine-Déséthyl. Chlorothalonil-R471811. Perchlorates. Ces noms ne vous sont peut-être pas familiers. Ils ne l’étaient pas non plus pour nous lorsque nous avons débuté l’enquête « Under the surface ». Ce sont pourtant ceux de quelques-uns des 300 polluants que l’on retrouve dans presque toutes les eaux souterraines surveillées en France, source d’eau potable pour les deux tiers de la population.

Dans plus de 28 % des stations de mesure du réseau français de surveillance des eaux souterraines, leur présence a dépassé les limites légales de qualité au moins une fois au cours des huit dernières années.

L’épuisement des ressources en eau est également un défi urgent. La France connaît des sécheresses de plus en plus fréquentes, et les conflits d’usage pour les ressources entre les villes, les agriculteurs et l’industrie exacerbent les tensions.

Cette enquête a commencé dans le cadre de l’investigation transfrontalière “Under the Surface” examinant la dégradation des eaux souterraines en Europe. Un projet collaboratif initié par Datadista et Arena for Journalism in Europe et soutenu par JournalismFund Europe. Alors qu’ils enquêtaient sur la dégradation des eaux souterraines en Espagne, les journalistes Antonio Delgado et Ana Tudela sont parvenus à trouver comment accéder aux derniers rapports des États membres de l’Union européenne sur l’état de leurs masses d’eau ; rapports que ces pays doit envoyer à la Commission européenne tous les six ans.

Arena for Journalism in Europe a suggéré d’étendre l’enquête à l’échelle européenne et m’a contactée pour travailler sur la situation en France. J’ai fait équipe avec mes collègues Léa Sanchez, qui m’a aidée dans l’analyse des données et la rédaction des articles, et Elsa Delmas, avec qui j’ai collaboré pour la cartographie et le développement de l’article visuel. Léa Girardot et Thomas Steffen, respectivement graphiste et responsable du service de la direction artistique numérique, nous ont également épaulées pour le design et les infographies.

Plonger dans les données

Les premières données européennes ont révélé une situation préoccupante : les masses d’eau souterraines françaises y apparaissaient en piteux état, notamment en termes de qualité. Nous voulions découvrir pour quelles raisons. Quels contaminants étaient à l’origine de cette dégradation ? D’où venaient-ils ? Était-il possible d’informer nos lecteurs de l’état des eaux souterraines au plus près de chez eux ?

Grâce aux rapports européens, nous savions que la France compilait de nombreuses données en continu de nombreuses données. Ades, le Portail national d’accès aux données sur les eaux souterraines, nous a permis d’accéder aux résultats de toutes les mesures effectuées dans toutes les stations. Mais ces « données ouvertes » n’étaient pas aussi accessibles que nous l’aurions aimé… À l’époque, l’interface de programmation d’application (API) ne pouvait traiter des requêtes ambitieuses. Le bouton d’exportation de l’interface, difficile à trouver, ne nous permettait pas de télécharger les données de tout le pays en une seule fois. Nous avons donc extrait les données région par région, en exportant des millions d’enregistrements et en les stockant sur notre propre serveur.

Mais ce n’était que le début du défi. Les noms des produits chimiques étaient cryptiques et le nombre de mesures, écrasant. Nous nous sommes tournées vers le « journalisme évalué par des experts » (« expert-reviewed journalism », en anglais), en collaborant étroitement avec des scientifiques, afin de donner un sens à ces informations.

L’hydrogéologue Florence Habets, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), a accepté de nous accompagner dès le début de l’enquête.

« Vous devriez vous intéresser à l’atrazine », nous a-t-elle dit. « Cet herbicide est interdit depuis des années, mais on le retrouve encore dans les échantillons. » La scientifique avait raison : cette substance, et en particulier ses métabolites (sous-produits de la substance active), dépassait 1 microgramme par litre dans environ 1.700 stations de surveillance (7 % des points où elles ont été testées).

Cartes issues de l’enquête, montrant les zones de production de betteraves en France (en haut) et les résultats des analyses de l’herbicide chloridazone (en bas), autorisé par l’UE pour le contrôle des mauvaises herbes dans les cultures. Visuels : avec l’aimable autorisation de Raphaëlle Aubert, Le Monde.

Choisir les substances d’intérêt 

Pour déterminer les polluants à surveiller, nous avons suivi les critères d’évaluation des eaux souterraines du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Laurence Gourcy, hydrogéologue au BRGM, nous a ainsi guidées dans l’interprétation des données et des méthodologies. Nous avons retiré 25 substances de la liste du BRGM, notamment des éléments naturels tels que le fer, le manganèse ou des substances liées au traitement de l’eau. Notre liste restreinte comptait alors 226 contaminants.

Pour savoir si les mesures étaient préoccupantes ou non, les normes officielles constituaient la meilleure source d’information. Nous avons donc rassemblé toutes les normes de qualité environnementale que nous avons pu trouver dans l’Union européenne et en France, en particulier ceux cités dans les arrêtés de 2008 et 2023. Nous avons ainsi pu déterminer si une concentration pouvant sembler négligeable – telle que 0,1 microgramme d’une substance par litre d’eau – dépassait les seuils légaux. La réponse est oui, pour de nombreux polluants tels que les pesticides.

Cependant, bon nombre des polluants que nous avons pu trouver dans les données n’étaient pas du tout réglementés dans les eaux souterraines. Nous avons ajouté à notre liste 74 de ces composés, qui font l’objet d’une surveillance particulière de la part des autorités. Il s’agit notamment du bisphénol A, utilisé dans la production de plastiques et de résines époxy, de produits pharmaceutiques et de certains PFAS ou « polluants éternels » – auxquels j’étais particulièrement attentive, ayant déjà enquêté sur ce type de contamination. Bien qu’il n’existe aucun seuil officiel, la découverte de traces de médicaments tels que des antiépileptiques, des analgésiques ou des pilules contraceptives dans nos eaux souterraines a aussi démontré à quel point celles-ci sont vulnérables quel point celles-ci sont vulnérables.

Notre liste était enfin complète, avec 300 contaminants. Comment les rendre compréhensibles pour le grand public ? Une fois de plus, les scientifiques nous ont été d’une grande aide. Florence Habets nous a conseillé de les grouper par type d’usage.

Nous avons créé six catégories :

  • Les pesticides et leurs métabolites, provenant de l’agriculture.
  • – Les nitrates, nitrites et autres engrais azotés.
  • Les substances chimiques issues de l’industrie. Les Hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), provenant de la combustion incomplète du bois ou d’autres matières organiques.
  • Les métaux, métalloïdes et autres minéraux
  • Les médicaments

Pour filtrer et analyser les données, nous avons écrit un script Python à l’aide de Pandas, une bibliothèque open source conçue pour l’analyse de données. Comme le traitement de plusieurs gigaoctets prenait des heures, nous lancions souvent le script pendant la nuit, pour analyser les résultats au réveil.

Ceux-ci ont été sans appel :

  • 28 % des quelque 24.700 stations de surveillance ont enregistré au moins un dépassement ces dernières années.
  • Certaines stations excèdent même les seuils pour 10, 20, voire plus de 30 substances.
  • Des pesticides et leurs métabolites ont été détectés dans 99 % des points de surveillance.

Par ailleurs, cette cartographie alarmante demeure partielle.les zones vides sur la carte ne signifient pas nécessairement que l’eau est propre : en effet, la principale motivation pour tester les eaux souterraines est la possibilité de les pomper pour la production d’eau potable. Certains puits, déjà trop pollués, ont été abandonnés et n’apparaissent pas dans nos données, faute de surveillance.

Quid de la raréfaction de l’eau ? Pour faire parler les données quantitatives, nous avons fait appel à l’expertise du Centre international d’évaluation des ressources en eaux souterraines (IGRAC). Ses hydrogéologues et ses analystes de données avaient déjà mis au point une méthode pour calculer les tendances des niveaux des eaux souterraines. Grâce à leur soutien sur cet aspect de l’enquête, nous avons pu concentrer nos efforts sur les données relatives à la pollution.

De nombreux autres scientifiques, spécialisés dans des domaines allant de la santé publique à la biogéochimie en passant par les systèmes d’information géographique, ont accepté de nous conseiller ou d’examiner nos travaux. Établir une relation de confiance avec eux a été essentiel à la réussite de notre enquête.

Rendre visible l’invisible

Les chiffres seuls semblaient trop abstraits. Pour les rendre tangibles, nous avons recherché des témoignages auprès des communautés touchées. À Chartres, au sud-ouest de Paris, la contamination de plusieurs nappes par les nitrates et les pesticides, et les prélèvements agricoles conséquents, mettent l’approvisionnement de la ville sous tension, notamment en période de sécheresse. De nombreuses municipalités confrontées à une pollution fréquente investissent dans des traitements ou de nouveaux forages, ce qui augmente le prix de l’eau potable pour leurs administrés.

Nous voulions également que les lecteurs puissent visualiser l’ampleur du problème. Nos cartes sont devenues la pièce maîtresse de l’enquête, et j’encourage vivement tout journaliste souhaitant reproduire notre méthodologie à présenter ses résultats sur une carte interactive. Nous avons superposé nos résultats à d’autres ensembles de données spatiales, telles que la culture de betteraves (calculée à partir du « registre parcellaire graphique »), associée à un herbicide spécifique appelé chloridazone.

Un outil cartographique qui mérite d’être mis en avant est Protomaps, une solution open source basée sur OpenStreetMap, qui permet aux journalistes et aux développeurs d’héberger leurs propres  fonds de cartes sous forme de tuiles vectorielles. En 2022-2023, je l’ai mis en place pour notre rédaction comme alternative open source aux logiciels propriétaires, très coûteux. Utilisé avec MapLibre et DeckGL, Protomaps nous a permis de créer une grande variété de visuels, des modules explorables aux cartes animées à mesure que l’article défile. Grâce à cet outil et à ses compétences en développement, Elsa Delmas a transformé nos ensembles de données et nos prototypes de cartes en un saisissant article « scrolltytelling » – ou “récit-molette”, cette pratique qui consiste à raconter une enquête en indexant des visuel animés sur le récit. Nous avons également inclus des boutons « explorer la carte » pour permettre aux lecteurs les plus curieux de faire une pause dans leur lecture et de zoomer sur n’importe quel point.

Après la publication de notre article, nous avons publié nos données en open data. Notre méthodologie est également accessible au public. Si vous avez accès à des données ou pouvez tester des échantillons d’eau souterraine dans votre région, vous pouvez reproduire cette enquête.

Article traduit de l’anglais.


Raphaëlle Aubert est journaliste Monde. Elle s’intéresse particulièrement, par le prisme des données, aux pressions exercées par l’Homme sur l’environnement, souvent dans le cadre d’enquêtes réalisées en collaboration avec des scientifiques et d’autres journalistes. Elle a ainsi développé la carte de la contamination par les PFAS en Europe du Forever Pollution Project, publiée en 2023, et a dirigé l’évaluation des coûts de la décontamination des PFAS deux ans plus tard. En 2025, son article « 300 contaminants dans nos nappes », publié dans Le Monde avec Léa Sanchez et Elsa Delmas dans le cadre de l’enquête transfrontalière « Under the Surface », a reçu un Sigma Award qui récompense les meilleurs projets basés sur des données. Vous pouvez la contacter à l’adresse aubert@lemonde.fr.

 

02.09.2025 à 13:18

Webinaire GIJN Afrique : enquêter sur les régimes révolutionnaires et/ou militaires (replay)

Maxime Domegni

Dans ce webinaire gratuit, GIJN réunira quatre journalistes africains expérimentés pour discuter des astuces pour obtenir des informations dans des régimes répressifs et des dictatures militaires du continent.
Texte intégral (857 mots)

GIJN Afrique a organisé le 16 septembre 2025 un webinaire durant lequel quatre journalistes d’expérience ont partagé leurs astuces pour enquêter sur les abus des régimes militaires et/ou révolutionnaires en Afrique.

Voici le REPLAY de ce webinaire :

L’Afrique se trouve à un tournant en matière de gouvernance. Entre août 2020 et septmebre 2025, le continent a connu sept coups d’État ou prises de pouvoir militaires au Niger, au Burkina Faso, au Soudan, en Guinée, au Mali, au Tchad et au Gabon, suscitant des inquiétudes quant à une résurgence des régimes militaires à travers l’Afrique.

En outre, les présidents de pays comme l’Ouganda, le Rwanda et l’Érythrée, autrefois présentés comme « une nouvelle génération de dirigeants africains », se maintiennent au pouvoir depuis trois décennies ou plus. Et les dirigeants de démocraties naissantes comme la Tanzanie, le Bénin, le Kenya, l’Éthiopie et le Mozambique deviennent de plus en plus autocratiques et remettent en cause les consensus politiques acquis par le passé. Il est donc primordial que les journalistes d’investigation s’intéressent davantage aux régimes révolutionnaires et/ou militaires sur le continent.

GIJN a donc été heureux d’organiser ce webinaire qui a fourni aux journalistes d’investigation africains des conseils, des outils et des ressources pour examiner de près les actions politiques des gouvernements militarisés du continent, qui réduisent souvent l’espace dont disposent les médias pour remplir leur rôle de redevabilité.

Dans ce seminaire en ligne, gratuit pour tous les journalistes d’Afrique et d’ailleurs, GIJN a réuni quatre journalistes africains expérimentés qui ont évoqué comment obtenir des informations dans des régimes répressifs; suivre les outils utilisés par ces régimes pour asservir leur population; vérifier les faits et de démystifier la désinformation et la propagande; et d’enquêter sur les alliés stratégiques et géopolitiques qui contribuent à maintenir les autocrates au pouvoir malgré l’opposition des citoyens.

Intervenants :

  • Justin Yarga est un journaliste d’investigation indépendant originaire du Burkina Faso, actuellement basé en Suède. Yarga a vu son pays natal, autrefois un sanctuaire de la liberté d’expression en Afrique de l’Ouest, devenir l’un des pires contrevenants. Il enquête désormais sur les régimes militaires à travers le Sahel et leurs campagnes de propagande, et a co-réalisé avec Al Jazeera l’enquête « Africa’s Ghost Reporters« .
  • Khadija Sharife est une journaliste d’investigation chevronnée et membre du conseil d’administration du GIJN. Elle a enquêté sur les régimes militarisés dans plusieurs pays africains et a rédigé un chapitre du guide de GIJN sur les enquêtes relatives au trafic d’armes.
  • Samuel Baker Byansi est le cofondateur de M28 Investigates / Unité M28, un média à but non lucratif qui mène des enquêtes, notamment à l’aide de méthodes d’infiltration et d’outils de open source, afin de dénoncer les violations des droits humains. Il a participé à l’enquête Forbidden Stories sur le gouvernement rwandais et vit actuellement en exil.
  • David Dembele est journaliste d’investigation originaire du Mali et actuellement en exil en raison de ses reportages critiques sur le régime militaire de son pays natal.

La modératrice a été Busola Ajibola, directrice adjointe, responsable du programme de journalisme, au Centre pour l’innovation et le développement du journalisme (CJID).

Consultez notre fil Twitter @gijnAfrique et notre newsletter mensuelle en français pour plus de détails sur les événements à venir.

27.08.2025 à 17:38

Fiche-conseils pour les journalistes : Comment obtenir gratuitement des images satellites

Rowan Philp

Évaluation de l'ampleur des destructions à Gaza, identification de charniers en Ukraine... L'importance des images satellites n'est plus à démontrer. Mais les freelances et les rédactions manquant de ressources croient souvent ne pas avoir les moyens d'y avoir accès. Or, de nombreuses images satellites de qualité sont bel et bien disponibles comme le détaille cet article. 
Texte intégral (6704 mots)

Les images satellites sont désormais d’importance capitale pour un grand nombre d’enquêtes. Elles ont notamment permis de mettre au jour la destruction d’habitations à Gaza, des charniers dans les régions ukrainiennes contrôlées par la Russie, ou encore le lien entre la déforestation provoquée par les entreprises en Amazonie et d’importants incendies de forêt.

On associe ce genre d’outils aux grands médias, qui disposent de ressources importantes. L’accès à ces images – ainsi que la liste croissante de fournisseurs d’images et d’options d’analyse avancée – peut intimider les nouveaux venus, en particulier dans les pays du Sud.

Selon les experts, de nombreuses rédactions manquant de ressources ont l’impression que ces images sont soumises à des contrats d’exclusivité ou nécessitent des compétences avancées en matière de données et de recherche. Nombreux sont ceux qui craignent également que les fournisseurs d’imagerie satellite s’opposent forcément aux demandes d’accès gratuit aux données qui émaneraient d’organes de presse qu’ils ne connaissent pas.

La réalité est toute autre. Malgré certaines restrictions, de nombreuses images de qualité sont bel et bien disponibles.

GIJN a interrogé deux journalistes de premier plan qui ont travaillé auparavant pour des fournisseurs privés d’imagerie satellitaire : Laura Kurtzberg, enseignante en visualisation de données à l’Université internationale de Floride et ancienne ingénieure en applications chez Descartes Labs, et Daniel Wolfe, journaliste graphique au Washington Post et ancien ingénieur en visualisation de données chez Planet Labs.

Selon ces journalistes :

  • Dans la plupart des cas, il n’est probablement pas nécessaire de contacter qui que ce soit, ni de débourser de l’argent, pour obtenir des images satellites à moyenne résolution de l’endroit dont vous avez besoin pour votre enquête, et à une date plus ou moins pertinente.
  • Dans le cas d’enquêtes importantes nécessitant une image originale, les sociétés de satellites sont, du moins en principe, ouvertes à de telles demandes – et les journalistes des pays du Sud ont de meilleures chances de réussir, les demandes pour de telles missions commerciales étant moins fréquentes pour les satellites survolant l’hémisphère sud.
  • À moins que vous ne procédiez à une analyse géospatiale plus poussée, vous n’avez pas besoin de données ou de compétences informatiques particulières pour trouver ou télécharger des images satellites, ni même pour éliminer la couverture nuageuse ou créer des intervalles de temps personnalisés.
  • Les équipes de marketing des sociétés privées de satellites partagent fréquemment des images à très haute résolution d’événements internationaux majeurs, tels que des tremblements de terre ou des inondations, avec les journalistes inscrits sur leurs listes de presse, sans qu’ils aient à en faire la demande – parfois complémentée d’une analyse d’expert.
  • Certaines sociétés privées ont conclu des accords d’embargo ou de première utilisation avec certains médias sur des sujets donnés. Ces sociétés restent toutefois ouvertes à des demandes émanant de rédactions inconnues – et sont souvent ravies d’aider les journalistes issus de pays où leurs images n’ont encore jamais été diffusées.
  • Plusieurs bases d’images permettent de parcourir les images existantes, parmi lesquels des portails publics comme NASA WorldView et des bibliothèques privées comme Planet Explorer. Les journalistes peuvent également explorer les dizaines d’options d’accès, d’analyse et de combinaison de sources avancées proposées dans les guides en ligne, tels que le « Guide pour trouver et utiliser des images satellites » de GIJN. Cependant, pour les nouveaux venus, les experts affirment que deux outils en sources ouvertes particulièrement faciles d’emploi – Google Earth Pro et l’application de plus en plus puissante Sentinel Hub EO Browser – suffiront à presque tous vos besoins en images satellites.

« Je pense que, pour le journaliste moyen, Google Earth et EO Browser sont les seuls outils dont vous avez réellement besoin pour obtenir des images satellites gratuites », avance Laura Kurtzberg. « Investir du temps pour s’entraîner et apprendre à utiliser ces deux outils permet donc de couvrir la plupart des besoins. N’hésitez pas à vérifier si ces bases de données contiennent des images très récentes : elles pourraient contenir une image sans couverture nuageuse du lieu qui vous intéresse au cours des deux derniers jours ».

Et d’ajouter : « Cela dit, si vous ne trouvez pas l’image dont vous avez besoin via ces deux outils, il serait bon de connaitre quelqu’un qui travaille pour une société privée d’imagerie ».

Choisir des outils d’imagerie satellitaire gratuits et faciles d’emploi

Un article publié par GIJN en 2019 et traitant du Centre INK pour le journalisme d’investigation, organisation à but non lucratif au Botswana, a permis de souligner l’importance d’un accès gratuit à ce genre de données. Le cofondateur d’INK, Joel Konopo, y a révélé que des journalistes du média ont réduit leurs salaires pourtant déjà modestes afin de réunir les fonds nécessaires pour acheter une seule image satellite privée, dans le but de vérifier les informations de leur enquête sur la maison de campagne du président de l’époque.

Cette image de DigitalGlobe, via la société sud-africaine Swift Geospatial Solutions, montre des aménagements importants dans le domaine privé d’un ancien président du Botswana. Une enquête menée en 2019 par l’organisation à but non lucratif INK, au Botswana, a révélé que des deniers publics ont financé ce développement immobilier.

Selon Laura Kurtzberg, l’image de ce domaine est un exemple type de données qu’aucune rédaction ne devrait aujourd’hui avoir à acheter, ni même demander. En effet, INK n’avait pas besoin d’une image datant d’un jour en particulier, et le domaine contient de grands bâtiments faciles à identifier même avec les images que fournirait un satellite à résolution moyenne et en libre accès, tel que le Sentinel-2 de l’Agence spatiale européenne.

Selon Daniel Wolfe, les nouveaux utilisateurs devraient commencer par évaluer les besoins de leur enquête : la date et la résolution de l’image sont-elles des priorités ?

« En général, votre rédacteur en chef veut l’image parfaite : une image nette ou récente, voire les deux en même temps », explique-t-il. « Imaginons que vous vous penchez sur des stades financés par le gouvernement chinois en Afrique, et que vous voulez savoir où en sont les travaux. Vous aurez fait un grand pas en avant si vous savez quelle période de temps vous intéresse, et quelle doit être la netteté de l’image. Une plaine inondable n’a pas besoin d’être en haute résolution. S’il s’agit d’une image pour montrer la topographie du lieu avant l’évènement qui vous préoccupe – afin de publier un avant / après – l’image peut être tout à fait claire puisque vous n’avez pas à utiliser une image datant d’un jour en particulier ».

Il ajoute : « Les choses se compliquent lorsqu’il s’agit d’un événement très récent. Mais il est souvent possible d’obtenir gratuitement des images suffisamment proches de la période qui vous intéresse.

Les satellites publics que Daniel Wolfe consulte en priorité sont LandSat de la NASA, dont la résolution est faible ou moyenne – « la résolution est à l’échelle d’une ville » – et Sentinel-2, qui a une résolution moyenne d’environ 10 mètres par pixel. Mais il ajoute que les nouveaux venus n’ont probablement pas à s’inquiéter du choix de la source satellitaire, car les outils en sources ouvertes font le travail à leur place : Google Earth présélectionne la meilleure image disponible à partir d’un mélange de satellites, EO Browser choisit par défaut l’excellent service Sentinel-2, et dispose également de LandSat et d’autres bases d’images dans sa bibliothèque que vous pouvez sélectionner d’un simple clic.

« Si vous créez un compte gratuit sur NASA WorldView, vous bénéficiez d’un accès à tous les flux de données de la NASA et utiliser cette base de données aussi simplement que Google Maps », explique-t-il. Le bouton « Add layer » (« Ajouter une couche ») permet de rechercher une catastrophe qui vous intéresse. Vous pouvez également rechercher les données brutes et utiliser des éléments tels que la fonction « Fire and Thermal Anomalies » (« Anomalies thermiques et d’incendie ») pour corroborer des informations sur les incendies ou les explosions.

La fonction « Fire and Thermal Anomalies » de l’outil Worldview de la NASA montre les principaux incendies qui se produisent chaque jour. Image : Capture d’écran, NASA

Daniel Wolfe explique : « Les journalistes n’ont pas forcément besoin d’utiliser toutes les fonctions disponibles. Pour les débutants, je recommanderais Sentinel Hub. »

Outre la facilité d’usage de son tableau de bord EO Browser, l’un des principaux avantages du programme Sentinel Hub, selon lui, est la fréquence des prises de vue par Sentinel-2 : les mêmes lieux sont pris en photo tous les cinq ou six jours.

« Les satellites sont espacés de telle sorte que, jour après jour, chaque région est survolée, plus ou moins, et les images sont prises à peu près au même moment de la journée, pour des raisons d’ombres comparables, etc. »

En résumé, il faut d’abord apprendre à utiliser les interfaces « pointer-cliquer » de Google Earth et d’EO Browser, qui sont excellentes. Quand on n’a pas l’habitude, un outil comme EO Browser n’est pas si facile à manier, surtout quand on a des délais à tenir », explique Laura Kurtzberg.

(Les journalistes ayant des compétences informatiques avancées peuvent approfondir les données de Sentinel Hub grâce à cette collection de codes Javascript et de scripts personnalisés).

Selon Carl Churchill, infographiste au sein du Wall Street Journal, le satellite GOES, exploité par la National Oceanic and Atmospheric Administration des États-Unis, est une source gratuite utile qui ne figure pas dans EO Browser. « Il s’agit d’un satellite géostationnaire qui prend une photo géante de l’ensemble de l’hémisphère occidental toutes les 10 minutes », explique-t-il. Outre les options de téléchargement facile et gratuit de ce satellite via NASA Worldview, Carl Churchill recommande de consulter l’excellente plateforme brésilienne DSAT.

Conseils pour l’utilisation d’outils satellitaires open source

  • Essayez les fonctions de pointer-cliquer, de zoom et de défilement du temps sur Google Earth Pro pour orienter votre enquête et pour consulter et télécharger des images d’objets de grande taille. L’an dernier, le Financial Times a utilisé Google Earth pour montrer que les autorités chinoises avaient modifié ou supprimé des éléments architecturaux de style arabe sur 74 % des mosquées d’un échantillon de 2 323 mosquées en Chine, entre 2018 et 2023. « Si vous avez simplement besoin de prouver que quelque chose existe, et non qu’un évènement ait eu lieu à une date précise, Google Earth est un excellent choix », explique Laura Kurtzberg. « Vous pouvez saisir des coordonnées géographiques si vous le souhaitez, mais la plupart des journalistes se contentent de grossir l’image, comme sur Google Maps. Assurez-vous de télécharger et d’utiliser la version de bureau, et non le navigateur ».
  • Gagnez du temps dans la recherche d’images utilisables grâce à la remarquable fonction de nuage d’EO Browser. Si vous cliquez sur « Advanced search » (« Recherche avancée ») sous la case Sentinel-2 dans le menu principal de l’outil, vous trouverez un curseur « Max cloud coverage » (« Couverture nuageuse maximale »). Si vous cliquez, par exemple, sur les trois quarts du curseur, toutes les images de la période de temps sélectionnée présentant une couverture nuageuse supérieure à 25 % seront automatiquement exclues. Il vous suffit ensuite de sélectionner l’image non obstruée que vous souhaitez, ou d’en sélectionner plusieurs, de les télécharger et d’utiliser l’attribution indiquée pour créditer le fournisseur.

Réglé ici à 80 %, le curseur « Couverture nuageuse maximale » d’EO Browser n’affiche que les images de l’aéroport international Murtala Muhammed de Lagos dont la couverture nuageuse est inférieure à 20 %. Image : Capture d’écran, Sentinel Hub EO Browser

  • Entraînez-vous à utiliser des outils open source en recherchant votre propre domicile et en recherchant des images avant et après des changements survenus dans les environs. « La pratique est vraiment utile dans ce domaine », note Daniel Wolfe. « Observez les changements qui se sont produits dans votre quartier. Par exemple, dans mon cas, je pourrais observer la façon dont notre service des eaux s’occupe des conduites d’eau dans mon quartier ».
  • Comparez les dates clés, ou les fourchettes de dates, de votre enquête avec le calendrier numérique d’EO Browser. Le calendrier met automatiquement en évidence les dates exactes – souvent une ou deux fois par semaine – auxquelles les images satellites ont été prises pour le lieu recherché.

Le calendrier intelligent de Sentinel Hub révèle les dates auxquelles les images d’un lieu ont été prises et sélectionnées. Image : Capture d’écran, EO Browser

  • Planifiez les images qui seront probablement prises au cours de la semaine à venir grâce aux prévisions météorologiques. Sentinel Hub comprend une fonction « Clear sky confidence » (« probabilité d’un ciel clair ») qui indique les conditions météorologiques attendues pour les jours où les satellites prendront la prochaine image d’un lieu que vous avez sélectionné.
  • Expérimentez les fonctions de distance et d’étiquetage d’EO Browser. Contrairement à d’autres plateformes, cet outil vous permet de mesurer facilement des distances et des surfaces en mètres, plutôt qu’en degrés de la surface de la Terre, grâce au bouton « ruler » (« règle ») situé dans le menu de droite. Vous pouvez vous orienter, ou orienter votre public, en cliquant sur « labels » (« étiquettes ») ou « roads » (« routes ») dans l’onglet situé dans le coin supérieur droit, ce qui permet d’afficher des noms de villes et de lieux sur votre image. Vous pouvez également marquer des points à l’aide de l’onglet « Pin » (« épingle ») situé en dessous.

L’outil « règle » d’EO Browser, montrant ici la distance (1 700 mètres) entre les pistes de l’aéroport Murtala Muhammed de Lagos, au Nigeria. Image : Capture d’écran, EO Browser

⇒ Assurez-vous d’avoir créé un compte gratuit sur EO Browser.

⇒ Tapez le nom ou les coordonnées de la zone dans la barre de recherche et lancez la recherche.

⇒ Cliquez sur « Visualiser » sur une vignette dans le menu principal pour voir l’image et affiner les limites de temps.

⇒ Faites défiler jusqu’à l’icône montrant une bobine de film puis cliquez sur « Create timelapse », et sélectionnez les dates de début et de fin.

⇒ Désélectionnez les vignettes où les nuages bloquent la vue. Conseil : veillez à ne pas confondre nuages et fumée sur ces petites images, et à ne pas désélectionner par erreur des images de feux de forêt ou de conflits.

⇒ Choisissez le nombre d’images par seconde à l’aide de l’icône « SPEED » située en bas de l’écran. « Vous pouvez contrôler la vitesse à laquelle défilent les images, et vous pouvez faire durer la dernière image pour que votre lecteur se concentre vraiment dessus », explique Daniel Wolfe. « Vous pouvez ensuite exporter la vidéo au format MPEG. »

⇒ Prévisualisez en cliquant sur « Play » et téléchargez la vidéo.

Comment traiter avec les fournisseurs commerciaux

Toutefois, si votre enquête nécessite une image prise à un moment précis ou une vue claire d’un objet de la taille d’un véhicule, vous aurez besoin d’une image à haute résolution, précis jusqu’à un mètre ou moins. Outre les satellites militaires, ces images ne sont recueillies que par des fournisseurs commerciaux tels que Planet Labs, Maxar Technologies, Airbus Earth Observation et BlackSky. Ces fournisseurs peuvent également aider les clients à trouver des images plus anciennes à une date et à une heure données, et à donner aux satellites des objectifs de prise de vue pour des projets futurs.

« Si vous devez vérifier que la voiture du président se trouvait à tel endroit à telle heure, alors, oui, vous devrez peut-être contacter un attaché de presse d’une entreprise privée », explique Daniel Wolfe. « Ces entreprises disposent d’équipes de marketing dont le travail consiste, en partie, à anticiper et à créer des images avant même que les journalistes ne les demandent. Ainsi, s’il s’agit d’un événement comme le tremblement de terre de Taïwan, nous n’avons pas besoin de les solliciter, car ils nous envoient déjà ce matériel par courrier électronique si nous figurons sur leur liste de journalistes.

Daniel Wolfe souligne que le personnel chargé du marketing et de la presse dans les entreprises de satellites a tendance à être ouvert aux demandes d’images gratuites de la part des médias et anticipe souvent les besoins de la presse.

« Les attachés de presse de ces entreprises souhaitent généralement fournir ces données aux journalistes, parce qu’ils savent que les entreprises seront alors citées dans la presse », explique-t-il. « N’oubliez pas qu’un grand nombre de personnes travaillant pour ces fournisseurs se sont lancées dans ce secteur parce qu’elles croient en leur mission, à savoir qu’il ne s’agit pas de surveillance, mais que ces données sont utiles au monde entier lorsqu’elles sont entre de bonnes mains. Lorsque je travaillais chez Planet, il arrivait que des gens nous écrivent : « Nous effectuons une mission de sauvetage, l’avion de notre ami s’est écrasé dans cette forêt, pouvez-vous nous envoyer des images de la zone ? Je peux vous dire que nous laissions tout tomber pour leur venir en aide. L’importance et la nécessité font toute la différence ».

Les rédactions de petite taille doivent absolument rentrer en contact avec ces entreprises.

Daniel Wolfe se souvient : « Quand je recevais des demandes émanant de petits médias, je ne me suis jamais dit : Ils ne sont pas le New York Times, je ne vais donc pas me pencher sur la question. Du point de vue du service de presse, il est facile de télécharger l’image et de l’envoyer par courrier électronique. »

Ces fournisseurs éprouvent une grande fierté à soutenir les enquêtes de presse, comme le révèle cette page du site web de Maxar. Quant à Planet, l’entreprise déclare : « Chaque jour, nos données donnent vie à l’actualité et à des enquêtes dans des endroits isolés et souvent dangereux. »

En outre, le WeatherDesk de Maxar a fourni des cartes de données associées à des conflits, comme cette carte montrant un net déficit dans la plantation de cultures, en rouge, en 2022, par rapport à la période d’avant-guerre. Image : Capture d’écran, Maxar

Laura Kurtzberg souligne que, d’après son expérience de la filière de l’imagerie satellite, il existe une légère tension entre l’envie des responsables du marketing d’aider à la rédaction d’articles et le désir de leurs supérieurs d’y trouver un avantage pour la marque de l’entreprise.

C’est pourquoi elle conseille aux journalistes des rédactions moins connues de décrire brièvement, dans les demandes qu’elles envoient par courrier électronique, la taille de leur lectorat, leur importance relative dans le paysage médiatique, leur indépendance journalistique et les prix qu’elles ont reçu.

Lorsque je travaillais pour une société d’imagerie satellitaire et que j’entendais parler d’un journaliste qui voulait utiliser nos images, je me disais toujours « Super ! Allons-y ! Mais la direction me répondait ensuite : « D’accord, mais que va-t-on en tirer ? » », se souvient-elle. C’est pourquoi il est utile de préciser [au fournisseur d’images satellites] : « Nous avons tant de lecteurs » si vous en avez beaucoup, ou « Nos articles sont repris par de nombreux médias », ou « Nous avons tel impact dans notre pays ». S’il s’agit d’une demande détaillée et que vous dites que vous êtes le média le plus populaire ou le plus primé dans tel petit pays, vous avez plus de chance que l’entreprise vous vienne en aide.

Conseils pour obtenir des images satellites commerciales gratuites

  • Rejoignez les listes de presse et les groupes qui reçoivent des lettres d’information. Planet encourage les journalistes à « s’inscrire sur [sa] liste de presse pour recevoir les dernières mises à jour ou à envoyer un courriel à press@planet.com pour toute demande. »
  • Établissez une relation de confiance avec les principaux attachés de presse avant de demander d’accéder gratuitement à des images sensibles ou prises à une date précise. Les responsables peuvent être contactés à des adresses telles que media@maxar.com et images@planet.com. Selon Daniel Wolfe, les principaux attachés de presse dans ce domaine sont Stephen A. Wood chez Maxar, Anne Pellegrino chez Planet et Colleen Frerichs chez ICEYE. Vous trouverez les courriels des services de presse de ces entreprises en effectuant une simple recherche sur Google. Envoyez-leur un message expliquant ce que vous faites et qui sont vos lecteurs. Précisez qu’un jour vous aurez peut-être besoin de collaborer avec leur service pour un article important, et demandez la procédure à suivre pour obtenir des images en haute résolution », explique Laura Kurtzberg. « Il faut s’y prendre à l’avance, car si vous essayez de faire ce travail de fond en contactant le service pour la première fois pour une nouvelle de dernière minute, vous risquez d’arriver trop tard. »

Conseil pour les médias de petite taille : Accompagnez votre première prise de contact d’une demande d’image simple et non urgente, en précisant les coordonnées géographiques, pour illustrer un article sur lequel vous travaillez réellement et qui ne nécessite pas de photo à une date précise. Une fois publié, envoyez à votre contact une copie de l’article avec l’image fournie, accompagnée d’un message de remerciement.

  • Même si l’attribution souhaitée par l’entreprise est clairement indiquée dans les communiqués de presse relatifs aux images, veillez à vérifier le choix des mots. Incluez dans toute demande initiale une ligne du type : « Quelle formulation exacte souhaitez-vous que nous utilisions pour créditer votre entreprise quand nous publions les images que vous nous fournissez ? » Ce type de question montre à l’entreprise que vous êtes conscient de ses besoins en matière d’attribution, explique Laura Kurtzberg.
  • Ne « partez pas à la pêche » avec des demandes trop générales. Donnez aux attachés de presse les éléments dont ils ont besoin pour travailler. Si vous envoyez un courriel disant « Je suis très intéressé par l’exploitation minière illégale dans la région X, qu’est-ce que vous avez ? », ils ne vous répondront pas », prévient Daniel Wolfe. En revanche, si vous dites : « Selon nos informations, les résidus miniers (déchets des opérations minières) semblent se déverser dans telle rivière. Pouvez-vous vérifier les conditions autour de cette mine ? » Dans ce cas, ils pourront peut-être vous aider.                                                                                                            Il ajoute : « Si vous ne connaissez que la zone générale, mais qu’il y a quelque chose qu’ils peuvent rechercher dans un délai donné, cela peut être suffisant. Si vous dites : « Nous avons entendu parler de violences dans cette zone générale la semaine dernière – nous ne savons pas exactement où mais il y a probablement des traces de feu à cet endroit », les entreprises peuvent effectuer les recherches qui conviennent, car vous aurez fourni suffisamment d’éléments.
  • Dans la mesure du possible, utilisez des coordonnées GPS dans votre demande, plutôt que des noms de lieux ou des points de repère. « Les coordonnées sont préférables », confirme Daniel Wolfe. « Si vous avez une latitude et une longitude, donnez-les. Astuce : Trouvez les coordonnées en cliquant avec le bouton droit de la souris au-dessus de l’endroit que vous visez sur Google Maps.

En outre, le WeatherDesk de Maxar a fourni des cartes de données associées à des conflits, comme cette carte montrant un net déficit dans la plantation de cultures, en rouge, en 2022, par rapport à la période d’avant-guerre. Image : Capture d’écran, Maxar

  • Soyez précis sur les aspects techniques de ce dont vous avez besoin – et de ce dont vous n’avez pas particulièrement besoin – dans la recherche d’images. Si l’image n’a pas besoin d’être parfaitement nette, dites-le. « Ce qui intéresse ces entreprises, c’est l’emplacement exact, la date voulue et la qualité d’image dont vous avez besoin », ajoute-t-il. « Donnez-leur donc une fourchette de résolution acceptable pour votre reportage ».
  • Demander qu’un satellite prenne une image cruciale, sans préciser une date. « Il s’agit de demander au satellite à haute résolution de se déplacer pour prendre une photo d’une zone en particulier », explique Daniel Wolfe. « Les médias des pays du Sud sont avantagés dans ce cas de figure, car dans l’hémisphère nord, de nombreuses entreprises paient pour obtenir des images pour des raisons commerciales ou concurrentielles. En revanche, dans l’hémisphère sud, ces demandes sont bien moins fréquentes, ce qui fait qu’il y a beaucoup de créneaux à prendre, pour parler vite ». Il ajoute : « Si vous disposez d’informations indiquant qu’une personne sur qui vous enquêtez possède, par exemple, une piste d’atterrissage privée dans son jardin, dans une zone difficile d’accès et instable, vous pouvez indiquer les coordonnées géographiques, par exemple à Planet, et ajouter : « Je cherche à confirmer l’existence de cette piste pour un article important, et je remarque que vous ne semblez pas disposer de données à haute résolution de cet endroit. Pourriez-vous demander à un satellite de prendre une image du lieu ? – Peu importe quel jour, nous voulons simplement vérifier l’existence de la piste. » Ils pourraient vous répondre : « Bien sûr, donnez-nous une semaine ou deux ». »
  • Si vous faites partie d’une organisation à but non lucratif importante ou d’un collectif éducatif qui a fait ses preuves en matière de bienfaits pour la communauté, envisagez de négocier un accord d’accès libre et gratuit à des images en haute résolution pour vos membres. Laura Kurtzberg indique qu’elle connaît au moins un centre de journalisme à but non lucratif de qualité qui a obtenu un accès gratuit aux images pour tous ses étudiants en journalisme auprès d’un grand fournisseur privé d’imagerie satellite.
  • Précisez que vous souhaitez des fichiers « spatiaux » dans votre demande si vous créez une carte. Selon Carl Churchill du Wall Street Journal, il est important de préciser le format de fichier dont vous avez besoin – comme les fichiers « spatiaux » pour les cartes – lorsque vous communiquez avec les attachés de presse. « Par exemple, Maxar ne fournit souvent que d’énormes dossiers de JPEG, ce qui est très bien, mais si vous voulez, disons, les ajouter à QGIS et les incorporer dans une carte, vous ne pouvez pas le faire », explique Carl Churchill. « Le format JPEG ne contient pas les informations dont QGIS a besoin pour géoréférencer. Cependant, Planet offre généralement cette possibilité par défaut. Le format de fichier est important. N’oubliez pas que ‘geoTIFF’ est un format spatial.
  • Demander de l’aide pour analyser les données fournies. « Il peut être plus difficile de contacter les personnes chargées de l’analyse, car on sait rarement qui elles sont », explique Daniel Wolfe. « Dans le cas de Gaza, un ou deux chercheurs peuvent se consacrer à une analyse puis, par exemple, l’envoyer sous embargo au New York Times, qui la publiera en premier, après quoi n’importe quel autre média pourra utiliser ces données. Il ajoute : « S’il s’agit d’une société comme Planet, qui se targue d’analyser les images, vous pouvez lui demander si l’analyse d’une image particulière est quelque chose qu’elle peut partager avec vous. S’il s’agit d’un attaché de presse avisé, il vous répondra peut-être : « Oh, vous vous intéressez à l’agriculture ? Vous savez, nous pouvons aussi vous dire quelle proportion de cette zone a été touchée par X, si vous le souhaitez ». Pour l’analyse, Planet peut mettre les journalistes en relation avec un réseau d’experts tiers géré par l’entreprise.

« Essayez de tenir compte de leurs contraintes de temps, comme vous le feriez avec n’importe quelle source », conclut Daniel Wolfe. « Écrivez donc : Voici ce que nous faisons, cette enquête est importante, voici comment nous avons l’intention d’utiliser l’image, avez-vous des images de cet endroit à telle heure ? »

« L’utilisation actuelle de l’imagerie satellite dans le cadre du journalisme d’investigation n’est que la partie émergée de l’iceberg », déclare Andrew Lehren, directeur du journalisme d’investigation à l’école de journalisme CUNY de New York. « Il s’agit d’une forme puissante de preuve qui est largement disponible gratuitement. Nous constatons l’intérêt de ces images pour la couverture des catastrophes naturelles, bien évidemment, mais il y a tellement d’autres reportages qui pourraient s’appuyer sur ces données. La construction et la pollution illicites et presque toutes les activités illégales à grande échelle qui se déroulent derrière une clôture peuvent désormais être observées. Il n’est même plus nécessaire d’avoir recours aux grandes entreprises privées : on peut le faire soi-même, depuis son ordinateur. »

Traduit de l’anglais par Olivier Holmey.


Rowan Philp est grand reporter au sein de la rédaction de GIJN, responsable de la stratégie d’impact. Il a été grand reporter au Sunday Times sud-africain. En tant que correspondant étranger, il a couvert l’actualité politique, économique et militaire d’une vingtaine de pays.

30.05.2025 à 15:52

Guide d’introduction au journalisme d’investigation

Maxime Domegni

Bien qu’il existe de nombreuses formations en ligne sur les techniques de recherche avancées, le Réseau international sur le journalisme d’investigation (GIJN) et le pilier de formation de l’iMEdD, Ideas Zone, ont constaté un besoin important de compétences de base en matière de journalisme d’investigation. C’est pourquoi nous avons élaboré ce guide – qui fait […]
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Bien qu’il existe de nombreuses formations en ligne sur les techniques de recherche avancées, le Réseau international sur le journalisme d’investigation (GIJN) et le pilier de formation de l’iMEdD, Ideas Zone, ont constaté un besoin important de compétences de base en matière de journalisme d’investigation.

C’est pourquoi nous avons élaboré ce guide – qui fait partie du programme « Introduction au journalisme d’investigation » mis en œuvre collaborativement en 2024 – et engagé quelques-uns des meilleurs journalistes d’investigation du monde entier pour le rédiger.

Les chapitres sont rédigés par : Jelena Cosic (ICIJ), Wahyu Dhyatmika (Tempo), Emilia Díaz-Struck (GIJN), Mariam Elba (ProPublica), Will Fitzgibbon (The Examination), Brant Houston (University of Illinois), Karol Ilagan (University of the Philippines), Purity Mukami (OCCRP), Miranda Patrucic (OCCRP), Runa Sandvik (Granitt), Hamadou Tidiane Sy (Ouestaf News), Shereen Youssef (BBC Verify), Marina Walker (Pulitzer Center), et Margot Williams (The Intercept).

Le guide a été édité par Nikolia Apostolou, Jabeen Bhatti, John Dyer, Martha Hamilton, Reed Richardson et Alexa van Sickle. Les chapitres ont été vérifiés par Jabeen Bhatti, Martha Hamilton et Katrina Janco.

Des conseils juridiques ont été fournis par le Cyrus R. Vance Center for International Justice.

Le projet n’aurait pas été possible sans l’aide et le soutien de GIJN et du personnel de l’iMEdD :

De GIJN :

Directrice du centre de ressources : Nikolia Apostolou; Directrice exécutive : Emilia Díaz-Struck; responsables régionaux et associés : Aïssatou Fofana, Maxime Domegni, Benon Oluka; assistance supplémentaire : Leonardo Peralta; Illustrations : Smaranda Tolosano

De l’iMEdD :

Cofondatrice et directrice générale : Anna-Kynthia Bousdoukou; responsable de l’Incubator and Ideas Zone: Dimitris Bounias; chefs de projet : Nikolas Aronis, Nota Vafea et Katerina Voutsina; directeur artistique : Evgenios Kalofolias

La version originale de ce guide est disponible en anglais et en grec.

24.04.2025 à 10:38

Webinaire GIJN (Replay) : Recueillir des preuves et des documents dans les zones de conflit et de guerre – Étude de cas de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA)

Alcyone Wemaere

Dans ce webinaire du GIJN, nous explorerons comment les journalistes d'investigation peuvent documenter les violations des droits de l'homme dans les zones de guerre, en mettant l'accent sur les méthodes permettant de s'assurer que les informations recueillies pourront ensuite être utilisées par les enquêteurs juridiques ou les tribunaux internationaux. S'appuyant sur leur expérience de terrain en Syrie, en Irak et en Palestine, notre panel d'experts partagera des outils pratiques, des considérations éthiques et des techniques testées sur le terrain pour enregistrer les témoignages, analyser les sources ouvertes et archiver les preuves d'une manière sûre et légale.
Texte intégral (830 mots)

Les journalistes travaillant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA) sont souvent en première ligne des tragédies qui se déroulent – de Gaza et du Soudan à la Syrie, du Yémen à l’Irak. Dans ces situations de conflit et d’après-conflit, les journalistes peuvent être parmi les premiers à découvrir des preuves potentielles de crimes de guerre. Leur travail peut aller au-delà du témoignage et de l’information du public ; il peut contribuer aux efforts de responsabilisation et aux procédures judiciaires. Mais pour le faire de manière responsable, il faut des compétences spécifiques et une connaissance approfondie de la manière de collecter, de vérifier, de préserver et de stocker des documents sensibles.

Ce webinaire GIJN organisé le 6 mai 2025 explore comment les journalistes d’investigation peuvent documenter les violations des droits de l’homme dans les zones de guerre, en mettant l’accent sur les méthodes permettant de s’assurer que les informations recueillies pourront ensuite être utilisées par les enquêteurs juridiques ou les tribunaux internationaux. S’appuyant sur leur expérience de terrain en Syrie, en Irak et en Palestine, notre panel d’experts a partagé des outils pratiques, des considérations éthiques et des techniques testées sur le terrain pour enregistrer les témoignages, analyser les sources ouvertes et archiver les preuves d’une manière sûre et légale.

Raji Abdul Salam est un analyste d’archives de données juridiques qui possède une grande expertise dans la documentation des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des tentatives de génocide en Syrie et en Irak. Son examen médico-légal de centaines de témoignages a permis d’appuyer les poursuites engagées contre des criminels de guerre syriens devant des tribunaux européens. Actuellement archiviste en chef des données juridiques au sein de The Reckoning Project, Salam se spécialise dans le suivi de la provenance des preuves, la vérification des déclarations des témoins et la réalisation d’analyses juridiques des violations des droits de l’homme.

Laila Al-Arian est journaliste et productrice principale pour Al Jazeera English à Washington, DC. Elle est co-auteur, avec Chris Hedges, de « Collateral Damage : America’s War Against Iraqi Civilians », basé sur leur enquête du magazine Nation, The Other War, qui a été sélectionnée comme l’une des histoires les plus importantes de l’année 2008 par Project Censored. Le travail de Mme Al-Arian a été publié dans le Guardian, The Independent, The Nation et d’autres grands médias. Elle est titulaire d’une maîtrise de l’école supérieure de journalisme de l’université de Columbia.

Hadi Al Khatib est le fondateur et directeur des archives syriennes et cofondateur de Mnemonic, une organisation à but non lucratif qui se consacre à la préservation et à la vérification de la documentation de source ouverte sur les violations des droits de l’homme dans les zones de conflit. Grâce à son travail, Hadi Al Khatib a contribué à jeter des ponts entre les journalistes, les professionnels du droit et les organisations de la société civile afin de renforcer l’utilisation des preuves numériques dans les processus de responsabilisation.

La modératrice de ce webinaire est Alia Ibrahim, PDG et cofondatrice de Daraj, une plateforme de médias numériques indépendante basée au Liban. Journaliste chevronnée et ancienne correspondante principale d’Al-Arabiya, Alia Ibrahim a produit des documentaires d’investigation primés et réalisé des reportages pour des médias tels que le Washington Post, Al-Hayat et Al-Arabiya.net. Elle enseigne également le journalisme à la Lebanese American University.

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11.04.2025 à 16:36

Enquêter sur la Syrie après Assad : une boîte noire, ouverte en grand

Feras Dalatey

Feras Dalatey décrit l’expérience surréaliste de son travail de journaliste dans son pays d’origine, la Syrie, quelques jours après la chute du régime d’Assad, et les défis qui attendent les journalistes d’investigation syriens.
Texte intégral (4055 mots)

AVERTISSEMENT : L’article suivant fait état de violences physiques, y compris la torture, et évoque la guerre et les disparitions forcées, ce qui peut perturber certains lecteurs.

Au cours de trois nuits douces mais fraîches du début du mois de décembre 2024, alors que j’assistais avec des centaines de journalistes du monde entier au forum annuel de l’ARIJ (Arab Reporters for Investigative Journalism) en Jordanie, deux événements importants de ma vie se déroulaient également : l’un public, l’autre personnel.

J’étais sur le point de commencer à couvrir la Syrie en tant que journaliste d’investigation à Reuters – juste au moment où le régime brutal d’Assad qui avait gouverné la Syrie pendant plus de cinq décennies s’est effondré de manière spectaculaire dans une bataille qui a duré à peine 11 jours, après plus de cinquante ans de règne d’une main de fer, celle d’Hafez al-Assad d’abord, puis celle de son fils et successeur, Bachar al-Assad, et près de 14 ans de guerre civile.

Alors que ces étapes publiques et privées convergeaient, des dizaines de journalistes syriens participant à l’ARIJ et moi-même nous sommes dispersés dans des chambres d’hôtel et des coins de hall – ordinateurs portables ouverts, téléphones à la main – pour suivre les événements qui, pendant tant d’années, avaient semblé impensables.

Le 8 décembre au matin, les forces de l’opposition – réunies sous la direction du groupe islamiste radical Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) – sont entrées dans Damas à la suite d’une offensive majeure contre les forces du régime. Alors que des vidéos montrant des milliers de combattants syriens et de civils prenant d’assaut le palais présidentiel, pillant son contenu et confirmant la fuite de Bachar el-Assad vers la Russie commençaient à circuler, je célébrais ce moment avec mes collègues, alors que je me trouvais également à un moment charnière de ma carrière.

L’information par des moyens conventionnels

Ces dernières années, je me suis concentré sur le journalisme d’investigation à cause du régime Assad. Étant donné la difficulté d’obtenir des informations par des moyens conventionnels en Syrie – l’appareil de sécurité contrôlant tous les contenus imprimés et radiodiffusés, la fermeture de tous les bureaux de médias étrangers depuis 2011 et le classement constant de la Syrie parmi les cinq derniers pays dans les indices de liberté de la presse tels que ceux de Reporters sans frontières (RSF) et de Freedom House – cela m’a semblé être la seule voie à suivre.

Cependant, après le 8 décembre, le travail d’investigation n’a plus rien à voir avec ce qu’il était auparavant. Dans le passé, nous construisions nos enquêtes à partir d’un seul document divulgué aux journalistes par un initié au sein des institutions publiques ou des agences de sécurité. Parfois, nous devions dépenser de l’argent supplémentaire par le biais d’une chaîne d’intermédiaires – pour des mesures de précaution telles que des transports sécurisés ou des abonnements à des logiciels – afin de protéger les sources et les informations. Les auteurs de fuites risquaient d’être accusés de « collaboration avec des entités étrangères », un crime passible de la peine de mort en vertu de la loi syrienne de 2012.

Parler à des sources n’était pas moins risqué. Une seule conversation nécessitait une formation approfondie à la culture numérique et était menée secrètement, en essayant d’échapper aux systèmes de surveillance intégrés au réseau de télécommunications. Plus tard, en examinant des documents de la fameuse branche des renseignements de l’armée de l’air, nous avons découvert que ces systèmes pouvaient enregistrer et surveiller même les appels personnels les plus anodins entre les citoyens.

Les forces d’opposition syriennes et les civils prennent le contrôle de la citadelle d’Alep, le 2 décembre 2024. Image : Shutterstock, Mohammad Bash

Couvrir la Syrie, après Assad

Je suis rentré en Syrie par la frontière jordanienne, trois jours seulement après l’effondrement spectaculaire du régime. Il n’y avait pas de tampons frontaliers ni de bureaux de douane – juste quelques employés qui ont pris une photo de mon passeport et m’ont fait signe de passer. C’est ce même poste-frontière qui, quelques semaines auparavant, était encombré de longues files de véhicules, grâce à des mesures de sécurité rigoureuses visant à endiguer la contrebande de Captagon, une drogue proche de l’amphétamine.

Ce soir-là, j’ai rencontré mes collègues de Reuters à l’hôtel cinq étoiles Cham Palace, dans le centre de Damas – une scène qui m’a rappelé l’hôtel Palestine International, à Bagdad, après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, qui est devenu la plaque tournante et le lieu de résidence des journalistes internationaux en reportage dans le pays. Les rues de Damas étaient sombres, les camionnettes recouvertes de boue des factions militaires circulaient encore dans la ville, le choc se lisait sur les visages – mais les bruits que nous avons entendus étaient ceux de stylos grattant du papier alors que des centaines de journalistes étrangers présents à l’hôtel planifiaient leur couverture du conflit.

Dans ces moments-là, la Syrie ressemblait à une boîte noire dont on forçait l’ouverture après qu’elle ait été scellée pendant 54 ans – une expérience aussi bouleversante qu’exaltante. Auparavant, nous devions reconstituer des enquêtes à partir de simples gouttes d’informations. Désormais, nous avons accès à des millions de documents et à des centaines de sites qu’il était auparavant trop dangereux d’évoquer publiquement.

Pour Hala Nouhad Nasreddine, responsable des enquêtes pour Daraj Media, qui a travaillé pendant des années sur des enquêtes collaboratives sur la corruption financière en Syrie avec des organisations telles qu’ICIJ et OCCRP, il s’agit d’une expérience surréaliste : « Chaque fois que je me souviens de ce moment, je me demande : Sommes-nous vraiment entrés en Syrie et avons-nous travaillé au sein des services de sécurité ? »

« À ce moment-là, la Syrie était un énorme réservoir d’informations entre nos mains », ajoute-t-elle. « Nous avions l’habitude de mener des enquêtes sur la base de documents ayant fait l’objet d’une fuite ou d’informations fournies par des parties d’autres pays, comme dans le projet Dubai Unlocked, mais il s’agissait de la partie émergée de l’iceberg. Aujourd’hui, nous disposons de toutes les informations, ce qui n’arrive qu’une fois dans une vie ».

Notre plan, à Reuters, était de rassembler autant d’informations que possible, car nous savions que cette fenêtre d’accès ne resterait pas ouverte longtemps, et qu’elle se refermerait peut-être avant que le chaos ne s’apaise. (Lire le reportage de Feras Dalatey pour Reuters sur la chute d’Assad et la violence sectaire en Syrie).

Nous avons commencé notre travail de terrain par la Direction générale des renseignements à Damas. Nous avons contourné les barrières en béton armé qui entouraient autrefois la direction de la sécurité, mais ce qui nous a le plus glacés, c’est la vue du grand portrait déchiré de Bachar el-Assad accroché au-dessus de l’entrée – un portrait qui, quelques jours auparavant, inspirait la peur à tous ceux qui le regardaient. En dessous se trouve l’image brisée de son père, Hafez al-Assad, qui a dirigé le pays d’une main de fer pendant trois décennies.

Mohammad Bassiki, cofondateur de Syrian Investigative Reporters for Accountability Journalism (SIRAJ), explique qu’il n’est pas arrivé en Syrie avec une idée d’enquête précise. En fait, plusieurs enquêtes sur lesquelles son équipe travaillait ont été annulées en raison de l’évolution de la situation en Syrie, mais la nouvelle réalité a ouvert la voie à d’autres types d’enquêtes. « Le fait d’être sur le terrain m’a donné un énorme avantage par rapport à un journaliste travaillant à l’étranger – parfois sous des pseudonymes – qui doit suivre un long processus pour protéger ses sources. J’ai pu déterrer moi-même des informations dans les piles au lieu de chercher des sources ouvertes », explique Mohammad Bassiki.

Des Syriens explorent le palais présidentiel abandonné à Damas, le 9 décembre 2024. Image : Shutterstock, Mohammad Bash

Le défi de la préservation des documents et des sites

Malheureusement, en raison de l’absence de contrôles de sécurité, certaines personnes ont manipulé les documents de manière imprudente. Des journalistes d’une grande chaîne d’information arabe ont pris les documents, les ont filmés, puis les ont abandonnés dans la cour de l’une des antennes de sécurité, où ils ont été trempés par la pluie la nuit suivante. Un groupe de volontaires a aussi repeint les murs des cellules souterraines d’une autre branche, murs qui contenaient les souvenirs de détenus disparus.

Mais l’incident le plus décevant concerne un journaliste accompagnant une équipe de presse internationale qui a volé plusieurs disques durs dans une autre installation de sécurité.

L’accès illimité à ces sites hautement confidentiels a créé ce que l’on pourrait qualifier de « tourisme de sécurité », permettant à des personnes non formées de pénétrer dans ces lieux et de répéter de tels incidents. Cependant, l’accès à ces sites nécessite bien plus de précautions que la simple prise de photos. Selon le Réseau syrien pour les droits de l’homme (SNHR), basé à Londres, plus de 100 000 personnes ont disparu dans les prisons d’Assad. Leur décès n’a pas été officiellement enregistré et elles n’ont pas été libérées lorsque les prisons ont été ouvertes lors de la chute d’Assad.

Il s’agissait d’une occasion historique de faire la lumière sur le sort de milliers de personnes disparues dans les prisons d’Assad. Le monde savait depuis longtemps que le quartier général de la police militaire de Damas était la plaque tournante à partir de laquelle les corps des victimes torturées étaient secrètement enlevés, après que le colonel Farid al-Madhhan, transfuge militaire connu pendant des années sous le nom de « César », a fui la Syrie en 2013 tout en divulguant des milliers de photos de victimes de tortures.

Je n’ai pas manqué l’occasion de me rendre au siège de la police. Les soldats en fuite avaient laissé derrière eux certains de leurs uniformes militaires et même des armes personnelles. Le portrait d’Assad étant resté intact, j’ai demandé en plaisantant aux gardes à l’entrée pourquoi il avait survécu (ils ont ri). (À l’intérieur, j’ai trouvé des milliers de cartes d’identité, de rapports médicaux et de photographies de détenus au Centre de preuves médico-légales. La plupart des certificats de décès mentionnaient une « crise cardiaque » ou un « accident vasculaire cérébral » comme cause de la mort, malgré les horribles traces de torture sur les corps. Le détail le plus douloureux est que ces victimes n’ont pas de nom dans ces rapports – seulement des numéros à cinq chiffres, réduisant des vies et des histoires entières à de simples chiffres.

La prison de Saidnaya, au nord de Damas, où des milliers de Syriens ont été détenus et torturés, photographiée le 12 décembre 2024. Image : Shutterstock, Mohammad Bash

La raison pour laquelle il existe une documentation aussi détaillée sur ces crimes n’est pas claire, mais d’une manière ou d’une autre, cela complique le travail des journalistes d’investigation et des chercheurs. Une approche pour découvrir l’identité des victimes consiste à croiser les reportages sur le terrain avec des enquêtes en sources ouvertes. Nous avions les documents, mais nous devions aussi parler avec les familles et les communautés locales dans les zones fréquemment mentionnées dans les dossiers – des lieux connus pour des massacres documentés, comme le quartier de Tadamun dans le sud de Damas,

. En outre, l’imagerie satellitaire pourrait aider à identifier des anomalies dans le paysage qui pourraient indiquer des fosses communes.

Toutefois, ce travail ne peut être mené à bien sans une certaine coopération de la part du gouvernement. Les journalistes ne sont pas des juges ou des procureurs ; une fois qu’ils ont trouvé des histoires ou découvert des preuves, le gouvernement, le système judiciaire, les scientifiques et d’autres acteurs doivent faire leur part pour faire avancer le processus. L’administration actuelle n’a pas encore manifesté la volonté d’apporter ce type de soutien. Tadamun, par exemple, est une mer de décombres où des milliers d’ossements humains sont éparpillés. Des taches de sang et de la matière cérébrale marquent encore les murs restants à la suite d’exécutions sur le terrain. Notre enquête pourrait permettre d’identifier le nombre de victimes, les auteurs et certaines identités, mais elle resterait incomplète sans une analyse médico-légale systématique de l’ADN, qui risque actuellement d’être altérée par les passants, bien que la zone soit située à l’est de la ville de Tadamun, dans le nord de l’Inde.

Les hommes d’Assad ont travaillé sans relâche pour cacher ou détruire les preuves – comme les milliers de papiers déchiquetés que j’ai trouvés devant le bureau du chef des renseignements généraux ou les archives réduites en cendres, tombant en poussière à la moindre brise. Mais ils ne pouvaient pas effacer le pays lui-même, qui témoignait de leurs atrocités à chaque coin de rue.

Nasreddine explique qu’après son retour de Syrie au Liban, elle a dû prendre un temps de repos avant de travailler sur les documents qu’ils ont scannés : « Nous savions tous à quel point le régime était notoire, mais il est beaucoup plus lourd de voir par soi-même ce qui se passait et d’entendre directement les survivants… Cela dépasse l’imagination. »

La chute du « mur géant »

Malgré l’abondance d’informations provenant des quartiers généraux administratifs et militaires dans les premières semaines qui ont suivi l’effondrement du régime, parler à des sources reste source de tension et de malaise, et ce pour deux raisons.

La première est la peur que les fameux services de sécurité ont depuis longtemps instillée chez les Syriens à l’idée de parler ou de divulguer des informations, quelle qu’en soit la nature. Cela me rappelle l’expression courante « les murs ont des oreilles », qui fait référence aux écoutes omniprésentes des services de renseignement dans tous les aspects du pays. Cela a conduit l’une de mes sources, bien qu’elle connaisse de nombreux détails utiles, à parler en termes généraux sans mentionner de noms spécifiques.

La deuxième raison est une loi adoptée par la nouvelle administration qui rend illégal le fait de parler à des « figures de l’ancien régime », sans préciser qui pourrait faire partie de ce groupe. Cela a conduit de nombreux journalistes à réfléchir à deux fois avant d’entrer en contact. J’ai lutté pour convaincre un ancien ministre de s’asseoir dans un lieu public et de parler d’un sujet lié à l’espionnage, mais il s’est présenté à moi avec une casquette et des lunettes de soleil, puis a mis fin à la conversation et est parti moins d’une demi-heure plus tard sans fournir la moindre information.

La chute du « mur géant » que le régime avait érigé autour du journalisme de surveillance donne à Mohammed Bassiki, cofondateur du SIRAJ, l’espoir que la Syrie puisse passer d’un État totalitaire hostile à la presse à un pays libre et démocratique – et que le journalisme joue un rôle crucial dans cette nouvelle phase de l’histoire de la nation en contribuant à une plus grande transparence, en aidant à la mise en place d’une justice transitionnelle et en promouvant la liberté de l’information.

« Tout cela n’était pas possible avant la chute de ce régime totalitaire, et c’est une ambition que je partage avec des centaines d’autres journalistes », déclare Mohammed Bassiki.

Bien que la nouvelle administration montre encore une certaine appréhension à coopérer avec les journalistes, notre devoir, en tant que journalistes d’investigation et observateurs, est de saisir ce moment pour chercher des réponses après des années de questions.

« Il n’y a pas encore de restrictions directes de la liberté de la presse par les nouvelles autorités, mais nous [les journalistes] ne les laisserons pas reprendre ce chemin après le prix que nous avons payé pour gagner cet élan », estime Mohammed Bassiki.

Je m’en souviens souvent lorsque j’ai interrogé un nouveau responsable des médias d’État sur les hommes d’affaires liés à Assad qui envisageaient désormais de coopérer avec les nouveaux dirigeants. Il m’a répondu : « Qu’est-ce qu’un média a à voir avec ces noms ?

Nous n’avons rien à voir avec eux.

Traduit par Alcyone Wemaere, avec l’aide de Deepl.


Feras Dalatey is GIJN’s associate Arabic editor. He is a Syrian investigative journalist based in Dubai, focusing on OSINT reporting and digital investigations. He is also a long-form analyst and columnist writing about regional politics, media monitoring, internet culture, and intersections of technology with policy-making, especially in the Arab region. His work has appeared in Daraj Media, Al-Jumhuriya, Alpheratz Magazine (New Lines Arabic Edition), Ultra Sawt, Misbar, and others.

 

08.04.2025 à 21:49

Révéler des vérités en des temps difficiles : Le prix élevé du journalisme d’investigation en Afrique du Nord

Imran Al Fasi

La liberté de la presse au Maghreb est attaquée et en déclin, mais les médias d'investigation ont encore trouvé des moyens de révéler la corruption et de réduire les risques de publication.
Texte intégral (3712 mots)

Le journaliste marocain Soulaimane Raissouni a été arrêté devant son domicile à Rabat, la capitale du Maroc, en mai 2020. Le rédacteur en chef du journal Akhbar Al Yaoum était depuis longtemps une épine dans le pied des autorités marocaines, publiant des enquêtes sur la corruption et la répression de l’État, comme le scandale des primes salariales impliquant le ministre des finances et le trésorier général du pays.

Après avoir été détenu pendant un an sans procès, M. Raissouni a été condamné à cinq ans de prison sur la base d’accusations d’agression sexuelle non prouvées, que les organisations de défense des droits humains et de la liberté de la presse considèrent comme motivées par des considérations politiques – et que les autorités ont également utilisées pour détenir et condamner le journaliste d’investigation Omar Radi. « Ils ne se contentent pas de punir les journalistes », a déclaré M. Raissouni avant sa condamnation. « Ils s’en prennent à leur vie privée pour les briser. »

Son cas reflète le combat plus large des journalistes d’investigation en Afrique du Nord, où la liberté de la presse est en déclin rapide et où dire la vérité au pouvoir coûte de plus en plus cher.

La liberté de la presse en danger

Le Maghreb, autrefois symbole de l’optimisme post-Printemps arabe, figure aujourd’hui parmi les environnements les plus hostiles au monde pour les journalistes. Selon le classement mondial de la liberté de la presse 2024 établi par Reporters sans frontières, la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) reste la plus mal lotie au monde en matière de liberté de la presse, près de la moitié de ses pays se trouvant dans une situation « très grave ». La Tunisie, autrefois considérée comme un exemple de réussite démocratique, est passée du statut de pays « libre » à celui de pays « partiellement libre » après le coup de force du président Kais Saied en 2019, tandis que la Libye (143e), l’Algérie (139e) et le Maroc (129e) languissent dans les profondeurs du classement.

En Tunisie, le décret-loi 54, qui vise manifestement la cybercriminalité et les « fausses informations et rumeurs », est devenu – grâce à une formulation vague et à des peines sévères – une arme pour faire taire les critiques. Walid Mejri, rédacteur en chef d’Alqatiba, membre du GIJN, met en garde contre l’effet dissuasif que le décret a eu sur le journalisme d’investigation : « Les sources ont désormais peur de parler. Cette peur tue le journalisme d’investigation de l’intérieur ». Mejri explique que sous le régime de Saied, les journalistes qui couvrent la corruption ou les violations des droits de l’homme font l’objet d’intimidations et de menaces juridiques. « Auparavant, les gens s’exprimaient officieusement. Aujourd’hui, même cela est dangereux ».

Le recul de la liberté de la presse en Tunisie aggrave les difficultés rencontrées par les femmes reporters du pays, note Hanna Zbiss, journaliste d’investigation indépendante. « Il n’est pas facile d’être une femme journaliste en Tunisie dans le contexte du retour de la dictature, surtout si vous êtes une journaliste d’investigation… Nous sommes harcelées sur les médias sociaux et [sommes la cible d’agressions] pour avoir révélé la corruption et critiqué le régime politique », dit-elle. « Les attaques virtuelles affectent votre réputation et votre vie personnelle, pour vous réduire au silence et même minimiser votre présence dans les espaces publics. » Elle ajoute que si plus de la moitié des journalistes en Tunisie sont des femmes, seules quelques-unes ont accès à des postes de direction et sont sous-payées par rapport à leurs homologues masculins.

RSF World Press Freedom Index - North Africa

Une grande partie de l’Afrique du Nord se trouve en bas du classement mondial de la liberté de la presse 2024 de RSF. Image : Capture d’écran, RSF

Les outils de la répression : De Pegasus à la prison

Au Maroc, l’État s’est tourné vers la surveillance numérique pour museler la presse. Dans le cadre du projet Pegasus, Amnesty International, Forbidden Stories et 17 organismes partenaires du monde entier ont recueilli des informations sur l’utilisation du logiciel espion Pegasus pour surveiller les journalistes, ce qui a permis aux autorités de recueillir des informations personnelles à utiliser dans le cadre de poursuites judiciaires motivées par des considérations politiques. L’enquête a été étayée par une fuite de plus de 50 000 enregistrements de numéros de téléphone choisis pour être surveillés. Avant leur arrestation, M. Raissouni et son collègue Radi faisaient partie des quelque 180 journalistes visés.

En Algérie, la répression du journalisme d’investigation a atteint des niveaux alarmants. « Depuis l’arrivée du président Tebboune, aucune grande enquête n’a été publiée », déclare Ali Boukhlef, journaliste indépendant. « Des journalistes comme Rabah Karèche et Belkacem Houam ont été emprisonnés simplement pour avoir fait leur travail », ajoute-t-il. Karèche, correspondant du journal Liberté, avait été arrêté après avoir fait un reportage sur les protestations de membres de la tribu touareg concernant dans une affaire foncière ; Houam a été emprisonné pour avoir rapporté que 3 000 tonnes de dattes algériennes exportées avaient été renvoyées de France parce qu’elles contenaient des produits chimiques nocifs.

La dissolution de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) en 2022 illustre également le resserrement de la mainmise du gouvernement sur les libertés civiles. « Il n’y a plus d’espace pour le journalisme d’investigation en Algérie », ajoute M. Boukhlef. « La seule option est l’exil ».

CPJ Ahmed al-Sanussi Libyan reporter arrested

Après avoir diffusé un reportage sur la corruption, le journaliste libyen Ahmed Al-Senussi a été arrêté par les forces de sécurité du pays. Image : Capture d’écran, CPJ

En Libye, les journalistes naviguent dans un paysage encore plus dangereux. En l’absence d’autorité centrale chargée de protéger la liberté de la presse, les milices armées exercent un contrôle sur les médias. « Ici, les journalistes s’alignent sur les factions armées pour survivre », explique un journaliste libyen qui a demandé à rester anonyme en raison des conditions dangereuses dans lesquelles travaillent les reporters dans le pays. « Il ne s’agit pas de liberté de la presse, mais de survie ».

Le journaliste évoque un cas récent qui souligne les dangers auxquels sont confrontés les journalistes d’investigation : la détention puis la libération en 2024 du journaliste libyen Ahmed Al-Sanussi. M. Al-Sanussi, propriétaire du journal Sada, a été arrêté par les services de sécurité peu après son retour de Tunisie à Tripoli. Sa détention fait suite à l’arrestation de plusieurs journalistes de son journal après la publication de documents obtenus auprès de l’autorité libyenne de lutte contre la corruption, qui dénonçaient la corruption du gouvernement, notamment le détournement de dizaines de milliers de dollars liés à des transactions portant sur la fourniture de vaccins COVID-19.

Ayant accès à des fuites financières sensibles et ayant déjà révélé des cas de corruption à haut niveau, M. Al-Sanussi a été perçu comme une menace pour le pouvoir en place, ce qui l’a contraint à fuir le pays.

Résilience face à la répression

Les journalistes d’Afrique du Nord continuent de résister, trouvant des moyens de rapporter la vérité malgré les dangers auxquels ils sont confrontés. En Tunisie, le rédacteur en chef d’Alqatiba, Walid Mejri, explique comment les journalistes d’investigation ont été contraints de s’adapter. « Le paysage médiatique traditionnel s’effondre et le journalisme indépendant lutte pour survivre », explique-t-il. « Mais nous refusons de nous arrêter. Nous explorons d’autres modèles de financement, nous tirons parti des plateformes numériques et nous travaillons en collaboration pour nous assurer que les histoires essentielles atteignent le public, par exemple en travaillant sous l’égide d’organisations telles que l’ARIJ ou Article 19 afin d’étendre notre portée et notre impact. »

M. Mejri ajoute qu’en dépit de l’augmentation de la censure et des menaces juridiques, les journalistes s’orientent vers des méthodes innovantes pour dénoncer la corruption et les fautes professionnelles. « Nous avons appris à être stratégiques – certaines histoires sont trop dangereuses pour être publiées localement, alors nous trouvons des plateformes internationales pour les amplifier. »

Alqatiba, qui s’inscrit dans le cadre d’une vaste collaboration avec l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et plus de 70 autres médias dans le monde, a mis au jour un réseau de chefs d’entreprise tunisiens, d’anciens responsables sportifs et de membres de la famille d’un ancien président qui possédaient des propriétés de luxe à Dubaï sans les avoir déclarées aux autorités tunisiennes. Les journalistes ont passé des mois à vérifier l’identité des personnes figurant dans un ensemble de données divulguées par le Center for Advanced Defense Studies (C4ADS), une organisation à but non lucratif, et à confirmer leur statut de propriétaire à l’aide de documents officiels, de méthodes de source ouverte et d’autres ensembles de données divulguées. Ces révélations, qui s’inscrivent dans le cadre de l’enquête Dubai Unlocked, ont conduit à des arrestations et à des poursuites pour évasion fiscale et blanchiment d’argent.

Mejri a souligné l’importance de ces reportages dans un climat de plus en plus répressif : « Nous avons dénoncé la mauvaise gestion financière et forcé le gouvernement à agir. Ils ne peuvent pas faire taire toutes les voix, même s’ils essaient ».

Parmi les autres travaux marquants d’Alqatiba, citons une enquête sur un escroc présumé, qui a conduit la Banque centrale de Tunisie à geler ses fonds et à ouvrir une nouvelle enquête criminelle ; leur couverture des échecs de l’économie tunisienne a suscité une réaction publique de la part du président tunisien. Les enquêtes récentes portent notamment sur la faillite et la mauvaise gestion d’une compagnie aérienne tunisienne et sur la crise de l’industrie de l’huile d’olive, cruciale mais assiégée en Tunisie.

En 2024, le média indépendant Inkyfada, basé en Tunisie, a travaillé sur une enquête d’un an avec Lighthouse Reports, Le Monde, The Washington Post et d’autres partenaires pour découvrir le profilage racial et les pratiques d’expulsion ciblant les migrants et les réfugiés au Maroc, en Mauritanie et en Tunisie, ainsi que le rôle du financement de l’UE sous prétexte de la « gestion des migrations ». L’équipe de journalistes a interrogé plus de 50 survivants et analysé des dizaines de photographies, de vidéos et de témoignages pour documenter et géolocaliser les incidents de rafles dans les villes ou les ports de Tunisie. Dans une enquête menée conjointement avec le journal italien Internazionale, Inkyfada a révélé comment les migrants tunisiens sont expulsés d’Italie en secret et sans contrôle, et comment les compagnies aériennes ont participé à ce processus.

Le journaliste libyen décrit comment les journalistes d’investigation travaillent sous une pression extrême, en s’appuyant sur des canaux de communication sécurisés et des sources anonymes pour mener à bien leur travail.

« Nous partageons des informations par le biais d’applications cryptées, nous collaborons avec des reporters à l’extérieur du pays et nous publions des enquêtes sous pseudonyme si nécessaire », explique le journaliste. « Chaque enquête que nous publions est un risque calculé ». Le journaliste a cité une enquête sur le trafic d’armes qui a été largement partagé en ligne malgré les efforts du gouvernement et des milices pour l’étouffer. « La vérité trouve son chemin », insiste le journaliste. « Même dans les endroits les plus sombres, les gens continuent à la chercher. L’une de ces enquêtes, The Kornet Journey, a révélé comment des missiles antichars avancés pillés dans les stocks libyens se sont retrouvés entre les mains d’ISIS dans le Sinaï. L’enquête a retracé leurs itinéraires de contrebande et mis en évidence leur utilisation dans des attaques majeures, notamment la destruction d’un navire de guerre égyptien.

Au Maroc, l’emprisonnement de Soulaimane Raissouni est devenu un symbole de l’emprise croissante de l’État sur la presse. Son cas a eu un effet dissuasif sur les journalistes d’investigation marocains, dont beaucoup évitent désormais les sujets sensibles tels que la corruption ou la surveillance. « Il ne s’agit pas seulement de nous jeter en prison », a-t-il écrit un jour. « Il s’agit de s’assurer que personne n’ose prendre notre place ».

Une voie à suivre

L’avenir du journalisme d’investigation en Afrique du Nord dépend de plusieurs facteurs essentiels. Le plus urgent d’entre eux est la réforme juridique. L’abrogation de lois draconiennes telles que le décret-loi 54 de la Tunisie et les lois étendues sur la diffamation du Maroc est impérative pour sauvegarder l’intégrité et la liberté journalistiques. Sans changements juridiques systémiques, les journalistes continueront à travailler dans la peur, en naviguant dans un champ de mines juridique qui punit la révélation de la vérité.

La pression internationale est un autre mécanisme vital pour le changement. La communauté internationale doit demander des comptes aux gouvernements et imposer des sanctions aux États qui utilisent des technologies de surveillance à l’encontre des journalistes. Les accords commerciaux devraient être subordonnés au respect des normes en matière de liberté de la presse, afin que les partenariats économiques ne se fassent pas au prix de la réduction au silence des voies dissidentes.

Le journalisme d’investigation en Afrique du Nord est à la croisée des chemins. Les forces qui s’y opposent sont puissantes, mais la résilience de ses praticiens est indéniable. La question n’est pas de savoir si le journalisme survivra, mais si le monde soutiendra ceux qui risquent tout pour dire la vérité. Comme le dit Mejri : « Nous sommes attaqués, mais nous ne sommes pas vaincus. Le journalisme évolue et nous trouverons les moyens de continuer à raconter les histoires qui comptent. »

Par un récent après-midi radieux à Rabat, Soulaimane Raissouni – qui a été gracié et libéré en 2024 après son arrestation en 2020 – était assis devant son ordinateur portable, sirotant un expresso tout en tapant une chronique critiquant la mauvaise conduite de l’appareil de sécurité marocain. « J’écris parce que je dois le faire », a-t-il déclaré. « Si nous arrêtons, ils ne feront qu’intensifier leur autoritarisme et leur arbitraire.


Note de la rédaction : Imran Al Fasi est un pseudonyme. GIJN ne divulgue pas le véritable nom de l’auteur pour des raisons de sécurité. Il est un expert chevronné des médias et de la communication au Maghreb, avec plus de 20 ans d’expérience dans le journalisme, la surveillance des médias et la stratégie numérique. Il a beaucoup travaillé avec des organisations internationales, dirigeant des équipes axées sur la surveillance des médias sociaux, des projets d’enquête et la communication stratégique dans des environnements politiques complexes.

07.03.2025 à 09:00

« La recherche de preuves » : Ce qui a attiré les femmes datajournalistes de premier plan vers ce domaine

Amel Ghani

À l'occasion de la Journée internationale du droit des femmes, GIJN a interrogé des femmes datajournalistes d'Argentine, du Kenya, de Suède et de Turquie pour savoir pourquoi elles ont choisi cette voie et quels sont les défis qui restent à relever.
Texte intégral (3265 mots)

Chez Infobae, une rédaction argentine en ligne créée en 2002, une révolution discrète a eu lieu : l’équipe chargée des données, créée par Sandra Crucianelli, journaliste chevronnée, est désormais entièrement composée de femmes.

Lorsqu’elle a commencé à recruter son équipe de data il y a sept ans, elle ne cherchait pas à embaucher des femmes en particulier, ce n’était qu’une heureuse coïncidence. « Je n’ai pas cherché à recruter des membres en fonction de leur sexe. Je me suis contentée de chercher le meilleur [candidat] pour chaque tâche », explique-t-elle.

Mais on est loin du paysage qu’elle a rencontré lorsqu’elle a commencé à travailler dans les années 1980. À l’époque, le secteur, du moins en Argentine, où elle est basée, était dominé par les hommes, et le journalisme de données était un domaine de niche.

« À l’époque, ce que l’on appelle aujourd’hui le journalisme de données n’existait pas. Nous faisions du journalisme d’investigation à l’aide de feuilles de calcul, mais de manière très exceptionnelle », ajoute-t-elle.

Son parcours, de la biochimie aux tranchées du journalisme de données, a été marqué par la persévérance et la passion, mais ses expériences ont également reflété une évolution du paysage industriel.

Dans la section démographique de l’enquête 2023 sur l’état du journalisme de données – réalisée par le Centre européen de journalisme mais portant sur le panorama mondial – 49 % des répondants se sont identifiés comme hommes, 48 % comme femmes, 1 % comme non binaires / genderqueer. La quasi-parité entre les hommes et les femmes, écrivent les auteurs, montre « un changement significatif » par rapport à 2022, lorsque 58 % des répondants étaient des hommes et 40 % s’identifiaient comme des femmes.

Enquête sur l'état du journalisme de données 2023 diversité hommes-femmes

La dernière étude de 2023 sur l’état du journalisme de données a exploré les données démographiques du secteur, en examinant la répartition des sexes dans différents pays. Image : Capture d’écran, Centre européen du journalisme

À l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme de cette année, le GIJN a décidé de s’entretenir avec des femmes de différentes régions du monde sur leur parcours dans le journalisme de données, sur la manière dont elles sont entrées dans le domaine, sur leurs expériences et pour savoir s’il existe encore des barrières structurelles ou des défis qui les retiennent.

Débuter dans le journalisme de données

Pour Crucianelli, data journaliste a été un processus progressif. Scientifique de formation, elle s’est sentie attirée par la vérité non filtrée cachée dans les données. « Mon parcours académique ne vient pas du journalisme, mais de la science. J’ai étudié la biochimie pendant plusieurs années à l’université et, bien que je n’aie pas obtenu de diplôme, j’ai étudié les mathématiques, de sorte que les chiffres ont toujours attiré mon attention. »

La première étape a consisté à se plonger dans le journalisme d’investigation. C’est l’essor du reportage assisté par ordinateur dans les années 1990 qui l’a conduite au journalisme de données, puis à Infobae où elle a créé sa propre équipe. Elle et ses collègues ont reçu des prix et des éloges pour leur travail sur les dossiers FinCEN, les décrets secrets de la dictature militaire argentine et les Panama Papers.

Un bon nombre de femmes nous ont raconté leur première incursion dans le journalisme de données était motivée par le désir de raconter des histoires et de donner un sens au monde qui les entoure – pour lequel les chiffres et les données offraient une voie d’accès.

E’thar AlAzem, Rédactrice en chef chez Arab Reporters for Investigative Journalism, adorait les chiffres et les puzzles dès son enfance, ce qui, des années plus tard, l’a conduite au journalisme de données. « Je suis constamment motivée par la recherche de preuves, et le journalisme de données répond à cette passion », raconte-t-elle.

Savia Hasanova, une analyste de données basée au Kirghizistan, qui est passée de la recherche politique au terrain, a été attirée par le pouvoir des chiffres pour éclairer les questions sociales. « J’ai réalisé que je pouvais apporter de nouvelles idées et connaissances à un public plus large et utiliser mon expérience analytique pour devenir journaliste de données », explique-t-elle.

Pour Hasanova, le journalisme de données n’est pas qu’une question de chiffres, il s’agit de donner une voix aux personnes marginalisées. « Nous utilisons les données pour rendre compte de la violence domestique, des violations des droits des femmes et des filles, et de la discrimination à laquelle nous sommes confrontés », dit-elle, soulignant la capacité de “remodeler les récits et d’amplifier les voix qui ont longtemps été ignorées”.

Pinar Dağ est formatrice en journalisme de données, juge pour les Sigma Awards et responsable de l’édition Turc à GIJN. Image : Avec l’aimable autorisation de Dağ

Pinar Dağ est formatrice et praticienne du journalisme de données en Turquie, juge des Sigma Awards pour le data journalisme et responsable de l’édition Turc pour le GIJN. Elle travaillait comme journaliste à Londres lorsque l’affaire WikiLeaks a éclaté, ce qui l’a amenée à s’intéresser à l’analyse systématique des documents et des données. Cela fait maintenant 14 ans qu’elle enseigne le data journalisme et qu’elle donne accès à de nombreux autres journalistes qui, comme elle, s’intéressent au pouvoir des données pour raconter des récits d’enquête.

Lorsqu’on lui demande ce que les femmes apportent de différent à ce domaine par rapport à leurs collègues masculins, elle souligne l’approche « féministe » de certaines d’entre elles. « Quand on regarde la diversité des sujets de journalisme de données, on peut voir qu’il y a de l’empathie, de la sensibilité, des perspectives différentes et variées, que les détails des récits centrés sur l’humain sont très bien élaborés et que des analyses sensibles au genre sont faites », note-t-elle.

Hassel Fallas, fondatrice de La Data Cuenta, basée au Costa Rica, abonde dans le même sens. Elle souligne l’importance d’une perspective de genre dans l’analyse des données, que les femmes apportent souvent dans les salles de rédaction grâce à leur expérience vécue, en particulier à l’ère de l’IA. « Les préjugés sexistes dans les données masquent souvent les défis spécifiques auxquels les femmes sont confrontées, ce qui rend l’analyse sexospécifique essentielle pour une représentation plus précise et plus nuancée de la réalité », explique-t-elle.

Helena Bengtsson, rédactrice en chef du journalisme de données chez Gota Media, a commencé dans les années 90 et dit qu’elle n’aime pas beaucoup les généralisations fondées sur le sexe. Mais lorsqu’on lui demande ce que les femmes apportent au journalisme de données, elle répond : « S’il y a quelque chose, c’est peut-être le souci du détail. »

« Je pense que c’est la caractéristique la plus importante d’un journaliste de données », ajoute-t-elle. « On peut toujours apprendre les différents programmes et méthodes, mais si on ne peut pas faire attention aux détails tout en ayant une vision d’ensemble, on n’est pas un bon journaliste de données. »

La journaliste kenyane Purity Mukami avait une formation en statistiques lorsqu’elle s’est lancée dans le journalisme. Elle raconte que son patron de l’époque – John Allan Namu, PDG d’Africa Uncensored – a reconnu que son expérience pourrait être utile pour les reportages sur les élections et que c’est à partir de là que son chemin vers le journalisme de données s’est tracé.

Mukami souligne le rôle important que peuvent jouer les mentors et affirme que dans les salles de rédaction de tout le pays, elle a constamment rencontré des femmes qui ne seraient pas là sans l’intervention de Catherine Gicheru, journaliste chevronnée spécialisée dans le journalisme de données. « Elle a tant fait pour renforcer et connecter de nombreuses femmes data journalistes, par le biais du programme WanaData », dit Mukami, à propos du réseau panafricain de journalistes, de scientifiques de données et de techniciens qui donne aux femmes journalistes l’occasion de collaborer et de travailler sur des projets de journalisme de données.

Gicheru, qui a dirigé WanaData et est directrice de l’Africa Women Journalism Project, explique que la rareté des possibilités de formation offertes aux femmes lorsqu’elle était journaliste l’a obligée à apprendre sur le tas. Mais elle a vu sur le terrain et dans sa salle de rédaction combien il était important que les femmes fassent partie de la conversation.

« L’un des moments qui m’a le plus ouvert les yeux a été celui où nous avons travaillé sur un article concernant la santé maternelle. Nous avions entendu parler de femmes qui mouraient en couches, mais lorsque nous avons analysé les dossiers des hôpitaux et les données gouvernementales, les chiffres étaient stupéfiants – bien pires que ce que les articles individuels laissaient entendre », se souvient-elle.

Ecart de genre ?

Quant à l’avenir, Mukami, qui travaille aujourd’hui pour l’OCCRP, explique que si son expérience a été marquée par l’égalité dans les salles de rédaction où elle a travaillé, il subsiste un sentiment plus général selon lequel les femmes ne sont pas promues à des postes de direction ou de leadership aussi souvent que les hommes. « Je pense également que les femmes sont stéréotypées comme étant émotives et qu’elles obtiennent donc rarement des postes de direction dans ce domaine. Enfin, les nouveaux outils et compétences que l’on doit acquérir en tant qu’épouse et mère dans un contexte africain peuvent être accablants », fait remarquer Mukami.

Hassel Fallas, fondatrice du site sur le journalisme de données La Data Cuenta, basé au Costa Rica. Image : Avec l’aimable autorisation de Hassel Fallas

Fallas a également mis l’accent sur cette question en déclarant que si le nombre croissant de femmes dans le journalisme de données est une bonne chose, ce qui importe davantage, c’est de savoir « si les femmes ont les mêmes possibilités de leadership et de croissance professionnelle ». Elle a remarqué un écart persistant entre les sexes dans le journalisme. « Alors que les femmes représentent environ 40 % de la main-d’œuvre journalistique, elles n’occupent que 22 % des postes de direction dans les organisations médiatiques », dit-elle en citant les chiffres figurant dans les dernières éditions du rapport de l’Institut Reuters sur les femmes dans l’information.

« Cette disparité reflète des obstacles structurels, notamment l’accès limité aux postes de décision et le besoin permanent de prouver notre expertise dans un environnement dominé par les hommes », ajoute Fallas.

Gicheru estime également que des lacunes subsistent en ce qui concerne la représentation équitable des femmes dirigeantes dans ce domaine. « Dans le domaine du leadership, il y a toujours moins de femmes, ce qui signifie moins de modèles et de mentors pour la prochaine génération », explique-t-elle. L’une des raisons pour lesquelles elle estime qu’il y a moins de femmes dans le journalisme de données dans certains endroits est que « le journalisme de données a longtemps été considéré comme un domaine à forte composante technologique, ce qui a découragé de nombreuses femmes de s’y intéresser ».

Elle souligne également une autre raison pour laquelle il y a moins de femmes à des postes de direction : les barrières culturelles. « De nombreuses femmes journalistes, en particulier dans les petites rédactions, jonglent avec de multiples responsabilités – reportage, rédaction et parfois même travail administratif – alors que leurs homologues masculins se concentrent uniquement sur le travail d’investigation », souligne-t-elle.

Selon Crucianelli, l’un des moyens de surmonter ces problèmes systémiques est d’encourager le journalisme de données dans l’ensemble de la profession. « Ce qu’il faut, c’est plus d’unités de données dans les salles de rédaction. Il y a des médias importants dans plusieurs pays qui n’en ont même pas », note-t-elle.

La présence de femmes dans le journalisme de données permettra de « remettre en question les systèmes, d’exposer les inégalités et d’encourager le changement », affirme Gicheru. Pour elle, « le journalisme de données n’est pas qu’une question de chiffres, c’est une question de pouvoir. Il s’agit de modifier les récits pour que les femmes et les communautés marginalisées ne soient pas de simples notes de bas de page dans les articles de presse, mais qu’elles soient au centre de ces dernières.


Amel Ghani est basée au Pakistan. Elle est le responsable de l’édition en ourdou et  collaboratrice au Centre de ressources de GIJN. Elle a écrit sur la montée des partis politiques religieux, l’environnement, les droits du travail et a couvert les droits technologiques et numériques. Elle est titulaire d’une bourse Fulbright et d’un master en journalisme de l’Université de Columbia, où elle s’est spécialisée dans le journalisme d’investigation.

26.02.2025 à 14:06

Webinaire du GIJN – L’avenir du financement du journalisme d’investigation : Stratégies et défis (Replay)

Aïssatou Fofana

Obtenir un financement durable pour le journalisme d’investigation est plus difficile que jamais, certaines sources de financement traditionnelles ayant changé et le soutien mondial s’étant réduit. Pour aider les organisations journalistiques à relever ces défis, le GIJN a organisé, le 18 mars 2025, un webinaire sur les stratégies innovantes de collecte de fonds.
Texte intégral (751 mots)

Obtenir un financement durable pour le journalisme d’investigation est plus difficile que jamais, certaines sources de financement traditionnelles ayant changé et le soutien mondial s’étant réduit. Pour aider les organisations journalistiques à relever ces défis, le GIJN a organisé, le 18 mars 2025, un webinaire sur les stratégies innovantes de collecte de fonds. Cette session a offert aux journalistes et aux responsables de médias, des idées pratiques et des conseils pratiques pour renforcer la résilience financière, afin qu’ils puissent continuer à produire des reportages d’investigation percutant.

Dans le replay de ce webinaire du GIJN, vous apprendrez comment diversifier les sources de revenus et approcher les bailleurs de fonds tout en préservant l’indépendance éditoriale. Le panel réunit trois experts de haut niveau ayant une grande expérience de la collecte de fonds pour les médias, de la stratégie commerciale et du soutien philanthropique au journalisme, prêts à partager leurs connaissances et leurs stratégies concrètes.

Pradeep Gairola est vice-président et directeur commercial de The Hindu, l’un des principaux journaux indiens, où il supervise la transformation numérique et la stratégie commerciale. Son expertise réside dans la mise en œuvre de modèles d’abonnement performants et de stratégies publicitaires innovantes qui soutiennent un journalisme de qualité.

Bridget Gallagher fournit des stratégies de collecte de fonds, une assistance à la mise en œuvre et des conseils à des clients américains et internationaux travaillant dans le domaine des médias, de l’accès à l’information et de la participation civique. Vétéran du secteur à but non lucratif, Bridget a lancé Gallagher Group LLC en 2010. Elle compte parmi ses clients des producteurs de contenu et des diffuseurs, des formateurs en médias et des organisations de développement, des groupes de réflexion et des universités, de la start-up à l’institution établie.

Willem Lenders est directeur de programme à la Limelight Foundation et coprésident du Journalism Funders Forum (JFF). Fort d’une longue expérience dans le domaine de la philanthropie journalistique, il apporte un éclairage précieux sur la manière dont les donateurs évaluent les demandes de financement et sur le rôle clé que jouent les relations solides entre les bailleurs de fonds et les médias dans le maintien de l’information d’investigation.

La modératrice du webinaire est Francisca Skoknic, une journaliste d’investigation accomplie du Chili. Mme Skoknic est cofondatrice et rédactrice en chef de LaBot, un média numérique connu pour son approche novatrice de la diffusion de l’information. Elle apporte une grande expérience en matière de journalisme d’investigation et de gestion de salles de rédaction.

Surveillez notre fil Twitter @gijn et notre newsletter pour plus de détails sur les événements à venir.

Inscrivez-vous au webinaire ici !
Date du webinaire : Mardi 18 mars 2025
Heure : 14H Paris -13H GMT. Quelle heure fera-t-il dans ma ville ?

 

 

19.02.2025 à 10:04

Exposer la pollution industrielle : 10 questions à Stéphane Horel

Au cours d'une carrière de plus de vingt ans, Stéphane Horel, journaliste d'investigation au Monde, a su allier la rigueur scientifique à une approche créative, et parfois humoristique, pour enquêter sur l'environnement et notamment la pollution industrielle.
Texte intégral (2963 mots)

Les enquêtes sur l’environnement suscitent un intérêt grandissant depuis quelques années. La journaliste d’investigation Stéphane Horel, qui travaille pour le journal Le Monde, s’intéressait déjà à l’exposition à la pollution, aux pesticides et aux produits toxiques quand ces sujets n’étaient pas considérés comme une matière à enquête suffisamment “noble”.

Membre d’ICIJ depuis 2024, Stéphane Horel enquête également sur la désinformation scientifique et l’influence des lobbies. En plus de vingt ans de carrière, celle qui considère l’investigation comme “sa nature” a récolté de nombreux prix pour ses enquêtes (Prix Louise Weiss du journalisme européen et Prix de la journaliste scientifique européenne de l’année 2024 pour l’enquête cross-broder “Forever Pollution Project” qu’elle a coordonné ; European Press Prize de l’investigation en 2018 pour l’enquête “Monsanto Papers”, co-signée avec Stéphane Foucart dans Le Monde…).

Si ses enquêtes sont d’une grande rigueur scientifique, l’ancienne étudiante en littérature russe qui aime faire du collage à ses heures perdues – on peut en retrouver certains en couverture de ses livres – revendique une approche créative de l’investigation, avec une écriture soignée et, pourquoi pas, de l’humour.

Stéphane Horel, European Science Journalist of the Year 2024

Pour son travail sur le projet Forever Pollution, Stéphane Horel a été reconnue comme Journaliste scientifique européen de l’année 2024. Image : Capture d’écran, EFSJ

GIJN: De toutes les enquêtes que vous avez menées, sur laquelle avez-vous préféré travailler, et pourquoi ?

Stéphane Horel: L’enquête préférée, c’est toujours celle que l’on vient de faire parce que le cœur et l’esprit y sont encore. Entre les projets #ForeverPollution Project et #ForeverLobbying Project, cela fait trois ans que je travaille sur la pollution créée par les PFAS, les polluants éternels, et j’ai adoré cela. C’était la première fois que je travaillais sur la pollution industrielle et cela a été fascinant de rendre visible un sujet qui, jusque-là, était aussi invisible que la pollution elle-même. Avec notre carte publiée en février 2023 qui a révélé l’étendue de la contamination aux PFAS en Europe, nous avons contraint l’opinion à se rendre compte de la gravité de la pollution industrielle et de l’absence de réglementation qui permet à la situation d’exister. Il y a donc cette grande source de satisfaction pour toute l’équipe d’avoir œuvré pour l’intérêt général et d’avoir sorti le sujet du rayon environnement pour le propulser au niveau politique et européen.

La façon de faire a aussi été passionnante. Le fait de coordonner une enquête cross-border était nouveau pour moi. C’est comme si on constituait une petite rédaction opérationnelle sur un sujet : il faut créer l’adhésion d’un groupe de journalistes qui, pour la plupart, ne se connaissent pas, sont de cultures différentes, le tout alors que l’on n’a aucun lien hiérarchique avec eux. Cela a été un défi professionnel et humain qui m’a beaucoup plu.

Et puis il y a eu plein de choses à inventer pour cette enquête, notamment comment intégrer les spécialistes et les scientifiques pour produire l’information la plus solide tout en ayant un processus éditorial indépendant. C’est ce qu’on a  appelé l’expert-reviewed journalism”, du journalisme appuyé par des spécialistes.

GIJN: Quels sont, selon vous, les plus grands défis en termes de journalisme d’investigation en France ?

Stéphane Horel: Je me sens presque indécente de me plaindre de certaines conditions de travail par rapport aux journalistes qui travaillent sur les questions environnementales dans les pays d’Amérique latine ou d’Asie où le risque c’est plutôt de se retrouver avec une balle dans la tête que d’avoir affaire à un interlocuteur désagréable d’une entreprise.

Jusqu’à présent, quand on m’interrogeait sur d’éventuelles pressions, je répondais en rigolant : ‘Jamais, je travaille tranquillement chez moi en chaussons roses’. Sauf que sur cette enquête-là, où des centaines de milliards d’euros sont en jeu, la question de la sécurité s’est posée pour la première fois de ma vie. Il y a eu des tentatives d’intrusion à mon domicile, le vol d’un sac dans un café…  Il s’agit peut-être de coïncidences mais j’ai porté plainte et le journal a fait un signalement au parquet. Cela ne m’empêche pas de continuer à faire mon travail mais ce n’est pas confortable.

Pour ce qui est du journalisme d’investigation en France, il y a un problème de valorisation. Il faut savoir que l’on est un des seuls pays d’Europe sans association de journalistes d’investigation et cette absence de réflexion collective et professionnelle est un grand manque. On est dans un contexte culturel où le journalisme de reportage, avec une forte dimension littéraire, est davantage mis en valeur, d’ailleurs le plus prestigieux prix de journalisme en France, le Prix Albert Londres, récompense ce type de journalisme. Il y a aussi une tendance, en France, à associer le journalisme d’enquête au politico-financier. Du coup, ce n’est pas facile de convaincre les rédactions d’accorder de l’importance à d’autres sujets d’enquête… avec le temps que cela nécessite pour mettre à jour des problèmes systémiques comme la pollution industrielle, par exemple.

GIJN: Quel a été le plus grand défi auquel vous avez été confronté en tant que journaliste d’investigation ?

Stéphane Horel:  Jusqu’à récemment les sujets sur lesquels je travaille (les pesticides, l’exposition aux produits chimiques…) n’étaient pas considérés comme des sujets d’enquête. En 2008, quand j’ai écrit mon premier livreLa Grande invasion. Enquête sur les produits qui intoxiquent notre vie quotidienne”, le sujet était inexistant hors des milieux scientifiques. Parce que c’était perçu comme un sujet “conso” et du fait que j’étais une femme, mon éditeur avait d’abord envisagé une couverture très girly. J’avais fait une enquête de fonds en m’appuyant sur toute la littérature scientifique sur les effets de ces substances et c’était reçu comme un sujet “de bonne femme”.

J’ai longtemps été indépendante. Tracer sa route et asseoir sa crédibilité de journaliste d’investigation en travaillant sur des sujets considérés, à tort, comme n’étant pas des sujets d’enquête n’a pas été évident.

GIJN: Quel conseil donneriez-vous pour faire une bonne interview ?

Stéphane Horel: Une interview, c’est une rencontre. On ne peut s’attendre à ce qu’une personne dise des choses intéressantes si on ne s’intéresse pas à elle. Cela m’intéresse de savoir qui est la personne en face de moi, y compris si c’est un lobbyiste qui défend les pesticides. J’essaie d’attraper l’humain derrière la fonction.

Pour les interviews de scientifiques de haut niveau, il ne faut pas aller voir ces gens-là en n’y connaissant rien et en posant des questions de base, c’est une insulte à leur expertise et au peu de temps qu’ils ont. Avant d’interroger un spécialiste, “know your shit” (“connais ton sujet à fond”). Ce travail préalable est une question de respect et il permet aussi d’avoir de vraies discussions de fond avec eux.

GIJN: Y a-t- il un outil, une base de données ou une application que vous utilisez dans le cadre de vos enquêtes ?

Stéphane Horel: C’est plutôt un outil éditorial qui me vient en tête : l’humour. Aborder certaines questions avec de l’humour permet de dégager un sens que l’on ne verrait pas autrement.

Dans l’enquête sur les PFAS, par exemple, on avait créé un document compilant le meilleur des menaces des lobbies industriels qui s’appelait “l’apocalypse sur votre paillasson”. Il y avait des éléments classiques de chantage économique (“on va devoir licencier tant de personnes”) mais, parfois, les industriels vont tellement loin que cela devient risible comme lorsqu’une organisation de lobbying de l’industrie pharmaceutique européenne a affirmé que l’interdiction des PFAS entraînerait l’arrêt de toute la production pharmaceutique en Europe.

L’humour permet non seulement de dégager quelque chose d’intéressant du point de vue éditorial mais il aide aussi à résister à la violence du sujet. Car l’enjeu ce sont tout de même des centaines de milliers de gens qui vont être malades et qui vont mourir. Sans cet humour qui permet d’avoir un peu de recul, il y a de quoi bien déprimer.

GIJN: Quel est le meilleur conseil que vous ayez reçu et quels conseils donneriez-vous à un jeune journaliste d’investigation ?

Stéphane Horel: Pour moi, la clé c’est la confiance. Les gens qui m’ont fait confiance dans ma vie professionnelle, je ne les oublierai jamais parce que faire confiance c’est de l’”empowerment”. C’est grâce à cette confiance-là que j’ai pu trouver ma voie comme journaliste d’investigation.

À présent, quand j’ai la chance de coordonner des enquêtes avec des journalistes de tous âges et de toutes cultures, j’essaie de rendre cette confiance. Et c’est parfois magique de voir des journalistes à qui on laisse l’espace, et qui pour certains n’avaient jamais vraiment fait d’investigation, devenir des piliers du projet en apportant des façons de voir nouvelles.

GIJN: Quel journaliste admirez-vous ?

Stéphane Horel: J’ai une admiration sans bornes pour mon collègue Stéphane Foucart, journaliste au Monde avec qui j’ai travaillé sur les #Monsantopapers et sur un livre d’enquête sur la désinformation scientifique, « Les gardiens de la raison », en 2020. C’est une rencontre intellectuelle et amicale mêlée aussi de reconnaissance car c’est en partie grâce à lui que je suis au journal Le Monde. Son agilité intellectuelle et sa capacité à construire en permanence des compétences scientifiques de très haut vol n’ont de cesse de m’impressionner.

GIJN: Quelle est la plus grande erreur que vous ayez commise et quelles leçons en avez-vous tirées ?

Stéphane Horel: J’ai appris par la pratique que coordonner des projets cross-border n’était pas toujours synonyme de démocratie. Parfois, il faut prendre des décisions qui vont déplaire à une partie de l’équipe et cela va créer des tensions qu’il faut apprendre à gérer. Ce n’est pas être un dictateur que de prendre des décisions dans l’intérêt collectif.

Sur le dernier projet, j’avais créé une tâche collective pour 45 personnes de collecte d’arguments de lobbying de l’industrie mais le résultat  n’a pas été optimal car certains collègues ne comprenaient pas cette approche. Et c’est normal. Tout le monde n’est pas câblé de la même manière. On en revient à la confiance : il faut laisser les gens se déployer dans leurs propres compétences et leur talent.

GIJN: Comment éviter le burnout quand on fait de l’enquête ?

Stéphane Horel: Le burnout est un mal très répandu dans notre profession et dans la société en général. Je me suis déjà retrouvée hospitalisée en soins intensifs en grande partie liée à un cumul de stress professionnel et personnel. J’avais explosé, c’était trop. J’adore mon travail et je travaille encore beaucoup trop aujourd’hui mais désormais je suis vigilante. J’ai un message sur mon frigo qui dit : “tu es aussi importante que ton travail”.

Un de mes garde-fous est que jusque dans la dernière ligne du bouclage, je me réserve un jour par semaine pendant lequel je ne travaille pas du tout. La coordination d’une enquête est une grande charge mentale et ce jour-là je vois des amis ou je m’effondre sur mon canapé pour lire mais je ne prends aucune décision.

GIJN: Y a-t-il des aspects du journalisme d’investigation que vous trouvez frustrants et que vous aimeriez voir évoluer ?

Stéphane Horel: Le journalisme cross-border et l’intelligence collective, c’est passionnant mais je pense qu’il y a une tendance à trop multiplier les projets. Cela conduit à faire des enquêtes moins approfondies et qui, du coup, ne valent pas cet épuisement. Je pense notamment aux journalistes freelances qui se retrouvent à mener de front trois ou quatre enquêtes en même temps. Mais le même problème se pose en rédaction où être monomaniaque sur une enquête pendant plusieurs mois n’est pas une pratique très répandue.


Alcyone Wemaere est la responsable francophone de GIJN et une journaliste française, basée à Lyon depuis 2019. Elle est une ancienne journaliste de France24 et Europe1, à Paris. Elle est professeure associée à Sciences Po Lyon, où elle est coresponsable du master de journalisme, spécialité data et investigation, créé avec le CFJ.

31.01.2025 à 16:19

Webinaire GIJN : Enquêter sur les combustibles fossiles

Maxime Domegni

Dans ce webinaire du GIJN, les journalistes apprendront les stratégies clés pour fouiller l'industrie des combustibles fossiles, guidés par les idées du Guide d'enquête sur les combustibles fossiles de GIJN, qui sera publié prochainement. Un panel de journalistes experts - tous auteurs de chapitres du guide - partageront leurs expériences et leurs outils pour exposer le rôle de l'industrie dans la crise climatique, enquêter sur les entreprises privées et publiques, analyser les politiques de régulation et évaluer la crédibilité des solutions climatiques proposées. Que vous soyez novice en la matière ou que vous cherchiez à approfondir votre expertise, cette session vous fournira des conseils pratiques pour réaliser des enquêtes percutantes sur l'une des questions les plus urgentes au monde.
Texte intégral (822 mots)

L’industrie fossile joue un rôle central dans la crise climatique, puisqu’elle représente plus de 75 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et 90 % des émissions de dioxyde de carbone. Malgré les engagements internationaux en faveur d’émissions nettes nulles, la consommation de pétrole, de gaz et de charbon continue d’augmenter, sous l’impulsion d’un réseau concentré d’entreprises influentes et d’entités publiques. Enquêter sur cette industrie complexe et opaque est une tâche essentielle pour les journalistes qui cherchent à découvrir les intentions cachées, les campagnes d’écoblanchiment et l’impact réel de la production de combustibles fossiles sur les communautés vulnérables.

Dans ce webinaire GIJN, les journalistes apprendront des stratégies clés pour enquêter sur l’industrie fossile, guidés par les idées du Guide d’enquête sur les combustibles fossiles de GIJN, qui a été soutenu par JournalismFund Europe. Un panel de journalistes experts – tous auteurs du guide – partageront leurs expériences et leurs outils pour exposer le rôle de l’industrie dans la crise climatique, enquêter sur les entreprises privées et publiques, analyser les politiques de régulation et évaluer la crédibilité des solutions climatiques proposées. Que vous soyez novice en la matière ou que vous cherchiez à approfondir votre expertise, cette session vous fournira des conseils pratiques pour réaliser des enquêtes percutantes sur l’une des questions les plus urgentes au monde.

Megan Darby est rédactrice et stratège au sein du programme Énergie de l’IISD (International Institute for Sustainable Development). Avant de rejoindre l’organisation, elle était rédactrice en chef de Climate Home News, un média indépendant primé, spécialisé dans la politique internationale et la diplomatie de la crise climatique.

Geoff Dembicki est un journaliste d’investigation sur le changement climatique originaire de l’Alberta, au Canada, où se trouvent les plus grands gisements de sables bitumineux du monde. Il contribue régulièrement à DeSmog. Son travail a permis de dévoiler l’influence de l’industrie sur les politiques climatiques et de mettre en lumière les conséquences des pratiques incontrôlées des entreprises.

Fermín Koop est un reporter argentin spécialisé dans l’environnement et le changement climatique. Basé à Buenos Aires, il est rédacteur en chef pour l’Amérique latine à Dialogue Earth. Il est cofondateur de Claves21, un réseau de journalistes environnementaux en Amérique latine, et professeur de journalisme à l’université.

La modératrice est Amy Westervelt, journaliste d’investigation primée et fondatrice de Drilled, un podcast et un média qui dévoile le rôle de l’industrie fossile dans la désinformation climatique et l’écoblanchiment. Elle s’attache à tenir les entreprises et les gouvernements responsables de leur impact sur l’environnement.

Surveillez nos fils X (ex Twitter) @gijnAfrque et gijnFr ainsi que notre bulletin d’informations pour obtenir des informations sur les événements à venir.

Inscrivez-vous au webinaire ici !

Date : Jeudi 20 février 2025
Heure : 14:00 GMT / 15:00 CET – Heure correspondante dans ma ville ?

13.01.2025 à 16:40

Webinaire GIJN : Comment acquérir gratuitement des images satellite pour vos enquêtes (replay)

Maxime Domegni

Ce webinaire du GIJN réunit d'éminents experts qui partageront des conseils pratiques et des astuces pour naviguer dans ce domaine souvent impressionnant. Les participants apprendront les meilleures plateformes et techniques pour obtenir des images gratuites, les stratégies d'analyse et de traitement des données, ainsi que les considérations éthiques à prendre en compte lors de l'utilisation de ces images dans le cadre d'enquêtes. Que vous cherchiez à suivre la déforestation, à documenter l'expansion urbaine ou à enquêter sur des conflits géopolitiques, ce webinaire vous permettra d'acquérir les compétences nécessaires pour démarrer.
Texte intégral (826 mots)

L’imagerie satellitaire est devenue cruciale pour le journalisme d’investigation, offrant des outils puissants pour découvrir des histoires cachées, surveiller les changements environnementaux et dénoncer les violations des droits de l’homme. Mais l’accès aux images satellite peut s’avérer coûteux et complexe. Heureusement, une série de ressources et de stratégies gratuites rendent aujourd’hui ces informations inestimables plus accessibles que jamais. Au cours de ce webinaire organisé par GIJN le 27 janvier 2025 des journalistes ont montré comment exploiter les images satellite gratuites pour améliorer leurs enquêtes.

Ce webinaire de GIJN a réuni d’éminents experts qui ont partagé des conseils pratiques et des astuces pour naviguer dans ce domaine dans lequel on peut facilement se perdre. Les participants ont appris les meilleures plateformes et techniques pour obtenir des images gratuites, les stratégies d’analyse et de traitement des données, ainsi que les considérations éthiques à prendre en compte lors de l’utilisation de ces images dans le cadre d’enquêtes. Que vous cherchiez à suivre la déforestation, à documenter l’expansion urbaine ou à enquêter sur des conflits géopolitiques, ce webinaire permet d’acquérir les compétences nécessaires pour démarrer.

Yao Hua Law (slides):

Carl’s slides:

Carl Churchill est journaliste au Wall Street Journal, où il couvre les enquêtes basées sur les données. Il a utilisé l’imagerie satellitaire pour révéler des informations cruciales sur les crises environnementales, les perturbations de la chaîne d’approvisionnement et les zones de conflit mondial. Carl Churchill apporte une grande expérience dans l’intégration d’outils géospatiaux dans les investigations.

Voici sa présentation : https://docs.google.com/presentation/d/1ZNpllkAkbyhcb5UsEWSKWbqHvLqXURDV/edit#slide=id.p1

Yao Hua Law est un journaliste malaisien primé qui a réalisé de nombreuses enquêtes sur les questions environnementales et agricoles. Son travail intègre souvent l’imagerie satellite pour suivre la déforestation, l’utilisation illégale des terres et l’impact de l’activité humaine sur les écosystèmes fragiles. Son expertise consiste à faire en sorte que les histoires centrées sur les données trouvent un écho auprès des publics locaux et mondiaux.

Voici sa présentation : https://www.canva.com/design/DAGdGxUxSHA/XxkBBcNXcJOaQnJnKerA9Q/view?utm_content=DAGdGxUxSHA&utm_campaign=designshare&utm_medium=link2&utm_source=uniquelinks&utlId=he9dd89cf8e

Laura Kurtzberg est spécialiste de la visualisation de données, cartographe et développeuse d’applications d’informations, avec un intérêt particulier pour les sujets environnementaux. Elle a enseigné la visualisation de données à l’Université internationale de Floride et a été ingénieur d’application à Descartes Labs, où elle s’est spécialisée dans l’analyse géospatiale et le traitement de l’imagerie satellitaire. Forte d’une grande expérience dans l’exploitation des données pour raconter des histoires passionnantes, Mme Kurtzberg a travaillé sur des projets innovants qui rendent des ensembles de données complexes accessibles et exploitables pour les journalistes et les chercheurs.

Voici sa présentation :  https://pitch.com/v/getting-satellite-imagery-gijn-nufb38

La modératrice est Manuela Andreoni, correspondante en chef de Reuters au Brésil.

Surveillez notre fil Twitter @gijnAfrique et @gijnFr et notre newsletter pour plus de détails sur les événements à venir.

16.12.2024 à 12:39

La traite des esclaves cachée en Suisse, des migrants « abandonnés » dans le désert en Afrique du Nord et un scandale sexuel religieux : les meilleures enquêtes de 2024 en français

Alcyone Wemaere

De la France à la Côte d'Ivoire, de la Suisse au Sénégal, voici huit des meilleures enquêtes publiées dans les médias francophones cette année.
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De la France à la Côte d’Ivoire, de la Suisse au Sénégal, voici huit des meilleures enquêtes publiées dans les médias francophones cette année.

Les enquêtes qui ont retenu notre attention cette année témoignent de la diversité qui existe dans le monde du journalisme d’investigation francophone. Une diversité, de forme, d’abord : les enquêtes numériques, vidéo et podcast sont désormais la norme, alors que la presse écrite semble perdre sa domination.

Quant au fond, les sujets que les médias choisissent de couvrir sont également très variés : des questions sociales aux malversations financières et environnementales, des enquêtes sur des événements historiques à celles qui portent sur des conflits à l’étranger.

L’utilisation du data  ainsi que d’outils et de techniques open source est désormais très répandue, tandis que le journalisme transfrontalier et collaboratif réussit de mieux en mieux à révéler des histoires locales pertinentes. Vous trouverez ci-dessous les huit articles qui ont le plus impressionné l’équipe francophone de GIJN cette année. Bonne lecture !

Afrique du Nord — Enquête ‘Desert Dumps’

Cette enquête d’un an menée par une équipe de plus de 30 journalistes d’Enass, Inkyfada, Le Monde, Lighthouse Reports et d’autres médias internationaux a mis au jour des pratiques d’arrestation et de déportation mises en œuvre par trois pays d’Afrique du Nord, qui sont soutenues et financées par l’Union européenne. Les migrants ont été refoulés et abandonnés dans des zones désertiques ou montagneuses reculées du Maroc, de la Mauritanie et de la Tunisie afin de les empêcher d’atteindre la mer Méditerranée. Selon l’enquête, cette situation a laissé une population vulnérable « sans assistance, sans eau ni nourriture, exposée au risque d’enlèvement, d’extorsion, de torture, de violence sexuelle et, dans le pire des cas, de mort ».

S’il existe peu d’images de ces opérations, les journalistes ont pu analyser des dizaines de photographies, de vidéos et de témoignages pour documenter ces opérations et en géolocaliser plusieurs. Ces opérations sont financées par l’argent de l’UE, où la migration est devenue une question politique brûlante ces dernières années. Depuis 2015, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie ont reçu plus de 400 millions d’euros (425 millions de dollars) pour la gestion des frontières. “Les Etats européens ne veulent pas avoir les mains sales. Ils sous-traitent donc à des Etats tiers des violations des droits de l’Homme” a déclaré un professeur de droit interrogé par Le Monde.

Selon les journalistes, les fonctionnaires européens ont toujours nié que les fonds soient utilisés pour des projets qui violent les droits fondamentaux, mais deux sources européennes de haut rang ont déclaré qu’il était « impossible » de rendre pleinement compte de la manière dont les fonds européens étaient, au final, utilisés.

Côte d’Ivoire – Enquête aux frontières dans un contexte de menaces terroristes 

Image : Capture d’écran, Eburnie Today.

En Afrique de l’Ouest, la propagation du terrorisme du nord du Sahel à la côte du sud s’est également accompagnée de restrictions sévères de la liberté de la presse, rendant presque impossible le travail indépendant des journalistes dans de nombreux endroits. Dans ce contexte, des journalistes de Côte d’Ivoire ont pu publier une série d’enquêtes dans le nord du pays, une région gravement touchée par le terrorisme. Ces sujets de fond couvrent des sujets sensibles tels que le vol de bétail, le manque d’emplois, le trafic de carburant et la manière dont la porosité des frontières peut contribuer à la propagation du terrorisme et exacerber d’autres problèmes.

Cette série de cinq reportages collaboratifs, sous forme écrite et de podcast, a été menée par le site d’investigation ivoirien Eburnie Today. L’équipe a mobilisé – avec le soutien d’une ONG partenaire – 20 reporters qui ont utilisé des techniques d’investigation traditionnelles basées sur le contact direct avec les sources et la recherche sur le terrain.

Suisse — La traite des esclaves : la face cachée de l’histoire suisse

 

Image: Screenshot, RTS

« Nos esclaves », la série de podcasts en huit épisodes de la chaîne publique suisse RTS, plonge dans l’une des périodes les plus sombres du passé de la Suisse, en racontant l’histoire des commerçants, financiers, soldats, colons, travailleurs et même des autorités fédérales suisses impliqués dans “l’abominable trafic” d’esclaves. Pendant deux ans, le journaliste Cyril Dépraz a voyagé de la Suisse à l’ancien port négrier de Nantes et à la ville brésilienne d’Helvécia.

Grâce à des recherches dans les archives et à l’éclairage d’historiens, le podcast a mis à jour tout un système lié à l’économie de l’esclavage. Des moments forts du podcast interviennent lorsqu’un historien recense les traces fragiles de la vie d’une femme esclavagisée comme celle de Pauline Dubuisson, morte en Suisse en 1826 ou lorsqu’une descendante d’une autre femme réduite en esclavage au Brésil tente de se souvenir de son arrière-arrière-grand-mère, enlevée en Angola. Le podcast n’aurait pas pu être réalisé il y a une génération, car comme le souligne Bouda Etemad, l’un des historiens interrogés: « Personne ne parlait de la Suisse coloniale il y a 15 ans ».

Sénégal — Enquête sur les trafics de rendez-vous pour les visas

Au Sénégal, la difficulté de demander un visa de courte durée pour l’espace Schengen en Europe, les Etats-Unis ou le Canada a créé un marché noir des rendez-vous pour les visas. Cette situation a même provoqué des manifestations de rue à Dakar et a incité deux reporters à mener une enquête pour comprendre le phénomène.

En s’adressant directement à une grande variété de sources, y compris les demandeurs de visa, les intermédiaires qui proposent d’aider les demandes de visa à passer la file d’attente en échange d’une rémunération, et les consuls français et américain, les reporters ont pu révéler, par exemple, comment certains intermédiaires facturaient jusqu’à 500 dollars américains simplement pour prendre un rendez-vous. Les reporters se sont également infiltrés, se faisant passer pour des demandeurs de visa et sollicitant les services de l’une des agences les plus réputées de la ville pour ces services – une tactique qui leur a permis de recueillir des preuves de première main.

Peu d’enquêtes locales approfondies ont exposé les obstacles auxquels sont confrontés les voyageurs potentiels de manière aussi détaillée, ou avec des preuves aussi convaincantes des coûts supportés par les personnes concernées.

France — La chute de l’Abbé Pierre, prêtre humanitaire

Image: Shutterstock

Lorsque le prêtre français connu comme « l’Abbé Pierre » est mort en 2007 à l’âge de 94 ans, le quotidien de gauche Libération a titré « Saint domicile fixe » sur sa page de Une. Ce statut d’icône a rendu encore plus choquante la publication, en juillet dernier, d’un rapport indépendant commandé par les deux associations caritatives qu’il avait fondées, qui révélait que plusieurs femmes avaient formulé des allégations crédibles d’agression ou de harcèlement sexuels à son encontre entre 1970 et 2005.

Grâce à l’accès à des documents inédits, notamment un carnet, des lettres et des témoignages, Libération a révélé, quelques semaines après le rapport officiel, que l’Église catholique et l’une des organisations caritatives de l’abbé Pierre étaient au courant de son comportement prédateur depuis des décennies. Une autre enquête réalisée par Radio France a permis de mettre à jour des lettres dans lesquelles le prêtre est qualifié d’« homme très malade » dès 1958 par un ecclésiastique important. Il a également montré des extraits de lettres écrites par l’abbé Pierre lui-même, dans lesquelles il semble menacer ceux qui ont osé le confronter.

D’autres victimes de l’ecclésiastique s’étant manifestées, l’Église catholique a décidé d’ouvrir ses archives sans attendre le délai habituel de 75 ans après la mort. Quant à la fondation qui porte son nom, elle a décidé d’en changer.

Régional — « Burning Skies » et l’Afrique

Image: Capture d’écran, Environmental Investigative Forum

 

L’enquête collaborative, Burning Skies, a été menée par plus d’une douzaine de médias qui ont enquêté sur des entreprises impliquées dans le torchage de gaz dans le monde entier. Le torchage du gaz, qui consiste à brûler le surplus de gaz naturel associé à l’extraction du pétrole, peut être très impopulaire en raison des préoccupations liées à l’impact sur la santé des populations avoisinantes. Pour parvenir à leurs révélations, les médias ont exploité des données spatiales non publiées, provenant de SkyTruth, et d’autres types d’informations, combinées à des récits de première main provenant de sources.

Ce projet fait suite à une enquête similaire menée à la fin de l’année dernière par l’Environmental Investigative Forum et ses partenaires médiatiques, dont InfoCongo au Cameroun, qui a révélé que le torchage de gaz est pratiqué dans plusieurs localités en Afrique, tous liés à un opérateur pétrolier et gazier européen géant. Au Cameroun et au Gabon, deux des principaux pays du bassin du Congo, cette pratique est strictement réglementée et réservée à des situations exceptionnelles. La société en question a déclaré aux journalistes qu’elle « adhère à toutes les réglementations locales et aux normes internationales les plus élevées ».

Émirats arabes unis – Dubaï Unlocked

Dubai Unlocked

Image: Capture d’écran, OCCRP

Dubaï est devenu la destination favorite de nombreuses personnes parmi les plus riches du monde, mais c’est aussi un refuge populaire pour les Africains politiquement exposés qui investissent dans l’immobilier dans les quartiers huppés de ce pays du Golfe. Le secret qui entoure ces flux d’argent rend les choses extrêmement compliquées pour les journalistes. Mais cette année, grâce à une collaboration avec l’organisation à but non lucratif américaine C4ADS, DataCameroon et Inkyfada ont eu accès à une base de données sur les investissements étrangers à Dubaï et ont passé plusieurs mois à mener des enquêtes supplémentaires sur le terrain pour fournir un contexte sur les actifs de ces personnes.

DataCameroon a pu identifier 72 personnalités de premier plan originaires de cinq pays d’Afrique centrale – le Cameroun, le Gabon, le Tchad, le Congo et la République centrafricaine – dont beaucoup possèdent des biens immobiliers d’une valeur de plusieurs millions de dollars. En Algérie, pays où la loi interdit aux citoyens d’accumuler des actifs monétaires ou financiers à l’étranger, Twala Info a pu identifier des centaines de résidents algériens posséderaient des actifs à Dubaï, dont le PDG d’une société holding publique, un ancien ministre, le fils d’un ancien dirigeant d’une société pétrolière et gazière publique et un magnat de la presse.

Cisjordanie — Révéler une stratégie de violence à distance

Depuis les attentats terroristes du Hamas d’octobre 2023, le monde a suivi de près la riposte israélienne à Gaza et au Liban. Mais cette enquête aborde un autre aspect du conflit : la violence des colons israéliens à l’encontre des Palestiniens en Cisjordanie, territoire occupé par Israël depuis 1967. Les journalistes rapportent que la violence contre les Palestiniens y a atteint un niveau record en 2023, avant même l’attaque du Hamas en octobre.

Produit par CAPA pour la chaîne de télévision franco-allemande ARTE, le magazine d’investigation numérique Source a utilisé des bases de données ouvertes et des vidéos authentifiées postées sur les réseaux sociaux pour documenter les incidents violents filmés par des habitants palestiniens et des militants pacifistes israéliens. Ils ont également géolocalisé les lieux où se sont déroulées les exactions présumées. La carte de ces attaques répertoriées correspond à une carte documentant l’emplacement des nouveaux avant-postes israéliens en Cisjordanie. L’enquête explique en détail comment 26 colonies ont été créées au cours de la seule année 2023, bien que cela soit interdit par le droit international et israélien.

L’enquête se concentre sur un colon israélien spécifique qui fait l’objet de sanctions américaines et européennes pour ses actes de violence à l’encontre des Palestiniens.


Alcyone Wemaëre est la responsable francophone de GIJN et une journaliste française, basée à Lyon depuis 2019. Elle est une ancienne journaliste de France24 et Europe1, à Paris. Elle est professeure associée à Sciences Po Lyon, où elle est coresponsable du master de journalisme, spécialité data et investigation, créé avec le CFJ.

Maxime Koami Domegni est le responsable Afrique francophone de de GIJN et un journaliste d’investigation primé. Il a travaillé comme rédacteur en chef du journal togolais L’Alternative et pour la BBC Africa en tant que journaliste producteur et planificateur de magazines pour l’Afrique francophone. Il a aussi collaboré avec la RNW Media pour la version française de son site « This Is Africa ».

Aïssatou Fofana est l’assistante éditoriale du programme de GIJN pour l’Afrique francophone. Basée à Abidjan, en Côte d’Ivoire, elle est également blogueuse et journaliste indépendante avec une solide expérience en journalisme environnemental. En tant qu’entrepreneuse dans le domaine des médias, elle a récemment cofondé un média en ligne, L’écologiste, afin d’amplifier l’information environnementale.

22.11.2024 à 11:02

Féminicides, COVID-19 : Comment le data-journalisme révolutionne la gouvernance en Afrique

Banjo Damilola 

#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d'investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste du Nigeria, Banjo Damilola, évalue l'impact du data-journalisme sur le continent pour mettre les gouvernants devant leurs responsabilités, notamment sur les féminicides au Kenya par exemple, et relève les nombreux obstacles et défis du secteur.
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#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste du Nigeria, Banjo Damilola, évalue l’impact du data-journalisme sur le continent pour mettre les gouvernants devant leurs responsabilités, notamment sur les féminicides au Kenya par exemple, et relève les nombreux obstacles et défis du secteur.

Début 2024, le studio de données Odipo Dev, basé à Nairobi, s’est associé au collectif de data-journalisme Africa Data Hub pour comprendre l’épidémie continue de féminicides au Kenya. Dans le cadre du projet, appelé Silencing Women (Réduire les femmes au silence), les deux groupes ont créé une base de données historique qui regroupe les noms et circonstances du décès de plus 500 femmes victimes de violence domestique dans le pays entre 2016 et 2023.

“Lorsque nous avons publié la base de données, nous avons constaté que nos conclusions démystifiaient ce qui était dit sur ces femmes”, déclare Felix Kiprono, responsable des médias chez Odipo Dev. Il explique que les données réfutaient pour la première fois, grâce à des statistiques, l’hypothèse selon laquelle les victimes se mettaient elles-mêmes en danger. “Nous avons constaté que 75 % (sur les 500 cas) des femmes sont tuées par leur mari ou leur compagnon.”

Le travail réalisé dans le cadre du projet a eu un impact presque immédiat sur le système judiciaire du pays. Quelques mois seulement après le lancement du projet, une présidente du tribunal au Kenya a fait référence à la base de données Silencing Women en déterminant la peine d’un homme jugé coupable du meurtre d’une femme d’affaires assassinée à son domicile en 2018.

Pour Kiprono, c’est juste un exemple qui illustre tous les efforts déployés pour que les dirigeants au Kenya rendent des comptes. “Les données révèlent bien des choses”, ajoute-t-il. “Elles permettent de mieux comprendre une situation. Elles servent de point de référence. Lorsque vous les compilez, il se passe quelque chose. Vous commencez à avoir une vue d’ensemble.”

Le projet Silencing Women n’est certainement pas un phénomène à part. Sur tout le continent, le data-journalisme a également beaucoup de succès et devient rapidement un outil puissant source de transparence, de redevabilité et d’impact social. Pourtant, en Afrique, le data-journalisme se heurte encore à de nombreux obstacles, notamment le manque d’accès à des informations fiables, surtout auprès des gouvernements répressifs, la nécessité de former davantage de personnes pour enrichir la base de connaissances de la génération actuelle de journalistes, et également de la suivante, et un manque de soutien financier pour alimenter ce secteur.

Africa Data Hub Silencing Women project on femicide

Le projet « Silencing Women » a été le premier à étudier de manière exhaustive les données sur les féminicides en Afrique, et ses informations ont depuis été utilisées pour déterminer les peines d’emprisonnement des personnes reconnues coupables d’avoir tué des femmes. Image : Capture d’écran, Africa Data Hub

Comment l’épidémie de COVID-19 a transformé le data-journalisme en Afrique

La pandémie de COVID-19 a été un tournant pour de nombreuses plateformes de data-journalisme en Afrique. Pour The Outlier, un site basé en Afrique du Sud, elle a marqué l’essor de ses enquêtes basées sur des données. “Nous n’avions rien d’autre à faire”, se rappelle Alastair Otter, co-fondateur du projet. Nous avons donc commencé à créer des tableaux de bord pour suivre l’impact de la pandémie.

Ces tableaux de bord sont devenus une source cruciale d’informations pour les Sud-Africains, en proposant des bulletins d’informations hebdomadaires qui replaçaient en contexte les chiffres du gouvernement et indiquaient les taux d’hospitalisation, de décès et de vaccination. Ils collectaient et interprétaient des données pour indiquer les variations et les tendances, mais également pour surveiller les interventions du gouvernement et la mise en œuvre des programmes d’aide.

Ces informations étaient alors gratuitement mises à la disposition d’autres organes de presse qui les utilisaient dans le cadre de leurs enquêtes. Otter ajoute qu’ils avaient généré environ 40 graphiques pour toute l’Afrique du Sud, aux niveaux national et provincial, et que l’équipe avait collecté des dons d’une valeur d’environ 120 000 rands (l’équivalent de 6 700 dollars américains) pour couvrir les coûts de stockage. (The Outlier a cessé d’actualiser le tableau de bord en 2022, mais a publié un récapitulatif de deux années de visualisations de données sur le COVID-19 dans son article Deux années de coronavirus en Afrique du Sud (Two Years of Coronavirus in South Africa).)

“Les données sont un allier très puissant”, ajoute Otter. “Je ne dis pas qu’elles sont toujours justes, car elles peuvent être déformées, mais si elles sont traitées correctement et de manière responsable, elles peuvent donner à ceux qui les utilisent les moyens de faire avancer les choses.” (Note de la rédaction : Alastair Otter a travaillé pour GIJN de 2018 à 2022.)

Alors que The Outlier a commencé à exploiter des données pendant la pandémie, d’autres plateformes de données en Afrique tiraient déjà parti de leur expertise en matière de traitement de vastes ensembles de données pour aider les gens à mieux comprendre leur nouveau monde. Au Nigeria, Dataphyte a surveillé les fonds d’aide et la distribution de matériel de secours dans tout le pays, Nukta Africa a surveillé l’impact de la pandémie sur plusieurs secteurs, ainsi que le comportement des Tanzaniens face à leur nouvelle réalité, et, via Open Cities Lab, Africa Data Hub a lutté contre la désinformation en utilisant des données, puis développé des outils pour assurer le suivi des cas d’infection et des taux de vaccination.

Africa Women Journalism Project (Projet de journalisme par les femmes en Afrique, AWJP), une plateforme de data-journalisme dirigée par des femmes, qui enquête sur les problèmes dans tout le continent, a réalisé un reportage sur les dépenses publiques liées au COVID-19 au Kenya, en Ouganda et au Nigeria. Le projet a révélé la mauvaise gestion de fonds destinés aux services de santé. Cette enquête basée sur des données a provoqué un tollé et donné lieu à des discussions sur les moyens d’améliorer la transparence des dépenses du gouvernement.

Un des rapports d’AWJP a examiné l’état de préparation des comtés du Kenya face au virus alors que le nombre de victimes était à la hausse et que la deuxième vague touchait le pays. Le rapport, publié en partenariat avec The Star, un site web d’actualités au Kenya, a révélé que les gouvernements des comtés n’étaient pas suffisamment préparés à faire face à une recrudescence des cas de COVID-19. Le rapport avait interrogé les données du Kenya National Bureau of Statistics (Bureau national des statistiques du Kenya) et de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (Institut pour les indicateurs et l’évaluation de la santé, IHME) afin d’établir des projections et de reconstituer des scénarios à l’échelle des comtés.

Le data-journalisme : une ‘science de la décision’

​​Il y a une grande différence entre des données brutes et des informations digestibles et concrètes qui permettent de former des opinions et de prendre des décisions éclairées. Au Nigeria, Dataphyte, un centre de données fondé par Joshua Olufemi, essaie de convertir des données complexes en histoires faciles à comprendre pour aider les Nigérians à prendre des décisions en connaissance de cause. “Le journalisme traditionnel parvient rarement à vulgariser des problèmes complexes”, déclare Olufemi, en ajoutant que Dataphyte change cet état de fait en utilisant des données comme un outil de communication, plutôt que comme un accessoire.

Cette approche permet à l’organisation d’orienter les conversations et elle fournit au public des données précieuses susceptibles d’influencer non seulement l’engagement civique, mais également les points de vue personnels. Cela a été confirmé lorsque l’équipe a utilisé des données historiques pour communiquer des informations clés sur les résultats des élections de 2023 au Nigeria. Olufemi explique que le projet devait s’inscrire dans le cadre d’une réponse à la propagande et aux sondages manipulés utilisés par les hommes politiques pour influencer l’opinion du public avant l’élection.

“Nous ne nous contentons pas de faire des enquêtes, nous apportons des preuves qui permettent d’exiger des dirigeants en place qu’ils rendent des comptes”, dit-il. “Ainsi, pour nous, la science de la décision représente un avantage au niveau local dont bénéficie notre audience lorsqu’elle doit prendre des décisions concernant ses moyens de subsistance, son style de vie et son existence.”

En Tanzanie, Nukta Africa a également adopté la narration basée sur des données. La plateforme, dirigée par Nuzulack Dausen, utilise des visualisations de données et des infographies pour permettre à des communautés qui parlent le swahili de prendre plus facilement connaissance de problèmes complexes liés notamment à la santé publique et à l’éducation.

“Nous avons voulu contribuer à la création d’une société qui peut prendre des décisions basées sur des données”, explique Dausen. “Parfois, nous créons des icônes pour simplifier la visualisation des données qui sont alors plus faciles à comprendre. Il arrive aussi que les icônes disponibles ne reflètent pas non plus notre réalité. Nous concevons donc nos propres icônes pour illustrer ces réalités.”

Par ailleurs, des sites de data-journalisme en Afrique mettent en place des structures garantissant une redevabilité systématique.

Par exemple, Africa Data Hub a créé une extension Chrome qui met en surbrillance les noms associés à des scandales de corruption dès qu’ils apparaissent dans des enquêtes ou des recherches sur le web. Les utilisateurs peuvent cliquer sur ces noms pour accéder aux allégations de corruption à l’encontre de ces personnes, ce qui permet de renforcer les efforts de promotion de la transparence.

The Outlier monitors pit latrines school infrastructure

Le site The Outlier, basé en Afrique du Sud, recueille des données sur les latrines à fosse des écoles et d’autres infrastructures dans le cadre de ses rapports de surveillance. Image : Capture d’écran, The Outlier

The Outlier a fait un travail semblable pour traiter le problème persistant des toilettes à fosse en Afrique du Sud. Après plusieurs incidents très médiatisés liés au décès d’enfants dans ces toilettes extérieures, le président Cyril Ramaphosa a demandé le retrait progressif des toilettes à fosse dans les écoles. Il a donné trois mois au ministère de l’Éducation pour mettre un plan en place, mais l’intervention du gouvernement n’a pas été à la hauteur de ses promesses. En 2021, un tribunal sud-africain a ordonné au gouvernement de supprimer toutes les toilettes à fosse et de les remplacer par des installations modernes, en exigeant des rapports d’avancement trimestriels.

En combinant les données du gouvernement et le travail de terrain, The Outlier surveille les progrès du gouvernement en matière d’amélioration des installations sanitaires et d’autres infrastructures scolaires. Section27, un cabinet d’avocats spécialisé dans les droits humains, utilise ces conclusions pour étayer les preuves nécessaires afin de vérifier les rapports du gouvernement au tribunal.

Autres défis du data-journalisme

Malgré ces avancées, le data-journalisme en Afrique se heurte encore à des obstacles de taille. L’un des plus importants est l’accès à des données fiables. “Les gouvernements limitent souvent l’accès aux données, ce qui complique la tâche des journalistes qui recherchent les informations dont ils ont besoin”, explique Olufemi. Ce manque de transparence est un problème courant qui touche l’ensemble du continent, que les données soient indisponibles, difficiles à obtenir ou qu’elles manquent d’intégrité à l’échelle locale.

Les lacunes en matière de compétences techniques posent également problème. Nombreux sont les journalistes qui n’ont pas la formation requise pour pouvoir analyser et interpréter des ensembles de données complexes. “Nous manquons de data-journalistes qualifiés”, explique Dausen. “Parfois, nous devons faire appel à des sous-traitants qui nous aident à analyser les données, car nos ressources n’ont pas les compétences requises.”

Catherine Gicheru, directrice d’AWJP, explique que les restrictions du gouvernement et le manque de compétences techniques compliquent la tâche des journalistes qui souhaitent réaliser des enquêtes basées sur des données. “Beaucoup de femmes journalistes n’ont tout simplement ni la formation ni le niveau de connaissance des données nécessaires pour se lancer dans des analyses et interpréter les chiffres”, ajoute-t-elle.

Pour surmonter ces obstacles, AWJP, comme bien d’autres plateformes de data-journalisme en Afrique, propose des services de formation et de mentorat en plus des narrations et des enquêtes. AWJP enseigne aux femmes journalistes les compétences nécessaires pour analyser les données, créer des visualisations et réaliser des enquêtes convaincantes via des ateliers et des mentorats individuels. Lorsqu’il est difficile d’accéder aux données, les journalistes d’AWJP font appel à d’autres stratégies, telles que la production participative de données ou la collecte de récits de première main auprès des communautés.

On peut citer, par exemple, le travail d’AWJP sur la violence sexiste au Nigeria, dans le cadre duquel des journalistes ont eu des difficultés à accéder à des données officielles sur des cas signalés, indique Gicheru. Les journalistes ont dû lancer des initiatives locales en collectant des témoignages de femmes et en demandant à la population de participer à la collecte de données qui ne figuraient pas dans les documents du gouvernement.

“En faisant preuve de créativité, il est toujours possible de rassembler et d’utiliser des informations”, ajoute-t-elle.

“L’accès aux informations et la disponibilité des données posent toujours un problème majeur”, ajoute Kamtchang. Il constate qu’en 2024, huit des 29 pays africains bénéficiant de lois en vigueur sur l’accès aux informations sont francophones. “Ces lois n’ont toutefois pas évolué pour s’adapter aux défis que représentent actuellement les données ouvertes”, constate-t-il.

Le data-journalisme n’est donc pas encore très répandu en Afrique francophone. Mais Data Cameroon persévère. Ils proposent régulièrement des bourses pour les écoles de data-journalisme, avec le soutien de partenaires comme le Center for Advanced Defence Studies (Centre supérieur d’études de défense nationale, C4ADS) basé à Washington, DC, une organisation à but non lucratif spécialisée dans les réseaux illégaux à l’échelle mondiale.

“Nous sollicitons l’aide des analystes de données de C4ADS, qui développent les capacités lorsque la bourse est octroyée et soutiennent ensuite ceux qui en bénéficient dans leurs travaux de collecte et d’analyse des données”, explique Kamtchang. Parmi les enquêtes réalisées dans le cadre de ces initiatives de formation, l’une d’entre elles expose les milliards investis par des hommes politiques et hommes d’affaires centrafricains dans des propriétés à Dubaï, ainsi que l’implication de Boko Haram et d’autres groupes armés non étatiques dans des enlèvements dans le bassin du lac Tchad.

Le plus grand défi auquel les rédactions de data-journalisme sont confrontées est sans doute le financement. Alors que ce problème touche l’ensemble du secteur du journalisme, il affecte particulièrement les organes de presse qui s’appuient sur des données. Olufemi, le fondateur de Dataphyte, explique que le financement des enquêtes basées sur des données est insuffisant.

Chez The Outlier, Otter confirme cet état de fait en ajoutant que le financement est un problème persistant. Le data-journalisme nécessite de nombreuses ressources, des outils coûteux, des logiciels et de la formation. Les data-journalistes dépendent essentiellement de subventions et de financement externe pour se maintenir à flot.

“Le data-journalisme présente beaucoup de difficultés”, déclare Otter. “Nous devons trouver des moyens créatifs de générer des revenus, via des formations, des événements ou des collaborations avec des ONG.”


Banjo Damilola est une journaliste d’investigation du Nigeria. Elle a enquêté sur la corruption dans le système judiciaire et documenté les malversations au sein de la police nigériane, des tribunaux et de l’administration pénitentiaire. Elle a reçu une mention élogieuse du Centre Wole Soyinka pour le journalisme d’investigation et a été finaliste du prix 2019 de la Fondation Thompson pour les jeunes journalistes.

21.11.2024 à 11:50

Semer les graines : du journalisme d’investigation ambitieux de The Museba Project en Afrique centrale

Josiane Kouagheu

#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste d'investigation Josiane Kouagheu, dresse le profil du Collectif de journalistes basé au Cameroun, The Museba Project, membre de GIJN, qui a une double mission : former des journalistes dans un premier temps et ensuite les encourager à travailler ensemble. 
Texte intégral (2741 mots)

#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste d’investigation Josiane Kouagheu, dresse le profil du Collectif de journalistes basé au Cameroun, The Museba Project, membre de GIJN, qui a une double mission : former des journalistes dans un premier temps et ensuite les encourager à travailler ensemble. 

En septembre 2018, le journaliste d’investigation camerounais chevronné Christian Locka a rencontré la journaliste d’investigation colombienne María Teresa Ronderos à Londres. Ils participaient tous les deux à une formation consacrée aux enquêtes sur les flux financiers illicites, organisée à City, University of London dans le quartier d’Islington, juste au nord de la « Cité de Londres », le district financier historique de la capitale.

À cette occasion, Ronderos annonça à Locka qu’elle était en train de mettre sur pied un projet avec des amis et des collègues, à savoir un organe de presse spécialisé dans les investigations collaboratives et transfrontalières en Amérique latine appelé El CLIP, lequel fut lancé l’année suivante sous la forme initiale d’un groupe de trois journalistes expérimentés originaires d’Argentine, de Colombie et du Costa Rica.

Cette rencontre s’est avérée fatidique, car source d’inspiration des propres ambitions de Locka, et parce que, plus tard, il allait collaborer avec Ronderos dans le cadre d’investigations transfrontalières.

“À cette époque, je recherchais partout au Cameroun et en Afrique centrale des journalistes qui souhaitaient réaliser des enquêtes, mais il y en avait peu”, indique Locka. “Pourtant, c’est une région sujette aux scandales, au crime organisé, à la corruption et aux abus des droits humains.”

“Riche paysage médiatique”

Dans la sous-région d’Afrique centrale, les journalistes sont souvent menacés dans le cadre de leur travail. Nombre d’entre eux ont été tués, harcelés, emprisonnés et contraints à l’exile. Reporters sans frontières (RSF) a placé le Cameroun en 130e position sur 180 pays dans son classement mondial de la liberté de la presse 2024. Dans son rapport, RSF a indiqué que bien que le Cameroun bénéficie en Afrique d’un des “paysages médiatiques les plus riches”, avec plus de 600 journaux, environ 200 stations de radio et plus de 60 chaînes de télévision, ce pays est également l’un des plus dangereux du continent pour les journalistes. Trois journalistes ont été tués au Cameroun en 2023.

Le Cameroun est classé 130e au niveau mondial, et plus bas que tous ses voisins d’Afrique centrale, dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2024 de Reporters sans frontières. Image : Capture d’écran, RSF

On peut citer l’affaire bien connue de l’assassinat d’Arsène Salomon Mbani Zogo. Le 22 janvier 2023, le corps mutilé du célèbre animateur radio de 50 ans, connu sous le nom de “Martinez Zogo”, était découvert dans un quartier proche de Yaounde, la capitale du Cameroun. Il avait également été torturé. Avant sa mort, il avait dénoncé la corruption du gouvernement. Depuis, plus de 15 suspects ont été arrêtés, parmi lesquels plusieurs membres des services de renseignement camerounais et un puissant homme d’affaires.

D’après le Comité pour la protection des journalistes, “les attaques ciblant la presse se sont multipliées alors que le Cameroun se prépare aux élections de 2025 à l’issue desquelles il n’est pas exclu que le mandat de [Paul] Biya, un des plus vieux dirigeants élus en exercice au monde, soit renouvelé pour sept années supplémentaires”. À l’heure actuelle, six journalistes camerounais sont en détention.

Double mission  

Après son voyage à Londres, Christian Locka était convaincu qu’en mettant en place un réseau de journalistes d’investigation bien formé et qui travaillent ensemble au sein de la région, il pourrait protéger ces derniers. Il a commencé à faire part de son idée à des collègues de la République démocratique du Congo (RDC) et de la République centrafricaine intéressés par le journalisme d’investigation. Dans les deux pays, la liberté de la presse est tout aussi fragile. Le gouvernement, des groupes armés et des hommes d’affaires aisés ciblent régulièrement les journalistes.

En 2020, Locka a lancé The Museba Project dans le cadre du MUSEBA Journalism Project, un media à but non-lucratif qui assure la promotion du journalisme d’investigation en Afrique centrale et dans la région des Grands Lacs, en regroupant des journalistes indépendants de la région. The MUSEBA Journalism Project est membre de GIJN depuis 2021. (Museba signifie “trompette” dans une des langues locale pratiquées sur la côte du Cameroun.)

Depuis sa création, The Museba Project a une double mission, à savoir celle de former des journalistes dans un premier temps, et ensuite de les encourager à travailler ensemble. “Dans cet environnement, empreint de peur et de manque de confiance en soi, la priorité n’est pas forcément de se lancer dans des investigations”, déclare Locka.

Avant chaque session de formation, l’équipe identifie les journalistes souhaitant faire du journalisme d’investigation en contactant les rédacteurs en chef ou les responsables d’organes de presse dans les pays hôtes. Tout d’abord, l’organisation demande aux journalistes de préparer individuellement au moins deux idées d’enquête qu’ils passeront ensemble en revue, pour les encourager à se familiariser avec cette pratique.

Pendant la formation, les formateurs aux parcours divers et provenant des quatre coins du monde (Africains, Camerounais, Américains et Européens) partagent leurs connaissances et leurs expériences avec les journalistes. Ils repartent de zéro, en leur enseignant les rudiments du journalisme d’investigation, pour qu’ils sachent notamment comment se protéger et protéger leurs sources. Les participants apprennent également à rechercher des sujets d’enquête, à les présenter et à rédiger une enquête.

“J’ai trouvé cette expérience enrichissante à tous les niveaux, et particulièrement comment élaborer une enquête et raconter une histoire intéressante”, déclare Saïbe Kabila, une journaliste d’investigation congolaise qui a rejoint The Museba Project en juin 2024, après un stage de formation à Lubumbashi, la deuxième ville de la RDC.

“Je pense que cet média est unique. Il propose un journalisme d’investigation rigoureux qui dit la vérité, souvent cachée dans nos régions, via des reportages intéressants et captivants”, ajoute Kabila.

En quatre ans, MUSEBA a formé plus de 100 journalistes originaires du Cameroun, de la RDC et de la République centrafricaine. Après chaque formation, les journalistes y ayant assisté peuvent demander à adhérer à l’organisation.

Collaboration internationale

Le principal avantage que présente The Museba Project est qu’il facilite la création de réseaux entre les journalistes. “Nous montrons aux journalistes qu’en collaborant, ils gagnent du temps, sont mieux protégés, dépensent moins d’argent et optimisent leurs travaux de recherche”, explique Locka. “Cela n’existait pas avant. C’est notre principal atout.”

La rédaction a déjà participé à de nombreux projets de collaboration internationaux et nationaux avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et El CLIP. En 2020, The Museba Project a contribué à l’enquête transfrontalière Migrants d’un autre monde (Migrants from Another World) à propos des Africains et Asiatiques qui, expulsés de leur pays, traversent l’Amérique latine en affrontant tous les dangers et difficultés que cela implique pour atteindre les États-Unis. Le projet a regroupé 18 organes de presse dans 14 pays, dont l’OCCRP, El CLIP et Bellingcat. The Museba Project a raconté l’histoire des camerounais qui ont perdu la vie durant ce voyage.

Online Journalism Award - Museba Project lead battery recycling

L’enquête du Museba Project sur une usine de recyclage de batteries au plomb et son impact sur la santé des communautés voisines a été nominée pour un prix de Online Journalism Awards 2024. Image : Capture d’écran, Online Journalism Awards

En 2023, The Museba Project a collaboré avec The Examination, une rédaction à but non lucratif basée aux États-Unis (et nouveau membre de GIJN), pour révéler dans quelle mesure le recyclage de batteries en plomb par des entreprises indiennes nuit gravement à la santé des populations locales au Cameroun et au Congo-Brazzaville. Le reportage a été sélectionné pour recevoir le prix Online Journalism Award 2024 dans la catégorie de l’excellence des reportages sur la justice sociale.

Pour Will Fitzgibbon, journaliste d’expérience et coordinateur de partenariats pour The Examination, qui a travaillé avec le média en tant que partenaire et formateur, The Museba project “tente de créer quelque chose d’inédit, ce qui n’est pas simple dans un paysage politique et économique”.

“The Museba Project joue un rôle essentiel et sert de source et de facteur d’unification pour le journalisme d’investigation dans la région. Il encourage et forme des journalistes non seulement camerounais mais également tchadiens, congolais et d’autres pays où la liberté de la presse est menacée”, explique-t-il.

“Mur d’insécurité”

Un des problèmes majeurs auquel se heurte The Museba Project est la peur qui règne parmi les journalistes dans la région. Alors que certains de leurs collègues sont kidnappés, assassinés, emprisonnés ou harcelés, nombre d’entre eux ne souhaitent pas poursuivre dans la voie du journalisme d’investigation. Plusieurs journalistes formés par eux ont abandonné le terrain.

“Nous rencontrons de plus en plus de journalistes qui abandonnent”, remarque Locka. “C’est un problème, car ce sont de jeunes talentueux et qui souhaitent vraiment voir les choses changer, mais ils sont confrontés à un mur d’insécurité.”

Ceux qui persistent sont également exposés à beaucoup de risques. Parmi les nombreux journalistes de Museba qui ont été harcelés, l’un d’entre eux, originaire de la RDC, a dû s’exiler au Canada.

Durant son enquête “Comment le bois de rose est volé au Cameroun, blanchi au Nigeria et exporté en Chine” (How Rosewood is Stolen in Cameroon, Laundered in Nigeria, and Exported to China), Locka a reçu plusieurs menaces et même des appels d’un des trafiquants les plus notoires au Nigeria. Après la publication de l’enquête, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (“CITES”) a suspendu le commerce de ce type de bois au Cameroun. Deux ans plus tard, le gouvernement a ouvert une enquête sur le trafic de bois de rose entre les deux pays.

“La tâche d’un journaliste d’investigation compétent est de restaurer la vérité”, déclare Fiacre Salabé, chef de bureau pour The Museba Project en République centrafricaine. Depuis qu’il a rejoint l’organisation en 2021, il a publié des enquêtes sur des entreprises chinoises et les redevances forestières. Après la publication d’une enquête sur un ministre corrompu, il a été victime de violences physiques, de persécutions et a reçu des menaces de mort. “J’ai quitté le pays pour m’installer au Cameroun pendant deux ans, entre 2022 et 2024. Cela à suffi à calmer un peu les menaces”, ajoute Salabé.

Jeune organisation

Le développement de Museba n’est pas freiné uniquement par la sécurité des journalistes et l’éternel problème de l’accès à des sources. Comme c’est le cas de nombreuses rédactions dans le monde entier, l’organisation manque de financement. Au début, les journalistes utilisaient leurs fonds personnels pour financer leur travail.

Au fil des ans, le projet a reçu des subventions de fondations et d’autres organisations, telles que le European Journalism Fund et le Pulitzer Center. Dans certains cas, des ONG ont sollicité The Museba Project pour leur former des journalistes.

Toutefois, le média se trouve actuellement à la croisée des chemins et elle espère diversifier ses sources de revenus pour devenir financièrement indépendante. D’après Locka, ils envisagent, par exemple, de produire des documentaires qu’ils pourront vendre. “En tant que jeune organisation, nous avons besoin de soutien. Ceux qui souhaitent nous soutenir peuvent nous contacter”, dit-il.

“Alors que les influenceurs et autres lanceurs d’alerte ont monopolisé l’actualité brûlante, le pays a désormais besoin de journalistes qui prennent le temps d’enquêter”, explique le professeur Thomas Atenga qui enseigne dans le département de communication de l’université de Douala au Cameroun. “The Museba Project est une initiative qui mérite d’être encouragée.”

Pour Locka, malgré ces difficultés financières, The Museba Project ambitionne de former une armée de journalistes d’investigation qui pourront enquêter sur la corruption, les violations des droits humains, les flux financiers illégaux, et bien plus.

L’objectif n’est pas d’inciter le plus de journalistes possible à rejoindre l’organe de presse, dit-il, mais de promouvoir le journalisme d’investigation, ses principes fondamentaux et ses techniques, et de sensibiliser autant de personnes que possible à l’importance de cette spécialisation qui n’est pas encore très développée dans la région.

“Si nous parvenons à augmenter le nombre de journalistes d’investigation d’ici 5 à 10 ans, il sera difficile de faire taire toutes ces voix”, ajoute Locka. “Nous sommes conscients du danger, mais nous poursuivons par choix en prenant toutes les précautions possibles. L’essentiel c’est que nous ayons semé la graine du journalisme d’investigation.”


josiane-kouagheu photoJosiane Kouagheu est une journaliste d’investigation primée et une écrivaine camerounaise.

 

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