03.05.2024 à 09:44
Michele Barbero
À l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, ce 3 mai 2024, GIJN dresse le profil d’un de ses membres : Forbidden Stories. Fondé en 2017, le projet à but non lucratif vise à reprendre des enquêtes mises au placard en raison de menaces ou de violences afin d’envoyer le message : « Tuer le journaliste ne tue pas l’histoire ».
Le journaliste indien Shashikant Warishe savait que son enquête sur une nouvelle raffinerie controversée dans la région occidentale du Konkan suscitait la colère de personnes dangereuses.
Il avait été mis en garde par des amis et menacé par des ennemis. Mais il a continué, écrivant pour son journal local sur la spéculation foncière rampante et les risques environnementaux liés au mégaprojet, ainsi que sur la résistance opposée par de nombreux habitants de la région.
En février 2023, alors qu’il fait le plein de sa moto dans une station-service, il est fauché par un 4×4 et meurt de ses blessures peu de temps après. La police pense qu’il a été délibérément assassiné par un marchand de terres au sujet duquel Warishe venait de rédiger un article cinglant. (L’accusé, qui est toujours en détention dans l’attente de son procès, affirme qu’il s’agissait d’un « pur accident »).
Mais les enquêtes de Warishe ne sont pas mortes le jour où il a été tué. Forbidden Stories, une association à but non lucratif basée à Paris, a poursuivi son travail en collaboration avec l’Indian Express, en produisant une enquête approfondie sur la question en trois langues au début de l’année.
Fondé en 2017, la raison d’être de Forbidden Stories, membre du GIJN, est de reprendre des enquêtes mises au placard en raison de menaces ou de violences contre la presse, en les publiant accompagnées des récits expliquant comment les journalistes qui les menaient à l’origine ont été réduits au silence.
L’objectif est d' »envoyer un signal fort : tuer le journaliste ne tue pas l’histoire », explique le fondateur et directeur exécutif Laurent Richard, qui a 25 ans d’expérience dans le domaine du journalisme d’investigation.
En ce 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse, cette mission est d’autant plus pertinente que de nombreux acteurs malveillants à travers le monde continuent de mettre en péril le journalisme de responsabilité et le droit du public à l’information. Le besoin est pressant : Dans de nombreuses régions du monde, des journalistes sont intimidés, emprisonnés ou tués en raison de leur travail. Dans de nombreux cas, en particulier dans les pays du Sud, cela se produit sans que grand monde ne le sache, ce qui fait que certaines enquêtes sont abandonnées à jamais.
Forbidden Stories tente de changer cela en exposant les violations des droits humains, les atteintes à l’environnement, la corruption et le crime organisé du Mexique à l’Azerbaïdjan, du Maroc aux Philippines.
Les différentes pistes que l’équipe reçoit du monde entier font l’objet d’une pré-enquête pour en évaluer la pertinence et la faisabilité, ainsi que pour confirmer que les abus subis par les journalistes sur le terrain sont bien liés à leur travail.
Ensuite, pour chaque mission, le groupe s’associe à d’autres organes de presse pour constituer et coordonner une équipe de travail qui peut compter plusieurs dizaines de journalistes. Au fil des ans, Forbidden Stories a travaillé avec 90 partenaires, parmi lesquels de petites rédactions locales connaissant bien le territoire mais aussi de grandes rédactions internationales comme Reuters et le New York Times.
Forbidden Stories a démarré sur les chapeaux de roue en coordonnant, dans le cadre de sa première initiative, 18 organes de presse qui se sont engagés à poursuivre le travail de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, qui a été assassinée en 2017. Forbidden Stories compte aujourd’hui une vingtaine de projets à son actif.
Les crimes contre l’environnement sont l’un des thèmes qui reviennent le plus souvent dans les travaux du groupe. Le reportage sur Shashikant Warishe et la nouvelle raffinerie de l’ouest de l’Inde a mis en lumière les risques de pollution liés à l’usine. Une autre enquête de grande envergure publiée en 2019, « Green Blood », s’est concentrée sur les dommages causés par l’industrie minière en Tanzanie, au Guatemala et en Inde. Parallèlement, The Bruno and Dom Project, coordonné par Forbidden Stories après l’assassinat du reporter Dom Phillips et de son collaborateur Bruno Pereira au Brésil, a mis en lumière le pillage des ressources naturelles de l’Amazonie.
Selon Richard, si l’environnement est au centre d’une grande partie des enquêtes avortées que Forbidden Stories rencontre, c’est parce qu’il est extrêmement dangereux d’enquêter sur la façon dont les entreprises et les politiques exploitent les ressources naturelles dans des pays où les niveaux de corruption et d’impunité sont élevés. Selon une étude du Comité pour la protection des journalistes, au moins 13 journalistes, voire 29, ont été tués entre 2009 et 2019 alors qu’ils travaillaient dans ce domaine, ce qui en fait l’une des activités les plus meurtrières après les reportages de guerre.
Mais l’engagement du groupe à couvrir ces sujets est également le résultat d’un choix éditorial délibéré. « Je crois que nous devons faire de plus en plus de reportages sur les crimes contre l’environnement », estime Laurent Richard. « Nous vivons une période où, en tant que citoyens, nous devons prendre des décisions importantes pour protéger la planète, mais comment pouvons-nous prendre ces décisions si nous ne disposons pas des informations nécessaires ? »
Une autre priorité de Forbidden Stories est de montrer que les crimes en question ne sont pas aussi locaux et éloignés qu’ils paraissent, mais qu’ils sont liés à la vie quotidienne de millions de personnes dans le monde entier. L’or extrait de la mine tanzanienne qui a fait l’objet d’une enquête en 2019 servait à fabriquer des produits vendus aux consommateurs occidentaux par des entreprises technologiques de premier plan. Les cartels qui tuent des journalistes et corrompent des fonctionnaires au Mexique dirigent des opérations multinationales responsables de l’inondation de l’Europe et des États-Unis avec de la drogue.
Mais Forbidden Stories ne vise pas seulement à rendre hommage aux journalistes réduits au silence et à poursuivre leur travail. Il s’agit également d’aider les journalistes menacés à poursuivre eux-mêmes leur travail. C’est l’objectif du SafeBox Network, une plateforme en ligne sécurisée où les journalistes peuvent rendre leur matériel accessible à l’équipe de Forbidden Stories, au cas où quelqu’un essaierait de les faire taire.
« L’objectif est de décourager les attaques contre ceux qui ont rejoint le réseau, en faisant savoir qu’ils partagent leurs découvertes avec Forbidden Stories et en envoyant le message que l’enquête sera publiée quoi qu’il arrive, et qu’il ne sert donc à rien de les attaquer », explique Fanny Toubin, responsable du projet SafeBox.
La plateforme a été lancée en 2022 et compte actuellement quelque 110 utilisateurs. Il est difficile d’évaluer son efficacité en matière de dissuasion de la violence à l’encontre de ses membres, mais les réactions sont encourageantes, de nombreuses personnes se sentant « moins isolées et plus soutenues », a déclaré Fanny Toubin.
Bien entendu, SafeBox est loin de garantir une sécurité totale, comme l’a montré le meurtre de Rafael Moreno, un journaliste colombien abattu par un tueur à gages en octobre 2022, quelques jours après avoir téléchargé ses articles.
Mais, déterminé à ce que sa mort ne soit pas vaine, Forbidden Stories a chargé une équipe de 30 journalistes de terminer son travail. Ensemble, ils ont produit, dans les mois qui ont suivi sa mort, une multitude d’articles qui ont fait la lumière sur la corruption et les crimes contre l’environnement dans la province de Córdoba où travaillait Rafael Moreno.
« L’idée que vous pouvez mettre vos informations à disposition pour que quelqu’un termine l’histoire est très dissuasive pour quiconque envisage de tuer ou de faire quelque chose à un journaliste », se félicite Miranda Patrucic, rédactrice en chef du projet Organized Crime and Corruption Reporting (OCCRP), lors de la conférence de l’IJF à Pérouse en avril 2024.
La gestion d’environnements extrêmement dangereux n’est pas le seul défi auquel Forbidden Stories doit faire face. L’argent est rare : le financement provient de fondations philanthropiques et de dons individuels, avec un budget annuel qui tourne actuellement autour de trois millions d’euros (3,2 millions de dollars américains). Mais les enquêtes sont difficiles, lentes et nécessitent beaucoup de ressources, relève Laurent Richard – y compris pour les frais juridiques, étant donné que les personnes mentionnées dans les articles réagissent souvent en poursuivant les auteurs en justice.
En ce qui concerne SafeBox, un autre problème auquel le groupe est confronté consiste à gagner la confiance des journalistes. « Les rassurer pour qu’ils se sentent à l’aise de partager leurs informations avec nous est un énorme défi », reconnaît Fanny Toubin.
La plateforme utilise SecureDrop, un système très fiable développé par la Freedom of the Press Foundation, qui a été testé pour détecter les bugs et les vulnérabilités. Mais les journalistes qui travaillent dans des pays où la liberté de la presse est faible vivent avec le risque constant de piratage et de surveillance en ligne, ce qui peut les rendre méfiants à l’égard d’outils tiers tels que SafeBox, a déclaré Carolyne Lunga, chercheuse sur le journalisme d’investigation collaboratif dans les pays du Sud, qui enseigne à la City University de Londres et à l’Université de Doha pour la science et la technologie.
Le meilleur moyen de convaincre des journalistes méfiants est de les rencontrer en personne. Forbidden Stories a organisé des ateliers – au Mexique, en Indonésie et au Guatemala – pour décrire sa mission, présenter SafeBox et gagner la confiance des journalistes locaux. La plateforme a enregistré une forte augmentation du nombre de ses membres après chacun de ces événements, indique Fanny Toubin.
Malgré ses ressources limitées, l’équipe de Forbidden Stories s’est agrandie. Elle a plus que doublé depuis l’année dernière pour atteindre un total de 25 employés à temps plein, et d’autres embauches sont prévues dans un avenir proche.
Ils ont du pain sur la planche. Laurent Richard souhaite que Forbidden Stories se fasse mieux connaître et renforce son réseau de partenaires, en particulier là où les journalistes sont ciblés. Renforcer les liens avec les médias locaux et mieux faire connaître l’organisation et sa mission dans ces régions est un moyen de décourager la violence à l’encontre des reporters.
Dans le cadre de ses efforts pour accroître sa portée, Forbidden Stories a rejoint GIJN en 2020 et a été l’un des partenaires de #GIJC23, la 13e conférence mondiale sur le journalisme d’investigation organisée par le GIJN en Suède l’année dernière.
De manière plus générale, Forbidden Stories vise à encourager une mentalité de journalisme collaboratif dans le monde entier, a déclaré son fondateur, en luttant contre ce qu’il a appelé l’approche du « journaliste loup solitaire ». « L’idée que vous êtes seul avec vos propres sources et vos propres histoires […] nous essayons de briser cela, sachant ce à quoi nous sommes confrontés : campagnes de désinformation, harcèlement, cybersurveillance, menaces physiques, criminalité mondiale », souligne Laurent Richard.
Les enquêtes conjointes impliquant différentes rédactions sont de plus en plus fréquentes, note Carolyne Lunga, mais « l’état d’esprit de collaboration, pour certains rédacteurs en chef, n’est pas là. Le journalisme reste très compétitif », ajoute-t-elle.
Pour sa part, l’équipe de Forbidden Stories espère également inspirer la création d’autres organisations similaires, et elle est prête à partager son expertise avec elles. « Nous ne considérons pas Forbidden Stories comme une sorte de holding, mais plutôt comme un mouvement de personnes », résume Laurent Richard. « Un modèle open source ».
Michele Barbero est un journaliste italien basé à Paris. Après plusieurs années passées à France 24, il travaille actuellement pour l’agence de presse française AFP. Ses articles ont également été publiés dans diverses publications, notamment Foreign Policy, Jacobin et Wired UK.
Traduit de l’anglais par Alcyone Wemaere (avec Deepl)
24.04.2024 à 09:00
Rowan Philp
Partout dans le monde, le data-journalisme moderne a conquis le public – et souvent a fait évoluer des politiques publiques – grâce à des preuves convaincantes et compréhensibles de l’impact du changement climatique, des mauvaises politiques gouvernementales et de la discrimination raciale ou fondée sur le sexe. Mais des lacunes subsistent.
Le journalisme d’investigation traditionnel a des angles morts – par exemple, l’incapacité générale des journalistes d’investigation à remonter jusqu’à l’origine des escrocs pour les faux appels téléphoniques, et la réticence à s’attaquer aux problèmes de violation des droits au sein des religions. Les productions basées sur les données présentent également de nombreux angles morts, qu’il s’agisse des sujets traités, de la manière d’évaluer les données ou de la façon dont aborde le récit.
Lors du sommet annuel NICAR en 2024, GIJN a demandé aux intervenants et aux participants dans les couloirs quelles étaient les lacunes en matière de data-journalisme qu’ils constataient, quels étaient les domaines peu couverts et les compétences sous-utilisées que les rédactions pouvaient aborder. Nous avons posé la même question à des sources fiables dans les pays du Sud Global.
« Nous ne faisons pas assez de narrations. Nous utilisons les données comme une fin en soi, plutôt que comme un point de départ pour un journalisme solide », a déclaré Sarah Cohen, titulaire de la chaire de journalisme de Knight à l’école de journalisme Walter Cronkite. « Je suis membre de jury [pour des prix de data-journalisme] et je peux vous dire que nous rejetons 90 % des candidatures parce qu’elles sont d’excellents exercices de données, mais pas de grandes oeuvres journalistiques. Nous avons la possibilité de faire les deux, mais si nous oublions de faire la partie pour laquelle nous sommes bons en tant que journalistes, alors quel est l’intérêt ? »
MaryJo Webster, data editor au Minneapolis Star Tribune, est d’accord : « Les données devraient être la colonne vertébrale de l’histoire, mais trop souvent elles sont devenues le corps. En fait, je pense que le terme « article de données » devrait être supprimé. Les jeunes journalistes doivent considérer les enquêtes comme des enquêtes, et les données comme une source pour rendre ces récits crédibles ». Elle a ajouté : « Nous avions l’habitude de passer trois mois sur un paragraphe – pour trouver la donnée la plus pertinente et impactante et ensuite l’humaniser ».
Cohen partage le même avis : « Les data-journalistes ont tendance à penser que leurs études sont intéressantes, mais ce n’est pas le cas, ce sont les gens qui le sont… Le véritable angle-mort que je vois chez beaucoup de journalistes de données, c’est l’aspect récit narratif en général. »
Les articles sur les données invitent souvent les lecteurs à « cliquer ici » pour consulter les sources de données, ou à « lire la suite » pour trouver des articles connexes dans une série – ou même à cliquer sur une URL. Ces articles oublient involontairement que les personnes aveugles ou malvoyantes, ou toute autre personne qui utilise un logiciel de lecture d’écran pour lire l’article sous forme de données, ne peuvent pas comprendre les liens hypertextes placés sur le texte de cette manière.
« Nous devrions tous utiliser une phrase descriptive complète, au lieu de dire simplement « cliquez ici », car sur un lecteur d’écran, cela se présente simplement par une liste », explique Helina Selemon, journaliste d’investigation au New York Amsterdam News. « Placez le lien sur des mots qui décrivent réellement ce à quoi il renvoie. Les médias ne proposent pas non plus d’informations à des niveaux de lecture inférieurs pour les personnes souffrant d’un handicap mental ».
« L’un des aspects qui me préoccupe le plus est lorsque les données nous conduisent à des conclusions erronées », a déclaré Sandra Crucianelli, formatrice en data-journalisme basée en Argentine, membre de l’ICIJ et fondatrice de Sololocal.info, lors d’une interview séparée avec GIJN. « Les données peuvent être incomplètes, obsolètes ou même incorrectement chargées dans la base de données ».
Mme Crucianelli a donné l’exemple concret d’un article sur le financement d’une campagne, dans lequel une base de données officielle indiquait qu’un donateur avait versé 1 000 000 de dollars à un parti politique. « La valeur élevée de ce chiffre nous a conduits à nous en méfier », se souvient-elle. « Nous avons retrouvé le donateur pour lui demander s’il avait réellement fait ce don. Il s’est avéré qu’il n’avait donné que 100 000 dollars. Lorsque nous avons consulté le responsable de la base de données, il nous a été répondu qu’il s’agissait d’une erreur de chargement. Imaginez que nous ayons fait un gros titre sur le million ! »
Étant donné qu’il n’est pas réaliste de vérifier chaque ligne de données, elle recommande aux journalistes de se concentrer sur les extrêmes. « Lorsque nous analysons des données, les chiffres eux-mêmes peuvent aussi mentir », a-t-elle fait remarquer. « C’est pourquoi la vérification est essentielle. Qu’est-ce qui a le plus changé au fil du temps ou qu’est-ce qui a le plus diminué ?
(Ce point a été repris dans l’article du GIJN « hallways round-up » de NICAR en 2023, qui a également noté la menace d’erreur commune que représentent les lignes vides dans les feuilles de calcul. Lire l’article de GIJN sur les 10 simples erreurs de données qui peuvent ruiner une enquête.
Combien d’organes de presse ont aujourd’hui la capacité de recruter, par exemple, un journaliste spécialisé dans l couverture des question de l’emploi, la politique locale ou l’enseignement primaire ? Dans le passé, ces journalistes spécialisés identifiaient souvent des sujets importants mais complexes – et des signaux d’alerte subtils – dans les données qu’ils recevaient de leurs sources sectorielles spécialisées, et transmettaient ces données aux responsables des enquêtes ou des données, qui demandaient alors souvent au journaliste spécialisé de se joindre à un projet d’équipe. Mike Reilley, fondateur de JournalistsToolbox.AI, explique que la réduction globale des effectifs dans les salles de rédaction a entraîné la disparition de nombreuses enquêtes basées sur des données, ainsi que la perte d’une catégorie de journalistes spécialisés capables de fournir un contexte clé sur des sujets obscurs.
« Nous devons faire preuve de créativité pour commencer à combler cette lacune – la collaboration serait certainement utile », a déclaré M. Reilley. Il a ajouté que les data editors devraient réfléchir activement aux données qu’ils pourraient négliger dans des domaines dormants, tels que l’aviation, la gestion des déchets ou les soins aux personnes âgées.
« S’il est vrai que les conséquences les plus évidentes du changement climatique, telles que les vagues de chaleur, les inondations et les sécheresses, font l’objet de nombreux reportages, il est nécessaire d’aller au-delà de ces aspects superficiels », a déclaré Hassel Fallas, analyse de données sénior à La Data Cuenta, un média indépendant latino-américain qui se concentre sur le journalisme de données lié au changement climatique et au genre, lors d’une interview séparée accordée à GIJN. « Les médias doivent approfondir l’analyse des mesures d’adaptation au changement climatique : les stratégies à long terme pour atténuer les effets du changement climatique et s’y adapter ».
Mme Fallas a ajouté : « En ne s’intéressant qu’aux conséquences les plus visibles du changement climatique, on risque de négliger la complexité de la question et ses différentes dimensions. Par exemple, l’adaptation au changement climatique va au-delà des questions environnementales et englobe des aspects socio-économiques, politiques et culturels. »
Ces dernières années, une poignée d’enquêtes très médiatisées sur le trafic de main-d’œuvre ont captivé l’attention, mettant en cause les conditions de travail abusives de migrants employés dans des lieux tels que des bases militaires américaines à l’étranger et des chaînes de restauration rapide au Moyen-Orient. Le trafic de main-d’œuvre implique souvent l’exploitation, des conditions de travail pénibles, des restrictions de voyage, voire la confiscation des passeports des travailleurs par les entreprises de main-d’œuvre qui travaillent avec des employeurs internationaux dans des pays étrangers.
Andrew Lehren, ancien responsable des enquêtes à NBC News, qui a travaillé sur plusieurs de ces enquêtes, estime que ces travaux ne représentent que la partie émergée de l’iceberg de l’exploitation des travailleurs dans le monde, et qu’il existe d’importantes données à trouver et à analyser.
« Notre dernier article portait sur des entrepôts occidentaux au Moyen-Orient où travaillaient des personnes victimes de la traite des êtres humains, mais il ne fait aucun doute qu’il ne s’agit pas d’une exception », a déclaré M. Lehren, qui est aujourd’hui directeur du département des enquêtes à l’école de journalisme CUNY de New York. « De grandes entreprises opérant dans différentes parties du monde ont une forte demande de main-d’œuvre bon marché. Les entreprises qui leur fournissent de la main-d’œuvre ont tout intérêt à faire des économies, ce qui conduit à l’exploitation de travailleurs migrants originaires de pays comme le Pakistan, le Sri Lanka, le Népal et les Philippines. Ces enquêtes prennent du temps et nécessitent une collaboration, mais elles existent ».
Les opérations d’usurpation d’identité et les escroqueries en ligne constituent un sujet potentiellement riche en données qui ne reçoit que peu d’attention de la part des journalistes. Outre le volume de textes, de courriels et d’appels conçus pour inciter les gens à divulguer leur identité ou leurs données financières, les experts estiment que les enquêtes de service public sont particulièrement importantes dans ce domaine, car de nombreuses victimes sont gênées de signaler ou d’admettre qu’elles sont tombées dans le piège de l’escroquerie.
« Il existe un certain nombre d’escroqueries organisées impliquant le vol d’identité, l’hameçonnage et le fait d’amener les gens à donner les informations de leur passeport et leurs codes de sécurité, » Jeremy Caplan, directeur de l’enseignement et de l’apprentissage à l’école supérieure de journalisme Craig Newmark de la CUNY. « Nous n’en parlons pas assez. Comment ces escroqueries fonctionnent-elles ? Qu’est-ce qui les rend possibles ? Quels sont les gangs qui se cachent derrière ces escroqueries ? Qu’est-ce que les données nous apprennent sur les tendances de la menace ? »
Et d’ajouter : « Si je vous envoie un courriel disant : “Votre fille adolescente a déposé de l’argent sur le mauvais compte de notre banque – sa date de naissance est X, et nous voulons nous assurer que l’argent est versé sur son vrai compte”, cela peut être convaincant pour beaucoup de gens ».
Il est difficile de trouver des articles d’investigation traditionnels qui révèlent un résultat positif. En revanche, le journalisme de données peut facilement révéler des résultats politiques positifs autrement inconnus ou imprévus – et ceux-ci peuvent avoir à la fois un effet de renforcement nécessaire de confiance pour le public et un effet de redevabilité pour les opposants à ces politiques.
Les organes de presse se font rarement l’écho d’améliorations spectaculaires dans les grands indicateurs, telles que les récentes baisses importantes de l’extrême pauvreté mondiale et de la mortalité infantile – qui a chuté de 59 % au cours des trois dernières décennies – ou les augmentations encourageantes, par exemple, de la représentation des femmes dans de nombreux parlements en Afrique.
Caplan, de la CUNY, a déclaré que les rédactions devraient évaluer si elles font preuve d’un parti pris pour la négativité et a averti que le public remarque lorsque l’équilibre entre les données négatives et au moins quelques données positives « n’est pas respecté ».
Il a ajouté qu’il y avait de bonnes leçons à tirer du livre « Factfulness : Ten Reasons We’re Wrong About the World – and Why Things Are Better Than You Think », de l’expert suédois en santé publique Hans Rosling, qui met les journalistes au défi de « se convaincre que les choses peuvent être à la fois meilleures et mauvaises ».
« Rosling a réalisé d’excellentes expériences sur les données qui ont montré des tendances positives au fil du temps, comme la diminution spectaculaire du nombre de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour », raconte M. Caplan. « Nous avons tendance à penser que les choses sont bien pires que ce que les données montrent, et les médias jouent un rôle à cet égard. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles les gens ne veulent pas consommer d’informations, parce que – bien qu’il y ait certainement un besoin d’informations négatives ou critiques – le public pense qu’elles sont trop négatives ».
Lorsqu’ils dénoncent les préjudices disproportionnés ou la discrimination exercée par une institution dans le cadre d’un projet majeur, les journalistes tombent souvent sur quelques données positives – une ville ou un secteur où les préjudices ont été évités ou les avantages obtenus. Selon M. Caplan, ces points devraient être explorés dans les papiers de suivi, en particulier si les raisons de ce changement positif n’ont pas été anticipées par les décideurs politiques.
« L’absence de vision dans de nombreuses salles de rédaction pour disposer d’équipes interdisciplinaires pour le data-journalisme de données est un angle-mort important », a déclaré M. Fallas de La Data Cuenta. De nombreux médias disposent d’une « unité de données », c’est-à-dire d’une personne qui est censée tout faire : recueillir des données, les analyser, les visualiser, en rendre compte, rédiger l’article et même créer un contenu viral sur TikTok. Cela ne fonctionne pas. Les projets de data-journalisme doivent être complets et impliquer dès le départ des journalistes, des analystes de données, des spécialistes de la visualisation de données, des experts en médias sociaux et des rédacteurs en chef. »
Selon Mme Fallas, cela s’applique également à la collaboration externe, notamment aux partenariats établis avec des organisations de la société civile, des universités et des experts, ainsi qu’aux partenariats médiatiques pour les projets régionaux avec des médias qui offrent des compétences et des publics différents des vôtres.
« Plutôt que de choisir tous les partenaires d’une enquête avec le même profil, il est essentiel d’identifier et de sélectionner les partenaires médiatiques en fonction des compétences nécessaires à l’enquête : analyse de données, visualisation, narration, création de podcasts, conception graphique », a-t-elle déclaré.
« La gestion des feuilles de calcul, qu’il s’agisse d’Excel ou de Google Sheets, est fondamentale pour le data-journalisme », note M. Fallas. « Cependant, de nombreux journalistes s’en tiennent aux bases de ces outils : ajouter, soustraire, identifier qui est en hausse ou en baisse. Les analyses peuvent aller bien au-delà de ces fonctions élémentaires. Il est essentiel que davantage de journalistes suivent une formation aux langages de programmation tels que R et Python. Comprendre comment appliquer les algorithmes d’apprentissage automatique ou les statistiques, telles que la régression linéaire ou l’analyse de grappes, est fondamental pour mener des analyses plus complexes avec les données. Ces outils nous permettent de mieux démêler les schémas et de trouver des réponses d’un plus grand intérêt pour le public. »
Selon M. Fallas, les journalistes doivent apprendre les outils d’IA générative « de manière critique et intelligente » en tant qu’assistants pour résoudre certaines des tâches de données de base qui prennent du temps et qui, autrement, pourraient bloquer une enquête.
« Par exemple, il y a quelques semaines à Porto Rico, j’ai animé un atelier pour des collègues au cours duquel nous avons exploré les avantages et les limites de l’utilisation de ChatGPT pour relever les défis du data-journalisme», se souvient-elle. Nous avons discuté des moyens clairs de créer des « prompts ». Nous avons mis l’accent sur une attitude réflexive, plutôt que sur un simple « copier-coller ». L’IA générative peut être un outil précieux pour apprendre des langages de programmation qui permettent d’aller plus loin. »
Rowan Philp est le reporter senior de GIJN. Il était auparavant reporter en chef pour le Sunday Times sud-africain. En tant que correspondant à l’étranger, il a réalisé des reportages sur l’actualité, la politique, la corruption et les conflits dans plus d’une vingtaine de pays du monde entier. Il a également collaboré avec des rédactions au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Afrique.
11.04.2024 à 01:57
Aïssatou Fofana
GIJN a organisé mardi 30 avril 2024 un webinaire au cours duquel trois journalistes d’investigation chevronnés ont partagé des conseils et des outils sur la manière d’enquêter sur un conflit tel que celui entre Israël et le Hamas et sur un terrain quasi impossible tel que Gaza. Voici le replay :
Sept mois après le début du conflit entre Israël et le Hamas, les journalistes qui exercent leur métier dans la région sont confrontés à des difficultés sans précédent. Selon le Comité de protection des journalistes, au 9 avril, les enquêtes préliminaires montrent qu’au moins 95 journalistes et professionnels des médias figurent parmi les 34 000 personnes tuées depuis le début du conflit, le 7 octobre, dont plus de 33 000 Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie et 1 200 en Israël. Pour les reporters sur le terrain, le risque pour la sécurité personnelle est sans précédent et s’accompagne de nombreux obstacles logistiques – comme le manque d’accès à Internet et l’impossibilité de se déplacer librement – tandis que les journalistes ont dû faire face à un tsunami de désinformation et de récits douteux.
En raison de l’environnement de travail quasi impossible à Gaza, la plupart des articles d’investigation ont jusqu’à présent été produits par des médias internationaux, qui se sont largement appuyés sur la géolocalisation, l’analyse de documents, les informations en sources ouvertes et les informations fournies par des blogueurs et des citoyens basés à Gaza, plutôt que sur des enquêtes sur le terrain.
Dans ce webinaire de GIJN, trois journalistes d’investigation chevronnés ont partagé des conseils et des outils sur la manière de travailler dans un environnement de reportage aussi périlleux, ainsi que des techniques pour enquêter sur les atrocités de la guerre.
Sarah El-Deeb est journaliste à l’Associated Press (AP) depuis 2000, avec une grande expérience du reportage au Moyen-Orient. Elle a rejoint l’équipe d’investigation mondiale de l’AP en 2021, peu avant que la Russie ne lance sa guerre contre l’Ukraine, et fait partie du projet War Crimes Watch Ukraine. Elle est l’auteur d’un chapitre sur la recherche des disparus dans le Guide du journaliste pour enquêter sur les crimes de guerre de GIJN. Plus récemment, elle a écrit des articles d’investigation sur le conflit entre Israël et le Hamas.
Peter Polack est concepteur et développeur de logiciels au sein de Forensic Architecture (FA), une agence de recherche basée à Goldsmiths, à l’Université de Londres, qui développe, utilise et diffuse de nouvelles techniques, méthodes et concepts pour enquêter sur la violence de l’État et des entreprises. Il produit des médias numériques graphiques et interactifs et a récemment travaillé sur deux enquêtes du FA : Violence humanitaire à Gaza et Destruction de l’infrastructure médicale à Gaza.
Phil Rees est directeur du Journalisme d’Investigation à Al Jazeera, où il travaille depuis 2013. Al Jazeera a largement couvert le conflit entre Israël et le Hamas. Il a également présenté ou produit plus de 100 documentaires et réalisé des reportages sur des dizaines de conflits – de la Colombie au Cambodge, en passant par Belfast et l’Irak – y compris au Moyen-Orient. Son livre Dining with Terrorists publié en 2005, « devrait être une lecture obligatoire pour tous les rédacteurs, journalistes et hommes politiques – avant qu’il ne soit trop tard », selon le British Journalism Review.
La modératrice est Rachel Oldroyd, rédactrice adjointe en charge des enquêtes au Guardian.
Surveillez notre fil Twitter @gijn et notre newsletter pour obtenir des informations sur les événements à venir.
25.03.2024 à 10:37
Maxime Domegni
GIJN Afrique a organisé le 16 avril 2024 un webinaire durant lequel trois journalistes d’expérience ont partagé leurs astuces pour enquêter sur l’influence française en Afrique.
Voici le REPLAY de ce webinaire :
Ancienne puissance coloniale, la France a gardé des relations étroites avec plusieurs pays africains, particulièrement ses anciennes colonies. Que ce soit sur le plan politique, économique, monétaire, militaire, éducatif, culturel, elle fait partie des pays occidentaux encore influents sur le continent.
Au cours de la période post-coloniale, cette influence est régulièrement marquée par plusieurs affaires politiques et financières qui n’ont pas toutes été révélées. Elles impliquent divers types d’acteurs : des officiels (civil et militaires), des acteurs politiques, des milieux d’affaires et d’autres réseaux.
La diversité des relations entre la France et ses anciennes colonies, ainsi que les faits qui s’y rapportent, constituent une mine d’informations que des journalistes, installés dans les deux zones, peuvent exploiter dans le cadre d’enquêtes approfondies, basées sur des faits précis et vérifiés, publiées sous forme d’articles, vidéos, podcasts, films documentaires et livres.
Pour encourager ce travail d’enquêtes journalistiques, et aider davantage les journalistes à jouer leur rôle de chiens de garde, sur les relations entre la France l’Afrique, le département francophone de GIJN, le Réseau international de journalisme d’investigation, a organisé le 16 avril un webinaire avec plusieurs journalistes expérimentés, fins observateurs des relations france-afrique et qui, depuis des décennies, y produisent des enquêtes :
Francis Laloupo. Journaliste, il a été directeur de l’Information à la radio panafricaine Africa N°1, chroniqueur et éditorialiste pour plusieurs médias. Il a dirigé plusieurs publications et rédactions sur l’Afrique, notamment Le Nouvel Afrique Asie et Continental magazine. Francis Laloupo est également enseignant de géopolitique africaine, chercheur associé à L’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) en France. Il est auteur de plusieurs ouvrages dont “Blues Démocratique, 1990-2020” (2022), “France-Afrique, la rupture maintenant ?” (2013).
Fanny Pigeaud. Journaliste, elle a été correspondante pendant plusieurs années de l’AFP et du journal Libération au Cameroun avant de rejoindre le bureau régional de l’AFP à Libreville, puis de travailler en free-lance en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui collaboratrice de médias comme Mediapart et Afrique XXI, Fanny Pigeaud publie de nombreuses enquêtes à propos de l’Afrique, particulièrement sur des relations entre la France et l’Afrique. Écrivaine, elle est co-auteure de “De la démocratie en Françafrique, une histoire de l’impérialisme électoral » (2024) et de “L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA” (2018).
Paul Deutschmann. Journaliste, il est rédacteur en chef du média d’investigation Africa Intelligence qui couvre l’Afrique depuis plus de 40 ans. Spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, il travaille sur la région depuis près d’une dizaine d’années et suit particulièrement les relations entre la France et le continent. Il a également collaboré avec le quotidien suisse Le Temps et avec la revue XXI. En parallèle, il s’intéresse aux technologies de ciblage électorale en Cote d’Ivoire et au Sénégal dans le cadre d’un projet de recherche à l’African Studies Centre Leiden (ASCL), basé aux Pays Bas.
Le modérateur est Maxime Koami Domegni, journaliste d’investigation et responsable Afrique francophone de GIJN.
Surveillez notre fil Twitter @gijnAfrique et notre newsletter pour obtenir des informations sur les événements à venir.
20.03.2024 à 01:04
Oumar Zombré
En 2015, 17 ans après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, était créée la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO). Profil de cette organisation qui a rejoint GIJN en 2017.
Au Burkina Faso, il est impossible de parler de journalisme d’investigation sans évoquer Norbert Zongo, une figure emblématique assassinée le 13 décembre 1998.
Norbert Zongo était le fondateur et le directeur de l’hebdomadaire L’Indépendant, un journal qui a fait honneur à son nom en se distinguant par ses enquêtes approfondies et en donnant la priorité à la liberté d’expression. En tant que journaliste, Zongo était connu pour son refus d’accepter des pots-de-vin et a risqué sa vie pour enquêter sur la mort suspecte d’un chauffeur qui travaillait pour le frère du président.
La mort de ce journaliste de renom – dont le corps a été retrouvé dans une voiture calcinée sur le bord de la route, avec ceux de deux collègues et de son frère – a joué un rôle important dans la transformation du paysage médiatique du Burkina Faso, pays enclavé d’Afrique de l’Ouest situé entre le Mali et le Ghana.
La lutte pour la justice et l’exigence de rendre des comptes à la suite de l’assassinat de Zongo ont progressivement permis d’améliorer la position du pays dans le classement mondial de la liberté de la presse publié chaque année par Reporters sans frontières. Deux décennies après la mort de Zongo, le Burkina Faso occupait le 41e rang mondial, sa meilleure position à ce jour. (Une détérioration très récente de la liberté de la presse et un coup d’État militaire l’ont fait chuter à la 58e place en 2023).
Mais en 2015, lorsque 18 journalistes d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale se sont réunis dans la capitale burkinabè, Ouagadougou, pour rendre hommage au combat et à l’œuvre de Zongo, il était tout à fait naturel que l’initiative qu’ils allaient décider porte son nom et reflète son dévouement à révéler la vérité et à lutter pour la justice et l’obligation de rendre des comptes. Les journalistes, avec le soutien de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) et de l’ambassade du Danemark, ont créé la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO). Deux ans après sa création, la CENOZO a été acceptée comme membre du réseau mondial de journalisme d’investigation.
Après neuf ans d’activité, la CENOZO a acquis une réputation internationale pour ses activités phares, qui comprennent la formation à la pratique du journalisme d’investigation et le soutien financier et technique aux enquêtes. L’objectif principal de la cellule est d’améliorer la capacité d’investigation des journalistes dans les domaines de la corruption, du crime organisé, de la gouvernance, des violations des droits de l’homme et de l’environnement.
« Depuis que la CENOZO est devenu opérationnelle, quelque 600 journalistes ont été formés dans toute la sous-région », explique Arnaud Ouédraogo, coordinateur de la CENOZO. Ajoutant que maintenant que l’organisation a pris de l’ampleur, une centaine de journalistes en moyenne reçoivent une formation chaque année.
« Cette réalisation revêt une grande importance pour la CENOZO, car elle contribue à l’amélioration des normes journalistiques en Afrique de l’Ouest », explique M. Ouédraogo. « Compte tenu de l’environnement difficile pour les journalistes, marqué par des ressources médiatiques limitées et des programmes de formation au journalisme inadéquats, il est essentiel pour des organisations comme la nôtre de mettre en place des initiatives de formation continue. »
L’organisation a été lancée à un moment où les enquêtes transfrontalières collaboratives et approfondies devenaient monnaie courante. L’un des premiers grands projets de la CENOZO a été l’enquête West Africa Leaks, publiée en 2018.
« C’était la première fois que des journalistes d’investigation de toute l’Afrique de l’Ouest collaboraient pour produire une série d’enquêtes sur la fuite des capitaux, le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale sur l’ensemble du continent », explique M. Ouédraogo. Au total, plus d’une douzaine de journalistes de 11 pays d’Afrique de l’Ouest ont collaboré avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).
Viennent ensuite les Pandora Papers, une autre enquête facilitée par l’ICIJ, qui s’est penchée sur le système financier parallèle qui profite aux riches et aux puissants de ce monde.
Les journalistes de la CENOZO ont également participé aux FinCEN Files : le journaliste Moussa Aksa y a publié une enquête sur le scandale des marchés publics militaires au Niger, qu’un activiste a qualifié de « scandale du siècle ».
Fergus Shiel, directeur de la rédaction de l’ICIJ, a déclaré que l’équipe de la CENOZO avait été une « excellente collaboratrice » sur un certain nombre de projets de grande envergure. Il a loué le président du groupe, David Dembele, et la secrétaire générale, Sandrine Sawadogo, en tant qu' »experts dans la découverte de flux financiers illicites et de fraudes d’entreprises et guides pour les journalistes d’investigation à travers l’Afrique de l’Ouest ».
Ils ont, a ajouté M. Shiel, fourni « une assistance répétée pour enquêter sur les injustices en Afrique, en dépit d’obstacles permanents ».
En consultant le site de la CENOZO à l’heure actuelle, les lecteurs peuvent trouver un large éventail d’articles d’investigation traitant des défis actuels dans les pays d’Afrique de l’Ouest. D’un article sur l’échec de la réhabilitation d’anciens sites miniers au Burkina Faso, à un autre sur le trafic de cigarettes au Sahel, ou encore une enquête sur le fleuve Niger, que les reporters avertissent être « en péril ».
La CENOZO soutient le travail d’investigation des journalistes en leur fournissant des ressources financières ainsi que des formations. Les subventions varient de 500 à 3 000 euros (540 à 3 250 dollars américains) en fonction de la nature de l’enquête et de son caractère local ou transfrontalier. La CENOZO affirme que plus de 300 enquêtes ont été publiées grâce à ces subventions.
Selon M. Ouédraogo, le soutien financier au journalisme d’investigation est vital dans une région où les médias dépendent fortement de la publicité, et ont généralement du mal à financer la production d’articles de fond. Cette situation de financement précaire s’est récemment aggravée en raison de l’impact économique des crises politiques dans la région.
Du point de vue sécuritaire, la cellule soutient les journalistes en les formant à la sécurité numérique et à la sécurité des données, aux meilleures pratiques en matière de reportage et aux meilleurs moyens de communiquer en toute sécurité avec les sources. Dans certains cas particulièrement sensibles, des rédacteurs en chef, voire des avocats, peuvent aider à préparer un article pour sa publication.
L’équipe peut également intervenir pour apporter son soutien lorsque des membres de la CENOZO sont attaqués. Dans le cas du reporter nigérien Moussa Aksa, la CENOZO a fourni un soutien juridique et a contribué à sa sécurité.
« Lorsque le journaliste a publié cette enquête, il a fait l’objet d’intimidations, de menaces et de poursuites judiciaires », explique M. Ouédraogo. « L’affaire est toujours en cours au tribunal et, bien qu’il n’ait jamais été condamné, il est dans l’impossibilité de continuer à travailler. Nous l’avons soutenu, nous lui avons fourni une assistance juridique et nous avons finalement dû le déplacer de Niamey pour sa sécurité.
Enfin, la CENOZO organise des débats publics sur des questions de gouvernance. Ces tables rondes multipartites réunissent des journalistes, des représentants de la société civile et des fonctionnaires pour discuter de questions telles que la corruption, le changement climatique et les droits de l’homme.
M. Ouédraogo estime que ces différents domaines d’intervention ont contribué à révolutionner la production médiatique dans la région de l’Afrique de l’Ouest, et les personnes extérieures reconnaissent également la valeur de leur travail.
« La CENOZO joue un rôle crucial en fournissant une plateforme qui aide les journalistes à rester informés et à s’adapter à toutes les situations », explique le Dr Sita Traoré Diallo, de l’ISTIC, l’école de formation pratique en journalisme du Burkina Faso, qui a elle-même bénéficié des formations de la CENOZO au cours de sa carrière.
Pour expliquer l’ampleur du défi, elle évoque le contexte difficile du journalisme en Afrique de l’Ouest, en particulier dans la région du Sahel où, les crises sécuritaires et politiques se sont multipliées. Des groupes terroristes armés sévissent dans un certain nombre de pays, prenant pour cible les institutions de l’État, les civils qui résistent à leur idéologie et la presse. Le climat d’insécurité qui règne a conduit à des prises de pouvoir militaires qui ont encore restreint la liberté d’opinion et d’expression.
Au Burkina Faso même, « la violence croissante et l’instabilité politique ont eu un impact très négatif sur la sécurité des journalistes et l’accès à l’information », a averti RSF l’année dernière. Bien que la culture du journalisme d’investigation soit forte dans le pays, la détérioration de l’environnement sécuritaire et politique a entraîné une augmentation des pressions extérieures et de l’autocensure.
Dans ces conditions, le journalisme d’investigation exige des investissements, des sacrifices et un dévouement considérables, explique M. Traoré Diallo. « Si le journalisme d’investigation devient de plus en plus difficile, il n’est pas pour autant impossible. « Le journalisme d’investigation rend les décideurs publics prudents, car ils savent qu’ils peuvent être tenus pour responsables ».
Sandrine Sawadogo, secrétaire générale de la CENOZO, voit également des opportunités malgré les défis. « Pour nous, la situation sécuritaire actuelle est une opportunité de redévelopper le journalisme d’investigation, de se rapprocher de la population et de réduire la méfiance. Le journalisme d’investigation est confronté à des défis, mais nous restons optimistes », a-t-elle déclaré à GIJN.
La CENOZO est dotée d’un conseil d’administration composé de sept membres, originaires du Sénégal, du Mali, du Togo, du Nigeria, du Ghana et du Burkina Faso, et d’un secrétariat technique de quatre personnes, qui en assure la gestion. L’équipe travaille également avec un réseau de rédacteurs indépendants.
Les journalistes de tous horizons peuvent recevoir une formation de la CENOZO et demander des subventions. Certains des plus grands noms du journalisme d’investigation de la région sont également membres. Les demandes d’adhésion sont examinées par le conseil d’administration, et plus de 40 journalistes figurent actuellement sur la liste.
Avant que la CENOZO ne commande une enquête, la proposition est soumise à un processus d’examen au cours duquel une équipe éditoriale évalue sa pertinence, sa faisabilité, les risques associés et les antécédents du journaliste afin d’évaluer sa capacité à travailler sur le sujet. Lorsqu’un projet est retenu, la CENOZO contacte des donateurs potentiels pour aider à financer l’enquête.
En particulier, la CENOZO accorde une grande importance à l’égalité entre les hommes et les femmes, et 40 % des subventions accordées par l’organisation sont spécifiquement destinées aux femmes afin d’encourager un plus grand nombre d’entre elles à travailler sur des sujets d’investigation.
Mais la CENOZO tente également d’assurer son avenir et reconnaît la nécessité de positionner le journalisme en tant que gardien de l’intérêt public. Ceci est d’autant plus important dans le contexte du Sahel, où les gouvernements ont essayé de gagner des points en critiquant la presse qui ne se concentre que sur les problèmes.
Selon M. Ouédraogo, l’un des moyens de remédier à cette situation est d’inclure à l’avenir, une certaine forme de « journalisme de solutions » dans l’approche de ses formations.
« Le journalisme de solutions reste un travail d’investigation, mais il se concentre sur les solutions potentielles plutôt que sur les problèmes », explique-t-il. « On reprochait aux journalistes de ne jamais proposer de solutions. Aujourd’hui, un nouveau genre de journalisme est en train d’émerger, et nous essayons de le promouvoir », ajoute-t-il.
Oumar Zombré est journaliste au Burkina Faso depuis 12 ans, dont plusieurs à la radio nationale. Il travaille également comme reporter indépendant. Zombré a participé à des opérations antiterroristes au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Il a reçu des prix nationaux et internationaux, notamment le prix PaxSahel pour le journalisme de paix et le prix africain du journalisme d’investigation.