11.10.2021 à 07:00
Hubert Guillaud
Et si nous réparions l’internet plutôt que les géants de la tech, explique le toujours pertinent Cory Doctorow (@doctorow) dans un édito pour la revue Communications de l’ACM (@cacmmag).
Plutôt que de chercher à réparer FB en le forçant à lutter contre la désinformation ou Google en l’obligeant à filtrer les contenus qui contreviennent au droit d’auteur – sans qu’il soit certain que ces approches portent leurs fruits, puisqu’il reste difficile de faire la distinction entre la parodie, le commentaire et leurs formes problématiques ou illicites – peut-être est-il temps d’opter pour une autre approche ? Et Doctorow de proposer de déporter notre regard pour mieux embrasser le problème. Pour lui, nous avons plutôt un problème de concurrence qu’autre chose. Les monopoles du « cartel des Big Tech », comme il les appelle, ne se résoudront pas en les contraignant à réparer leurs effets toxiques (au risque de leur donner toujours plus de pouvoir), mais en regardant ce qui cause et permet leur puissance. Pour Doctorow, c’est l’internet qu’il faut donc réparer. Pour combattre la concentration et la monopolisation des géants, c’est leurs silos qu’il faut abattre. Et pour cela, le régulateur dispose d’une arme assez simple et efficace et qui a déjà fait ses preuves : l’interopérabilité !
L’interopérabilité, rappelle Doctorow, c’est la capacité des produits et services à travailler ensembles depuis des normes, standards et pratiques communes. L’interopérabilité permet à de nouveaux entrants sur un marché de profiter des avantages de « l’effet réseau » déjà établi pour l’utiliser à leur propre avantage. Doctorow rappelle d’ailleurs l’histoire d’AT&T. Jusque dans les années 70, l’opérateur historique américain détenait un impressionnant monopole sur les télécommunications américaines. Outre son monopole sur le réseau, ses abonnées devaient non seulement payer l’abonnement et la connexion, mais également la location de téléphones AT&T : l’entreprise leur interdisant l’achat ou l’utilisation de téléphones d’autres marques ! Non seulement l’entreprise finira par être scindée en différentes entités, mais surtout, elle sera poussée par le régulateur à l’interopérabilité. Ses concurrents ont pu accéder à ses réseaux et ses clients ont été libérés de la contrainte de la location monopolitistique que l’entreprise imposait.
Pour Doctorow, dans la bataille actuelle à l’encontre du cartel des Big Tech, le régulateur oublie trop souvent la valeur de l’interopérabilité.
Il en propose d’ailleurs une intéressante taxonomie.
La forme la plus courante de l’interopérabilité est une interopérabilité indifférente, c’est-à-dire quand un système ne prend aucune mesure pour faciliter ou bloquer l’interopérabilité. Une entreprise fait un produit. Une autre fait un produit qui fonctionne avec le précédent, sans lui en parler et la première laisse faire. C’est le cas par exemple de l’allume-cigare des voitures, né dans les années 20, que les constructeurs d’automobiles ont fini par monter en série pour répondre à son succès. La normalisation de ce port électrique s’est faite sans entrave, tant et si bien que cette prise permet désormais de brancher tout et n’importe quoi. C’est le cas également de la prise Jack par exemple que l’on trouve sur nombre d’appareils et qui permet d’y brancher n’importe quel casque ou écouteurs.
La seconde forme est l’interopérabilité coopérative, qui repose principalement sur la normalisation et la standardisation. Ainsi un fournisseur de téléphone mobile ou un constructeur automobile qui installe une puce Bluetooth permet à n’importe quel appareil de s’y connecter. Ici, l’enjeu est de permettre l’ajout de fonctionnalités normées ou standardisées accessibles à tous… à l’image d’API ouvertes qui permettent de récupérer des données ou des fonctionnalités pour les réutiliser. C’est là le fonctionnement assez traditionnel de l’industrie qui consiste à bâtir des normes communes afin qu’elles profitent à tous.
La limite ici, c’est qu’avec le numérique, on peut ajouter des programmes informatiques ou des conditions pour discriminer accessoires ou services normalisés. Ces programmes informatiques peuvent être avantageux pour l’utilisateur : ils peuvent par exemple vous avertir quand vous connectez un appareil Bluetooth qui a des défauts de sécurité ou qui figure sur une liste noire d’appareils malveillants qui siphonnent vos données. Mais ils peuvent également être riches d’inconvénients pour les utilisateurs : ces programmes peuvent être ajustés pour empêcher de connecter des écouteurs ou le clavier d’une marque concurrente par exemple. Les appareils et services connectés peuvent ajuster le degré d’interopérabilité de leurs interfaces numériques d’un moment à l’autre, sans préavis ni appel, ce qui signifie que le plug-in d’un navigateur peut d’un coup cesser de fonctionner du jour au lendemain parce qu’un accès a été coupé. Cette forme d’interopérabilité est donc limitée à la volonté changeante des entreprises, à leurs politiques… Normes, standards et API peuvent donc rendre le dialogue entre les systèmes plus simples… comme plus compliqués.
La troisième forme qu’évoque Doctorow est l’interopérabilité adversariale (on parle aussi d’interopérabilité contradictoire, antagoniste ou de « comptabilité compétitive »). Ici, Doctorow évoque des produits qui se connectent à un objet ou service en lui étant « hostile ». C’est le cas par exemple d’applications pour téléphones non autorisées ou plus encore de cartouches d’encre ou de capsules à café compatibles avec celles qu’imposent les marques et formats propriétaires. Bien évidemment, là encore, le numérique permet d’introduire des contre-mesures de contrôle pour tenter de pallier ces formes d’interopérabilité forcée !
Ces trois formes d’interopérabilité, explique Doctorow, reposent sur des moyens permettant d’étendre ou limiter les fonctionnalités. Ce qui les différencie, bien sûr, c’est la façon dont ils prennent en compte les priorités des utilisateurs. Fort heureusement, rappelle Doctorow, l’interopérabilité l’emporte souvent, notamment parce que c’est « l’état par défaut du monde ». « Le fabricant de chaussettes n’a pas le droit de spécifier les chaussures que vous devez porter avec elles, pas plus que la laiterie ne peut dicter sur quelles céréales vous pouvez verser son lait ».
Pour que des marchés réellement concurrentiels, innovants et dynamiques se mettent en place, l’interopérabilité ne suffit pas. Il est nécessaire de pouvoir mettre en place une interopérabilité contradictoire, c’est-à-dire une interopérabilité qui se « branche » sur des services ou produits existants « sans autorisation » des entreprises qui les fabriquent. À l’heure où l’interopérabilité s’est considérablement refermée avec le développement des brevets logiciels ou des outils de gestion des droits numériques, il faut souvent montrer patte blanche pour interconnecter ses systèmes à d’autres. Favoriser l’interopérabilité contradictoire est une partie de la solution à la concentration, estime Doctorow. Le problème est que le numérique rend l’interopérabilité contradictoire toujours plus difficile, notamment parce que l’une de ses caractéristiques est justement de pouvoir créer et démultiplier des fonctions et modalités de contrôle aux accès. Les règles se démultiplient et si vous ne les respectez pas, vos accès sont fermés. L’interopérabilité est d’autant plus mise à mal que l’incompatibilité s’étend. La fermeture favorise la domination de quelques-uns sur tous les autres.
L’interopérabilité reste pourtant un levier simple et fort pour renforcer la concurrence. Le problème est que comme elle est de plus en plus rendue compliquée, elle devient une finalité. Pour Doctorow, permettre aux utilisateurs de transférer leurs données, d’un service à l’autre, d’une entreprise à une autre devrait être un point de départ, pas une finalité. Le risque, estime-t-il, est que « l’interopérabilité soit le plafond de l’innovation plus que son plancher ».
Pour Doctorow, l’interopérabilité n’est pas le seul levier. L’Electronic Frontier Foundation (@eff), l’association de protection des libertés numérique – dont Doctorow est l’un des piliers – défend ainsi un Access Act, un projet de loi antitrust en plusieurs mesures qui vise à promulguer des lois pour : interdire l’autoréférencement (et faire passer ses produits avant ceux de ses rivaux) ; bloquer les acquisitions anticoncurrentielles ; bloquer les « jardins clos » ; à imposer l’interopérabilité en forçant les grandes entreprises à proposer des API pour permettre aux utilisateurs d’aller sur un service concurrent tout en continuant à pouvoir discuter avec ceux qui ne font pas le même choix ; et à mieux financer l’organisme régulateur américain pour s’assurer d’un meilleur contrôle. Comme l’explique l’article, il manque encore un « droit d’action privé », permettant au public de poursuivre une entreprise qui ne respecte pas ces mesures (équivalent à l’article 82.1 du RGPD, qui permet aux utilisateurs qui subissent un dommage matériel ou moral d’obtenir réparation). Le cartel des Big Tech doit avoir plus de limites légales sur l’utilisation et le traitement des données des utilisateurs, et ce en renforçant la protection de la vie privée et les droits des utilisateurs.
« Bien mieux que d’essayer de transformer les monopoles massifs et peu fiables en « bons monopoles », il faut mettre fin aux monopoles et créer un monde en ligne fédéré où les utilisateurs peuvent choisir les normes d’expression qui leur conviennent et se connecter aux utilisateurs d’autres services », explique Doctorow. Plutôt que pousser les entreprises monopolistiques au filtrage et à la surveillance des contenus des utilisateurs, il serait plus efficace de les pousser à l’interopérabilité et à la portabilité.
Le problème est que nous prenons le problème à l’envers, estime Doctorow. « Au lieu de faire de Google, Facebook, Amazon, Apple et Microsoft les maîtres permanents de l’internet et de s’efforcer de les rendre aussi inoffensifs que possible, nous pouvons réparer l’internet en faisant en sorte que les grandes entreprises technologiques jouent un rôle moins central dans son avenir. ». En imposant le filtrage et la surveillance des contenus plutôt que l’interopérabilité, nous promouvons un internet hostile aux nouveaux entrants (qui ne peuvent se mettre en conformité avec les règles édictées, tant la marche technique et financière est haute) et nous minons l’autodétermination technologique des utilisateurs en faisant que les violations des conditions de services ou que la neutralisation des mesures techniques de protection (MTP ou DRM) soient transformées en infractions civiles ou pénales. Certes, reconnait Doctorow, il est probable que les gens fassent des choses mal avisées en connectant des outils à leurs comptes FB, Google ou Apple, comme cela peut arriver quand ils branchent n’importe quoi à leur prise d’allume-cigare. Mais nous les empêchons aussi de prendre soin d’eux ! C’est par exemple ce que raconte le développeur Louis Barclay @louisbarclay, blog), le fondateur de Nudge.io dans un article pour Slate. Non seulement Facebook s’en prend aux chercheurs en coupant leurs accès (comme cela a été le cas cet été à l’encontre de chercheurs de la New York University), mais il s’en prend également aux outils qui tentent de donner aux utilisateurs un plus grand contrôle sur leurs données et leur expérience. Barclay y raconte comment FB l’a menacé d’une action en justice et a désactivé définitivement tous ses comptes. Sa faute, avoir créé un outil pour rendre FB moins addictif. Cet outil était une extension pour navigateur permettant aux utilisateurs de supprimer leur fil d’actualité quand ils se rendent sur FB. À la place, ils accédaient à une page vide. Pour Barclay, c’était là un moyen de lutter contre la toxicité attentionnelle de la plateforme. Pour obtenir de l’information depuis ce plug-in, il faut se rendre sur les pages ou profils de ses amis directement, permettant d’acquérir un contrôle inédit sur les contenus disponibles (et surtout de mieux maîtriser le temps qu’on y passe). On peut supprimer manuellement les contenus de son fil en allant dans les paramètres, rappelle Barclay, mais c’est long et fastidieux. Il a juste proposé un outil pour automatiser le processus via un plug-in disponible sur le Chrome Store. Face aux menaces, Barclay a cédé : il n’a pas les moyens d’affronter le géant ! Il n’est pas le seul à subir les foudres du géant. L’été dernier FB s’en est pris à Friendly, un outil permettant aux utilisateurs de basculer entre plusieurs comptes de médias sociaux… Pour Barclay, « le comportement de FB n’est pas seulement anti-concurrentiel, il est aussi anti-consommateur ». « On nous enferme dans des plateformes (…) puis on nous empêche de faire des choix légitimes sur la façon dont nous pouvons les utiliser ».
L’essor des plateformes monopolistiques a concentré leurs pouvoirs. Leurs trésoreries illimitées leur permettent de mener un intense lobbying pour miner toute compatibilité et interopérabilité, alors que nous avons là un outil assez simple et disponible. Pour l’instant, les autorités et les États tentent de se servir des pouvoirs des plateformes pour assurer leurs propres missions. Pas sûr que cela fonctionne longtemps. Doctow rappelle qu’AT&T avait failli être démantelée dès 1956, mais que le Pentagone s’y était opposé en utilisant AT&T pour qu’elle rende des services à l’État plutôt que d’utiliser le pouvoir de l’État pour l’affaiblir. Les restrictions imposées à l’entreprise n’avaient cessé d’être bafouées… Et au final, l’État américain, 26 ans plus tard, avait été contraint de jeter l’éponge et de démanteler l’ogre du fait des protestations des entreprises et des utilisateurs. Un rappel historique qui devrait faire réfléchir en tout cas, conclut Doctorow en soulignant que les entreprises ne sont pas des gouvernements et qu’elles n’ont pas à nous gouverner !
Pour Doctorow, finalement, la tentation aujourd’hui est forte de punir les grandes entreprises en leur accordant une position encore plus dominante et permanente qu’elle n’est ! À l’heure où les problèmes qu’elles génèrent se multiplient, la tendance est forte de leur demander d’être plus répressives encore et donc d’accélérer leurs incompatibilités entre elles ! Pire : de refermer des marchés. Le filtre de YouTube, Content ID, dont le coût de développement est estimé à 100 millions de dollars est inaccessible à tout nouvel acteur qui voudrait se lancer dans la vidéo en ligne et qui serait contraint d’avoir des outils de modération équivalents. Pour Doctorow, ce filtrage coûteux devrait être une responsabilité d’État, mais comme il est le fait d’entreprises privées, il rend bien plus difficile l’émergence d’une quelconque concurrence.
Alors qu’ils doivent tous leur existence à l’interopérabilité, ironise Doctorow, le cartel des Big Tech est désormais déterminé à empêcher tous nouveaux venus de leur faire ce qu’ils ont eux-mêmes fait aux autres ! Le problème, c’est qu’elles ont truqué le système pour qu’il soit douloureux pour vous d’aller ailleurs. Alors que l’interopérabilité réduit le coût à changer, l’absence d’interopérabilité tient durablement l’usager en otage ! Pour Doctorow, l’interopérabilité est assurément l’outil dont nous avons besoin. Mais nous ne devons pas seulement ouvrir aux utilisateurs leurs possibilités, il faut aussi permettre aux plateformes de se connecter entre elles au profit des utilisateurs et pas seulement au profit de leurs seuls modèles d’affaires.
Hubert Guillaud
07.10.2021 à 07:00
Hubert Guillaud
« Apprendre à vivre avec le virus » est un message peu rassurant qui nous demande d’apprendre à vivre avec l’incertitude, explique Lauren Collee (@lacollee) dans l’indispensable Real Life (@_reallifemag). « Ce message est aussi effrayant pour les organismes que pour le grand public, car l’incertitude est fondamentalement en contradiction avec le type de rationalisme empirique qui génère des récits rassurants sur la fermeture », c’est-à-dire sur la fin possible de la pandémie. Or, après 2 années de pandémie, le soulagement d’une fin de pandémie ne semble toujours pas à l’horizon.
En psychanalyse, Arie Kruglanski, dans les années 90 a imaginé le concept de « besoin de closure cognitive », c’est-à-dire le besoin de mettre fin à quelque chose pour en évacuer l’incertitude, l’inconfort ou l’ambiguïté. Pour la sociologue Nancy Berns (@nancy_berns), qui a étudié La fin du deuil et ce qu’il nous coûte (Temple University Press, 2011, non traduit), la fermeture est souvent considérée comme essentielle à la guérison ou à l’acceptation. Nous n’avons cessé de nous accrocher à un espoir que le moment Covid s’arrête, que le monde revienne à la normale, comme le fait une tempête. Mais, ni le Covid à court ou moyen terme, ni le réchauffement climatique à long terme n’annoncent de retour à la normale.
Pour la spécialiste de bioéthique, Catherine Belling (@CateBelling), auteure de La condition du doute : le sens de l’hypocondrie (Oxford University Press, 2012, non traduit), nous devrions plutôt prendre mieux en compte l’hypocondrie, c’est-à-dire, derrière notre inquiétude obsessionnelle à la santé, revoir le schéma trop simple qui nous mène d’un symptôme à une guérison. Pour elle, l’hypocondrie n’est pas tant un trouble psychique, que quelque chose d’inhérent à la médecine contemporaine où la connaissance est nécessairement confrontée à son propre doute. Elle n’est pas qu’une façon de se croire malade, mais un terrain d’anxiétés sociétales partagées lié à un système médical qui se pense plus omniscient qu’il n’est ! L’hypocondriaque est le reflet sombre de la biomédecine, explique-t-elle. Il pose la question de ce que l’on sait et de ce que l’on ne sait pas. Nous avons tous eu l’impression depuis le début de l’épidémie d’avoir plusieurs fois eu les symptômes du Covid. Nous sommes nombreux à être inquiets dès que quelqu’un tousse ou expectore à nos côtés ! Pourtant, l’hypocondriaque est bien le contraire du malade chronique : il ne cesse de chercher obsessionnellement une fin à ses symptômes, quand le malade chronique sait lui combien le mot guérison est un piège. Et pourtant, l’hypocondriaque ne parvient pas à fermer la page, à clore son rapport à ses angoisses médicales. Pour Belling, l’hypocondrie est finalement la condition d’un être humain rationnel dans une société médicalisée aux connaissances par nature instables. Pour l’hypocondriaque, le diagnostic du médecin est lu en relation avec nombre d’autres informations. La fermeture du diagnostic semble alors plus difficile à accepter. Comme si plus d’informations ne conduisaient jamais à plus de certitudes. Ici, l’internet n’a pas changé la donne, au contraire, comme nous le pointions nous-mêmes. Même si nous percevons l’information comme un narrateur omniscient, nous sommes surpris de constater qu’il ne peut pas toujours répondre à nos questions, comme le pointait très bien Linda Besner dans un précédent article de Real Life sur ce que nous ne pouvons pas googliser et les réponses que ne nous apportent pas l’information. Pour Belling, les récits de santé publique s’appuient souvent sur des conventions narratives assez linéaires. À l’heure où les vaccins montrent qu’ils ne sont pas la solution miracle attendue et que rien ne nous garantit d’une « fin » du Covid, on comprend que les récits simplistes et solutionnistes des autorités politiques ou scientifiques soient brouillés par des actualités qui montrent justement que cette lecture est trop simpliste et que l’avenir est plus complexe et incertain. Pour Belling la stratégie des autorités à utiliser la peur comme outil de communication finit souvent par produire une anxiété moins cohérente, qui résiste à toute réassurance. Pour Belling, le doute et l’incertitude font partie intégrante de la médecine qui ne doit pas chercher à la nier. L’hypocondrie ne vise pas tant à saper l’expertise médicale finalement, mais l’invite à adopter des modes plus auto-réflexifs et finalement plus complexes. L’idée d’avoir à vivre avec le virus nous renvoie à une cohabitation qui va continuer à façonner nos vies et nos décisions d’une manière plus incertaine que nous ne le voudrions. Accepter ces incertitudes devrait être essentiel pour construire des systèmes médicaux plus humains, plus justes, plus durables… et finalement moins coercitifs et injonctifs. Pour autant, l’espoir de fermeture demeure fort. Il explique peut-être pourquoi nous nous accrochons à des solutions imparfaites en termes de mesures de santé publique, comme ont pu l’être les confinements ou comme peut l’être le passe sanitaire.
Aimee Walleston (@AimeeWalleston) propose un constat assez proche dans un autre article pour Real Life. Le refus vaccinal doit lui aussi s’entendre dans le contexte d’une médicalisation toujours plus étendue de la société. La promesse vaccinale qui se dessinait dès l’hiver 2020 a apporté l’espoir d’un retour à la normale. Mais les variants et la difficulté à atteindre une efficacité vaccinale optimale ont rapidement douché les espoirs. Les vaccins se sont avérés protecteurs notamment contre les formes graves de la maladie. Mais tout comme les masques ou les tests, les vaccins sont également devenus un point de division de la société. Pourquoi ce vaccin a-t-il été considéré par tant de personnes comme suspicieux (contrairement aux autres obligations vaccinales, dont le rejet est finalement très marginal) ou comme une atteinte à la liberté individuelle ? À l’inverse, pourquoi ce vaccin a-t-il été promu comme LE moyen de mettre fin à la pandémie ? Ces deux réactions sont opposées, mais s’inscrivent l’une comme l’autre dans la même histoire de médicalisation de la société et la croyance que nombre de nos problèmes de santé peuvent être résolus par une intervention médicale individuelle.
La distanciation sociale, le port du masque, la fiabilité des tests, comme la vaccination… ont tous reçu le même accueil. D’un côté, ils étaient la nouvelle liturgie des uns, de l’autre ils étaient la nouvelle profanation des libertés fondamentales des autres. Les uns considérant les autres comme paranoïaques, égoïstes, soumis à un lavage de cerveau et totalement déconnectés de la réalité… et inversement. Le scepticisme comme la foi en l’autorité de l’expertise médicale étaient pour les uns comme pour les autres considérés comme de l’ignorance ou de l’aveuglement.
Les informations sont toujours restées confuses, comme elles l’ont longtemps été sur le port du masque ou comme elles le demeurent encore un peu sur ses modalités concrètes d’utilisation. Les désaccords scientifiques ont été nombreux (par exemple sur le mode de transmission). Les incohérences nourries. Les critiques à l’encontre de la médicalisation de nos sociétés et du régime de vérité imposé par la santé remontent aux années 60, armées par des sociologues, des philosophes et des psychiatres comme Irving Zola, Ivan Illich, Peter Conrad ou Thomas Szasz. Ces critiques ne disent pas que la médecine a souvent tort, mais pointent surtout combien la santé personnelle a cherché à imposer des formes de conformité sociale, comme l’explique Tiago Correia (@correia_tiag) dans un article « Revisiter la médicalisation : une critique des postulats de ce qui compte dans la connaissance médicale ». La médicalisation évoque d’abord l’influence et le rôle de la réglementation médicale dans la vie quotidienne qui a remplacé les institutions de contrôle social précédentes, notamment l’Église et l’État, notamment dans la gestion de la déviance. La maladie a pris la suite du péché et du crime dans la condamnation des comportements non conformes. Ces changements de perspectives n’ont pas eu que des effets délétères, bien sûr. La médicalisation a certainement largement participé à l’amélioration des conditions de vie sur terre. Elle a élargi ses impacts : certains comportements ne relevaient plus d’une défaillance morale personnelle ou d’un crime, mais d’une maladie, comme l’a montré la montée de la prise en compte des addictions. Mais la médicalisation a également étendu son regard sur des états qui ne relevaient ni du crime ni de la morale, recouvrant un éventail toujours plus large d’expériences. C’est un peu comme si tous nos comportements étaient désormais devenus médicaux, comme si les frontières entre les questions médicales et les autres questions s’étaient estompées. La société semble avoir pathologisé les problèmes quotidiens. C’est ce que dénonçait notamment Illich dans son livre, Némésis médicale : l’expropriation de la santé (Le Seuil, 1975), expliquant que la règle médicale s’imposait partout. « La maladie est présumée jusqu’à ce que la santé soit prouvée, tout le système juridique prétend présumer l’innocence », explique Walleston. Pour Illich, le médecin est efficace quand il diagnostique, mais, s’il ne présume pas que le patient est atteint d’une maladie, c’est néanmoins ce qu’il recherche. Il diagnostique donc la maladie plutôt que la santé. Pour Illich, nous sommes désormais dans une société qui transforme les gens en patients où les professionnels de santé exercent une autorité qui va au-delà de la salle de soins, comme l’a montré plus que jamais la pandémie. Pour Illich, nous sommes entrés dans un « impérialisme du diagnostic » qui permet aux « bureaucrates médicaux » de « subdiviser les gens entre ceux qui peuvent conduire une voiture, ceux qui peuvent s’absenter du travail, ceux qui doivent être enfermés, ceux qui peuvent devenir soldats, ceux qui peuvent franchir les frontières, cuisiner, pratiquer la prostitution… ceux qui ne peuvent pas se présenter aux élections (…) ».
Même si cela ne suffit pas pour rejeter les mesures de santé publique, l’idée permet de considérer le refus de la souveraineté médicale non pas tant comme un acte d’ignorance volontaire, mais comme une forme de lutte politique contre ce qui est perçu comme un excès de bureaucratie ou de décision du système médical comme des autorités. Si la médecine a tout pouvoir, la seule façon de s’y soustraire est de la refuser. Dans La médecine comme institution du contrôle social (1972), le sociologue Irving Zola affirme que le discours médical « écarte, voire incorpore, les institutions plus traditionnelles que sont la religion ou l’État. Il devient le nouveau dépositaire de la vérité, le lieu où les jugements absolus et souvent définitifs sont portés par des experts supposés moralement neutres et objectifs », contrairement au clergé ou aux représentants de la loi. Les jugements portés au nom de la santé semblent toujours incontestables (qui voudrait être en mauvaise santé ?), pourtant elle reste un concept politique comme un autre. La santé est ouverte au débat, complexe, multidimensionnel et évolutif, selon par exemple l’importance accordée aux objectifs individuels ou collectifs ou ce qu’on mesure comme relevant de la santé ou n’en relevant pas. « Tout comme il existe de nombreuses façons d’être désavantagés dans la société américaine, il existe de nombreuses façons de définir ce que le terme d’incapacité (ou de maladie ou de handicape) recouvre ». La crise des opioïdes est l’exemple classique de ce qu’Illich qualifiait d’iatrogenèse, par lequel l’intervention médicale accroit la maladie et ses maux sociaux.
Le Covid est bien une crise de santé publique, estime Walleston qu’on peut atténuer par les gestes barrières ou les vaccins. Reste que le scepticisme n’est pas qu’une question de désinformation, il est aussi l’expression de ce que la médicalisation de la société et l’individualisme produisent. Comme l’ont rappelé Caroline Buckee, Abdisalan Noor et Lisa Sattenspiel dans un article pour Nature, les forces centrales qui façonnent les variations locales et mondiales de la charge et de la dynamique de la maladie sont sociales, plus que biologiques. Si d’importantes questions biologiques restent sans réponses, les multiples vagues d’infections qui ont eu lieu ont aussi été favorisées par des politiques de contrôle changeantes et hétérogènes et notamment sur l’impact disproportionné que la maladie a eu sur les communautés les plus pauvres et éloignées des soins. « La perspective d’une réponse médicalisée a négligé de tenir compte de la manière dont les normes communautaires ont un impact sur la santé globale de la société – et ce d’autant plus que dans son cadre limité de diagnostics individuels, elle ne donne pas la priorité à la santé « sociale ». » La médecine est elle aussi sous l’emprise des impératifs du capitalisme et des exigences du consumérisme, comme l’a montré la crise des opioïdes et la réponse à la pandémie ne s’est pas extraite de ce contexte-ci.
Ces dernières années, l’expansion du médical dans nos vies a produit une contre-réaction importante, faite de discours alternatifs entre médecine alternative et promotion du bien-être. Le soin personnel (self-care ou auto-soin) est un concept qui a été proposé par la théoricienne des soins infirmiers Dorothea Orem pour décrire la responsabilité d’un individu dans la gestion et le maintien de sa propre santé. Pour elle, un patient ne doit pas être trop dépendant de l’assistance médicale. C’est à lui d’abord de prendre soin de lui, la médecine prenant le relais quand cela ne suffit plus. Le capitalisme a depuis avalé le concept en faisant à la fois de la santé un produit à consommer et du soin personnel une alternative à la médecine.
Enfin, explique Walleston, la question de la santé et notamment de l’assurance maladie, aux États-Unis, est largement liée à l’emploi. La santé est liée à la viabilité économique d’une personne, « comme si le maintien du bien-être était une question de maintien de la productivité du travailleur ». La santé, la sécurité ou le bonheur sont de plus en plus souvent présentés comme quelque chose qui peut être consommé de manière individuelle. Et c’est là un héritage du cadre médicalisé dans lequel nous vivons et qui a façonné la logique des réponses à la pandémie, tant de l’État, que du système de soin, que des individus. Le vaccin est devenu un combat entre factions en guerre : « un groupe veut une sécurité parfaite grâce au médical, l’autre veut une liberté parfaite grâce au refus. Mais prendre ou ne pas prendre le vaccin ne peut apporter ni l’un ni l’autre. »
Bien sûr, souligne Walleston, ces constats n’apportent aucun argument au refus vaccinal. Choisir d’être vacciné pour répondre à une crise de santé publique est la meilleure approche et la plus universellement bénéfique que nous ayons en ce moment. Reste que les controverses sur l’obligation vaccinale ne devraient pas nous servir à haïr les autres, mais à nous poser la question de la santé que nous voulons. Et celle-ci ne peut assurément pas reposer uniquement sur les ordres qu’on nous donne. Surtout quand ceux-ci finalement ne perçoivent de leurs objectifs que la seule santé au détriment de tous les autres droits. C’est un peu comme cette rengaine que la sécurité serait la première des libertés. Nos droits sont un équilibre. Les ordres de la médecine ne suffisent pas à faire société, au contraire, à mesure qu’ils se démultiplient, ils en interrogent plus que jamais le sens !
Hubert Guillaud
04.10.2021 à 07:00
Hubert Guillaud
Le petit livre des historiens Gil Bartholeyns (@bartholeyns) et Manuel Charpy, L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent (Premier Parallèle, 2021) est un petit essai accessible et ludique qui tisse à grands traits la complexité de notre rapport aux machines qui ont envahi notre quotidien.
Nous possédons en moyenne quelque 70 appareils électromécaniques et électroniques dans nos intérieurs (120 si nous habitons dans une maison avec jardin, du fait de l’ajout des objets de bricolage et de jardinage)… Des appareils qui nous semblent à la fois simples et complexes, comme l’a rappelé le Toaster Project (Princeton Architectural Press, 2012, non traduit) du designer Thomas Thwaites (@thomas_thwaites) qui avait tenté de se lancer dans la fabrication de A à Z d’un grille-pain. Une aventure toute en déconvenue, puisque malgré la simplicité du projet, le fait de le construire sans avoir recours à des composants industriels, souligna surtout combien l’entreprise se révélait impossible. Avec son projet de grille-pain, Thwaites montrait surtout combien nous sommes devenus extrêmement dépendants de la mondialisation et de l’industrialisation. Le monde des appareils qui composent notre quotidien n’est plus à notre portée.
En nous replongeant dans l’histoire des objets qui assurent notre confort moderne, les deux historiens élargissent ce constat, comme si depuis qu’ils sont parmi nous, nos appareils domestiques nous avaient plus domestiqués que nous ne les avons maîtrisés. D’ailleurs, nous n’avons jamais cessé d’apprendre à nous en servir, expliquent-ils, en rappelant les innombrables formes qu’ont pris ces apprentissages : démonstrations, expositions, porte-à-porte, manuels d’utilisation, réunions à domiciles, placement de produits… qui aujourd’hui sont prolongés par le téléachat, les publicités déguisées et tutoriels vidéos… Nous ne cessons de courir après leur maîtrise, sans jamais y parvenir vraiment, d’autant plus que leurs fonctionnalités et interdépendances croissantes semblent participer sans cesse à nous en éloigner.
Il faut dire que ces objets eux-mêmes s’inscrivent dans des généalogies complexes, de techniques, d’imaginaires, d’habitudes et de gestes, dans des parcours sinueux d’évolutions esthétiques et fonctionnelles. Les premières ampoules avaient la forme de bougies comme les lampes LED d’aujourd’hui imitent les ampoules à incandescence d’hier. Les nouveautés techniques s’habillent souvent d’esthétiques anciennes, les technostalgies se recouvrent d’une couche l’autre, jusqu’à se dissimuler sous de nouvelles carrosseries, qui semblent toujours chercher à réaffirmer leur modernité. Pourtant, semblent rappeler les deux historiens, la plupart de nos appareils domestiques ont des origines plus anciennes que nous le pensons. Les premiers manuels d’utilisation naissent au XVIIIe siècle, en précisant bien souvent les façons de réparer et notamment comment faire forger ou tailler certaines pièces pour pouvoir les reproduire localement. Ils se développent massivement dès les années 1860 avec l’explosion de la vente par correspondance. Le réveil matin naît à la fin des années 1840… Les W-C également, même s’il faut attendre le début du XXe siècle pour qu’ils se généralisent en ville, d’abord sur un mode collectif, sur le palier. Le quotidien se mécanise tôt, dès les années 1830-1840 (douches chauffantes, fourneaux à gaz…)… Une première domotique naît avec le XIXe siècle qui ne va cesser de se sophistiquer et dont l’usage ne va cesser de s’étendre. Notre rapport aux objets techniques semble toujours devoir être analysé sous les épaisseurs culturelles qui les recouvrent.
C’est suite à la crise des années 30 que s’imagine l’obsolescence planifiée, comme moyen de sortir de la dépression. Prescience ? Peut-être ? Peu à peu, des formes de concurrences symboliques se mettent en place, comme quand General Motors, à l’inverse de Ford, décide de changer ses modèles de voitures pour inciter au renouvellement. Peu à peu, l’interopérabilité entre machines est délibérément compromise. L’évolution des normes et standards incite également au renouvellement. « La qualité est devenue une variable de la production ». La durabilité des produits électriques et électroniques n’a cessé de se réduire et l’interdépendance technique a accentué le phénomène. Peu à peu, l’artisanat de la réparation se réduit. Mais c’est vraiment à partir des années 1990 que la délocalisation achève la réparabilité : désormais, remplacer un produit est moins cher que le réparer. Si aujourd’hui, la réparabilité semble reprendre des lettres de noblesse, en permettant de récupérer du pouvoir sur le monde, elle semble surtout chercher à produire un peu de sens sur un monde qui nous semble irrémédiablement cassé.
Chaque adoption d’un objet technique modifie la vie quotidienne. La montre modifie le rapport au temps, la bicyclette à l’espace, les lampes à la vie nocturne, les lunettes à notre manière de voir le monde… Mais si les objets semblent vouloir imposer partout leurs techniques, les appropriations sont souvent culturellement différenciées dans l’espace et le temps. Toutes relèvent de « techniques créoles », comme disait l’historien David Edgerton, mélange d’appropriations locales et mondiales. « Adopter une technique ne revient pas à en assimiler les usages ou la culture », mais passent par des formes complexes d’acclimatations, d’adaptations, de transformations qui ne se résument pas au grand récit de la diffusion des modes de vie occidentaux, soutiennent les deux historiens.
Parce qu’elles nous modifient à leur contact, les machines convoquent les corps comme le social. Leur adoption progressive passe par des entremetteurs, à l’image des domestiques qui bien souvent manoeuvrent les premières machines avant qu’elles ne servent, dès la fin du XIXe siècle, à commander des livreurs ou des artisans quand le personnel de maison s’efface des intérieurs. Les appareils tracent des frontières sociales dans leurs utilisations. Longtemps, les nouveaux appareils discriminent, car ils sont souvent réservés aux professions supérieures… C’est surtout après les années 90, que les objets cessent d’être distinctifs, quand ils sont produits à une telle échelle qu’ils en deviennent accessibles à tous. Aujourd’hui, les plus riches possèdent autant d’appareils que les plus pauvres. La distinction reste esthétique, de qualité ou de prix. Quant aux refus des technologies, elle n’est pas tant une résistance à la nouveauté bien souvent qu’une forme de distinction là encore.
Les robots ménagers sont souvent présentés comme vecteurs d’émancipation qu’ils n’ont pas vraiment été. Les esclaves mécaniques se substituent surtout aux domestiques. Mais trier le linge, lancer une machine ou repasser demeure toujours le travail des femmes – et dans les foyers les plus aisés, celui des femmes de ménage. Le temps libéré par cette mécanisation du quotidien impose surtout de nouvelles astreintes : celles de devoir s’occuper des machines, qui attachent plus les femmes au foyer qu’elles ne les libèrent.
Les machines tiennent finalement de techniques du corps. Le premier objet technique demeure notre corps, disait Marcel Mauss. Nager ou dormir sont des techniques que les machines accompagnent, comme le font les éclairages ou les réveils. L’objet technique vise souvent à dresser les corps et les comportements. Le bracelet-montre qui se diffuse dès les années 1920 achève le travail d’intériorisation de la mesure du temps. Bien souvent, la machinerie technique est un moyen de coercition et de contrôle des corps « d’intériorisation des normes », à l’image du pèse-personne, longtemps public, qui se privatise et s’intimise dès les années 50… Les machines intègrent surtout nos injonctions sociales.
Quant à notre engorgement domestique d’objets, notre syllogomanie, elle est le pendant d’une production démesurée d’objets. Entre 2000 et 2017, le transport mondial est passé de 65 millions de containers à 175 millions ! Nous croulons sous les objets depuis le début du XXIe siècle : notamment du fait de la décohabitation et de transitions générationnelles qui semblent s’accélérer. Mais surtout du fait d’une mondialisation sans précédent qui semble avoir conduit à des réplétions partout ! Aux braderies des enseignes répondent celles de nos intérieurs. Les appareils se dupliquent plutôt qu’ils ne s’économisent… Nous démultiplions chez nous les écrans comme nos machines à café. Nous démultiplions l’adoption d’appareils sans abandonner les précédents. Nous croulons sous les appareils qui ne servent qu’une fois… « Les usages procèdent par accumulation plutôt que par transition », expliquent les historiens. « Les techniques apparentées deviennent complémentaires et différentielles » selon une loi de co-évolution, à l’image de la convergence des médias, où télé, radio, presse écrite… s’entrecroisent en contenus complémentaires. Tout comme nous l’ont dit déjà d’autres historiens comme François Jarrige ou Jean-Baptiste Fressoz en parlant d’énergie, nos usages s’accumulent plus qu’ils ne transitionnent… Même dans nos usages les plus quotidiens finalement, il n’y a pas de transition, mais une accumulation éperdue. Déjà, à la fin du XIXe siècle, les modes d’éclairages coexistent selon les heures, les pièces, les usages. Nous démultiplions nos pratiques médiatiques désormais via des de multiples appareils qui les concentrent en grande partie. Nous sommes englués dans un consumérisme, comme le dénonçait le sociologue Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels (la Découverte, 2019). Peut-être faut-il mieux comprendre pourquoi nous sommes incapables de nous en extraire ? Finalement, tous ces appareils nous renvoient à notre façon d’être nous-mêmes. Ils nous assurent des conforts inégalés : lumière, chaleur, eau, information… qu’ils rendent disponibles en permanence et individuellement. Plus que de nous rendre heureux, nos objets nous apportent un confort à notre démesure. C’est peut-être pour cela que nous les accumulons sans fin et que nous sommes incapables d’envisager réduire un jour ce confort ou nous en couper. Nous nous sommes fondus, identifiés à nos bardas d’objets essentiels et inutiles que la mondialisation et l’industrialisation ont rendus si facilement accessibles à tous. Perclus de confort, nous regardons encore devant nous pour nous demander… : pour combien de temps ?
Hubert Guillaud