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11.01.2025 à 22:06

Milei : derrière le désastre, la bombe à retardement

Erwing Chartier Galeano

Selon les soutiens de Javier Milei, il faut laisser le temps faire son oeuvre. Les réformes sont douloureuses, mais elles finiront par porter leurs fruits – un argument martelé par le service de communication de la Casa Rosada. Si les « miléistes » demandent du temps avant de juger, Le Figaro fait déjà l’éloge de celui qu’il […]
Texte intégral (4875 mots)

Selon les soutiens de Javier Milei, il faut laisser le temps faire son oeuvre. Les réformes sont douloureuses, mais elles finiront par porter leurs fruits – un argument martelé par le service de communication de la Casa Rosada. Si les « miléistes » demandent du temps avant de juger, Le Figaro fait déjà l’éloge de celui qu’il nomme « le Trump Argentin ». Au risque de se muer en caisse de résonance de la présidence argentine, à l’instar d’une partie de la presse française. Celle-ci salue notamment la maîtrise supposée de l’inflation ; et peu importe qu’elle ait été permise par une compression historique du pouvoir d’achat. L’excédent budgétaire dégagé par Milei provoque le même émerveillement ; et peu importe qu’il ait été obtenu en retardant le paiement des salaires et des dividendes. La Casa Rosada n’est pas avare de chiffres mirobolants, qui sont repris sans distance critique ; quand bien même ils ont été obtenus au prix d’un triturage des données minutieusement organisé par l’État. Décryptage.

Entre deux tweets où elle se compare à Salomé Saqué, l’éditorialiste Eugénie Bastié parvient à louer la « thérapie de choc » de Javier Milei et à se demander si elle ne ferait pas du bien à la France. Que cela ait eu des résultats catastrophiques en Grèce n’est qu’un détail qui passe sous les radars des fins analystes de plateaux, lesquels ont souvent pour caractéristique commune une formation médiocre en économie.

Ce petit milieu médiatique était resté bien silencieux lors des deux premiers trimestres du mandat de Milei, où les principaux indicateurs macro-économiques ont été peu reluisants. Qu’à cela ne tienne : il suffisait d’accuser le gouvernement précédent, dont les résultats économiques étaient effectivement assez mauvais. Milei l’avait d’ailleurs annoncé : les débuts seront difficiles, mais une fois l’économie « assainie » les résultats se feront sentir.

Le miracle semble enfin se produire. Là où tous les autres néolibéraux ont échoué, Milei serait en train de réussir à réduire déficit, pauvreté et inflation, tout en évitant les effets récessifs maintes fois provoqués par ces politiques d’ajustement structurel.

L’autre élément explicatif de la baisse de l’inflation peut se résumer comme suit : si personne n’a de quoi manger, la pression sur les prix s’adoucira.

Alors que le chômage augmente, que l’informalité bondit, que la consommation recule et que le pouvoir d’achat s’effondre, les « bons résultats » fièrement annoncés et maintes fois loués par des journalistes qui ne se sont jamais rendus en territoire argentin laissent songeur. L’observateur peut légitimement se demander : qui a raison ?

L’inflation : combattre un problème structurel par une bombe à retardement

Malgré une inflation annuelle de 112%, l’une des plus élevées du monde, Milei annonce une baisse du taux mensuel, qui ne serait plus que de 2.4%. Étant donnée la manière dont le gouvernement Milei combat l’inflation, nul doute que celle-ci diminue – bien que dans des proportions sans doute moindres qu’annoncées.

Il faut dire que l’Argentine est en proie à un cycle infernal depuis des décennies. Du fait de sa position dans le commerce international et sa structure productive, le pays connaît des déficits commerciaux chroniques, les prix des matières premières et des commodities qu’il exporte augmentant moins vite que ceux des biens de capital qu’il importe. Cela provoque une pression structurelle à la dépréciation du peso. Les importateurs, lésés, reportent ce manque à gagner sur les biens qu’ils vendent au marché intérieur, et les commerçants le répercutent sur les prix finaux. Il faut ajouter que l’effet-signal est performatif : personne n’attend que ses coûts soient impactés pour augmenter le prix de la marchandise offerte.

À lire aussi... Javier Milei, le dollar et les BRICS : le vrai tournant dans…

D’un autre côté, si les revenus en pesos perdent du pouvoir d’achat en raison de l’inflation, les agents économiques ont toutes les chances de s’en prémunir à travers des valeurs-refuge : et notamment le dollar. D’où la hausse de sa demande, et la dépréciation subséquente du peso. Autrement dit, si la dépréciation provoque l’inflation, cette dernière vient alimenter la première dans un cycle infernal difficile à briser.

Ces contraintes en tête, le gouvernement de Javier Milei a mis en place deux dispositifs anti-inflation. Le premier, court-termiste, consiste en une série d’annulations de dettes envers l’État, conditionnées par le retour des capitaux cachés dans des paradis fiscaux ou investis dans des activités spéculatives à l’étranger. Une mesure à usage unique, et qui ressemble furieusement à une mobilisation de la puissance publique pour effacer les dettes des plus aisés, sous couvert de lutte contre l’inflation.

Le second consiste en une forme de carry trade – pratique surnommée « bicyclette financière » par les Argentins. Il s’agit de freiner la dépréciation du peso par une méthode simple : proposer des bons du trésor très rémunérateurs en monnaie nationale. Mais une fois ceux-ci parvenus à maturité, les investisseurs convertissent leurs gains en sens inverse, dans une monnaie dont ils sont assurés de la fiabilité : ils troquent une somme supérieure de peso contre des dollars. Et d’où sortiront ces nouveaux billets verts ? Des réserves de change argentines. Pour maintenir leur niveau, le gouvernement a donc tendance à accroître l’endettement du pays en dollars, ce qui ne va pas sans nouvelles négociations avec le FMI.

Cette tendance à en revenir au dollar n’est pas la seule. Actuellement, les spéculateurs choisissent plutôt de réinvestir leur pactole dans un nouveau cycle, et ne se reportent pas encore massivement sur le dollar [comme le montre la structure de la dette argentine représentée par le graphique ci-dessous NDLR].

Source : Office du budget du Congrès.

Si le stock total de dette a augmenté durant la gestion de Milei, cela s’explique pour le moment surtout par la hausse de l’endettement en pesos. Un phénomène présenté par les libertariens argentins comme manifestation d’une confiance retrouvée dans la monnaie nationale, mais qui ne doit pas faire illusion.

En effet, si le stock de dettes en dollars diminue, c’est pour deux raisons. D’une part, il faut être bien peu averti – très « risquophile » selon l’expression consacrée – pour prêter des dollars à l’Argentine. Les investisseurs connaissent la fragilité du modèle Milei, contrairement aux « économistes » du Figaro. D’autre part, il s’agit là d’un stock mesuré en valeur notionnelle (prix du titre sur le marché secondaire multiplié par la quantité de titres en circulation). Si la valeur du stock diminue, c’est que les titres de dette argentine s’échangent à moindre prix. En clair : on se défait déjà des titres de dette argentine.

Il faut ajouter que si la dette en dollars diminue au profit de celle en pesos, c’est en raison du carry trade, et que celui-ci est par nature insoutenable. Prétendre au (mal nommé) « prix Nobel » en économie ne semble pas être une condition suffisante pour le comprendre.

La première limite que rencontre le système du carry trade consiste simplement dans le stock de devises dont dispose la banque centrale argentine. En effet, au fur et à mesure qu’un investisseur se lance dans de nouveaux cycles de « bicyclette financière », la quantité de pesos à reporter sur le dollar en fin de jeu augmente. Lorsque les investisseurs estimeront le jeu trop risqué, ils tenteront de sécuriser leurs gains en se reportant massivement vers le dollar – un processus que la littérature économique nomme « envol vers la qualité » (fly to quality).

S’il n’en existait que deux, la seconde limite se situerait au niveau de « l’économie réelle ». Un peso trop fort favorise les importations au détriment de l’industrie nationale et des exportations. L’industrie nationale, mal en point, est exposée à faillites en chaîne. Quant aux exportateurs, ils n’ont aucun intérêt à vendre avec un dollar si bon marché. Leur attentisme compromet davantage l’entrée de devises sur le marché des changes argentin. Si le gouvernement Milei se targue d’avoir des comptes équilibrés en 2024, la balance commerciale est sous pression, et le déficit inévitable. Si cela n’est pas compensé par un excédent durable ailleurs, une seule solution subsiste : appauvrir suffisamment la population pour diminuer les importations. Une fois dans cette situation, il faudra dans tous les cas importer ce que les Argentins continueront à consommer, creusant inévitablement le déficit commercial et aggravant par la même occasion la pression sur le stock de devises…

De plus, la faillite de la production nationale ne fera qu’accroître le « risque pays » tout en rendant les dettes publiques impayables. Dans les deux cas, les investisseurs financiers prendront tôt ou tard leur « envol vers la qualité », précipitant une dépréciation brutale du peso. Le gouvernement disposera alors d’options limitées : contrôler la circulation des capitaux – on image mal les « libertariens » au pouvoir imposer de telles restrictions -, renflouer les réserves de la banque centrale avec de la nouvelle dette – ce qui présente des limites évidentes en pleine hémorragie – ou laisser filer le taux de change – ce qui fera exploser l’inflation en retour. On peut d’ores et déjà deviner que Javier Milei optera pour un alliage des deux dernières options.

Les plus ingénus parleront d’incompétence, mais ce modèle n’en relève pas. Il fonctionne très bien pour ceux qui soutiennent sa mise en place. Il permet un formidable transfert de richesse vers les spéculateurs – au détriment des travailleurs argentins.

On peut faire la pari que l’explosion aura lieu après les législatives à venir, à l’instar de ce qui s’était passé avec le très libéral Mauricio Macri (2015-2019), avec qui Milei finalement a fait alliance malgré son discours « anti caste » en campagne. Macri avait en effet mis très ponctuellement en place des politiques de relance keynésienne pour contenir la hausse de la pauvreté qu’il avait lui-même créée, afin de ne pas trop dégrader la situation économique avant les élections de mi-mandat. Milei, de son côté, doit maintenir le taux de change coûte que coûte avant les législatives afin d’éviter une vague d’inflation de court terme, quitte à flamber 600 millions de dollars de réserves de change en quelques jours. Comme aiment à le dire les commentateurs d’opposition : « tic-tac, tic-tac, tic-tac… ».

Pour diminuer l’inflation, diminuer le pouvoir d’achat – et trafiquer les chiffres

L’autre élément explicatif de la baisse de l’inflation peut se résumer comme suit : si personne n’a de quoi manger, la pression sur les prix s’adoucira. Malgré les annonces mirobolantes du gouvernement sur une supposée hausse des salaires réels, le pouvoir d’achat diminue. Comment l’expliquer ?

Les hausses actuelles, de l’ordre de 305 % pour l’eau, 189 % pour l’électricité, 564 % pour le gaz et 601 % pour les transports, sont totalement sous-évaluées

Le salaire (par ailleurs surestimé par les statistiques officielles) n’indique pas forcément grand-chose du pouvoir d’achat dans la mesure où le premier ne prend pas en compte les unités de consommation. Si on considère par exemple l’évolution du salaire minimum lors de ces douze derniers mois, le constat est sans appel : on observe une hausse de 80%. Par contre, si on la confronte aux 120% d’inflation sur l’année 2024, on comprend que les travailleurs ont perdu du pouvoir d’achat. Actuellement, le salaire minimum s’élève à environ 270 dollars, qui se trouve sous le seuil de pauvreté, de 300 dollars.

La variable la plus pertinente pour évaluer les variations de niveau de vie est le « reste à vivre », c’est-à-dire ce qu’il reste du revenu une fois déduites toutes les dépenses contraintes. Si le gouvernement se garde bien de diffuser des statistiques officielles la concernant, nul doute que la hausse indiscriminée des tarifs des services publics ainsi que la réduction de la couverture santé augmente les dépenses contraintes du plus grand nombre et diminue leur « reste à vivre ». Par exemple, le gouvernement a restreint l’accès aux médicaments pour les retraités ou encore pour les patients atteints de cancer.

Pour masquer cette détérioration, Javier Milei a inauguré un chapitre inédit dans l’histoire argentine des manipulation statistiques, pourtant déjà fournie. Les mêmes qui dénonçaient la sous-estimation de l’inflation par les kirchnéristes sont aujourd’hui bien silencieux.

Alors que le taux de pauvreté officiel avait respectivement atteint 54,8% et 51% au premier et au deuxième trimestre, Milei annonce fièrement sur son compte twitter – écrivant au passage que « ce gouvernement est le meilleur de l’Histoire » – que ce taux ne serait plus que de 38,9% aujourd’hui. Victoire ! Dans un élan d’optimisme, le président prédit un taux de 0% en 2025, une promesse à faire pâlir Ferdinand Lop et Isidore Cochon. Là où même la Suède a échoué, l’Argentine réussira.

Si on regarde de plus près, on découvre que ce chiffre n’est pas issu de l’Indec (traditionnellement chargé de mesurer la pauvreté), mais du « Ministère de capital humain », créé par Javier Milei. Celui-ci a signé un accord avec l’Université Catholique Argentine (UCA), qui a pour coutume de mesurer la pauvreté de manière parallèle à l’Indec. Avant cette la signature de cet accord, l’UCA avait annoncé un taux de pauvreté de 46,8%, et Milei l’avait publiquement critiquée. Mais après la signature de l’accord, ce chiffre passe à… 38,9%. Pas de quoi alerter les « grands reporters » du Figaro, naturellement.

Ce chiffre n’est toutefois pas une invention sans queue ni tête, mais plutôt le fruit d’une méthodologie de calcul très discutable. En effet, un détail technique dans la mesure de la pauvreté, autrefois peu significatif, est devenu central avec l’inflation. L’UCA évalue la pauvreté en comparant les revenus déclarés par les ménages pour le mois précédent (via l’Enquête Permanente des Ménages) au coût du panier de base du mois actuel, ce qui crée un décalage d’un mois entre les revenus et les prix.

Avec une faible inflation, ce décalage a peu d’effet. Mais en cas de forte inflation, il devient crucial. Par exemple, si un individu déclare avoir gagné 200 000 pesos en octobre, et que le panier de base coûtait 180 000 pesosce mois-là mais a grimpé à 216 000 en novembre à cause d’une inflation de 20 %, il serait considéré comme pauvre selon cette méthode. Pourtant, en comparant ses revenus au panier d’octobre, il ne le serait pas. Ce décalage amplifie les chiffres de la pauvreté lorsque l’inflation accélère et les réduit lorsqu’elle ralentit – comme on l’a observé récemment. Par conséquent, maintenir d’une part ce décalage dans la méthode de calcul surestime l’effet de la baisse de l’inflation sur la diminution de la pauvreté.

D’autre part, avec une inflation est sous-estimée, une partie de la baisse du taux de pauvreté s’explique par la baisse non pas de l’inflation réelle, mais par celle d’une variation positive de l’IPC calculé sur un panier mal pondéré. Ici encore, le gouvernement Milei se livre à une manipulation statistique de haute volée, qui concerne le panier de biens qui sert de calcul à l’indice des prix. Au-delà de toutes les discussions méthodologiques qui lui sont associées, il faut pointer les gros manquements actuels. Le panier représentatif en vigueur a été constitué en 2004, à une époque où les pondérations étaient sensiblement différentes.

Par exemple, le poids relatif des tarifs des services publics y est marginal, car à l’époque ils étaient fortement subventionnés par l’administration Kirchner. On comprend alors que les hausses actuelles, de l’ordre de 305 % pour l’eau, 189 % pour l’électricité, 564 % pour le gaz et 601 % pour les transports, sont largement sous-évaluées dans la variation de l’indice des prix à la consommation, étant sous-pondérées. En effet, il ne suffit pas de calculer la variation de ces prix en gardant leur poids relatif de 2004, encore faut-il les pondérer en fonction de ce qu’ils représentent réellement dans le panier de biens !

Il existe une autre manière de réduire rapidement le taux de pauvreté monétaire, indépendamment de la justesse du calcul de l’inflation. Comme l’analyse Bruno Lautier dans ses travaux, la distribution des individus se situant sous le seuil du pauvreté n’est pas homogène. Il existe souvent un « plateau » juste en dessous du seuil. Pour réduire rapidement le taux, il suffit d’abaisser légèrement le seuil ou de faire monter le « plateau », à travers la hausse d’un subside par exemple. La droite latino-américaine n’a cessé de prétendre que les dizaines de millions de Brésiliens sortis de la pauvreté par Lula le devaient à de tels mécanismes. Elle reste néanmoins très silencieuse sur le modus operandi de Milei, qui a procédé à une

Dans le même temps, la pauvreté structurelle, la plus massive, ne bouge pas. Mesurée par le manque d’accès à un certain nombre de biens et de services publics et privés (eau courante, logement, électricité, canalisations…), il est même probable qu’elle augmente avec le gouvernement actuel. Mais nous ne le saurons que dans plusieurs années.

Le taux de pauvreté ne prend pas en compte plusieurs éléments clés. À revenus monétaires constants, vivre dans un pays où les services publics sont gratuits n’aura pas les mêmes implications que vivre dans un pays où le gouvernement accroît leur coût.

D’autre part, il faut considérer l’appauvrissement de ceux qui se trouvent au-dessus du seuil sans pour autant l’atteindre, et celui de ceux qui se trouvaient déjà en dessous du seuil. En effet, un même seuil peut correspondre à des structures de la pauvreté très différentes. Il est d’ailleurs très probable que les pauvres se soient appauvris, et que la « classe moyenne » se situe maintenant juste au-dessus du seuil de pauvreté, sans pour autant que cela ne change le taux.

Présenté comme une « révolution libertarienne », le modèle Milei n’a rien de nouveau. Il reconduit les politiques initiées sous la dictature de Videla (1976-1983), réactualisées par Carlos Menem durant les années 1990 et Mauricio Macri (2015-2019)

Certains chiffres le laissent présumer. Par exemple, le chômage dans l’économie formelle a bondi de 22%. Ou encore, la consommation de viande bovine atteint le niveau le plus bas de son histoire, ou en tout cas depuis 1914, année depuis laquelle la mesure existe. À moins de supposer une vague de véganisme en 2024 en Argentine, les causes sont de toute évidence à chercher dans la situation économique. Pour finir, en septembre 2024 les ventes des supermarchés et des grossistes affichaient un effondrement de 12.8% en glissement annuel. Cela s’explique très probablement par une « classe moyenne » qui s’appauvrit.

« Révolution libertarienne » ou retour à l’ordre oligarchique ?

Outre la lutte contre l’inflation et la diminution de la pauvreté, la Casa Rosada a mis en avant un solde budgétaire primaire est à l’équilibre. La « tronçonneuse » de Javier Milei s’est dirigée contre les fonctionnaires, dont le corps a subi une suppression de 33 000 emplois en un an dans le cadre d’une réduction de 30% des dépenses publiques. Tandis que les libéraux exultent face à la détresse des travailleurs du public, des patients se retrouvent sans soignants à l’hôpital.

Ce que certains oublient de dire, c’est qu’il est facile d’avoir des excédents budgétaires primaires lorsque les salaires des fonctionnaires ne sont pas versés. Autrement dit, les déficits sont différés dans le temps. Mais encore, il est tout aussi aisé d’avancer fièrement l’excédent du compte capital de la balance des paiements lorsque l’on retarde le paiement de dividendes, chose que dénonce régulièrement l’opposition.

De quoi Milei est-il le nom ? Une réponse à cette question impose de sortir du domaine technique pour appréhender les enjeux politiques. Loin d’être le président « anti-caste » qu’il avait promis en campagne, il n’a cessé d’en faire partie. Si les promesses n’engagent que ceux qui y croient, il est tout de même frappant de voir le candidat du renouveau gouverner avec de vieux dinosaures argentins, comme sa ministre de Sécurité intérieure Patricia Bullrich ou Luis Caputo, actuellement ministre de l’économie, célèbre pour sa propension à emprunter au FMI.

Si Milei réduit les dépenses de l’Etat en stigmatisant les fonctionnaires, il est beaucoup moins disert concernant ses amis, comme Marcos Galperin. Ce « Jeff Bezos argentin », n’est autre que le PDG de Mercado Libre, l’équivalent d’Amazon pour l’Amérique latine, entreprise qui bénéficie de cent millions de dollars de subsides de l’Etat par an. Une pratique qui n’est pas inconnue à la dynastie Milei – la fortune de son père étant en grande partie due aux largesses de l’Etat.

Le « modèle Milei » est synonyme d’un immense transfert de richesses du bas vers le haut, accompagné d’un pillage continu des ressources naturelles et des biens publics. Le gouvernement a en effet fait voter une batterie de lois – alors que l’opposition dénonce l’achat pur et simple de votes de parlementaires – qui crée d’immenses facilités dans l’appropriation des ressources stratégiques pour le capital étranger, tandis que de nombreuses entreprises publiques sont ouvertes à la privatisation. Loin d’apporter un quelconque bénéfice à la population laborieuse, il ne s’agit là que d’un partage du gâteau entre puissants. Jusqu’à mener l’Argentine sur le chemin du non-retour ?

Lorsque le carry-trade s’effondrera – et il s’effondrera inévitablement – l’illusion des « bons résultats » de Milei volera en éclats. La baisse de l’inflation mensuelle – à mettre en regard avec une inflation annuelle de 112% – ne vaut rien tant qu’il existe un retard de change. Lorsque les investisseurs prendront leur « envol vers la qualité » après avoir saigné les réserves argentines, ils laisseront un écrasant stock de dettes qui ne seront payées qu’à travers la surexploitation des travailleurs. C’est sans doute l’une des raisons qui conduit le gouvernement à vouloir imposer des journées de douze heures dans le cadre de sa « loi travail »…

La crise financière pointe déjà son nez : la Banque Centrale « brûle » ses réserves pour contenir l’hémorragie et maintenir le taux de change coûte que coûte avant les législatives, tandis que de grands groupes industriels sont déjà en faillite ou quasi-faillite. Présenté comme une « révolution libertarienne », le modèle Milei n’a en réalité rien de nouveau. Ce sont exactement les mêmes politiques qui ont été appliquées par la dictature de Videla et Galtieri (1976-1983), par le néolibéral Carlos Menem durant les années 1990 ou encore par Mauricio Macri (2015-2019) plus récemment, avec exactement le même résultat : une hausse de l’endettement en dollars, le retour du FMI, la hausse de la pauvreté et du chômage et bien sûr, l’inévitable accélération de l’inflation.

Les apparents « bons résultats » de Milei sont soit une illusion basée sur une bombe à retardement, soit obtenus à travers des compromis méthodologiques ou des subsides. Assez cocasse pour quelqu’un qui taxait ses prédécesseurs de « populistes » lorsqu’ils se livraient aux mêmes pratiques.

Le modèle Milei est donc une réussite. Il réussit très bien à certaines fractions de la bourgeoisie argentine et aux investisseurs financiers étrangers. Mais rien de nouveau sous le soleil pour les travailleurs, qui subissent ce transfert de richesse du bas vers le haut, opéré par la même « caste » que dénonçait Milei en campagne mais qui gouverne à présent avec lui.

Ou bien, finalement, « la caste » c’était les travailleurs ?

08.01.2025 à 13:18

Les organisations internationales en font-elles trop ?

Anne-Cécile Robert

Accusées tantôt d'impuissance, tantôt d'usurper leurs prérogatives pour imposer une vision politique, les organisations internationales sont à la croisée des chemins. Si le système onusien mérite urgemment des réformes, il n'en reste pas moins que ce sont les Etats-nations qui le dirige.
Texte intégral (3556 mots)

Plus que jamais, les organisations internationales (OI) font l’objet d’une défiance croissante de la part des États. Coûteuses et inefficaces pour certains, elles sont au contraire intrusives et partisanes pour d’autres. Ainsi, le 28 octobre 2024, la Knesset votait deux lois interdisant à l’UNWRA, l’agence onusienne chargée de la protection des réfugiés palestiniens, d’exercer ses prérogatives humanitaires sur le « territoire souverain » d’Israël. Un mois auparavant, Benyamin Netanyahou prononçait un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies dans lequel il associait l’organisation à un « marécage antisémite ». Face aux attaques des États qui leur sont hostiles, les organisations internationales peuvent-elles toujours agir librement ? Ont-elles encore un rôle à jouer dans la prise en charge des grands enjeux du XXIe siècle ? Dans son nouvel ouvrage, Le Défi de la paix, remodeler les organisations internationales (Armand Colin, 2024), Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde Diplomatique, analyse les relations souvent conflictuelles des OI avec les Etats et plaide pour leur réhabilitation sur la scène internationale.

Souvent accusées d’impuissance face aux grandes crises internationales, les organisations internationales (OI) doivent aujourd’hui répondre aux reproches exactement contraires. L’ONU et ses agences, pourtant tenues par les traités et règlements qui les fondent, outrepasseraient leur mandat pour développer leur propre vision du monde en se serrant les coudes pour l’imposer. Leur pratique quotidienne et leurs actions sur leur terrain les conduiraient à se substituer aux responsables politiques, au nom notamment des impératifs liés aux droits de l’Homme. Leur dynamique aurait créé un univers incontrôlé, voire une idéologie spécifique sans le consentement des États. Mais la contradiction n’est qu’apparente.

Extensions de mandat

Les OI sont, en principe, dépendantes du principe de spécialité qui les contraint à demeurer dans le périmètre de compétences qui leur est attribué par les États. Chaque instance voit ses missions définies par des mandats écrits permettant aux gouvernements d’en maîtriser les actions. Pourtant, on constate en pratique que, souvent au fil du temps et pour résoudre des problèmes imprévus, les OI acquièrent d’elles-mêmes de nouvelles compétences.

Il s’agit souvent d’extensions logiques, un type d’action découlant mécaniquement d’un autre. Par exemple, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1957, pour « promouvoir des technologies nucléaires sûres, sécurisées et pacifiques » apporte une aide logistique et scientifique aux États qui en ont besoin pour assurer leur coopération sous la bannière de « l’atome pour la paix ». Elle intervient notamment pour surveiller le développement non militaire d’infrastructures et de centrales dans certains pays comme l’Iran. Mais, aujourd’hui, l’AIEA émet des recommandations en matière d’alimentation et de santé, par exemple pour protéger les femmes enceintes des radiations lorsqu’elles subissent des examens radiologiques ou IRM. Ce qui n’était pas prévu lors de sa création mais constitue un prolongement logique de ses compétences écrites.

L’Organisation météorologique mondiale a pour sa part étendu son rôle à l’hydrologie et à la surveillance du climat. Elle visait à l’origine à « instaurer une coopération entre les services météorologiques et les services hydrologiques, à encourager la recherche et la formation en météorologie et à développer l’utilisation de la météorologie au profit d’autres secteurs tels que l’aviation, la navigation maritime, l’agriculture et la gestion des ressources en eau ».

L’Organisation maritime internationale (OMI), chargée à l’origine de la sécurité et la sûreté des transports maritimes, s’occupe désormais de la protection des équipages, de la surveillance des océans et des rives polaires mais aussi du secours en mer des migrants, et de prévenir la pollution des mers et de l’atmosphère par les navires. Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a rapidement étendu son mandat aux apatrides. Aujourd’hui, il travaille avec des gouvernements confrontés à des flux massifs de réfugiés, comme le Liban depuis la guerre de Syrie dont 40 % de la population est déplacée. L’Organisation mondiale du commerce s’est octroyée de nouveaux champs à régir, notamment les « aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce » (ADPIC) faisant craindre pour les brevets en matière de santé. On pourrait multiplier les exemples.

Par ailleurs, les OI agissent de plus en plus en coalition, mènent des actions concertées, dans ce que le juriste Yves Schemeil nomme « une coopération multisectorielle permanente » dans le cadre de « réseaux inter-organisationnels »[1]. Les questions migratoires sont l’exemple emblématique de ce phénomène. Plusieurs organisations, outre naturellement l’Organisation internationale des migrations, travaillent de concert pour gérer les flux migratoires : HCR, Organisation maritime internationale (OMI), Programme alimentaire mondial (PAM), etc. L’OMI traite aujourd’hui du secours en mer et de la sécurité des migrants, légaux ou illégaux.

« Moins les organisations sont connues, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), créée pour aider de petits groupes de migrants, s’occupe dorénavant de la recherche et de la restitution des corps de personnes noyées. Cette coopération produit des actions conjointes mais aussi des normes, de plus en plus nombreuses, au nom de la maîtrise d’une certaine technicité. Elles s’étendent à des normes qualitatives progressivement transposées et appliquées par les administrations et les entreprises. « Moins les organisations sont connues, estime Schemeil, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées. Dans le secteur humanitaire, cette technicité profite, selon le chercheur Frédéric Thomas, surtout aux ONG occidentales rompues à ces discours et aux codes propres à chaque organisation[2]. Ce fonctionnement en circuit produirait, selon certains observateurs, une pensée politique, une véritable idéologie.

Les OI ont-elles une idéologie ?

Dans la crise de Gaza, la mobilisation inter-organisations est, comme on l’a déjà mentionné, particulièrement visible : l’UNWRA, le PAM, l’OMS, le HCR collaborent tandis que la CIJ cite leurs rapports en références pour appuyer ses décisions.

Les OI ont reçu pour mandat de contribuer à organiser le monde et de faciliter la tâche des États en les déchargeant de certaines missions qu’elles sont supposées mieux assurer qu’eux grâce à la maîtrise de coopération technique transnationale. Elles affichent la volonté de promouvoir une éthique globale autour d’objectifs communs comme les Objectifs de développement durable (ODD) souvent cités en référence. On a vu, notamment dans le domaine humanitaire, qu’elles savent se montrer solidaires et agir de concert. La réponse des agences de secours de l’ONU face à la guerre en Ukraine est ainsi coordonnée depuis New York.

Les extensions de mandat sont observées et la plupart du temps explicitement consenties par les États. Les extensions de mandat sont définies et acceptées par les conseils d’administration des OI où siègent les gouvernements. Ceux-ci y voient une manière de se décharger de certains problèmes en les confiant à des OI qui développent une forme de technicité. Le caractère précisément technique, et a priori non politique, rassure les gouvernements. Mais on a vu précédemment les polémiques suscitées par le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières dit « Pacte de Marrakech sur les migrations ». Celui-ci présente clairement les migrations comme un phénomène positif, « facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs ». Concrètement, il vise à lutter contre les trafics d’êtres humains mais aussi à « rendre plus accessibles les voies de migration légale, en particulier pour motif professionnel, et faciliter l’intégration des migrants ». Il prévoit aussi de « coopérer en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants dans leur pays d’origine en toute sécurité et dignité. » Quoi qu’on pense de cette vision, elle est très politique et non pas simplement technique.

Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

Mais ce Pacte est, à ce jour, demeuré lettre morte. En effet, l’ambiance au niveau des États est plutôt au contrôle des flux de populations, y compris pour des raisons électorales. La coordination du sauvetage en mer, notamment en Méditerranée, est un échec et ce sont des associations et des ONG qui s’en chargent. Les migrations cristallisent les contradictions et fractures d’un monde en voie de dislocation. Au Liban, le HCR est parfois accusé de cogérer des politiques restrictives menées par le gouvernement face à l’afflux de réfugiés depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Il a ainsi accepté en 2022 de partager les données personnelles collectées sur les déplacés avec l’administration, au risque de fragiliser leur droit à la vie privée et leur protection juridique. Invoquant un manque de moyens, il laisserait les autorités organiser le retour forcé de personnes en danger vers la Syrie. Pour sa part, l’OIM a été critiquée pour promouvoir la politique restrictive des États-Unis pour le contrôle des flux migratoires.

Dans certains secteurs, les tensions s’exacerbent ouvertement entre les OI et les gouvernements. C’est ainsi le cas en ce qui concerne les droits des personnes LGBTQIA+. Depuis 1945, la non-discrimination selon les sexes figure dans les textes fondamentaux du système onusien : la Déclaration universelle des droits de l’Homme mais aussi la Charte de l’ONU qui mentionne, dans son préambule que les États ont « foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes ». Des agences et programmes de l’ONU s’attellent donc depuis l’origine à promouvoir par exemple l’égal accès à l’éducation et à la santé en matière de développement et énoncent des règles pour le respect des droits politiques de chaque sexe. Mais un phénomène nouveau est apparu à partir des années 1990, la référence aux droits des personnes homosexuelles et, plus largement, de toutes les minorités ou groupes désormais désignées sous l’acronyme LGBTQIA+. Cette extension est notamment portée par le bureau du Haut-commissaire aux droits de l’Homme. Le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale indiquent désormais, parmi leurs recommandations, des mesures à prendre pour assurer la non-discrimination de ces personnes. Dans certains pays, cette nouveauté suscite des débats très vifs au motif que les cultures et coutumes locales seraient heurtées. Ainsi, au Ghana, en 2024, un débat a eu lieu sur la signature d’un programme du FMI. En Tunisie, le président a saisi le prétexte de telles conditions pour rejeter un accord avec cette instance. Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

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Mais les États font parfois de la résistance. L’Allemagne s’oppose à l’extension des compétences de l’OMS. Washington a empêché que l’IUT supervise la cybersécurité. Les États-Unis s’opposent à ce que l’Organe de règlement des différends de l’OMC puisse mener des enquêtes techniques indépendantes. Les politistes Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien analysent le « processus d’expansion de la gouvernance mondiale », c’est-à-dire la manière dont, par capillarité, les OI traitent d’un nombre croissant de sujets, notamment à partir des politiques de développement ou de l’action humanitaire. Un « bricolage de pratiques », formalisé par des études techniques aboutit à la création de concepts qui peuvent avoir des effets opérationnels comme le « développement durable » ou la « protection des civils » pour ne prendre que les plus courants. Ils soulignent le rôle déterminant des experts et des modèles économétriques ou mathématiques. Le cadre global d’indicateurs permettant d’évaluer les Objectifs de développement durable ne serait pas neutre. Les décideurs ne devraient pas tant « chérir ce que nous mesurons » que « mesurer ce que nous chérissons » écrivent-ils à la suite de Navi Pillay, ancienne directrice du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme[3].

On assiste à un processus contradictoire où les OI, dans le feu de l’action, promeuvent des coopérations transnationales tandis que les États, qui conservent le contrôle politique, suivent avec une attention plus ou moins soutenue ces développements. Quoi qu’on en pense sur le fond, ces tensions traduisent un doute sur la légitimité de ce que font les OI et le manque de débats et de contrôle démocratique, au sein de chaque pays, sur ce que font les gouvernements sur la scène internationale. Une plus grande transparence et des comptes rendus d’action plus fréquents et plus clairs devant les Parlement éviteraient peut-être ces crispations. De manière méconnue, les OI sont ainsi parfois de véritables champs de bataille entre gouvernements.

Les OI comme champs de bataille

Les postes de direction au sein du système multilatéral ont toujours fait l’objet de luttes d’influences. Les États tentent d’obtenir le contrôle de certaines OI en plaçant à leur tête certains de leurs fonctionnaires ou ambassadeurs. Les règles d’élection sont fixées par les statuts de chaque OI. Pour les programmes onusiens, il arrive que ce soit le Secrétaire général qui procède aux nominations sous le contrôle de l’Assemblée générale. Les luttes de pouvoir sont permanentes et parfois très vives.

On pourrait croire que les puissances « révisionnistes » d’aujourd’hui délaissent ces jeux pour s’adonner aux pures logiques de rapports de forces. En réalité, leur attitude est plus subtile, démontrant que l’ordre international est en transition : affaibli, il n’en demeure pas moins une référence. En quelques années, la Chine a ainsi obtenu la direction de plusieurs OI : l’Organisation de l’aviation civile internationale (Icao), l’Union internationale des télécommunications (ITU), l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) et, depuis 2019, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes.

De leurs côtés, les États-Unis ont récemment placé des ressortissants à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM) et de l’Organisation internationale des douanes. Ils ont obtenu de haute lutte la direction de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) en 2023 après un processus électoral à rebondissements à l’intérieur de l’organisation. Notons que l’OIM a été créée à l’initiative des États-Unis pour contrer l’influence supposée de l’URSS au HCR.

Fidèle à une certaine circonspection historique, la Russie soutient des candidats mais ne brigue que rarement la tête d’organisations. Elle s’assure en revanche de l’élection de ses représentants dans les comités et conseils de l’ONU. Américains et Européens se partagent depuis 1944 les directions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, au grand dam des pays du Sud qui réclament une meilleure représentation dans ces institutions essentielles au développement. Ces deux institutions, créées en 1944 à Bretton Woods, sont gouvernées selon la richesse de leurs membres : plus le produit intérieur brut d’un État est élevé, plus il a de poids dans les instances de direction, notamment des droits de vote. Mais la répartition des pouvoirs a été fixée en 1944 et sa modification appelle un consensus inatteignable pour l’instant, les pays industrialisés dominant ces institutions.

Les pays du Sud, soutenus par les Brics, demandent officiellement une répartition plus équitable des droits de vote et une place plus juste au sein des conseils d’administration. Le sujet est régulièrement abordé dans les discussions internationales et au sein des organes de l’ONU. C’est l’un des enjeux des réformes discutées en 2024. Ces batailles sont souvent méconnues du grand public mais révélatrices d’un entre-deux qui voit les États prendre des libertés avec l’ordre international sans pour autant le contester tout à fait.

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Un étau se forme autour des OI, entre des États amnésiques, saisis des vertiges identitaires, et des reproches de plus en plus forts, aussi menaçant que contradictoires. D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes. Une fois de plus, les gouvernements évacuent leurs propres responsabilités : n’apposent-ils pas leur signature au bas des traités ? N’envoient-ils pas des émissaires et des fonctionnaires dans les OI ? Peuvent-ils raisonnablement prétendre que l’ONU est la cause des passions identitaires qui fracturent l’espace public ?

L’organisation internationale a un caractère contingent, c’est-à-dire qu’elle constitue une solution provisoire aux problèmes de l’action collective : elle propose des réponses partielles et plus ou moins durables aux besoins d’actions. On a vu des institutions communes se transformer au gré des besoins. Ainsi, entre 1947 et 1995, le commerce mondial n’était régi que par un accord de coordination, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, plus connu sous son acronyme anglais, Gatt. En 1995, les États ont décidé de créer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un Organe de règlement des différends.

Certes, l’ONU peut se transformer et évoluer, mais la SDN a montré que les organisations n’étaient pas non plus immortelles. Leur vie et leur survie dépendent de l’intérêt que les États y trouvent. Les tensions internationales actuelles sont inédites par leur intensité et leur généralité, même si le monde fut, au cours de la guerre froide, au bord de grandes déflagrations comme en 1962 au moment de la crise de Cuba. Dans le langage diplomatique et à l’ONU, on s’inquiète de l’absence de « cordes de rappel », c’est-à-dire de solutions pour réactiver le dialogue quand les tensions montent. C’est l’engagement des États qui ont signé la Charte de San Francisco, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme en 1945, qui semble s’émousser. Un risque grandit, celui de la rechute non seulement nos alcooliques anonymes se sont repris de boisson mais ils ne prennent même plus la peine de dissimuler les bouteilles. C’est pourquoi un sursaut est nécessaire et urgent.

Notes :

[1] Yves Schemeil, The Making of the World: How International Organizations Shape Our Future, Verlag Barbara Budrig, 2023.

[2] Frédéric Thomas, L’Échec humanitaire : Le Cas haïtien, Éditions Couleur livre, 2012.

[3] Lire Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, Comment s’élabore une politique mondiale. Dans les coulisses de l’ONU, Presses de Science Po, 2024.

06.01.2025 à 20:53

« Les luttes antiracistes sont réduites à des enjeux symboliques » – Entretien avec Florian Gulli

la Rédaction

White privilege, « racisés », racisme structurel… Depuis quelques années, le débat fait rage. Sous couvert de radicalité, une partie de la gauche défend l’utilisation de catégories politiques centrées autour du champ sémantique de la « race ». Sur les plateaux télévisuels, on consacre des milliers d’heures à s’indigner de cette réhabilitation d’un vocabulaire longtemps banni ; et on estime […]
Texte intégral (2541 mots)

White privilege, « racisés », racisme structurel… Depuis quelques années, le débat fait rage. Sous couvert de radicalité, une partie de la gauche défend l’utilisation de catégories politiques centrées autour du champ sémantique de la « race ». Sur les plateaux télévisuels, on consacre des milliers d’heures à s’indigner de cette réhabilitation d’un vocabulaire longtemps banni ; et on estime que l’égalité des droits étant conquise, l’antiracisme est réductible à un problème individuel, qu’il n’y a pas lieu de politiser. Dans L’antiracisme trahi (PUF, 2022), Florian Gulli critique ces deux approches de l’antiracisme, auxquelles il reproche d’occulter les causes matérielles du racisme. Il défend une troisième voie, fondée sur une approche « matérialiste » et une tradition marxiste. Après la publication d’un article critique de la notion d’intersectionnalité », nous ouvrons de nouveau nos colonnes à Florian Gulli pour un entretien.

En août dernier, la rédaction du Vent Se Lève s’était rendue aux Universités d’été des principaux partis de gauche. À celle du Parti communiste français, nous nous étions entretenus avec Florian Gulli au sujet de son ouvrage NDLR.

LVSL – On a souvent tendance à dire qu’un antiracisme à la sauce américaine s’est imposé en Europe. Votre livre met en avant une réalité peu connue : aux États-Unis, l’antiracisme dominant ne fait pas consensus. Des traditions antiracistes minoritaire – notamment matérialistes – ont été opportunément mises de côté. Quelles sont-elles ?

Florian Gulli – L’objectif de mon livre était de retracer une généalogie de l’antiracisme et de montrer que certains débats avaient été occultés. J’aborde en particulier les années 1960 aux États-Unis. À cette époque, il existe un antiracisme que l’on peut considérer comme un ancêtre des approches décoloniales, mais qui est immédiatement concurrencé par un autre courant, d’inspiration matérialiste et marxiste. Les Black Panthers, par exemple, n’étaient pas des nationalistes noirs : ils avaient une approche marxiste de la lutte antiraciste.

Ce que j’ai découvert en approfondissant mes recherches, c’est que ce débat ne date pas des années 1960. Il remonte aux années 1920. À cette époque, on observe une opposition entre les marxistes et ceux qui adoptent une lecture uniquement « raciale » des inégalités. Ce qui est paradoxal, c’est que les marxistes, en particulier les intellectuels afro-américains, intégraient pleinement la dimension « raciale » dans leur analyse. Ils ne niaient pas son importance, mais ils refusaient de réduire toute analyse à ce seul facteur. En revanche, d’autres courants se focalisaient exclusivement sur la couleur de peau.

Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Des travaux très intéressants, autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits

Un exemple marquant des années 1920 est l’intellectuel Abram Harris, qui a écrit The Black Worker et forgé le terme « racialisme » – il entend par là cette frange de l’antiracisme qui pratique un réductionnisme fondé sur la couleur de peau. Pour Harris, les « racialistes » ne sont pas des ennemis, car ils luttent eux aussi contre le racisme blanc, mais ils focalisent toute leur analyse sur la « race », au détriment d’autres facteurs comme la classe sociale. Cette tension entre les approches « racialistes » et matérialistes traverse toute l’histoire de la lutte contre le racisme.

LVSL – Vous évoquez dans votre livre W.E.B. Du Bois, souvent considéré comme une figure majeure de l’antiracisme « socialiste » aux États-Unis.Vous soulignez cependant une dimension quasi-aristocratique dans sa pensée, notamment son mépris relatif envers les travailleurs.

FG – Oui, W.E.B. Du Bois est une figure complexe. Il a évolué au fil de sa vie. Dans les années 1920, il avait une approche très élitiste : il pensait qu’une petite élite noire pouvait émanciper l’ensemble des Afro-Américains. Il a eu des propos assez durs envers les travailleurs, noirs et blanc. Dans les années 1930, Du Bois s’est cependant rapproché du marxisme et a même fini par rejoindre le Parti communiste. Dans ses écrits ultérieurs, il analyse des phénomènes comme la fuite des travailleurs noirs des plantations pendant la guerre de Sécession en termes de « grève générale », ce qui reflète une approche marxiste.

Un autre aspect souvent discuté est sa notion de « salaire psychologique ». Il fait référence à l’idée que les travailleurs blancs tirent un certain bénéfice symbolique du système raciste, un sentiment de supériorité. Abram Harris, que j’ai mentionné, critique cette idée. Il estime qu’en se focalisant sur cet aspect, on néglige le rôle central des élites économiques et politiques qui ont mis en place des lois ségrégationnistes comme celles du « système Jim Crow » [référence au régime juridique qui a institué une ségrégation raciale particulièrement brutale dans le sud des États-Unis durant plusieurs décennies au XIXè siècle NDLR]. Ce ne sont pas les travailleurs blancs qui ont créé ces lois, mais bien les élites du Sud, qui ont joué un rôle structurant dans l’institutionnalisation du racisme.

LVSL – Le « système Jim Crow », que vous mentionnez, a porté la violence et l’essentialisme raciste à une intensité rarement vues dans l’histoire. Le sociologue Loïc Wacquant parle à son sujet de « terrorisme de caste ». Pensez-vous que cette période spécifique a été abusivement généralisée, et que cela empêche de penser les différentes formes de racisme – aux États-Unis et ailleurs – dans leur spécificité ?

FG – Comme le montre l’historien Loïc Wacqant dans son livre Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique, cette généralisation peut conduire à des comparaisons abusives qui banalisent complètement l’ampleur de ce régime ségrégationniste. Jim Crow est un régime spécifique, ancré dans un contexte historique précis. Dire qu’il se reproduit sous d’autres formes aujourd’hui, c’est méconnaître les spécificités historiques.

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Les analyses marxistes du racisme, comme celles d’Oliver Cox, insistaient sur le rôle central de la classe dominante dans la mise en place de systèmes racistes comme Jim Crow. Mais il ne faut pas en faire un modèle général applicable à toutes les époques et à tous les contextes. Une partie de l’antiracisme contemporain tend à essentialiser ces analyses, à figer le racisme colonial ou Jim Crow comme des schémas universels, alors que chaque période historique demande une analyse spécifique.

Si on considère une partie des classes populaires comme irrémédiablement racistes, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé.

Cela n’a aucun sens de dire qu’aujourd’hui, par exemple, la classe dominante américaine contrôle absolument tout dans le racisme contemporain. Les analyses marxistes des systèmes comme Jim Crow, par exemple, ont fait un excellent travail, mais il ne fallait pas leur donner une portée générale qu’elles n’avaient pas.

Le marxisme, à son meilleur, analyse des moments historiques précis. Il n’y a pas de modèle général du racisme, ni un « modèle Jim Crow » applicable partout ou à toutes les époques. Chaque contexte doit être réévalué. Pourtant, ce que l’antiracisme actuel fait trop rarement, c’est précisément cette réévaluation. Souvent, il fige les choses dans une vision intemporelle et universelle.

Par exemple, avec le racisme colonial, on prend le pire moment historique — l’apogée de la ségrégation ou de l’esclavage — et on agit comme si ce système se reproduisait à l’infini, sous des formes identiques. C’est là qu’intervient une escalade conceptuelle qui vient surtout des États-Unis.

LVSL – Comment expliquez-vous que sur le Vieux continent, les traditions minoritaires ou dissidentes de l’antiracisme américain (matérialiste notamment) aient eu si peu d’échos ?

FG – Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Les analyses focalisées sur la race sont celles qui arrivent jusqu’à nous, tandis que des travaux très intéressants, comme ceux autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits. Cela donne une fausse impression que toutes les analyses américaines sont « racialistes » au sens d’Abram Harris, ce qui est loin d’être le cas.

Côté militant, en France, cette hégémonie vient d’un vide à combler. Il n’y avait rien, ou presque, pour structurer une pensée antiraciste solide. Donc, dès qu’une analyse issue des États-Unis est arrivée, elle a été adoptée, parfois sans recul critique.

LVSL – Vous critiquez également un antiracisme « libéral ». Vous insistez sur le fait qu’on ne doit pas basculer dans un antiracisme consensuel et naïf simplement parce que l’on refuse l’antiracisme « racialiste ». Pouvez-vous rappeler quelques mots votre critique de l’antiracisme « libéral » ?

Florian Gulli – L’antiracisme libéral, c’est essentiellement un projet de diversification des élites. On veut davantage de diversité dans les conseils d’administration, sur les plateaux télé, ou encore dans les institutions politiques. Cela s’accompagne souvent d’une éducation antiraciste qui, en soi, n’est pas mauvaise. Mais cette approche est parfaitement compatible avec le maintien de quartiers populaires enfoncés dans la misère.

Souvent, cet antiracisme se contente de puiser les éléments les plus « prometteurs » dans ces quartiers — les meilleurs talents — tout en laissant le reste s’effondrer. C’est un antiracisme symbolique, centré sur des gestes de façade : Amazon qui brandit des slogans inclusifs tout en pratiquant un management destructeur, par exemple.

En France, depuis les années 1980, cette approche s’accompagne d’un mépris total pour les classes populaires blanches, perçues comme racistes, homophobes, ou arriérées. Il y a une forme de « racisme de l’intelligence » qui consiste à discréditer ces populations comme irrémédiablement fâchées avec la modernité. Ce mépris alimente en retour la montée de l’extrême droite.

Cet antiracisme libéral est également paternaliste envers les minorités. On les considère rarement comme des égaux. Lorsque Jean-Luc Mélenchon s’adresse « aux musulmans », ne court-il pas le risque, même avec les meilleures intentions, à les réduire à leur identité religieuse ?

LVSL – Jean-Luc Mélenchon se fonde sur le concept de « créolisation », qu’il emprunte à Édouard Glissant. D’un concept poétique pensé pour décrire la France ultra-marine, il en infère un concept politique, pensé pour le territoire français dans son ensemble. Qu’en pensez-vous ?

Florian Gulli – Chez Jean-Luc Mélenchon, ce terme semblait parfois suggérer que le problème principal en France était l’incapacité des gens à accepter cette « créolisation ». Cela revenait à dire que si tout le monde acceptait la diversité comme une évidence, alors l’extrême droite disparaîtrait.

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Je trouve cela problématique, car cette vision minimise des réalités concrètes : les tensions urbaines, les attentats, ou encore les peurs – légitimes ou exagérées – qui nourrissent des représentations racistes. Réduire cela à un simple blocage psychologique — « les gens doivent changer leur mentalité » —, c’est ignorer la base matérielle qui produit ces tensions. Une analyse matérialiste ne devrait-elle pas partir des causes matérielles du racisme ?

LVSL – Quel peut être l’apport du marxisme à la lutte antiraciste ?

Florian Gulli – Le marxisme offre des outils pour penser les conditions économiques et sociales qui nourrissent les représentations racistes. J’ai publié une anthologie aux éditions de l’humanité (Antiracisme. 150 ans de combats, 2022), qui rassemble 40 textes montrant la richesse de cette tradition.

Il n’existe pas de modèle général pour penser le racisme. Chaque contexte doit être analysé dans ses particularités : l’apartheid en Afrique du Sud, les tensions urbaines en France, ou les nouvelles formes de discrimination contemporaines. Le marxisme permet de chercher le terreau sur lequel ces représentations se développent.

Aujourd’hui, cependant, tout semble réduit au symbolique ou à l’inconscient collectif. Cela conduit à des solutions abstraites, comme l’idée d’une « thérapie générale » de la société, plutôt qu’à des actions concrètes pour résoudre des problèmes matériels.

LVSL – Pensez-vous que cette réduction au symbolique mène à exclure une partie des classes populaires ?

FG – Oui, et c’est justement ce que je critique. En ignorant les causes matérielles du racisme, on abandonne de facto les classes populaires. Si on les considère comme irrémédiablement racistes, on leur tourne le dos. Mais dans ce cas, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé.

Il faut revenir aux causes matérielles. Cela permet de proposer des solutions concrètes à des problèmes réels. Le rôle de chaînes comme CNews doit être appréhendé. C’est un facteur important, mais entre 2015 et 2019, la France a aussi connu des attentats et de nombreuses tentatives déjouées. Cela a un impact évident sur les représentations collectives. Pourquoi la gauche évite-t-elle ces sujets ?

05.01.2025 à 00:53

Pour gagner, la gauche doit-elle en revenir aux partis de masse ?

Cihan Tuğal

Si la stratégie populiste a permis de reconstruire la gauche radicale dans de nombreux pays, cette approche se heurte à plusieurs difficultés. Son rejet de l'horizon du parti de masse et de la classe sociale comme référent mérite d'être interrogé.
Texte intégral (3847 mots)

Hugo Chávez, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, les Indignados, SYRIZA, la France insoumise… Depuis le commencement du XXIème siècle, une série de mouvements et de leaders contestent l’ordre, en-dehors des partis traditionnels. Ils mobilisent un imaginaire, une rhétorique et une stratégie qualifiés de « populiste » : clivage entre élites et peuple, mobilisation des affects, tentatives-éclair de prendre le pouvoir. Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles à l’analyse des mérites de cette approche politique, notamment théorisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Le populisme comporte pourtant un certain nombre de taches aveugles. Et en premier lieu le rejet du parti de masse comme forme d’organisation et de la classe sociale comme référent. Contre l’horizon socialiste d’une conquête d’hégémonie, la stratégie populiste envisage la prise de pouvoir comme un hold-up électoral. Et se fracasse contre les intérêts dominants lorsqu’elle y parvient par miracle. C’est ce que défend Cihan Tuğal, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley.

Depuis près de deux décennies, les sciences sociales critiques désignent le « néolibéralisme » comme la principale source de nos problèmes. Bien que cette analyse soit juste, elle présente un angle mort : les mouvements de gauche – en particulier ceux centrés sur les travailleurs -, sont en profonde crise depuis la fin des années 1960, qui précède l’ère néolibérale. Non sans ironie, les années 1960 sont aujourd’hui perçues non comme un moment de crise, mais d’explosion de créativité militante préfigurant une révolution avortée [la décennie 1960 voit de multiples contestations de l’ordre établi, en dehors du cadre des partis ouvriers traditionnels, ndlr]. C’est pourtant à cette époque que les partis de gauche ont progressivement perdu leur emprise sur les masses. Sur leurs ruines, des « nouveaux mouvements sociaux » ont émergé [centré sur des luttes citoyennes, écologistes, féministes ou anti-racistes, ndlr] ; ils auraient pu réorganiser les vieux partis socialistes et communistes, ou les remplacer par de nouveaux partis de masse, mais ils n’ont jamais poursuivi un tel objectif « hégémonique ».

Au lieu de cela, ils ont accru la désorganisation de la gauche. L’avertissement d’Eric Hobsbawm, qui attirait l’attention sur cette crise, a été éclipsé par l’enthousiasme révolutionnaire de l’époque [1]. Le néolibéralisme a émergé sur ce terrain socio-politique désorganisé. La critique « anti-bureaucratique » des États-providence a joué un rôle particulier dans la consolidation du néolibéralisme [2].

Contrairement aux intentions de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, leur oeuvre est restée dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux » mais comme une célébration de leur diversité.

Le ralentissement du mouvement ouvrier et la perte de l’ancrage ouvrier des partis de gauche ont été les principaux moteurs de ce processus. Ces évolutions ont été délibérément imposées d’en haut (par les États, la bourgeoisie, ainsi que par les directions syndicales et partisanes). De nombreux intellectuels et militants de gauche y ont contribué en prenant leurs distances avec ces sphères.

Des « nouveaux mouvements sociaux » aux « révoltes sans leaders »

Dans les années 1980 et 1990, la gauche a concentré la majeure partie de ses énergies sur les « nouveaux mouvements sociaux ». Dans les régions où elle a rencontré le plus de succès, elle a utilisé ces mouvements pour encercler les partis établis. Alors que tous les partis traditionnels s’unissaient autour du néolibéralisme sur le plan économique, ces mouvements ont radicalisé le centre-gauche et ce qui subsistait de « la vraie gauche » sur les enjeux anti-racistes, de genre et environnementaux. Il ne restait que quelques rares intellectuels pour déplorer que la dimension de classe de ces questions n’ait pas été prise en compte. La majeure partie de la gauche occidentale s’est contentée d’une stratégie visant à « radicaliser » le système de l’intérieur, comme le proposaient Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans Hegemonie et Stratégie Socialiste [3].

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Cependant, cela devait autant à l’idéologie spontanée des « nouveaux mouvements sociaux » qu’à des processus structurels bien plus profonds. Hégémonie et stratégie socialiste a reconnu le risque de fragmentation que cette trajectoire pouvait entraîner et, suivant Gramsci, a proposé une stratégie visant à l’« articulation » des « nouveaux mouvements sociaux ». Toutefois, sous l’influence du culturalisme qui prévalait à l’époque, Mouffe et Laclau ont rejeté l’orientation de classe qui pouvait précisément fournir cette articulation ; ils ont développé des propositions stratégiques confinées au langage, sans évoquer les formes organisationnelles qui devaient constituer l’ossature de cette articulation ; ils ont, enfin, tourné le dos à l’idée que la politique ne pouvait exister qu’à travers la confrontation de deux camps antagonistes, élément fondamental de la pensée et de l’action de Gramsci [là où Gramsci, en marxiste, estime que les enjeux politiques sont essentiellement polarisés en fonction d’antagonismes de classe indépassables, Mouffe et Laclau, sans nier l’existence de la lutte des classes, envisagent l’identité des camps « adversaires » de manière bien plus fluctuante, en fonction des luttes articulées par les « nouveaux mouvements sociaux », ndlr].

Ainsi, contrairement aux intentions des auteurs, Hégémonie et stratégie socialiste est resté dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux », mais comme une célébration de leur diversité.

Manifestement, le système refusait de se « radicaliser » de l’intérieur sous la pression des « nouveaux mouvements sociaux ». De leur échec ont jailli deux nouvelles voies dans les années 2010 : des « révoltes sans leaders » et des partis « populistes ». Les bases de ces phénomènes avaient été posées depuis la fin des années 1990. Du mouvement zapatiste aux protestations contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999, des contestations massives émergeaient aux quatre coins du monde. Dans le même temps, l’officier progressiste Hugo Chávez était élu président au Venezuela – première manifestation d’une vague « populiste » qui devait déferler sur l’Amérique latine les années suivantes.

Bien que ces développements semblaient largement confinés aux frontières de la région, la crise financière de 2008 a mobilisé des dizaines de millions de personnes dans le monde entier. Des révoltes à l’apparence révolutionnaire ont éclos dans les années 2009-2013, dont l’objectif divergeait selon les spécificités géographiques [du mouvement des indignados en Espagne aux « printemps arabes », ndlr]. Mais un esprit libertaire général en était le dénominateur commun. À son apogée, autour de 2011, cette vague a reçu un large soutien, aussi bien de la gauche radicale que d’une partie de l’establishment progressiste. Ces soulèvements semblaient indiquer l’inutilité de leaders, d’organisations, d’idéologies. Même en leur absence, ne s’opposait-on pas aux dictatures et aux marchés financiers ?

L’enthousiasme devait lentement retomber. Ces révoltes, qui n’avaient pas donné une direction concrète ni une méthode générale, ont fini par être balayées à peu près partout – et ont justifié un tour de vis autoritaire. Les graines de la coalition AKP en Turquie ont été semées après la défaite de la révolte de Gezi [4]. En Égypte, le règne d’Hosni Moubarak a été fait place à la dictature encore plus brutale (et pro-saoudienne) d’Al-Sissi. Le destin de la Syrie se passe de commentaire : avant que la révolte ne devienne un mouvement à part entière, elle s’est transformée en une guerre par procuration entre la Russie et l’Iran d’un côté, les États-Unis et l’Arabie Saoudite de l’autre. Le pays ne s’est pas seulement complètement effondré ; le système a encore gagné en autoritarisme.

De nombreux éléments d’un soulèvement similaire au Brésil ont amorcé le processus qui a conduit à la formation d’un nouveau front conservateur ayant permis à l’extrême droite de porter Bolsonaro au pouvoir. La spécificité de la Tunisie – seule exception pendant quelques années, avant un rétablissement autoritaire – était que la révolte s’est développée sous l’influence des partis et des syndicats (même si ces derniers n’en étaient pas les initiateurs).

Enlisement de la gauche populiste

La défaite des soulèvements à connotation libertaire du début des années 2010 a déplacé l’attention vers les élections. Les « nouveaux mouvements sociaux » puis les révoltes avaient échoué à changer le système. Peut-être qu’une révolte anti-establishment par les urnes, poussée par des mouvements extérieurs aux partis établis, pourrait aboutir à des résultats différents ?

Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou La France Insoumise en France sont devenus les porte-étendards de cet état d’esprit « populiste » en Europe. D’autres représentants plus indirects de cette même vague, comme Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ont émergé de partis traditionnels, dans des systèmes politiques bipartisans. Malgré leurs liens respectifs avec les Democratic Socialists of America et la mouvance trotskyste, c’est comme leaders individuels qu’ils se présentaient devant les masses, plutôt que comme représentants d’organisations socialistes traditionnelles. Les stratèges de ces mouvements – notamment en Espagne et en Grèce – ont rendu hommage à un autre livre d’Ernesto Laclau. Hégémonie et stratégie socialiste avait « spontanément » coïncidé avec l’état d’esprit des années 1980 et 1990.

Le livre d’Ernesto Laclau de 2005, De la raison populiste, a été plus explicitement utilisé comme « manuel » par les leaders « populistes » [5][6]. Ce nouveau livre est qu’il nuance de nombreux aspects du précédent. Hégémonie et stratégie socialiste rompait avec le marxisme de Gramsci sur deux points centraux : la polarisation essentielle de la politique autour de deux camps antagonistes, et la centralité des classes sociales. Dans son ouvrage de 2005, Laclau effectue un véritable retournement, sans l’assumer complètement. Il admet que la politique se polarise autour de deux camps, mais continue de rejeter la centralité de la classe. Ce n’est pas la lutte des classes qui mobilise le peuple contre l’oligarchie : c’est un leader.

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Bien sûr, une simple analyse sociologique des organisations « populistes » permet de comprendre pourquoi. Les réseaux sociaux, qui avaient prouvé leur efficacité lors des révoltes, ont créé une nouvelle bulle d’espoir : l’explosion qu’ils avaient (ou semblaient avoir) provoquée dans les rues pourrait désormais se refléter dans les urnes. Il n’était plus nécessaire, semblait-il, de passer des années à s’organiser dans les quartiers ou sur les lieux de travail, comme les partis de masse le proposaient traditionnellement.

En Grèce, cette logique « populiste » a conduit à l’ascension miraculeuse de la gauche. Syriza, petit parti quelques années plus tôt, est arrivé au pouvoir avec plus de 35 % des voix début 2015.

Cependant, le vide organisationnel du parti avait empêché qu’une stratégie organisée s’élabore contre l’Union européenne – d’où la défaite toute aussi fulgurante de ce parti face à Bruxelles. Quelques mois après son élection, Syriza annonçait aux marchés qu’il ne poursuivrait pas une politique économique très différente de celle du centre-gauche et du centre-droit qu’il avait remplacés. Le parti espagnol « populiste » Podemos, quant à lui, n’a pas même dirigé un gouvernement.

En Bolivie et au Venezuela, une stratégie « populiste » a permis des résultats plus tangibles. Mais ceux-ci ont finalement été contrecarrés par les limites imposées par le cadre néolibéral. Les structures économiques et écologiques de ces deux pays imposaient déjà certaines limites à la construction du socialisme – but affiché aussi bien par Hugo Chavez qu’Evo Morales. Aujourd’hui, le Venezuela subsiste presque entièrement grâce à une économie fondée sur le pétrole. Au lieu d’avoir diversifié l’économie par une dynamique fondée sur l’organisation des travailleurs, le chavisme a préféré redistribuer une rente pétrolière instable – à grand renfort de confrontations bruyantes entre son leaders charismatique et l’oligarchie.

Ce « populisme économique », au sens étroit du terme, a produit des résultats spectaculaires dans un premier temps, mais il n’a pas empêché la catastrophe économique qui a commencé avec la chute du cours du baril en 2013. Le blocus américain a bien entendu contribué à détruire ce qu’il restait de « socialisme du XXIe siècle » au Venezuela. Depuis, le seul projet du mouvement chaviste demeure de prolonger l’hégémonie du nouveau leader – Nicolas Maduro – contre les tentatives américaines de le renverser.

Contrairement au Venezuela, on trouve en Bolivie des organisations autonomes bien plus fortes. Le parti socialiste MAS (Mouvement vers le socialisme), contrairement à celui de Chávez, est organiquement lié à des structures syndicales ou indigènes. Le MAS, dans des conditions plus favorables que le Venezuela pour initier un projet socialiste, s’est heurté aux structure d’airain de l’économie mondiale. Son projet d’industrialisation et de diversification économique est demeuré balbutiant, et la Bolivie est essentiellement demeurée une exportatrice de matière premières. Comme au Venezuela, les socialistes boliviens savaient que ces obstacles ne pouvaient être surmontés que par une mobilisation continentale plus large. Ils ont essayé d’étendre leur vision socialiste à l’Amérique latine, dans le contexte d’une hégémonie de gauche plus large, et ont échoué.

Pourquoi ces deux expériences sont-elles restées relativement isolées ? En 2011, il semblait que presque toute l’Amérique du Sud était gouvernée par des gouvernements de gauche. Si le Venezuela et la Bolivie ont bénéficié du soutient inconditionnel de Cuba (ou de l’Équateur sous Rafael Correa), les conditions structurelles et idéologiques n’étaient favorables à des variantes de leur socialisme dans les autres pays. Dans une grande partie de l’Amérique latine, la « vague rose » était incarnée par une gauche plus modérée. Et celle-ci gouvernait dans les pays les plus puissants et influents, au Brésil et en Argentine.

Dans les médias traditionnels et le milieu académique, c’est principalement sous l’angle de l’« autoritarisme » que l’on a analysé les divergences entre la gauche bolivienne et vénézuélienne d’une part, argentine et brésilienne de l’autre. Le véritable facteur est ailleurs : celles-ci n’ont pas touché aux rapports fondamentaux de propriété. Si en Bolivie et au Venezuela, une partie significative des ressources naturelles ont été nationalisées, aucune tentative n’a été effectuée en ce sens au Brésil.

Le Parti des travailleurs (PT) brésilien était le produit d’une classe ouvrière militante qui avait lutté contre la dictature militaire qui a duré de 1964 à 1985, puis contre les décennies néolibérales suivantes. Au début des années 2000, Lula, leader syndical qui était entré en politique après avoir été forgé par les luttes contre la dictature, affirmait encore vouloir construire le socialisme. Mais ces rêves ont rencontré deux obstacles majeurs.

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D’abord, à mesure que le PT gouvernait, les anciens organisateurs syndicaux se fondaient dans la bureaucratie et même la gestion du pouvoir économique sans barguigner. Et ils développaient un ethos conservateurs plutôt que révolutionnaire à mesure que les années passaient [7]. Surtout, à mesure que l’économie occidentale stagnait sous le poids de la hausse des prix des matières premières, les pays du BRICS ont saisi cette opportunité pour bénéficier d’un taux de croissance confortable. Ainsi, les objectifs à long terme d’une économie durable et d’un plus grand contrôle des travailleurs ont progressivement été remplacés par la distribution des revenus d’exportation aux pauvres. Bien qu’il ait accru son soutien et son prestige parmi les plus pauvres, le PT n’a pas réussi à les organiser – il a même contribué à la démobilisation de sa propre base de travailleurs. Malgré quelques mesures favorables à l’environnement, l’importance continue des exportations basées sur l’agriculture industrielle a également élargi le fossé entre le PT d’une part et les peuples indigènes et le mouvement paysan sans terre (MST) d’autre part.

Ayant perdu la force de frappe d’une base organisée dans les années 2010, le PT a commencé à reproduire les dynamiques du chavisme – avec sa touche de centre-gauche. La raison de sa chute n’a pas été un embargo américain, comme cela a été le cas au Venezuela, mais la chute du prix des matières premières à partir du milieu des années 2010. La présidente Dilma Rousseff, qui n’avait aucun autre pouvoir que de distribuer l’excédent des exportations à la population, a perdu sa légitimité lorsque ce gâteau s’est rétréci. Une simple révolution de palais a suffi pour l’expulser du pouvoir.

Aujourd’hui, le simple rejet de Bolsonaro et le rétablissement du consensus démocratique a permis au PT de revenir au pouvoir en 2022, comme deux décennies plus tôt – la promesse du socialisme en moins. Cette fois, sans base organisée et dans un contexte de prix modéré des matières premières, la puissance exportatrice brésilienne a perdu de sa superbe. Et si cela était nécessaire, le poids de la bourgeoisie dans la nouvelle coalition PT empêchera probablement toute initiative ambitieuse dans le sens des classes populaires.

Vers une organisation du XXIe siècle

En Europe ou en Amérique latine, de sérieux obstacles ont freiné les expériences « populistes ». Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux. Les outils de l’État peuvent être utilisés, mais les cadres néolibéraux de l’économie globale constituent des obstacles qui poseront tôt ou tard des problèmes à des leaderships « populistes » sans base organisée.

Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux.

Bien sûr, beaucoup de travail reste à faire avant que les forces de gauche ne commencent à « arriver au pouvoir ». À l’exception de quelques pays comme le Brésil, la Bolivie et la Grèce, l’influence corruptrice des sièges de gouvernement est trop lointaine pour que la gauche puisse en rêver. Pourtant, les limites de ces expériences imposent une réflexion sur le retour de la classe comme sujet politique et le parti de masse comme organisation.

En résumé, nous sommes dans un état de désarroi général. L’évanouissement des « révoltes sans leaders », la défaite (en Europe occidentale et aux États-Unis) ou la dégénérescence (au Venezuela) du « populisme » accroît la démoralisation de la gauche. Néanmoins, il est utile de se rappeler que la situation générale pour la gauche aujourd’hui est bien meilleure que dans les années 1990, lorsqu’elle semblait condamnée à choisir entre des « nouveaux mouvements sociaux » en pleine expansion et un néolibéralisme de gauche.

Les révoltes « sans chefs », l’explosion « populiste » de gauche et, bien sûr, la crise de l’impérialisme ont remis la contestation du capitalisme à l’agenda. Mais un autre problème point : face à la désorganisation persistante de la gauche, c’est désormais la droite anti-establishment qui parvient (de manière superficielle et temporaire) à incarner l’alternative. L’énergie soulevée par les mouvements à connotation libertaire des années 2010, par les expériences « populistes », doit être canalisée dans des organisations de classe et un parti structuré autour de cadres.

Notes :

[1] Eric Hobsbawm (1978). “The Forward March of Labor Halted?” Marxism Today 22/9, 279-287

[2] Luc Boltansky and Eve Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalism. Gallimard; Johanna Bockman (2011). Markets in the Name of Socialism: the Left-Wing Origins of Neoliberalism. Stanford University Press

[3] Ernesto Laclau and Chantal Mouffe (1985). Hegemony and Socialist Strategy: towards a Radical Democratic Politics. Verso Press

[4] Cihan Tuğal, “Democratic Autocracy: a Populist Update to Fascism under Neoliberal Conditions.” Historical Materialism (published online ahead of print 2024), https://doi.org/10.1163/1569206x-20242360

[5] Arthur Borrielo et Anton Jager (2023). The Populist Moment: The Left after the Great Recession. Verso Books

[6] Ernesto Laclau (2005). On Populist Reason. Verso Books

[7] Ruy Braga. 2018. The Politics of the Precariat: From Populism to Lulista Hegemony. Brill.

Article originellement publié sur LeftEast, traduit et édité pour LVSL.

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