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16.05.2025 à 07:22

Face à la croisade anti-diversité de Trump, les groupes français entre silence et déni

Clarisse Dooh

Texte intégral (3106 mots)

L'administration Trump a fait une priorité de la lutte contre les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI) au sein des universités, de l'administration et des grandes entreprises, que celles-ci aient ou non leur siège aux États-Unis. Du côté des grands groupes français, on préfère éviter le sujet. Enquête.

« Nous vous informons que le décret 14173, concernant la fin de la discrimination illégale et rétablissant les opportunités professionnelles basées sur le mérite, signé par le Président Trump, s'applique également obligatoirement à tous les fournisseurs et prestataires du Gouvernement américains [sic], quel que soit leur nationalité et le pays dans lequel ils opèrent. À cet effet, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint un formulaire de certification du respect de la loi fédérale américaine sur l'anti-discrimination, en anglais. (…) Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir remplir et signer le document en anglais, sous cinq jours, et de nous le retourner par courriel. »

Ainsi commence une lettre envoyée le 28 mars dernier par l'ambassade des États-Unis à Paris à plusieurs grandes entreprises françaises. À travers ce courrier [1], l'administration Trump semblait affirmer haut et fort sa volonté d'exporter hors de ses frontières et jusqu'en Europe sa bataille contre les politiques d'inclusion bénéficiant aux minorités raciales et sexuelles. Certains dirigeants des entreprises concernées ont fait part aux médias, sous couvert d'anonymat, de leur choc de recevoir une telle missive et de leurs interrogations sur son sens et sa portée. Mais presque aucun n'a pris publiquement position contre la croisade anti-diversité engagée par le nouveau gouvernement américain. Et les grands groupes que nous avons interrogés à ce sujet ont refusé, malgré plusieurs relances, de nous répondre.

Reculs généralisés sur la diversité et l'inclusion

C'est le 31 janvier dernier, moins d'une semaine après son investiture, que Donald Trump a signé ce fameux décret n°14173, visant à mettre fin aux programmes Diversity, equity, and inclusion (ou DEI – en français : Diversité, équité et inclusion), consistant à garantir une meilleure inclusion des minorités, dans les universités, l'administration publique et les entreprises privées. Un mouvement de recul sur ces questions était déjà enclenché depuis plusieurs mois, sous pression des Républicains, mais la signature du décret a accéléré le mouvement.

De nombreux grands groupes américains se sont empressés d'obéir à ces instructions, à commencer par les grands noms de la Tech ralliés à Donald Trump. Avant même le retour de ce dernier à la Maison Blanche en janvier, Mark Zuckerberg, le patron de Meta, a annoncé mettre fin à la fois à son programme DEI et à son dispositif de « fact-checking », dans le but d'élargir la liberté d'expression sur des sujets tels que « l'immigration et l'identité de genre ». Amazon a supprimé le chapitre DEI de son rapport annuel, en le remplaçant par une section intitulée « Capital humain ». Google et sa maison mère Alphabet ont également supprimé en février tous éléments liés à la diversité dans leur rapport annuel. « Nous sommes engagés à créer un espace de travail ou tous nos employés peuvent réussir et obtenir une égalité des chances », s'est défendu le porte-parole de Google cité par The Guardian. Google et Alphabet ont mis fin dans le même temps à des dispositifs qui consistaient à engager des employés issus de la diversité ou des minorités visibles, sur lesquels elles avaient commencé à rogner dès 2022-2023.

Du côté de Microsoft, Lindsay-Rae McIntyre, sa directrice de la diversité et de l'inclusion, a réaffirmé son engagement pour le DEI dans un post sur le réseau LinkedIn, en décembre dernier : « Je réfléchis à l'importance de poursuivre notre travail en matière de diversité et d'inclusion, d'élargir notre empathie et d'anticiper les besoins de toutes nos parties prenantes, tant au sein de Microsoft qu'au-delà. » Cependant, en juillet 2024, Le groupe Microsoft aurait lui aussi licencié son équipe chargée des programmes DEI, officiellement pour des raisons liées à des nouveaux besoins commerciaux selon un mail diffusé en interne, que le média américain Business Insider s'était procuré.

En revanche, Apple a résisté aux pressions de Donald Trump. En février, lors de l'assemblée générale annuelle, plus de 97% des actionnaires ont voté contre une résolution visant à mettre fin au programme DEI du groupe. Le patron Tim Cook avait recommandé de voter contre cette mesure, estimant que les pressions du président et de ses alliés constituaient une « tentative inappropriée de restreindre la capacité d'Apple à gérer ses activités ». Ce vote a entraîné une réaction furieuse de Donald Trump sur le réseau Truth Social (capitales dans l'original) : « APPLE DOIT SE DEBARRASSER DE SA POLITIQUE DEI, PAS SEULEMENT Y FAIRE DES AJUSTEMENTS. »

Obéir ou pas à Trump ?

Ces différences d'attitude se retrouvent dans d'autres secteurs. Du côté de l'agroalimentaire, PepsiCo a annoncé en février renoncer à certaines initiatives DEI. Son patron Ramon Laguarta a promis que son entreprise ne « visera plus des objectifs en termes de représentation des minorités, que ce soit dans les postes de directions ou dans sa base de fournisseurs ». Par contre, son concurrent Coca-Cola a réaffirmé sur son site officiel que la diversité, l'équité et l'inclusivité « sont au cœur de ses valeurs ».

L'entreprise McDonald's a décidé quant à elle d'abandonner certains objectifs spécifiques, comme celui d'améliorer la diversité aux hauts niveaux de direction. Ils avaient pourtant été mis en place très récemment, en 2021, suite à des plaintes pour harcèlement sexuel et discriminations déposées par des anciens employés. D'autres grands noms du capitalisme américain comme Ford et Starbucks se sont joints à la vague anti-DEI, et ce depuis l'année 2023.

Par contraste, la marque de glaces Ben and Jerry's (propriété d'Unilever) a publié un communiqué de presse contre la disparition du DEI, déclarant que « la société la plus juste et équitable nécessite une reconnaissance de la vérité ainsi que des mesures concrètes ».

Dans d'autres secteurs, la marque de lingerie Victoria's Secret a abandonné son dispositif DEI et mis fin à son objectif de promouvoir un certain pourcentage de travailleurs noirs dans ses rangs. L'entreprise a aussi modifié ses éléments de langage relatifs à la diversité sur son site officiel. Par exemple, la rubrique DEI a été rebaptisée « Inclusion and Belonging » (« Inclusion et sentiment d'appartenance »), et l'entreprise y reprend les éléments de langage trumpistes en mettant l'accent sur la notion de mérite : « Recruter les personnes les plus qualifiées à partir d'un vivier de talents large et diversifié, en garantissant une véritable méritocratie. »

En revanche, la marque de produits de beauté E.L.F Beauty a adopté la posture inverse en lançant une campagne publicitaire sous le titre « So many Dick » (en français « beaucoup de Dick », un patronyme anglophone signifiant aussi « con, connard ») pour dénoncer le déséquilibre en termes de représentation des minorités dans les entreprises.

Bientôt des procès contre des entreprises ?

Quelques entreprises ont été confrontées à des menaces concrètes de représailles de la part de l'administration Trump. C'est le cas des deux groupes de télévision et de divertissement NBC Universal et Disney. Cette dernière firme est devenue une cible prioritaire de la droite américaine qui lui reproche d'accorder une place trop importante aux minorités et à la diversité. Tous deux ont reçu un courrier officiel de Brendan Carr, président de la Federal Communications Commission, équivalent américain de l'Arcom, leur annonçant que son administration ouvrait une enquête pour vérifier s'ils continuaient ou non à appliquer des « initiatives discriminatoires » contraires aux prescriptions du décret n°14173.

En février, le procureur général de Floride James Utheimer et l'association trumpiste America First Legal ont lancé une procédure auprès d'un tribunal fédéral contre l'enseigne de grande distribution Target, accusant cette dernière d'avoir caché à ses investisseurs les risques encourus du fait de sa politique DEI. En 2023, une opération commerciale menée par Target à l'occasion du « mois des fiertés » (en l'honneur de la cause LGBTQ) avait suscité une violente colère du mouvement conservateur américain. Pourtant, début 2025, le groupe Target a lui aussi annoncé la fin de ses programmes DEI, s'attirant les critiques et l'annonce d'une campagne de boycott de la part des mouvements progressistes [2].

« Ces mesures qui ciblent des groupes désavantagés (femmes, minorités…) pour promouvoir l'égalité, Donald Trump dit qu'elles sont illégales, et il y a des procès contre les entreprises qui les mettent en œuvre, explique Laure Bereni, sociologue et directrice de recherche au CNRS. Mais il appartiendra aux tribunaux états-uniens de déterminer si elles sont légales ou non ».

Silence chez les champions français

Du côté des groupes français présents aux États-Unis ou destinataires de la lettre de l'ambassade, rares sont ceux qui se sont prononcés publiquement sur le DEI. Seule l'entreprise de cosmétiques L'Oréal a pris position, par la voix de sa directrice adjointe de la marque Barbara Lavernos dans un entretien avec Les Échos ,en faveur du maintien de ces mesures favorables à la diversité afin de « répondre aux besoins et aux aspirations des consommateurs du monde entier ». Sinon, c'est plutôt l'embarras et la stupeur qui règnent, à en croire les témoignages – tous anonymes – recueillis par des médias comme Le Monde.

Aucun des groupes que nous avons contactés pour cette enquête, parmi lesquels LVMH, Michelin, Sanofi ou encore Hachette, n'a d'ailleurs souhaité donner suite à nos questions, dans plusieurs cas sous prétexte que « personne n'était disponible pour y répondre ». LVMH nous a indiqué n'avoir pas été destinataire de la lettre de l'ambassade américaine.

Le sujet est délicat pour les grands groupes français. Ils sont sous la menace de la hausse des droits de douane aux États-Unis. Et les dirigeants de plusieurs d'entre eux, à l'instar de Benard Arnault de LVMH ou Patrick Pouyanné de TotalEnergies, avaient publiquement salué la politique de Donald Trump sur les questions d'énergie, de réduction des dépenses publiques et de fiscalité, et souhaité que la France et l'Europe s'en inspirent. Plusieurs groupes avaient même annoncé de grands projets d'investissement aux États-Unis, comme Schneider Electric qui avait mis 700 millions de dollars sur la table. Depuis, selon les termes de Novethic, les dirigeants se sont « muré[s] dans le silence ».

Du côté des politiques, le ton est un peu plus direct. Éric Lombard, ministre de l'Économie et des Finances a dénoncé en mars dernier, au sujet de la lettre envoyée par l'ambassade, « des ingérences américaines inacceptables ». La question des programmes DEI s'inscrit ainsi dans un contexte où les entreprises françaises sont sommées de part et d'autre de l'Atlantique de choisir un camp. Ce qu'elles préfèrent visiblement éviter.

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« Processus de requalification »

Si l'on consulte les sites officiels d'entreprises françaises aux États-Unis, ils continuent tous pour l'instant à afficher leur engagement pour la diversité. Le site LVMH promeut toujours par exemple son dispositif « Index d'inclusivité ». Créé en 2018, il a pour but de « reconnaître » et « stimuler » la diversité et un « meilleur équilibre des sexes » et inclut des initiatives liées à la communauté LGBTQ+. Sanofi propose encore de son côté une rubrique « Notre Conseil Diversité, Équité et Inclusion » avec des phrases tels que « nous souhaitons refléter la diversité de nos communautés (…) » ou « nous devons écouter les communautés marginalisées ». Michelin, avec sa page « Diversity, Equity & Inclusion Commitment » en langue anglaise annonce trois piliers pour garantir sa politique de diversité : « diversifier notre équipe », « cultiver le sentiment d'appartenance » et « impacter notre société ».

Soumises à la loi étatsunienne, les filiales de groupes français risquent pourtant de devoir s'adapter aux politiques anti-DEI. Selon Laure Bereni, il y a de fortes chances qu'elles commencent tout comme leurs homologues américaines à « requalifier » certains éléments de langages rattachés aux lexiques de la diversité : ​​​​​​« Elles abandonnent les mots qui fâchent, par exemple le mot équité, qui paraît trop politique. Il y a tout un processus de requalification, voire de dissimulation de ces pratiques. » Il est probable que certaines entreprises aillent jusqu'à abandonner certaines mesures « juridiquement risquées », dont celles qui protègent les minorités, ajoute la chercheuse.

Déni français ?

En France même, par contraste avec la bataille qui se mène outre-Atlantique, les enjeux de diversité, équité et inclusion restent souvent un tabou, souligne Christine Naschberger, enseignante du département « Etudes organisationnelles et éthique » à Audencia, une grande école de commerce et de communication : « La mentalité française est très prudente à ce sujet. De nombreuses personnes ont peur que nous puissions valoriser une catégorie sociale par rapport à une autre. C'est assez compliqué d'aborder les questions de diversité en France, même si elles sont très intégrées au sein des grandes entreprises. »

Dans le contexte français, la question de l'inclusion des diversités est supplantée par la parité homme-femmes. Pour Laure Bereni, après le décès de Georges Floyd en 2020, il n'y a pas eu en France la même onde de choc qu'aux États-Unis : « En France, ce qui a davantage joué, c'est le mouvement #Metoo, qui se déploie depuis 2017 et les politiques publiques qui ont imposé des mesures plus rigoureuses en termes de lutte contre violences sexistes et sexuelles, il y eu aussi une loi sur le handicap en 2018 qui a renforcé les obligations. »

La chercheuse ajoute que les campagnes contre les discriminations raciales en France ont très peu ciblé les grandes entreprises. L'absence de politiques comme celles existant aux États-Unis s'expliquerait selon elle par un différent degré de politisation de ces questions : « En France, nous sommes confrontés à une situation de déni, qui reflètent des politiques publiques qui ne traitent pas ou ne prennent pas ces questions au sérieux. Évidemment sur la question de l'égalité femmes-homme et du handicap, il y a un cadre juridique, mais ce sont des lois qui restent relativement peu contraignantes, dont les entreprises peuvent facilement s'accommoder. »

Christine Naschberger estime que les dispositifs du type DEI sont néanmoins positifs : « Les grandes entreprises en France ont un discours pro-diversité, et je pense que ce sont des vraies convictions, avec des réelles mesures. Il y a des études qui montrent les bénéfices de l'inclusion, qu'une entreprise qui est plus inclusive est à la fin plus performante. » L'enseignante n'en avertit pas moins : « Avec la diversité, rien n'est jamais gagné. Par exemple, aux États-Unis, les droits des femmes sont très fragilisés. »


[1] Mentionné initialement par Le Figaro et dont la teneur a été révélée par BFM. Une lettre similaire semble avoir été envoyée par les ambassades étatsuniennes dans d'autres pays, comme le Royaume-Uni.

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