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26.03.2025 à 06:00

Syrie. Pour les LGBTQ+, la libération queer est un luxe et pas une priorité

Sara Radha Pelham

Dans un pays marqué par des années de guerre et de répression, les LGBTQ+ syriens espèrent une évolution progressive de leurs droits. Mais celle-ci semble lointaine face aux urgences de la reconstruction du pays. À Damas, la vieille ville abrite un réseau où s'entrelacent magasins d'alcool, bars dissimulés à l'arrière de salons de coiffure, et lieux de rendez-vous miteux où se retrouvent quinquagénaire en costards et jeunes femmes en mini-jupes. Des baisers secrets sont échangés (…)

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Texte intégral (2663 mots)

Dans un pays marqué par des années de guerre et de répression, les LGBTQ+ syriens espèrent une évolution progressive de leurs droits. Mais celle-ci semble lointaine face aux urgences de la reconstruction du pays.

À Damas, la vieille ville abrite un réseau où s'entrelacent magasins d'alcool, bars dissimulés à l'arrière de salons de coiffure, et lieux de rendez-vous miteux où se retrouvent quinquagénaire en costards et jeunes femmes en mini-jupes. Des baisers secrets sont échangés furtivement dans des ruelles sombres. Masqués et armés, les soldats de la révolution veillent au « maintien de la paix » au milieu de l'effervescence nocturne des célébrations du Nouvel An. De subtils sourires atteignent leurs yeux au contact des drapeaux et des chants révolutionnaires qui résonnent autour d'eux : « Erfaa' Rasak foug, enta souri Horr » (Gardez la tête haute, vous êtes un Syrien libre).

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31 décembre 2024. Scène du Nouvel An à Damas

Mais qu'implique réellement la libération pour les minorités syriennes ? Lorsque des islamistes accèdent au pouvoir dans le monde arabe, l'Occident tend à focaliser son attention, souvent de manière exclusive, sur la question des droits des minorités. Après cinquante ans de dictature, la réalité pour les Syriens queers, comme pour l'ensemble des Syriens, est que l'autonomie — clé de la libération — ne pourra être atteinte qu'une fois leurs besoins fondamentaux pleinement satisfaits.

Une position paradoxale

Ahmed Al-Charaa, ancien bras droit d'Abou Bakr Al-Baghdadi, ex-leader de l'Organisation de l'État islamique (OEI), groupe tristement célèbre pour avoir exécuté des homosexuels en les jetant du haut d'immeubles, dirige désormais la Syrie post-révolution. L'organisation qu'il représente, Hayat Tahrir al-Cham (HTC), porte également une sombre histoire en matière de violences contre les homosexuels. Avant la révolution, le groupe aurait commis des agressions, des meurtres et des actes de torture dans des zones sous son contrôle, notamment à Idlib. Cette gouvernance, héritière d'un mouvement djihadiste, devra aussi se confronter à la question des droits des minorités alors qu'elle cherche à s'intégrer progressivement dans la sphère internationale.

Après la tyrannie du régime de Bachar Al-Assad, de grands changements sont attendus au sein du nouveau gouvernement. De nombreux Syriens se retrouvent dans une position paradoxale : tout en réjouissant de la chute d'Assad, ils craignent que leurs droits ne soient à nouveau bafoués sous HTC. En plus des préoccupations liées aux droits des femmes et à la protection des minorités religieuses (alaouites, druzes, chrétiennes et chiites), une inquiétude croissante se fait jour parmi certains Syriens quant à la sécurité de la communauté LGBTQ+. Cette inquiétude s'est intensifiée après les arrestations violentes — et filmées — par les autorités contre des femmes transgenres le 6 février.

Des divergences entre queers syriens et exilés

Les Syriens queers qui n'ont pas disparu sous le régime d'Assad ont souvent quitté le pays et vivent aujourd'hui en exil. Basé à Londres, l'écrivain syrien gay Khaled Alesmael a partagé ses espoirs lors d'une interview avec Sky News, le 18 décembre 2024, à la suite de la prise de Damas : « Comme Al-Assad n'est plus là, il y a de l'espoir, il y a une opportunité de changement. » Rappelant le passé violemment homophobe de HTC dans le nord de la Syrie, il a été clair dans ses revendications politiques : « Ce que nous demandons maintenant, c'est de mettre fin à la criminalisation de l'homosexualité. »

Pour la communauté queer toujours présente en Syrie, les priorités sont différentes. Après un échange de messages sécurisés via des applications cryptées, je rencontre Jad (prénom changé) dans la vieille ville de Damas. Ce jeune gay d'une vingtaine d'années se prépare à poursuivre ses études à l'étranger. Il me raconte la « grande scène » des hammams gays et des parcs pour rencontres homosexuelles qui existaient avant 2011, avant que Bachar Al-Assad ne durcisse son contrôle sur le pays. Bien que cette scène se soit repliée davantage dans la clandestinité, elle existe toujours. Jad rêve de pouvoir vivre son homosexualité au grand jour, de tenir la main de son copain dans la rue, et même de créer un « safe space » (espace sûr)1 pour les jeunes LGBTQ+ en Syrie. Il souligne cependant : « C'est quelque chose dont nous avons besoin, mais pas pour l'instant. »

Le plaidoyer pour les droits des queers lui apparaît comme « un luxe ». Organiser une marche des fiertés et mobiliser un mouvement libérateur ne peut être la priorité de la communauté LGBTQ+ lorsque le peuple souffre de la faim, du traumatisme et de la misère. Sharif (prénom changé), un Damascène queer bisexuel, exprime également son désintérêt pour un « mouvement queer ». Bien qu'il soit ouvert sur sa sexualité avec ses amis et fréquente les poches queers de la ville, il considère comme futile d'avoir cette conversation avec son père, par exemple, qui a été exilé de Palestine avant de vivre sous le régime d'Assad. « Il a ses propres problèmes à gérer », justifie-t-il.

« Après Assad, ce n'est pas un homme masqué avec une barbe qui va me faire peur »

Malgré la prise de pouvoir de HTC, l'ancien régime continue de hanter les Syriens, qu'ils soient homosexuels ou non. S'identifiant comme « d'abord Syriens, et LGBTQIA+ ensuite », la première association queer de Syrie, le Mouvement des gardiens de l'égalité (Guardians of Equality Movement, GEM), fondée en 2021, concentre ses efforts sur les droits et la protection de sa communauté. Leurs actions récentes ont été « adaptées au contexte », donnant priorité à l'aide humanitaire et à l'autonomisation de la communauté (en offrant du soutien psychologique, de l'aide au relogement et d'autres services sociaux), tout en faisant profil bas pour garantir leur impact.

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Sur le mur derrière deux femmes syriennes, une pancarte est accrochée, sur laquelle est écrit : «  pas de confessionnalisme, pas de régionalisme, pas de factionnalisme, tous sont responsables dans une Syrie libre.  »

La crainte des autorités décourage également la mobilisation queer. Reposant sur le fondamentalisme tout en étant ouverte à l'engagement avec l'Occident, la ligne politique de HTC demeure ambiguë. Incertains des principes et de l'orientation du nouveau gouvernement, les Syriens queers hésitent sur la marche à suivre : « Nous ne savons pas ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire. Nous ne savons pas si nous pourrons porter des shorts en été, aller à la mer en bikini ou maillot, ou si ce sera plutôt comme la charia… rien n'est clair », confie Jad.

« Mais le plus gros problème, c'est la société », ajoute-t-il. Aussi menaçante que les condamnations et les arrestations, demeure la crainte que des citoyens ne se fassent justice eux-mêmes, à un moment où les forces de HTC sont finement éparpillées dans tout le pays. François Zanikh, Syrien résidant à l'étranger et fondateur de GEM, dénonce les « crimes d'honneur » commis en Syrie. Autrefois exilées dans d'autres zones du pays pour s'éloigner de leurs familles violentes, des personnes LGBTQ+ se retrouvent désormais en fuite, en raison de l'ouverture des frontières entre les régions syriennes.

Selon Malik Al-Abdeh, analyste politique syrien ayant des liens avec les nouveaux dirigeants, « l'atténuation des tensions entre communautés est un exercice par lequel la nouvelle gouvernance devra commencer ». Jad partage cet avis : les Syriens doivent encore déconstruire « la peur instillée entre les communautés après 50 ans de dictature ». GEM, qui appelle à soutenir « tous les Syriens, en particulier ceux qui sont les plus vulnérables dans la lutte actuelle », insiste également sur cette exigence de solidarité.

Les récentes violences confessionnelles ont malheureusement démontré que ces priorités ne sont pas partagées par tous. Dans la frénésie du Nouvel an, Sharif plaisantait : « Après Assad, ce n'est pas un homme masqué avec une barbe qui va me faire peur. » Mais son optimisme s'est éteint à la suite de ces massacres : « Assad, on savait tous que c'était un meurtrier. Mais découvrir la présence de nouveaux tueurs parmi nous n'est pas rassurant. » Aujourd'hui, le doute plane sur toute perspective de libération pour celles et ceux, queers ou non, qui sont pris au cœur de ces brutalités.


1NDLR : L'expression «  safe space  » désigne un lieu où les personnes victimes de discrimination peuvent se réfugier, trouver une oreille attentive et se ressourcer loin du harcèlement quotidien.

25.03.2025 à 06:00

Yémen. Oublié du monde, au cœur de la région

Alexandre Lauret

Victime de la rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite ou menace sécuritaire ? Au terme de dix ans de guerre, le Yémen demeure ignoré et sa société toujours méconnue. La situation y est souvent réduite à une terrible catastrophe humanitaire. Depuis dix-huit mois, les actions armées des houthistes en mer Rouge et jusqu'en Israël ont encore infléchi le regard sur ce pays. Diffusé en 2024, le documentaire La Fureur des houthis présente une scène saisissante, illustrant le rapport complexe (…)

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Victime de la rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite ou menace sécuritaire ? Au terme de dix ans de guerre, le Yémen demeure ignoré et sa société toujours méconnue. La situation y est souvent réduite à une terrible catastrophe humanitaire. Depuis dix-huit mois, les actions armées des houthistes en mer Rouge et jusqu'en Israël ont encore infléchi le regard sur ce pays.

Diffusé en 2024, le documentaire La Fureur des houthis présente une scène saisissante, illustrant le rapport complexe qu'entretiennent bien des Yéménites avec la mondialisation. Le réalisateur, Charles Emptaz, y suit deux influenceurs yéménites, proches des autorités houthistes, des rues de la capitale, Sanaa, à la visite de l'épave du Galaxy Leader, le roulier abordé par les houthistes le 19 novembre 2023 en solidarité avec les Palestiniens et dérouté vers le port de Hodeïda qu'ils contrôlent1.

Le navire commercial est rapidement devenu une attraction touristique. Les deux influenceurs se filment à bord. Sur le pont, l'un des hommes commente sa découverte : « Ce bateau est vraiment géant. Cela doit représenter une perte immense pour Israël. » Ces propos interpellent quant au décalage entre la perception de cet influenceur et la réalité économique du commerce mondial où le Galaxy Leader ne représente qu'un navire, parmi tant d'autres, d'une flotte commerciale affiliée à des hommes d'affaires proches des intérêts israéliens. Bien plus qu'une attraction touristique censée célébrer la victoire du régime houthiste sur le gouvernement central yéménite et le commerce mondial, cette scène donne à voir l'isolement tragique du Yémen sur la scène internationale, mais aussi l'efficacité de la propagande houthiste entourant ses opérations en solidarité avec les Gazaouis.

Dominants sur le terrain national, ignorés au-delà

Le 26 mars 2015, le déclenchement de l'opération « Tempête décisive » par les Saoudiens, qui prenaient la tête d'une coalition de pays arabes en soutien au régime yéménite en place, transformait le Yémen aux yeux des rares médias intéressés en une sorte de victime de ses voisins du Golfe, plus riches et alliés aux pouvoirs occidentaux. L'enlisement de la guerre et la capacité des houthistes à rééquilibrer la confrontation militaire ont progressivement conduit à reconsidérer une lecture simplificatrice centrée sur la dimension régionale du conflit. Une décennie d'affrontements laisse le Yémen, et les parties en conflit, dans une position ambivalente dans les relations internationales.

En effet, l'intervention des Saoudiens et de leurs alliés pour défaire les rebelles houthistes qui avaient pris Sanaa en septembre 2014 a d'abord permis de repousser les avancées de ces derniers, libérant Aden ainsi que des territoires voisins du détroit de Bab El-Mandeb, desserrant quelque peu le verrou sur la route de la mer Rouge par où transite près de 20 % du commerce maritime mondial. Mais le succès n'a été que limité.

Après 25 000 raids aériens, un blocus maritime et près de 400 000 morts (directs et indirects à la suite des famines et du déclenchement d'épidémies telles que le choléra), selon l'estimation publiée par les Nations unies, la coalition arabe demeure enlisée et, aujourd'hui, en retrait. Le gouvernement loyaliste yéménite est pris dans la tourmente de la fragmentation avec les indépendantistes du sud du pays. Les houthistes maintiennent leur contrôle sur un tiers du territoire, dont Sanaa, et la majorité de la population. Ils ont su s'imposer comme la principale force politique et militaire sur la scène nationale tout en développant un potentiel de nuisance indéniable en mer Rouge et dans la région depuis l'automne 2023.

Là est la contradiction, pour ne pas dire le paradoxe de la guerre du Yémen. Malgré sa façade maritime de plus de 2 000 kilomètres bordant la mer Rouge et le golfe d'Aden, en dépit d'une situation humanitaire catastrophique et d'un effet sensible du conflit sur le commerce international et la sécurité régionale, le Yémen reste comme ignoré. La volonté de retrait militaire des Saoudiens depuis 2022 tout comme la diminution de l'aide internationale favorisent un pourrissement du conflit, tout en laissant les houthistes en position de force. Ceux-ci engagent le pays dans le repli et développent une idéologie conservatrice qui s'aligne toujours plus avec l'Iran, à rebours des aspirations de bien des Yéménites et de l'intégration d'un pays, si bien situé, dans les échanges, flux de biens et personnes. Au cours de l'été 2024, les arrestations d'acteurs humanitaires et d'employés des agences de l'ONU ont de plus acté la volonté des houthistes de se retirer du monde – faisant mine de croire que leur pays peut vivre en autarcie, comme c'était le cas au début du XXe siècle.

La mer Rouge, un levier politique

En février 2025, la décision du président américain Donald Trump de classer les houthistes en tant qu'organisation terroriste étrangère se fait contre l'avis des acteurs humanitaires, mais aussi des observateurs et acteurs politiques yéménites qui affirment que le mouvement rebelle se nourrit de sa position de paria sur la scène internationale. Les bombardements successifs depuis dix-huit mois par Israël, les États-Unis et le Royaume-Uni, après la longue phase d'interventionnisme saoudo-émirati, n'ont que peu de chance de transformer l'équilibre militaire. Au sol, les anti-houthistes, fragmentés, demeurent sur la défensive. De plus, ces bombardements ont principalement un coût pour les civils, affectant l'économie et l'arrivée de l'aide, empêchant par exemple l'aéroport de Sanaa de fonctionner normalement.

Cette image est une carte du Yémen. Elle montre les différentes zones géographiques et administratives, avec des couleurs distinctes pour chaque région. Les capitales, les villes importantes et les lignes de frontières sont également indiquées.
République du Yémen
(cliquer pour agrandir)
© France diplomatie

Les discours des rebelles sur l'autarcie cachent un autre paradoxe : l'assise territoriale des houthistes – dont les dirigeants sont issus des hautes montagnes de l'intérieur, et prônent un repli identitaire – n'est en réalité possible que parce qu'elle s'articule avec la mondialisation. La façade maritime de la mer Rouge est devenue pour eux un espace stratégique de souveraineté et de légitimité à conquérir et à défendre. En 2010, six ans après le début de la guerre à Saada, les rebelles houthistes, soutenus par l'Iran, ont réussi à s'emparer de territoires dans trois gouvernorats différents : Saada, Hajjah (donnant accès à la mer Rouge) et Al-Jawf (doté de ressources pétrolières), tandis qu'Ali Abdallah Saleh, l'ancien président du Yémen, clamait à qui voulait l'entendre que les rebelles perdaient du terrain. Au cours de ces affrontements répétés, la prise du port de Midi, situé à une dizaine de kilomètres au sud de la frontière saoudienne, est devenue un objectif stratégique majeur. En effet, ce port offrait la possibilité de recevoir des armes et un soutien logistique en provenance d'Iran2.

Après la révolution et le départ de Saleh en 2012, les houthistes participent à la phase de transition (2012-2014), mais axent leurs demandes sur le maintien de leur contrôle sur les territoires conquis, notamment l'accès à la mer. En 2014, quand un nouveau découpage porté par la Conférence du dialogue national3 les prive de la façade maritime, ils s'emparent de la capitale.

Dès le début de la guerre, la façade maritime devient l'enjeu stratégique central pour les rebelles. Ils prennent le contrôle du port de Hodeïda ainsi que de la plaine littorale de la Tihama, bordant la mer Rouge. Toutefois, ils ne parviennent pas à maintenir leur présence à Aden. S'ils perdent quelques villes portuaires, notamment Mokha au sud de la Tihama où débarquent des forces émiraties en 2018, la perspective d'une amplification de la crise humanitaire qu'occasionnerait la perte de Hodeïda (brisant la ligne d'approvisionnement de l'aide internationale vers les territoires houthistes) encourage des pourparlers de paix. L'accord de Stockholm acte de fait le contrôle de Hodeïda par les houthistes, favorisant, malgré un blocus annoncé, l'approvisionnement en matériel iranien et leur instrumentalisation de l'aide humanitaire.

La Palestine, une « cause nationale »

En position de force, alors que le front militaire demeurait gelé, les houthistes ont entamé en 2022 d'autres négociations à Riyad. L'Arabie saoudite ayant accédé à la plupart de leurs exigences, ils semblaient sur le point de signer un accord lorsqu'ils ont développé une nouvelle stratégie en mer Rouge, capturant le Galaxy Leader en réponse aux massacres survenus dans la bande de Gaza à l'automne 2023. À partir de ce moment, la défense de la Palestine a été proclamée cause nationale par les autorités houthistes. Depuis lors, plus d'une centaine de navires liés à Israël ou à l'Occident ont été attaqués en mer Rouge. Le 12 mars, face aux blocages par Israël de l'entrée de l'aide humanitaire à Gaza, le leader Abdelmalek Al-Houthi annonçait la reprise des attaques après une pause.

Bien que le soutien des houthistes à la cause palestinienne ne doive pas être minimisé, leurs attaques en mer et vers Israël semblent avant tout servir leurs ambitions politiques, tant au niveau national qu'international. Après une décennie de guerre civile, le bilan de gouvernance des autorités houthistes se résume à l'instauration d'un régime d'exception, brutal et autoritaire, justifié par l'effort de guerre totale. La paupérisation seulement contenue grâce à l'aide humanitaire internationale s'aggrave, et la crise de financement des programmes de l'Agence des États-Unis pour le développement international (U.S. Agency for International Development, USAID) risque d'être lourde de conséquences sur les civils.

Dans ce contexte, la défense de la Palestine offre à l'administration houthiste un répit stratégique, lui permettant de renforcer sa légitimité auprès de la population yéménite sous son contrôle. Alors que les manifestations sont interdites depuis 2014, le régime organise régulièrement d'importantes marches populaires à Sanaa et dans toutes les villes sous son autorité. Ces démonstrations de soutien au peuple palestinien sont ensuite récupérées par la propagande houthiste pour affirmer l'unité nationale du Yémen derrière ceux qui se positionnent comme le bras armé d'une Palestine négligée par les pays musulmans. Dans le contexte de la trêve adoptée entre le Hamas et Israël en janvier 2025, les dirigeants houthistes ont interrompu leurs attaques, avant de reprendre les armes moins de deux mois après, quand Donald Trump a ordonné, mi-mars, des bombardements massifs au Yémen, ouvrant une nouvelle phase dans l'implication militaire américaine, promettant aux houthistes, et derrière eux à l'Iran, un « enfer jamais vu ». La séquence rappelle combien le Yémen, oublié du monde, demeure un enjeu des relations internationales.


1Ce cargo battant pavillon bahaméen, affrété par une société japonaise pour transporter des automobiles, était la propriété d'une société britannique détenue par un homme d'affaires israélien. Son équipage a été libéré le 6 février 2024.

2Ce soutien a pu partir de ports sur la côte somalienne (comme Berbera), voire du port de Djibouti, où des cargaisons de nitrate d'ammonium ont été détournées tout au long de la décennie écoulée.

3L'institution chargée de la constitutionnalisation du régime issu des élections de 2012 et de la mise en place d'une justice transitionnelle.

24.03.2025 à 06:00

États-Unis. Mahmoud Khalil, étudiant palestinien et prisonnier d'opinion

Sania Mahyou

En arrêtant Mahmoud Khalil, étudiant palestinien et résident permanent aux États-Unis, sans mandat ni condamnation, l'administration Trump intensifie la répression des mobilisations pro-palestiniennes sur les campus, suscitant une indignation nationale face à une mesure jugée inconstitutionnelle. « Mon amour, tout va bien ». La vidéo de l'arrestation de Mahmoud Khalil, filmée dans la nuit du 8 mars par Noor Abdallah alors que le couple s'apprêtait à rentrer dans leur appartement (…)

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En arrêtant Mahmoud Khalil, étudiant palestinien et résident permanent aux États-Unis, sans mandat ni condamnation, l'administration Trump intensifie la répression des mobilisations pro-palestiniennes sur les campus, suscitant une indignation nationale face à une mesure jugée inconstitutionnelle.

« Mon amour, tout va bien »1. La vidéo de l'arrestation de Mahmoud Khalil, filmée dans la nuit du 8 mars par Noor Abdallah alors que le couple s'apprêtait à rentrer dans leur appartement new-yorkais, est déchirante : on y voit des agents de la police douanière et de contrôle des frontières (Immigration and Customs Enforcement — ICE), en tenue civile, s'approcher et menotter l'étudiant de l'université de Columbia fraîchement diplômé, tandis qu'en fond sonore, les pleurs de sa femme enceinte de huit mois et ses respirations saccadées interrogent son bien-aimé : « Mon amour, comment pourrai-je te contacter ? », lui demande-t-elle, alors que son mari disparaît entre les portes de leur résidence étudiante, escorté vers une voiture banalisée.

Celui qui s'est fait connaître en 2024 en tant que porte-parole des étudiants de Columbia mobilisés pour la cause palestinienne et la fin de la guerre d'Israël à Gaza se trouve depuis lors dans un centre de détention de ICE en Louisiane, à plus de 1 000 kilomètres de New York. Les centres de cet État du sud-est, qui ont fait l'objet il y a quelques mois d'un rapport accablant de l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), sont réputés dans tout le pays pour leurs conditions inhumaines de détention, possédant tous les éléments pour s'apparenter « à la définition légale de la torture », selon l'ONG américaine2.

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Le 8 mars 2025. Extrait de la vidéo de l'arrestation de Mahmoud Khalil publiée sur le compte instagram de l'ACLU

Les crimes reprochés à Mahmoud Khalil, détenteur du statut de résident permanent américain, qui justifieraient cette arrestation ? Aucun — à part une accusation vague du président Donald Trump qui soutient que sa présence sur le territoire américain serait « contraire aux intérêts nationaux et de politique étrangère » des États-Unis, et qu'il aurait « mené des activités alignées sur le Hamas ». Sous un photomontage abject en noir et blanc publié sur le compte Instagram du président et de la Maison Blanche, cette accusation est assortie de la mention « Shalom, Mahmoud », tandis que la plume du président précise qu'il s'agit « de la première arrestation d'une longue série ».

Dans un communiqué dicté depuis sa cellule et transmis au journal britannique The Guardian, Mahmoud Khalil a estimé être « un prisonnier politique » dont la détention s'inscrit dans « une stratégie plus large visant à supprimer la dissidence ». Il a aussi précisé que son incarcération est « révélatrice du racisme anti-palestinien dont les administrations Biden et Trump ont fait preuve ces seize derniers mois » et qu'elle était « la conséquence directe de l'exercice de [s]on droit à la liberté d'expression, alors qu'[il] plaidai[t] pour une Palestine libre et la fin du génocide à Gaza, qui a repris de plus belle lundi soir ».3 Le 19 mars, un juge fédéral américain a transféré l'affaire de Mahmoud Khalil au New Jersey, où elle sera supervisée par le juge Michael Farbiarz, nommé par l'administration Biden. .

« Juridiquement et constitutionnellement inédit »

Dans la communauté estudiantine mobilisée pour la cause palestinienne à Columbia, c'est le choc. Maryam Alwan, étudiante mobilisée pour la Palestine aux côtés de Mahmoud en 2024, explique :

 La nuit où [l'arrestation] s'est produite, j'ai eu l'espoir que Mahmoud serait relâché le lendemain matin, une fois qu'ils auraient réalisé qu'il est un résident permanent légal. Mais j'ai dû me rendre à l'évidence : le gouvernement se moque de savoir qu'il enfreint la loi, et c'est effrayant de réaliser que cela pourrait devenir notre nouvelle réalité pour une durée indéterminée.

L'incarcération de Mahmoud Khalil, un résident permanent américain, effectuée sans mandat d'arrêt ni condamnation, inquiète au-delà du campus de Columbia, car elle pose énormément de questions sur sa légalité. Pour Nadia Marzouki, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et politologue dont les recherches portent notamment sur l'Amérique du Nord, cette arrestation est « juridiquement et constitutionnellement inédite ». En effet, selon la chercheuse :

La Maison Blanche et ICE se basent sur une clause de l'Immigration and Nationality Act (Loi sur l'immigration et la nationalité), qui n'a presque jamais été utilisée et qui stipule que si les activités d'un étranger sont considérées comme hostiles à la politique étrangère par le secrétaire d'État américain, il peut être « déportable ». La clause avait été élaborée en 1952, et visait plus précisément des migrants d'origine juive qu'on soupçonnait d'être des espions pour l'URSS.

Nadia Marzouki développe :

 Je suppose que [l'administration Trump] a dégoté cette clause obscure pour donner un vernis de légitimité à une action qui est considérée par tout le monde comme inconstitutionnelle. Ce qui est intéressant avec l'affaire Khalil, c'est que beaucoup d'acteurs politiques ont dénoncé l'arrestation, y compris parmi ceux qui étaient hostiles aux campements et manifestations étudiantes en solidarité avec la Palestine. L'un des exemples les plus parlants étant celui du leader de la minorité démocrate au sénat, Chuck Schumer.

En effet, dans un message publié le 11 mars sur le réseau X, il a fait part de sa « détestation pour bon nombre des opinions et des politiques que Mahmoud Khalil défend et soutient. » Schumer poursuivait cependant :

 [néanmoins] M. Khalil est également un résident permanent légal et sa femme, enceinte de huit mois, est une citoyenne américaine. (…) Si l'administration ne peut pas prouver qu'il a violé une quelconque loi pénale pour justifier cette action sévère et qu'elle le fait pour les opinions qu'il a exprimées, alors c'est une erreur, elle viole les protections du premier amendement dont nous bénéficions tous et devrait renoncer à son action erronée. 

Beaucoup s'inquiètent du fait que le premier amendement, qui garantit la liberté d'expression et le droit à s'assembler pacifiquement, puisse avoir été violé. Une lettre, postée le 11 mars sur X par la représentante américano-palestinienne Rashida Tlaib et signée par quatorze membres démocrates du Congrès, dénonçait pour sa part « une tentative de criminaliser la protestation politique et une atteinte directe à la liberté d'expression de tous les citoyens de ce pays ».

Quelques jours après l'arrestation, des manifestations conséquentes se sont déroulées dans les rues de New- York et de Los Angeles, pour demander la libération de Mahmoud, et des militants de Jewish Voices For Peace (Voix juives pour la paix) ont occupé la Trump Tower de New York en arborant des t-shirts : « Pas en notre nom ».

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New York, le 13 mars 2025. Des militants de Jewish Voices For Peace (Voix juives pour la paix) occupent la Trump Tower pour réclamer la libération de Mahmoud Khalil.
Jewish Voices For Peace / Facebook

Selon le journal britannique The Guardian, la Maison Blanche pourrait être aidée dans sa volonté de répression par des groupes pro-israéliens, tels que Betar US, un groupe d'extrême droite qui a affirmé avoir envoyé « des milliers de noms » d'étudiants et de professeurs qui auraient participé à des manifestations en faveur de la cause palestinienne, le groupe ayant fait mention qu'il possédait une « liste d'expulsion » d'individus possédant selon lui des visas délivrés par l'État américain qui pourraient être révoqués en vue de les expulser4

Une pratique qui a été baptisée « doxxing » (divulgation de données personnelles), et dont Mahmoud Khalil avait à de nombreuses reprises été l'une des cibles phares. Le média Zeteo a d'ailleurs révélé que ce dernier avait adressé un courrier électronique à Columbia la veille de son arrestation, demandant à l'université de le protéger face « à une campagne vicieuse, coordonnée et déshumanisante de doxxing », qui lui aurait valu de faire l'objet de menaces de mort répétées5 .

Columbia dans le viseur de l'administration Trump

Pour comprendre exactement les motivations du président américain et de son administration, il faut aussi se tourner vers les campus américains. Pour Nadia Marzouki, l'arrestation de Mahmoud « s'inscrit dans toute une économie d'intimidation des universités, qui sont considérées non seulement comme trop pro-palestiniennes mais aussi comme trop wokes, trop élitistes. On est donc aussi dans un courant anti-intellectualiste et anti-universitaire, mais bien sûr avec un focus plus spécifique sur le Proche-Orient. »

Pour Maryam Iqbal, une étudiante de dix-neuf ans qui avait également été la camarade de lutte de Mahmoud et qui avait été suspendue par Columbia pendant un semestre à cause de sa participation aux mobilisations pro-palestiniennes :

[La Palestine] n'est que le début d'une érosion généralisée des droits de tout le monde. Trump est en train d'utiliser Columbia comme un terrain pour tester jusqu'où peut aller le fascisme américain. Il va continuer à exercer tous les pouvoirs de l'État et à franchir toutes les lignes rouges afin de s'assurer que les autres campus soient effrayés et soient réduits au silence.

Jeudi 13 mars, l'administration présidentielle a par ailleurs exigé la « mise sous tutelle académique » du département d'études proche-orientales et africaines de l'université Columbia, pour une durée d'au moins cinq ans. Une semaine plus tôt, le président annonçait la suppression de 400 millions de dollars (365 millions d'euros) de subventions fédérales, accusant l'établissement d'inaction « face à des actes antisémites ». 

Selon Noah, ami de Mahmoud qui a été diplômé de l'école d'affaires internationales de Columbia, c'est également tout un héritage intellectuel palestinien et anticolonial que Trump cherche à saper :

 Dans l'histoire de Columbia, certains professeurs ont été des piliers de la pensée anticoloniale et plus particulièrement du mouvement pro-palestinien ; d'Edward Saïd jusqu'à Rashid Khalidi, Lila Abu-Lughod et Joseph Massad. Il y a donc souvent eu une campagne ciblée pour attaquer Columbia, qui est accusée d'avoir généré des étudiants qui apprennent la pensée critique et qui vont au-delà de la propagande américaine sur Israël.

Cet héritage encore vivace a fait des étudiants de l'université américaine, au printemps 2024, la figure de proue du mouvement estudiantin palestinien global. Ce sont eux qui ont été les premiers à initier les encampments qui demandaient la fin du génocide à Gaza et la fin des partenariats et des investissements des universités occidentales avec l'État d'Israël.

Réprimées d'une main de fer partout dans le monde occidental, les manifestations estudiantines pour la Palestine avaient dévoilé les limites posées par les principes fondamentaux de liberté d'expression quand il s'agissait d'affirmer un soutien au peuple palestinien. Depuis l'arrestation de Mahmoud Khalil, Columbia a d'ailleurs soit suspendu, soit renvoyé, soit révoqué les diplômes de plus de vingt étudiants qui avaient manifesté contre la guerre d'Israël à Gaza au printemps dernier. Face aux pressions de l'administration Trump, l'université semble plier, et certains étudiants engagés craignent une répression encore plus accrue que celle de 2024.


1«  Habibti, it's fine  », sont les mots de Mahmoud Khalil, dans une vidéo publiée par l'Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU) sur Instagram.

2«  Abuse of Migrants Rampant at Louisiana ICE centers, Report Finds  », ACLU, 26 août 2024.

3Anna Betts, «  ‘I am a political prisoner' : Mahmoud Khalil says he's being targeted for political beliefs  », The Guardian, 18 mars 2025.

4Anna Betts, «  Pro-Israel group says it has ‘deportation list' and has sent ‘thousands' of names to Trump officials  », The Guardian, 14 mars 2025.

5Prem Thakker, «  SCOOP : Emails Show Mahmoud Khalil Asked Columbia for Protection a Day Before He Was Detained  », Zeteo, 10 mars 2025.

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