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17.04.2025 à 06:00

À Paris, une culture politique de la fête arabe

Leyane Ajaka Dib Awada

Si Paris a longtemps été une capitale arabe pour les intellectuels, sur le plan musical et culturel, elle a été dépassée, depuis les années 2010, par Londres, Berlin ou encore Amsterdam. Mais alors que la répression des soutiens au peuple palestinien y est sans pareil depuis un an et demi, des espaces culturels et des collectifs communautaires se développent pour accueillir une nouvelle scène alternative arabe. Ils offrent ainsi à leur public un espace précieux de liberté et de sécurité. (…)

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Si Paris a longtemps été une capitale arabe pour les intellectuels, sur le plan musical et culturel, elle a été dépassée, depuis les années 2010, par Londres, Berlin ou encore Amsterdam. Mais alors que la répression des soutiens au peuple palestinien y est sans pareil depuis un an et demi, des espaces culturels et des collectifs communautaires se développent pour accueillir une nouvelle scène alternative arabe. Ils offrent ainsi à leur public un espace précieux de liberté et de sécurité. Reportage.

« Je ne suis pas une terroriste. Je ne suis pas pédé. Je suis amour. »

L'affirmation est scandée en arabe, en anglais et en français tandis qu'une étrange silhouette intégralement recouverte d'une combinaison noire, visage inclus, et chargée de bijoux dorés entre sur la scène de la Flèche d'or. Salma Zahore (renvoie à la prononciation de « the whore », « la pute »), drag queen d'origine libanaise, ouvre ainsi avec fracas la soirée du 8 février dans ce lieu militant du XXe arrondissement de Paris. Des classiques de Fayrouz à la chanson « Baba fein » (« Où est mon père ? »), issue d'un clip égyptien très populaire auprès des enfants du monde arabe dans les années 2010, Salma Zahore se déhanche avec énergie et humour dans un spectacle qui retravaille les clichés orientalistes dans les codes burlesques de la culture ballroom1.

Salma Zahore laisse ensuite place à DJ Kawun, venu de Copenhague, et à la Londonienne DJ Priya. Iels remixent des sons emblématiques de la culture arabe mélangés à des influences hip-hop ou électro plus occidentales. Allant des classiques nord-africains aux reines de la pop proche-orientale, en passant par la culture queer arabe qui a fait de ces chanteuses kitsch de véritables icônes. Sur la scène parisienne actuelle, un si riche mélange n'a plus rien de singulier.

Un public très demandeur

Alors que la capitale française était souvent écartée des tours des artistes arabes indépendantes qui lui préféraient Londres, Berlin et Amsterdam, iels sont de plus en plus nombreux et nombreuses à s'y produire. Iels ne le font plus seulement pour leurs diasporas, dans des événements communautaires libanais, algériens, tunisiens,… comme on en avait l'habitude jusqu'ici. À présent, leur public est diversifié, mêlant quantité de nationalités différentes. Iels sont invitées dans des programmations qui font se rencontrer des artistes de tout le monde arabe. Finies les rares grosses productions portées par des pontes de l'industrie musicale arabe : les diasporas se voient désormais proposer à Paris une multitude de soirées qui font la place à des artistes indépendantes et célèbrent, des hommages au raï aux soirées de Norouz2, tous les héritages culturels de la région SWANA3.

La Flèche d'Or, le Cabaret Sauvage, les Relais solidaires de Pantin, le FGO-Barbara, le Petit Bain, la Station Gare des Mines, et bien d'autres encore… dans l'Est parisien, ce pêle-mêle qui va de la salle de concert au « tiers-lieu » militant a été investi ces dernières années par une dizaine de collectifs qui y programment de nombreux artistes arabes, des groupes de référence comme l'égyptien Cairokee, aux étoiles montantes telles que la chanteuse palestinienne Lina Makoul ou le rappeur algérien Tif.

Affiche colorée avec un homme stylisé, motifs arabesques et détails urbains.
Collectif Mahalla
Affiche pour l'évènement à La Flèche d'or, le 8 février 2025, avec Salma Zahore, Kawun et DJ Priya
mahalla__ / Instagram

Rock, rap, électro, pop, les genres aussi se mélangent sur cette scène représentative des évolutions musicales de la région, ainsi que de métissages esthétiques européens. Ces mélanges s'expriment avec le plus d'évidence dans le travail des DJ qui font danser les publics allemands, français, anglais, néerlandais sur des sets foisonnants d'influences différentes. L'accessibilité financière des soirées dépend des salles, des artistes et des collectifs, mais il y en a pour tous les goûts — et tous les portefeuilles, du concert militant à prix libre aux stars alternatives qui facturent l'entrée à une cinquantaine d'euros. Alors que la programmation d'artistes arabes semblait se limiter en France à la piètre appellation de « musiques du monde », on ne sait soudain plus où donner de la tête, et les soirées se font concurrence auprès d'un public parisien très demandeur.

« Les Arabes sont à la mode »

La soirée de la Flèche d'or était organisée par le collectif Mahalla, créé en 2020 par Aura, une intermittente du spectacle d'origine iranienne qui rentre alors d'Égypte après avoir travaillé dans le secteur culturel pendant deux ans. Constitué d'une poignée de bénévoles du milieu de la musique, Mahalla cherche à mettre en avant les artistes de cette région SWANA.

À leur instar, plusieurs collectifs organisateurs de soirées ont émergé sur la scène parisienne ces dernières années pour porter une création artistique arabe, moyen-orientale ou nord-africaine souvent négligée par les programmations françaises. Pour le collectif Turrab, créé en 2023 par un groupe d'amies libanaises aux professions éloignées du secteur culturel, il s'agissait avant tout de faire venir des artistes indépendantes notoires de la scène moyen-orientale, comme la chanteuse égyptienne Myriam Saleh ou les rappeurs levantins Emsallam et Synaptik, qu'iels n'avaient pas l'occasion de voir sur scène à Paris.

Yara, présidente de Turrab, publie depuis les débuts du collectif un agenda culturel qui répertorie les événements arabes à Paris. Elle nous explique :

Avant, il y avait ce sentiment que si tu ratais un événement, tu ne pourrais pas le rattraper. Maintenant, on n'a plus ce sens de l'urgence, on sent moins ce manque, on doit choisir entre plusieurs événements le même soir.

Affiche colorée annonçant un concert et une projection de film à Bagneux.
Collectif Al Beyt
Affiche pour un concert le 5 janvier 2025 à la Flèche d'Or
al_beyt_collectif / Instagram

Aura, qui pointe pourtant du doigt la réticence des festivals français à programmer des artistes de la région SWANA, y voit un paradoxe : « C'est bizarre, en France, on a une conception très assimilationniste des cultures, on n'est pas un pays qui aime célébrer la différence. Pourtant, quand il s'agit de musique, on transcende cela. » Alors que l'on n'a jamais autant vu d'artistes indépendantes arabes se produire à Paris que ces dernières années, peut-on donc vraiment affirmer, comme me le suggérait une autre organisatrice de soirées, que « les Arabes sont à la mode » ?

Entre manifs et concerts

« Les fêtes amènent du monde, ça m'a aidé à réclamer mon espace ici en France », explique Mouawiya, 33 ans. Il est réfugié en France depuis 2015, et est co-fondateur du collectif syrien Al Beyt. Pour lui, les soirées arabes parisiennes ne se limitent pas à la fête : celle-ci permet d'attirer un large public vers des questionnements politiques sur l'immigration, les diasporas, ou bien l'exil et la répression politique dans le cas d'Al Beyt. Dès sa création en 2021, le collectif syrien a l'intention claire de défendre les valeurs de la révolution de 2011, et de lever des fonds pour soutenir la population syrienne. Après la chute de Bachar Al-Assad en décembre 2024, les événements du collectif ont permis non seulement de célébrer ce moment, mais aussi d'échanger sur sa signification et sur l'avenir de la Syrie, à l'ombre du grand drapeau de la révolution syrienne déployé en toutes circonstances et depuis plusieurs années sur les murs de la Flèche d'Or. Mi-mars, le collectif consacre deux soirées consécutives à l'anniversaire de la révolution syrienne, mêlant discussions, projections et concerts dans une ambiance festive.

Moins heureuse que la célébration syrienne, une autre actualité a été centrale dans la scène arabe parisienne ces dernières années : celle du génocide des Palestiniennes commis par Israël dans la bande de Gaza. Depuis le 7 octobre 2023, la quasi-totalité des événements programmant des artistes arabes envoie des fonds à des organisations palestiniennes. Les motifs noir ou rouge des keffiehs parsèment un public qui se retrouve souvent dans ces concerts après les manifestations pour la Palestine. Il n'est pourtant guère aisé, ni pour le public ni pour les organisateurices, de faire la fête dans ces conditions. Turrab a dû y faire face de manière brutale : le génocide a commencé quelques semaines avant leur tout premier événement du 26 octobre 2023, aux Relais solidaires de Pantin.

« On avait tellement peur », confie Omar, ingénieur de 36 ans et co-fondateur du collectif, « mais ça a été une expérience très positive ». À l'époque, le groupe d'amies n'est pas vraiment d'humeur à écouter de la musique. D'autant qu'il fallait garantir la sécurité de plusieurs centaines de personnes alors que les manifestations en soutien au peuple palestinien étaient interdites et sévèrement réprimées partout en France. Le soir même du concert, l'armée israélienne entre dans le Nord de Gaza. Emsallam, le rappeur jordanien qui se produit, est de mauvaise humeur, tance vertement l'ingénieur du son. Tout le public, dont je faisais partie, est fébrile. Finalement, le concert a bien lieu. Le rappeur reprend ses titres à succès, et la musique entraîne le public à danser, crevant la tension accumulée des semaines passées.

Affiche d
Colectif Turrab
Affiche pour un concert aux Amarres, le 29 mars 2024
turr.ab / Instagram

Pour toustes les organisateurices de soirées arabes, le soutien à la Palestine paraît évident. Il relève moins d'une opinion politique contingente que d'une revendication identitaire nécessaire, alors que le génocide en Palestine est instrumentalisé contre les Arabes au service de la montée du fascisme en France. Si certains discours ont tenté de remettre en cause le droit à faire la fête alors que les Palestiniennes subissent les exactions meurtrières de l'armée israélienne, cette pudeur n'a pas rencontré un franc succès à Paris. La fête arabe s'est pleinement emparée de la cause palestinienne. Comme le remarque Mouawiya, si les membres d'Al Beyt avaient dû attendre la fin des bombardements pour célébrer la Syrie révolutionnaire, il n'y aurait pas eu de mobilisation, et l'espace d'échange proposé au public fidèle du collectif n'existerait pas.

Des espaces communautaires

S'ils répondent à des besoins différents, les collectifs ont des points en commun que l'on retrouve dans toutes les soirées du genre : ils ont été créés au tournant des années 2020, par des personnes issu-es de la 1re ou 2e génération d'immigration. Surtout, ils reposent sur une autonomie bénévole quasi totale. Parfois soutenus par des artistes qui refusent des cachets ou réduisent les coûts de production, ces collectifs constitués en associations n'ont pas de bailleurs de fonds. Les frais sont souvent avancés par leurs membres qui réinvestissent les marges tirées dans le collectif. Ils sont nombreux à revendiquer activement cette autonomie financière, qui garantit leur liberté, en l'absence de comptes à rendre à des institutions. Par ailleurs, pour faire face à la répression politique et soutenir ce modèle plutôt précaire, les organisateurices peuvent compter sur les lieux qui accueillent les programmations arabes : des cas d'annulations d'événements en lien avec la Palestine ont certes fait polémiques ces dernières années, mais des salles engagées comme les Relais Solidaires de Pantin, la Flèche d'Or ou le Petit Bain demeurent de fervents alliés. Curieuses des propositions artistiques arabes, elles défendent aussi la liberté d'expression des artistes et des collectifs.

Nouveau Casino de Paris, le 7 mars 2023. Maysa Daw, chanteuse palestinienne de Haïfa, 27 ans, et membre de l'iconique groupe de hip-hop palestinien DAM, monte sur scène. Elle porte un maillot floqué du logo de Sa7ten (Bon appétit en arabe levantin), un collectif né après le début du génocide à Gaza, qui récolte des fonds pour les associations palestiniennes en organisant des événements festifs, et en y vendant de la nourriture et des produits dérivés. La chanteuse s'adresse en anglais et en arabe à un public issu de tout le monde arabe, du Maroc à la Syrie. « Nous ne sommes pas juste des opprimées, nous faisons la fête, nous aimons, nous applaudissons ! » leur lance Daw, dont les chansons, rappées ou chantées guitare à la main, revendiquent la fierté d'être arabe, d'être une femme, et de résister à l'oppression. La chanteuse vit sous le poids quotidien du joug israélien. Mais ces provocations musicales énergiques semblent s'adresser aussi bien à l'occupant israélien qu'à la répression occidentale de la solidarité avec la Palestine, dont le public parisien connaît bien le poids.

Pour celui-ci, ce genre d'expression est libérateur, comme me l'explique Ilef, étudiante née en France de parents tunisiens. Confrontée dès l'enfance au racisme et à la pression de l'assimilation culturelle, la jeune femme se reconnaît dans le sort et la lutte des Palestiniennes :

En tant qu'anciennes colonisées, et en tant que marginalisées ici, je vois la Palestine comme un miroir de notre stigmatisation.

Elle ne supporte plus, après le 7 octobre 2023, d'être confrontée à des personnes, dans ses études ou son travail, qui ne reconnaissent pas la gravité de la violence subie par les Palestiniennes. À côté d'elle, Asgad, étudiante en cinéma d'origine soudanaise, ajoute : «  [Dans ce genre d'événements] je n'ai pas besoin de faire d'efforts, je sais que les personnes me comprennent ». Suivant de près la difficile actualité palestinienne et soudanaise, elle renchérit : « Même si j'ai grandi en France, j'ai l'impression de vivre géographiquement dans d'autres espaces en même temps. » Les deux étudiantes considèrent les fêtes arabes comme des safe spaces, des espaces où elles se sentent libres de s'exprimer sans représailles, et où elles se sentent comprises par le reste du public. Yasmine, rencontrée à la soirée de Mahalla du 8 février, dit qu'elle se sent appartenir aux espaces de soirées arabes. « Ça fait du bien d'avoir des moments pour souffler. On se sent visible et ça donne de la force. Les minorités deviennent la majorité, tu peux zalghout4 et les gens te suivent. »

Ces événements deviennent ainsi des espaces communautaires à part entière, dans lesquels il se défend, plus qu'une culture sous-représentée, des rituels, des pratiques, toute une identité menacée comme le dit Yara de Turrab :

Il est question de la survie de notre identité dans un contexte où tout le monde cherche à l'effacer. Avec toute la censure qui existe depuis la guerre, on a besoin de cette diversité de collectifs et d'espaces dans lesquels parler, sans restreinte et sans entre-soi.

Retrouver sa langue

La défense de l'identité arabe passe aussi par la langue, dont l'usage est très courant dans ces espaces aménagés par les collectifs. Taha, consultant en informatique d'origine tunisienne installé en France depuis 4 ans, trouve ces espaces reposants. « Quand je parle en français, ma personnalité change », remarque-t-il en sortant de la soirée de Sa7ten, lors de laquelle les artistes se sont adressées au public principalement en arabe. Après la soirée, des Palestiniennes, Tunisiennes, Libanaises, Syriennes, Algériennes se retrouvent pour boire des coups et commenter la soirée. Toujours en arabe.

Affiche d
Collectif
Affiche pour une soirée de stand-up au Kibélé - café théâtre le 29 mai 2023
14de7k / Instagram

Le collectif 14 Dehek, formé en 2022 par des humoristes originaires de divers pays du monde arabe, a fait de l'usage de cette langue un axe central de son travail. Réunissant une cinquantaine d'humoristes qui s'expriment dans des dialectes variés allant du marocain au soudanais, du yéménite au palestinien, le collectif revendique ces différences linguistiques5, et cherche, à travers l'humour, à trouver les points communs, les sujets universels qui relient les différentes communautés arabes. Proposant des spectacles hebdomadaires, 14 Dehek fait ainsi défiler sur scène une myriade de langages qui s'adressent à un public tout aussi varié. Cette diversité, propre au public parisien, est impossible à rassembler dans un pays arabe, et c'est là la grande originalité du collectif : il revendique une identité arabe qui transcende les frontières, réunissant les diasporas par l'humour au-delà de leurs différences. En plus d'organiser des spectacles, le collectif accompagne les humoristes, souvent jeunes, en leur donnant accès à des scènes ouvertes, et en les formant dans des ateliers d'une remarquable bienveillance. Les humoristes se retrouvent pour confier leurs doutes, s'encourager, et travailler ensemble, apprenant, au prix de quelques confusions drôles et assumées, les différences d'accent et de dialecte des unes et des autres.

L'initiative de 14 Dehek est particulièrement intéressante en ce qu'elle relève le défi important, auquel se confrontent tous les collectifs, de franchir les barrières qui peuvent exister entre différentes cultures arabes, notamment celles du Proche-Orient et du Maghreb. Outre l'usage de dialectes variés de tout le monde arabe, les collectifs font un effort conscient dans leur programmation pour faire se rencontrer ces deux univers culturels, sans oublier d'y inclure les minorités ethniques du monde arabe comme les Kurdes ou les Amazighs. Turrab revendique ainsi d'avoir pensé des « concepts innovants » pour faire se rencontrer les cultures du monde arabe dans ses événements, tandis qu'Aura de Mahalla m'affirme chercher à « casser les catégories mentales des gens », en rassemblant sur scène des cultures très variées de la région SWANA.

Faire interagir la musique et les sujets politiques

Les événements culturels arabes de Paris ont cette particularité d'être conçus par des Arabes, et de s'adresser avant tout à des Arabes, dans un pays qui ne s'adresse à eux que par l'invective, le reproche et la condamnation. Cependant, un public français, blanc, non-arabophone est aussi adepte de cette scène : souvent militant, celui-ci a sa place parmi la diversité de cultures et d'origines. Il est généralement là par solidarité avec les causes que défendent les artistes. Les collectifs arabes soulignent à ce propos la grande curiosité du public parisien blanc, habitué au multiculturalisme, et particulièrement ouvert à de nouveaux univers esthétiques. Lors de l'anniversaire de la révolution syrienne organisé par Al Beyt à la Flèche d'Or, je rencontre Alfred et Jean, deux étudiants chercheurs qui connaissent et suivent des collectifs arabes parisiens. Alfred, doctorant en mathématiques, est passionné de musique. Il la considère comme « un vecteur de communication très puissant ». Il est membre du label indépendant Evolove, qui a montré sa solidarité avec la Palestine en organisant une levée de fonds pour la Palestine en partenariat avec le collectif Sa7ten, ce dernier programmant des artistes arabes pour accompagner les efforts du label.

Affiche d
Collectif Turrab
Affiche pour une soirée aux Relais Solidaires le 17 février 2024
@bold_jpg x @yaranahouli (instagram)

Ainsi, les safe spaces arabes révèlent une multitude de facettes : ils promeuvent la création artistique, procurent une communauté à des Arabes menacées et censurées, et nourrissent la réflexion et la mobilisation politique en défense des peuples opprimés ici et dans le monde arabe. Haroun est un artiste tunisien installé en France depuis 11 ans et fondateur en 2018 de Radio Flouka, une webradio basée à Paris qui diffuse de la musique originaire « du Machrek au Maghreb », et plus largement des pays du Sud global. Pour ce DJ, la musique permet de faire le lien entre les peuples et leurs oppressions, et de transcender les différences géographiques et identitaires des diasporas. Dans la décennie qui suit les mobilisations révolutionnaires de 2011, les artistes indépendantes reprennent le sentiment de fierté arabe exprimé dans les manifestations, et Haroun attribue à ce sentiment de fierté l'évolution de la scène parisienne arabe ces dernières années. Selon lui, les événements de solidarité politique amènent le public à s'intéresser à la musique arabe. Beaucoup d'organisateurices me parlent d'un « cercle vertueux » qui fait interagir la musique et les sujets politiques, et qui, partant de l'un, apporte du public à l'autre.


Le samedi 22 février, la fête bat son plein au théâtre du Renard dans le quartier de Châtelet. L'association Mawjoudin met un terme flamboyant à trois journées d'expositions, de discussions et d'ateliers sur les thématiques queers arabes. Vers 2 heures du matin, alors que la DJ syrienne Noise Diva, star de la scène néerlandaise, a fini son set et que la salle rallume ses lumières, la foule ne réagit pas : une darbouka circule entre les fêtardes, et celleux-ci continuent de danser en chantant à tue-tête des chansons populaires arabes. Lancée par des performances d'artistes queers, la soirée prend une allure de mariage arabe, s'éternisant au grand dam des vigiles qui ne parviennent pas à nous évacuer. Avec cet événement, l'association Mawjoudin marque son arrivée sur la scène parisienne. Elle se donne pour objectif de promouvoir la création artistique des communautés LGBTQI arabes, dans une bataille culturelle contre un discours occidental qui voudrait assigner l'homophobie et la fermeture d'esprit aux Arabes. Bien que les autres collectifs arabes ne se focalisent pas sur les personnes queers, l'inclusivité de toutes les identités de genre et sexualités est un principe acquis dans leurs espaces — comme me l'explique l'humoriste John Almo du collectif 14 Dehek : « On est déjà étouffées dans le monde arabe, on ne veut étouffer personne d'autre. » Profondément intersectionnelle dans son discours et ses pratiques, la scène arabe parisienne semble évoluer à contre-courant d'un espace public français qui se rétrécit, gagné par les discours fascisants de nos dirigeantes et de leurs alliées d'extrême droite.

En sortant enfin du théâtre du Renard, je fais la connaissance de Khaled et Majed, deux amis saoudiens venus à Paris seulement pour enchaîner des soirées arabes : « Dans les pays arabes, les nationalités ne se mélangent pas ainsi, à Paris si. Moi, je déteste Paris et je déteste la France. Mais je viens pour ce genre de fêtes, pour voir les Arabes ensemble », explique Khaled. « Pour nous, la politique et la musique sont inséparables. Sans les soirées arabes, je ne viendrais pas. » Paris serait-elle devenue, envers et contre tout le racisme qui se déploie aujourd'hui en France, un sas de respiration pour les Arabes ?

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Premier événement musical d'Orient XXI !

Affiche pour un concert : artistes, dates, horaires et lieu en arrière-plan coloré.


📆Samedi 19 avril
📍FGO-Barbara, 1 rue Fleury, 75018 Paris

🕟 18h30
Table ronde « Fusion ou friction, les enjeux de la musique alternative arabe en Occident » avec les artistes et Leyane Ajaka Dib Awada, modérée par Sarra Grira

Concert de Zeid Hamdan, Imed Alibi et Khalil Epi

Billetterie
Prévente 13 euros ; tarif plein 16 euros


1Culture queer du spectacle d'origine étasunienne.

2Nouvel an dont la date varie entre le 20 et le 22 mars. Il est fêté en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan et en Asie centrale, mais aussi au sein des communautés kurde, ouïgours et parsie.

3South-West Asia North-Africa, une appellation désignant les pays du sud-ouest de l'Asie (Pakistan, Afghanistan, Iran) à l'Afrique du Nord qui se veut inclusive des minorités ethniques non-arabes de cette région.

4Terme arabe pour «  youyou  ».

5Si les dialectes arabes ont pour base commune l'arabe écrit dit «  standard  », ils ont des accents, un vocabulaire, voire parfois des grammaires qui leur sont propres. Ces différences demandent parfois un temps d'adaptation aux personnes qui n'ont jamais entendu que l'arabe de leur communauté ou de leur pays. Il existe dans le monde arabe des rhétoriques chauvines attribuant une supériorité linguistique à certains dialectes ou prononciations.

16.04.2025 à 06:00

Palestine. La santé mentale, un enjeu décolonial

Joan Deas

Les Palestiniennes subissent une violence coloniale qui détruit non seulement leurs corps et leurs maisons, mais aussi leur psychisme. Génocide, déplacements forcés, blocus, humiliations quotidiennes constituent autant de traumatismes individuels et collectifs. Il est urgent de repolitiser la santé mentale pour en faire un enjeu de justice. Nul besoin d'être experte en psychiatrie pour comprendre que le génocide en cours à Gaza et la politique d'annexion israélienne en Cisjordanie et à (…)

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Texte intégral (3600 mots)

Les Palestiniennes subissent une violence coloniale qui détruit non seulement leurs corps et leurs maisons, mais aussi leur psychisme. Génocide, déplacements forcés, blocus, humiliations quotidiennes constituent autant de traumatismes individuels et collectifs. Il est urgent de repolitiser la santé mentale pour en faire un enjeu de justice.

Nul besoin d'être experte en psychiatrie pour comprendre que le génocide en cours à Gaza et la politique d'annexion israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ont des conséquences dramatiques pour la santé mentale du peuple palestinien. Ce qui se cache derrière les dommages physiques est peut-être bien plus violent encore : Israël, avec la complicité des États-Unis et dans l'indifférence quasi générale de leurs alliés occidentaux, est en train de détruire la structure émotionnelle, cognitive et psychologique de la population palestinienne.

Une population polytraumatisée

Le traumatisme des Palestiniennes prend racine en 1948, lorsque — suivant la déclaration d'indépendance de l'État d'Israël — plus de 750 000 Palestiniennes furent forcées de quitter leurs terres. Cette Nakba (catastrophe) — est un traumatisme collectif et transgénérationnel fondamental de l'histoire palestinienne. Il est aujourd'hui fortement ravivé dans la conscience collective par le déplacement forcé de 2 millions de Gazaouies depuis octobre 2023.

À la veille du 7 octobre 2023, Gaza était une prison à ciel ouvert depuis 2007. Les habitantes y vivaient coupées du monde, sous blocus terrestre, aérien et maritime imposé par Israël depuis 16 ans. Ce blocus a placé Gaza dans une situation de « dé-développement » et de crise humanitaire chronique et multiforme. Les restrictions de circulation et d'accès ont détruit le tissu économique et social et fait naître un sentiment de désespoir qui domine dans la population. Les habitantes de Gaza ont également subi quatre guerres d'ampleur avec Israël depuis 2008 (en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021) qui ont causé de nombreux morts et blessés ainsi que des dégâts psychologiques considérables.

En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, la population se retrouve dépourvue face à la croissance des colonies et à la violence des colons. Les Palestiniennes assistent impuissants à la confiscation de leurs terres et à la destruction de leurs biens. Ils sont quotidiennement humiliés par le vaste système de contrôle et de restrictions de mouvement imposé par la matrice coloniale israélienne depuis des décennies. Ils sont eux-mêmes ou voient leurs proches se faire emprisonner, blesser, ou tuer sans que justice soit faite. Cette situation et l'absence de perspective d'évolution à court ou moyen terme ont eu un impact traumatique direct sur la population palestinienne. L'accélération drastique, particulièrement après le 7 octobre 2023, de ces tendances de longue date en matière de discrimination, d'oppression et de violence place la Cisjordanie au bord de la catastrophe, tandis que Gaza a glissé dans l'abîme.

Il est essentiel d'être précis quant aux conséquences catastrophiques du génocide en cours. Bien au-delà de ses prétendus objectifs militaires, Israël a stratégiquement ciblé à grande échelle toutes les infrastructures vitales nécessaires au maintien du tissu social et économique de la population gazaouie. En anéantissant des familles entières et en détruisant des espaces où les gens tissent des liens et s'entraident, comme les écoles, les hôpitaux, les mosquées et les églises, Israël a fait disparaître les sources de subsistance et de soutien communautaires fondamentales à la stabilité psychologique de la population. Le nombre de victimes est si élevé et les destructions d'infrastructures si étendues que les familles sont dans l'incapacité de pratiquer leurs rituels funéraires, rendant le processus de deuil extrêmement difficile. Adultes comme enfants sont confrontés à une anxiété extrême, à la faim et à la soif, à la peur et à une inquiétude constante pour leur propre sécurité et celle de leurs proches.

Un tel traumatisme ne se limite pas au présent et aux personnes directement touchées. Il peut engendrer de graves traumatismes intergénérationnels, comme en témoignent les études sur les enfants de survivants de l'Holocauste et d'autres traumatismes de masse1.

Des besoins mal évalués

Pour diverses raisons liées aux manques de moyens et au tabou social entourant la question de la santé mentale en Palestine, il existe (trop) peu de données statistiques sur les conditions sociopsychologiques des Palestiniennes. On peut tout de même citer quelques chiffres d'études menées avant le génocide. Une étude publiée en 2017 indiquait que la population du Territoire palestinien occupé (TPO) était déjà la plus touchée par les troubles mentaux de l'ensemble des pays de la Méditerranée orientale2.

La Palestine avait notamment déjà de loin les taux de dépression les plus élevés des pays de la région. Selon les données de cette étude, la dépression était la deuxième cause d'invalidité en Palestine en 2015. En 2021, une étude de la Banque mondiale3 effectuée sur un panel de 5 867 Palestiniennes a relevé quant à elle la présence de symptômes dépressifs chez 50 % des répondantes en Cisjordanie et 71 % à Gaza.

Il n'existe pas encore de chiffres ni d'étude évaluant les conséquences du génocide en cours à Gaza sur la santé mentale de la population. Des rapports révèlent cependant que les enfants gazaouis présentent des réactions traumatiques aiguës, incluant paralysie, mutisme, convulsions, confusion et perte de contrôle de la vessie.

Les jeunes sont de manière générale particulièrement touchés par les problèmes de santé mentale. Une étude publiée en 2015 indiquait que 40 % d'entre eux souffraient de troubles de l'humeur, 90 % d'autres pathologies liées au stress et 60 % à 70 % de symptômes de « stress post-traumatique »4. Selon Médecins sans frontières, dans un article datant de 2021, les suicides et tentatives de suicide ont régulièrement augmenté depuis 2007, alors même qu'ils sont clairement sous-rapportés à cause de la stigmatisation des problèmes de santé mentale au sein de la société palestinienne. Si la tentative de suicide est un crime selon la loi palestinienne, une étude médicale publiée dans le World Journal of Medical Sciences en 2014 rapporte cependant qu'un quart des adolescentes palestiniennes (13-17 ans) avaient déjà fait des tentatives de suicide. L'un des taux les plus élevés au monde.

Des outils inadaptés

Samah Jabr, responsable de l'unité de santé mentale au ministère palestinien de la santé, remet cependant en question ces statistiques. Elle est l'une des 34 psychiatres palestiniennes tentant de faire face avec difficulté aux immenses besoins d'une population polytraumatisée de 5,5 millions d'habitantes. Selon elle, les outils développés en Occident pour mesurer la dépression, comme l'inventaire de Beck5, ne font pas la distinction entre la souffrance justifiée et la dépression clinique et ne tiennent pas compte des circonstances dans lesquelles l'angoisse constitue une réponse raisonnable et adaptée à la situation vécue.

Elle soutient également que la notion de trouble de stress post-traumatique (TSPT) n'est pas applicable à la population palestinienne, car il n'y a pas de « post » dans la situation endurée. Le traumatisme en Palestine est collectif et continu, et la menace toujours présente :

Nous décrivons notre expérience psychologique dans des termes qui, nous l'espérons, seront compris en Occident, et nous parlons donc beaucoup du trouble de stress post-traumatique (TSPT). Mais je vois des patients souffrant de TSPT à la suite d'un accident de voiture. Pas après un emprisonnement, ni après un bombardement, ni après avoir été étiqueté comme une personne hors la loi (…). L'effet est plus profond. Il change la personnalité, il change le système de croyances, et cela ne ressemble pas à un TSPT.6

Pour Samah Jabr, il serait nécessaire d'aller au-delà des outils occidentaux et de la définition donnée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), pour développer ses propres normes en matière de santé mentale. Le TSPT devrait ainsi être requalifié de « trouble de stress traumatique chronique » pour décrire correctement la situation vécue par les Palestiniennes7.

Une responsabilité qui dépasse le cadre clinique

Il est également indispensable de prendre en considération la responsabilité de la violence politique et des dynamiques de pouvoir à l'œuvre dans le traumatisme palestinien. Répondre aux traumatismes implique une responsabilité qui dépasse le cadre clinique. Il est indispensable d'aborder leurs manifestations psychologiques, sociales et politiques. Or, ces aspects sont souvent occultés par les classifications des maladies qui tendent à individualiser les souffrances. Ce travail ne relève pas uniquement des professionnelles de la santé mentale. Il exige une réponse collective, à plusieurs niveaux, ancrée dans la justice sociale — la justice étant une condition essentielle à toute guérison. Pour que les Palestiniennes puissent réellement se rétablir de manière significative, la réalité politique en Palestine doit changer.

L'occupation et la colonisation israéliennes sont bien les premières responsables de l'état catastrophique de la santé mentale en Palestine. Les acteurs palestiniens travaillant dans le domaine de la santé mentale, tels que l'ONG « Gaza Community Mental Health Programme », ont compris cette réalité — qu'ils vivent eux-mêmes dans leur chair — et s'efforcent d'intégrer au sein de leur mandat la lutte pour les droits humains et la fin de l'occupation israélienne. Cela a néanmoins conduit certains de ces acteurs locaux à être privés de plusieurs fonds occidentaux, notamment européens et américains, victimes de la politique dite « de conditionnalité » imposée par ces bailleurs. Cette clause empêche en effet les organisations locales suspectées d'« activisme politique », « d'incitation à la haine » et de « soutien au terrorisme » de recevoir ces fonds, comme le dénonçait Amnesty international en novembre 2023.

Selon Tariq Dana :

[Ces restrictions imposées par les bailleurs] criminalisent de nombreuses organisations palestiniennes qui se lancent dans des formes modérées de résistance par le biais du droit international, de la défense des droits humains et en soutenant la survie des communautés. Ces restrictions contribueront donc non seulement à une marginalisation accrue de la cause palestinienne, mais faciliteront également l'institutionnalisation de l'expansion coloniale israélienne8.

Du côté des organisations internationales humanitaires opérant en Palestine, trop rares sont les fois où sont dénoncées dans leurs rapports ou leurs discours les véritables causes des problèmes que celles-ci — en majorité occidentales — sont pourtant censées venir endiguer. Des causes éminemment politiques, dont les acteurs humanitaires internationaux ne peuvent se saisir du fait de la nature même de leur mandat. Au nom du sacro-saint principe humanitaire d'«  impartialité politique  », le paradigme d'aide guidant l'action de ces organisations est ainsi principalement technocratique, apolitique et « neutre ». En acceptant la stratégie de dépolitisation de l'aide dictée par Tel-Aviv, Washington et les bailleurs de fonds occidentaux, ce mode d'action a permis à Israël d'échapper à ses responsabilités en tant que puissance occupante. Ce faisant, il n'a fait que renforcer le système colonial israélien, sans jamais réussir à améliorer durablement les conditions de vie de la population palestinienne.

Ainsi, malgré les dizaines de milliards de dollars d'aide investis en Palestine par les bailleurs de fonds internationaux depuis des décennies, faisant de la population palestinienne l'un des plus importants bénéficiaires d'aide non militaire par personne au monde9, tous les indicateurs à disposition indiquent une détérioration de la situation économique et humanitaire des Palestiniennes. C'est tout particulièrement le cas de la santé mentale, domaine longtemps délaissé et parent pauvre de l'action humanitaire en Palestine.

Le paradigme d'aide humanitaire prévalant en Palestine doit ainsi être urgemment repensé, repolitisé et réarticulé autour de la lutte pour les droits fondamentaux des Palestiniennes, seule option capable de mettre fin aux causes endémiques du fléau de la santé mentale en Palestine. Tout doit être fait pour faire renaître l'espoir de justice. Seule celle-ci permettrait une véritable amélioration de la santé mentale des Palestiniennes.


1Bruno Halioua, Muriel Vaislic, Patrick Bantman, Rachel Rimmer, Stéphanie Dassa, Jonathan Taieb, Dan Halioua, Samuel Sarfati, Alexis Astruc, Thierry Bury, Nicole Kac-Ohana, Marc Cohen, Richard Prasquier, «  Que nous apprennent les enfants des survivants de la Shoah sur la transmission transgénérationnelle du traumatisme  ?  », European Journal of Trauma & Dissociation, Volume 6, n°1, 2022.

2Raghid Charara, Mohammad Forouzanfar et autres, «  The Burden of Mental Disorders in the Eastern Mediterranean Region, 1990-2013  », PLoS ONE, 12 (1), 2017, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0169575

3Institution financière internationale qui accorde des prêts et autres appuis financiers à des pays en développement pour des projets d'investissement.

4Dyaa Saymah, Lynda Tait and Maria Michail, An overview of the mental health system in Gaza : an assessment using the World Health Organization's Assessment Instrument for Mental Health Systems (WHO-AIMS), janvier 2015

5L'Inventaire de dépression de Beck (IDB) est un des instruments de dépistage les plus largement utilisés pour mesurer la sévérité de la dépression chez les adultes ainsi que chez les adolescents de plus de 13 ans.

6Olivia Goldhill, «  Palestine's head of mental health services says PTSD is a western concept  », Quartz, 13 janvier 2019.

7Mohamed Altawil, Aiman El Asam, Ameerah Khadaroo, «  Impact of chronic war trauma exposure on PTSD diagnosis from 2006 -2021 : a longitudinal study in Palestine  », Middle East Current Psychiatry, février 2023.

8Tariq Dana, «  Criminalizing Palestinian Resistance : The EU's Additional Condition on Aid to Palestine  », Al-Shabaka, 2 février 2020.

9Jeremy Wildeman et Alaa Tartir, «  Can Oslo's failed aid model be laid to rest  ?  », Al-Shabaka, 19 septembre 2013

15.04.2025 à 06:00

Palestine. L'urgence d'un sursaut politique unitaire

Muzna Shihabi

Et si des décombres renaissait l'Organisation de libération de la Palestine ? Réunissant plus de 400 participants, en février à Doha, la conférence nationale palestinienne a posé les principes fondateurs de la force politique de demain. Celle qui devra faire face au génocide dans la bande de Gaza, au nettoyage ethnique en Cisjordanie et à la politique d'apartheid menée par Israël devra avant tout réussir à s'imposer sur l'échiquier politique palestinien. Palestine, 1948. La terre est (…)

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Et si des décombres renaissait l'Organisation de libération de la Palestine ? Réunissant plus de 400 participants, en février à Doha, la conférence nationale palestinienne a posé les principes fondateurs de la force politique de demain. Celle qui devra faire face au génocide dans la bande de Gaza, au nettoyage ethnique en Cisjordanie et à la politique d'apartheid menée par Israël devra avant tout réussir à s'imposer sur l'échiquier politique palestinien.

Palestine, 1948. La terre est perdue. Non pas cédée, mais arrachée, morceau par morceau, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un peuple sans ancrage, sans toit, sans armée. Ils étaient là pourtant, tenaces, silencieux souvent, dans les camps, dans les rues, dans l'attente.

En mai 1964, l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) naît. Moins comme une institution que comme un sursaut. Il fallait une voix. Un nom. Un point de ralliement pour ceux qu'on ne voyait plus. L'OLP n'avait pas les moyens d'un État. Ni même ceux d'une organisation solide. Mais elle avait cette force discrète qui précède les ruptures : la nécessité. Une charte, des mots, un horizon : libérer la terre. Dire, à nouveau, que la Palestine existait et existe encore. Qu'elle n'était pas une parenthèse close, mais une phrase suspendue.

Représenter les Palestiniens, ce n'était pas parler à leur place. C'était ouvrir un espace où leur absence cesse d'être vide. C'était maintenir vivante une géographie invisible, celle des souvenirs, des noms de villages effacés, des rêves transmis à voix basse.

Quand Saïd et Darwich, les voix de l'OLP, se sont tus

Dix ans après la naissance de l'organisation, en 1974, deux figures majeures de la pensée palestinienne se rencontrent à New York : Edward Saïd, intellectuel formé aux États-Unis, théoricien de l'orientalisme, et Mahmoud Darwich, poète de l'exil. Tous deux marqués par la Nakba, tous deux porteurs d'une voix palestinienne sur la scène internationale. Leur amitié, nourrie par une même exigence morale et politique, les conduit à devenir, un temps, les relais culturels de l'OLP. Ensemble, ils participent à la rédaction du discours que Yasser Arafat prononce à la tribune des Nations unies, cette même année, et dont la formule reste dans les mémoires : « Je suis venu, un rameau d'olivier dans une main, un fusil de combattant dans l'autre. »

Mais l'élan se brise en 1993. Les accords d'Oslo, signés dans le secret sous l'égide des États-Unis, entérinent une reconnaissance mutuelle entre Israël et l'OLP. En apparence, c'est un tournant historique. Dans les faits, l'asymétrie est flagrante. L'OLP reconnaît l'État d'Israël ; Israël, lui, ne reconnaît pas un État palestinien. L'Autorité palestinienne (AP), censée incarner l'embryon d'un futur gouvernement, n'a de contrôle ni sur les frontières, ni sur les ressources, ni sur la sécurité. La Cisjordanie est morcelée en zones, dont plus de 60 % restent aux mains de l'armée israélienne. Les colonies continuent de s'étendre. Les sujets les plus sensibles — Jérusalem, les réfugiés, les frontières définitives — sont relégués à des « discussions ultérieures », sans échéance ferme.

Pour Darwich, c'est la « mort du système politique palestinien ». Pour Saïd, un « Versailles palestinien ». Tous deux voient dans cet accord non pas une promesse de paix, mais une reddition maquillée en compromis. Ils prennent leurs distances, refusant de cautionner ce qu'ils perçoivent comme une dénaturation du projet national.

La conférence nationale palestinienne qui s'est tenue à Doha (Qatar) du 18 au 20 février 2025 a pour ambition de faire renaître une Organisation de libération de la Palestine unie dans sa diversité et en prise avec le peuple palestinien. Une gageure.

Une conférence unitaire à Doha

En février 2024 se tenait à Doha une conférence académique sur la Palestine, organisée par le Centre arabe de recherches et d'études politiques (Carep). Il y fut décidé de reconstruire l'Organisation de libération de la Palestine sur une base unifiée, en incluant les partis absents, tels que le Hamas et le Jihad islamique, ainsi que des personnalités indépendantes représentant une majorité silencieuse palestinienne. Plusieurs milliers de Palestiniens de la diaspora, des Territoires occupés et des camps de réfugiés ont signé cet appel.

Pourquoi à Doha, s'interrogent certains. La ville qatarie s'est imposée comme le dernier recours, après le refus clair d'autres capitales arabes, africaines et musulmanes d'accueillir cette rencontre, sous la pression de l'AP. La conférence s'est en effet heurtée à l'hostilité de l'Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, qui, pour son édition 2025, a empêché 33 membres du Fatah de se rendre à Doha. Plusieurs fonctionnaires de l'AP ont été menacés d'arrestation et de licenciement par les forces de sécurité s'ils se rendaient à la conférence. Les organisateurs ont annoncé un soutien juridique aux participants faisant l'objet de représailles.

La faction de Marwan Barghouti n'est pas la seule représentante du Fatah invitée à la conférence, comme le prétendent certains membres du Fatah au pouvoir, bien que sa figure nationale soit indiscutablement porteuse d'une légitimité populaire. Selon Ahmed Ghonem, un des leaders du mouvement :

Il ne s'agit pas de regrouper les leaders politiques ou de faire une coalition de factions ; cette conférence rassemble les personnes, y compris des représentants des factions, qui aspirent à l'unité nationale, chose que les factions n'ont jamais réussi à concrétiser malgré presque deux décennies de discussion.

La « nécessité » d'un leadership unifié

La conférence a réuni plus de quatre cents participants venus des camps de réfugiés en Syrie, au Liban, à Gaza et en Cisjordanie, mais aussi des métropoles lointaines comme Toronto, Istanbul, Amsterdam, Londres et Chicago.

Pour Mostafa Barghouti, secrétaire général de l'Initiative nationale palestinienne, le troisième parti politique de l'échiquier, se présentant en alternative au Fatah et au Hamas, « il s'agit d'une initiative populaire visant à restaurer l'unité palestinienne et à mener une action nationale urgente face au génocide ».

Autre principe fort : « l'urgence et la nécessité » pour la Palestine « de disposer d'un leadership national unifié afin de faire face à la fragmentation politique et aux pressions extérieures », affirme Anis Kassim. Cet avocat et rédacteur en chef du Palestine Yearbook of International Law (Annuaire de droit international de la Palestine) avait contribué à la saisine de la Cour internationale de justice à l'issue de laquelle l'institution a affirmé, dans son avis consultatif du 9 juillet 2004, l'illégalité du mur de séparation d'Israël et de son régime associé.

Un comité de suivi de 17 membres élus sera chargé de prendre contact avec les factions palestiniennes, y compris — et surtout — celles extérieures à l'OLP, comme le Hamas et le Jihad islamique, pour unifier le leadership. Le président de la conférence, Muin Taher, ancien commandant du bataillon Al-Jarmak du Fatah, qui a joué un rôle clé dans la bataille du château de Beaufort (Qala'at Al-Shkeif) au Sud-Liban en 19821, a réaffirmé l'importance de maintenir une diversité d'opinions au sein d'une OLP unifiée reconstruite « sur des bases nationales et démocratiques ».

Le comité de suivi est également chargé d'ouvrir un dialogue avec le président palestinien Mahmoud Abbas et le Comité exécutif de l'OLP, dans le but d'établir une feuille de route pour des élections démocratiques et une réforme institutionnelle. Les recommandations comprenaient la réactivation des syndicats professionnels, la réouverture de l'adhésion à l'OLP, ainsi que l'organisation d'élections en ligne pour inclure tous les Palestiniens en Palestine occupée et dans la diaspora, y compris les camps de réfugiés.

Au-delà de l'apparence institutionnelle de la conférence, les murmures qui s'élevaient dans les couloirs faisaient écho à la tragédie palestinienne. Récits d'emprisonnements, tortures, pertes ; des blessures récentes ou distillées au fil des décennies. Une femme, rescapée du génocide, nous confie : « Nous sommes les Palestiniens de 23 », une référence à cette nouvelle génération ayant traversé les horreurs du génocide qui a débuté en 2023, tout comme les précédentes qui avaient enduré les catastrophes de 1948 et 1967. Un représentant du Fatah, se préparant à regagner la Cisjordanie, redoutait la colère de la police d'Abou Mazen (surnom de Mahmoud Abbas), au point d'angoisser à l'idée de ne pas dénicher un narguilé en prison…

Au-delà des murs de l'oppression

Beaucoup, au cours de leurs prises de parole, ont exprimé leur frustration face à une OLP qui, au lieu d'être le porte-voix de la lutte pour la libération, est devenue une entité administrative déconnectée des aspirations du peuple palestinien. Ils ont souligné que la diaspora palestinienne, souvent négligée, devait être réhabilitée dans la lutte. Un jeune journaliste venu d'Espagne a résumé ce ressenti :

Regardez, nous sommes unis dans la même douleur face à Israël ; notre lutte est intrinsèquement collective. Comment peut-on encore tolérer ce fossé entre le Fatah et le Hamas après tout ce que nous avons enduré ?

La conférence de Doha a offert aux Palestiniens présents l'occasion de s'exprimer dans un espace sécurisé, où leur parole a pu s'élever au-delà des murs de l'oppression, qu'elle soit orchestrée par Israël ou par l'Autorité palestinienne elle-même.

Qu'ils appartiennent au Fatah, au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) ou au Hamas, l'analyse est unanime : depuis les accords d'Oslo, le rôle de l'OLP s'est réduit à des préoccupations strictement locales, s'enfermant dans une logique gestionnaire et perdant son pouvoir représentatif et sa capacité à défendre les droits du peuple palestinien. En choisissant de faire des concessions sur divers droits, y compris celui d'organiser des élections, les dirigeants palestiniens ont laissé un vide politique, dont les conséquences pèsent aujourd'hui lourdement, au cœur d'un génocide et d'un nettoyage ethnique en cours.

Aujourd'hui, l'absence de Darwich et Saïd se fait sentir comme une cicatrice ouverte, un vide immense dans le cœur des Palestiniens. Dans ce climat de désespoir, la tentation est grande de se demander ce qu'ils auraient dit pour éclairer les esprits et apaiser les peines. « Quelle tristesse qu'ils ne soient pas là, car leur âme et pensée auraient illuminé notre rassemblement », confie un universitaire palestinien.

La conférence de Doha se révèle comme un acte de résistance. Saïd et Darwich auraient ajouté leur voix à cet appel urgent à l'unité : « Ne laissez pas le rameau d'olivier tomber de ma main », s'écriait le Yasser Arafat. Aujourd'hui, ce rameau doit se conjuguer à une volonté de changement. Pour que les Palestiniens de 23 soient la dernière génération des damnés de notre Terre.

Les principes affirmés par la conférence nationale palestinienne, tirés de sa déclaration finale :

  • Restaurer l'Organisation de libération de la Palestine en tant que seul représentant légitime du peuple palestinien dans tous les lieux de sa présence et en tant que foyer unificateur des forces, des institutions et des composantes du peuple palestinien, en rétablissant son rôle de libération nationale, d'une manière qui garantisse la fin de la division palestinienne et l'unité de représentation, et afin de réaliser les droits naturels, historiques, politiques et juridiques du peuple palestinien.
  • Former une direction nationale palestinienne unifiée et faire face au génocide, à l'annexion et aux plans de colonisation, ainsi qu'au projet Trump-Nétanyahou de déplacement et de nettoyage ethnique.
  • Constater l'unité de la terre, l'unité du peuple, l'unité de lutte et de destin, l'unité du récit, l'unité du système politique et le droit du peuple palestinien à l'autodétermination.
  • Voir dans les élections démocratiques pratiquées par le peuple palestinien, à l'intérieur et à l'extérieur de la Palestine, le mécanisme idéal pour achever le processus de reconstruction de l'OLP.
  • Affirmer le droit du peuple palestinien à lutter et à résister sous toutes ses formes, conformément aux dispositions du droit international, afin de garantir le succès des Palestiniens dans le renversement du projet de colonialisme de peuplement et la fin de l'occupation et du « système d'apartheid » de ségrégation raciale.

1NDLR. La bataille de Beaufort a été menée entre l'armée israélienne et l'OLP le 6 juin 1982, autour du château de Beaufort, au Liban. Il s'agit de l'un des premiers affrontements de la guerre du Liban de 1982, à l'issue duquel l'armée israélienne s'est emparée du château et l'a occupé jusqu'en 2000.

14.04.2025 à 11:52

« Nous, journalistes français, nous déclarons solidaires de nos collègues de Gaza »

Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont tué plus de deux cents journalistes palestiniens en dix-huit mois. Un collectif d'organisations professionnelles françaises, dont Orient XXI fait partie, a dénoncé, dans une tribune, cette hécatombe et le black-out médiatique qu'Israël organise sciemment. En voici des extraits. Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille. […] En un (…)

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Texte intégral (901 mots)

Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont tué plus de deux cents journalistes palestiniens en dix-huit mois. Un collectif d'organisations professionnelles françaises, dont Orient XXI fait partie, a dénoncé, dans une tribune, cette hécatombe et le black-out médiatique qu'Israël organise sciemment. En voici des extraits.
Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.

[…] En un an et demi de guerre dans l'enclave côtière, les opérations israéliennes ont causé la mort de près de 200 professionnels des médias palestiniens, selon les organisations internationales de défense des journalistes, telles Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes et la Fédération internationale des journalistes, en lien avec le Palestinian Journalists Syndicate. Dans l'histoire de notre profession, tous conflits confondus, c'est une hécatombe d'une magnitude jamais vue, comme le démontre une récente étude de l'université américaine Brown.

Protéger nos confrères et consœurs palestiniens

[...] Tous ces confrères et consœurs portaient un casque et un gilet pare-balles, floqué du sigle « Press », les identifiant clairement comme des professionnels des médias. Certains avaient reçu des menaces téléphoniques de responsables militaires israéliens ou bien avaient été désignés comme des membres de groupes armés gazaouis par le porte-parole de l'armée, sans que celui-ci fournisse des preuves crédibles à l'appui de ces accusations. Autant d'éléments qui incitent à penser qu'ils ont été délibérément visés par l'armée israélienne.

[…] En tant que journalistes, viscéralement attachés à la liberté d'informer, il est de notre devoir de dénoncer cette politique, de manifester notre solidarité avec nos collègues palestiniens et de réclamer, encore et toujours, le droit d'entrer dans Gaza. Si nous demandons cela, ce n'est pas parce que nous estimons que la couverture de Gaza est incomplète en l'absence de journalistes occidentaux. C'est pour relayer et protéger, par notre présence, nos confrères et consœurs palestiniens qui font preuve d'un courage inouï, en nous faisant parvenir les images et les témoignages de la tragédie incommensurable en cours à Gaza.

Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT et CFDT-Journalistes, Reporters sans frontières, le prix Albert-Londres, la Fédération internationale des journalistes, le collectif Reporters solidaires, la commission journalistes de la SCAM, les sociétés de journalistes et les rédactions des médias suivants : AFP ; Arrêt sur images ; Arte ; BFMTV ; Blast ; Capital  ; Challenges ; Le Courrier de l'Atlas ; Courrier International ; Le Figaro ; France 2 ; France 3 rédaction nationale ; France 24 ; FranceInfo TV et franceinfo.fr ; L'Humanité ; L'Informé ; Konbini ; LCI ; Libération ; M6 ; Mediapart ; Le Monde ; Le Nouvel Obs ; Orient XXI ; Politis ; Le Parisien ; Premières Lignes TV ; Radio France ; Radio France Internationale ; RMC ; Saphirnews ; Sept à Huit ; 60 millions de consommateurs ; Télérama ; TF1 ; La Tribune ; TV5 Monde ; L'Usine nouvelle ; La Vie.

Collectif

14.04.2025 à 06:00

Kfar Kila, Liban. « Les Israéliens ont tout tué, même la peur qui était en nous »

Laurent Perpigna Iban

Si, depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 27 novembre, un semblant de vie a repris au Sud-Liban, les villages les plus proches de la ligne de démarcation, eux, sont maintenus dans la guerre. À Kfar-Kila, la ville a été rayée de la carte par l'armée israélienne qui entrave tout processus de reconstruction. Orient XXI a pu se rendre dans ce Liban où la paix ne reste qu'un lointain mirage. De notre envoyé spécial. « Mon village, celui de ma famille sur des générations, n'est (…)

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Texte intégral (6581 mots)

Si, depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 27 novembre, un semblant de vie a repris au Sud-Liban, les villages les plus proches de la ligne de démarcation, eux, sont maintenus dans la guerre. À Kfar-Kila, la ville a été rayée de la carte par l'armée israélienne qui entrave tout processus de reconstruction. Orient XXI a pu se rendre dans ce Liban où la paix ne reste qu'un lointain mirage.

De notre envoyé spécial.

« Mon village, celui de ma famille sur des générations, n'est plus. Ils l'ont rasé. Et même si Kfar Kila a connu des périodes sombres, notamment durant l'occupation israélienne, jamais je n'aurais imaginé le voir ainsi. Cela me brise le cœur, si mes parents voyaient cela… »
Hassan Jamil Shami, 65 ans, se tient debout dans ce qui semble avoir été jadis la rue principale de Kfar Kila, mais qui n'est plus qu'un océan de poussière et de gravats, dans lequel le bitume s'est noyé. Pour lui, ce village — qui comptait avant le 7 octobre 2023 quelque 5 000 habitants — était bien plus qu'un lieu de naissance ou qu'une adresse sur son état-civil : c'était la bourgade de toute une vie et une partie de son ADN. Il explique, la gorge nouée :

Notre terre, nous avons appris à l'aimer dans ses pires heures, en réparant les dommages qui lui ont été faits lors des différentes guerres, quand elle a été occupée par l'ennemi, puis libérée. Je suis revenu juste après le cessez-le-feu, jamais je n'aurais imaginé être confronté à ça.

Un drapeau flotte devant un bâtiment effondré, sur un sol poussiéreux.
Dans ce qui semblait être avant le 7 octobre 2023 l'artère principale de Kfar Kila, tout n'est que désolation. Il ne reste que des bâtiments en ruines sur lesquels ont été accrochés des portraits de combattants du Hezbollah morts au combat.

L'homme possédait trois maisons dans le village ; deux sont à terre, une autre sens dessus-dessous. C'est dans une pièce éventrée de cette dernière, sans murs ni fenêtres, et sur un matelas posé au sol, qu'il tente, la nuit venue, de trouver le sommeil. Un retour temporaire de quelques jours en forme d'épreuve qu'il s'impose régulièrement depuis le 27 novembre 2024 : « Il n'y a pas d'eau, pas d'électricité, pas de nourriture. Personne ne peut vivre ici. Les Israéliens ont voulu nous rayer de la carte, et pire encore, empêcher la vie de pouvoir renaître ici. »

Terrains dévastés, bâtiments en ruines, montagnes en arrière-plan. Atmosphère désolée.
Kfar Kila n'a pas seulement été bombardé : il a été rendu totalement inhabitable par l'armée israélienne. Tout est à reconstruire.

« Ils ont tout volé »

L'homme salue un petit groupe de sexagénaires, eux aussi de passage. Difficile de savoir ce qu'ils sont venus faire réellement : à Kfar Kila, les maisons ne sont pas seulement éventrées par les frappes aériennes, elles ont été réduites à l'état de ruines. Pour beaucoup, parvenir à récupérer des effets personnels dans cette mer de gravats relève du miracle.

« C'est mon village depuis toujours, c'est pour cela que je viens ici, pour être près de lui. Je m'en veux d'avoir dû l'abandonner pendant la guerre, regardez ce qu'ils [les soldats israéliens] en ont fait », commente Abddallah Mraae, comme s'il parlait d'un proche en fin de vie.

Ruines de bâtiments effondrés, débris et végétation dans un paysage dévasté.
Sur une maison qui n'a pas été rasée, un graffiti laissé par des locaux : «  Nous nous vengerons  ».

Cet agriculteur d'une trentaine d'années estime ses pertes à environ 100 000 dollars (88 030 euros) : « 500 chèvres, 200 acres d'agriculture, et je ne vous parle même pas de nos maisons. » Il montre un matelas posé dans un édifice brinquebalant, mais toujours — pour l'heure — debout : « Moi, je dors ici en ce moment. Les murs tiennent bon », s'amuse-t-il. Avant, rongé par la colère, de reprendre :

Les chèvres que nous avions sur un terrain à Marjayoun ont été visés délibérément depuis le ciel. Il n'y avait rien autour du troupeau, aucun bâtiment, elles sont toutes mortes bombardées. Quelle autre armée au monde bombarde des chèvres ?

À ses côtés, une personne ayant requis l'anonymat le coupe : « Ils ont tout volé, même des chaises en plastique et le générateur d'électricité de la municipalité. » Il relève son pantalon pudiquement, et pointe une blessure à peine suturée. « J'ai voulu aller voir près du mur l'état de mes oliviers, les soldats israéliens m'ont tiré une balle dans la jambe. »

Des hommes assis devant un bâtiment partiellement détruit, entourés de débris.
Dans un des seuls bâtiments encore debout, des locaux ont installé des matelas : ceux qui rentrent pour quelques jours à Kfar Kila y trouvent un peu de repos la nuit venue.

Le groupe se montre prudent : selon eux, les tireurs, embusqués le long du mur de séparation1, visent régulièrement les personnes qui s'approchent à quelques centaines de mètres d'eux. Un drone d'observation vrombit dans le ciel, il suit nos moindres faits et gestes. Un homme, hilare, se coiffe d'une perruque. Depuis le retour dans le village, tous ont appris à évoluer sous vidéosurveillance constante.

Zone de conflit avec un mur, des barbelés et un soldat en arrière-plan.
L'armée israélienne n'est pas bien loin : embusqués derrière des protections sur le versant libanais du mur de séparation, les soldats surveillent les moindre faits et gestes de la population, appuyés par des drones d'observation qui vrombissent dans le ciel. À quelques mètres, des soldats libanais stationnent, ainsi que les troupes de la Finul.

Tireurs en embuscade

Un peu plus loin, le mur de séparation vient lécher des bâtiments en ruines, où de nombreux graffitis en hébreu sont visibles. Nous sommes au cœur d'une « zone tampon » de quelques dizaines de mètres, qui offre un panorama pour le moins surprenant : dans un triangle improvisé se regardent en chiens de faïence les militaires israéliens embusqués derrière de lourdes protections, les troupes dont la Force intérimaire des Nations unies (Finul) retranchées dans leur base, et quelques soldats libanais, avachis sur un tas de gravats en plein soleil.

Ruines d
Partout, des marques de l'occupation israélienne sont encore visibles : les soldats ont laissé des mots aux habitants libanais.

Un véhicule avec à son bord une famille libanaise passe à proximité. La tension monte d'un cran : par la fenêtre, des femmes font avec leurs doigts le signe de la victoire, destiné aux Israéliens qui scrutent la scène à la jumelle. Le drone, toujours présent, descend dangereusement.

Des débris de bâtiments effondrés, des personnes marchent sur les ruines.
Les habitants de Kfar Kila insistent : leur ville n'est pas seulement inhabitable, tout processus de reconstruction est totalement bloqué par l'armée israélienne. Depuis le cessez-le-feu, des dizaines de personnes ont été blessés par des snipers israéliens, et au moins quatre ont trouvé la mort.

Au bout de la rue, dans une zone supposée à l'abri des potentiels tirs israéliens, un habitant, ayant lui aussi requis l'anonymat, commente : « Je crains que les Israéliens ne finissent par revenir, rapidement. Mais je n'ai pas peur. Nous sommes sur nos terres et nous ne menaçons personne. »

Il poursuit :

Kfar Kila est laissée pour compte, nous le savons. À cinq kilomètres d'ici, l'armée libanaise a fait beaucoup d'efforts, aide la population à se réinstaller, tente de régler les problèmes d'électricité… Nous avons souvent été critiques envers eux, alors il faut le reconnaître. Mais ici, il semble que l'endroit soit trop sensible, et à part ces quelques soldats, personne ne nous est venu en appui.

Abdallah Mrae le coupe :

Nous sommes totalement livrés à nous-mêmes. Pour avoir de la nourriture ou de l'eau, il faut aller à Marjayoun, à une dizaine de kilomètres. Quant à la reconstruction, juste pour mettre une tente, il faut s'enregistrer auprès des autorités libanaises. C'est un processus compliqué qui n'avance pas. Il y a clairement une volonté politique de maintenir un statu quo. Des centaines de préfabriqués devaient être livrés, ils ne sont pas arrivés. De toute évidence, les Israéliens font pression sur l'armée libanaise.

Son camarade reprend :

Je suis prêt à m'installer dès ce soir dans une tente. De toute façon, nous reviendrons. Nous avons été occupés jusqu'en 20002, puis nous avons connu 20063. Comme toujours, nous reconstruirons Kfar Kila. Le problème, c'est que les snipers israéliens continuent de sévir, et cela rend notre présence dangereuse. Tout peut arriver à n'importe quel moment.

Des ruines et des collines, avec un mur et des graffitis au loin.
Le contraste est saisissant : au premier plan, Kfar Kila, en ruines. De l'autre côté du mur, le mont Tfiya, appartenant à la ville israélienne de Metoula, laisse apercevoir des habitations intactes.

L'influence persistante du Hezbollah

Bien qu'officiellement, le Hezbollah n'exerce plus aucun contrôle sur la zone, ce n'est un secret pour personne, le parti de Dieu est enraciné dans le Sud-Liban depuis trop longtemps pour perdre sa mainmise, et encore moins sa popularité. Partout dans Kfar Kila, des drapeaux du parti, plantés au milieu des gravats, saturent le paysage.

« La résistance a donné plus de sang que n'importe qui pour protéger nos frontières. Si les combattants n'avaient pas freiné l'avancée terrestre israélienne, ils seraient remontés jusqu'à Dahieh [la banlieue sud de Beyrouth] », clame un habitant.

Des personnes en deuil dans un cimetière, avec des portraits et des bouquets de fleurs.
Dans la partie du cimetière réservée aux combattants du Hezbollah, des familles pleurent leurs proches tombés au combat depuis le 8 octobre 2023, et l'ouverture d'un front de soutien au Hamas palestinien par la formation politico-militaire chiite. À quelques mètres, une femme est inconsolable : elle explique être la seule survivante de sa famille, ses quatre garçons et son mari sont morts durant la guerre.

Pour les habitants de Kfar Kila, qu'importe si la formation politico-militaire chiite a été à l'initiative, le 8 octobre 2023, de l'ouverture d'un front de soutien au Hamas depuis le Liban-Sud. Le Hezbollah, même décapité d'une large partie de sa chaine de commandement et très affaibli militairement, continue de rayonner dans les cœurs des locaux.

Abdallah Alaoui, 55 ans, est venu « pour la énième fois » inspecter les ruines de sa maison. L'homme montre son ancienne demeure, et l'épicerie attenante qu'il possédait. Il explique avoir perdu quinze proches originaires du village dans cette guerre, sans vouloir pour autant entrer dans les détails. Laconique, il commente :

Quatorze dans les combats, et le quinzième, mon cousin, fin novembre, le lendemain du cessez-le-feu, visé par des tireurs israéliens. Nous avons payé un bien lourd tribut. Ils ont tout tué en nous, même le sentiment de peur que nous pouvions avoir. Qu'ils tirent sur nous s'ils le veulent, nous sommes prêts à mourir.

Pour ce dernier, comme pour l'ensemble des personnes interrogées, l'avenir n'engage pas à l'optimisme :

Avec Joe Biden, les Israéliens faisaient ce que bon leur semblait. Avec l'alliance Nétanyahou-Trump, nous nous attendons au pire. Nous savons qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas de justice, nous n'y avons pas droit. Le monde entier se tient avec Israël, seul Dieu nous viendra en aide et les jugera.

Ruines avec des murs érodés, arbres et débris au sol. Atmosphère désolée.
Sur le mur extérieur du cimetière, les soldats israéliens ont écrit «  Fuck Gaza  », en arabe.

Sur les hauteurs de la ville, Abir Shan, une femme d'une quarantaine d'années enveloppée dans une abaya noire, observe ce qu'il reste de Kfar Kila, depuis le cimetière situé sur une colline. La quasi-totalité des tombes a été endommagée, et les soldats ont laissé de nombreux messages sur les murs environnants. Elle nous emmène sur les ruines de sa maison : « Elle avait été construite par mon grand-père, explique-t-elle, les yeux larmoyants. Nous avions un beau jardin, et même un bunker aménagé en dessous. En 2006, nous y avions trouvé refuge. Aujourd'hui, il n'y a plus rien à récupérer, même pas une paire de chaussures. »

Femme en habit noir dans un cimetière, entourée de pierres tombales et de débris.
Abir constate les dégâts dans le cimetière de Kfar Kila, qui a été sévèrement impacté par les frappes israéliennes.

La femme, très affectée, se retourne vers le cimetière : « C'était un endroit de paix, où reposent nos familles. Souvent je venais leur rendre visite, comme je l'ai fait aujourd'hui. » Le soleil décline sur Kfar Kila, et le ciel se drape de couleurs orangées. « Même ces couchers de soleil ne sont plus les mêmes, Kfar Kila n'existe plus. »

Regain de tension

C'est une évidence : le long de la bande frontalière, le cessez-le-feu a toujours davantage relevé du mirage que de la réalité. Quarante-huit heures après notre passage, l'armée israélienne abattait par drone une des personnes rencontrées sur site, et diffusait les images de la frappe sur ses réseaux. Filmé en train de charger des armes légères dans sa camionnette, il était, de toute évidence, en train de les exfiltrer de Kfar Kila.

Des tirs récurrents qui maintiennent de force, en dépit du cessez-le-feu, la région sous tension, malgré les propos pour le moins rassurants du président libanais Joseph Aoun. Ce dernier a assuré dans un entretien à France 24 que « le Hezbollah coopérait au sud du Liban ».

Ruines d
Le village de Kfar Kila, situé au pied de la ligne de démarcation, est adossé au mur de séparation construit par les Israéliens.

Une première depuis le 27 novembre : trois roquettes en provenance du Liban ont été interceptées dans le ciel de Métoula le 22 mars 2025. Bien que le Hezbollah ait catégoriquement nié en être à l'origine, et malgré les avertissements de la Force intérimaire de l'ONU qui a demandé instamment « à toutes les parties de s'abstenir de prendre des mesures qui pourraient compromettre les progrès accomplis », le feu de l'armée israélienne n'a pas tardé à fondre sur le Sud-Liban, à nouveau.

Des frappes qui ont fait au moins une dizaine de morts, en différentes localités. Dans un communiqué, l'armée libanaise a tiré la sonnette d'alarme. Elle a rapporté qu'en outre, des véhicules militaires israéliens « avaient traversé la clôture technique et effectué des opérations de terrassement dans la vallée de Qatamoun, à la périphérie de la ville de Rmeich », « en violation flagrante de la résolution 17014 du conseil de sécurité et de l'accord de cessez-le-feu », avant de se retirer.

Même scénario, ou presque, le 28 mars au matin : de nouveaux tirs de roquettes — toujours non revendiqués — en provenance du Liban-Sud. L'armée israélienne y a répondu par le pilonnage de la zone frontalière, en particulier de Kfar Kila, tandis que le ministre israélien de la défense, Israël Katz, menaçait directement Beyrouth en cas de futures frappes. Quelques heures plus tard, un nouvel ordre d'évacuation visait le quartier de Hadath, dans la banlieue sud de Beyrouth. Enfin, le 4 avril, l'armée israélienne a bombardé la ville de Saïda, capitale du Sud, tuant un responsable palestinien et ses deux fils. C'est pour toutes et tous une évidence : la rupture du cessez-le-feu à Gaza aura des conséquences au pays du Cèdre. Avec ou sans front de soutien du Hezbollah au Hamas.


1À l'instar de celui qui fend le paysage en Cisjordanie occupée et autour de la bande de Gaza, l'armée israélienne a construit un mur le long de sa frontière avec le Liban. Le chantier, décidé par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, a débuté en avril 2012 le long de la ville libanaise de Kfar Kila.

2En 2000, harcelée par la guérilla du Hezbollah, l'armée israélienne évacue le Sud-Liban après une longue occupation.

3À l'été 2006, une guerre de 33 jours met aux prises le Hezbollah et l'armée israélienne.

4NDLR. Adoptée à l'unanimité en 2006, la résolution 1701 a pour objectif de mettre fin aux hostilités entre le Hezbollah et Israël, le Conseil appelant à un cessez-le-feu permanent fondé sur la création d'une zone tampon.

11.04.2025 à 06:00

Au Congrès du Caire de 1932, la musique arabe en quête d'identité

Henri Mamarbachi

L'ouvrage posthume de Bernard Moussali, Le Congrès du Caire de 1932 — La musique arabe à la recherche de son identité, éclaire les tensions culturelles de l'époque tout en questionnant les fondements de la « musique arabe » aujourd'hui. Dans quelle mesure cet héritage musical demeure-t-il vivant et pertinent face aux défis modernes ? Mondes et modes anciens et nouveaux, tradition et modernité, rupture et continuité. Voire retours en arrière et bonds dans le futur. Est-il utile de rappeler (…)

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L'ouvrage posthume de Bernard Moussali, Le Congrès du Caire de 1932 — La musique arabe à la recherche de son identité, éclaire les tensions culturelles de l'époque tout en questionnant les fondements de la « musique arabe » aujourd'hui. Dans quelle mesure cet héritage musical demeure-t-il vivant et pertinent face aux défis modernes ?

Mondes et modes anciens et nouveaux, tradition et modernité, rupture et continuité. Voire retours en arrière et bonds dans le futur. Est-il utile de rappeler que toute civilisation est un jour confrontée, consciemment ou non, à ce type de choix qui touche toutes les activités des sociétés, politique, culturelle, scientifique ? Nul n'y échappe. Sauf les Arabes ? On évoque le bédouin qui préfère contempler la lune au milieu du désert : peu lui chaut de l'explorer ! Et pourtant… À l'instar d'autres cultures, celles des sociétés arabes durent se redéfinir par rapport à leur passé durant leur Renaissance (Nahda) qui accompagna l'effondrement de l'Empire ottoman en 1922. Leur musique aussi, ce que l'on a parfois tendance à oublier. D'ailleurs les Arabes n'ont-ils jamais eu une identité ? Vaste question.

Cela remonte (déjà !) à près d'un siècle, comme on peut le constater dans l'éclairant ouvrage qui vient d'être publié sur le Congrès du Caire de 1932, événement capital dans l'histoire mondiale de la musique, avec pour sous-titre : « La musique arabe à la recherche de son identité », du chercheur et professeur d'arabe libano-français Bernard Moussali (1953-1996). Cet ouvrage est basé sur son mémoire de thèse inachevé, qui a fait l'objet d'une édition critique et augmentée établie par l'ethnomusicologue Jean Lambert, enrichie d'un avant-propos et d'une postface.

« La convocation d'un Congrès de musique arabe, nous explique Bernard Moussali, répondait aux vœux de nombreux musiciens, compositeurs et théoriciens égyptiens, mais aussi syro-libanais. Pour beaucoup de ces intellectuels, le Congrès devait être l'occasion d'un dépassement de la musique traditionnelle dite « orientale », et il devait être résolument tourné vers l'avenir : il concrétisait (leur) volonté de fonder une nouvelle musique avec la caution de musicologues européens, censés arbitrer le débat entre l'Ancien et le Nouveau ». Le compositeur et pianiste hongrois Béla Bartok y participa. Comme le disait l'ethnomusicologue et directeur du conservatoire de musique marocaine de Rabat, Alexis Chottin (1891-1975) : « Ce congrès semble une manière d'États généraux, auxquels les Orientaux réclament un statut solide, une vraie Constitution de la musique arabe. »

Du 14 mars au 3 avril 1932, le Congrès du Caire réunit ainsi musicologues et musiciens venus des diverses parties du monde arabe, à l'initiative principale du baron français Rodolphe d'Erlanger et sous le patronage du roi égyptien Fouad Ier. La Ligue arabe, censée définir une politique commune, n'était pas encore née. Mais déjà les spécialistes se retrouvaient pour unifier les formes d'expression musicales qui seraient ainsi affranchies de siècles de tradition. Soit une vaste entreprise d'émancipation.

Hégémonisme égyptien

Plusieurs visions de la musique arabe moderne s'y confrontèrent : d'une part, des conservateurs qui étaient fidèles à la tradition de l'improvisation et du tarab (l'émotion musicale), et d'autre part, des réformistes qui souhaitaient utiliser les médias inventés par l'Occident, notamment la radio, le cinéma et l'écoute de masse.

Notons-le sans tarder pour les mélomanes, ce fut l'occasion d'effectuer de nombreux enregistrements sur disques 78 tours : musique d'Égypte, classique, populaire et sacrée ; musique arabe, principalement d'Irak, Algérie, Tunisie et Maroc (qui n'étaient pas encore des États). Après leur publication intégrale par la Bibliothèque nationale de France (BnF) en 2015, déjà basés sur la documentation de Bernard Moussali et sous la direction de Jean Lambert, ces enregistrements remastérisés n'ont pourtant pas livré tous leurs secrets, comme le révèle le livre.

À la lueur des recherches récentes émerge une proposition d'interprétation des significations historiques et anthropologiques de ce Congrès : « Comment concilier le sentiment de parenté et d'unité de civilisation, spontanément perçu par les Arabes, avec la grande diversité de leurs traditions musicales ? Comment concevoir une future musique arabe de manière universelle, à la fois inventive et inclusive de ses riches sources culturelles ? », selon les termes de l'éditeur de cet ouvrage massif et savant, mais surtout passionnant.

Comme l'explique Jean Lambert à Orient XXI :

Bernard Moussali, qui préparait dans sa thèse de doctorat une analyse des débats du Congrès, avait d'abord mis cet évènement crucial en perspective avec la période ottomane tardive, la renaissance littéraire et culturelle arabe, la Nahda, ainsi que le mécénat des khédives d'Égypte. Le Congrès permit en particulier d'« arabiser » le répertoire instrumental ottoman. Il valida l'introduction du violon, mais rejeta le piano comme trop éloigné de « l'oreille » arabe. Il valida (avec réticences) l'élaboration théorique d'une échelle arabe à 24 quarts de tons (donc plus détaillée que l'échelle occidentale à 12 demi-tons), en se basant sur les théoriciens ottomans tardifs. L'inconvénient de ce système est qu'il estompait les variations locales des micro-tons pratiqués au Caire, à Damas ou Alep, perdant ainsi en incarnation (ironie du sort, ce n'est que bien plus tard que le synthétiseur allait être en mesure de reproduire les nuances micro-tonales arabes…).

L'analyse sans concession par Bernard Moussali des débats du Congrès du Caire lui avait fait prendre conscience de l'importance de l'influence de la musique ottomane sur sa consœur arabe, ainsi que le rôle essentiel, mais occulté par la suite, des nombreux minoritaires chrétiens, juifs… Vis-à-vis de l'hégémonisme égyptien, il mettait en valeur l'apport historique de la Syrie au XVIIIe et au XIXe siècle, trop peu valorisé au Congrès.

De fait, ces débats entre tradition (al-qadîm) et modernité (al-jadîd), combinés avec le débat Orient/Occident, soulevaient déjà la question de l'identité culturelle arabe, avant même que la plupart des pays arabes obtiennent leur indépendance. Se posait également la question de la prédominance de l'Égypte en musicologie (elle occupe 10 des 18 CD du coffret de la BnF), en raison de sa centralité géopolitique et économique, sur les autres parties de la Nation arabe en gestation.

Influence ottomane

Cette expression de « musique arabe » reste d'ailleurs problématique jusqu'à aujourd'hui alors que l'idée même de « Nation arabe » était déjà à la recherche de ses racines. Dans le même temps, « les théoriciens orientaux étaient confrontés à l'image toute puissante de la musique occidentale, à la fois très différente et si proche par son voisinage plus que millénaire », rappelait Bernard Moussali. En outre, les théoriciens orientaux faisaient le « constat d'une coexistence de la tradition arabe et de la tradition turque (ottomane) dans le même creuset depuis au moins cinq siècles ». Jean Lambert poursuit :

Même si elle est récente, l'expression [musique arabe] renvoie à des phénomènes artistiques très divers qui se sont manifestés depuis plus d'un millénaire et demi dans une aire linguistique étendue sur trois continents : l'Asie, l'Afrique, l'Europe (…). (Elle avait) comme « référence historique majeure le développement d'une musique de cour lors des premières dynasties de l'Empire islamique, du VIIe au XIIIe siècle, et en particulier à la cour abbasside (…) avec l'emploi de la langue arabe littérale ou dialectale » comme « un marqueur culturel majeur »

C'était aussi l'époque des grands théoriciens arabophones de la musique — Avicenne, Farabi et Safî al-Dîn al-Ormawî — qui étaient souvent d'origine iranienne.

Pour compliquer les choses, souligne le chercheur, les intellectuels arabes du XIXe et du XXe siècle faisaient face à une énigme historique déroutante : « à partir de la destruction de Bagdad par les Mongols en 1254, il n'y avait plus de pouvoir politique arabe ni de patronage public d'envergure pouvant servir de référence "arabe" à ces phénomènes culturels ». Ce qui ne devait pas s'arranger avec la longue domination ottomane de cinq siècles sur les peuples arabes.

Il faut également rappeler que le terme musiqa posait lui aussi un problème, car il ne deviendra synonyme de « musique », au sens de l'art des sons, qu'à l'époque moderne. Pendant des siècles, la connotation séculaire de cette notion grecque « avait incité les milieux religieux à s'en détourner », car le tarab (à la fois émotion musicale et musique) était pour eux quelque chose de dangereux, de même que les instruments (malahi) qui risquaient de détourner les croyants de la prière. Heureusement, les choses ont changé depuis ! Les cultures musicales arabes se sont adaptées…

Quant au concept de « musique orientale » (musiqa sharqiyya), utilisé jusqu'au Congrès du Caire, il posait lui-même le problème de l'orientalisme, qui sera dénoncé ultérieurement par le théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd, car soumis à la pensée d'une Europe dominante. Ainsi, nous apprend Jean Lambert :

L'apparition de l'expression « musique arabe » semble émerger de la convergence en Égypte entre deux courants intellectuels : d'une part des conceptions théoriques et des répertoires venus de Syrie et de Constantinople, et la promotion qui en est faite par les musicologues orientalistes et occidentaux ; d'autre part la volonté des Égyptiens, après les révolutions patriotiques de 1879 et 1919, de se poser comme le centre d'un monde alors en plein éveil politique et culturel.

On redécouvrit alors les théoriciens arabes du haut Moyen Âge, et l'on arabisa tout un vocabulaire technique et un langage esthétique.

Document décoré avec des motifs colorés, titre en arabe et en français.
Billet des participants au Congrès du Caire (1932)
DR

Choc musical européen

En plein réveil patriotique, le Congrès du Caire sera confronté à un difficile défi, celui de définir « une identité ethnique dans la musique en fonction d'un passé prestigieux, mais révolu, et d'un présent multiforme et insaisissable », lit-on encore. Une problématique (ou un casse-tête) qui se pose encore de nos jours :

Les débats hésiteront continuellement entre deux pôles extrêmes de la culture musicale arabe : une définition large et idéaliste (« de l'Atlantique au Golfe »), et une définition restreinte (la musique égyptienne et éventuellement sa part syro-libanaise). Il en naîtra bien des malentendus. Et à cela s'ajoutera l'insistance de donner la priorité aux formes « savantes », et l'exclusion des formes populaires, le peu d'intérêt pour les formes religieuses (…), qui constitueront les signes d'une définition chauvine [et bourgeoise] la plus restrictive et la moins généreuse possible, de la musique arabe.

Des chapitres passionnants évoquent « l'irruption musicale de l'Europe au XIXe siècle », qui constitua « un choc ou une série de chocs culturels et musicaux dans l'Empire ottoman ». Il suffit de rappeler l'impact local de la création de Aïda, de Verdi, à l'Opéra du Caire en 1870.

Pour conclure ces réflexions sur l'identité musicale, lisons encore Jean Lambert :

On peut dire que la conception dominante de la « musique arabe » se réduisait en grande partie à la musique d'art égyptienne traditionnelle jusque dans le courant des années 1930, basée sur le répertoire dit « khédivial » (et excluant la plupart des musiques populaires, à l'inverse du nationalisme musical kémaliste turc). On intégra aussi de nombreux muwashshaḥ et d'autres formes chantées importantes qui avaient en partie été récupérées de Syrie, sans que cette dette soit vraiment reconnue. La partie instrumentale, typiquement ottomane, fut sciemment « arabisée » [au cours des travaux du Congrès].

Dans les années 1940 à 1960, sous l'influence assumée de la musique occidentale, ce genre se transforma en une sorte de musique de variétés, transformation en partie masquée par le génie improvisateur de la grande chanteuse égyptienne Oum Kalthoum.

Le chant du cygne

Le rôle des minorités qui avaient contribué intensément à la composition de la musique ottomane, notamment arménienne, grecque et juive, fut lui aussi occulté. Les diverses traditions savantes apparentées aux pays arabes voisins, l'Irak et les pays du Maghreb, n'étaient que partiellement intégrées dans cet égypto-centrisme (selon l'expression de l'ethnomusicologue Philippe Vigreux). Elles tentèrent de se développer de leur côté comme musique nationale de certains de ces pays, par exemple la musique arabo-andalouse au Maroc (à partir du Congrès de Musique marocaine de Fès de 1969).

En tout état de cause, toutes ces formes produites jusque dans les années 1930 étant devenues « anciennes » en Égypte. Elles ne résistèrent pas aux évolutions technologiques de l'émergence de la radio, du cinéma et de la bande magnétique. L'obsolescence plus ou moins soudaine du disque 78 tours précipita cet oubli collectif. C'était son « chant du cygne », selon Bernard Moussali.

Mais la constitution étatique d'un répertoire « classique » — selon une terminologie qui viendra plus tardivement — contribua à l'émergence d'une identité musicale panarabe fortement essentialisée et où, en réalité, l'Égypte se gardait la part du lion. Ainsi, l'identité musicale arabe contemporaine, faite d'assemblages hétéroclites et figés, s'est construite sur plusieurs mythes d'origine (cf. le chapitre VII), décrétant des inclusions et des exclusions de manière plus ou moins avouée. De ce point de vue, la musique est peut-être le domaine culturel où cette tentative de construction nationaliste panarabe est le plus facilement observable à l'œil nu, pour peu que l'on ait suivi le long parcours quasiment archéologique qu'en a dressé Bernard Moussali. « À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ces constructions musicales ont largement éclaté, et n'en finissent plus de se réfracter sous différentes formes de plus en plus acculturées », observe Jean Lambert.

Au terme de ces réflexions, on peut se demander où en est aujourd'hui la musique arabe ? Et aussi sa musicologie ? Les questions de l'époque du Congrès continuent à se poser à tous les musiciens de tradition orale : l'innovation technologique est-elle incontournable ? Est-elle la garante absolue d'un « progrès » ? Ou bien n'est-elle pas condamnée à dissoudre l'authenticité de la transmission orale ? D'un autre côté, l'attachement à une tradition « authentique » n'autorise-t-il pas un certain conservatisme esthétique paralysant ? Des interrogations douloureuses que posent opportunément les deux auteurs de cet ouvrage posthume.

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Livre intitulé "Le congrès du Caire de 1932", avec une couverture ornée et colorée.

Bernard Moussali Le Congrès du Caire de 1932. La musique arabe à la recherche de son identité.
Éditions Geuthner
Édition critique et augmentée
Avant-propos et postface de Jean Lambert
560 pages
46 euros

11.04.2025 à 06:00

« Je voudrais vous parler du journaliste Ahmed Mansour »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)

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Texte intégral (2373 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Jeudi 10 avril.

Aujourd'hui, je voudrais vous parler du journaliste Ahmed Mansour. Vous avez sans doute vu l'image atroce de ce journaliste palestinien de Gaza, assis sur une chaise où il brûlait vif dans un bombardement israélien. Ce bombardement a visé la tente où il se trouvait, avec d'autres journalistes. Il y a eu trois morts en tout. Deux journalistes, Ahmed Mansour et Helmi Al-Fakaawi, et un homme qui se trouvait à proximité. Neuf autres journalistes ont été blessés, certains grièvement… Et cette image a fait le tour du monde. Ce n'est pas la première fois que les Israéliens utilisent ce genre d'armes incendiaires. On avait déjà vu des images de gens calcinés après un bombardement.

Quant aux journalistes, plus de deux cents d'entre eux ont été tués par l'armée israélienne depuis le début de la guerre, selon l'ONG Reporters sans frontières. Certains ont été tués avec toute leur famille. Parfois, ce sont leurs familles qui ont été assassinées, comme cela s'est passé pour Wael Al-Dahdouh, le correspondant de la chaîne Al-Jazira, qui a perdu de nombreux proches dans des frappes ciblées. Malheureusement, beaucoup de médias étrangers traitent cette guerre contre le journalisme en adoptant plus ou moins la vision israélienne. Comme ceux qui ont mis en avant, dans leurs titres, qu'Ahmed appartenait à un « média affilié au Djihad islamique, considéré comme terroriste par de nombreux pays ».

C'est vrai, et à la fois ce n'est pas vrai. Oui, Ahmed travaillait pour Falastin Al-youm, (« Palestine Today » — « Palestine aujourd'hui ») depuis la fin de ses études de journalisme, il y a dix ans. Oui, ce média est lié au mouvement du Djihad islamique. Mais d'après ses amis, Ahmed était l'un de ces nombreux journalistes qui ne partagent pas l'idéologie de leur employeur, Fatah, Hamas ou autres. Pour faire leur travail, ils n'ont guère d'autre solution, la plupart des médias de Gaza dépendent plus ou moins d'un mouvement politique.

« Il avait peur de finir comme eux »

Ahmed Mansour était marié et père de trois enfants. Il avait vécu les mêmes souffrances que tous les Gazaouis. Lui, ses parents et toute sa famille ont été déplacés plusieurs fois. Sa famille est de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, et ils avaient fini par vivre sous une tente dans la zone d'Al-Mawasi, que l'armée d'occupation présente comme une « zone humanitaire sûre » tout en la bombardant régulièrement. Lui, il a voulu rester sur le terrain, dans la région de Khan Younès, avec d'autres confrères.

Plusieurs sont morts sous la même tente, à côté de l'hôpital Nasser. Ils s'étaient regroupés là pour une bonne raison : beaucoup de journalistes se positionnent à côté des hôpitaux, parce que c'est là qu'ils trouvent l'information. Quand ils voient les blessés arriver, ils peuvent demander aux ambulanciers où le bombardement a eu lieu, combien il y a de morts, etc., et tenter d'aller ensuite sur place. Cela se passe ainsi près de tous les hôpitaux qui fonctionnent encore plus ou moins dans la bande de Gaza comme l'hôpital Al-Shifa, l'hôpital indonésien, l'hôpital Al-Maamadani, l'Hôpital baptiste1, au nord, l'hôpital Al-Aqsa à Deir El-Balah… Ces regroupements sont connus des Israéliens. Tout comme les véhicules professionnels des médias, tels que ce van SNG (Satellite News Gathering)2 surmonté d'une grosse antenne et d'une parabole, utilisé pour les directs par la chaîne Al-Quds al-Youm Al-Quds Today » — « Jérusalem aujourd'hui »), qui a été pris pour cible par un missile le 26 janvier dernier devant l'hôpital Al-Awda.

Ses occupants sont morts brûlés. Ahmed Mansour s'était rendu sur place. D'après ses amis, il était accablé. Il se demandait comment ils étaient morts, comment ils avaient vécu cet instant, ce qu'ils avaient souffert. Il le disait, il avait peur de finir comme eux.

« Je pense souvent à Pierre Brossolette »

Ce qui me rend triste, c'est cette façon de prendre le point de vue israélien pour traiter de ce qu'il se passe à Gaza. D'adopter la vision du plus fort. Nous sommes sous occupation. L'occupant traite les occupés de « terroristes ». N'importe quelle personne occupée est un terroriste. Le Hamas ? Des terroristes. Le Fatah, le parti fondé par Yasser Arafat ? Des terroristes. Mahmoud Abbas, président de l'Autorité palestinienne et de l'État palestinien ? Un terroriste. Toute personne qui dénonce l'occupation ? Un terroriste.

Les journalistes français qui répercutent ce mot devraient se rappeler que la France a connu l'occupation, et que les Allemands et le gouvernement collaborateur justifiaient leurs crimes en désignant leurs victimes comme des terroristes. Les résistants étaient des terroristes. Les journalistes étaient des terroristes. Aujourd'hui, ce sont des héros, car ils ont dénoncé les massacres de l'occupant et de ses complices et œuvré à la Libération. Parmi eux, il y avait des journalistes. Je pense souvent à Pierre Brossolette, aujourd'hui au Panthéon. Bien sûr, les circonstances et les personnalités étaient différentes, mais il était journaliste, comme Ahmed Mansour. Lui aussi, il était appelé « terroriste ». Tous deux ont vécu sous l'occupation, ont assisté aux massacres et aux bombardements. Brossolette était un haut dirigeant de la Résistance, mais il a aussi écrit dans des journaux clandestins et parlé à de nombreuses reprises au micro de la BBC. Tous deux sont morts. Pierre Brossolette, arrêté, s'est suicidé pour ne pas parler sous la torture.

C'était un Européen, donc un héros. Ahmed Mansour était Palestinien, donc il gravitait forcément autour d'un mouvement « terroriste ». Tout ce qui est palestinien doit être diabolisé. Quand on est occupé, il est normal de résister, par les actes ou la parole. Je ne comprends pas ce double standard, alors que les deux peuples ont connu l'occupation. Peut-être parce que, nous, on ne nous considère pas comme des êtres humains. Peut-être, comme je le dis souvent, parce qu'on n'a pas les yeux bleus et les cheveux blonds. Mais je crois que défendre sa patrie, c'est le droit de toute personne qui connaît le goût amer de l'occupation. Honorer Brossolette tout en condamnant Mansour, c'est renier l'héritage universel de la résistance à l'oppression. Le courage ne change pas de nature selon la géographie ou l'identité du résistant. Ce qui change, c'est le regard que l'on choisit de porter.

« Nous finissons toujours par être des victimes coupables »

Tuer des journalistes de façon atroce, c'est un peu toléré, il ne faut pas en faire un grand scandale, parce qu'ils sont « proches des groupes terroristes ». Je ne parle pas de tous les journalistes occidentaux, je sais qu'il y en a qui font leur travail de façon professionnelle. Mais il y en a trop qui adoptent la vision israélienne. Imaginons qu'un journaliste ukrainien soit tué de la même façon, ciblé par les Russes à cause de son métier. On l'aurait qualifié de « proche d'un mouvement terroriste » ? Nous, les Palestiniens, nous finissons toujours par être des victimes coupables. Beaucoup de médias participent à cette inversion des rôles. La victime devient le bourreau, le bourreau devient la victime, l'occupant devient occupé et l'occupé devient l'occupant.

Mais les menteurs seront jugés par l'histoire. Un jour, Ahmed Mansour et beaucoup de ses confrères seront dans un Panthéon. Ils seront honorés comme héros par les mêmes journalistes occidentaux qui les ont accusés de travailler pour des « médias terroristes ». Ils comprendront que la justice et les normes de l'humanité n'ont ni géographie ni couleur. On honorera ces journalistes qui sont en train de mourir les uns après les autres parce qu'ils parlent de la réalité, qu'ils transmettent les images des massacres. L'occupant ne veut pas de témoin, il ne veut pas que les massacres et les boucheries soient retransmis dans le monde entier. On tue les messagers, puis on les diabolise.

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L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia


1NDLR. Connu aussi sous le nom d'hôpital Al-Ahli.

2NDLR. Véhicule autonome de journalisme électronique-numérique de liaison satellite ou TNT/DVB-T.

10.04.2025 à 06:00

Maâti Monjib. « La corruption est partout au Maroc »

Omar Brouksy

Entretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne. D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib (…)

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Texte intégral (3046 mots)

Entretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne.

D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib raconte son calvaire politique et judiciaire qui dure depuis plus de cinq ans. Son tort ? Il fait partie des voix de la gauche marocaine qui appellent à une véritable réforme du régime monarchique.

Historien franco-marocain de renom, Monjib, 63 ans, a été gracié par le roi en juillet 2024 des poursuites politiquement motivées (notamment « blanchiment d'argent ») dont il a été la cible, ainsi que plusieurs journalistes et militants. Mais cette décision royale n'a pas eu d'effet sur son cas. Sa suspension de l'Université de Rabat, où il enseignait l'histoire politique contemporaine du Maroc, n'a donc pas été annulée et ses biens, y compris sa voiture et son compte bancaire, sont gelés. D'autant que l'affaiblissement de l'état de santé du roi semble avoir renforcé, et élargi, la marge de manœuvre de l'entourage royal sécuritaire, incarné par Fouad Ali El Himma (conseiller et ami d'enfance du monarque), Abdellatif Hammouchi (patron de la police politique) et, dans une moindre mesure, Yassine Mansouri, le chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), l'équivalent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en France.

Omar Brouksy.— Que s'est-il passé lorsque vous avez essayé de quitter le Maroc le jeudi 3 avril ?

Maâti Monjib.— Je suis arrivé à l'aéroport de Rabat-Salé vers 11 heures. Au début, j'avoue que j'étais inquiet, car j'ai vu deux « visages familiers ». Je les connais et ils me connaissent depuis quelques années. Pourtant, j'ai eu très vite ma carte d'embarquement. Cela m'a redonné espoir. Mais au moment où je m'orientais vers le box des policiers pour faire tamponner mon passeport, j'ai constaté la présence d'un autre « visage familier ». Mon cœur, affaibli par l'arythmie, a commencé à battre plus fort.

« Vous êtes dans l'ordinateur »

J'ai présenté mon passeport à une policière tirée à quatre épingles, protégée par une vitre épaisse, mais transparente. Elle a vérifié et revérifié mon document. Après l'avoir passé et repassé sur une machine électronique, elle m'a dit : « Rien à faire monsieur. Vous ne pouvez pas passer. Vous êtes interdit de quitter le territoire. » J'ai demandé à voir son supérieur. Un officier en civil est arrivé en quelques secondes. Je lui ai expliqué qu'une interdiction légale de quitter le territoire ne peut pas dépasser un an. Il m'a répondu : « Je sais, mais vous êtes dans l'ordinateur. » J'ai rétorqué « Et alors ? ». Ma question restera sans réponse.

J'ai retrouvé mes amis défenseurs des droits humains au café de l'aéroport. Ils étaient venus à l'aéroport par solidarité. Parmi eux Khadija Ryadi, un véritable soldat des libertés au Maroc et prix des Droits humains des Nations unies en 2013. J'ai annoncé, la voix étranglée par la colère, mon entrée immédiate dans une grève de la faim de trois jours.

O.B.— Pourquoi avez-vous décidé d'entamer une grève de la faim alors que votre santé est fragile ? Vous êtes cardiaque et diabétique…

M.M.— Je suis pacifique de nature et j'ai toujours utilisé des méthodes pacifiques : souffrir pour se faire entendre. J'ai déjà fait jouer tous les outils judiciaires et politiques à ma disposition. Les quelques hommes puissants du royaume — à l'exception du roi — ont été contactés par des amis communs. Rien à faire. Toujours les mêmes remontrances que je peux résumer ainsi : « Monsieur Monjib veut réunir les islamistes et les gauchistes de tout bord pour abattre la monarchie. Il rêve. Mais son rêve est dangereux. C'est un fattan (instigateur de guerre civile). De plus, c'est quasiment le seul Marocain qui fait montre d'irrévérence à l'égard des symboles de la monarchie… » Je reprendrais la grève si l'interdiction est maintenue.

Pour une monarchie constitutionnelle

O.B.— Qu'est-ce que vous leur répondez ?

M.M.— Je commence par leur dernier argument. Je milite pacifiquement, par ma parole et mes écrits, depuis toujours, pour un vrai régime parlementaire qui protège les libertés et droits des citoyens. Dans un tel régime, le roi règne sans gouverner. C'est la seule façon de concilier monarchie et démocratie. Sinon c'est le despotisme, la rente et la corruption qui dominent. Regardez comment, il y a quelques semaines, le chef du gouvernement Aziz Akhannouch est devenu à la fois sujet et metteur en scène d'un scandale grotesque de conflit d'intérêts. Il s'agit de l'affaire de la grande station de dessalement à Casablanca : son holding familial a remporté le marché dans le cadre des partenariats public-privé1 En plus, il subventionnera en tant que chef du gouvernement ce projet, son propre projet, dans le cadre de la charte d'investissement. Vous en rendez-vous compte ? Un chef du gouvernement signe avec lui-même une convention d'investissement stratégique gigantesque tout en s'accordant une subvention de plusieurs milliards, sous le prétexte qu'il ne dirige pas personnellement sa holding. Même dans un film de science-fiction, on ne le croirait pas.

Sans oublier l'autre conflit d'intérêts et soupçons de délit d'initié dans l'affaire du gisement de gaz à Tendrara (région orientale)2. De tels scandales avaient fait l'objet d'une enquête du journaliste indépendant Youssef El Hireche3. Conséquence : il a été condamné l'année dernière à dix-huit mois de prison ferme4.

La corruption est partout au Maroc. Elle touche même les petites classes moyennes. La santé et l'éducation sont profondément touchées. D'où leur état de délabrement avancé. Un bachelier de niveau moyen a des difficultés à écrire une lettre manuscrite correcte de demande de travail. Regardez aussi comment les premiers responsables des institutions de gouvernance sont renvoyés, poussés à la démission ou humiliés quand ils tentent de faire leur travail. Le dernier exemple date du mois de mars : Bachir Rachdi, limogé par le roi de la direction de l'Instance de lutte contre la corruption. Avant lui c'était Driss Guerraoui, un grand économiste et homme honnête, ancien directeur du conseil de la concurrence. Sa faute ? Il avait donné la preuve, documents officiels à l'appui, que les grands distributeurs de carburants, y compris celui qui appartient au holding du chef du gouvernement, organisaient presque au grand jour une entente (illégale) sur les prix à la pompe. Ils voulaient contourner la baisse substantielle des subventions étatiques à ce secteur, décidée sous la pression de la rue, à la suite du « Printemps arabe ». Le gouvernement Akhannouch est en passe de liquider les quelques « acquis » du « Printemps marocain ».

O.B.— Est-ce que vos biens continuent toujours d'être gelés par les autorités marocaines ?

M.M.— Oui, mon compte bancaire est gelé, et je n'ai pas le droit de vendre ma voiture ou mon domicile. Cela dure depuis plus de quatre ans. C'est totalement illégal, et c'est pour cela que la « justice » ne nous fournit aucun document écrit, ni à mes avocats ni à moi, qui attesterait que mes biens sont saisis. Vu l'expérience traumatisante du « Printemps arabe », les juges aux ordres ne veulent pas laisser de traces gênantes. Ces restrictions et mesures de surveillance judiciaire sont des jugements qui doivent être rendus et prononcés et une copie signée doit être remise à la défense si celle-ci le demande. Rien de tout cela n'est respecté dans mon cas. Mes avocats sont même interdits de photocopier mon dossier. Comment voulez-vous qu'ils puissent préparer ma défense ? D'ailleurs, ils n'ont pas besoin de me défendre, me disent des amis pour plaisanter. De fait, depuis 2021, mon procès est au point mort. La dernière convocation à paraître devant le juge d'instruction que j'ai reçue date du 27 janvier 2021.

O.B.— Qu'en est-il de votre situation à l'université ? Est-ce que la grâce royale a modifié quelque chose à votre situation judiciaire ?

M.M.— Je suis toujours suspendu de mon travail comme professeur d'histoire à l'Université Mohammed V de Rabat. Je n'ai pas été réintégré alors que la grâce royale implique le rétablissement de tous mes droits d'enseignant-chercheur. Elle précise explicitement le numéro du dossier judiciaire concerné. De fait, j'ai plusieurs procès en suspens… Cela fait partie de leur stratégie de pression tous azimuts pour fatiguer ceux qu'ils appellent « dissidents » en privé et « délinquants » dans leur presse diffamatoire.

« Une pression maximale sur la société »

O.B.— Comment expliquer cet acharnement contre vous ?

M.M.— Cet acharnement contre moi et contre quelques autres critiques du régime comme Fouad Abdelmoumni, Omar Radi, Soulaiman Raissouni ou la poétesse Saida Alami fait partie de ce que j'appelle « l'économie de répression ». Celle-ci, conçue par la police politique, vise à réaliser deux objectifs difficilement conciliables, mais qui connaît un relatif succès : exercer un contrôle maximal sur la société par le moyen d'une répression quantitativement minimale. Exemple : mettre le moins de personnes possible en prison tout en exerçant une pression maximale sur la société : poursuites judiciaires multiples, pressions sur la famille et l'entourage proche, diffamation (dans mon cas cet outil abject de « gouvernance » à la marocaine s'est traduit parfois par plusieurs centaines d'articles de dénigrement par mois, dans le cas de Radi aussi), licenciement abusif des activistes ou de membres de leur famille…

Pourquoi cette ingéniosité maléfique ? C'est tout simplement pour garder une bonne image du « plus beau pays du monde » à l'extérieur, tout en disséminant un climat délétère de peur, de suspicion, de délation. Une ambiance égoïste du chacun pour soi s'est installée peu à peu. Il est loin le temps où l'on chantait à tue-tête les slogans révolutionnaires du Mouvement du 20 février (2011). Maintenant si tu parles politique dans un bus, les gens se détournent de toi ostensiblement. Résultat, la peur règne partout au Maroc.

Le cas de Boualem Sansal

O.B.— Est-ce que la détérioration de l'état de santé du roi renforce le pouvoir de l'entourage sécuritaire ?

M.M.— Oui tout à fait. Ledit entourage contrôle quasi totalement le circuit de répartition du pouvoir. Il monopolise aussi le contrôle de l'information stratégique.

O.B.— Comment expliquer le fait que Boualem Sansal, cet écrivain franco-algérien connu pour sa grande proximité envers l'extrême droite en France, soit soutenu par toute l'élite politique et médiatique française et pas vous ?

M.M.— La réponse est simple : je suis de gauche, Sansal est à l'extrême droite. Il y a eu durant les dernières années un glissement massif de la société française vers la droite extrême. Et cela explique la différence de traitement des cas Sansal et Monjib. Toutefois, il ne faut jamais mettre un écrivain en prison pour ses écrits ou ses déclarations. Je demande donc la libération de Sansal.

O.B.— Votre cas n'est pas unique. Il reste d'autres détenus politiques au Maroc. Comment expliquer la persistance de ce phénomène ?

Au Maroc on dit « Drablekbirykhafsghir » (tape le grand, les petits auront peur). Voilà pourquoi il y a toujours d'autres personnes emblématiques en prison comme le grand avocat et ancien ministre des droits humains Mohamed Ziane. On peut citer aussi des leaders connus du Hirak du Rif, Nasser Zefzafi, Nabil Ahamjik et Mohamed Jelloul et trois autres détenus depuis huit ans. Les hirakis les moins connus, des centaines, ont été libérés après quelques jours ou quelques mois de détention. C'est finalement assez banal comme stratagème de contrôle : montrer les muscles pour ne pas (trop) les utiliser.


1NDLR. Le consortium ayant remporté le projet inclut la société Afriquia Gaz, propriété d'Aziz Akhannouch. Le contrat est estimé à environ 6,5 milliards de dirhams (623 millions d'euros).

2NDLR. Une unité de liquéfaction de gaz est construite à Tendrara, dans l'est du Maroc, par la société britannique Sound Energy. Le gaz liquéfié sera ensuite commercialisé par Afriquia Gaz, filiale du groupe marocain Akwa détenu par les familles Akhannouch et Wakrim. Depuis 1995, Aziz Akhannouch et Ali Wakrim sont à la tête de ce holding familial.

3NDLR. Cette enquête a été publiée en mai 2023 par les journalistes Khalid Elberhli et Youssef El Hireche dans le journal marocain arabophone Assahifa.

4NDLR. Youssef El Hireche a été arrêté en mars 2024. Il était accusé d'«  atteinte à un agent public  », d'«  outrage à un corps constitué  » et de «  diffusion d'informations privées sans consentement  » suite à des publications sur les réseaux sociaux. Il a été libéré par grâce royale le 29 juillet 2024.

09.04.2025 à 06:00

Paris. Une soirée « républicaine » contre les musulmans et les Palestiniens

Quentin Müller

La soirée « Pour la République, la France contre l'islamisme ! », qui a réuni droite dure et figures du Printemps républicain à Paris le 26 mars, a été l'occasion de fustiger pêle-mêle les musulmans, la gauche française ou les Palestiniens. Sous le haut patronage du ministre de l'intérieur et de celui des outre-mer, Bruno Retailleau et Manuel Valls. Autour du Dôme de Paris, dans le 15e arrondissement, un impressionnant dispositif policier quadrille les entrées A et B en ce mercredi 26 (…)

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Texte intégral (3675 mots)

La soirée « Pour la République, la France contre l'islamisme ! », qui a réuni droite dure et figures du Printemps républicain à Paris le 26 mars, a été l'occasion de fustiger pêle-mêle les musulmans, la gauche française ou les Palestiniens. Sous le haut patronage du ministre de l'intérieur et de celui des outre-mer, Bruno Retailleau et Manuel Valls.

Autour du Dôme de Paris, dans le 15e arrondissement, un impressionnant dispositif policier quadrille les entrées A et B en ce mercredi 26 mars. À l'occasion de l'événement « Pour la République, la France contre l'islamisme ! », les organisateurs ont réservé une salle pouvant accueillir environ 4 000 spectateurs.

Plusieurs caciques de la droite dure et du Printemps républicain ont fait le déplacement, comme François-Xavier Bellamy et Jean-Michel Blanquer. Deux ministres en exercice doivent intervenir : celui de l'intérieur, Bruno Retailleau, et celui des outre-mer, Manuel Valls. Selon le fascicule distribué à l'entrée, la République française serait confrontée à « l'apparition d'une nouvelle idéologie totalitaire qui s'exprime tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de la Nation avec l'ambition de la disqualifier, voire de la détruire ». L'islamisme, puisque tel est le nom de la « nouvelle idéologie totalitaire », aurait pour but d'« instaurer une gouvernance totalitaire et oppressive » dans l'Hexagone.

19 heures. Alors que la moitié de la salle se cherche encore une place, Christian Estrosi s'avance sur la scène. L'homme a pour mission de chauffer un public distrait. Celui qui a quitté Les Républicains (LR) pour se rapprocher d'Emmanuel Macron, puis bifurquer vers les Horizons d'Édouard Philippe, a cinq minutes chrono. Séparatisme dans les piscines françaises, voile dans le sport, La France insoumise (LFI), qualifiée de « parti de la honte » et son eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan, le Hamas (prononcé « Khamas », par mimétisme avec les dignitaires israéliens), l'antisémitisme et enfin, le thème de la soirée : l'islamisme, dépeint comme une « cinquième colonne rampante comme une pieuvre » : tous ces thèmes sont débités avec virulence par le maire de Nice. Ce premier discours n'a rien à envier à un clip de campagne du Rassemblement national (RN) ou de Reconquête. Il est applaudi avec ferveur.

À l'origine de ce rassemblement, Elnet un lobby pro-israélien

Sur un écran géant est projetée la vidéo de présentation de l'événement. Une femme métisse aux cheveux bouclés déploie tout sourire un drapeau français alors que le mot « ensemble » s'affiche.

Le collectif « Pour la République », organisateur de l'événement, réunit : le collectif Femme Azadi fondé par Mona Jaffarian ; le Comité Laïcité République de Patrick Kessel, ami de Manuel Valls ; le Centre européen de recherche et d'information sur le frérisme (Cerif) de Florence Bergeaud-Blackler et le Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI), tous deux financés par le milliardaire d'extrême droite Pierre-Édouard Stérin ; le think tank Laboratoire de la République créé par Jean-Michel Blanquer pour « gagner la bataille des idées contre le wokisme » ; Unité laïque, le comité de soutien à Boualem Sansal, écrivain algérien emprisonné à Alger, qui partage avec l'extrême droite le traitement idéologique réservé à l'islam et aux étrangers en France. On y trouve aussi Dhimmi Watch, en qualité de participant : un observatoire présidé par la conspirationniste britannique Bat' Yeor, à l'origine des néologismes « dhimmitude » et « Eurabia » utilisés par les extrêmes droites européennes pour désigner une prétendue soumission à l'islam. L'observatoire compte également Boualem Sansal parmi ses membres.

À leur tête, Agir ensemble, initiateur de l'événement. Créé après le le 7 octobre 2023, ce collectif, dirigé en France par Arié Bensemhoun, est une émanation d'Elnet France1, un lobby pro-israélien très actif à l'Assemblée nationale et au Sénat.

Agir ensemble n'en est pas à son premier coup d'essai. Sa conférence inaugurale le 18 décembre 2023 avait déjà pour thèmes « la République en danger » et « le 7 octobre, l'horreur et la guerre : le jour où le monde a changé ». Elle réunissait notamment Emmanuel Navon, directeur d'Elnet-Israël, et Éric Danon, ancien ambassadeur de France en Israël, participant à la soirée parisienne. Sa dernière « Master Class » en décembre 2024, animée par Julien Dray était titrée : « Mélenchon : histoire d'une trahison républicaine ». Le site propose également du contenu republié, dont les premières rubriques sont « Wokisme » et « Terrorisme ».

Si le logo d'Elnet France n'apparaît pas dans la liste des partenaires de la soirée, les liens sont clairs. Arié Bensemhoun, directeur général d'Agir ensemble et coordinateur de la conférence, est aussi directeur exécutif d'Elnet France. Dès les premiers instants de son discours, l'homme fait siffler LFI. « Ils sont les collabos des islamistes et des traîtres à la République », fustige-t-il, chaudement applaudi par la salle. « Certains pensent qu'on est encore dans les années 1920. Aujourd'hui, l'antisémitisme, c'est surtout la haine d'Israël portée par l'extrême gauche. » Tonnerre d'applaudissements. « Plus aucun Français n'est en sécurité en France, juif ou non, face à l'islamisme », lance-t-il.

« À bas le voile ! »

Sans transition, Bruno Retailleau est annoncé. À l'applaudimètre, l'arrivée du ministre de l'intérieur bat des records. La mine grave, les mains sur le pupitre, le ministre marque un temps. La salle retient son souffle. Il se décide finalement à briser le silence après quelques longues secondes : « Un seul cœur nous manque. » Nouveau temps de pause. « Vous savez, quelqu'un a écrit : “la meilleure façon de faire avancer l'islamisme, c'est de tout lui céder”, et cet homme c'est Boualem Sansal. » La salle claque des mains. Le romancier algérien, condamné en Algérie à cinq ans de prison ferme, est au cœur des tensions entre Alger et Paris.

Bruno Retailleau continue : « l'islamisme c'est le nouveau fascisme », « LFI tisonne la braise de l'antisémitisme en se servant de la cause palestinienne à des fins électorales », « le voile est un marqueur de soumission ». Le ministre salue les « courageux » députés présents dans la salle qui ont participé à la proposition de loi LR interdisant le port du voile dans le sport. Le texte, porté par l'exécutif, a été mis à l'agenda de l'Assemblée nationale, sans tenir compte de la réserve émise par les ministres des sports et de l'éducation nationale alertant contre le risque d'amalgame et appelant à s'en référer aux règlements intérieurs des fédérations sportives, qui proscrivent déjà les signes religieux. « Le sport est une grammaire universelle ! Vive le sport et à bas le voile ! », s'époumone-t-il sous les vivats.

Pour s'en prendre à l'Algérie sans la nommer, le ministre cite ensuite l'un des théoriciens du djihad international, lié à Al-Qaida : Abou Moussab Al-Souri. « Il a dit que l'Europe était le ventre mou de l'Occident », relate-t-il. Bruno Retailleau dit constater une perte de repères de la jeunesse française qui serait alimentée par une gauche ayant théorisé un sentiment de culpabilité vis-à-vis de l'histoire coloniale de la France. « On a dit, la France vous ne l'aimerez pas. C'est à cause de ces mouvements décoloniaux et wokistes, touillant dans les guerres mémorielles », résume-t-il. La salle semble apprécier la référence sourde à la guerre d'Algérie, objet de toutes les tensions et pressions quand un média français souhaite la traiter avec profondeur. Le chroniqueur Jean-Michel Aphatie a, par exemple, été sanctionné par la radio RTL, fin février dernier, pour avoir affirmé que le pouvoir colonial avait commis plusieurs massacres pendant la conquête de l'Algérie, comparables à celui d'Oradour-sur-Glane.

Noëlle Lenoir lui succède sur scène. L'ancienne ministre des affaires européennes entre 2002 et 2004, sous Jacques Chirac, et présidente du comité de soutien de Boualem Sansal, déclare à la tribune que l'islam est une « religion prosélyte par nature et fragilisant la France ».

« Il leur manquait un génocide »

20 h 23. Eugénie Bastié, éditorialiste et polémiste au Figaro, figure médiatique de la droite réactionnaire, entre en scène. Elle présente les deux grands débats de la soirée : « Face à l'islamisme, le temps des constats » et « Face à l'islamisme, le temps des combats ». Interagissant sur scène avec les intervenants, elle tente de relativiser : « La majorité des musulmans pratiquent un islam modéré. » Mais demande dans la foulée à Fadila Maaroufi, anthropologue, fondatrice de l'Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles, « des conseils pour ne pas devenir le Belgiquistan », terme que son journal, Le Figaro, a récemment théorisé. Mme Maaroufi assure qu'il n'est plus possible de parler d'islamisme ou de djihadisme dans son propre pays et que l'élite politique belge « manque de courage ». « Le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) devenu CCIE [pour « Europe »], s'est du coup réfugié chez nous, tout comme de nombreux djihadistes avant », poursuit-elle.

Éric Danon, ancien ambassadeur de France en Israël de 2019 à 2023 prend la parole. Il salue les bombardements israéliens ayant permis l'avènement d'un nouveau gouvernement au Liban et des premières critiques des Palestiniens envers le Hamas, lors d'une récente manifestation dans le nord de Gaza. Il enchaîne : « L'Unrwa a vocation à disparaître », « Les houthistes n'ont pas été totalement détruits, car Israël ne s'en est pas encore occupé », ce qui provoque les rires de l'assistance. Mais l'ancien ambassadeur, pour qui Elnet France et Elnet Israël avaient organisé conjointement un pot de départ en juillet 2023 à Tel-Aviv, ne s'arrête pas là : « Ma conviction, c'est qu'il n'y a pas de génocide mais une nécessité absolue pour les islamistes et les propalestiniens de dire qu'il y a génocide. » « Et pourquoi selon vous ? », demande Eugénie Bastié. « Parce qu'ils en ont besoin pour parachever une identité palestinienne mimétique de celle des juifs. »

Ils leur manquaient quelque chose pour être à égalité avec les juifs… il leur manquait un génocide. Enfin, ils tiennent le récit d'un génocide, même s'il n'existe pas. Et vous verrez qu'ils pousseront cela pour dire un jour : « Nous avons autant que les juifs le droit d'avoir un État dans cette région. »

La salle applaudit de nouveau. « Puis vous aurez l'étape suivante qui sera encore plus redoutable quand ils diront : ‘C'est nous le peuple de Dieu. Ce ne sont pas les Juifs.'

Quand les communistes s'alliaient aux islamistes

Vient le tour de l'influenceuse Mona Jafarian. En France, la cofondatrice du collectif Femme Azadi, habituée des plateaux de CNews, est devenue en l'espace de quelques années la figure féminine du Printemps républicain. Elle est aussi le porte-voix, en France, du courant monarchiste iranien, dont les différentes tendances sont favorables à un retour au pouvoir de la dynastie Pahlavi pour remplacer les mollahs. « Pendant la révolution [islamique, en 1979], j'ai vu les communistes soi-disant antireligieux et anticléricaux s'allier aux islamistes pour faire tomber ce qu'ils appelaient la royauté. »

Un autre influenceur prend la parole sous le pseudonyme de Ben le patriote. L'homme aux 245 000 followers sur Instagram porte un discours fédérateur : « Nous avons besoin de rassembler des juifs et des musulmans sur les réseaux sociaux », avant de lancer : « je vais aller à la chasse aux musulmans modérés », prévenant que sur les réseaux s'exerce la « très grave » prédication de salafistes et appelant à un réveil des « musulmans français », sans se soucier des amalgames.

« Le crash test républicain »

Frédéric Dabi, le directeur général de l'institut de sondage Ifop, vient commenter le sondage exclusif commandé par Agir ensemble pour la soirée. Son titre ? « Le crash test républicain – La cohésion nationale à l'épreuve des divisions et de l'islamisme ». Au micro, Dabi explique : « Il s'agissait, […] et c'est le thème de la soirée, de déterminer le ressenti face à la menace islamiste dix ans après les attentats de 2015, et également d'identifier les facteurs de division du pays. » Selon cette étude, menée du 21 au 24 février auprès d'un échantillon de 1 200 personnes, l'islamisme serait perçu comme un phénomène expansionniste, en progression notamment dans les quartiers populaires (72 %), les prisons (70 %), mais aussi au sein de l'école (63 %), de l'université (56 %) et des clubs sportifs (52 %). Le « port du voile dans les espaces publics » serait aussi considéré comme une « manifestation de l'idéologie islamiste » par 72 % des sondés. Cependant, le directeur de l'Ifop tempère : ce sentiment serait « beaucoup moins fort dans deux catégories : chez les jeunes et chez les sympathisants de La France insoumise ». Mais : « 82 % des Français ne font pas confiance à Mélenchon pour lutter contre l'islamisme ». À la mention de ce nom, le public hue. Marine Le Pen, en revanche, arrive première du classement en cette matière, devant le duo Darmanin et Retailleau. À la mention de ceux-là, la salle applaudit.

Manuel Valls vient clôturer le débat. Les spectateurs se lèvent comme un seul homme. Le ministre des outre-mer rend hommage à son collègue Bruno Retailleau. Mais la salle est presque déçue quand pendant les longues premières minutes de son discours, le ministre pointe la Russie comme danger numéro un de la France – un danger pourtant ressenti par 81 % des sondés de l'étude de l'Ifop. Il appelle à « ne pas se tromper d'allié » contre cette menace et dans le soutien important de la France à l'Ukraine. Manuel Valls pointe l'extrême droite, la qualifiant de complice de Poutine. On est loin de la cinquième colonne islamiste. Les applaudissements faiblissent. L'homme poursuit en arguant que, certes, « l'Ukraine, c'est loin », mais qu'il faudra consentir à des efforts pour financer une « guerre qui vient ». « Nous avons cherché la paix sociale au détriment de la sécurité de la paix de l'État », lance-t-il. Médusée, la salle semble ne plus savoir comment réagir. Mais le ministre parlait là de l'islamisme ! « L'Europe doit se réarmer culturellement. Le multiculturalisme a fait vaciller la Belgique et le Royaume-Uni », prévient-il.

Le ministre rappelle cependant que « les musulmans pratiquent leur foi modérément dans leur immense majorité », avant de s'en prendre violemment au voile : « Nous l'avons fait [l'interdiction] pour le voile dans les écoles et les lieux publics, faisons-le pour les mineurs à l'université et dans les compétitions sportives ! Marianne n'est pas voilée, car elle est libre ! Elle porte un bonnet phrygien laissant dépasser des mèches ! » Son discours est chaudement ovationné.

La soirée se termine sur une Marseillaise chantée par l'ensemble des invités réunis sur scène face à un public debout. La salle se vide progressivement. Canettes, emballages vides et bouteilles en plastique jonchent le sol.


1Nils Wilcke ,«  Après le Parlement, le lobby pro-israélien Elnet infiltre le gouvernement  » Off Investigation, 25 mars 2025.

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