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25.07.2025 à 06:00

Une autre politique étrangère française est-elle possible ?

Nada Yafi
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Avec Le Pouvoir de dire non, son essai sur la politique internationale et intérieure, l'ancien premier ministre Dominique de Villepin tente de tracer un chemin pour que la France s'affirme dans un monde ravagé par les guerres et les luttes de puissance. C'est seulement dans la postface de son livre Le pouvoir de dire non que Dominique de Villepin évoque — implicitement — le discours historique, resté dans toutes les mémoires, qu'il avait prononcé au nom de la France, au conseil de (…)

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Texte intégral (1545 mots)

Avec Le Pouvoir de dire non, son essai sur la politique internationale et intérieure, l'ancien premier ministre Dominique de Villepin tente de tracer un chemin pour que la France s'affirme dans un monde ravagé par les guerres et les luttes de puissance.

C'est seulement dans la postface de son livre Le pouvoir de dire non que Dominique de Villepin évoque — implicitement — le discours historique, resté dans toutes les mémoires, qu'il avait prononcé au nom de la France, au conseil de sécurité des Nations unies, à la veille de l'offensive américaine contre l'Irak. Et pourtant, ce discours sous-tend tout l'ouvrage, lui donne à la fois l'éloquence du titre et la force d'une posture exemplaire :

En 2003, la France a collectivement refusé la logique brutale de l'unilatéralisme. Elle a dit non à la guerre en Irak, non à la loi du plus fort. Mais que s'est-il passé depuis ? La répétition névrotique des interventions militaires, l'abandon du développement du Sud, relégué au second plan, la montée des rapports de forces sans contrepoids diplomatique. Nous n'avons pas réussi à construire dans la durée un nouveau chemin pour rassembler la communauté internationale. La France, dans ce contexte, a progressivement perdu sa voix.

L'épreuve de Gaza

Exemplaire, la posture de Dominique de Villepin l'aura également été, récemment, à propos de la guerre dévastatrice contre Gaza, à un moment où les voix politiques en France se faisaient rares dans les médias pour dénoncer l'horreur. Le lecteur d'Orient XXI qui chercherait à retrouver dans le livre les mêmes indignations émotionnelles à ce propos risque à première vue d'être déçu. Mais qu'il ne s'y trompe pas, Gaza se profile derrière chaque page qui traite de droits humains, de droit international, de relations internationales tout court.

Car, précise l'auteur dans le chapitre intitulé « Habiter les seuils » (p. 190) :

Gaza n'est pas un simple conflit local isolé sur la carte d'un monde déjà en flammes. C'est un symbole et un avertissement, la préfiguration de toutes ces guerres que, partout dans le monde — en Amérique, en Europe ou ailleurs — nous semblons prêts à accepter comme des éventualités rationnelles. Gaza n'est donc pas une aberration. Elle est devenue tragiquement la norme brute de la guerre, une barbarie rendue possible par l'engrenage des peurs et la démission collective des consciences (…) Et le risque est grand que nous perdions en chemin l'idée même que nous nous faisons de la civilisation.

L'auteur laisse ensuite au poète palestinien Mahmoud Darwich le soin d'exprimer son émotion, par une longue citation lyrique empruntée au « Dernier discours de l'homme rouge » (1992).

Pour autant, Dominique de Villepin se veut rationnel, objectif, arbitre entre les parties. Dans le chapitre intitulé « Le nouvel âge de fer », il tente de comprendre les ressorts de l'actuelle politique israélienne :

La tragédie du 7 octobre 2023 a ouvert une nouvelle ère pour tous les peuples de la région, tout en rappelant au monde que les plaies du passé ne se sont pas refermées. Face à des attaques terroristes d'une ampleur inédite, Israël, confronté à une menace existentielle sur son territoire, a répondu par une logique de guerre sans limites, menée sur sept fronts et accompagnée d'un durcissement intérieur, de la mise au pas de la justice et des médias.

Il ajoute :

Le risque est double de voir basculer complètement la démocratie israélienne vers un modèle séparatiste, annexionniste, militariste. Mais aussi laisser dans l'histoire collective les stigmates durables des bombardements massifs sur Gaza et du siège imposé à une population entière en violation du droit humanitaire international.

L'idée d'une paix juste

On pourrait rétorquer qu'Israël, État hyper militarisé a d'ores et déjà basculé dans le séparatisme avec la loi de l'État-nation de 2018, qui réserve aux seuls juifs le droit à l'autodétermination, et quant à l'annexionnisme, n'est-il pas constitutif du projet colonial au cœur de la politique israélienne ? Et les organisations comme Amnesty International ne parlaient-elles pas déjà de régime d'apartheid, avant même le 7 octobre 2023 ? L'auteur a cependant le mérite de lier la sécurité collective de la région à l'idée de paix juste : « Tant qu'il n'y aura pas de justice pour tous les peuples de la région, y compris les Palestiniens, mais aussi les Libanais et les Syriens, il n'y aura pas de paix durable ni d'ordre véritable au Proche-Orient. »

Dans son désaveu de toute forme de suprématisme politique, Dominique de Villepin va même jusqu'à esquisser une sorte de pendant à « l'Orientalisme » d'Edward Saïd. Dans le chapitre intitulé « Le refus de l'occidentalisme », l'ancien diplomate doublé d'un historien dénonce « cette illusion par laquelle l'Occident, enivré par une hégémonie post-guerre froide se fige dans un récit d'exception et de vertu, ignorant ses responsabilités et nourrissant de nouveaux conflits ».

L'essai survole, à travers le temps long, les mouvements tectoniques de la politique internationale, survol qui ne va pas sans quelques raccourcis sur des réalités bien plus complexes et diversifiées que leur simple désignation, comme pour « l'islamisme » (p. 67), dans le chapitre intitulé « Les nouveaux despotes à l'âge impérial », ou encore, tout à la fin du livre, s'agissant des printemps arabes, dont l'échec ne peut être attribué uniquement à un manque « de vision et d'ambition », quand on pense à la redoutable contre-révolution qui s'était aussitôt mise en place et aux interventions étrangères.

La lecture de l'ouvrage se révèle stimulante, tant par l'acte de foi dans « l'honneur de la politique », que par la diversité des savoirs mobilisés, la pertinence des références philosophiques. Il y a enfin et surtout ce souffle qui traverse le livre de part en part, fait entendre une voix singulière et porte une certaine vision de la France.

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Livre de Dominique de Villepin sur la résistance et la liberté d

Dominique de Villepin
Le pouvoir de dire non
Flammarion, Paris, 2025
288 pages
20,90 euros

24.07.2025 à 06:00

Égypte. « En prison, il est plus facile de faire entrer de la drogue que de faire sortir un poème »

Rabab Azzam
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À l'arbitraire de l'emprisonnement, des détenus d'opinion égyptiens répondent par la créativité de leurs écrits et une forme d'habileté à les faire émerger clandestinement de prison. Une littérature séditieuse par essence. Vous « croupirez en prison jusqu'à la mort ou la folie ». C'est l'avertissement adressé par les autorités égyptiennes à Ahmed Douma et Alaa Abdel Fattah, blogueurs, militants et opposants politiques, arrêtés et emprisonnés à plusieurs reprises entre 2011 et 2019, dans (…)

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Texte intégral (2672 mots)

À l'arbitraire de l'emprisonnement, des détenus d'opinion égyptiens répondent par la créativité de leurs écrits et une forme d'habileté à les faire émerger clandestinement de prison. Une littérature séditieuse par essence.

Vous « croupirez en prison jusqu'à la mort ou la folie ». C'est l'avertissement adressé par les autorités égyptiennes à Ahmed Douma et Alaa Abdel Fattah, blogueurs, militants et opposants politiques, arrêtés et emprisonnés à plusieurs reprises entre 2011 et 2019, dans un climat de solide répression. Ils sont rejoints dans la similarité de parcours par un autre prisonnier d'opinion, Khaled Daoud. Le lieu de leur enfermement est aussi celui de leurs écrits, qui irriguent la littérature carcérale.

La révolution du 25 janvier 2011, qui a provoqué la chute de Hosni Moubarak, puis la destitution de Mohammed Morsi par l'armée en 2013 et l'accession à la présidence d'Abdel Fattah Al-Sissi, en 2014, ont été le cadre d'une répression et d'arrestations arbitraires grandissantes.

Le nombre exponentiel de prisonniers politiques et détenus d'opinion — ils sont 60 000 selon Amnesty International — a amené le pouvoir à construire davantage de lieux carcéraux. Avec une quarantaine d'établissements pénitentiaires, près de 400 centres de détention nichés dans des commissariats et plusieurs prisons secrètes gérées par l'armée, l'Égypte est le pays des prisons.

Alaa Abdel Fattah, l'invaincu

La révolution égyptienne de 2011 a vu émerger des figures. Alaa Abdel Fattah en est une. Arrêté et emprisonné plusieurs fois, sous Hosni Moubarak, Mohammed Morsi et Abdel Fattah Al-Sissi, il est détenu en tout depuis plus de dix ans. En 2021, alors qu'il avait déjà passé deux années en détention provisoire, le tribunal le condamne à cinq ans de prison pour « fausses informations » ; son avocat écope de quatre ans d'enfermement. Initialement prévue pour septembre 2024, sa libération est repoussée à début 2027, le procureur ayant décidé de ne pas comptabiliser la période de détention provisoire déjà purgée. En mars 2025, apprenant que sa mère, Laila Soueif, en grève de la faim depuis le 29 septembre 2024 pour protester contre son maintien en détention, se trouvait dans un état critique, il cesse à son tour de s'alimenter1. You have not yet been defeated Vous n'avez pas encore été vaincus », inédit en français), préfacé par l'autrice canadienne Naomi Klein, est l'une des œuvres phares de la littérature carcérale. Constitué de récits, réflexions, tweets, éclats de poésie… griffonnés sur des bouts de papier sortis clandestinement de prison, ce recueil de dix ans d'écrits a été traduit en anglais par un collectif anonyme et publié en 2021 par Fitzcarraldo éditions. Relatant l'euphorie de la place Tahrir, il est aussi le siège de réflexions sur la violence d'État.

Khaled Daoud, en « détention provisoire »

Activiste politique et journaliste, Khaled Daoud est placé en détention provisoire en septembre 2019, dans un climat de tensions, alors que la rue réclame la démission du président Al-Sissi. Lui n'y participe pas, mais ses écrits dérangent. Il passera dix-neuf mois en prison et en sera libéré sans qu'aucune charge ne soit retenue.

Détention provisoire, c'est le titre qui aurait dû orner la couverture de son journal de prison une fois publié. Ce projet n'a pu voir le jour à cause des entraves imposées par les autorités. Il y décrit les conditions de détention réservées aux prisonniers d'opinion : limitation de l'exercice physique et restrictions sanitaires sévères.

Daoud aborde l'écriture comme un outil de documentation, portant un regard journalistique sur les événements vécus de l'intérieur, tout en gardant une distance d'observation. Son journal, description minutieuse de la société carcérale, devient un guide détaillé de ce à quoi s'attendre lors d'une détention provisoire en Égypte. Il évoque également les difficultés rencontrées pour obtenir des feuilles et un stylo ou envoyer des lettres à sa famille.

Depuis sa sortie de prison, Khaled Daoud a publié une vingtaine d'articles sur le site Al-Manassa. En réponse à notre question sur la répression de la création culturelle par le régime, Daoud met en regard des avancées en termes de libertés durant les trois années qui ont suivi la révolution de 2011 et les restrictions massives imposées depuis 2014 : « La situation est devenue insoutenable. »

Ahmed Douma, « Comme une ovation. Comme un gémissement »

Autre figure de la révolution, Ahmed Douma a passé dix ans en détention, dont sept et demi en isolement. Il est libéré en août 2023 à la suite d'une grâce présidentielle. Dès sa première nuit d'emprisonnement, l'écriture a représenté une bouée de sauvetage, raconte-t-il, lui permettant de résister aux pressions psychologiques.

Dans son premier recueil, Soutak tala'a Ta voix est audible »), paru en 2012, Douma écrit des poèmes révolutionnaires qui retracent les étapes de son engagement militant avant la révolution de 2011, aux côtés des mouvements Kifaya2 et du 6 Avril3.

Douma témoigne :

J'ai écrit sept livres en dix ans : des poèmes en arabe dialectal et standard, un recueil de contes, une série d'articles et un projet de roman. L'écriture était mon gagne-pain, mais également le seul moyen de me confronter à moi-même et à la vie. Durant les longues périodes de détention et d'isolement, le détenu perd le contrôle de son esprit et de ses pensées. L'écriture était ma voie de salut. Elle me permettait aussi de documenter et transmettre le récit de mon expérience avec honnêteté et sans défaitisme.

Ahmed Douma a mis au point plusieurs techniques pour faire sortir clandestinement ses textes : écrire sur des sous-vêtements, sur de minuscules morceaux de papier, ou encore utiliser un vieux téléphone portable introduit en cachette. Il enregistrait certains poèmes sous forme de messages vocaux, ou sculptait les mots sur les murs de sa cellule avec les ongles. « Il y a des dizaines d'astuces, dit-il, mais leur divulgation priverait les détenus d'y recourir. » Il raconte avoir échangé avec des trafiquants de drogue sur les méthodes qu'ils utilisaient pour faire entrer leurs marchandises. Il s'avère que « faire entrer de la drogue en prison est plus facile que de faire sortir un poème », relève-t-il.

Parmi les œuvres produites durant sa détention, seules deux ont été publiées : le recueil de poèmes Curly Frisé » en anglais) en 2021, et Yochbihou al houtaf. Yochbihou al anin Comme une ovation. Comme un gémissement »), en 2022, le noyau de son expérience de la littérature carcérale, considère l'auteur. Il s'agit de nouvelles en prose, proches du langage poétique, que Douma avait d'abord conçues sous forme d'articles journalistiques destinés à une plateforme médiatique pour lui assurer un revenu pendant sa détention. Le projet ayant échoué, il a rassemblé ces textes dans un livre. Curly a été publié par Dar El Maraya, une maison d'édition égyptienne, en 2021, mais rapidement interdit pour « raisons de sécurité ». Il espère trouver un éditeur pour son prochain recueil de poésie, El ward mouch himl el amal Les roses ne supportent pas le poids de l'espoir »), commencé en 2021 et poursuivi après sa libération.

Les images de l'ouverture de la prison de Sednaya à la chute de Bachar Al-Assad, en Syrie, en décembre 2024, l'ont incité à écrire le récit complet de son expérience dans les prisons égyptiennes en y intégrant des témoignages de prisonniers issus d'autres régions du monde. Ce projet, intitulé Chibr w qabda Un empan et un poing4 »), sera accompagné d'une émission audiovisuelle, actuellement en cours de préparation.

Que le pouvoir cesse son acharnement contre la poésie et la littérature, c'est le vœu d'Ahmed Douma. Aujourd'hui libre, il ne s'agit plus pour lui d'exfiltrer ses textes de prison, mais de relever une tout autre gageure : publier sans entraves.

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Cet article a été publié initialement sur Assafir Al-Arabi
Traduit de l'arabe par Mohammed Rami Abdelmoula

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1NDLR. À la demande de ses filles, Mona et Sanaa, Laila Soueif a mis fin à sa grève de la faim le 13 juillet 2025.

2NDLR. Créé en 2004, Kifaya («  Assez  !  ») appelait à la chute du régime de Hosni Moubarak, notamment par des manifestations et des appels à la grève.

3NDLR. Ce mouvement pionnier de la contestation contre Moubarak, dont le nom fait référence à une grève massive d'ouvriers à El-Mahalla el-Koubra (delta du Nil) le 6 avril 2008, sera très impliqué dans les mobilisations de 2011 ayant mené à la chute de l'ancien président.

4NDLR. Ancienne mesure de longueur correspondant à l'intervalle compris entre l'extrémité du pouce et celle du petit doigt dans leur plus grand écart.

24.07.2025 à 06:00

« La peur ne devait être que mon lot à moi »

Sabah Chamali
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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)

- Dossiers et séries / , , , , ,
Texte intégral (2747 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Pour cette centième chronique, Rami Abou Jamous a cédé sa place à Sabah, sa femme, pour qu'elle livre son propre témoignage.

Je m'appelle Sabah Chamali. J'ai 34 ans et cinq enfants.

Ma famille est originaire de Gaza. Je n'ai pas fait d'études, je me suis mariée à 16 ans. Je dis toujours à Rami qu'après la guerre, je reprendrai les études. J'apprendrai le français, comme ça je pourrai enfin comprendre ce qu'il dit aux enfants. D'ailleurs, j'ai déjà appris plusieurs mots !

En 2014, mes trois premiers enfants ont perdu leur père, leur oncle et leur grand-père paternels. Notre maison a été détruite. À l'époque aussi, nous avons été déplacés à plusieurs reprises. Nous avons vécu sous une tente pendant un an. Ensuite, mon père — paix à son âme — a construit une maison de plusieurs étages, avec un appartement à chaque étage. J'en ai habité un avec mes enfants.

Avant cette guerre, je peux dire que nous avions une belle vie. Une vie discrète, car Rami a toujours été quelqu'un de très secret, qui ne voulait pas dévoiler sa vie privée. Par exemple, quand on s'est connu, lui et moi, et même quand on s'est marié, personne n'était au courant. D'ailleurs, ni lui ni moi n'avons de compte sur les réseaux sociaux. Mais avec la guerre, il a sacrifié tout cela pour que les gens se rendent compte dans quelles conditions nous vivons, et ce que cela signifie de vivre sous un génocide. Je l'ai soutenu dans ce choix. Cela me fait drôle aujourd'hui de voir que tout le monde connaît sa vie, sa famille, ce qu'il fait, de voir autant de monde le contacter. Il a également beaucoup d'admiratrices ! Il me dit toujours que je n'ai pas à m'inquiéter. Mais j'espère qu'elles recevront le message !

Ils ont joué le jeu, pour ne pas effrayer leur petit frère

Depuis le début de cette guerre, j'ai perdu plusieurs membres de ma famille : d'abord mon père, ensuite deux de mes neveux, mes oncles maternels, ainsi que leurs enfants. J'ai vu la mort de mes propres yeux. Heureusement que Rami était là. Il a été d'un grand soutien.

Au début de la guerre, mes enfants vivaient avec leur famille paternelle. Quand on a dû partir de chez nous, de Gaza-ville, pour nous réfugier à Rafah, ils se trouvaient dans le camp de Nusseirat, qui était assez loin. Je ne pouvais plus les voir tous les jours s'ils restaient là-bas. Nous avons donc décidé qu'ils viendraient avec nous. Je leur ai expliqué que Walid ne comprenait rien de ce qui se passait : les chars, les bombardements israéliens… Pour lui, tout cela n'était qu'un jeu, des « tartifices »1 [feux d'artifice] comme dit Rami. Ils ont accepté à leur tour de jouer le jeu, pour ne pas effrayer leur petit frère.

Mais aujourd'hui, Walid commence à prendre conscience de ce qui se passe. Hier par exemple, il a vu de la fumée monter au ciel après un bombardement. Il m'a appelée pour me montrer cela, et je ne savais pas quoi lui répondre. Il commence à comprendre… et à avoir peur. Pour l'instant, il ne comprend pas encore que les avions lâchent des bombes. Pour lui, « l'avion », c'est pour voyager, c'est « l'avion qui ramène Tonton Ramzi »2. Je n'ose imaginer le jour où il comprendra la vérité.

Normalement, Walid devrait aller au jardin d'enfants à son âge. Les trois enfants plus grands au collège, mais ils ont tout oublié. Quand nous étions à Deir El-Balah, nous avons essayé de les envoyer à des cours collectifs dans les camps. Mais les élèves étaient les uns sur les autres. Les maladies, notamment dermatologiques, étaient très répandues. On avait peur qu'ils attrapent quelque chose, et qu'on soit obligés de les emmener à l'hôpital, alors que c'était devenu un vrai mouroir. Comme on avait peur de la contagion, ils ont arrêté d'aller à l'école. J'espère qu'ils pourront rattraper tout ce temps perdu.

Les gens font peu de cas ce que nous vivons

Quand on était à Rafah, Rami travaillait depuis la maison. Mais quand on a dû partir à Deir El-Balah, il allait au bureau. À cette époque, je vivais quotidiennement avec la peur au ventre. Chaque fois que j'entendais que des journalistes avaient été ciblés par les bombardements, j'étais terrorisée. En même temps, j'essayais de faire en sorte de ne rien laisser paraître à mes enfants. Je leur disais que Rami n'avait rien à voir avec les autres journalistes, que lui ne risquait rien. Je leur montrais des vidéos de lui, de ses reportages, sur mon téléphone, pour les rassurer, pour les convaincre que tout allait bien. Je voulais qu'ils soient fiers de lui. La peur ne devait être que mon lot à moi.

De toute façon, je n'allais jamais empêcher Rami de faire son métier. C'est la voie qu'il a choisie, afin de montrer au monde entier le génocide que nous sommes en train de subir. Vous savez à quel point c'est important de faire parvenir nos voix à l'extérieur. Enfin, j'espère que nos voix parviennent au reste du monde. On a l'impression que, à part les quelques personnes qui nous soutiennent, les autres ne veulent juste pas voir ce qui se passe, ou font peu de cas de ce que nous vivons. Je parle même d'une partie des Arabes. Quant à vous, qui êtes solidaires avec nous, j'espère que la guerre s'arrêtera et qu'on pourra enfin se rencontrer. Votre crainte quotidienne que quelque chose nous arrive est la plus belle chose qui soit au monde !

En ce moment, nous vivons réellement le génocide, dans le sens où il n'y a vraiment, vraiment plus rien. Avant, il y avait de la farine et du riz. Il n'y avait pas le superflu, mais au moins on arrivait à trouver quelques légumes. Tout était très cher, mais les choses étaient encore disponibles. Aujourd'hui, soit il n'y a vraiment rien, soit les prix sont hallucinants. Le kilo de sucre coûte 350 shekels (près de 90 euros). La farine, 150 shekels (près de 40 euros). Et encore faut-il en trouver. Avant, on citait toujours la Suisse comme le pays où la vie était la plus chère. Maintenant, Gaza a dépassé la Suisse !

Il m'est très difficile de ne pas donner à Walid la nourriture qu'il réclame. Hier, il me demandait des « pommes » et des « bananes ». La seule parade que j'ai trouvée était de lui dire que les fruits n'étaient pas encore mûrs, et que je lui en prendrai dès qu'on en aura cueilli. J'essaye de gagner du temps comme ça, en espérant qu'ils laissent bientôt entrer les camions d'aide. D'ailleurs, c'est bientôt son anniversaire. J'espère qu'ils laisseront entrer un peu d'aide et qu'on puisse marquer le coup, malgré tout. Pour faire rentrer un peu de joie dans le cœur des enfants.

En général, j'essaye de me débrouiller avec ma sœur ou mon frère pour me procurer des vivres. C'est seulement si personne ne trouve rien que j'appelle Rami. Je ne veux pas lui rajouter de charge supplémentaire, en plus de son travail. Mais je n'ai pas toujours le choix. En ce moment, je ne fais que cuisiner des lentilles avec quelques aubergines. C'est tout ce qui me reste.

Les gens ont perdu toute notion d'intimité

Je n'avais pas peur quand j'étais enceinte, même si les conditions étaient difficiles. Des enfants sont tués tous les jours. C'était notre décision d'avoir un autre enfant. Comme une tentative de remplacer, à notre échelle, toutes ces pertes.

Le rôle des femmes a beaucoup changé à Gaza avec le génocide. Avec tous les pères qui ont été tués, les prix qui ont flambé… Imaginez tout ce que doit faire une mère pour nourrir ses enfants. J'ai vu plus d'une fois une femme porter un sac de farine de plusieurs kilos sur ses épaules — quand il y en avait — pour donner à manger à ses enfants en bas âge.

Nous, nous avons de la chance : nous avons pu rentrer chez nous, et même quand on était sous une tente, sous notre « villa » comme dit Rami, nous étions privilégiés, car nous nous trouvions sur un terrain privé. Nous avions notre intimité. Aujourd'hui, je vois depuis chez moi les familles qui vivent sous les tentes, en pleine rue, à même l'asphalte. Les voitures passent juste à côté d'eux. Imaginez, une femme qui prend sa douche alors qu'une voiture passe juste à côté de sa tente, bonjour l'intimité !

Avant, les habitants de chaque quartier se connaissaient, formaient une communauté. Mais avec le déplacement de population, les gens se sont mélangés. Les différentes communautés ont perdu leur spécificité et les familles, les individus, ont perdu toute notion d'intimité. Si cette guerre se termine, la suite sera encore plus difficile que ce que nous vivons actuellement. Qui rendra à l'enfant son innocence ? Qui rendra aux femmes leur dignité ?

Je dis toujours à Rami que je veux partir après la guerre. C'est le désespoir qui parle. Lui me répète que les jours à venir seront meilleurs. J'aimerais finir là-dessus : dire à quel point Rami est un homme d'une extraordinaire tendresse. C'est plus qu'un mari, un vrai compagnon de route. Je n'aurais jamais pu traverser cette guerre sans son soutien. Sa présence nous réchauffe. Pour peu qu'il rentre à la maison, je suis en paix.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.

L

Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia


1NDLR. Les mots en italique sont prononcés par Sabah en français.

2NDLR. Ramzi, le frère aîné de Rami, vit aux États-Unis.

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