06.05.2025 à 06:00
Ahmed Abdeen
Depuis plusieurs semaines, Israël mène une campagne contre l'Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi, pourtant un allié indéfectible ces dernières années, la dépeignant comme une menace militaire à sa porte. Si le réarmement de l'armée égyptienne est réel, la réaction israélienne s'explique surtout par la volonté de mener à son terme le plan de conquête et de nettoyage ethnique de Gaza réaffirmée par le gouvernement de Tel-Aviv le 4 mai. Israël lance depuis le début de l'année 2025 des (…)
- Magazine / Égypte, Israël, Bande de Gaza, Armée, Frères musulmans, Accords de Camp DavidDepuis plusieurs semaines, Israël mène une campagne contre l'Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi, pourtant un allié indéfectible ces dernières années, la dépeignant comme une menace militaire à sa porte. Si le réarmement de l'armée égyptienne est réel, la réaction israélienne s'explique surtout par la volonté de mener à son terme le plan de conquête et de nettoyage ethnique de Gaza réaffirmée par le gouvernement de Tel-Aviv le 4 mai.
Israël lance depuis le début de l'année 2025 des campagnes diplomatiques et médiatiques contre l'Égypte, l'accusant de violer les accords de Camp David1. Le Caire serait ainsi coupable d'avoir déployé des forces militaires dans le Sinaï, de vouloir établir des infrastructures militaires — notamment à travers le développement de l'aéroport et du port d'Al-Arich, et de certaines installations militaires dans le Sinaï.
Autant de projets qui, selon Israël, n'avaient pas fait l'objet d'un accord, alors que lui-même occupe l'axe de Philadelphie, situé le long de la frontière entre l'Égypte et la bande de Gaza en violation totale des accords de paix. Tout cela n'a pas empêché en parallèle que la quantité de gaz importée par Le Caire de Tel-Aviv augmente à plusieurs reprises durant ces derniers mois — +20 % en octobre 2024, +10 % en novembre, puis +17 % en janvier 2025.
Ce tableau résume la nature des relations entre l'Égypte et Israël depuis la signature des accords de Camp David en 1978. Le président Anouard El-Sadate avait alors placé l'Égypte dans le giron de l'influence étatsunienne, forçant Le Caire à adhérer à ses stratégies, telles que la paix avec Israël — que l'écrasante majorité du peuple égyptien considère comme son principal ennemi — et la lutte contre le communisme.
Les gouvernements égyptiens successifs ont exploité cette situation en se présentant auprès de Washington comme le régime protégeant Israël de la haine et de l'hostilité du pays le plus peuplé du monde arabe. Le Caire tente de canaliser la colère et la frustration populaires, en organisant des manifestations par l'intermédiaire des services de sécurité. Ainsi, le régime égyptien a mobilisé quelques milliers de personnes le 9 avril pour manifester à la frontière de Rafah contre le projet israélien de déplacement forcé de la population de Gaza. Mais, en même temps, le parquet de la Sûreté de l'État a prolongé la détention de dizaines de jeunes hommes qui avaient manifesté en solidarité avec Gaza en dehors de la tutelle des autorités2. D'une main, il distribue des banderoles, de l'autre il interdit les manifestations dont il n'est pas à l'initiative, de peur qu'elles ne dégénèrent et ne finissent par menacer la sécurité du régime.
Dans ce contexte, et depuis 2005, la bande de Gaza est devenue l'un des principaux centres d'intérêt commun entre l'Égypte et Israël. Pour ce dernier, Gaza représente la zone la plus dangereuse et la plus importante de résistance palestinienne à l'occupation. Or, la seule autre frontière dont dispose l'enclave est celle avec l'Égypte. Le point de passage de Rafah était, jusqu'à octobre 2023, la seule fenêtre de la bande de Gaza sur le monde.
Si la relation entre l'Égypte et Israël est complexe, elle l'est devenue encore davantage sous le régime d'Abdel Fattah Al-Sissi, au regard des circonstances de son arrivée au pouvoir et des événements ayant remodelé la région depuis. Israël a été l'un des plus importants soutiens et défenseurs de Sissi après le renversement, en juillet 2013, du président islamiste élu Mohamed Morsi. À l'époque, Benyamin Nétanyahou et son équipe s'étaient comportés comme un véritable bureau de relations publiques à l'international, cherchant à nier la réalité d'un coup d'État militaire contre un président élu. L'ancien ministre israélien de la coopération régionale, Gilad Erdan, était même allé jusqu'à accuser le gouvernement sud-africain de favoriser le terrorisme par sa position critique envers le régime de Sissi3.
Tout autant que pour le régime militaire égyptien, il était crucial pour Israël de mettre fin au danger d'une prise de pouvoir par les islamistes. Il s'agissait également, pour Israël, de pousser l'armée égyptienne dans le bourbier de la politique, de la gouvernance et des affaires, comme l'avaient explicitement déclaré plusieurs généraux et chefs des services de renseignement israéliens à l'animateur Razi Barkai sur Galeï Tsahal (« radio de l'armée israélienne ») en février 2014. Dans cette émission, l'ancien chef d'état-major de l'armée de l'air israélienne, le général Reuven Pedatzur, l'ancien chef d'état-major Dan Halutz, et Amos Gilboa, ancien chef de la Division de recherche du renseignement militaire, avaient déclaré que le coup d'État représentait un grand intérêt stratégique pour Israël. « Même dans ses rêves les plus fous, Israël n'aurait jamais pu prévoir ce résultat », avait déclaré Reuven Pedatzur. « L'implication sans précédent de l'armée égyptienne signifie que l'équilibre des forces entre Israël et les Arabes ne changera pas avant longtemps. »
Dans ce contexte, la bande de Gaza était un atout politique majeur que le régime du Caire pouvait jouer auprès de Tel-Aviv et de Washington. Après des années de pression et l'utilisation de la fermeture du point de passage de Rafah comme mesure punitive contre les Gazaouis et les factions de la résistance, les services de renseignement égyptiens ont développé, sous le règne de Sissi, des relations avec ces factions. Elles ont même coopéré dans le cadre de la guerre contre les organisations terroristes armées du Sinaï. Parallèlement, et avant même son accession au pouvoir en 2013, Sissi a œuvré au renforcement significatif des relations avec Israël. En tant que ministre de la défense de Mohamed Morsi, il a œuvré sans relâche à détruire et à inonder les tunnels reliant l'Égypte à la bande de Gaza, sans l'opposition du président, voire avec l'approbation de son entourage. En 2014, il a également fait évacuer la bande frontalière pour isoler complètement le territoire palestinien. On en voit aujourd'hui les conséquences, avec le blocus strict imposé par Israël qui empêche l'entrée d'un seul morceau de pain depuis plus de deux mois.
Les services de renseignement égyptiens ont ensuite joué un rôle important dans l'apaisement de la situation et l'arrêt des affrontements militaires entre les factions de la résistance et Israël. L'Égypte a ainsi parrainé le cessez-le-feu de 2021, après l'offensive dite de « l'Épée de Jérusalem ». Le régime égyptien est alors devenu un acteur clé des relations entre Gaza et Tel-Aviv.
Sissi s'est également tourné vers Israël après son arrivée au pouvoir pour l'aider dans sa guerre contre les organisations terroristes armées du Sinaï — une intervention qui aurait l'intérêt pour Tel-Aviv de la protéger également des attaques lancées depuis ce territoire.
À plusieurs reprises — dont la dernière en 2021 —, les accords de Camp David ont été amendés afin de permettre aux forces égyptiennes d'accéder plus largement au nord du Sinaï. L'aviation israélienne y a également mené des frappes aériennes. Le New York Times a rapporté, dans un article publié en février 2018, que plus de 100 frappes avaient été menées secrètement par Israël, avec une coordination étroite et l'approbation personnelle de Sissi4. Ces opérations ont débuté après l'attentat, revendiqué par l'Organisation de l'État islamique (OEI), contre un avion de ligne russe dans le Sinaï en octobre 2015, qui a fait 224 morts.
Cette coopération sécuritaire est la plus étroite et la plus solide de l'histoire des deux pays, comme l'a reconnu Sissi lui-même dans une interview accordée à l'émission « 60 Minutes » sur la chaîne américaine CBS, en janvier 2019. Il demandera par la suite à ce que cet entretien ne soit pas diffusé5.
Tout cela a été réduit à néant après le déclenchement de la guerre génocidaire contre Gaza en octobre 2023, avec le soutien inconditionnel des États-Unis. Tel-Aviv a brisé toutes les limites politiques, militaires et humanitaires, rendant toute médiation et diplomatie impossible. Israël a contrôlé la frontière et séparé Gaza de l'Égypte, occupé de vastes zones du territoire et s'apprête, selon le gouvernement israélien réuni le 4 mai, à « conquérir » l'ensemble de la bande6.
Malgré son importance sous le régime de Sissi, cette coopération est restée limitée sur le plan militaire. De même que les intérêts ont rapproché Israël des hauts responsables égyptiens malgré l'opposition populaire, un certain rapprochement s'est également fait avec les dirigeants de l'institution militaire, malgré la haine et l'hostilité que voue à l'État israélien la majeure partie de l'armée. Mine de rien, cette pression du corps de l'armée a eu pour impact de limiter le degré de coopération avec ce voisin encore considéré comme un « ennemi stratégique ». Dans l'imaginaire populaire égyptien, Israël demeure en effet l'ennemi qui, au cours des guerres successives depuis 1948 jusqu'à 1973, a occupé le territoire, bombardé des écoles et des usines, commis de nombreux massacres contre des civils et enterré vivants des prisonniers7.
L'aspect militaire est peut-être le point le plus épineux et le plus flou des relations entre l'Égypte et Israël. C'est en effet grâce aux accords de paix que l'armée égyptienne a bénéficié de plus de 60 milliards de dollars (53 milliards d'euros) d'aide militaire américaine depuis 1979, soit 1,3 milliard de dollars (1,15 milliard d'euros) par an. Dans le même temps, les États-Unis ont toujours veillé à maintenir la supériorité militaire absolue d'Israël sur tous les pays du Proche-Orient. Cette supériorité repose sur les armes fournies à Tel-Aviv, mais aussi sur le fait d'empêcher les autres pays d'acquérir un arsenal équivalent. Sous pression étatsunienne, l'Égypte a par exemple été contrainte en 2019 de se retirer de deux accords avec la Russie pour l'acquisition d'avions de combat Sukhoi-35 et du système de défense antiaérienne S-4008. Ces accords faisaient suite au refus des États-Unis de fournir à tout pays arabe — y compris aux Émirats arabes unis, malgré la normalisation de leurs relations avec Israël à l'été 2020 — ses avions de chasse F-35, grâce auxquels Israël domine l'espace aérien de la région.
L'Égypte a souvent tenté de combler ce retard en utilisant des systèmes de défense antiaérienne et des avions de combat, tels que le système S-300 et les avions MiG russes. Elle a également tenté d'acquérir des avions chinois équipés de missiles air-air longue portée et d'autres combinaisons air-sol susceptibles de neutraliser les escadrilles israéliennes. Ces tentatives visent également à combler l'écart entre les capacités égyptiennes et la suprématie aérienne israélienne. L'armée égyptienne a d'ailleurs connu sous Sissi un réarmement massif, que l'on pourrait presque qualifier de sans précédent en termes de quantité et de diversité des sources. Il est question de systèmes de défense antiaérienne, de sous-marins allemands, de porte-avions, de frégates, d'escadrilles d'avions et d'hélicoptères français et russes, ainsi que de destroyers, en plus de centaines de chars et de pièces d'artillerie. La coopération militaire et le commerce des armes se sont également intensifiés à l'Est (Russie et Chine), avec notamment des avions MiG-29 russes, des hélicoptères Ka-52 et des drones chinois. Il convient de noter que cet armement est destiné à la guerre conventionnelle et ne devrait donc être utilisé que contre un voisin direct. Le pourcentage de l'aide étatsunienne a d'ailleurs diminué par rapport au volume des dépenses militaires égyptiennes actuelles, puisqu'elle est passée d'un quart du budget militaire dans les premières années à 12 % actuellement, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm et l'Institut international d'études stratégiques9.
C'est dans ce contexte qu'il faut lire les campagnes israéliennes contre l'Égypte, qui s'inscrivent dans le cadre des pressions sur Sissi pour accepter le déplacement forcé des Palestiniens de Gaza vers le désert du Sinaï. Avec le 7 octobre 2023, Israël voit une occasion de mettre en œuvre ce plan qui remonte aux années 1950. Ce faisant, Tel-Aviv éliminerait le principal foyer de résistance palestinienne, facilitant ainsi la conquête de l'ensemble de la Palestine historique. Cependant, Israël s'est heurté au rejet catégorique de l'Égypte, que les efforts israéliens et américains n'ont pas réussi à ébranler.
Le régime de Sissi a rapidement compris que le déplacement des Palestiniens cette fois-ci ne ressemblerait pas à ceux de 2005 et de 2008, lorsque des centaines de milliers de Gazaouis s'étaient réfugiés dans le territoire égyptien pour échapper aux bombardements israéliens. Une fois l'agression terminée, ils étaient alors rentrés chez eux. Or, cette fois-ci, non seulement le territoire est à 80 % détruit, rendant très difficile toute possibilité de vie, mais la volonté d'Israël d'occuper et de coloniser la bande de Gaza est désormais claire.
Pour l'Égypte, le déplacement de plus de deux millions de Palestiniens — dont plus de 10 000 combattants — serait un désastre sécuritaire à plusieurs égards. Premièrement, la forte probabilité de formation de foyers de résistance dans le Sinaï — que Le Caire a déjà eu beaucoup de mal à juguler —, et d'où pourraient être lancées des opérations de résistance contre les territoires occupés. Cela entraînerait des bombardements israéliens sur le territoire égyptien, reproduisant le scénario jordanien des années 1960, lorsque l'armée jordanienne avait mené une guerre contre les groupes palestiniens pendant le « Septembre noir ». Or, retourner ses armes contre les Palestiniens aurait en Égypte des conséquences négatives.
Sur le plan de la sécurité intérieure, il y aurait également un risque important si jamais une partie de l'opposition égyptienne, notamment islamiste, qui a conduit une insurrection armée dans le Sinaï à partir de 2013, était en contact avec dix mille combattants dotés d'une expertise militaire et de combat très avancée, acquise au cours d'un an et demi d'engagement avec l'armée israélienne. Par conséquent, Le Caire considère que les avantages financiers ou les menaces économiques américaines sont insignifiants comparés aux risques que pose ce plan.
Les critiques et les avertissements constants d'Israël concernant la puissance de l'armée égyptienne, contre laquelle l'ancien chef d'état-major israélien a mis en garde avant son départ, doivent être interprétés dans le contexte de ces pressions. Et des risques d'une confrontation entre Tel-Aviv et Le Caire.
Traduit de l'arabe par Sarra Grira.
1NDLR. Accords signés le 17 septembre 1978 entre l'Égypte et Israël sous médiation étatsunienne, et qui donneront lieu au traité de paix de 1979. Celui-ci permet à l'Égypte de récupérer la totalité du Sinaï occupé par Israël en 1967. Il établit des relations diplomatiques entre les deux pays et limite le positionnement de forces militaires à la frontière. Il fait également bénéficier l'Égypte d'une aide étatsunienne conséquente.
2Farah Saafan, « Egypt extends crackdown on Gaza activism with student arrests », Reuters, 31 mai 2024.
3NDLR. En 2015, des avocats sud-africains avaient déposé une demande officielle à la justice pour que le président égyptien soit arrêté à son arrivée en Afrique du Sud pour assister au 25e sommet de l'Union africaine. Ils déclaraient qu'Al-Sissi avait « commis des crimes contre l'humanité et de crimes de guerre à la suite du coup d'État de 2013, lorsqu'il a renversé le président égyptien élu, Mohamed Morsi ». Le président égyptien avait annulé son voyage.
4David D. Kirkpatrick, « Secret Alliance : Israel Carries Out Airstrikes in Egypt, With Cairo's O.K. », The New York Times, 3 février 2018.
5« Egypt's President El-Sisi denies ordering massacre in interview his government later tried to block », CBS, 6 janvier 2019.
6« Israël approuve un plan prévoyant « la conquête » de la bande de Gaza », Le Monde, 5 mai 2025
7Adam Raz, « Revealed : Dozens of Egyptian Commandos Are Buried Under an Israeli Tourist Attraction », Haaretz, 8 juillet 2022.
8Vivian Salam, « U.S. Threatens Egypt With Sanctions Over Russian Arms Deal », WSJ, 14 novembre 2019.
9« Trends in International arms transfers 2024 », SIPRI, mars 2025.
05.05.2025 à 06:00
Henri Mamarbachi
Avec les bombardements presque quotidiens d'Israël, le délabrement intérieur, les ingérences de la Turquie, sans parler de son propre fractionnement, le nouveau pouvoir syrien fait face à de terribles défis, dont le moindre n'est pas les relations entre les différentes communautés que Tel-Aviv essaie d'aviver au nom de la défense des Druzes. Dans ce contexte, le maintien des sanctions contribue à la déstabilisation. Troquant ses habits de djihadiste pour un costume-cravate (et une barbe (…)
- Magazine / Syrie, Israël, Turquie, Démocratie, Droits des minorités, Minorités, Transition politique, Conseil de l'Union européenneAvec les bombardements presque quotidiens d'Israël, le délabrement intérieur, les ingérences de la Turquie, sans parler de son propre fractionnement, le nouveau pouvoir syrien fait face à de terribles défis, dont le moindre n'est pas les relations entre les différentes communautés que Tel-Aviv essaie d'aviver au nom de la défense des Druzes. Dans ce contexte, le maintien des sanctions contribue à la déstabilisation.
Troquant ses habits de djihadiste pour un costume-cravate (et une barbe à moitié coupée), le dirigeant Ahmed Al-Charaa a présenté le 29 mars un gouvernement de transition de 23 ministres. Le cabinet est globalement « acceptable » aux yeux de nombreux observateurs syriens et étrangers. Il comprend des experts, dont une femme, Hind Kabawat, nommée ministre des affaires sociales et du travail. Cette chrétienne de 51 ans est une militante reconnue des droits humains et une figure de l'opposition à l'ancien pouvoir. Elle fait partie des quatre ministres issus des communautés minoritaires (chrétienne, druze, alaouite et kurde) dans un gouvernement dominé par les sunnites. Mais Al-Charaa a octroyé à ses proches les postes régaliens les plus sensibles (affaires étrangères, intérieur, défense), tous issus de son groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC).
Le nouveau gouvernement de transition est diversement jugé. Pas assez représentatif, insistent les critiques, ni vraiment démocratique (le mot « démocratie » ne figure pas dans le vocabulaire du nouveau pouvoir), encore moins laïque. Dans la « déclaration constitutionnelle », le fiqh (jurisprudence islamique) devient la source de loi dans ce pays, même si d'autres articles précisent la liberté des « religions abrahamiques ». D'aucuns craignent voir la Syrie sortir d'une dictature pour entrer dans une autre.
Si le pays a besoin d'un pouvoir fort pour sortir de décennies de désordres et d'un très long conflit armé particulièrement meurtrier, pour préparer un avenir meilleur à une population de quelques 20 millions (dont un très grand nombre vit en exil) avec un taux de pauvreté d'environ 90 %, selon l'Organisation des Nations unies (ONU), il a aussi besoin d'un consensus. Aussi le licenciement par le régime — qui a pour programme de privatiser le secteur public — de plus de 100 000 fonctionnaires (les chiffres varient de 100 à 300 000) sur environ un million qui se retrouvent sans travail n'est pas de bon augure.
Mais avec quels moyens ? C'est là où le bât blesse. Car la Syrie n'en dispose quasiment pas, malgré une main-d'œuvre qualifiée et d'importantes capacités humaines sur place et dans la diaspora. Sans argent, sans armée digne de ce nom et sans aide — promise, mais qui tarde à arriver —, les bonnes paroles, les promesses et les encouragements de toutes parts ne suffisent plus. Les détracteurs sont déjà à l'affût, notamment sur les réseaux sociaux où les critiques se répandent plus vite que les bonnes volontés. « Le pays est à feu et à sang », l'auteur de cet article n'en a pas cru ses yeux en lisant il y a quelques jours cette déclaration d'un ami qui voulait sonner l'alarme en dépit de toute vraisemblance. Fallait-il lui répondre que Dieu n'a pas créé le monde en un seul jour ?
Ainsi cet évêque qui, après avoir accueilli le nouveau pouvoir avec espoir, déchantait publiquement après les tueries en mars dans le nord-ouest du pays, qui ont vu plus d'un millier de civils périr — en majorité alaouites, mais aussi sunnites et chrétiens — à la suite d'actes de vendetta qui ont traumatisé la population. À cette heure, le nouveau pouvoir n'a pas ouvertement condamné les massacres, mais il a mis en place une commission d'enquête.
Comme un malheur n'arrive jamais seul, voilà que la Syrie fait face à la menace d'une nouvelle sécheresse. Cette même sécheresse qui fut déjà une des causes de l'insurrection de 2011 contre Bachar Al-Assad, laissant un pays exsangue. Dans une Syrie déjà asséchée, les premières estimations sur les coûts de la reconstruction donnent le vertige. Ils sont estimés à 400 milliards de dollars (353 milliards d'euros). Ces estimations indiquent aussi que 40 milliards de dollars sont nécessaires pour réparer le seul secteur de l'électricité1. La très grande majorité des foyers reçoit entre deux et trois heures seulement de courant par jour.
Si au moins l'argent et l'aide tant attendus arrivaient. Las ! La Syrie reste soumise à des sanctions internationales, certes allégées. Les gouvernements et institutions internationales justifient ce maintien par la nécessité pour le nouveau pouvoir de tenir ses engagements et de mettre en œuvre les réformes promises avant toute levée définitive des restrictions.
Mais pour tenir ses promesses et rétablir la confiance, le nouveau gouvernement de transition — dans l'attente d'une nouvelle constitution programmée d'ici quatre ou cinq ans tant le défi est grand — a besoin de fonds et d'investissements arabes et occidentaux qui tardent à venir. Certes, l'Union européenne a promis d'engager 2,5 milliards d'euros sur deux ans pour aider Damas dans cette période de « transition ». Mais l'enveloppe reste faible eu égard aux besoins. Elle n'est pas encore déboursée, des États membres comme la Grèce et Chypre étant récalcitrants. Les deux ne voient pas d'un bon œil le rôle de la Turquie, rivale en Syrie. Les avoirs de la Banque centrale syrienne restent par ailleurs privés de ressources, précise à Orient XXI Jihad Yazigi, directeur du site économique en ligne The Syria Report.
Mais le principal obstacle à l'afflux de devises demeure le retard des États-Unis à lever leurs sanctions financières, malgré le changement de régime et les efforts de l'actuel à montrer patte blanche aux potentiels bailleurs de fonds. Lueur d'espoir cependant : la visite non officielle à Damas, le 18 avril, de Cory Mills et de Marlin Stutzman, deux membres républicains du Congrès américain, qui ont rencontré le président provisoire. Le président de la Banque centrale syrienne, Abel Qader Husarieh, a aussi annoncé, le 25 avril dans le quotidien Al-Araby al-Jadeed que le Qatar et l'Arabie saoudite allaient rembourser la dette syrienne à la Banque mondiale, d'un montant d'environ 15 millions de dollars (13 millions d'euros), une somme relativement modeste. En revanche, les États-Unis se sont opposés à ce que Doha paie les fonctionnaires syriens.
Si l'argent n'afflue pas encore, l'on peut cependant noter des initiatives individuelles de riches Syriens de l'étranger qui tâtent le terrain pour investir dans l'industrie high-tech, ou dans des projets plus modestes. « Je cherche à lever 75 000 dollars (66 000 euros) pour un projet à caractère social au cœur de la vieille ville de Damas, à savoir une boutique mixte boulangerie et librairie pour redonner aux gens le goût de la culture et des bonnes choses après 17 ans de privations », confie à Orient XXI Asser Khattab, 30 ans, actuellement réfugié à Paris, mais qui a hâte de rentrer dans son pays pour participer à l'effort de redressement.
En attendant, les caisses de la Banque centrale sont vides et les retraits particuliers (de privés ou de sociétés) réduits à l'équivalent de quelques dizaines de dollars. Certainement pas de quoi faire fonctionner une économie. « Pour payer mes salariés, j'ai dû puiser dans mes réserves personnelles… J'espère vraiment que cette situation inique et insupportable ne va pas durer », explique un industriel syrien qui préfère garder l'anonymat, ajoutant que d'autres usines sont à l'arrêt.
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le produit intérieur brut (PIB) de la Syrie a chuté de plus de moitié par rapport à son niveau de 2010 — à la veille de la guerre civile — où il s'élevait à 62 milliards de dollars (54 milliards d'euros). Selon l'organisme, les pertes économiques totales causées par la guerre sont estimées à 800 milliards de dollars (707 milliards d'euros). Et s'il ne s'agissait que de billets verts ! Les augures ne sont guère favorables concernant l'environnement géopolitique.
À commencer par Israël qui veut reconfigurer la région, pas moins. Le territoire syrien frontalier est devenu un terrain d'exercice pour les pilotes israéliens. « En quatre mois », soit depuis l'installation du nouveau pouvoir à Damas début décembre, la chasse israélienne a lancé « 730 raids aériens » contre le territoire syrien, détruisant une grande partie de l'arsenal militaire de ce pays, relève le spécialiste de la Syrie Charles Lister sur X, le 4 avril 2025. Au nom de la défense des Druzes elle cherche à affaiblir l'État central, voire à le faire éclater.
Après avoir élargi son occupation sur le versant syrien du mont Hermon dans l'objectif proclamé de démilitariser le sud de la Syrie, l'armée israélienne a lancé ses troupes au sol le mercredi 2 avril en direction de la localité de Nawa, dans la province de Deraa, à l'est du plateau du Golan annexé. D'où son contrôle effectif d'une partie du sud de la Syrie. Outre le contrôle du ciel syrien, l'objectif déclaré de cette mainmise est d'interdire à la Turquie d'y installer des bases notamment aériennes.
Or, la Turquie, forte de ses relations étroites dans le passé avec HTC de Ahmed Al-Charaa, occupe désormais une place privilégiée au sein du nouveau pouvoir à Damas dont elle se veut le parrain. L'unique parrain et mentor ? Difficile de le savoir dans ce paysage embrumé. Dès sa prise du pouvoir, le nouveau dirigeant syrien a cherché à contrebalancer cette trop grande dépendance vis-à-vis d'Ankara en s'ouvrant aux puissances arabes, comme l'Arabie saoudite, premier pays visité par le bras droit et homme de confiance du président par intérim syrien, Assaad Al-Chibani, début janvier 2025. Ahmed Al-Charaa s'est ensuite rendu à Riyad pour sa première visite officielle à l'étranger en février.
Un axe Ankara-Riyad-Doha se dessine-t-il ? Il est trop tôt pour le confirmer tant les enjeux sont complexes. Pour l'heure cependant, les monarchies arabes — où résident de nombreux et riches entrepreneurs syriens — n'ont toujours pas ouvert les vannes de l'aide financière et des investissements. Dans l'attente peut-être d'un feu vert américain ? D'un horizon plus dégagé ? Et plus dégagé comment ?
Dans un texte éloquent publié dans Al-Araby al-Jadeed le 8 mars, l'écrivaine et ancienne opposante syrienne Samar Yazbek estime que l'enjeu est de « reconstruire la Syrie sans tomber dans de nouvelles formes de polarisation forcée » comme à l'époque des Assad qui jouaient l'instrumentalisation communautaire. Elle écrit :
Construire une nouvelle Syrie ne peut pas consister à remplacer un confessionnalisme par un autre. Cela passe nécessairement par la déconstruction des classifications forcées qui ont structuré la vie politique et sociale depuis des décennies.2
C'est sans nul doute à cette condition que la Syrie deviendra un jour, peut-être, une véritable nation. Une gageure pour le gouvernement provisoire « qui doit simultanément diriger une société fracturée et tenter de bâtir un État qui, dans sa forme moderne, n'existe pas encore », comme l'énonce un éditorial publié dans le journal en ligne The Syrian Observer daté du 3 avril3. Et qui attend toujours l'aide du monde arabe et de la communauté internationale.
1Tatiana Krotoff, « Dans une Syrie à sec, Ahmad el-Chareh peine à remettre le pays à flot », L'Orient Le Jour, 13 avril 2025.
2Traduit en français par le Centre arabe de recherches et d'études politiques (CAREP) sous le titre « Alaouites syriens : déconstruire la violence symbolique subie et exercée », 2 avril 2025.
3« The transitional government : a new dawn or a recycled crisis ? », The Syrian Observer, 3 avril 2025.
05.05.2025 à 06:00
Martine Bulard
Dans la nuit du 6 au7 mai, l'Inde a lancé une série de missiles sur le territoire pakistanais – sur les agglomérations de Muridke (à 30 kilomètres de la frontière) et Bahawalpur (à 120 kms ) ainsi que le long de la frontière, faisant 26 morts. Le Pakistan a immédiatement bombardé de l'autre côté, tuant 12 personnes,selon un bilan encore provisoire . Ce plus violent affrontement depuis près de trente ans fait suite l'attentat de Pahalgam au Jammu-et-Cachemire, qui a tué 25 touristes indiens (…)
- Va comprendre ! / Pakistan, Chine, Terrorisme, Frontières, Inde, Cachemire, EauDans la nuit du 6 au7 mai, l'Inde a lancé une série de missiles sur le territoire pakistanais – sur les agglomérations de Muridke (à 30 kilomètres de la frontière) et Bahawalpur (à 120 kms ) ainsi que le long de la frontière, faisant 26 morts. Le Pakistan a immédiatement bombardé de l'autre côté, tuant 12 personnes,selon un bilan encore provisoire . Ce plus violent affrontement depuis près de trente ans fait suite l'attentat de Pahalgam au Jammu-et-Cachemire, qui a tué 25 touristes indiens et un népalais, le 22 avril 2025 – attentat revendiqué par l'organisation islamiste le Front de résistance, lié au groupe djihadiste Lashkar-e-Taiba qui prospère au Pakistan.
Sans surprise, le gouvernement indien voit dans ce massacre la main d'Islamabad, mais n'apporte aucune preuve. De leur côté, les autorités pakistanaises démentent et proposent une « commission d'enquête internationale », mais restent muettes sur les liens entre ces mouvements djihadistes.
L'affrontement pakistano-indien sur la question du Jammu-et-Cachemire n'en est pas à ses premières salves. Dès août 1947, quand l'empire britannique des Indes est démantelé sur une base religieuse, entre l'Inde à majorité hindoue et le Pakistan majoritairement musulman, s'est posée la question du rattachement de l'État princier du Cachemire coincé entre les deux. Cette vaste région montagneuse s'était vu octroyer l'indépendance un an plus tôt. Mais son maharaja était hindou alors que la majorité de la population était musulmane. « L'élite du futur Pakistan considérait que le Jammu-et-Cachemire faisait “naturellement” partie du lot pakistanais », explique Christophe Jaffrelot1. Dès octobre 1947, elle a ouvert les hostilités. Les deux pays se sont affrontés militairement pendant près de deux ans.
À l'issue de cette première guerre, le Cachemire est divisé en deux le long d'une ligne de 770 kilomètres, aujourd'hui encore appelée « Ligne de contrôle », faute de frontière dûment reconnue : 37 % du territoire revient au Pakistan, le reste à l'Inde.
Au total, l'ancien territoire est éclaté entre l'Azad Cachemire (le « Cachemire libre ») et le Gilgit-Baltistan, administrés par le Pakistan (soit 86 000 km2 et 6,4 millions d'habitants) ; le Jammu-et-Cachemire géré par l'Inde (92 440 km2 et 12,5 millions d'habitants) ; et l'Aksai Chin conquis par la Chine en 1962 ainsi que la vallée de Shaksgam cédée par le Pakistan. New Delhi, quel que soit le pouvoir en place, revendique avec constance la souveraineté sur l'ensemble ; le Pakistan sur le Jammu-et-Cachemire.
Depuis, New Delhi et Islamabad ont mené deux autres guerres (en 1965 et en 1971). Sans aller jusqu'à un conflit total, ils ont également fait parler la poudre trois fois (en 1999, en 2000-2001, en 2019), tuant des dizaines de milliers de personnes (entre 50 000 et 100 000 morts selon les sources).
Bordé à l'est par la Chine, dont la frontière avec l'Inde n'est toujours pas stabilisée ; à l'ouest par le frère ennemi pakistanais, lié à Pékin dans le cadre des Nouvelles routes de la soie ; au nord par l'Afghanistan à l'avenir incertain, le Cachemire représente en effet un enjeu stratégique. Au cœur de l'Himalaya, il assure aussi les réserves en eau.
Cependant le défi indien est aussi politique. Mis à part une courte période au début des années 2000, New Delhi a fait régner un ordre colonial et autoritaire sur la population cachemirienne musulmane (assassinats, détention arbitraire, discrimination…). Si certains mouvements contre ce régime d'exception militent pour un rattachement au voisin pakistanais, la majorité des opposants luttent pour une autonomie réelle de l'État sinon pour l'indépendance.
Depuis août 2019, une chape de plomb supplémentaire s'est abattue sur la population. Le premier ministre Narendra Modi a lancé son plan d'hindouisation à marche forcée, supprimant l'article 370 de la constitution indienne qui garantissait l'autonomie de l'État. Pour assurer son autorité, il coupe le territoire en deux entre le Jammu-et-Cachemire et le Ladakh (moitié bouddhiste tibétain et moitié musulman).
L'article 35A qui interdisait aux non-Cachemiriens d'y acheter des terres est également supprimé — de quoi faciliter les projets immobiliers et touristiques pour transformer l'État en « riviera de l'Asie du Sud » selon l'expression à la mode. Et, progressivement, réduire la part des musulmans au profit des hindous acquis à New Delhi. En attendant, la répression demeure — arrestation d'avocats, de journalistes, détention sans procès, retraits de passeports — faisant le lit des attaques violentes ou djihadistes.
À défaut d'en finir avec cette politique, Narendra Modi va-t-il choisir la fuite en avant dans un nouveau conflit armé avec le Pakistan ? Dans la nuit du 6 au 7 mai, le ministre pakistanais a mis en garde : « Les agissements inconsidérés de l'Inde ont rapproché deux puissances nucléaires d'un conflit majeur. […] Le Pakistan se réserve le droit de répondre de manière appropriée quand, et où il le décidera. » De son côté, le ministre indien estime que la riposte aux attentats a été « mesurée, sans escalade et avec retenue » et que New Delhi refusait toute « escalade »...à condition qu'Islamabad accepte le fait accompli. Le pouvoir pakistanaise aux prises avec de sérieuses difficultés internes va-t-il en rester là ? Rien n'est moins sûr, même si la Chine son principal partenaire et soutien appelle à l'apaisement.
L'autre gros sujet d'inquiétude vient de la menace proférée par le premier ministre indien de « couper l'eau de l'Indus ». Depuis l960, un traité signé sous l'égide de la Banque mondiale garantit un accès équitable au fleuve pour tous : l'Inde contrôle trois affluents à l'Est, et le Pakistan les deux affluents plus à l'Ouest. Même dans les crises les plus virulentes entre les deux ennemis, nul n'a touché à ce partage des eaux.
Certes, Modi ne peut stopper le fleuve d'un coup de baguette magique, comme on ferme un robinet. Mais il pourrait se servir de ce prétexte pour accélérer ses projets de barrage visant à sécuriser les ressources énergétiques : plus de deux cents sont prévus ou en cours sur le Gange, le Brahmapoutre ou l'Indus ; déjà ses voisins comme le Bangladesh en souffrent. Il n'est d'ailleurs pas le seul : la Chine voit également les barrages dans l'Himalaya comme solution d'avenir.
Les menaces de Modi sonnent-elles le début d'une guerre de l'eau ?
1L'Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Fayard, 2019.