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20.05.2024 à 06:00

L'ombre de la Cour pénale internationale plane sur les dirigeants israéliens

Rafaëlle Maison

L'émission de mandats d'arrêts contre les dirigeants israéliens par la Cour pénale internationale (CPI) aurait des conséquences importantes, tant symboliques que pratiques. Mais la nouvelle relative à ces mandats, émanant de sources israéliennes, pourrait aussi bien participer d'une stratégie visant à remobiliser les alliés d'un État ayant perdu, au moins partiellement, la « bataille de l'opinion », voire d'une stratégie visant à intimider la juridiction pénale internationale Interdit (…)

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L'émission de mandats d'arrêts contre les dirigeants israéliens par la Cour pénale internationale (CPI) aurait des conséquences importantes, tant symboliques que pratiques. Mais la nouvelle relative à ces mandats, émanant de sources israéliennes, pourrait aussi bien participer d'une stratégie visant à remobiliser les alliés d'un État ayant perdu, au moins partiellement, la « bataille de l'opinion », voire d'une stratégie visant à intimider la juridiction pénale internationale

Interdit d'entrée en France alors qu'il devait participer à un colloque organisé le 4 mai par la sénatrice Raymonde Poncet Monge, le docteur Ghassan Abu Sittah a affirmé que les autorités allemandes, à l'origine de cette interdiction1, cherchaient à l'empêcher de témoigner devant la Cour pénale internationale (CPI). Sa rétention à l'aéroport Charles de Gaulle intervenait alors que nous parvenait la nouvelle du décès, possiblement sous la torture, d'un autre médecin palestinien, Adnan Albursh, arrêté à Gaza par les forces israéliennes puis détenu en Israël. Par ailleurs, après le retrait des forces israéliennes de l'hôpital Al-Shifa et de l'hôpital Nasser, plusieurs charniers ont été découverts, témoignant apparemment d'exécutions sommaires en masse de patients et de soignants par les forces israéliennes. Cette découverte a suscité de vives réactions et, peut-être, accéléré une enquête de la CPI. Ces exécutions sommaires, ne sont toutefois qu'un aspect de la guerre au soin conduite par Israël à Gaza. Et, au-delà des mandats qui viseraient le premier ministre Benjamin Nétanyahou, le ministre de la défense Yoav Galant et le chef d'état-major Herzi Halevi, les enquêteurs de la cour semblent bien travailler sur la situation des hôpitaux de Gaza.

Guerre au soin et génocide

Dans le dernier rapport de la rapporteuse spéciale de l'ONU Francesca Albanese (, il est rappelé que les hôpitaux et autres lieux de soins font l'objet d'une protection spéciale dans le droit des conflits armés. Attaquer un hôpital constitue un crime de guerre, et ceci dans tout type de conflit. A fortiori, le saccage et la destruction de ces infrastructures essentielles relève aussi de ce type de prohibition. L'assassinat ou les mauvais traitements infligés à des soignants ou à des personnes blessées, qu'elles soient civiles ou militaires, est également un crime de guerre.

Mais l'attaque contre les hôpitaux ou les personnes s'y trouvant peut aussi relever du crime contre l'humanité. La jurisprudence internationale fournit un précédent à cet égard : celui de l'affaire dite de l'hôpital de Vukovar, dans laquelle les forces serbes avaient, à l'issue du siège de la ville en novembre 1991, arrêté à l'hôpital puis exécuté en dehors de celui-ci près de deux cents combattants croates. Dans cette affaire jugée par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie en 2009, la qualification de crime contre l'humanité avait été discutée dès lors que l'exécution de ces combattants s'inscrivait dans une attaque plus large contre la population civile2. A Gaza, l'attaque contre les hôpitaux peut être considérée comme systématique et doit être mise en lien avec le siège interdisant la délivrance de médicaments et de matériels essentiels. Il a par exemple été souvent rapporté que les médecins devaient pratiquer des amputations sans anesthésie, y compris sur des enfants.

S'agissant de Gaza, la qualification de génocide peut également être sérieusement envisagée au regard, notamment, de la systématicité des attaques, de leur sens, et de leur inscription dans une offensive plus large contre la population civile. Pendant ces longs mois, les morts civiles liées aux bombardements de zones d'habitations se sont accompagnées d'atteintes corporelles très lourdes. Le choix, inédit, de cibler particulièrement les hôpitaux, par-delà le fait qu'ils représentent des lieux organisés de la vie civile palestinienne et des lieux de refuge depuis le début de l'offensive israélienne, témoigne d'une volonté d'interdire le soin. Cette interdiction face à des blessures lourdes, condamne les blessés à la mort ou à un handicap permanent. Il pourrait donc s'agir de soumettre une partie du peuple palestinien à « des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » ou de lui infliger des « atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale » (article II de la Convention sur le génocide) dans l'intention de la détruire.

L'impact de mandats d'arrêts visant les dirigeants israéliens

Cette guerre au soin semble donc être sous enquête devant la CPI. Celle-ci pourrait sans difficulté conduire à l'arrestation des dirigeants israéliens ayant ordonné les attaques contre les hôpitaux, les soignants, les patients, les familles réfugiées dans leur enceinte. C'est l'hypothèse la plus probable étant donné le niveau d'organisation de l'armée israélienne, qui se trouve sous le contrôle du pouvoir politique. L'arrestation de soignants, dont le docteur Adnan Albursh, et leur détention en Israël en est aussi un signe clair. Ce ne sont pas des éléments indisciplinés ou des bataillons agissant spontanément qui conduisent cette guerre au soin : il s'agit d'une politique délibérée. La responsabilité pénale des dirigeants pourrait encore être engagée sur la base de leur position de commandement, ce commandement pouvant être militaire ou civil. Le défaut de prévention ou de punition des crimes est alors suffisant pour retenir leur responsabilité.

Au regard de la réticence de la CPI à enquêter sur le comportement d'Israël depuis 2009, l'annonce de mandats visant d'importants responsables israéliens a été accueillie avec scepticisme par les observateurs3 Elle a été clairement mise en scène par le premier ministre Nétanyahou, puis accompagnée de menaces contre la CPI et l'Autorité Palestinienne de la part d'Israël. Les États-Unis ont suivi ce mouvement. Ils ont d'abord affirmé l'incompétence de la cour, un discours juridiquement bien peu convaincant dès lors qu'ils acceptent cette compétence s'agissant de la Russie, un État qui n'est pas plus partie au Statut de Rome instituant la CPI que l'État d'Israël. Puis, certains élus états-uniens ont menacé de faire adopter des sanctions contre la CPI. Les précédentes, adoptées sous l'administration de Donald Trump, réagissaient à l'enquête sur le comportement de l'armée américaine en Afghanistan mais aussi au regard porté par la cour sur la Palestine. Ces sanctions avaient été levées sous la présidence de Joe Biden, tandis que Washington commençait à apporter son concours à l'enquête sur la Russie, sans devenir partie au Statut de Rome.

Cette intense agitation autour de potentiels mandats a donné lieu, le 3 mai 2024, à une déclaration du bureau du procureur dénonçant les menaces et intimidations pesant sur la cour et son personnel. Plusieurs rapporteurs spéciaux du conseil des droits de l'Homme de l'ONU ont également exprimé leur « consternation » face aux déclarations des responsables israéliens et états-uniens4. Il demeure néanmoins difficile de savoir si nous sommes en présence d'une rumeur construite ou si la cour est véritablement en train d'enquêter sur les dirigeants israéliens. La cour peut, il est vrai, maintenir secret des mandats d'arrêts ; en 2023, elle avait toutefois décidé de rendre publics ceux qui visaient de hauts responsables russes, « dans l'intérêt de la justice », afin de « prévenir de nouveaux crimes »5. Mais, par ailleurs, le Statut de Rome permet à l'État dont les agents sont visés par une enquête d'entrer en relation avec le bureau du procureur. En effet, le principe dit de « complémentarité » reconnu par le Statut de Rome permet à tout État, même non partie au Statut, d'éviter la juridiction de la cour dès lors que cet État entend enquêter et connaître lui-même des crimes identifiés. Si l'on considère l'existence de ces probables échanges entre Israël et le procureur de la cour, ainsi que la passivité antérieure de la cour concernant les agissements d'Israël, on peut penser que l'émission de mandats contre les dirigeants israéliens demeure très incertaine.

Dès lors que la cour émettrait ces mandats, ils auraient un impact juridique et symbolique important. D'une part, tous les États parties au Statut de Rome, parmi lesquels de nombreux États européens soutenant Israël, seraient tenus d'arrêter les personnes visées présentes sur leur territoire. S'agissant du cas particulier du premier ministre israélien, qui jouit en droit international d'une inviolabilité rendant complexe son arrestation, les États parties au Statut de la cour pourraient se trouver en conflit d'obligations, l'obligation d'arrêter selon le mandat entrant en conflit avec la règle internationale d'inviolabilité. Le risque d'arrestation existerait néanmoins. D'autre part, l'identification des responsables israéliens comme suspects de crimes internationaux aurait un effet politique majeur.

Propagande israélienne et censure occidentale

Mais la rumeur relative aux mandats pourrait également s'inscrire dans la propagande israélienne , qui vise les juridictions internationales6. L'importante ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier 2024, exigeant d'Israël l'adoption de mesures conservatoires au vu du risque de génocide à Gaza, a ainsi été décrite comme émanant d'un « tribunal antisémite » par le ministre israélien Itamar Ben Gvir7. L'ordonnance a aussi été immédiatement invisibilisée par les accusations spectaculaires portées par Israël contre l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Une fois ces fausses informations démenties –- et alors que l'accusation se retournait puisque l'UNRWA révélait que ses personnels avaient été détenus et soumis à la torture par Israël - la portée de l'ordonnance de la CIJ a resurgi.

C'est à ce moment qu'un élément inédit a été avancé en faveur d'Israël : une interview de l'ancienne présidente de la Cour internationale de justice, Joan Donoghue, affirmant que la juridiction n'aurait pas reconnu une affaire plausible de génocide (a « plausible case of genocide »). Rappelons ici que, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la cour affirme que le droit des Palestiniens d'être protégés contre les actes de génocide est plausible (§§ 36, 54), et qu'il existe une urgence, c'est à dire un « risque réel et imminent » de préjudice irréparable causé aux droits revendiqués (§ 61, 74). Il s'agit bien d'un risque de génocide, même si la cour n'emploie pas la formule « affaire plausible de génocide ». Les médias se sont précipités sur les propos ambigus de Joan Donoghue pour minimiser le sens de l'ordonnance et réfuter l'emploi du terme génocide.

Cet incident renvoie au désaveu public, en 2011, de l'important rapport de la mission d'enquête sur Gaza par son propre président, le juriste Richard Goldstone8. Les positions publiques de Joan Donoghue, tout comme celles de Richard Goldstone, suggèrent l'existence de fortes pressions exercées par Israël et ses alliés.

Plus largement, des formes d'intimidation et de censure relatives à l'analyse juridique sont perceptibles dans les pays occidentaux. Ainsi, en France, employer le mot de génocide serait un « cri de ralliement pour stigmatiser les juifs »9 ce qui renvoie à l'infraction « d'incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination ». Analyser la notion de terrorisme, de légitime défense, présenter le droit international des conflits armés qui traite de la condition des mouvements de libération nationale, s'interroger sur le statut des combattants palestiniens, est aussi susceptible de relever des tribunaux sous la qualification « d'apologie du terrorisme » si l'on en croit la circulaire du ministre français de la Justice du 10 octobre 2023. Dès le 9 octobre 2023, la ministre de l'Enseignement supérieur, donnant une lecture politique des événements, se référait d'ailleurs à ces infractions en invitant les présidents d'Université à réagir à toute « action ou propos » relevant de « l'apologie du terrorisme, de l'incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination », par le moyen de procédures disciplinaires ou de signalements au procureur de la République.

La compréhension de la situation à Gaza s'est tout de même imposée, mais accompagnée d'une répression des étudiants protestant contre la politique de leurs États ou de leurs universités, aux États-Unis comme en Europe. C'est pourquoi la rapporteuse spéciale du Conseil de droits de l'homme de l'ONU, Irène Khan, a récemment estimé que la situation à Gaza donnait lieu à une crise globale de la liberté d'expression. Signalant un biais médiatique contre les manifestants pro-palestiniens, elle rappelait aussi qu'au regard du droit international relatif à la liberté d'expression, la critique des politiques conduites par Israël est parfaitement légitime10


1Une juridiction allemande a infirmé, le 14 mai, la décision des autorités.

2Hervé Ascensio et Rafaëlle Maison, avec la collaboration de Chloé Bertrand, « L'activité des juridictions pénales internationales (2008-2009) », Annuaire français de droit international, 2009, pp. 377-379.

3Voir par exemple l'analyse de Richard Falk, « War on Gaza : The ICC must seize this moment to hold Israel accountable », Middle East Eye, 6 mai 2024.

5Communiqué de presse du 17 mars 2023

6Pour une analyse de la communication israélienne sur la longue durée, voir John Quigley, The international Diplomacy of Israel's Founders, Deception at the United Nations in the Quest for Palestine, Cambridge University Press, 2016. Sur la position israélienne aux États-Unis, voir John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, La Découverte, 2009.

7Sam Sokol, « Un ‘déshonneur' pour la CIJ : réactions israéliennes suite au verdict de La Haye », The Times of Israël, 26 janvier 2024.

8Sur cet épisode, lire Norman G. Finkelstein, Gaza, An Inquest into its Martyrdom, University of California Press, 2018, pp. 117-132.

20.05.2024 à 06:00

« Les gens ont perdu l'espoir de vivre sur cette terre »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Samedi 18 mai 2024.

La plupart des déplacés ont fui Rafah et ses alentours pour Deir El-Balah, devenue la nouvelle « capitale économique » où se trouvent aujourd'hui environ un million de personnes. Depuis leur départ, on trouve davantage de marchandises à Rafah. Sur les emballages, les étiquettes ne sont plus en arabe, on ne trouve plus de produits égyptiens. Tout est écrit en hébreu. Car depuis une semaine, les Israéliens ont rouvert le terminal de Kerem Shalom qui donne accès à Israël. Les transporteurs privés palestiniens peuvent donc importer directement de Cisjordanie, en passant par le territoire israélien. Or en Cisjordanie, la majorité des produits sont israéliens, puisque les Palestiniens n'ont le contrôle ni sur leur frontière ni sur leurs importations.

Cette situation est tout de même bien ironique. Les Israéliens nous pilonnent tous les jours, et en même temps ils envahissent notre marché. Comme les Américains qui fournissent à Israël les bombes qui nous tuent, et qui après parachutent quelques sacs de farine pour nous « secourir ». C'est une occupation qui fait des profits. Partout ailleurs dans le monde, quand il y a occupation, elle coûte plutôt de l'argent à l'occupant. Même les accords d'Oslo comportaient un volet économique qui permettait à Israël de gagner de l'argent.

La majorité de la population de la bande de Gaza dépend actuellement de l'aide humanitaire. Les gens n'ont plus de pouvoir d'achat. Celui qui était riche est devenu pauvre, et celui qui était pauvre est devenu encore plus pauvre. La classe moyenne a disparu. Ceux qui avaient quelques économies de côté ont tout dépensé pendant ces sept mois. La faute aux profiteurs de guerre palestiniens, qui ont fait exploser les prix. Avant cela, il y avait aussi le monopole des Égyptiens qui taxaient lourdement chaque camion entrant à Rafah, même les camions d'aide humanitaire.

Pourquoi les États-Unis investissent autant pour débarquer 50 camions ?

Les Israéliens ont tué plus de 30 000 personnes dans la bande de Gaza, et maintenant ils sont en train de nous donner à manger avec leur propre production. Mais il y a autre chose. Les États-Unis ont dépensé 330 millions de dollars (près de 303 millions d'euros) disent-ils pour construire un pont flottant, via lequel ont débarqué vingt camions le premier jour. Les Israéliens en ont juste laissé passer dix pour le Programme alimentaire mondial, juste pour la symbolique. On peut se demander : pourquoi un tel investissement ? Juste pour faire passer quelques camions ? Et pourquoi les Israéliens les ont-ils laissé passer, alors qu'ils interdisent par ailleurs l'entrée de l'aide humanitaire pour privilégier les produits israéliens ?

Avec ces 330 millions de dollars, on pourrait faire entrer des milliers de camions chaque semaine. Pourquoi les Israéliens ont-ils donné aux Américains la permission de construire ce port alors qu'ils bloquent les camions ? Pour des raisons de sécurité, disent-ils. Mais quand il s'agit du secteur privé et que la majorité des marchandises vient d'Israël, il n'y a plus de problème de sécurité. Car depuis une semaine, il y a près de cinquante camions du secteur privé qui entrent par jour directement par Kerem Shalom, sans que ça ne pose aucun problème de sécurité.

Il faut toujours mettre en doute ce qu'on entend. La majorité des habitants de la bande de Gaza commencent à se poser la question : pourquoi ce port flottant ? Pourquoi les États-Unis investissent autant pour débarquer vingt — ou même cinquante — camions par jour ? Je ne crois pas que ce soit seulement pour aider la population palestinienne, car ces quantités sont ridicules par rapport aux besoins.

Les gens pourraient accepter de partir

Une manière de comprendre ce qu'on veut faire avec ce port flottant est de regarder vers le passé. On a parfois l'impression que l'histoire se répète, et qu'on revit les scènes de 1982 à Beyrouth. À l'époque, les Israéliens avaient encerclé la ville pour en chasser Yasser Arafat et l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Au bout de 90 jours de siège et de bombardements, Arafat et ses combattants ont été évacués par la mer. Aujourd'hui une question circule à Gaza : les Israéliens se préparent-ils à laisser sortir les leaders et les combattants du Hamas par ce port flottant ? Les Égyptiens refusant que les Gazaouis se réfugient sur leur territoire, ils pourraient donner leur feu vert pour ce transfert maritime comme en 1982.

À l'époque, Arafat avait cru aux promesses des États-Unis de reconnaitre l'OLP comme représentant du peuple palestinien. Mais le président Ronald Reagan n'a pas tenu ses promesses. Après les accords d'Oslo aussi, il y a eu d'autres promesses, des garanties du Quartet (Russie, États-Unis, Europe et Nations Unies) et elles n'ont pas été respectées non plus. À la fin, les Israéliens ont fait ce qu'ils voulaient.

Je crois que cette fois, ce ne sont pas les combattants du Hamas qui vont sortir, mais toute la population de Gaza. Les gens pourraient l'accepter. Ils ont perdu l'espoir de vivre sur cette terre et on les comprend, parce que les Israéliens ont absolument tout détruit : les infrastructures, les nappes d'eau, les puits, l'infrastructure de l'électricité, les hôpitaux, les ateliers et les petites usines qui existaient, les universités, les écoles, même les jardins d'enfants. Il n'y a plus rien à Gaza.

Pour le moment, les gens sont en mode survie grâce à l'adrénaline. Ils sont chassés d'une ville à l'autre, parfois d'un quartier à l'autre. Toute leur énergie est dépensée dans l'effort de rester en vie. Mais le jour où la guerre va s'arrêter, le jour où il y aura un cessez-le-feu, ils vont se rendre compte de l'ampleur de la destruction de toute la bande de Gaza et ils vont voir que la bande de Gaza est invivable.

Une génération sans écoles, sans universités

La reconstruction n'est qu'une carte entre les mains des Israéliens pour faire chanter les Gazaouis. Il va falloir des années et des années, sans doute une génération, pour reconstruire Gaza. Or une génération sans écoles, sans universités, c'est trop long. Sans enseignement, il n'y a pas de vie. C'est pour cela que beaucoup de gens vont choisir de sortir par ce port flottant, si on les y pousse, ce qui est possible. Derrière l'humanitaire, il y a toujours du politique.

Ceux qui le pouvaient sont déjà partis quand le terminal de Rafah était ouvert, en payant 5 000 dollars par personne. Pour ça, ils ont vendu leur voiture, leurs bijoux, tous leurs biens à moitié prix. Ils sont partis en Égypte ou dans d'autres pays, pour ceux qui avaient un peu plus d'argent. Ceux qui sont restés en Égypte se demandent quoi faire : tenter de s'intégrer sur place, essayer d'émigrer en Europe ? Mais une chose est sûre : ils ne reviendront pas à Gaza. S'ils ont tout vendu, ce n'est pas seulement pour sortir, c'est dans l'espoir de refaire leur vie ailleurs.

En 1982, à Beyrouth, c'était une guerre sans pitié. À l'époque, les combattants de l'OLP ont tout donné pour empêcher les Israéliens d'entrer dans la capitale libanaise. Mais ils ont dû partir. Et il y a eu les massacres de Sabra et Chatila. Malgré tous les sacrifices, il n'y a pas eu de victoire des deux côtés, ni militaire, ni politique. Tout le monde avait perdu. Aujourd'hui, je crains que ce ne soit pareil. Et si à la suite d'une négociation internationale les habitants peuvent évacuer cette terre ravagée sans espoir de retour, ils le feront.

18.05.2024 à 06:00

Libye. Une vie déracinée

Françoise Khoury

En prenant comme point de départ la fusillade contre des manifestants opposés au régime de Mouammar Kadhafi devant l'ambassade libyenne à Londres en 1984, Hisham Matar, écrivain libyen installé à Londres, construit dans Mes amis un récit sur l'exil et l'amitié entre déracinés. Encore adolescent à Benghazi, Khaled, le narrateur, entend à la BBC en langue arabe une nouvelle écrite par un écrivain exilé, Hossam Zowa. Ce bref récit diffusé à la place du bulletin d'information programmé est un (…)

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En prenant comme point de départ la fusillade contre des manifestants opposés au régime de Mouammar Kadhafi devant l'ambassade libyenne à Londres en 1984, Hisham Matar, écrivain libyen installé à Londres, construit dans Mes amis un récit sur l'exil et l'amitié entre déracinés.

Encore adolescent à Benghazi, Khaled, le narrateur, entend à la BBC en langue arabe une nouvelle écrite par un écrivain exilé, Hossam Zowa. Ce bref récit diffusé à la place du bulletin d'information programmé est un acte politique, car c'est une métaphore de l'oppression. Il produit sur le jeune garçon un effet envoûtant. Venu en Angleterre poursuivre des études de littérature, il se lie d'amitié avec Mustafa, lui aussi boursier du gouvernement libyen. De ce fait, ils se doivent d'être prudents dans leurs rapports aux autres étudiants et le dévoilement de leurs opinions politiques. En effet, dans la résidence d'étudiants libyens, certains, appelés les « écrivains », sont des mouchards chargés par le régime de Mouammar Kadhafi d'écrire des rapports sur les éléments suspects à l'étranger.

Le 17 avril 1984, des étudiants et opposants libyens manifestent devant l'ambassade de Libye à Londres. Ils sont une soixantaine à exprimer leur colère contre le régime de Kadhafi qui, la veille, a exécuté à Tripoli, trois meneurs de mouvements contestataires. Le groupe de manifestants est mitraillé et une policière est tuée. Cet évènement entraîne le siège de l'ambassade par les forces de l'ordre pendant une dizaine de jours puis la rupture des relations diplomatiques entre la Libye et le Royaume-Uni. 
Khaled et Mustafa se rendent secrètement à la manifestation. Ils sont tous deux blessés par les tirs provenant de l'ambassade. À partir de ce moment, leur vie bascule. Les trajectoires des deux étudiants finissent par croiser la route de l'écrivain Hossam Zowa, et une forte amitié va lier le trio.
Les trois personnages vont traverser ces années en Angleterre unis par la nostalgie et l'inquiétude vis-à-vis de leur pays d'origine, qui s'éloigne irrémédiablement de leur mémoire. Jusqu'au moment du Printemps arabe, en 2011, où la question du retour se pose.

« Je ne peux pas retourner là où je voudrais retourner »

Auteur de plusieurs livres, dont un primé par le prix Pulitzer de la biographie en 2017, Hisham Matar s'éloigne cette fois de l'autobiographie et de l'évènement traumatique qu'aura été la disparition de son père. Il aura passé des années à enquêter sur cette disparition sans jamais trouver de réponses définitives. Il est fort probable que son père, enlevé par les services secrets égyptiens en 1990 et remis à la Libye, ait été assassiné lors du massacre de 1996 à la prison de Abou Salim1, faisant de son fils un « endeuillé sans tombe » comme il se décrit dans l'un de ses livres.

Mais la situation politique libyenne détermine encore dans ce présent récit la destinée des personnages. En effet, la participation de Khaled à cette manifestation, alors qu'il n'est qu'un jeune homme assez peu politisé, va entraîner sa vie dans une direction imprévue. Il n'ose plus retourner en Libye pendant les vacances, n'ose pas révéler à ses parents qu'il a été gravement blessé, remet sans cesse son retour et doit inventer pour cela tout un tas de justifications. « Je ne peux pas retourner là où je voudrais retourner », se dit-il. Il craint trop que sa famille constitue un appât pour le régime de Kadhafi. Il est conscient que les conversations téléphoniques sont écoutées et les lettres ouvertes et lues.

Il faut se résigner à patienter, attendre des jours plus favorables tout en sachant que lorsqu'on quitte la Libye en 1983, il y a peu de raisons de vouloir y revenir. Alors il repense à ce que disait son père, « lorsqu'on a des compatriotes déraisonnables, il faut endurer le chaos jusqu'à ce que la sonnerie retentisse ». Mais ce régime d'oppression traîne en longueur et perdure 40 ans. De plus, il a la main longue. En effet, Kadhafi ne se prive pas de faire assassiner ses opposants à l'étranger. C'est un dictateur imprévisible que le narrateur qualifie non pas d'homme politique mais de « parent atteint de démence » tant il est présent et indéboulonnable dans la vie des Libyens.

Comme d'autres régimes arabes des années 1970 et 1980, s'exiler n'est pas une assurance pour les opposants de vivre en sécurité. Journalistes, écrivains, activistes, même loin, sont menacés. L'auteur désigne cette époque d'« assassinat de la parole » et rappelle la liste de ceux qui sont tombés sous les balles au coin d'une rue d'une ville européenne. Et particulièrement à Londres, « l'endroit où venaient mourir les écrivains arabes »

Le retour n'est-il pas un second exil ?

Le narrateur trouve la ville chargée de mélancolie, mais c'est son état d'esprit qui déteint sur le paysage. Il prend peu à peu conscience qu'adopter l'esprit d'une autre culture implique de « laisser mourir une partie de soi. »

Devenu professeur de littérature lui-même, Khaled est un personnage en errance, même s'il habite dans le même petit appartement londonien pendant ces décennies. Il n'est pas réellement parvenu à s'ancrer malgré sa profonde connaissance de la ville et sa curiosité pour son architecture. Ses relations amoureuses aussi restent à une certaine distance, sans s'enraciner. Khaled est un personnage entre deux mondes, ne parvenant pas vraiment à basculer d'un côté ou de l'autre. À se faire une raison. Le retour possible au pays natal, une fois tombé le régime honni qui les a contraints à partir, est une tentation connue de tous les exilés. Ils en rêvent et le fantasment, mais celui-ci se manifeste apparemment trop tard. Le retour n'est-il pas un second exil ? « Restés au pays, nous aurions eu moins le temps d'écouter le passé ».

Se constituer une nouvelle famille

L'amitié solide devient alors le ciment pour se constituer une nouvelle famille. Ceux avec qui le narrateur peut établir une communion ; ceux avec qui il partage une expérience commune ; ceux que « le vent libyen avait jetés dans le Nord ». De nombreux passages dans ce livre posent la question de la traduction. Nul besoin de traduire avec ses amis, leur expérience commune induit une mutuelle compréhension évidente. Mais est-ce suffisant ? Comment faire partager une expérience au-delà du petit cercle ?

Pour Khaled, « la violence exige une traduction et cet inexprimé lui remplissait la bouche ». Encore étudiant, il se passionne pour les recherches d'un de ses professeurs sur les infidélités de la traduction. Et s'il y a quelques utilités à l'écriture et à la traduction, le narrateur pense que ce sont les écrivains qui servent d'intermédiaires avec le monde et aident à l'interpréter.

Ces liens amicaux sont aussi ambivalents. Doute, comparaison ou déception, chacun des trois personnages, selon sa personnalité, appréhende la réalité différemment. Hossam, l'écrivain qui n'a plus rien écrit depuis la nouvelle diffusée à la radio, et pour qui l'exil aura été une prison, semble ne trouver sa place dans aucun pays. Il décide finalement d'émigrer aux États-Unis et de « partir pour le Jusqu'à-la-fin-des-temps ». Mustafa s'engage dans le combat, à la chute du dictateur en 2011, et affirme que la révolution l'a « purifié de l'exil »

Et Khaled, le narrateur mélancolique et sans attaches voit dans ses deux amis le miroir de ce qu'il est ou aurait pu être. D'un côté, un écrivain qu'il aura longtemps admiré, mais dont il jugera finalement que « le talent ne suffit pas, il faut aussi du courage ». D'un autre côté, l'ami combattant en qui il avait l'impression « d'observer le moi qu'il avait échoué à être ». En double de l'auteur, Khaled se demande à un moment si ses deux amis ne représentent pas « deux parties irréconciliables de sa vie », l'écriture et l'engagement politique.

Hanté par cette fusillade à Saint-James Square vu à la télévision lorsqu'il avait treize ans, Hisham Matar dit avoir porté ce livre pendant longtemps, ne pouvant l'aborder plus tôt. Une citation de l'écrivaine Jean Rhys reproduite dans ce livre nous éclaire sur ce qui nourrit son écriture et peut-être aussi sa vie : « Il faut un arrière-plan sombre pour faire ressortir les couleurs vives. »2

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Hisham Matar, Mes amis
Traduit de l'anglais (Libye) par David Fauquemberg
Collection Du monde entier, Gallimard, 2024
496 pages
23,50 euros en France


1NDLR Le 29 juin 1996, plus de 1 270 détenus ont été abattus par l'armée. Les jours précédents des prisonniers avaient réussi à occuper certaines salles de la prison pour réclamer de meilleures conditions de détention, des soins pour les blessés, le droit de visite et l'ouverture des procès.

2dans Jean Rhys, Bonjour minuit, traduit de l'anglais par Jacqueline Bernard éditions Denoël, 2001

17.05.2024 à 06:00

Israël, fait colonial. Maxime Rodinson met KO Bernard-Henri Lévy

Alain Gresh

Dans son dernier ouvrage Solitude d'Israël comme dans les interventions médiatiques qui s'en sont suivies, BHL conteste la qualification d'Israël de « fait colonial », opérée en juin 1967 par l'orientaliste Maxime Rodinson dans un texte au titre éponyme. Les arguments farfelus et fallacieux que le philosophe mobilise à cet effet ne sont jamais contestés par ses interviewers. Mise au point. Le dernier opus de Bernard-Henri Lévy mérite-t-il ces quelques lignes et le temps gaspillé à sa (…)

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Texte intégral (3305 mots)

Dans son dernier ouvrage Solitude d'Israël comme dans les interventions médiatiques qui s'en sont suivies, BHL conteste la qualification d'Israël de « fait colonial », opérée en juin 1967 par l'orientaliste Maxime Rodinson dans un texte au titre éponyme. Les arguments farfelus et fallacieux que le philosophe mobilise à cet effet ne sont jamais contestés par ses interviewers. Mise au point.

Le dernier opus de Bernard-Henri Lévy mérite-t-il ces quelques lignes et le temps gaspillé à sa lecture ? Les interviews complaisantes que l'auteur multiplie lui permettent de dérouler, la plupart du temps sans contradicteur – l'ignorance de ses interviewers est souvent abyssale -, sa routinière défense d'Israël, de ses crimes de guerre, de son armée ô combien morale. Tout en déplorant la solitude d'un État qui dispose — excusez du peu — d'un soutien robuste des États-Unis et de la plupart des pays occidentaux, dont la conscience est à peine ébréchée par les quelque 35 000 morts, en majorité civils, dénombrés à Gaza. Rien de bien nouveau dans le monde selon BHL.

Nous aurions donc pu dédaigner ce pamphlet, triste ramassis des éléments de langage du discours politique et médiatique dominant, qui se drape dans les habits de la dissidence. Pourtant, l'ouvrage vaut pour un seul point : il fait remonter à la surface un texte oublié de l'orientaliste Maxime Rodinson, paru dans la revue de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Les Temps modernes à la veille de la guerre de juin 1967, et intitulé « Israël, fait colonial ? ». BHL en cite la conclusion :

Je crois avoir démontré, dans les lignes qui précèdent, que la formation de l'État d'Israël sur la terre palestinienne est l'aboutissement d'un processus qui s'insère parfaitement dans le grand mouvement d'expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer les autres terres.

Une phrase qui ne peut que susciter l'indignation de ce « Jean-Paul Sartre dévalué » que moquait Renaud dans sa chanson « L'Entarté ».

« De vieilles passions communistes au cœur d'Israël »

Les migrants sionistes n'étaient-ils pas animés par des idéaux de la révolution d'Octobre ? Ne brandissaient-ils pas le drapeau rouge ? N'entonnaient-ils pas des chants spartakistes ? Ne se réclamaient-ils pas pour certains du marxisme-léninisme ? Dans une lettre à son ministre des affaires étrangères datée du 29 novembre 1924, le consul de France à Jérusalem notait :

Dans les colonies coopératives tout est indivis, le sol, les instruments de travail, les bénéfices, le plus souvent les repas se prennent en commun, tous les enfants sont rassemblés dans une nursery où l'une des femmes s'occupe d'eux. Ce système a, sous le rapport de la culture, des inconvénients graves qu'il est superflu de signaler, mais les chefs sionistes s'y résignent parce qu'il satisfait cette espèce de curiosité, d'inquiétude des formules sociales nouvelles qui tourmente l'âme de la plupart de leurs recrues. (…) Le sionisme, ne vivant que d'un appel aux forces morales, aux traditions nationales, doit utiliser tout ce qu'il fermente de vieilles passions communistes au cœur d'Israël.

Les dirigeants sionistes surent, comme l'a démontré l'historien israélien Zeev Sternhell1, manipuler ces « vieilles passions communistes » pour créer des kibboutz très militarisés – « une main sur la charrue, l'autre sur le glaive » – dont l'objectif réel était le maillage du territoire palestinien, premier pas vers sa conquête.

Marx écrivait qu'on ne juge pas un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même. On ne peut évaluer non plus un mouvement sur l'idée qu'il se fait de lui-même. Il ne s'agit pas de nier la sincérité de cette « passion communiste » qui animait (certains) émigrants juifs, mais d'analyser leur pratique politique réelle, nombre de massacres et de crimes se sont fait au nom du Bien et de « la civilisation ». Rodinson a bien mis en lumière le point aveugle de ces colons :

La suprématie européenne avait implanté, jusque dans la conscience des plus défavorisés de ceux qui y participaient [à l'émigration en Palestine], l'idée que, en dehors de l'Europe, tout territoire était susceptible d'être occupé par un élément européen. Le cas de l'utopie sioniste n'était pas, de ce point de vue, différent de celui des utopies socialistes du type de l'Icarie de Cabet2. Il s'agit de trouver un territoire vide, vide non pas forcément par l'absence réelle d'habitants, mais une sorte de vide culturel. En dehors des frontières de la civilisation (…), on pouvait librement insérer, au milieu de populations plus ou moins arriérées et non contre elles, des « colonies » européennes qui ne pouvaient être, pour employer anachroniquement un terme récent, que des pôles de développement.

Ce sentiment de supériorité n'était pas propre au seul mouvement sioniste, on le retrouve dans le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle. Ainsi, les communards en Algérie qui se réclamaient de la Commune de Paris de 1871, saluaient la répression de l'insurrection en Kabylie, qui embrasait alors le pays3. Les fédérations algériennes de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) votèrent massivement l'adhésion à l'Internationale communiste au congrès de Tours en 1920, tout en dénonçant le nationalisme indigène « rétrograde » et en prônant l'assimilation. Tous ces socialistes chantaient pourtant « L'Internationale », se réclamaient de « la dictature du prolétariat », appelaient au soulèvement des « damnés de la Terre » réduits aux seuls ouvriers européens. Il fallut la création de l'Internationale communiste pour que s'impose, non sans obstacles, le mot d'ordre « prolétaires de tous les pays et peuples opprimés unissez-vous », et pour rompre en paroles et parfois en actes avec les vieilles tendances coloniales de la social-démocratie.

L'Ancien Testament comme titre de propriété

Pour contester le caractère colonial de l'entreprise sioniste, BHL rabâche plusieurs thèses auxquelles le long texte de Rodinson dans Les Temps Modernes avait répondu par avance, mais qu'il ne s'est pas donné la peine de relire, ne serait-ce que pour les contester.

« Il y a toujours eu des Juifs sur la terre de ce qu'est aujourd'hui l'État d'Israël », écrit-il, depuis des milliers d'années, avant et après la destruction du Temple en l'an 70. Certes, ils n'étaient pas constitués en nation, concède BHL, mais « les autochtones arabes ne l'étaient pas davantage ». Ils n'acquirent ce statut, selon lui, que dans les années 1940, en même temps que les Juifs, ce qui permet, par un tour de passe-passe, d'apposer un signe d'égalité entre les aspirations des Palestiniens et celles des Juifs en Palestine. Cette logique amènerait à prétendre que les peuples autochtones amérindiens ou africains, qui n'étaient pas des communautés nationales, n'ont donc pas subi le colonialisme.

Et quelle est la légitimité d'une revendication juive sur la Palestine ? Rappelons que Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique, avait envisagé une installation des juifs en Argentine ou au Congo. BHL invoque la Bible désignée comme le « Malet et Isaac des sionistes », pour justifier cette prétention. Rappelons que Malet et Isaac est la collection de manuels d'histoire conçue par la République au début du XIXe siècle, et qui a inventé plusieurs thèmes de la mythologie nationale, dont « nos ancêtres les Gaulois ». S'il relève plus de l'idéologie que de l'Histoire, il a quand même quelques rapports avec cette dernière, ce qui n'est pas le cas de la Bible, même s'il reste un texte majeur pour l'humanité. Et qui peut considérer, sauf quelques illuminés, l'Ancien Testament comme un titre de propriété ?

Évoquant les droits historiques des juifs sur la Palestine, Maxime Rodinson ironise : « Je ne ferai pas à mes lecteurs l'affront de les croire séduits par cet argument », ou alors — c'est nous qui complétons — on ouvrirait les portes à une guerre de mille ans, notamment en Europe, avec les revendications « historiques » de la Russie sur l'Ukraine, de la Serbie sur le Kosovo, voire de la France sur la partie francophone de la Belgique.

Dans sa préface à un livre que j'avais écrit sur l'histoire de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), Rodinson avait illustré l'absurdité d'une revendication reposant sur les mythes développés par les mouvements nationalistes :

Qu'on cherche à s'imaginer les Tsiganes – peuple persécuté depuis des siècles et exterminé en masse par les hitlériens – réclamer un État dans le département des Bouches-du-Rhône où se situe un sanctuaire qu'ils révèrent, celui des Saintes-Maries-de-la-Mer, réaliser leur projet grâce à l'appui des États-Unis et de l'Union soviétique, après s'être constitué une base territoriale en achetant systématiquement des terres, après avoir vaincu militairement les forces françaises s'efforçant de résister. Qu'on pense à la réaction des habitants placés dans une position subordonnée, forcés d'apprendre le tsigane pour avoir une place dans l'État tsigane, poussés autrement à aller s'établir ailleurs (la France est grande, il y a 95 autres départements diraient les apologistes de l'État tsigane).4

Le rôle central de Londres

« Il y a un point, un au moins, sur lequel tous s'accordent, argumente ensuite BHL, la colonisation, c'est le vol. Or il n'y eut ni vol ni dol. Les terres acquises par les migrants non moins que par les autochtones juifs ne furent, sauf exception, pas ravies mais achetées. (…) Il n'est pas vrai que les terres constitutives du futur Israël aient été prises par la force ou au mépris de la loi. » Là encore, BHL n'a pas lu Rodinson qui explique comment en Afrique noire comme en Tunisie, l'acquisition des terres par les colons s'opéra le plus souvent légalement. À la veille du plan de partage de la Palestine voté par l'Assemblée générale de l'ONU le 29 novembre 1947, le pourcentage des terres cultivables de Palestine possédées par des Juifs ne représentait que 9 % à 12 % des terres cultivables ; il fallut la création de l'État d'Israël, « le vol et dol » des terres des réfugiés palestiniens, la « judaïsation » des propriétés des Palestiniens citoyens d'Israël pour bouleverser le cadastre. Résultat : à la veille de la guerre de 1967, 72 % des terres aux mains de Juifs israéliens avaient appartenu à des Palestiniens avant 19475.

Ultime pierre du raisonnement de notre philosophe, « qui dit colonialisme dit métropole coloniale. Or la réalité c'est que la métropole, c'est-à-dire, en la circonstance, la Grande-Bretagne, s'opposa de toutes ses forces, ici comme ailleurs, à la dislocation de son empire. … [La naissance d'Israël] est un moment de l'histoire, non des empires, mais de leur dissolution ; et le sionisme n'est pas un impérialisme, mais un anti-impérialisme. » Ce raccourci qui trouverait sa place dans un Mallet et Isaac israélien occulte le rôle central de Londres. À partir de 1922, date du début de leur mandat sur la Palestine, les Britanniques ont encouragé non seulement une émigration massive juive, mais ont aidé le Yichouv — la communauté juive en Palestine — à se constituer en corps séparé, avec ses institutions politiques, sa vie économique reposant sur « le travail juif » et la séparation d'avec les Arabes, et bientôt ses milices armées par les Britanniques. Le Royaume-Uni ne le fit pas par « amour des juifs », nombre de défenseurs du projet sioniste, Lord Balfour en tête, étaient antisémites, mais parce que Londres voyait ces colons européens comme « un poste avancé de la civilisation » et un point d'appui pour la défense de ses intérêts dans la région.

Cette approche se modifia durant la Seconde guerre mondiale, quand le Royaume-Uni dut prendre en compte les demandes de ses commensaux arabes sur lesquels il régnait (Égypte, Transjordanie, Irak). L'utilisation du terrorisme par les groupes sionistes contre des intérêts et des soldats britanniques – qui soulevèrent une véritable indignation dans l'opinion publique du royaume - et la volonté du sionisme de s'appuyer sur les États-Unis élargirent le fossé entre les alliés d'hier. Peut-on parler pour autant d'une guerre de libération sioniste contre l'empire ? Il faudrait alors considérer comme un soulèvement anticolonial la révolte des pieds-noirs d'Algérie contre Paris en 1960-1962, et l'Organisation armée secrète (OAS) comme un mouvement anti-impérialiste. Ou saluer la sécession des Blancs de Rhodésie en 1965 de la tutelle britannique comme un coup porté à l'empire de Sa Majesté. L'engagement d'Israël contre tous les mouvements d'émancipation des peuples du tiers-monde, du Vietnam aux colonies portugaises en passant par l'Amérique latine, a confirmé l'inscription durable de ce pays dans « le camp impérialiste ». Comme l'illustre l'alliance stratégique tissée avec l'Afrique du Sud de l'apartheid à partir de 1948, que poursuivirent tous les gouvernements israéliens de « gauche » comme de droite, allant jusqu'à aider Pretoria dans son programme nucléaire militaire.

On ne conseillera pas à BHL de relire Maxime Rodinson dont le texte dense — même s'il est parfois un peu daté - fait voler en éclat ses piètres démonstrations. En revanche, les lecteurs y trouveront de quoi nourrir leur réflexion à un moment où le caractère colonial du projet sioniste apparaît dans toute son horreur à Gaza.


1Zeev Sternhell, Aux origines d'Israël. Entre nationalisme et socialisme, Fayard, 1998.

2Étienne Cabet, théoricien politique français (1788-1856), voulait construire une cité idéale ; il tenta une expérience au Texas.

3Alain Ruscio, « Commune(s), communards, question coloniale », Cahiers d'histoire, n° 153, 2022.

4Préface à Alain Gresh, OLP, histoire et stratégies. Vers l'État palestinien, Spag-Papyrus, 1983.

5Lire John Ruedy, « Land Aliénation » dans The Transformation of Palestine, sous la direction d'Ibrahim Abu-Lughod, Northwestern University Press, Evanston, 1971.

17.05.2024 à 06:00

« J'ai décidé de rester tant qu'un tract ne me demande pas d'évacuer »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet (…)

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Texte intégral (2427 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Jeudi 16 mai 2024.

La ville de Rafah est presque devenue une ville fantôme. Cette ville où il y avait à peu près 1,5 million de personnes entassées les unes sur les autres, des tentes partout, sur les trottoirs, dans les écoles, dans les rues, au bord de la mer, dans les zones où il y a du sable, du désert, à côté de la frontière égyptienne, cette ville est maintenant presque vide. Le grand marché du rond-point Nejma, où les grossistes vendaient toutes sortes de produits dans des cartons, est vide, alors qu'il n'a pas été désigné comme zone d'évacuation par les Israéliens. Pareil pour le rond-point Awda — « retour » en arabe, ce qui est assez ironique – qui était plein de déplacés, à tel point qu'on ne pouvait pas marcher sur la route, et qu'il fallait une heure pour passer en voiture. Aujourd'hui, cela prend cinq minutes à pied. L'UNRWA dit que plus de 450 000 personnes ont évacué Rafah.

Personnellement, je crois qu'ils sont plus nombreux. Qu'il s'agit de la majorité de ceux qui étaient ici, qui sont de nouveau déplacés. Pour certains, c'est la cinquième, voire la sixième fois. Même des habitants de Rafah, des « locaux », sont en train de partir. Ils quittent même les endroits qui ne sont pas des « zones rouges » marquées sur les tracts lancés par Israël. La majorité des maisons ici sont des résidences familiales. Dans les immeubles habitent le père et ses enfants avec leurs familles, avec un étage par famille.

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Photo d'un tract lancé par l'armée israélienne avec les zones rouges dont il faut évacuer selon elle.

Ceux qui restent pourront partir sans rien, plus rapidement

Les gens se sont partagé la tâche : sur une fratrie de six, trois partent avec leurs enfants pour Al-Mawassi, au bord de la mer, ou ailleurs, afin de réserver un morceau de terrain en cas de départ.

Trouver un emplacement n'est pas évident. La bande de Gaza est déjà trop petite. Et la cage dans laquelle les Israéliens nous demandent d'aller l'est encore plus. Ceux qui ont la chance d'avoir une tente la montent sur ce morceau de terrain, les autres mettent des bouts de bois et de plastique pour marquer l'endroit de leur abri de fortune. Si l'évacuation est ordonnée, le reste de la famille les rejoindra. Ils ont appris la leçon, maintenant. Les commerçants font de même et évacuent leurs magasins ou leurs étals, parce qu'ils savent que les Israéliens détruisent toutes les marchandises.

Ceux qui sont partis ont emporté tout ce qu'ils avaient. Ceux qui restent pourront partir sans rien, plus rapidement. On trouve encore des magasins ouverts mais avec peu de marchandise, souvent à même le sol. Les grossistes qui font de l'importation peuvent passer par le terminal de Kerem Shalom qui a rouvert depuis deux jours, qui donne directement sur Israël. La majorité de cette marchandise est partie vers Deir El-Balah, où de nombreux camps de fortune se sont installés. Ceux qui sont restés à Rafah cherchent à rester proches des ONG et de l'Unrwa, car même ceux qui étaient riches dépendent maintenant à 100 % de l'aide alimentaire.

Les quadcopters diffusent des bruits de tirs alors qu'il n'y a pas de combats

Ma belle-famille, les frères et les sœurs de Sabah, ne voulaient pas partir, parce que moi j'ai décidé de rester tant qu'un tract ne me demande pas d'évacuer. Comme d'habitude, ils me considèrent comme l'homme qui sait tout.

Une journée de plus, c'est une journée gagné sur l'humiliation de devoir vivre sous la tente. Mais finalement, mardi, ils ont décidé de partir, parce que tous ceux qui étaient avec eux au rond-point Al-Alam, à l'ouest de Rafah, du côté de la mer, étaient partis. Ils ont alors commencé à avoir vraiment peur, parce que l'endroit était désert et ils entendaient le bruit des F-16 et surtout celui des quadcopters. Il faut parler de cette nouvelle arme.

Quand nous avons été chassés de chez nous à Gaza-ville, ces engins étaient là. C'est comme un jouet de PlayStation, avec quelqu'un derrière l'écran en train de surveiller tout le monde grâce à son drone. Mais ce drone-là sert plutôt à tirer sur les gens, ou à lancer des ordres via son haut-parleur, comme ils l'ont fait pour l'évacuation de l'hôpital Nasser.

Et il sert aussi à faire peur. Pendant la nuit, ces appareils émettent des sons destinés à effrayer les gens : le bruit d'un bébé qui pleure toute la nuit, d'une femme qui appelle au secours, de chiens qui aboient. Les Israéliens les utilisent aussi pour faire la coordination avec les camions. C'est un quadcopter qui contrôle les chauffeurs. Il se positionne au-dessus du camion et on entend : « Attendez une heure » ou « Passez maintenant, prenez telle route ». Dans notre quartier, à Tell Al-Soltan, ils diffusent des bruits de tirs alors qu'il n'y a pas de combats.

Ma belle-famille ne savait pas si ces quadcopters n'avaient pas arrêté de tirer toute la nuit, ou s'ils émettaient seulement des bruits de tirs. Toujours est-il qu'elle a fini par quitter le rond-point. Ses membres vont tenter de trouver un terrain pour rester tous ensemble, car ils considèrent cela comme une sorte de protection. Pas seulement en restant en famille, mais aussi parmi les gens de leur quartier, des gens qu'ils connaissent. La famille de Sabah est de Chajaya, elle va donc chercher à s'installer avec des gens de la même zone.

Quitter l'endroit où ses parents sont enterrés

C'est la version 2024 de 1948. Les camps de réfugiés portaient le nom des villages d'origine dont ils avaient été chassés. Par exemple, le camp de réfugiés de Yibna regroupait des habitants chassés de ce village, même chose pour le camp de Falloujah. C'est une forme de protection parce que tout le monde se connait, donc si les hommes partent, ils peuvent confier la protection de leur famille à un voisin.

Nous sommes allés dire au revoir aux frères et sœurs de Sabah. Ce fut un moment de tristesse parce qu'ils se sont déjà déplacés plusieurs fois, mais cette fois le pilier de cette famille, Souleiman, mon beau-père, n'était pas là. Ils l'ont laissé à Rafah, enterré aux côtés d'autres martyrs. Les sœurs de Sabah n'ont pas arrêté de pleurer. Elles disaient : « Même s'il était décédé, il était toujours avec nous. On se sentait bien parce qu'on n'était pas loin de lui. »

Je ne sais pas si je peux expliquer ce que l'on ressent quand on doit quitter l'endroit où ses parents sont enterrés. Même si on ne va pas très loin, et qu'on reste dans la bande de Gaza. Les Israéliens ont tellement réussi à rétrécir notre espace géographique, que ce déplacement équivaut à quitter un pays pour un autre, alors qu'on bouge seulement de quelques kilomètres. Ma belle-famille m'a demandé conseil mais ça a été difficile pour moi de les conseiller, parce qu'ils voulaient rester à Rafah, comme moi. Mais je leur ai dit :

Vous avez des tentes, vous avez des bâches, vous avez beaucoup de choses à emporter. Moi je n'ai que deux sacs et une petite tente, je peux partir à la dernière minute. Vous êtes nombreux, il vous faut un camion, et le jour J, vous n'en trouverez pas. Vous êtes une cinquantaine de personnes alors que nous sommes seulement six, et nous pourrons nous contenter d'une charrette.

Un jour gagné sur l'humiliation

Finalement ils ont convenu que c'était la meilleure solution. Ils ne seront pas loin, on pourra aller les voir. Mais Sabah, pour la première fois, a commencé à avoir peur. Elle m'a demandé :

Pourquoi on ne fait pas la même chose ? Pourquoi on partirait à la dernière minute, au risque de revivre ce qu'on a connu quand on a fui Gaza sous les bombes et les balles des snipers ?

Ma réponse a été simple : « Un jour de plus, c'est un jour gagné sur l'humiliation. » Mais on ne va pas faire la même erreur qu'à Gaza. À l'époque, le porte-parole de l'armée disait à toute la population de Gaza-ville et du nord de partir vers le sud. Et c'est pour cela que je voulais rester jusqu'à la dernière minute. À l'époque, je préférais même mourir que de me déplacer, parce que je sais très bien ce que c'est de partir de chez soi pour aller vivre dans une tente.

Je veux épargner ça à ma famille. J'ai dit : « On vit dans un hôtel cinq étoiles par rapport aux autres, à ceux qui vivent sous les tentes. » La petite tente Décathlon qu'un ami m'a envoyée, c'est une tente de camping, pour passer un bon moment de vacances. J'ai essayé avec mes contacts, mais je n'ai pas réussi à obtenir une vraie tente, un peu plus grande et qui protège de la chaleur et du froid. On va dormir les uns sur les l'autres, mais ce n'est pas grave.

Cette guerre ce n'est pas seulement des bombardements, c'est aussi une guerre psychologique et émotionnelle. On perd des gens, on les enterre, on s'en éloigne. Les émotions de tristesse, de peur, d'angoisse et d'inquiétude se bousculent en moi. Jusqu'à présent on n'a ressenti que des émotions négatives. Ni la tranquillité, ni l'espoir, ne sont là. Et quand je regarde les gens quitter Rafah, je vois cette ville comme quelqu'un qui attend la mort dans un bloc opératoire, où le calme total règne. On entend juste le bruit de cette machine branchée sur son cœur. Mais cet appareil-là au moins peut sauver des vies. Rafah c'est le patient, mais les seuls appareils qu'on a ici c'est les drones et leur bruit qu'on entend 24 heures sur 24. Au lieu de sauver le patient, la machine lui insuffle la peur, pour le garder entre la vie et la mort.

16.05.2024 à 06:00

Argentine. Du sionisme au judaïsme, les errements du président Milei

Jérémy Rubenstein

Le nouveau président Javier Milei est un allié à Buenos Aires de partis de tradition antisémite, tout en affichant un soutien bruyant à Israël, comme l'essentiel de l'extrême droite au niveau mondial. Il envisage également de se convertir à la religion juive, en épousant la cause d'une de ses branches les plus pro-colonies. On ne se refait pas... Parmi les nombreuses excentricités de Javier Milei mises en scène et très fortement médiatisées, son rapport assez curieux avec le judaïsme (…)

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Le nouveau président Javier Milei est un allié à Buenos Aires de partis de tradition antisémite, tout en affichant un soutien bruyant à Israël, comme l'essentiel de l'extrême droite au niveau mondial. Il envisage également de se convertir à la religion juive, en épousant la cause d'une de ses branches les plus pro-colonies. On ne se refait pas...

Parmi les nombreuses excentricités de Javier Milei mises en scène et très fortement médiatisées, son rapport assez curieux avec le judaïsme n'est pas la moindre. Ainsi, lors de son premier voyage officiel comme président début février 2024, il s'est rendu en Israël où, outre l'annonce du déplacement de l'ambassade d'Argentine à Jérusalem, il s'est longuement fait photographier et filmer, le visage inondé de larmes, devant le mur des Lamentations.

Le sionisme de Javier Milei et son alignement sans le moindre recul ni critique sur les positions de Benyamin Nétanyahou ne peut guère surprendre. Globalement, Milei est proche de toutes les extrêmes droites du monde occidental. Cette posture idéologique vaut tant pour sa politique intérieure qu'internationale. Elle participe d'une stratégie pour la droite globale qui a été élaborée par l'un des plus influents conseillers de Javier Milei, Agustín Laje. Celui-ci vise, malgré les nombreuses contradictions entre les extrêmes droites argentines (étatiques contre libertariennes, entre autres), à coordonner les forces de droite. Le jeune auteur à succès dans l'ensemble du monde hispanophone d'extrême droite est aussi un « anti-woke » fanatique. Il résume ainsi son propos :

Une Nouvelle Droite pourrait se former dans l'articulation de libertaires non progressistes, de conservateurs non immobilistes, de patriotes non étatistes et de traditionalistes non intégristes. Le résultat serait une force résolue dans l'incorrection politique qui pourrait se traduire dans une opposition radicale à la caste politique nationale et internationale1.

L'effet de manche du transfert de l'ambassade

Dès lors, rien de plus cohérent pour le très idéologique Milei que de chercher des alliances avec les dirigeants de toutes les formes d'extrême droite à travers le monde seulement « occidental ». Milei a par ailleurs un prisme anticommuniste directement hérité de la guerre froide et totalement étanche aux 35 années qui nous séparent de la chute du Mur de Berlin. Sa ferveur est telle que son administration a fragilisé les relations diplomatiques avec la Chine malgré des accords commerciaux essentiels pour l'Argentine avec la grande puissance asiatique. Ainsi, et quitte à froisser l'administration Biden, il a tenu à embrasser le candidat Donald Trump lors d'une assemblée du conservatisme nord-américain où il s'est rendu le 24 février 2024, dans l'État du Maryland2.

Dans ces conditions, rien de plus naturel pour Milei que de s'aligner sur Nétanyahou, voire sur les alliés les plus ultras de la coalition du premier ministre israélien. Notons au passage que l'annonce d'un transfert de l'ambassade argentine de Tel-Aviv à Jérusalem n'est qu'un effet de manche. La présidence argentine n'a pas le pouvoir d'organiser ce déplacement qui ne peut se faire que si les députés argentins y sont majoritairement favorables. Or, le parti de Milei est fortement minoritaire à l'Assemblée.

Le sionisme de Milei s'inscrit dans une idéologie d'extrême droite et il ne fait aucun doute qu'il est disposé à applaudir aux déclarations les plus extrêmes de dirigeants israéliens. Pour lui, même dans le contexte d'un massacre sans précédent à Gaza, la question palestinienne n'existe pas… puisqu'elle n'apparaît pas dans l'Ancien Testament.

Un juif en devenir

Venons-en à l'autre aspect — bien plus bizarre — du dirigeant argentin : la volonté de ce catholique de se convertir à la religion juive. Bien avant son élection, le candidat se revendiquait de courants jusqu'à récemment très marginaux en Argentine, comme l'ultralibéralisme, le libertarianisme ou l'« anarcho-capitalisme ». Néanmoins, ses alliances ne laissaient aucun doute sur son orientation très droitière. En particulier, il s'est rapidement lié à Victoria Villaruel (aujourd'hui sa vice-présidente), issue d'une famille militaire très ancrée dans l'extrême droite traditionnelle.

Or en Argentine, celle-ci se caractérise par un nationalisme identifiant l'identité nationale à un catholicisme traditionaliste, et donc excluant toutes les autres religions. En clair, il ne peut y avoir de vrais Argentins que catholiques pour ce nationalisme qui a toujours été fortement antisémite. D'ailleurs, au-delà de l'extrême droite, la nation argentine s'est longtemps définie par son catholicisme, si bien que jusqu'à la réforme constitutionnelle de 1994, son président devait être catholique.

Dans ces conditions, la volonté affichée de Milei de se convertir au judaïsme peut apparaître comme une manière de couper court à toute dénonciation d'antisémitisme. Plus encore, cette conversion permet de fusionner diverses tendances de l'extrême droite, comme le soulignent Martín Vicente et Matías Grinchpun dans une enquête croisée sur le syncrétisme religieux et politique de la Libertad Avanza, le parti présidentiel3. Ainsi, outre Victoria Villaruel, le nouveau gouvernement argentin compte au moins un ancien néonazi en la personne de Rodolfo Barra, procureur général, qui est l'équivalent du ministre de la justice en France.

En réalité, Milei semble davantage intéressé par différents mysticismes dans un mélange plutôt new age que spécifiquement juif. Il a ainsi notamment fait un appel à une médium capable de communiquer par télépathie avec des animaux, y compris morts, ce qui permettrait à l'actuel dirigeant argentin de poursuivre un dialogue avec son chien décédé en 20174. C'est d'ailleurs depuis cette même période mystique que l'homme s'est rapproché de la religion juive.

Un peu comme l'économiste Milei, le « juif en devenir » Milei affirme son identité à travers d'obscurs (du moins pour les profanes) auteurs et citations censés expliquer ses positions. Quand il est question d'économie, dans ses très nombreuses interviews, Milei cite presque immanquablement un livre ou un article inconnu du grand public afin de soutenir l'une de ses positions, souvent considérées comme dangereuses et problématiques par la plupart des économistes. De même, il déstabilise souvent le public peu averti par des citations du Livre des Macchabées, soit pour expliquer une mesure, soit pour affirmer une religiosité judaïque dont il serait un bon connaisseur. Malgré les évidences qui le désignent comme un cancre, Milei tient toujours à se présenter comme un bon élève qui aurait bien révisé ses classiques avant l'examen. En économie comme en religion.

Un hommage aux Loubavitch

Il a ainsi affiché sa proximité idéologique avec la plus virulente branche du hassidisme contemporain5 : la communauté fondée par la dynastie Habad-Loubavitch. Ainsi, en novembre 2023, récemment élu (et pas encore investi), Milei s'est rendu à New York où il est allé se recueillir sur la tombe du dernier de la lignée des Loubavitch, Menachem Mandel Schneerson.

La secte loubavitch est, parmi les orthodoxes, probablement la plus favorable au colonialisme israélien. Considérant la Torah comme un cadastre, il s'agit de trouver les frontières d'un royaume étendu dont les contours seraient définis par les livres sacrés qui feraient office d'actes de propriété. La boucle est bouclée pour Milei, à la fois sioniste forcené et futur converti à un judaïsme fanatique. Le colonialisme messianique de la secte ne peut guère rebuter le président ultralibéral argentin pour qui la propriété privée est le droit le plus sacré, mais qui n'a jamais considéré la spoliation des peuples originaires du continent américain comme un crime.


1Agustín Laje, La batalla cultural. Reflexiones críticas para una Nueva Derecha, HarperCollins México, 2022, p.484.

2Il s'agit de l'assemblée du Conservative Polical Action Conference (CPAC).

3« Milei, espiritualmente judeo », Anfibia, 16 février 2024.

4Juan Luis González, El loco. La vida desconocida de Javier Milei y su irrupción en la política argentina, Planeta, 2023.

5Le hassidisme désigne au sens large le mysticisme juif, pas forcément orthodoxe.

15.05.2024 à 06:00

Tunisie. Haro sur les migrants subsahariens et leurs soutiens

Lilia Blaise

Avalanche d'arrestations, à commencer par celle de Saadia Mosbah, figure emblématique de la lutte antiraciste, suivie entre autres de celle de l'avocate Sonia Dahmani en raison d'un commentaire sur un plateau de télévision. Le monde associatif et les intervenants médiatiques critiques du discours présidentiel sont dans le viseur des autorités. Le tout dans une atmosphère de retour à la chasse aux migrants. Dans une vidéo postée lundi 6 mai sur la page Facebook officielle de la présidence (…)

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Avalanche d'arrestations, à commencer par celle de Saadia Mosbah, figure emblématique de la lutte antiraciste, suivie entre autres de celle de l'avocate Sonia Dahmani en raison d'un commentaire sur un plateau de télévision. Le monde associatif et les intervenants médiatiques critiques du discours présidentiel sont dans le viseur des autorités. Le tout dans une atmosphère de retour à la chasse aux migrants.

Dans une vidéo postée lundi 6 mai sur la page Facebook officielle de la présidence de la République, le président Kaïs Saïed annonce lors d'une réunion du Conseil national de sécurité que les autorités tunisiennes ont repoussé vers « la frontière Est », c'est-à-dire du côté de la Libye, près de 400 migrants subsahariens qui avaient tenté d'entrer en Tunisie par le pays voisin. Ces chiffres lui font réitérer que la Tunisie ne sera pas une terre d'accueil ni de transit pour les migrants en « situation irrégulière ». Une annonce qui advient plus d'un an après un communiqué de la présidence dénonçant la « horde de migrants subsahariens » visant à « modifier la composition démographique et l'identité du pays » et qui avait ouvert les vannes d'une campagne de racisme sans précédent.

Ce discours est prononcé après plusieurs jours de campagnes sécuritaires pour contrôler et arrêter les migrants en situation irrégulière. En cause, de multiples facteurs. Il y a eu la visite le 17 avril de la présidente du conseil italien Giorgia Meloni, la quatrième en moins d'un an pour parler, entre autres, des arrivées de migrants irréguliers à Lampedusa, la Tunisie étant depuis 2018 l'une des principales zones de départs des bateaux.

Sur le plan local, le mécontentement de nombreux habitants s'est amplifié dans la région de Sfax, près des oliveraies après la dégradation de biens agricoles et certaines tensions avec les migrants qui vivent depuis des mois sur place, dans une situation sanitaire et sociale plus que précaire. Durant la campagne sécuritaire de 2023, les migrants subsahariens – parfois même des immigrés en situation régulière — ont été chassés de leurs logements et beaucoup, dont le travail informel a longtemps été toléré par l'État, ont perdu leur emploi, ce qui a rendu leur situation encore plus fragile. Chassés des grandes villes, ils se sont retrouvés dans les zones rurales, comme dans la région de Sfax, où ils ont utilisé des bâches et autres matériels agricoles pour camper et se protéger des intempéries, provoquant ainsi la colère des habitants des oliveraies sur place. La majorité de ces derniers soutiennent d'ailleurs les opérations de police, et une manifestation de plusieurs centaines de personnes a eu lieu à Sfax samedi 4 mai pour réclamer le « départ » des migrants.

Une aide criminalisée

Mais cette fois, un autre élément s'est introduit dans le débat autour de la gestion des arrivées dans le pays. Les associations venant en aide aux migrants sont désormais dans le viseur des autorités. La militante tunisienne noire Saadia Mosbah, critique vis-à-vis de la politique migratoire du gouvernement et présidente de l'association de lutte contre les discriminations raciales Mnemty, a été arrêtée le jour du discours présidentiel, ainsi qu'un autre membre de l'association, sur fond de suspicions de « blanchiment d'argent ». Cette figure importante de la lutte antiraciste en Tunisie a contribué à l'élaboration de la loi pénalisant le racisme dans le pays votée en 2018. Elle a également fait partie des mobilisations contre la politique répressive à l'égard des migrants après le communiqué polémique de la présidence en février 2023.

En juillet, lors d'une manifestation pour dénoncer les déportations de migrants subsahariens dans le désert libyen, elle déclare : « Si la leçon d'humanité est de mettre les migrants aux portes du désert avec plus de 50 degrés à l'ombre, on se demande où on va ». Elle critiquait alors les propos tenus par Kaïs Saïed le 10 juin lors d'une visite dans la ville de Sfax où se trouvaient des migrants à la rue, expulsés de leur logement. Il avait en effet déclaré : « Nous sommes capables de donner des leçons d'humanité à ceux qui n'en ont pas », soulignant que la solution à la migration devait être « humaine et collective » et respecter la souveraineté de l'État. Durant l'été 2023, plusieurs milliers de migrants se sont retrouvés déplacés dans le désert libyen et à la frontière algérienne, laissés à l'abandon pendant plusieurs jours, souvent sans eau ni nourriture. Plusieurs dizaines sont morts selon les chiffres des ONG1. La photo d'une mère et de sa fille, Fati Dasso et Marie mortes de déshydratation dans le désert, avait particulièrement choqué. Des expulsions que l'État tunisien n'a jamais officiellement reconnus, remettant même en question la véracité de certains clichés.

Moins d'un an plus tard, en plus de la reprise des évacuations forcées de migrants subsahariens, les membres des associations qui leur viennent en aide sont considérés comme des « traîtres » et des « mercenaires » selon les mots du président, qui a accusé dans son discours — sans les nommer – les organisations qui reçoivent d'importants financements étrangers et « ne devraient pas se substituer à l'État tunisien ». Avant son arrestation, Saadia Mosbah a été la cible de campagnes de haine sur les réseaux sociaux. Elle et son collègue ont été questionnés sur la base de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et au blanchiment d'argent. La garde à vue de Saadia Mosbah a été prolongée de cinq jours le samedi 11 mai. Son collègue a quant à lui été libéré.

Des hommes cagoulés pour une arrestation musclée

Le président du Conseil tunisien pour les réfugiés et son vice-président sont également arrêtés le 3 mai après la publication d'un appel d'offres destiné à des hôtels pouvant héberger des personnes en situation irrégulière. Ils ont été placés sous mandat de dépôt et accusés d'associations de malfaiteurs dans le but d'aider des personnes à accéder au territoire tunisien.

L'ex-directrice de la branche tunisienne de l'ONG française Terre d'asile, Cherifa Riahi est également placée en garde à vue, bien qu'elle ait quitté ses fonctions depuis 2022. D'autres associations venant en aide aux migrants ou travaillant sur la question migratoire ont reçu des visites des autorités et ont été questionnées. Depuis plusieurs mois, une grande majorité travaille d'ailleurs sans exposition médiatique afin d'éviter les campagnes de diffamation sur les réseaux sociaux, mais aussi parce que l'aide aux migrants est désormais criminalisée.

Un homme a été arrêté le 7 mai à Thala, au centre-ouest du pays, pour avoir hébergé des migrants en échange d'une compensation financière. Idem à Monastir où la garde nationale a arrêté deux Tunisiens pour les mêmes raisons. Les campagnes sécuritaires se poursuivent, 24 migrants en situation irrégulière ont été arrêtés à Monastir, et 60 à Sousse. Ils font l'objet d'un mandat de dépôt pour « entrée illégale » sur le territoire tunisien et « avoir fait partie d'un rassemblement de nature à troubler l'ordre public ».

Dans ce contexte déjà tendu, durant le week-end du 10 au 12 mai, la répression est montée d'un cran sur le plan politique. L'avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, sous le coup d'un mandat d'amener pour des propos sarcastiques tenus sur la situation en Tunisie, s'est réfugiée à la Maison de l'avocat à Tunis vendredi soir. Le lendemain, elle y a fait l'objet d'une arrestation musclée par des hommes cagoulés. L'opération a été filmée en direct sur la chaîne France 24, dont le journaliste a ensuite été pris à partie par la police, toujours en direct, et sa caméra cassée. Quelques heures après cette intervention, les journalistes de la radio IFM, Borhen Bsaiess et Mourad Zeghidi ont été également arrêtés et sont actuellement toujours en garde à vue. Ils ont été questionnés sur le contenu de leurs analyses politiques effectuées sur les plateaux de la radio.

Alors que les avocats sont montés au créneau lundi pour dénoncer l'arrestation de leur collègue, appelant à une grève générale de leur secteur, l'étau se resserre sur la profession qui avait déjà protesté et décrété une journée de grève le 2 mai pour dénoncer les pressions grandissantes sur leur profession et le sort de certains de leurs confrères qui se trouvent en prison. Dans la nuit du lundi au mardi, une nouvelle descente a été effectuée à la Maison de l'avocat par les forces de l'ordre qui y ont arrêté maître Mehdi Zagrouba pour le motif d'« outrage à un fonctionnaire ».

Interrogations au parlement

Ces coups de filets à l'encontre de la société civile qui aide les migrants, mais aussi contre les robes noires et les journalistes témoignent de la volonté des autorités de contenir un débat de plus en plus sensible, celui de la gestion de la migration, facteur de tensions au sein d'une population en grande majorité encore acquise à Kaïs Saïed.

Au parlement – élu avec 11 % des suffrages et dénoncé comme illégitime par l'opposition -, pendant une séance plénière le mardi 7 mai, certains députés ont par exemple questionné l'efficacité de la gestion sécuritaire de la migration, même si beaucoup soutiennent le président et optent pour la même rhétorique sur la migration irrégulière. « Nous avons vu des files d'attentes devant les guichets de Western Union où les migrants reçoivent des fonds de l'étranger, a déclaré la députée Besma Hammami, nous voyons bien qu'ils sont financés et diligentés par l'extérieur (…). Il y a un plan pour qu'ils s'installent en Tunisie durablement ». Un autre député, Fadhel Ben Torkia, réclame plus de transparence de la part des autorités sur le nombre de migrants en Tunisie :

Pourquoi le gouvernement ne nous répond pas ou ne nous rencontre pas pour parler de ce problème ? (…) on entend parler de 20 000 migrants, voire 60 000, sans jamais avoir de chiffres exacts.

Certains députés ont aussi demandé la publication du contenu de l'accord bilatéral signé en avril, à l'occasion de la visite de Giorgia Meloni2, entre la Tunisie et l'Italie pour lutter contre la migration, de même que la publication des résultats du sommet tripartite entre la Tunisie, la Libye et l'Algérie tenu le 25 avril à Tunis, pendant lequel les chefs d'État ont assuré vouloir coordonner leurs efforts en vue de lutter contre la migration irrégulière.

Ce questionnement sur le déni de communication des autorités par un Parlement dont les pouvoirs demeurent très restreints selon la Constitution montre que la question migratoire suscite également des critiques au sein d'une classe politique habituellement alignée sur la ligne de Kaïs Saïed. L'ancienne députée Leila Hadded, membre du parti nationaliste arabe et du mouvement Echâab, a déclaré à la radio privée IFM le 9 mai3 qu'il fallait s'interroger sur un possible « échec sécuritaire » à contrôler la vague migratoire en Tunisie. « Où sont nos forces de sécurité, notre armée ? Il n'y a aucune réponse qui éclaire les Tunisiens (…). Il faut expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là », interpelle-t-elle.

Importation de la théorie du Grand remplacement

Pour l'historien spécialisé dans la migration et maître de conférences à l'université de Tunis Riadh Ben Khalifa, ces débats montrent bien les problèmes de perception et de représentation de la question migratoire en Tunisie.

Étant donné qu'il n'y a pas de politique migratoire en Tunisie mais plutôt une gestion sécuritaire qui fonctionne au coup par coup, les représentations sont faussées. Par exemple, la question de « l'invasion » des migrants qui est souvent agitée et les différents chiffres sur le nombre de migrants subsahariens faussent la perception. On voit beaucoup de migrants concentrés dans un lieu et notamment dans les zones urbaines, d'où le sentiment d'un très grand nombre.

Sans compter les débats sur les réseaux sociaux qui ne cessent de véhiculer les théories complotistes autour de la migration, des « théories elles-mêmes importées d'Europe, proches de celles du Grand remplacement », précise Riadh Ben Khalifa4.

Alors que les campagnes sécuritaires actuelles donnent cours à l'incurie raciste, les vraies questions peinent à être posées selon Riadh Ben Khalifa, notamment sur le rôle des associations dans la gestion migratoire et les amalgames : « Il faut faire la différence entre celles qui travaillent et qui sont reconnues et celles qui font le jeu des autorités européennes en poussant la Tunisie à devenir une sorte de hotspot pour la migration ». L'enseignant-chercheur ajoute que la Tunisie n'ayant pas de loi relative à la demande d'asile et au statut de réfugié, le gouvernement a confié à des représentations onusiennes le rôle de se charger de cette question. Or, « certaines de ces organisations ont vu leur budget se réduire avec la guerre en Ukraine et assurent de moins en moins leur rôle ».

« Ici c'est l'Algérie, va-t'en »

Alors que vendredi 3 mai au soir, les camps de fortune de migrants installés devant le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) étaient démantelés par les autorités, « le silence de ces organismes était assez assourdissant », se désole Romdhane Ben Amor du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Notamment sur le sort des réfugiés soudanais présents parmi les migrants, et éligibles à une demande d'asile. Selon les chiffres du HCR, ils sont de plus en plus nombreux depuis 2023 à arriver en Tunisie en raison de la guerre civile au Soudan. « Aucune solution durable n'a été trouvée pour les Soudanais, et pour nous, il y a une responsabilité partagée entre l'État mais aussi les représentations onusiennes qui ne réagissent pas », constate Romdhane Ben Amor.

L'OIM a communiqué le 9 mai sur les retours volontaires de migrants en situation irrégulière qu'elle facilite avec les autorités tunisiennes, notamment celui de 161 Gambiens ayant accepté une prise en charge d'aide au retour volontaire. La communication était identique l'année passée après les expulsions de leur logement de migrants subsahariens. En 2023, l'OIM a aidé 2 557 migrants à rentrer volontairement depuis la Tunisie vers leur pays d'origine, une augmentation de 45 % par rapport à 2022.

Devant le siège de l'organisme ce 9 mai, alors que des maçons sont en train de repeindre la façade d'une maison en face de l'OIM, dont le mur tagué a servi pendant des mois de support pour les tentes des migrants, plusieurs Subsahariens attendent un rendez-vous. Rachid, la vingtaine, est originaire de Centrafrique. Il dit avoir été arrêté par les autorités après le démantèlement du campement dans la nuit du 3 au 4 mai : « On nous a mis dans des bus et on nous a jetés 3 heures plus tard sur un terrain. On nous a dit "voilà, ici c'est l'Algérie, va-t'en" ».

Certains ont franchi la frontière tandis que lui et un petit groupe se sont cachés le temps que les autorités partent. Ils ont ensuite repris à pied le chemin de Tunis en suivant les lumières des villages et les rails de train, tout cela « pendant la nuit, car en journée, on essaye de dormir et d'éviter de se faire repérer », raconte-t-il. Son cheminement de trois jours vers la capitale explique en partie les vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux, des images de migrants éparpillés dans le nord-ouest du pays et passant à travers champs. Un périple que Rachid ne veut pas réitérer. Après un parcours migratoire très difficile, les derniers évènements l'ont convaincu de quitter le pays définitivement :

Moi je suis revenu à Tunis parce que je veux faire un retour volontaire et d'ailleurs, cela fait plusieurs mois que je l'ai demandé. Mais en attendant, je n'ai nulle part où dormir ni aller, et cela fait des mois que ça dure. Je n'ai pas eu de soucis avec la population tunisienne, toutefois j'ai compris que ça ne sert à rien de rester ici. Je n'arrive pas à me stabiliser dans un travail malgré tous les petits boulots que j'ai faits. J'ai même passé un mois en prison. C'est devenu trop difficile.


1« Au moins 25 corps découverts : le sort terrible des migrants abandonnés dans le désert tunisien », France Inter, 8 août 2023.

2NDLR. Les autorités tunisiennes n'ont publié aucun communiqué officiel à la suite de cette visite.

3« Leila Hadded sur la migration : jusqu'à quand va durer cette hémorragie ! », Business News, Tunis, 9 mai 2024.

4NDLR. En février 2023, Éric Zemmour n'a pas manqué de saluer sur Twitter le communiqué de la présidence sur les migrants subsahariens.

15.05.2024 à 06:00

« Ces humanitaires sont morts dans le même silence qui nous enveloppe »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Lundi 13 mai. (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Lundi 13 mai.

Aujourd'hui je voudrais rendre hommage à cet employé des Nations unies qui a été tué par l'armée israélienne, et à sa collègue qui a été blessée.

Leur voiture clairement siglée ONU a été visée par des tirs. Ils ont été frappés par les mêmes balles que les Palestiniens, et dans le même silence qui émane du monde entier. Bien sûr, les Nations unies ont publié un communiqué exprimant leur tristesse et condamnant ce qui s'est passé. L'homme qui a été tué appartenait à l'UNDSS, le Département de la sécurité et de la sécurité des Nations-Unies. La voiture se dirigeait vers l'Hôpital européen de Rafah, sur la route Salaheddine.

L'ONU n'a mentionné ni les noms ni la nationalité de ses deux employés. Pareil pour la plupart des médias, qu'ils soient occidentaux ou arabes. Selon mes sources, le mort était indien, ancien colonel de l'armée de son pays et père de deux enfants. Sa collègue est jordanienne. Tout le monde sait qu'ils ont été visés par les Israéliens.

Comme d'habitude, Israël est au-dessus des lois

Plus de 250 travailleurs humanitaires sont morts depuis le début de la guerre. Ils étaient membres des Nations unies, notamment de l'Unrwa, ou d'ONG internationales comme Medical Assistance International (MAP) ou Médecins sans frontières (MSF). La plupart d'entre eux étaient palestiniens, donc ça passe. On donne l'info, et ça s'arrête là. Quand il s'agit de Français ou de Britanniques, comme ce fut le cas avec World Central Kitchen (WCK), le monde s'est ébranlé, cela a un peu changé la direction de la guerre et il y a eu des conséquences au niveau humanitaire. Mais là, on en parle peu. Peut-être à cause de la nationalité des victimes ? Cet homme était ici pour une bonne cause, et il est mort en martyr, comme les autres humanitaires tués à Gaza. Mais comme d'habitude, Israël est au-dessus des lois. Les Israéliens « feront une enquête », concluront que les tirs venaient sans doute des combattants du Hamas et on refermera le dossier.

J'aimerais bien parler de cet homme-là, dont je ne connaissais même pas le nom. Il est venu ici pour aider la population gazaouie. Il savait très bien que c'était risqué. Il travaillait dans un département de sécurité, il savait qu'il allait se trouver dans une zone de guerre. Pourtant il avait fait ce choix. Qui était-il ? Jusqu'ici, je n'ai pas vu grand-chose sur lui.

Cet homme et cette femme étaient là par sens de l'honneur, par humanité. Ils étaient venus tous les deux en risquant leur vie, juste pour aider les Palestiniens. Mais devant Israël, personne n'ose dire qu'ils ont été visés directement. Ils se contentent de dire : il faut faire une enquête. Comme tous les humanitaires, ils avaient donné leurs coordonnées GPS à l'armée israélienne. À chaque fois que celle-ci bombarde des personnes localisées par GPS, elle prétend que c'est une bavure. Personne ne réagit, sauf si Israël touche des ressortissants de l'une des cinq grandes puissances mondiales. Là au moins on a quelques déclarations.

Matador et taureau

Ces deux employés avaient laissé leurs enfants, leurs familles et sont venus pour arrêter la guerre ici, pour soutenir les blessés, les malades, les infrastructures, pour faire ce qu'ils pouvaient. Pour moi, ce qui se passe à Gaza, c'est comme une corrida. Israël est le matador, il est bien habillé, respectable, il plante ses banderilles, et la population de Gaza est le taureau. En Occident, on contemple l'agonie de la bête et certains s'indignent même de la rage du taureau. Et si quelqu'un vient en aide au taureau, le matador le blesse avec ses banderilles, ou le tue avec son épée. Parce que le but, c'est d'anéantir le taureau, et à la fin, le public applaudit. Le matador est toujours le gagnant, il est toujours respecté, parce qu'il était « en train de se défendre ».

Toutes les guerres sont bonnes contre ce pauvre peuple palestinien : la guerre des bombes, la guerre des soldats, la guerre de la famine, la guerre psychologique, la guerre de la cigarette… Et personne ne bouge. Quand les grands pouvoirs bougent, ils le font pour leur intérêt, parce qu'ils ont des élections, ou parce qu'il y a une mobilisation dans leur pays, ou en fonction de l'évolution de leurs intérêts dans la région, ou des intérêts personnels de leurs dirigeants. Mais ils ne bougent pas par humanité, même devant ces massacres, ni devant ce que tout le monde voit : la famine qui est en train d'étrangler maintenant le sud de la bande de Gaza depuis la fermeture des terminaux de Rafah et de Kerem Shalom.

On a appris lundi que des camions d'aide humanitaire étaient entrés au Nord, par le terminal de Zikim, mais ils sont seulement destinés à la ville de Gaza et au nord de l‘enclave. Je crois que le Sud entre Rafah et la route de Netzarim va vivre ce qu'a vécu le Nord auparavant. Mais cette fois, la famine va concerner beaucoup plus de gens. Au nord, on parle d'environ 500 000 à 700 000 personnes, alors qu'au Sud on parle de 1,5 million de personnes, qui sont déjà en train mourir, pilonnées chaque nuit par les bombes. Et maintenant, la faim et la soif, avec ces terminaux toujours fermés.

Étranglement financier

Le pire, c'est que si l'attention se concentre sur Rafah, les bombardements continuent au Nord. L'armée israélienne occupe Jabaliya, le quartier de Zeitoun où se déroulent de nouveaux massacres sans pitié, de nouveaux déplacements de la population.

Le monde est en train de regarder ce qui se passe à Rafah, mais ailleurs, c'est pire. On parle peu de la Cisjordanie. Là-bas, pas de F-16 qui bombardent. Mais c'est juste parce que la Cisjordanie est pleine de colonies, et que les Israéliens ont peur d'utiliser leur aviation quand il y a des colonies. À Gaza, ils ne l'ont fait qu'après le retrait des colons en 2005, notamment en passant le mur du son qui faisait exploser les vitres, même celles des voitures.

L'autre méthode, c'est l'étranglement financier. Les Israéliens refusent de transmettre à l'Autorité palestinienne (AP) l'argent des taxes qu'il prélève en son nom aux frontières. Ce qui fait que celle-ci ne peut plus verser à ses fonctionnaires que la moitié de leur salaire. C'est valable aussi pour les fonctionnaires de l'AP à Gaza, qui continuent à être payés même s'ils ne travaillent plus depuis la prise de pouvoir du Hamas en 2007. Alors que les prix ont été multipliés par dix ou par vingt.

Mahmoud Abbas a accepté de continuer à suivre une voie politique, et non militaire. Et malgré cela, les Israéliens le considèrent comme un ennemi et lui font la guerre. Ils ont violé tous les accords.

Ce mercredi, c'est le 76e anniversaire de la Nakba, la Catastrophe, la création d'Israël qui entérina l'expulsion de la majorité des Palestiniens. À l'époque, les Palestiniens s‘étaient réfugiés à Gaza, en Cisjordanie ou dans les pays voisins. Aujourd'hui, ils fuient d'un endroit à un autre à l'intérieur de la bande de Gaza. C'est toujours le même matador, et toujours le même taureau.

14.05.2024 à 06:00

Nord de la France. Les musulmans entre autocensure et départ à l'étranger

Nadia Daki

Soupçonnés en permanence d'islamisme radical et craignant d'être accusés d'apologie du terrorisme, une partie des Français musulmans et/ou d'origine maghrébine choisissent de se taire. D'autres, souvent parmi les plus qualifiés, décident de quitter leur pays. Le nord de la France apparait comme un laboratoire de cette ambiance délétère par bien des aspects. Une succession d'affaires, de suspicions, de polémiques ou de lois (adoptées ou en projet) conduisent un certain nombre de Français (…)

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Soupçonnés en permanence d'islamisme radical et craignant d'être accusés d'apologie du terrorisme, une partie des Français musulmans et/ou d'origine maghrébine choisissent de se taire. D'autres, souvent parmi les plus qualifiés, décident de quitter leur pays. Le nord de la France apparait comme un laboratoire de cette ambiance délétère par bien des aspects.

Une succession d'affaires, de suspicions, de polémiques ou de lois (adoptées ou en projet) conduisent un certain nombre de Français musulmans et/ou d'origine maghrébine à se demander s'ils ont bien leur place ici. Pour Mouloud1, quarantenaire né dans le nord de la France et fonctionnaire dans cette région, « nous avons été, en quelque sorte, précurseurs avec des associations musulmanes fortes portées par des musulmans engagés. C'est pourquoi les pouvoirs publics tentent depuis quelques années de les mettre à mal ». Une « attaque systémique et structurelle », assure-t-il en égrenant la liste des institutions mises en cause : « Le lycée Averroès, la radio Pastel FM, la mosquée de Villeneuve-d'Ascq. Le préfet et la région ont redoublé leurs efforts pour les empêcher d'exister. »

Ainsi, les dirigeants de la mosquée de Villeneuve-d'Ascq ont été poursuivis pour abus de confiance, avant d'être finalement relaxés mi-mars. « Le tribunal a estimé qu'il ne ressortait aucun élément de radicalisation », a déclaré le président du tribunal2.

De son côté, depuis 2017, la radio Pastel FM à Roubaix s'est vue amputer des subventions de la Région qui l'accuse de prosélytisme religieux. Pourtant, dans son arrêt rendu le 14 mars dernier, la Cour d'appel de Douai a tranché en faveur de la radio, faute d'éléments probants. Le conseil régional, présidé par Xavier Bertrand (Les Républicains) a, depuis, annoncé sa volonté de se pourvoir en cassation.

Dernier exemple local cité : le lycée Averroès. Orient XXI a exposé, en février, les conditions de l'annulation de son contrat le liant à l'État. Et Mouloud de s'interroger :

Si ce n'est pas une attaque organisée en règle contre les musulmans, de quoi s'agit-il alors ? Il y a un climat délétère pour nous, Français musulmans issus de l'immigration, et ce, depuis de nombreuses années. Cela en devient étouffant.

Il décrit l'autocensure à laquelle il s'astreint sur la guerre en Palestine. Faisant allusion à Jean-Paul Delescaut, secrétaire départemental de la CGT Nord, condamné le 18 avril à une peine d'un an d'emprisonnement avec sursis par le tribunal correctionnel de Lille pour apologie du terrorisme3, il précise :

Ce serait suicidaire de s'exprimer publiquement sur la situation en Palestine. Quand on voit ce qu'ils sont capables de faire à un Blanc non musulman qui a osé faire un rappel historique de l'occupation illégale, imaginez ce qu'ils pourraient faire à un bronzé comme moi.

En tant que fonctionnaire, il s'interdit toute discussion sur le conflit. « Si je le fais, je dois donner une version "officielle" qui plaît, donc je m'autocensure pour ne pas me retrouver dans un charter ». Il en est convaincu : « Pour nous (arabo-musulmans), il n'y a aucune nuance possible. Si l'on s'émeut de la situation en Palestine, on nous taxe de soutenir le Hamas. Et les conséquences de mise à mort sociale, juridique et professionnelle sont immédiates ».

Racisme décomplexé et islamophobie

Alors Mouloud s'investit ailleurs. « Je participe à des manifestations et au boycott des produits venant d'Israël. J'informe mes enfants et c'est ça le plus important pour moi. Peu importe si je dois baisser la tête au boulot ». Néanmoins, pour lui, l'autocensure ne se limite pas à la question palestinienne. Il pointe un climat général qui tendrait à réduire au silence tout ce qui aurait trait à la culture arabo-musulmane. Il raconte :

De manière isolée, tout va bien. Je m'entends très bien avec mes voisins et avec tous ceux que je peux croiser dans mon quotidien. Mais sur le plan politique, la libération de la parole islamophobe est prégnante, que ce soit chez les politiques ou dans les médias. En réalité, on n'en est plus au stade de la parole, dans les actes aussi ça se ressent.

Il faut dire que dans le Nord, l'affaire du lycée Averroès a beaucoup marqué les esprits, en raison de son caractère injuste et disproportionné. Surtout lorsque la comparaison est faite avec le lycée catholique Stanislas à Paris, dont les manquements à la laïcité ont été démontrés. Cela indigne Madjid, 42 ans, conseiller en insertion professionnelle qui, comme Mouloud, tient à garder l'anonymat : « Ils ont voulu faire un exemple et mettre au pas les bougnoules. Averroès c'était un modèle qui marchait bien et ça posait problème. Pour moi, il y a un racisme totalement décomplexé dans ce genre d'attaques ».

Pour Mohamed, 63 ans, conseiller à l'emploi à Lille, cette affaire est la goutte de trop :

Je suis de culture musulmane mais je ne suis pas la meilleure âme sur le plan religieux. Quand je vois ce genre d'attaques injustes se répéter, ça me révolte. C'est ce genre d'injustice qui me pousse à prendre fait et cause pour les jeunes filles voilées, alors qu'il y a quelques années, j'avais une position radicalement différente sur la question.

La circulaire Castaner en 20194 provoque chez lui « une prise de conscience ». « Sous couvert des signes ostentatoires de religion, tout le monde a en fait compris qu'il s'agissait d'une chasse aux musulmans », tranche-t-il. Alors à « sa grande surprise », il se voit soutenir financièrement le lycée Averroès5.

Né en France, il a l'impression de suffoquer de plus en plus. « Même si je ne mets pas tous les Français dans le même sac, il y a une sorte de haro sur les Arabes et/ou les musulmans surtout dans certains médias ». Lui aussi dit éviter d'évoquer la situation palestinienne dans son milieu professionnel. Pourtant, « considérer que l'histoire ne démarre pas le 7 octobre ne veut pas dire que nous sommes avec le Hamas. Il y a, en réalité, de très grandes lacunes dans l'enseignement de l'histoire sur cette réalité du monde ». Il craint, entre autres, les clichés et la déformation de ses propos. « Si je dis réellement ce que je pense, je suis sûr de choquer certains collègues qui vont vite faire l'amalgame : "c'est un arabe, forcément il est avec les terroristes puisqu'eux-aussi, ce sont des arabes" ». Il préfère donc se taire. « Je suis dégoûté de cette situation. Jamais je n'aurais pensé être obligé de travestir ma pensée en France. Je vois déjà certains dire : "retourne dans ton bled". Mais mon bled, c'est ici ».

À 30 ans, Tarik, chercheur en sciences politiques a déjà vécu dans d'autres pays. Il ne s'est jamais senti « aussi pleinement français qu'en dehors de la France ». Cependant, il en est convaincu : « Je sais pertinemment que je ne serai jamais membre de la communauté nationale en France. J'ai grandi dans une culture à la fois arabe et très occidentale dans sa manière de vivre. Pourtant, je serai toujours un indigène, un étranger aux yeux de certains ». En cause selon lui, « une construction de l'État profondément raciste, attestée notamment par la succession de lois sur le séparatisme. J'ai beau chercher, je ne trouve pas d'éléments qui pourraient me faire penser le contraire ». Il évoque, lui aussi, un sentiment d'étouffement qu'il fait remonter aux années 2014-2015. « Depuis, il y a une accumulation. L'approche autoritaire installe un climat de suspicion généralisée à l'égard des Arabes, des personnes qui ont un patronyme et un pedigree marqués. » Pour ce jeune papa, son avenir est à Lille. « Je suis né ici, j'ai grandi ici. Mes parents ne m'ont jamais parlé arabe. Ma langue maternelle est le français. Ma vie est ici avec ses malheurs et ses bonheurs. »

La tentation de l'ailleurs

Mouloud, lui, a plus de mal à se projeter en France. « Le pays va de plus en plus mal économiquement. Quand on aura atteint un point de non-retour, on sera montrés du doigt et on sera les boucs émissaires. Il n'y a aucun voyant au vert pour nous », craint-il. Alors il envisage fortement de s'installer ailleurs. Un ailleurs de moins en moins hypothétique, mais un ailleurs contraint. « Je trouve ça dingue : nos parents ont émigré et nous l'envisageons aussi. Certes, les raisons ne sont pas les mêmes. Finalement, nous autres nés en France ne sommes-nous pas voués à être juste une parenthèse historique ? », se demande-t-il. Avec sa femme, ils font des tableaux pour évaluer leurs besoins et préparer au mieux leur départ, sans doute au Maroc. Il analyse :

Les raisons sont multifactorielles, toutefois la plus importante est l'islamophobie. On a été élevés à la méritocratie, on a travaillé et redoublé d'efforts et on a obtenu des postes importants. La désillusion est d'autant plus forte.

Il ne veut surtout pas « arnaquer ses enfants. Je ne vais pas leur servir les mêmes salades que nos parents nous ont servis ».

« La France se prive d'une partie de ses élites »

Julien Talpin, Olivier Esteves et Alice Picard ont publié fin avril, un livre au titre évocateur, La France, tu l'aimes mais tu la quittes (Éditions Seuil, Paris, 320 pages, 23 euros). Nous avons rencontré Julien Talpin, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l'université de Lille, qui nous a d'abord expliqué comment lui et ses collègues ont mené leur enquête, de 2020 à 2022.

Nous avons recueilli, compilé et analysé les réponses de mille personnes et de deux cent cinquante entretiens auprès de ceux partis récemment ainsi que d'autres ayant quitté la France il y a près d'une vingtaine d'années. Parmi les raisons évoquées, la volonté de mettre à distance les discriminations vécues en tant que musulman arrive en tête (70 % des cas). La deuxième (63 %) est de pouvoir vivre sa religion sereinement. Vient ensuite l'épanouissement professionnel.

Talpin estime que les éléments déclencheurs du départ sont l'élection présidentielle de 2022, « le rôle de certains médias comme Cnews ou la présence surmédiatisée d'Eric Zemmour ». Cela contribue à créer « une atmosphère diffuse », davantage évoquée que « les expériences directes de discrimination ».

Contrairement aux idées reçues,

les pays de destination ne sont pas majoritairement musulmans. On retrouve en premier les pays du Nord comme l'Angleterre, puis le Québec et Montréal, et enfin les Émirats arabes unis. Le départ n'est pas vécu comme une hijra [départ vers la terre d'islam]. D'ailleurs, les personnes sondées ne se définissent pas comme extrêmement religieuses.

Ceux qui partent sont le plus souvent des Français binationaux de deuxième ou troisième génération, et plus de 53 % de ceux qui ont répondu à l'enquête sont diplômés du supérieur (bac +5). Leur trajectoire est différente de celle de leurs parents, notamment du fait d'une ascension scolaire. « Ils partent souvent lorsqu'ils accèdent au marché du travail, car les progressions de carrière sont plus compliquées pour eux que pour leurs camarades de promo non musulmans ou blancs. Autrement dit, c'est d'une partie de ses élites dont la France se prive. » Beaucoup ont déjà fait des expériences à l'étranger au cours de leurs études, des stages, des années de césure, etc. Pour partir, il faut en avoir « les moyens financiers et relationnels. Il faut un emploi, un logement. Cela constitue un risque. Et puis, il y a un coût émotionnel avec une mise à distance de sa famille et de ses amis ».

La plupart des personnes qui quittent la France ont fréquenté des universités publiques. « Au fond, note Talpin, le système éducatif et social français leur a permis de s'élever socialement, mais cette focalisation constante sur l'islam et les musulmans fait qu'elles ne peuvent pas s'épanouir autant qu'elles le voudraient ». Deux choses se télescopent : la situation personnelle et la situation globale.

Les personnes enquêtées nous disent : « Il y a la situation de ma famille, de mes enfants, et c'est pour ça que je m'en vais. Non seulement on est discriminés, mais toutes les formes d'organisation de l'islam qui avaient permis des avancées, sont remises en cause ». La dissolution du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) a été parfois évoquée avec au fond cette idée : on ne peut même plus s'organiser pour lutter contre les discriminations.


1Le prénom a été changé.

2Magalie Ghu, « Relaxe générale pour les responsables du Centre islamique de Villeneuve-d'Ascq », La Voix du Nord, 15 mars 2023.

3Il lui est reproché d'avoir publié, le 10 octobre 2023, sur le site internet de la CGT59 un message avec ce passage : « Les horreurs de l'occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi (7 octobre 2023), elles reçoivent les réponses qu'elles ont provoquées ».

4Une circulaire du 27 novembre 2019, envoyée à l'ensemble du corps préfectoral, demandant de faire du « combat » contre « l'islamisme », non défini et contre le « communautarisme », le « nouvel axe » fort de l'action de l'État.

5Pour tenter d'assurer sa réouverture à la rentrée prochaine, le lycée a ouvert une cagnotte en ligne juste avant ramadan, espérant récolter un million d'euros. Elle comptabilise à ce jour 474 125 euros.

13.05.2024 à 06:00

« Partir, mais pour aller où ? »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Samedi 11 mai 2024. On (…)

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Texte intégral (3026 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 11 mai 2024.

On est en mai 2024 et la ville de Rafah ressemble un peu à ce qui s'est passé en mai 1940 en France, surtout dans le nord et à Paris, où des centaines de milliers de personnes ont pris la fuite les sous les bombes et sous ce que l'on appelait à l'époque « les trompettes de Jéricho »1.

Rafah devient presque une ville fantôme, surtout à l'Est. Et la peur s'implante dans le cœur des gens, surtout chez les enfants et les femmes. Tout le monde est prêt à se déplacer, tout le monde est en train de partir, surtout les gens qui ont déjà été déplacés du nord de la bande de Gaza. Pour ma part, j'ai décidé de rester dans la pièce que nous occupons jusqu'à ce que les Israéliens lancent des tracts ordonnant aux habitants de ma zone de s'en aller. Les sacs et la tente sont prêts. Mais nous voulons repousser le plus longtemps possible cette nouvelle humiliation, d'avoir à vivre sous la tente.

Une zone humanitaire… constamment bombardée

Partir, mais pour aller où ? Tout le monde pose la question : où est-ce qu'on va s'installer ? Ils se demandent aussi quelle sera la prochaine étape. Au début de la guerre, l'armée a dit qu'il fallait évacuer le nord de la bande de Gaza pour aller à Gaza-ville. Les gens s'y sont donc déplacés. Ensuite, l'armée leur a demandé de quitter la ville de Gaza pour aller plus au Sud. Après, les Israéliens leur ont demandé d'aller à Khan Younès. Les gens se sont dirigés vers cette ville. Et quand l'armée leur a dit de partir vers Rafah, près de la frontière égyptienne, 1,5 million de personnes environ se sont réfugiées là.

Maintenant, les Israéliens disent à ces mêmes gens d'aller ailleurs. Et après ? je crains que cela ne finisse par un transfert de population. L'armée dit de partir vers « l'extension » de la zone d'Al-Mawassi. C'est une zone bordée par la mer qui commence à l'est de la route côtière, de Rafah jusqu'au nord de la ville de Khan Younès, jusqu'à Nusseirat. Sur l'axe horizontal, elle s'arrête un peu avant l'avenue Salaheddine, la route principale qui traverse la bande de Gaza du nord au sud.

Cette zone serait une « zone humanitaire » selon Israël, alors qu'elle n'est ni humanitaire ni sécurisée. Elle est constamment bombardée. Samedi, ils ont visé une tente qui se trouvait au milieu de centaines d'autres tentes faites de bâches. Il y a eu beaucoup de victimes. Ce n'est pas la première fois, et ce ne sera sûrement pas la dernière.

Si on ne meurt pas sous les bombes, on mourra de faim et de soif

Il n'y a plus d'endroit sûr. Et de toute façon, dans cette zone d'Al-Mawassi, il n'y a plus de place. Les gens s'entassent les uns sur les autres. Tous mes amis qui sont partis de Rafah n'ont pas d'endroit où se poser. Ceux qui ont la chance d'en trouver restent pour le moment dans leur voiture, en attendant de trouver un lieu où construire une tente avec des bâches. Mais pour construire ces tentes de fortune, il faut du bois et du plastique. Leur prix atteint vingt à trente fois le prix « normal », c'est-à-dire celui qui était déjà dix fois plus cher qu'avant la guerre, quand les déplacés étaient encore à Rafah. Et bien sûr, avec la fermeture des terminaux de Rafah et de Kerem Shalom, il n'y a plus de nourriture. Les gens demandent d'abord la sécurité, avant de penser à boire ou à manger. Mais si on ne meurt pas sous les bombes, on mourra de faim et de soif.

Reste la question « et après » ? Nétanyahou va entrer à Rafah pour « éradiquer le Hamas ». Bien sûr, il ne va jamais l'éradiquer, le Hamas est toujours là. J'ai toujours dit que la solution militaire ne réussira jamais à venir à bout du Hamas. Quant à nous, nous serons près de 1,2 million de personnes qui vont être parquées dans ce rectangle, encerclé au Nord par la route de Netzarim, l'ancienne route des colons reconstruite par les Israéliens, qui coupe Gaza en deux d'Est en Ouest. Au Sud, ça va être la même chose quand ils vont occuper toute la ville de Rafah. Pareil à l'Est, où ils se trouvent déjà, et ils occupent toute la route de Salaheddine.

Avant, on appelait Gaza « une prison à ciel ouvert ». Maintenant, on est dans une cage à ciel ouvert avec 1,5 million de personnes qui manquent de tout, d'espace, de nourriture et surtout d'eau. L'été est déjà là, il fait très chaud, les besoins en eau augmentent, pour boire ou d'autres besoins. Malheureusement, dans la zone d'Al-Mawassi, il n'y a pas d'eau, il n'y a pas d'infrastructures pour les besoins essentiels. Les Gazaouis sont emprisonnés à droite, à gauche, au Nord, au Sud et à l'Ouest, du côté de la mer, par la marine israélienne.

Les Israéliens ont-ils changé de stratégie parce qu'ils ont vu que l'Égypte s'opposait au transfert des Palestiniens dans le désert du Sinaï ? Est-ce qu'ils pensent plutôt maintenant à la mer, avec le nouveau port flottant qui est en train de se construire à la hauteur de la ville de Gaza ? Est-ce que le transfert par la mer va commencer, comme d'habitude pour des raisons « humanitaires » ? Parce qu'on va encore beaucoup l'entendre ce mot. La question palestinienne s'est transformée en « question humanitaire » alors que c'est une question politique, une question de territoire, une question des gens qui habitent ici depuis longtemps et dont un occupant continue à prendre la terre, que ce soit en Cisjordanie où à Gaza.

Les Israéliens veulent la terre

Tous les jours, des terres sont annexées en Cisjordanie, tous les jours on y construit des milliers d'unités d'habitations. Ce que veulent les Israéliens, c'est la terre. Au lieu de faire la paix et avoir deux États, ils vont tuer le plus grand nombre de gens possible à Gaza, et pousser dehors ceux qui resteront, dans une nouvelle version de la Nakba de 1948. Sauf qu'à l'époque c'était des milices, et qu'aujourd'hui c'est une armée officielle qui fait le travail.

Je le répète : on va où maintenant ? La population est étranglée, elle vit dans des conditions qui ne sont pas humaines. À la fin, les gens vont être bel et bien obligés de partir. Et comme d'habitude, on dira que ce seront des « départ volontaires », toujours « pour des raisons humanitaires ». On en tue le maximum, on détruit toutes les infrastructures, on élimine tous les piliers de la vie, l'industrie, le système sanitaire, le système de santé, l'eau, tout. Et après on dit : si vous voulez partir, c'est votre choix, on ne vous y force pas. Et les Occidentaux approuveront.

Les Israéliens ont pris toute la bande de Gaza et personne n'a dit mot. Les Américains ont commencé par dire « Israël a le droit de se défendre », mais quand il s'agit de Rafah, ils parlent de « crise humanitaire ». C'est clair que ça passe mieux que « génocide » ou « nettoyage ethnique ». Biden n'a commencé à bouger que quand les Israéliens ont annoncé leur intention d'entrer à Rafah, comme si la guerre avait commencé à Rafah, et la raison de ce changement d'attitude est uniquement électorale, à cause de la grande mobilisation de la jeunesse américaine. Il a annoncé la suspension de la livraison de certaines armes, mais pas de tout l'arsenal, comme un père qui punit en public un enfant gâté mais qui lui dit en privé : « Je suis fier de toi, vas-y, il faut continuer jusqu'au bout. »

Quant aux Européens, ils ne disent malheureusement rien du tout. Pour eux, il faut arrêter ce génocide, rouvrir les terminaux, laisser entrer le carburant, indispensable entre autres pour les rares hôpitaux qui fonctionnent encore et pour les stations de désalinisation et d'épuration d'eau, il faut parachuter les aides. Tout ça dans une petite cage. Et pour des raisons humanitaires. Peut-être aussi que « pour des raisons humanitaires », des pays européens vont accepter chacun 200 000 personnes, et comme ça les 2 millions de Gazaouis vont être « distribués » entre six ou sept pays. Pourtant, la solution est très simple. Il faut cesser l'occupation et il faut un État palestinien. Mais les Israéliens veulent achever ce qu'ils ont commencé en 1948. Maintenant ils veulent régler le problème, éliminer les Palestiniens ou les faire fuir ailleurs.

Le problème c'est que si ça marche à Gaza, ce sera beaucoup plus facile en Cisjordanie. Il y a une relation étroite entre la Cisjordanie et la Jordanie. La majorité des Cisjordaniens ont le passeport jordanien. Ils ont de la famille en Jordanie. Je sais qu'en ce moment beaucoup de gens en Cisjordanie se préparent pour partir s'installer en Jordanie, parce qu'ils savent que chez eux, le deuxième round a déjà commencé.

Gaza est invivable pour de bon

On parle peu de l'annexion des territoires, le terrorisme des colons contre les Palestiniens qui vivent à côté des colonies ou même plus loin, parce que tous les regards se portent sur Gaza depuis plusieurs mois. Je connais des gens qui se préparent, qui planifient pour transférer leur emploi ou leur business en Jordanie, ou y cherchent un appartement pour s'installer. Si la machine de guerre se met en marche en Cisjordanie, la majorité des gens vont partir. Le nettoyage ethnique que font les Israéliens, c'est pour prendre la terre par la force, tuer les habitants ou les faire fuir partout ailleurs.

Quand on parle de Rafah, les Israéliens parlent d'une « opération limitée », mais avec 400 chars et le transfert forcé des habitants, la fermeture des terminaux, peut-on dire qu'elle soit vraiment « limitée » ? On parle de 300 000 personnes qui sont parties, mais je pense que le nombre est beaucoup plus élevé. Quelle est donc la différence avec une « grande opération » ? Ils sont juste en train de faire les choses d'une manière soft. Et ça se passe sous les yeux du monde, sous les yeux de ceux qui peuvent faire quelque chose, qui peuvent arrêter Nétanyahou mais ne le font pas. Et à la fin ce seront les Palestiniens qui se feront avoir.

Revenons à cette cage où tout le monde va être entassé. Qu'est-ce qu'ils veulent, les Israéliens ? Ils vont dire, comme ils l'ont fait jusque-là, que les combattants du Hamas se sont réfugiés dans la cage en question, qu'ils y cachent leur arsenal et des otages dans les tunnels. Ce jeu du chat et de la souris va continuer, et à la fin nous allons tous être chassés de toute la bande de Gaza et la laisser aux Israéliens. Le problème c'est que non seulement les gens vivent dans la peur et l'angoisse, mais qu'ils en ont aussi assez. On lit la fatigue dans leurs yeux, fatigue de se déplacer sans cesse, de chercher des solutions pour mettre leur famille à l'abri, de toujours se demander où aller. Il n'y a pas d'avenir.

Est-ce qu'on va mourir ? Les gens n'ont plus peur de la mort, parce qu'ils considèrent que se déplacer encore et encore, c'est une forme de mort. Mais ils ont peur de l'avenir. Nétanyahou va occuper toute la bande de Gaza du Nord au Sud, mais il sait très bien que les otages ne seront pas libérés. Son véritable objectif c'est de ravager toute la bande de Gaza et de la rendre invivable. Et pour cela, il lui faut éliminer les otages. Parce qu'un otage vivant, ça coûte beaucoup plus cher qu'un otage mort. Et c'est pour ça que la population israélienne est en train de faire pression sur Nétanyahou. Mais ce dernier continue jusqu'au bout parce qu'il sait que la fin de cette guerre, c'est la fin de sa vie politique.

La reconstruction après la fin de la guerre ? C'est une carte dans le jeu des Israéliens. Mais elle prendrait des années. Il n'y a plus d'universités, plus d'écoles, plus d'infrastructures, plus d'eau, plus d'électricité. Nétanyahou a gagné cette guerre en laissant Gaza invivable pour de bon. Et dans cette cage, on attend ce port flottant construit par les États-Unis, pour « apporter l'aide humanitaire ». Désormais tout sera « humanitaire » ; la politique sera transformée en humanitaire, et l'injustice aussi.


1NDLR. On appelait ainsi des dispositifs implantés dans les bombardiers en piqué allemands, des sortes de sirènes fixées sur le train d'atterrissage fixe destinées à semer la panique chez la population.

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