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20.05.2024 à 06:00

L'ombre de la Cour pénale internationale plane sur les dirigeants israéliens

Rafaëlle Maison

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L'émission de mandats d'arrêts contre les dirigeants israéliens par la Cour pénale internationale (CPI) aurait des conséquences importantes, tant symboliques que pratiques. Mais la nouvelle relative à ces mandats, émanant de sources israéliennes, pourrait aussi bien participer d'une stratégie visant à remobiliser les alliés d'un État ayant perdu, au moins partiellement, la « bataille de l'opinion », voire d'une stratégie visant à intimider la juridiction pénale internationale Interdit (…)

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Texte intégral (3632 mots)

L'émission de mandats d'arrêts contre les dirigeants israéliens par la Cour pénale internationale (CPI) aurait des conséquences importantes, tant symboliques que pratiques. Mais la nouvelle relative à ces mandats, émanant de sources israéliennes, pourrait aussi bien participer d'une stratégie visant à remobiliser les alliés d'un État ayant perdu, au moins partiellement, la « bataille de l'opinion », voire d'une stratégie visant à intimider la juridiction pénale internationale

Interdit d'entrée en France alors qu'il devait participer à un colloque organisé le 4 mai par la sénatrice Raymonde Poncet Monge, le docteur Ghassan Abu Sittah a affirmé que les autorités allemandes, à l'origine de cette interdiction1, cherchaient à l'empêcher de témoigner devant la Cour pénale internationale (CPI). Sa rétention à l'aéroport Charles de Gaulle intervenait alors que nous parvenait la nouvelle du décès, possiblement sous la torture, d'un autre médecin palestinien, Adnan Albursh, arrêté à Gaza par les forces israéliennes puis détenu en Israël. Par ailleurs, après le retrait des forces israéliennes de l'hôpital Al-Shifa et de l'hôpital Nasser, plusieurs charniers ont été découverts, témoignant apparemment d'exécutions sommaires en masse de patients et de soignants par les forces israéliennes. Cette découverte a suscité de vives réactions et, peut-être, accéléré une enquête de la CPI. Ces exécutions sommaires, ne sont toutefois qu'un aspect de la guerre au soin conduite par Israël à Gaza. Et, au-delà des mandats qui viseraient le premier ministre Benjamin Nétanyahou, le ministre de la défense Yoav Galant et le chef d'état-major Herzi Halevi, les enquêteurs de la cour semblent bien travailler sur la situation des hôpitaux de Gaza.

Guerre au soin et génocide

Dans le dernier rapport de la rapporteuse spéciale de l'ONU Francesca Albanese (, il est rappelé que les hôpitaux et autres lieux de soins font l'objet d'une protection spéciale dans le droit des conflits armés. Attaquer un hôpital constitue un crime de guerre, et ceci dans tout type de conflit. A fortiori, le saccage et la destruction de ces infrastructures essentielles relève aussi de ce type de prohibition. L'assassinat ou les mauvais traitements infligés à des soignants ou à des personnes blessées, qu'elles soient civiles ou militaires, est également un crime de guerre.

Mais l'attaque contre les hôpitaux ou les personnes s'y trouvant peut aussi relever du crime contre l'humanité. La jurisprudence internationale fournit un précédent à cet égard : celui de l'affaire dite de l'hôpital de Vukovar, dans laquelle les forces serbes avaient, à l'issue du siège de la ville en novembre 1991, arrêté à l'hôpital puis exécuté en dehors de celui-ci près de deux cents combattants croates. Dans cette affaire jugée par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie en 2009, la qualification de crime contre l'humanité avait été discutée dès lors que l'exécution de ces combattants s'inscrivait dans une attaque plus large contre la population civile2. A Gaza, l'attaque contre les hôpitaux peut être considérée comme systématique et doit être mise en lien avec le siège interdisant la délivrance de médicaments et de matériels essentiels. Il a par exemple été souvent rapporté que les médecins devaient pratiquer des amputations sans anesthésie, y compris sur des enfants.

S'agissant de Gaza, la qualification de génocide peut également être sérieusement envisagée au regard, notamment, de la systématicité des attaques, de leur sens, et de leur inscription dans une offensive plus large contre la population civile. Pendant ces longs mois, les morts civiles liées aux bombardements de zones d'habitations se sont accompagnées d'atteintes corporelles très lourdes. Le choix, inédit, de cibler particulièrement les hôpitaux, par-delà le fait qu'ils représentent des lieux organisés de la vie civile palestinienne et des lieux de refuge depuis le début de l'offensive israélienne, témoigne d'une volonté d'interdire le soin. Cette interdiction face à des blessures lourdes, condamne les blessés à la mort ou à un handicap permanent. Il pourrait donc s'agir de soumettre une partie du peuple palestinien à « des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle » ou de lui infliger des « atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale » (article II de la Convention sur le génocide) dans l'intention de la détruire.

L'impact de mandats d'arrêts visant les dirigeants israéliens

Cette guerre au soin semble donc être sous enquête devant la CPI. Celle-ci pourrait sans difficulté conduire à l'arrestation des dirigeants israéliens ayant ordonné les attaques contre les hôpitaux, les soignants, les patients, les familles réfugiées dans leur enceinte. C'est l'hypothèse la plus probable étant donné le niveau d'organisation de l'armée israélienne, qui se trouve sous le contrôle du pouvoir politique. L'arrestation de soignants, dont le docteur Adnan Albursh, et leur détention en Israël en est aussi un signe clair. Ce ne sont pas des éléments indisciplinés ou des bataillons agissant spontanément qui conduisent cette guerre au soin : il s'agit d'une politique délibérée. La responsabilité pénale des dirigeants pourrait encore être engagée sur la base de leur position de commandement, ce commandement pouvant être militaire ou civil. Le défaut de prévention ou de punition des crimes est alors suffisant pour retenir leur responsabilité.

Au regard de la réticence de la CPI à enquêter sur le comportement d'Israël depuis 2009, l'annonce de mandats visant d'importants responsables israéliens a été accueillie avec scepticisme par les observateurs3 Elle a été clairement mise en scène par le premier ministre Nétanyahou, puis accompagnée de menaces contre la CPI et l'Autorité Palestinienne de la part d'Israël. Les États-Unis ont suivi ce mouvement. Ils ont d'abord affirmé l'incompétence de la cour, un discours juridiquement bien peu convaincant dès lors qu'ils acceptent cette compétence s'agissant de la Russie, un État qui n'est pas plus partie au Statut de Rome instituant la CPI que l'État d'Israël. Puis, certains élus états-uniens ont menacé de faire adopter des sanctions contre la CPI. Les précédentes, adoptées sous l'administration de Donald Trump, réagissaient à l'enquête sur le comportement de l'armée américaine en Afghanistan mais aussi au regard porté par la cour sur la Palestine. Ces sanctions avaient été levées sous la présidence de Joe Biden, tandis que Washington commençait à apporter son concours à l'enquête sur la Russie, sans devenir partie au Statut de Rome.

Cette intense agitation autour de potentiels mandats a donné lieu, le 3 mai 2024, à une déclaration du bureau du procureur dénonçant les menaces et intimidations pesant sur la cour et son personnel. Plusieurs rapporteurs spéciaux du conseil des droits de l'Homme de l'ONU ont également exprimé leur « consternation » face aux déclarations des responsables israéliens et états-uniens4. Il demeure néanmoins difficile de savoir si nous sommes en présence d'une rumeur construite ou si la cour est véritablement en train d'enquêter sur les dirigeants israéliens. La cour peut, il est vrai, maintenir secret des mandats d'arrêts ; en 2023, elle avait toutefois décidé de rendre publics ceux qui visaient de hauts responsables russes, « dans l'intérêt de la justice », afin de « prévenir de nouveaux crimes »5. Mais, par ailleurs, le Statut de Rome permet à l'État dont les agents sont visés par une enquête d'entrer en relation avec le bureau du procureur. En effet, le principe dit de « complémentarité » reconnu par le Statut de Rome permet à tout État, même non partie au Statut, d'éviter la juridiction de la cour dès lors que cet État entend enquêter et connaître lui-même des crimes identifiés. Si l'on considère l'existence de ces probables échanges entre Israël et le procureur de la cour, ainsi que la passivité antérieure de la cour concernant les agissements d'Israël, on peut penser que l'émission de mandats contre les dirigeants israéliens demeure très incertaine.

Dès lors que la cour émettrait ces mandats, ils auraient un impact juridique et symbolique important. D'une part, tous les États parties au Statut de Rome, parmi lesquels de nombreux États européens soutenant Israël, seraient tenus d'arrêter les personnes visées présentes sur leur territoire. S'agissant du cas particulier du premier ministre israélien, qui jouit en droit international d'une inviolabilité rendant complexe son arrestation, les États parties au Statut de la cour pourraient se trouver en conflit d'obligations, l'obligation d'arrêter selon le mandat entrant en conflit avec la règle internationale d'inviolabilité. Le risque d'arrestation existerait néanmoins. D'autre part, l'identification des responsables israéliens comme suspects de crimes internationaux aurait un effet politique majeur.

Propagande israélienne et censure occidentale

Mais la rumeur relative aux mandats pourrait également s'inscrire dans la propagande israélienne , qui vise les juridictions internationales6. L'importante ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier 2024, exigeant d'Israël l'adoption de mesures conservatoires au vu du risque de génocide à Gaza, a ainsi été décrite comme émanant d'un « tribunal antisémite » par le ministre israélien Itamar Ben Gvir7. L'ordonnance a aussi été immédiatement invisibilisée par les accusations spectaculaires portées par Israël contre l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Une fois ces fausses informations démenties –- et alors que l'accusation se retournait puisque l'UNRWA révélait que ses personnels avaient été détenus et soumis à la torture par Israël - la portée de l'ordonnance de la CIJ a resurgi.

C'est à ce moment qu'un élément inédit a été avancé en faveur d'Israël : une interview de l'ancienne présidente de la Cour internationale de justice, Joan Donoghue, affirmant que la juridiction n'aurait pas reconnu une affaire plausible de génocide (a « plausible case of genocide »). Rappelons ici que, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la cour affirme que le droit des Palestiniens d'être protégés contre les actes de génocide est plausible (§§ 36, 54), et qu'il existe une urgence, c'est à dire un « risque réel et imminent » de préjudice irréparable causé aux droits revendiqués (§ 61, 74). Il s'agit bien d'un risque de génocide, même si la cour n'emploie pas la formule « affaire plausible de génocide ». Les médias se sont précipités sur les propos ambigus de Joan Donoghue pour minimiser le sens de l'ordonnance et réfuter l'emploi du terme génocide.

Cet incident renvoie au désaveu public, en 2011, de l'important rapport de la mission d'enquête sur Gaza par son propre président, le juriste Richard Goldstone8. Les positions publiques de Joan Donoghue, tout comme celles de Richard Goldstone, suggèrent l'existence de fortes pressions exercées par Israël et ses alliés.

Plus largement, des formes d'intimidation et de censure relatives à l'analyse juridique sont perceptibles dans les pays occidentaux. Ainsi, en France, employer le mot de génocide serait un « cri de ralliement pour stigmatiser les juifs »9 ce qui renvoie à l'infraction « d'incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination ». Analyser la notion de terrorisme, de légitime défense, présenter le droit international des conflits armés qui traite de la condition des mouvements de libération nationale, s'interroger sur le statut des combattants palestiniens, est aussi susceptible de relever des tribunaux sous la qualification « d'apologie du terrorisme » si l'on en croit la circulaire du ministre français de la Justice du 10 octobre 2023. Dès le 9 octobre 2023, la ministre de l'Enseignement supérieur, donnant une lecture politique des événements, se référait d'ailleurs à ces infractions en invitant les présidents d'Université à réagir à toute « action ou propos » relevant de « l'apologie du terrorisme, de l'incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination », par le moyen de procédures disciplinaires ou de signalements au procureur de la République.

La compréhension de la situation à Gaza s'est tout de même imposée, mais accompagnée d'une répression des étudiants protestant contre la politique de leurs États ou de leurs universités, aux États-Unis comme en Europe. C'est pourquoi la rapporteuse spéciale du Conseil de droits de l'homme de l'ONU, Irène Khan, a récemment estimé que la situation à Gaza donnait lieu à une crise globale de la liberté d'expression. Signalant un biais médiatique contre les manifestants pro-palestiniens, elle rappelait aussi qu'au regard du droit international relatif à la liberté d'expression, la critique des politiques conduites par Israël est parfaitement légitime10


1Une juridiction allemande a infirmé, le 14 mai, la décision des autorités.

2Hervé Ascensio et Rafaëlle Maison, avec la collaboration de Chloé Bertrand, « L'activité des juridictions pénales internationales (2008-2009) », Annuaire français de droit international, 2009, pp. 377-379.

3Voir par exemple l'analyse de Richard Falk, « War on Gaza : The ICC must seize this moment to hold Israel accountable », Middle East Eye, 6 mai 2024.

5Communiqué de presse du 17 mars 2023

6Pour une analyse de la communication israélienne sur la longue durée, voir John Quigley, The international Diplomacy of Israel's Founders, Deception at the United Nations in the Quest for Palestine, Cambridge University Press, 2016. Sur la position israélienne aux États-Unis, voir John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, La Découverte, 2009.

7Sam Sokol, « Un ‘déshonneur' pour la CIJ : réactions israéliennes suite au verdict de La Haye », The Times of Israël, 26 janvier 2024.

8Sur cet épisode, lire Norman G. Finkelstein, Gaza, An Inquest into its Martyrdom, University of California Press, 2018, pp. 117-132.

20.05.2024 à 06:00

« Les gens ont perdu l'espoir de vivre sur cette terre »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet (…)

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Texte intégral (1582 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Samedi 18 mai 2024.

La plupart des déplacés ont fui Rafah et ses alentours pour Deir El-Balah, devenue la nouvelle « capitale économique » où se trouvent aujourd'hui environ un million de personnes. Depuis leur départ, on trouve davantage de marchandises à Rafah. Sur les emballages, les étiquettes ne sont plus en arabe, on ne trouve plus de produits égyptiens. Tout est écrit en hébreu. Car depuis une semaine, les Israéliens ont rouvert le terminal de Kerem Shalom qui donne accès à Israël. Les transporteurs privés palestiniens peuvent donc importer directement de Cisjordanie, en passant par le territoire israélien. Or en Cisjordanie, la majorité des produits sont israéliens, puisque les Palestiniens n'ont le contrôle ni sur leur frontière ni sur leurs importations.

Cette situation est tout de même bien ironique. Les Israéliens nous pilonnent tous les jours, et en même temps ils envahissent notre marché. Comme les Américains qui fournissent à Israël les bombes qui nous tuent, et qui après parachutent quelques sacs de farine pour nous « secourir ». C'est une occupation qui fait des profits. Partout ailleurs dans le monde, quand il y a occupation, elle coûte plutôt de l'argent à l'occupant. Même les accords d'Oslo comportaient un volet économique qui permettait à Israël de gagner de l'argent.

La majorité de la population de la bande de Gaza dépend actuellement de l'aide humanitaire. Les gens n'ont plus de pouvoir d'achat. Celui qui était riche est devenu pauvre, et celui qui était pauvre est devenu encore plus pauvre. La classe moyenne a disparu. Ceux qui avaient quelques économies de côté ont tout dépensé pendant ces sept mois. La faute aux profiteurs de guerre palestiniens, qui ont fait exploser les prix. Avant cela, il y avait aussi le monopole des Égyptiens qui taxaient lourdement chaque camion entrant à Rafah, même les camions d'aide humanitaire.

Pourquoi les États-Unis investissent autant pour débarquer 50 camions ?

Les Israéliens ont tué plus de 30 000 personnes dans la bande de Gaza, et maintenant ils sont en train de nous donner à manger avec leur propre production. Mais il y a autre chose. Les États-Unis ont dépensé 330 millions de dollars (près de 303 millions d'euros) disent-ils pour construire un pont flottant, via lequel ont débarqué vingt camions le premier jour. Les Israéliens en ont juste laissé passer dix pour le Programme alimentaire mondial, juste pour la symbolique. On peut se demander : pourquoi un tel investissement ? Juste pour faire passer quelques camions ? Et pourquoi les Israéliens les ont-ils laissé passer, alors qu'ils interdisent par ailleurs l'entrée de l'aide humanitaire pour privilégier les produits israéliens ?

Avec ces 330 millions de dollars, on pourrait faire entrer des milliers de camions chaque semaine. Pourquoi les Israéliens ont-ils donné aux Américains la permission de construire ce port alors qu'ils bloquent les camions ? Pour des raisons de sécurité, disent-ils. Mais quand il s'agit du secteur privé et que la majorité des marchandises vient d'Israël, il n'y a plus de problème de sécurité. Car depuis une semaine, il y a près de cinquante camions du secteur privé qui entrent par jour directement par Kerem Shalom, sans que ça ne pose aucun problème de sécurité.

Il faut toujours mettre en doute ce qu'on entend. La majorité des habitants de la bande de Gaza commencent à se poser la question : pourquoi ce port flottant ? Pourquoi les États-Unis investissent autant pour débarquer vingt — ou même cinquante — camions par jour ? Je ne crois pas que ce soit seulement pour aider la population palestinienne, car ces quantités sont ridicules par rapport aux besoins.

Les gens pourraient accepter de partir

Une manière de comprendre ce qu'on veut faire avec ce port flottant est de regarder vers le passé. On a parfois l'impression que l'histoire se répète, et qu'on revit les scènes de 1982 à Beyrouth. À l'époque, les Israéliens avaient encerclé la ville pour en chasser Yasser Arafat et l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Au bout de 90 jours de siège et de bombardements, Arafat et ses combattants ont été évacués par la mer. Aujourd'hui une question circule à Gaza : les Israéliens se préparent-ils à laisser sortir les leaders et les combattants du Hamas par ce port flottant ? Les Égyptiens refusant que les Gazaouis se réfugient sur leur territoire, ils pourraient donner leur feu vert pour ce transfert maritime comme en 1982.

À l'époque, Arafat avait cru aux promesses des États-Unis de reconnaitre l'OLP comme représentant du peuple palestinien. Mais le président Ronald Reagan n'a pas tenu ses promesses. Après les accords d'Oslo aussi, il y a eu d'autres promesses, des garanties du Quartet (Russie, États-Unis, Europe et Nations Unies) et elles n'ont pas été respectées non plus. À la fin, les Israéliens ont fait ce qu'ils voulaient.

Je crois que cette fois, ce ne sont pas les combattants du Hamas qui vont sortir, mais toute la population de Gaza. Les gens pourraient l'accepter. Ils ont perdu l'espoir de vivre sur cette terre et on les comprend, parce que les Israéliens ont absolument tout détruit : les infrastructures, les nappes d'eau, les puits, l'infrastructure de l'électricité, les hôpitaux, les ateliers et les petites usines qui existaient, les universités, les écoles, même les jardins d'enfants. Il n'y a plus rien à Gaza.

Pour le moment, les gens sont en mode survie grâce à l'adrénaline. Ils sont chassés d'une ville à l'autre, parfois d'un quartier à l'autre. Toute leur énergie est dépensée dans l'effort de rester en vie. Mais le jour où la guerre va s'arrêter, le jour où il y aura un cessez-le-feu, ils vont se rendre compte de l'ampleur de la destruction de toute la bande de Gaza et ils vont voir que la bande de Gaza est invivable.

Une génération sans écoles, sans universités

La reconstruction n'est qu'une carte entre les mains des Israéliens pour faire chanter les Gazaouis. Il va falloir des années et des années, sans doute une génération, pour reconstruire Gaza. Or une génération sans écoles, sans universités, c'est trop long. Sans enseignement, il n'y a pas de vie. C'est pour cela que beaucoup de gens vont choisir de sortir par ce port flottant, si on les y pousse, ce qui est possible. Derrière l'humanitaire, il y a toujours du politique.

Ceux qui le pouvaient sont déjà partis quand le terminal de Rafah était ouvert, en payant 5 000 dollars par personne. Pour ça, ils ont vendu leur voiture, leurs bijoux, tous leurs biens à moitié prix. Ils sont partis en Égypte ou dans d'autres pays, pour ceux qui avaient un peu plus d'argent. Ceux qui sont restés en Égypte se demandent quoi faire : tenter de s'intégrer sur place, essayer d'émigrer en Europe ? Mais une chose est sûre : ils ne reviendront pas à Gaza. S'ils ont tout vendu, ce n'est pas seulement pour sortir, c'est dans l'espoir de refaire leur vie ailleurs.

En 1982, à Beyrouth, c'était une guerre sans pitié. À l'époque, les combattants de l'OLP ont tout donné pour empêcher les Israéliens d'entrer dans la capitale libanaise. Mais ils ont dû partir. Et il y a eu les massacres de Sabra et Chatila. Malgré tous les sacrifices, il n'y a pas eu de victoire des deux côtés, ni militaire, ni politique. Tout le monde avait perdu. Aujourd'hui, je crains que ce ne soit pareil. Et si à la suite d'une négociation internationale les habitants peuvent évacuer cette terre ravagée sans espoir de retour, ils le feront.

18.05.2024 à 06:00

Libye. Une vie déracinée

Françoise Khoury

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En prenant comme point de départ la fusillade contre des manifestants opposés au régime de Mouammar Kadhafi devant l'ambassade libyenne à Londres en 1984, Hisham Matar, écrivain libyen installé à Londres, construit dans Mes amis un récit sur l'exil et l'amitié entre déracinés. Encore adolescent à Benghazi, Khaled, le narrateur, entend à la BBC en langue arabe une nouvelle écrite par un écrivain exilé, Hossam Zowa. Ce bref récit diffusé à la place du bulletin d'information programmé est un (…)

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Texte intégral (2155 mots)

En prenant comme point de départ la fusillade contre des manifestants opposés au régime de Mouammar Kadhafi devant l'ambassade libyenne à Londres en 1984, Hisham Matar, écrivain libyen installé à Londres, construit dans Mes amis un récit sur l'exil et l'amitié entre déracinés.

Encore adolescent à Benghazi, Khaled, le narrateur, entend à la BBC en langue arabe une nouvelle écrite par un écrivain exilé, Hossam Zowa. Ce bref récit diffusé à la place du bulletin d'information programmé est un acte politique, car c'est une métaphore de l'oppression. Il produit sur le jeune garçon un effet envoûtant. Venu en Angleterre poursuivre des études de littérature, il se lie d'amitié avec Mustafa, lui aussi boursier du gouvernement libyen. De ce fait, ils se doivent d'être prudents dans leurs rapports aux autres étudiants et le dévoilement de leurs opinions politiques. En effet, dans la résidence d'étudiants libyens, certains, appelés les « écrivains », sont des mouchards chargés par le régime de Mouammar Kadhafi d'écrire des rapports sur les éléments suspects à l'étranger.

Le 17 avril 1984, des étudiants et opposants libyens manifestent devant l'ambassade de Libye à Londres. Ils sont une soixantaine à exprimer leur colère contre le régime de Kadhafi qui, la veille, a exécuté à Tripoli, trois meneurs de mouvements contestataires. Le groupe de manifestants est mitraillé et une policière est tuée. Cet évènement entraîne le siège de l'ambassade par les forces de l'ordre pendant une dizaine de jours puis la rupture des relations diplomatiques entre la Libye et le Royaume-Uni. 
Khaled et Mustafa se rendent secrètement à la manifestation. Ils sont tous deux blessés par les tirs provenant de l'ambassade. À partir de ce moment, leur vie bascule. Les trajectoires des deux étudiants finissent par croiser la route de l'écrivain Hossam Zowa, et une forte amitié va lier le trio.
Les trois personnages vont traverser ces années en Angleterre unis par la nostalgie et l'inquiétude vis-à-vis de leur pays d'origine, qui s'éloigne irrémédiablement de leur mémoire. Jusqu'au moment du Printemps arabe, en 2011, où la question du retour se pose.

« Je ne peux pas retourner là où je voudrais retourner »

Auteur de plusieurs livres, dont un primé par le prix Pulitzer de la biographie en 2017, Hisham Matar s'éloigne cette fois de l'autobiographie et de l'évènement traumatique qu'aura été la disparition de son père. Il aura passé des années à enquêter sur cette disparition sans jamais trouver de réponses définitives. Il est fort probable que son père, enlevé par les services secrets égyptiens en 1990 et remis à la Libye, ait été assassiné lors du massacre de 1996 à la prison de Abou Salim1, faisant de son fils un « endeuillé sans tombe » comme il se décrit dans l'un de ses livres.

Mais la situation politique libyenne détermine encore dans ce présent récit la destinée des personnages. En effet, la participation de Khaled à cette manifestation, alors qu'il n'est qu'un jeune homme assez peu politisé, va entraîner sa vie dans une direction imprévue. Il n'ose plus retourner en Libye pendant les vacances, n'ose pas révéler à ses parents qu'il a été gravement blessé, remet sans cesse son retour et doit inventer pour cela tout un tas de justifications. « Je ne peux pas retourner là où je voudrais retourner », se dit-il. Il craint trop que sa famille constitue un appât pour le régime de Kadhafi. Il est conscient que les conversations téléphoniques sont écoutées et les lettres ouvertes et lues.

Il faut se résigner à patienter, attendre des jours plus favorables tout en sachant que lorsqu'on quitte la Libye en 1983, il y a peu de raisons de vouloir y revenir. Alors il repense à ce que disait son père, « lorsqu'on a des compatriotes déraisonnables, il faut endurer le chaos jusqu'à ce que la sonnerie retentisse ». Mais ce régime d'oppression traîne en longueur et perdure 40 ans. De plus, il a la main longue. En effet, Kadhafi ne se prive pas de faire assassiner ses opposants à l'étranger. C'est un dictateur imprévisible que le narrateur qualifie non pas d'homme politique mais de « parent atteint de démence » tant il est présent et indéboulonnable dans la vie des Libyens.

Comme d'autres régimes arabes des années 1970 et 1980, s'exiler n'est pas une assurance pour les opposants de vivre en sécurité. Journalistes, écrivains, activistes, même loin, sont menacés. L'auteur désigne cette époque d'« assassinat de la parole » et rappelle la liste de ceux qui sont tombés sous les balles au coin d'une rue d'une ville européenne. Et particulièrement à Londres, « l'endroit où venaient mourir les écrivains arabes »

Le retour n'est-il pas un second exil ?

Le narrateur trouve la ville chargée de mélancolie, mais c'est son état d'esprit qui déteint sur le paysage. Il prend peu à peu conscience qu'adopter l'esprit d'une autre culture implique de « laisser mourir une partie de soi. »

Devenu professeur de littérature lui-même, Khaled est un personnage en errance, même s'il habite dans le même petit appartement londonien pendant ces décennies. Il n'est pas réellement parvenu à s'ancrer malgré sa profonde connaissance de la ville et sa curiosité pour son architecture. Ses relations amoureuses aussi restent à une certaine distance, sans s'enraciner. Khaled est un personnage entre deux mondes, ne parvenant pas vraiment à basculer d'un côté ou de l'autre. À se faire une raison. Le retour possible au pays natal, une fois tombé le régime honni qui les a contraints à partir, est une tentation connue de tous les exilés. Ils en rêvent et le fantasment, mais celui-ci se manifeste apparemment trop tard. Le retour n'est-il pas un second exil ? « Restés au pays, nous aurions eu moins le temps d'écouter le passé ».

Se constituer une nouvelle famille

L'amitié solide devient alors le ciment pour se constituer une nouvelle famille. Ceux avec qui le narrateur peut établir une communion ; ceux avec qui il partage une expérience commune ; ceux que « le vent libyen avait jetés dans le Nord ». De nombreux passages dans ce livre posent la question de la traduction. Nul besoin de traduire avec ses amis, leur expérience commune induit une mutuelle compréhension évidente. Mais est-ce suffisant ? Comment faire partager une expérience au-delà du petit cercle ?

Pour Khaled, « la violence exige une traduction et cet inexprimé lui remplissait la bouche ». Encore étudiant, il se passionne pour les recherches d'un de ses professeurs sur les infidélités de la traduction. Et s'il y a quelques utilités à l'écriture et à la traduction, le narrateur pense que ce sont les écrivains qui servent d'intermédiaires avec le monde et aident à l'interpréter.

Ces liens amicaux sont aussi ambivalents. Doute, comparaison ou déception, chacun des trois personnages, selon sa personnalité, appréhende la réalité différemment. Hossam, l'écrivain qui n'a plus rien écrit depuis la nouvelle diffusée à la radio, et pour qui l'exil aura été une prison, semble ne trouver sa place dans aucun pays. Il décide finalement d'émigrer aux États-Unis et de « partir pour le Jusqu'à-la-fin-des-temps ». Mustafa s'engage dans le combat, à la chute du dictateur en 2011, et affirme que la révolution l'a « purifié de l'exil »

Et Khaled, le narrateur mélancolique et sans attaches voit dans ses deux amis le miroir de ce qu'il est ou aurait pu être. D'un côté, un écrivain qu'il aura longtemps admiré, mais dont il jugera finalement que « le talent ne suffit pas, il faut aussi du courage ». D'un autre côté, l'ami combattant en qui il avait l'impression « d'observer le moi qu'il avait échoué à être ». En double de l'auteur, Khaled se demande à un moment si ses deux amis ne représentent pas « deux parties irréconciliables de sa vie », l'écriture et l'engagement politique.

Hanté par cette fusillade à Saint-James Square vu à la télévision lorsqu'il avait treize ans, Hisham Matar dit avoir porté ce livre pendant longtemps, ne pouvant l'aborder plus tôt. Une citation de l'écrivaine Jean Rhys reproduite dans ce livre nous éclaire sur ce qui nourrit son écriture et peut-être aussi sa vie : « Il faut un arrière-plan sombre pour faire ressortir les couleurs vives. »2

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Hisham Matar, Mes amis
Traduit de l'anglais (Libye) par David Fauquemberg
Collection Du monde entier, Gallimard, 2024
496 pages
23,50 euros en France


1NDLR Le 29 juin 1996, plus de 1 270 détenus ont été abattus par l'armée. Les jours précédents des prisonniers avaient réussi à occuper certaines salles de la prison pour réclamer de meilleures conditions de détention, des soins pour les blessés, le droit de visite et l'ouverture des procès.

2dans Jean Rhys, Bonjour minuit, traduit de l'anglais par Jacqueline Bernard éditions Denoël, 2001

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