03.07.2025 à 06:00
Naître de parents étrangers en Italie expose à un vide juridique, et obtenir la citoyenneté relève d'un parcours long et coûteux. Certains jeunes d'origine nord-africaine dénoncent leur marginalisation à travers la musique, devenue un puissant outil de revanche sociale et d'intégration. Y compris en langue arabe. Des jeunes aux corps sculptés ondulent en lançant des regards menaçants et en arborant de lourdes chaînes en or. Ils exhibent des bagues, des montres de luxe, des tatouages, des (…)
- Lu, vu, entendu / Migrants, Italie, Musique, Chanson, Rap, Hip-hopNaître de parents étrangers en Italie expose à un vide juridique, et obtenir la citoyenneté relève d'un parcours long et coûteux. Certains jeunes d'origine nord-africaine dénoncent leur marginalisation à travers la musique, devenue un puissant outil de revanche sociale et d'intégration. Y compris en langue arabe.
Des jeunes aux corps sculptés ondulent en lançant des regards menaçants et en arborant de lourdes chaînes en or. Ils exhibent des bagues, des montres de luxe, des tatouages, des vêtements de marque et des diamants incrustés dans les dents. Ils brandissent des armes, échangent de l'argent contre du haschisch et de la cocaïne, et exhibent des femmes à moitié nues comme des trophées. Chaque image des clips de rap et de trap (sous-genre du rap) donne l'impression d'être une ode à la criminalité, dans une atmosphère rendue irréelle par les beats lents, tendus, et les rythmes syncopés des boîtes à rythmes. Aux mélodies minimalistes créées par synthétiseur s'ajoutent des rimes impeccables mêlant italien et argot, slang américain, mots espagnols, français, mais surtout arabes.
Belek (attention), flous (argent), halal (autorisé), haram (interdit), hebs (prison), kho (frère), wallah (je jure) : ces termes sont de plus en plus fréquents dans la nouvelle vague du hip-hop italien, car bon nombre de ses représentants sont d'origine nord-africaine. Leurs titres, en tête des classements pendant des semaines, cumulent des millions de vues sur YouTube, et leurs concerts — presque toujours complets — sont parfois diffusés en direct à la télévision.
Certains ont connu la prison ou les foyers d'accueil. Dans leurs textes, ils racontent une jeunesse marquée par l'exclusion, où la violence et la drogue semblent être les seules échappatoires. Afficher richesse et bien-être économique devient donc un symbole de revanche contre l'exclusion sociale et la répression de classe d'un État qui ne les a jamais reconnus comme ses propres enfants, et continue aujourd'hui à leur refuser droits, protections et opportunités.
En tant qu'« immigrés de deuxième génération », c'est-à-dire nés ici de parents étrangers ou arrivés encore mineurs, ces jeunes, bien qu'ils se sentent pleinement italiens par la langue, la culture et leur lien avec le territoire, sont en effet considérés par les institutions comme des citoyens de seconde zone.
Le premier droit dont ils sont privés est celui de la citoyenneté, qui, dans un pays régi par le jus sanguinis (droit du sang), est accordé uniquement par filiation. Héritée de la législation civile antérieure à l'unité nationale, cette norme visait à maintenir le lien entre les émigrants et la patrie mère. Confirmé dans la première loi sur la citoyenneté de 1912, puis par une loi de 1992 encore plus stricte, le jus sanguinis impose encore aujourd'hui aux personnes d'origine étrangère de demander la citoyenneté après dix ans de résidence régulière et ininterrompue dans le pays ou à leur majorité. Mais la procédure est si complexe, longue et onéreuse que peu parviennent à la finaliser.
Au fil du temps, de nombreuses propositions de loi en faveur du jus soli (droit du sol), principe juridique selon lequel la nationalité d'une personne est déterminée par son lieu de naissance ont été présentées, mais elles ont toutes échoué : plus d'un million de personnes vivent aujourd'hui sans aucune reconnaissance formelle de la part de l'État ni représentation politique, linguistique ou culturelle.
Les nouveaux rappeurs et trappeurs issus de l'immigration essaient de donner une voix à ce peuple marginalisé.
Né au Maroc et élevé à Bologne dans les années 1990, Lama Islam a été le premier à mélanger l'arabe et l'italien dans ses morceaux pour dénoncer les lourdes discriminations raciales qu'il subissait lui-même. « Il m'est arrivé que la police me demande de montrer mon permis de séjour, même si, sur ma carte d'identité, il était indiqué que j'ai la citoyenneté italienne », raconte-t-il. « On dirait qu'ils le font exprès pour te rappeler que tu es différent. À la banque et aux guichets publics, on me demande encore si je comprends leur langue, qui est pourtant la mienne. »
Amir Issaa, quant à lui, est né à Rome, dans le quartier multiethnique de Tor Pignattara, d'un père égyptien et d'une mère italienne. Après une enfance marquée par des humiliations et des difficultés économiques, il découvre le rap, qui devient rapidement un moyen de raconter sa propre histoire. Il collabore avec diverses associations sociales, anime des ateliers musicaux et d'écriture dans les prisons pour mineurs, et mène des campagnes de sensibilisation contre le racisme. Une grande partie de son travail est liée à la lutte pour la reconnaissance de la citoyenneté des secondes générations : en 2021, il lance sur change.org la pétition « Cher Président » avec un appel vidéo pour promouvoir le jus soli, recueillant des milliers de signatures. Aujourd'hui, il promeut le rap comme outil pédagogique dans les écoles et les universités, en Italie et à l'étranger.
Mais c'est surtout la trap qui devient un terrain fertile pour la création de nouveaux codes identitaires : multilingues, multiethniques, globaux. Oussama Laanbi, alias Maruego (« le Marocain »), né à Berrechid en 1992, l'introduit en Italie. Élevé dans la banlieue milanaise par sa mère, il connaît l'exclusion et la précarité. Il travaille comme apprenti dans une boucherie avant de percer grâce à des morceaux au son innovant : un mélange explosif de rap, d'électro et de « musiques du monde », du raï algérien aux influences françaises.
Autre trappeur milanais notable : Sami Abou El Hassan, alias Sacky, de mère marocaine et père égyptien. Adolescent, plusieurs fois condamné, il découvre la musique grâce à un prêtre rencontré dans une communauté de réinsertion, Don Claudio Burgio — le même qui aidera Zaccaria Mouhib, alias Baby Gang, à tourner la page du crime. D'origine marocaine, après des années de délinquance, ce dernier sort ses premiers titres, parfois enregistrés sous escorte. En 2021, il publie Delinquente, son premier album, chronique brutale de la vie de rue d'une génération sous-représentée que beaucoup préféreraient ignorer, en devenant son porte-parole. Paroles crues et directes.
Mais dans ce monde masculin où abondent les stéréotypes sexistes, certaines tentent de renverser l'imaginaire dans une perspective féministe, comme Chadia Darnakh Rodríguez. Née en Espagne de parents marocains et ayant grandi dans la banlieue de Turin, la chanteuse connaît dans son enfance des expériences difficiles, dont le harcèlement scolaire et, durant son adolescence, elle fait face à la justice. En 2018, elle devient la première rappeuse en couverture d'une playlist rap sur Spotify. « Fumo bianco », le deuxième extrait de son EP1 de début, Avere 20 anni (2018), est un succès, et son single contre la stigmatisation des corps « Bella così » (2020) obtient un Disque d'or. Le clip réalisé avec Federica Carta met en scène 21 femmes de tous âges. Il a été diffusé sur les réseaux avec des vidéos de témoignages de victimes de violences physiques et psychologiques.
Ghali Amdouni est un Milanais d'origine tunisienne. Ce trentenaire de presque deux mètres impressionne par ses manières douces, ses tenues excentriques qui détonnent, mais surtout par son fort engagement social. Son père en prison, sa mère peine à lui offrir un toit décent. Après des années de galère, ils obtiennent un logement social à Baggio, quartier musicalement bouillonnant où se retrouvent jam sessions et free style. Il découvre le rap grâce au film d'Eminem 8 Mile, tandis qu'un ami tunisien lui fait écouter des morceaux de Joe Cassano, icône du hip-hop de Bologne, ainsi que d'autres rappeurs italiens. Pour lui, c'est une révélation que d'entendre cette musique percutante dans sa propre langue. Il commence à enregistrer ses premières maquettes sur CD qu'il distribue à ses amis. « Je suis tombé amoureux du rap italien, mais je ne me sentais pas représenté ; ils ne parlaient pas spécifiquement de moi et je savais que les enfants d'immigrés commençaient à exister en Italie, mais que personne ne racontait leur histoire », [a-t-il déclaré au New York Times2.
Dans le morceau qui lui apporte la consécration, il devient le porte-parole de leur malaise : « Je t'aime, chère Italie, tu es ma douce moitié | quand on me dit Va chez toi, je réponds J'y suis déjà | Je t'aime, chère Italie », offrant ainsi un portrait tristement réaliste de l'état culturel et politique d'un pays pris entre l'étau du populisme et de la violente rhétorique anti-immigration.
« Ninna Nanna », en revanche, est une chanson dédiée à sa mère, à laquelle il est profondément attaché et pour qui il éprouve une immense gratitude. Pendant des années, seuls contre le monde, ils dorment par terre, cuisinant sur un réchaud de camping, puis partageant le même lit jusqu'à ce qu'il devienne une célébrité et puisse enfin s'acheter une maison rien que pour eux. Lors d'un concert mémorable en 2018, il l'invite à monter sur scène en brandissant le drapeau tricolore, soulevant l'émotion de milliers de fans. Contrairement à d'autres trappeurs, Ghali, que l'écrivain Roberto Saviano considère comme « l'un des plus grands poètes de la langue italienne », n'a pas l'intention de provoquer ni de diviser, mais de sensibiliser l'opinion publique à des thèmes sociaux particulièrement prégnants. Avec « In Primis », c'est l'immigration. Dans « Wily Wily » il dénonce les stéréotypes contre les étrangers, tandis que dans « Mamma », il raconte l'histoire d'un jeune Tunisien qui, la nuit, imagine sa traversée de la mer en portant le maillot de l'équipe nationale italienne. Mais son engagement se poursuit, aussi, loin des projecteurs : en 2022, il a fait don à l'ONG Mediterranea Saving Humans d'un zodiac pour effectuer des sauvetages en mer, un geste qu'il a qualifié de « la chose la plus rap qui puisse se faire ». Puis il lance une campagne de financement participatif pour en acheter un autre, à laquelle participent presque exclusivement des enfants d'immigrés comme lui. Et de commenter : « Faut-il vivre cette chose sur ta propre peau pour pouvoir la voir ? ». Lors de l'édition 2024 du Festival de Sanremo, la plus importante émission télévisée dédiée à la chanson italienne, Ghali, après sa prestation, lance l'appel « Stop au génocide », suscitant l'indignation de certains responsables politiques et de représentants de la communauté juive3.
Après les Jeux olympiques de Paris à l'été 2024 qui ont donné à voir au monde le visage d'un pays multiethnique, une collecte de signatures a été lancée en Italie pour un référendum abrogatif visant à réduire de moitié la durée de résidence requise pour les personnes majeures non communautaires souhaitant demander la citoyenneté. En quelques semaines, 637 487 signatures ont été recueillies et, fin janvier, la Cour constitutionnelle a jugé la proposition recevable. La question, avec quatre autres portant sur les droits des travailleurs, a été soumise à la consultation les 8 et 9 juin derniers. Mais le fort taux d'abstention, honteusement encouragé par le gouvernement d'extrême droite, a empêché d'atteindre le quorum. Les urnes vides sont le symbole d'une démocratie profondément en crise, qui risque de s'effondrer sous les coups d'une rhétorique populiste de plus en plus agressive et sans scrupules.
« Tu rêves de l'Amérique, moi je rêve de l'Italie, la nouvelle Italie » chante Ghali dans « Bayna ». Et nous la rêvons avec lui.
Cet article a été publié initialement sur Babelmed
Traduit de l'italien par Christian Jouret.
Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.
1NDLR. De l'anglais extended play (durée étendue). Disque d'une durée plus longue que celle d'un single et plus courte que celle d'un album.
2Alia Malek, « Can a Rapper Change Italy's Mind About Migrants ? », New York Times, 2 août 2023.
3Les critiques envers Ghali provenaient notamment de l'ambassadeur d'Israël en Italie Alon Bar et du président de la communauté juive de Milan, Walker Meghnagi.
02.07.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse (…)
- Magazine / Bande de Gaza, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Dimanche 30 juin
Pour comprendre le chaos qui est en train de s'instaurer à Gaza, je vais prendre exemple sur une séquence d'événements parmi d'autres, celle qui s'est déroulée mercredi 25 et jeudi 26 juin. Quarante-huit heures de chaos ordinaire dans la bande de Gaza.
Tout commence bien, pourtant. Mercredi, des grandes familles, des clans de la bande de Gaza prennent l'initiative de protéger un des rares convois d'aide humanitaire à destination des ONG internationales, pour éviter que les camions ne soient dévalisés par des habitants affamés. Le convoi entre par le terminal de Zikim, au nord. Presque tous atteignent les entrepôts de plusieurs ONG locales, qui stockent la nourriture. Le lendemain, jeudi, les ONG internationales envoient des SMS aux familles qui sont sur leurs listes, en commençant par les familles les plus nombreuses, leur disant de venir chercher les colis ou les sacs de farine. Cette initiative démonte les accusations israéliennes affirmant que l'aide alimentaire est systématiquement détournée.
Cela ne plaît pas aux Israéliens. Le jeudi, un nouveau convoi entre dans la bande de Gaza par le terminal de Kerem Shalom, au sud. Au premier rond-point, des hommes armés appartenant à un clan local l'attendent, sans que les Israéliens interviennent. Ils commencent à piller les camions. La police du Hamas intervient. Un des assaillants est grièvement blessé. Les policiers emportent de l'aide qu'ils ont récupérée pour la distribuer sur le marché le plus proche. C'est au retour qu'ils sont ciblés par un drone israélien, qui frappe une Jeep et une moto. Cinq policiers sont tués.
Un peu plus tard, les membres du clan qui ont eu un blessé attaquent l'hôpital Nasser, le seul qui fonctionne encore un peu dans le sud, où le blessé est soigné. Ils veulent s'assurer que leur homme est prioritaire pour les soins, et ils pensent y trouver des policiers du Hamas. Les hommes armés saccagent l'entrée des urgences, tirent des rafales de kalachnikov, et brûlent deux voitures de police.
Le même jour, au marché de Deir El-Balah, une patrouille de police fait le tour des étals pour vérifier les prix et demander aux commerçants de les baisser. Cela ne plaît pas non plus à l'armée israélienne. Un drone tire. Bilan : quinze morts, des policiers et des gens qui tentaient de trouver quelque chose à manger sur le marché.
Vers la même heure, au grand étonnement de la population, un défilé militaire a lieu en plein jour et au milieu d'une rue de Zawaida, au centre de la bande de Gaza. Une centaine d'hommes cagoulés et armés de Kalachnikov marchent en bon ordre. Les Gazaouis ont l'habitude de ces parades, mais elles sont toujours organisées par les différentes factions politiques. Cette fois, pour la première fois, c'est une famille qui défile. Elle accuse le Hamas d'avoir tué un de ses membres. En tête, un porte-parole muni d'un mégaphone clame : « Que le Hamas retire ses policiers, sinon nous prendrons les choses en main ! » La vidéo du défilé est diffusée sur les réseaux sociaux, avec un montage élaboré.
Cette parade militaire n'aurait pas pu avoir lieu sans l'autorisation tacite des Israéliens. Leurs drones surveillent Gaza vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si trois hommes cagoulés et armés apparaissent sur l'écran, ils sont visés et tués immédiatement. Et là, on avait une centaine d'hommes, visage masqué et brandissant des kalachs.
Ce même jeudi encore, vers 11 heures du soir, nouvelle attaque contre l'hôpital Nasser. Cette fois, ce sont les hommes de la milice de Yasser Abou Chabab, dont j'ai déjà parlé, qui sèment la terreur pendant deux heures, tirant dans tous les coins. Apparemment dans le seul but d'entretenir le désordre. Abou Chabab, qui se présente lui-même comme le chef d'un « mouvement populaire » luttant contre le Hamas, n'aurait jamais pu sortir à cette heure-là, à bord de plusieurs véhicules, sans l'aval de l'armée israélienne. Et la partie de Khan Younès où il s'est implanté est désignée comme « zone rouge » par les Israéliens, théoriquement personne ne peut y avoir accès.
Le lendemain, Abou Chabab publie un communiqué affirmant qu'il avait attaqué les hommes du Hamas qui se trouvaient à l'intérieur de l'hôpital. Des policiers du parti sont souvent présents dans les hôpitaux, où ils tiennent un petit bureau pour enregistrer les plaintes, et autres tâches administratives.
Il est vrai que la majorité des Gazaouis ne souhaitent pas que le Hamas reste au pouvoir. Ils veulent que la guerre s'arrête et qu'une administration prenne les choses en main. Mais personne ne veut la loi de la jungle, le pouvoir des clans et l'injustice partout. Certes, le Hamas gouvernait Gaza d'une main de fer. Mais il y avait la police, il y avait des tribunaux, on pouvait porter plainte, les voleurs et les meurtriers étaient arrêtés. La loi était appliquée. Maintenant, cela va être la loi des clans.
Autour de moi, personne n'en veut, et tout le monde la redoute. Chaque famille va essayer de se militariser, de renforcer son pouvoir. Ceux qui n'appartiennent pas à l'un de ces clans n'auront aucun recours. C'est exactement ce que cherchent les Israéliens.
Chaque grande famille est en train de consolider son territoire, chacune aura sa forteresse, par laquelle l'aide humanitaire sera obligée de passer. En même temps, les pièges mortels de la prétendue aide humanitaire américaine (en fait une aide « inhumanitaire ») continuent à fonctionner. Ces aumônes distribuées par le bourreau sont chaque jour le théâtre de tueries, l'armée d'occupation visant les civils venus chercher des colis, sur ordre des officiers, comme l'a décrit un article du quotidien israélien Haaretz1.
L'arme de la famine a déjà un résultat plus profond. Elle détruit les fondements mêmes de la société, son architecture. Nous sommes passés d'une société soudée à une société fragile comme une toile d'araignée, puis à une société du chacun pour soi. Aujourd'hui, le vol est considéré comme acceptable. Il est normal de piller les convois. Cette opinion est très présente chez les jeunes. Un nouveau phénomène est apparu : le racket de ceux qui ont réussi à attraper un colis ou sac de farine dans les centres de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF). Les bénéficiaires font souvent des détours de plusieurs kilomètres à pied pour éviter de traverser le territoire d'une grande famille. Mais ils peuvent se faire agresser au détour d'une ruelle par deux ou trois jeunes armés de couteaux.
Le butin est revendu au bord des routes. En fin de journée, sans se cacher, de jeunes hommes lancent à la cantonade : « Aide américaine ! » Ils proposent le sac de farine à 50 shekels (12 euros environ), qui revient en fait à 100 shekels (25 euros), les changeurs prenant 50 % de commission pour donner du cash. Les Israéliens veulent créer dans l'avenir de nouvelles générations déstructurées, sans repère, sans culture politique, uniquement préoccupées de leur survie individuelle. Et j'espère qu'on ne va pas arriver à une guerre civile parce que ce serait la pire des choses, une guerre civile entre les Palestiniens pour un sac de farine, pour continuer à vivre.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
1Nir Hasson, Yaniv Kubovich et Bar Peleg, « “It's a Killing Field” : IDF Soldiers Ordered to Shoot Deliberately at Unarmed Gazans Waiting for Humanitarian Aid », Haaretz, 27 juin 2025.
02.07.2025 à 06:00
Depuis le 8 décembre 2024 et la chute du régime de Bachar Al-Assad, la question de l'unité nationale a suscité de nombreux débats en Syrie et à l'étranger. Soit pour dénoncer une menace provoquée par les tentations autonomistes des minorités, soit pour mettre en garde contre le péril qui pèse sur celles-ci. Les massacres perpétrés dans la région alaouite puis dans la montagne des Druzes et l'attentat du 22 juin contre une église de Damas ont avivé les polémiques. Pour comprendre ce qui se (…)
- Magazine / Syrie, Islam, Islam politique, Droits des minorités, Minorités, Histoire, Confessionnalisme , Transition politique, Druzes , Tribune, sunnismeDepuis le 8 décembre 2024 et la chute du régime de Bachar Al-Assad, la question de l'unité nationale a suscité de nombreux débats en Syrie et à l'étranger. Soit pour dénoncer une menace provoquée par les tentations autonomistes des minorités, soit pour mettre en garde contre le péril qui pèse sur celles-ci. Les massacres perpétrés dans la région alaouite puis dans la montagne des Druzes et l'attentat du 22 juin contre une église de Damas ont avivé les polémiques.
Pour comprendre ce qui se joue en Syrie autour de la question des minorités, il faut remonter au moins au XIXe siècle. Jusque-là, dans les empires musulmans, les « protégés » chrétiens et juifs bénéficiaient d'un statut de reconnaissance qui était inexistant pour les communautés dites dissidentes de l'islam, c'est-à-dire globalement issues de la vague de sécessions chiites qui débuta au VIIe siècle. Elles étaient alors uniquement définies par leur statut. Les musulmans sunnites pour leur part, appartenant à la majorité dans l'empire, ressentaient une proximité avec le pouvoir central. Le concept d'égalité n'existait pas encore.
Au XIXe siècle, la situation change lorsque l'empire ottoman décrète deux trains de réformes « modernistes » (1839, 1856) et proclame l'égalité de tous les sujets du Sultan-Calife. Dans le même temps, sous l'influence de l'Europe, la promotion de l'idée nationale et la valorisation de la modernité militaire, administrative et politique ouvrent à des minorités confessionnelles et ethniques (Kurdes, Arméniens) la possibilité de se constituer en communautés nationales pour revendiquer leur État. Ce long XIXe siècle s'achève à la fin de la Grande guerre avec la chute de l'empire ottoman en 1922.
Après l'entrée des troupes françaises à Damas en juillet 1920, la tutelle coloniale de Paris délimite des frontières : informé des revendications autonomistes ou nationales des minorités religieuses, Paris s'emploie à fragmenter la Syrie selon des lignes communautaires : création du Grand Liban, création de l'État alaouite et du Gouvernement des Druzes, et attribution d'un statut particulier au sandjak d'Alexandrette1.
L'échec des révoltes anti-françaises (1919-1927) conduit les nationalistes arabes syriens à brandir sur la scène politique la revendication de l'unité et de l'indépendance. C'est en 1936 que le principe de l'unité du territoire syrien est obtenu. Dans les deux communautés, druze et alaouite, quand la France annonce le retour de ces deux entités à « l'unité syrienne », des chefs religieux et civils traditionnels se prononcent pour le maintien de leur statut séparé. Des notables alaouites demandent même leur rattachement à la France ou au Liban. Chez les Alaouites, comme dans d'autres communautés minoritaires, les partisans du rattachement à Damas viennent en majorité des nouvelles générations éduquées, principalement issues des professions libérales. Derrière les inévitables compétitions pour les postes dans l'État s'affirme une vision du monde différente, d'autres horizons intellectuels et politiques promus par ces jeunes générations nationalistes.
En 1946, le dernier soldat français quitte le territoire syrien. Dans la vie politique après l'indépendance et dans le sillage des courants panarabiste et panislamiste en plein essor, les « unités » concurrentes — unité arabe, unité grand-syrienne, unité nationale syrienne — finissent progressivement par s'entrecroiser voire se superposer pour définir une Syrie arabe syrienne, toujours dans les frontières de 1946.
L'arrivée de Gamal Abdel Nasser, le héros de la guerre de Suez (1956) et le héraut du nationalisme arabe, propulse la Syrie dans les bras de l'Égypte au temps de la République arabe unie (1958-1961). Quel autre pays que la Syrie aurait ainsi renoncé à sa souveraineté au nom d'une aspiration unitaire arabe devenue alors une donnée de sa culture politique ?
Le régime des Assad (1971-2024) qui prend le contrôle du pays porte, au nom de la nation arabe, les coups les plus graves à l'unité de la société, en jouant sur les différences confessionnelles. Pourtant, lorsque se lève la révolte (thawra) en mars 2011, les manifestants pacifiques en appellent à l'unité de la société et du pays comme pour conjurer le sort funeste que le régime lui destine.
Alors que s'est-il passé pour que quatorze années plus tard, Druzes, Alaouites, mais aussi Kurdes et chrétiens se drapent dans une méfiance vis-à-vis des libérateurs du pays qui cherchent à réunir ce que la dictature a fragmenté ? Pour le comprendre, il faut saisir la profondeur historique de ce « passé qui ne passe pas » chez les minoritaires. La communauté druze dont le ralliement constitue un enjeu majeur en constitue un bon exemple.
La farouche volonté des Druzes de vivre de manière autonome se construit dans la montagne libanaise et le Wadi Al-Taym (sud de la Bekaa) où la communauté se réfugie au XIe siècle pour fuir les persécutions. Société fermée dont les propres dynasties gouvernèrent l'émirat du Mont-Liban sous les Ottomans (XVIe-XVIIe siècles), les Druzes se sont forgé une histoire prestigieuse et une réputation de paysans-guerriers jamais démentie. Leur rapport au pouvoir central d'Istanbul ou de Damas fut toujours celui d'une rivalité qu'il s'agisse de la gouvernance de leur montagne ou de l'intégration de leurs combattants dans l'armée officielle. Dans le cadre de luttes internes entre clans druzes du Mont-Liban, la bataille de Aïn Dara (1711) signa la défaite des clans dits « yéménites » qui s'exilèrent dans le Jabal Hauran (devenu ensuite Jabal Druze). Les Druzes du Jabal Hauran, hors, donc, de l'émirat autonome du Mont-Liban, se trouvèrent de fait placés pour la première fois sous l'autorité directe du gouverneur (wali) de Damas, ordonnateur du prélèvement fiscal et de la conscription pour le compte d'Istanbul.
C'est ici que l'histoire des Druzes de Syrie prend une voie différente de celle de leurs coreligionnaires du Mont-Liban. Alors qu'au XIXe siècle dans le Mont-Liban, les Druzes se heurtèrent aux Maronites, une autre minorité, dans des conflits confessionnels, les Druzes de Syrie se confrontèrent directement au pouvoir central ottoman, en la personne de son représentant, le gouverneur de Damas. À la fin du XIXe siècle, le refus de fournir des hommes pour des combats qui ne sont pas les leurs constitue une des raisons des répressions qui s'abattirent sur eux.
Les prises de parole récentes de Hamoud Al-Hennawi, l'un des cheikhs Al-Aql de la communauté2, s'inscrivent, souvent avec une symbolique semblable, dans la mémoire de la Grande révolte syrienne (1925-1927) contre l'occupant français, comme un gage de fidélité aux combats communs d'hier et aux combats de 2024 aux côtés des sunnites pour la libération du pays. Mais cette voix ne fait pas l'unanimité. Comme la plupart des communautés dites minoritaires, les Druzes — ou à tout le moins une partie d'entre eux — eurent et ont la tentation de la protection étrangère, qu'elle soit britannique puis française et actuellement israélienne.
Dans la Syrie à majorité sunnite, les Druzes du Jabal entretiennent une relation de méfiance avec la capitale Damas, d'autant plus que la province druze a mis à profit l'affaiblissement du pouvoir des Assad pour gagner en autonomie. Un autre cheikh al-Aql, Hikmat Al-Hajari, considère le repli identitaire comme une nécessité existentielle pour la communauté : « Pour nous maintenant, il s'agit d'être ou de ne pas être » (nahnu al-ân fî marhaleh an nakûn aw lâ nakûn, avril 2025).
C'est pourquoi, depuis le 8 décembre 2024, date à laquelle le pouvoir central est passé aux mains de sunnites islamistes, la tentation de la séparation est grande chez une partie des Druzes. Il est vrai que, depuis 1936, maladresses, incompréhension et mauvaise gestion de la part de Damas envers les minorités ont marqué leur histoire.
La création de l'État moderne en 1920, au Liban comme en Syrie, devait garantir l'égalité des hommes et des communautés. Le modèle de l'État-nation, importé par le mandat français, ne pouvait pas permettre de transformer, par un coup de baguette magique, une société de communautés en société de citoyens. La mission était donc contradictoire et les minorités crurent d'autant moins en cet État que la tutelle coloniale — comme aujourd'hui celle des Occidentaux — reprenait le discours sur leur nécessaire « protection ». Tout au long de la période contemporaine, les communautés minoritaires syriennes s'adaptèrent à l'État moderne, mais sans jamais abandonner cette mémoire de l'époque ottomane construite sur le thème de la victimisation.
Certaines minorités pensent encore que leur sécurité se trouve en dehors de l'État central ou bien passe par leur contrôle de l'État et de la force armée. Les exemples récents, alaouite en Syrie et chiite au Liban, en sont une démonstration.
Le régime des Assad (1971-2024) entreprit de distiller dans l'esprit des communautés minoritaires la peur d'un islam menaçant, désincarné et atemporel. En raison de l'appartenance des Assad à la communauté alaouite, celle-ci est sans conteste la plus touchée par l'entreprise systématique de déshumanisation des sunnites. Les Alaouites forment une communauté longtemps défavorisée et marginalisée, caractérisée par une forte concentration dans la montagne qui a fini par porter leur nom. Bien que de composition et d'histoire très différentes, Druzes et Alaouites sont attachés à leur aristocratie religieuse et sociale dont l'influence dépend aussi du niveau d'autonomie de la communauté — une autonomie que le mandat français avait offerte aux minorités en échange de leur adhésion à son action.
La communauté alaouite est pointée du doigt depuis 1970 par la société sunnite pour sa proximité avec la dictature des Assad et les nombreux bénéfices en découlant ; elle a été particulièrement stigmatisée pendant la révolte (thawra) et la guerre civile (2011-2024). Dans un contexte de déferlante meurtrière du régime contre la population sunnite, la majorité de celle-ci opère un repli identitaire. Ce mouvement progresse depuis le début des années 1980, favorisé par le recul du nationalisme arabe et, entre autres, par les massacres commis par le régime des Assad dans la ville sunnite de Hama (1982).
A l'automne 2013, le passage de la majorité des combattants de l'Armée syrienne libre (ASL) sous les étendards de l'islam radical et du djihadisme se fait sans douleur et sans renoncer à l'idée fondatrice de l'unité. Mais cette fois-ci, une unité dont les sunnites syriens se veulent les promoteurs et les garants face aux minorités dont ils contestent le statut de victimes et reprochent le silence devant les crimes du régime. Ce sont, pensent-ils tout haut, les sunnites qui ont été les victimes du pouvoir de Damas. Il est donc normal que la libération se fasse à leurs conditions comme en témoignent les premiers mois de la gouvernance d'Ahmed Al-Charaa.
Désormais, pour les sunnites, le terme « chaab » (peuple), renvoie à eux-mêmes : « Il fallait libérer notre peuple des prisons » affirme Jamil al-Saleh, un officier commandant la division 74 de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) dans la marche sur Damas, à Syria TV, le 27 avril 2025. « La libération des gens de la ville est la libération des nôtres », poursuit-il en évoquant les villes de Hama et Homs. Pourtant, ce fonctionnement identitaire de type minoritaire, loin de se construire sur le rejet de l'Autre, repose sur la volonté de conquérir l'État et de contrôler l'armée pour assurer leur sécurité. En témoigne la campagne qui a permis à HTC et à des factions islamistes-djihadistes de s'emparer du pouvoir et qui évita de porter le feu contre des civils chrétiens, et même contre des soldats de l'armée du régime en déroute.
S'il est vrai que dans un contexte régional et interne déstabilisant, la tentation de se réfugier dans le cadre communautaire est grande, l'urgence de construire l'avenir d'une Syrie pacifiée pour tous l'est bien plus encore. On voit poindre, dans la présidence de Charaa, un quasi-retour à l'État réformateur ottoman des Tanzimat3 dans l'armée, les institutions, l'éducation, le développement économique et les relations avec les chefs religieux communautaires. Mais ce pouvoir est monochrome et identitaire, et il se méfie de certaines libertés individuelles. Son principal atout : il a le soutien d'une population sunnite ultra paupérisée, habitée par le deuil des siens et le souvenir des humiliations. C'est une population à laquelle la libération a rendu, croit-elle, son rêve historique d'unité et son État et qui se regroupe autour d'Ahmad Al-Charaa.
Alors que le nationalisme arabe, négateur de toutes les réalités communautaires et tribales, est moribond, que l'actuel régime syrien semble s'inscrire dans le sillage des débats réformistes musulmans sur la compatibilité de l'islam avec la modernité, que ce même régime anciennement djihadiste proclame son acceptation des frontières de la Syrie indépendante et sa volonté de paix, le temps est venu pour les minorités d'être à la hauteur du tournant historique que vit la Syrie.
Face au profond traumatisme collectif sunnite et aux blessures de leur mémoire du présent, il revient désormais aux communautés minoritaires syriennes d'inverser leur approche et de sortir de l'éternelle revanche historique contre un empire musulman disparu. Elles doivent regarder le présent en face et considérer enfin l'État de droit moderne, à reconstruire, pour ce qu'il se veut être en Syrie : un garant de l'égalité de tous. Il leur revient de tirer les leçons de l'histoire du XXe siècle : depuis 1918, les minorités ne sont pas des victimes, mais bien des acteurs de leur histoire contemporaine.
Dans l'Orient menacé de tant de déstabilisations violentes, l'intérêt des minorités n'est pas dans la « revanche », mais rejoint celui des sunnites : il est de défendre l'unité nationale et d'établir une relation de confiance avec les actuels gouvernants sunnites. C'est la condition pour qu'elles puissent se positionner avec force sur la scène politique et joindre leurs voix à celles des sunnites désireux d'inventer une nouvelle manière de faire nation, en conformité avec les slogans de la thawra de 2011.
1Un sandjak est une ancienne division administrative de l'empire ottoman. Le sandjak d'Alexandrette a été cédé par la France à la Turquie en 1938 et est devenu le Hatay.
2Dans la communauté druze, seuls les hommes initiés à la doctrine ont accès aux textes sacrés, sont garants de l'identité religieuse du groupe et sont considérés comme des Sages. Aucune famille ne devant prétendre au monopole de la direction spirituelle de la communauté, le cheikh Al-Aql est une autorité religieuse lorsqu'il est reconnu par tout ou partie des initiés et des non-initiés ; des concurrences familiales et/ou politiques peuvent donc conduire deux ou trois cheikhs Al-Aql à coexister.
3« Réorganisation » en turc ottoman. Le terme désigne un ensemble de réformes modernisatrices entamées en 1839 par l'empire ottoman.