14.09.2025 à 19:54
« L'Ukraine est en train de quitter un monde dangereux : le monde russe. »
Comment la longue durée peut-elle aider à comprendre la guerre ?
Pour l’historien et intellectuel ukrainien Yaroslav Hrytsak, auteur de Ukraine. The Forging of a Nation, l’atrocité de l’agression de Poutine est en train d’opérer une transformation profonde : l’expérience de la violence et l’aspiration à la liberté façonnent un pays qui se construit par la résistance.
L’article La très longue guerre d’Ukraine et la naissance d’une nation : conversation avec l’historien Yaroslav Hrytsak est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Cet entretien, mené à Lviv au quatrième été de la guerre, clôt l’enquête au long cours de Fabrice Deprez sur la résistance ukrainienne « Portrait d’un pays déchiré — qui résiste ». Si vous souhaitez soutenir le travail d’enquête d’une revue européenne indépendante, découvrez toutes nos offres Vivre en Ukraine aujourd’hui, c’est être pris dans une montagne russe émotionnelle — en permanence. Comme tout Ukrainien, je me sens tantôt déprimé, tantôt optimiste en fonction des circonstances. Comme tout Ukrainien, je fais de mon mieux pour voir les choses du bon côté : ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie. Mais en tant qu’historien, c’est peut-être plus facile pour moi que pour beaucoup de mes concitoyens. Mon métier me donne le sens de la longue durée. Vues sous cet angle, les choses sont, je pense, favorables à l’Ukraine. Avec cette guerre, l’Ukraine est en train de quitter un monde dangereux : le monde russe. Le fameux rousskiy mir dont parle Poutine à longueur de discours. Je sais que beaucoup en Occident sont aveuglés par la beauté de la culture russe ; ce filtre les rend aveugles à l’autre face : une culture de violence, qui suit les Russes du berceau jusqu’au cercueil et qui domine ce monde. Or l’Ukraine vit dans ce monde, dans cet espace. Pour nous, la chance historique de rejoindre l’espace européen n’est pas importante simplement parce que l’Union possède un bien meilleur niveau de vie et une stabilité — c’est aussi parce qu’il s’agit d’une région du monde où la violence a été réduite à un niveau tolérable. Ne pas laisser la déprime s’imposer doit faire partie de notre stratégie. Nous savons à quel point la vie dans ce continent a pu être sanglante, combien de guerres l’ont déchiré. Mais on peut aujourd’hui difficilement imaginer une guerre entre la France et l’Allemagne ou entre la France et la Grande-Bretagne. C’est la plus grande réussite de ce projet. Elle est souvent sous-estimée. Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui avec l’Ukraine : je vois cette guerre comme une ultime tentative, une tentative finale de la Russie pour garder l’Ukraine sous son emprise. Le moment que nous vivons est celui où l’Ukraine affirme qu’elle veut quitter cet espace. En termes démographiques, les pertes de l’Ukraine dans cette guerre sont déjà comparables à celles de notre pays pendant la Deuxième Guerre mondiale. Par chance, la majorité de ceux qui ne sont plus en Ukraine sont toujours vivants. Mais toujours est-il qu’ils ne sont pas là. L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face. Mais la guerre est aussi une période d’opportunités. Dans certains domaines, j’observe ainsi des transformations profondes. Deux questions ont longtemps déchiré l’Ukraine : la langue et la question mémorielle. Une partie de la population, notamment dans l’Est, avait une certaine sympathie — ou une empathie pourrait-on dire — pour la Russie, la culture russe. Cette réalité entraînait un débat important sur le statut de la culture et de la langue russes. Ce n’est plus le cas. C’est en partie dû au fait que nous avons perdu des territoires en Crimée et dans le Donbass, mais cela s’explique aussi par la réaction à l’agression de Poutine et notamment, de façon très concrète, à ses bombardements. Prenez Odessa, une ville russophone. Aujourd’hui, cela nous semble évident, mais l’on n’aurait jamais imaginé que la statue de Catherine la Grande pût être retirée alors même qu’elle est considérée comme la fondatrice de la ville. Cela s’est fait pourtant sans protestations. Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de problèmes : la question linguistique est encore un sujet. Mais en temps de guerre, la question du statut de la langue russe n’est plus sur la table — personne n’ira en débattre. Le bâtiment où nous nous trouvons actuellement, sur le campus de l’Université catholique de Lviv, est un endroit particulièrement sûr. Pourtant, si vous tournez votre regard dans le hall, tout près de l’entrée, la première chose que vous voyez est un tableau avec les noms des étudiants et des enseignants tués durant la guerre. Il y a plusieurs douzaines de lignes. Il y a environ un an, l’une de mes étudiantes est morte avec sa mère et ses deux sœurs dans une frappe russe. Seul le père a survécu. Nous continuons à perdre des gens — et je ne parle pas seulement de ceux qui sont au front. Le sentiment constant de perte. Plus loin, en sortant de l’université, le cimetière s’agrandit constamment. L’Ukraine a perdu entre 25 et 30 % de sa population : c’est un chiffre vertigineux, qui vous donne une idée de la crise à laquelle nous faisons face. Dans le deuil, nous avons pris conscience de la beauté de ce pays. Je me rappelle d’une discussion avec un officier aujourd’hui dans l’armée mais qui avait commencé dans les manifestations sur la place Maïdan. Il est désormais stationné dans le nord du Donbass. Je lui demandais ce qu’il ferait lorsque la guerre serait enfin terminée. Il me dit qu’il emmènerait sa femme et ses deux enfants en vacances dans le Donbass — précisément là où il était posté — parce qu’il n’avait jamais pris conscience à quel point la région était belle. Oui. La guerre d’agression de Poutine a commencé par une tentative de Blitzkrieg. Si ce terme date de la Deuxième, la Première Guerre mondiale avait aussi démarré par une tentative de guerre rapide qui s’est transformée en une longue guerre de quatre ans. Nous sommes aujourd’hui dans la quatrième année. Il y a toutefois une importante nuance : notre guerre, ce sont les tranchées plus les drones. La technologie a changé mais n’a pas réussi à transformer ce conflit en guerre de mouvement : il n’y a pas de percée, la ligne de front bouge lentement — certaines personnes ont calculé qu’il faudrait 100 ans à l’armée russe pour atteindre Kyiv à rythme constant. La deuxième différence c’est l’échelle : nous n’avons en Ukraine pas d’opérations de très grande ampleur et de batailles impliquant des centaines de milliers d’hommes. Nous sommes dans une guerre d’attrition, avec une logique différente : la défaite n’est pas définie sur le champ de bataille mais par l’opinion publique. Et la victoire dépendra de la capacité de la société à supporter le fardeau de la guerre. On sait désormais que cette guerre ne s’arrêtera pas en raison d’une victoire militaire mais par l’effondrement d’un côté ou de l’autre. Ceux qui ne pourront en supporter le coût s’effondreront — et ce sera la fin. Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ? Je suis optimiste : malgré les pertes, malgré les tensions, l’Ukraine ne s’effondre pas et pourrait encore tenir des mois, si ce n’est des années. Nous sommes dans une guerre très longue : une trêve est peut-être possible à court terme — mais pas la fin de la guerre. Cela relève de quelque chose d’irrationnel qu’il est difficile de décrire. Essayons tout de même. Tout d’abord, les études historiques montrent que les sociétés qui ont une expérience de violence prolongée se montrent plus résilientes. L’Ukraine a cette expérience. Ce qu’elle a connu pendant une grande partie du XXe siècle l’aide, d’une certaine manière, à tenir. La survie est dans les mémoires de la majorité des Ukrainiens. Mais la résistance de l’Ukraine repose aussi de manière très concrète sur une minorité de membres de la société civile issus de la classe moyenne urbaine. La première génération de ceux-là n’avait pas connu la violence ; la nouvelle génération la connaît : cette minorité décisive s’organise et se bat pour sa liberté. Entre la Russie et l’Ukraine, la question est, au fond, assez simple : qui s’effondrera en premier ? Je suis très prudent à ce sujet. Je me renseigne auprès d’experts, je les écoute, et la plupart d’entre eux disent que l’Ukraine peut tenir au moins six mois, si ce n’est plus longtemps. Nous ne savons pas vraiment. Nos perspectives et nos horizons sont très limités… Mais mon instinct me dit autre chose : qu’il y a dans cette résistance quelque chose qui dépasse complètement notre compréhension. Je ne dis pas qu’un effondrement est impossible — il est toujours possible — mais il est impossible à prédire. Même si notre destin dépend toujours beaucoup de nos alliés, nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement. C’est une idée fausse, et dangereuse. L’Ukraine n’est pas surhumaine, mais elle vous fait gagner du temps. Et la question est de savoir de combien de temps vous avez besoin pour vous transformer, changer radicalement vos méthodes, surmonter l’inertie d’une époque révolue. La réconciliation franco-allemande fut la pierre angulaire de la construction de l’Union européenne. Cette idée avait émergé pendant la guerre mais le critère central était qu’elle se fasse après Hitler. C’était un point crucial pour pouvoir penser à l’avenir — on ne peut guère envisager le futur avec un voisin belliqueux qui se considère en guerre éternelle contre vous. Nous devons donc penser à la réconciliation entre la Russie et l’Ukraine — mais cela doit se faire sans Poutine. Nous devrons travailler avec ceux qui viendront après lui tout en étant conscients qu’il n’y aura probablement pas d’opposition démocratique. Il y aura sans doute après lui quelqu’un venant de son cercle proche — comme il y a eu Khrouchtchev après Staline. Je pense qu’il faudra aussi attendre l’émergence d’une population qui aura une expérience différente du processus de démocratisation et qui sera capable de poser des questions difficiles à ses parents — exactement comme dans l’Allemagne dénazifiée. Deux conditions préalables, donc, pourraient ouvrir la voie d’une réconciliation : une Russie sans Poutine ; et une nouvelle génération de Russes. La principale différence entre la Russie et l’Ukraine ne réside pas dans la langue ou la religion — à cet égard, ces deux pays ne sont pas particulièrement similaires, mais pas particulièrement différents non plus. La principale différence réside dans leurs conceptions de la liberté et dans leurs traditions politiques respectives. L’historien britannique Timothy Garton Ash fait remarquer que, dans la langue ukrainienne, le mot Volya a deux sens, celui de « liberté » et celui de « volonté » — le désir de liberté. Il me semble que c’est un excellent condensé de l’esprit ukrainien : un pays attaché à sa liberté mais qui a aussi la volonté de sauvegarder cette liberté. C’est un sentiment très européen, très occidental — pour moi, l’idée de liberté est clairement un concept de la pensée politique occidentale. C’est ce qui fait à mon sens de l’Ukraine un pays véritablement européen. Nous pouvons toujours empêcher notre propre effondrement. La liberté dont nous jouissons est le revers de la médaille de la violence. Fondamentalement, ce qui est en jeu, c’est le dirigeant et les limites posées à son pouvoir. Malheureusement, très souvent dans l’histoire russe, nous assistons à l’émergence d’un régime ou d’un dirigeant dont le pouvoir n’est ni limité ni contesté. L’Ukraine est souvent considérée comme étant à l’ombre de l’histoire et de la culture russes. D’un point de vue historique, c’est faux. Le fait russe est relativement moderne en Ukraine et n’a jamais eu, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, d’impact sur l’ensemble du pays. Pendant la majeure partie de son histoire, l’Ukraine a été beaucoup plus liée à l’Occident — quel que soit le sens qu’on donne à ce terme bien imparfait — qu’à la Russie. Je ne prendrai qu’un exemple parlant. Quelle était la principale différence entre les princes de la Rus’ de Kiev et les dirigeants moscovites ? La plupart des mariages des princes de la Rus’ de Kiev furent conclus avec l’Europe : la France, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suède, la Hongrie, la Pologne. Les stratégies matrimoniales de l’aristocratie de la Rus’ de Kiev étaient donc très enracinées dans l’Europe de l’époque. Or pour une série de raisons — mais essentiellement du fait de sa géographie — la Russie ne l’était pas, au moins jusqu’à Pierre le Grand. L’idée d’un dirigeant qui exercerait ses pouvoirs sans limites était tout à fait étrangère à l’Ukraine. Et cette mémoire historique a été largement codifiée dans la littérature du XIXe siècle. Lisez Shevchenko et les grands poètes ukrainiens : ils critiquent la Russie non pas à cause de la langue — mais parce que celle-ci a privé les Ukrainiens de leur liberté. L’article La très longue guerre d’Ukraine et la naissance d’une nation : conversation avec l’historien Yaroslav Hrytsak est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 2863 mots
Vous êtes historien. Vos travaux portent notamment sur la naissance de l’Ukraine en tant que nation. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation du pays ?
Pourquoi ?
Qu’est-ce qui vous frappe particulièrement dans cette guerre ?
Lesquelles, par exemple ?
Nous sommes à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, près de la Pologne. Comment la guerre est-elle ressentie ici ?
Quelles sont les références historiques qui s’imposent à vous pour décrire cette guerre ? En Europe occidentale, en France, en Allemagne, on pense souvent à la Première Guerre mondiale… Est-ce aussi la comparaison qui vous vient immédiatement à l’esprit ?
Comment expliquez-vous que la société ukrainienne parvienne à tenir aussi longtemps ?
Combien de temps pensez-vous que la société ukrainienne pourra encore tenir ?
Ne pensez-vous pas que cela entretienne du même coup l’illusion d’une société ukrainienne surhumaine — capable de tenir éternellement ou presque ? Quelles sont les conséquences d’une telle représentation ?
Pensez-vous qu’une réconciliation entre l’Ukraine et la Russie soit un jour possible ?
Quelle est à votre avis la plus grande singularité de l’Ukraine en tant que nation ?
Qu’enseigne la longue durée sur ce point précis ?
27.08.2025 à 06:00
Parler contre Poutine : les voix de la résistance ukrainienne
« En fait, nous sommes pris en otages entre deux empires. »
Dans un pays sonné par la guerre et qui se bat pour sa liberté, les voix s’élèvent : Serhii à la radio, Oksana dans une revue intellectuelle, Anastasia dans une petite salle de théâtre ou Maria et quelques autres sur Facebook.
D'un été en Ukraine, pour prendre le pouls d'une société en guerre, Fabrice Deprez sélectionne des choses vues — et entendues.
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Le texte suivant est un simple extrait d’une émission de radio diffusée sur Suspilne, la télévision et radio publique ukrainienne. « Héros » donne la parole à des soldats ukrainiens, et cette émission en particulier fut diffusée au mois de juillet. Je l’écoutais en quittant Kharkiv, en route vers Izioum, ville occupée plusieurs mois par l’armée russe et qui porte encore les séquelles de cette période. Serhii Douplyak est colonel dans le service des garde-frontières — qui combat sur la ligne de front — et engagé depuis 2014. La motivation du soldat est [aujourd’hui] complètement différente. Quand les événements de 2014 se sont produits — la capture de territoires dans les régions de Louhansk et de Donetsk — pour beaucoup cela paraissait trop lointain. Ils pensaient : qu’ils restent là-bas, c’est loin. Nous, à Kyiv, à Khmelnytskyi, à Lviv, cela ne nous atteindra pas. Mais quand la menace est arrivée, quand elle était déjà près de Kyiv, près de Jytomyr, quand on creusait des tranchées près de Lviv, chacun a compris que ce n’était pas quelque chose de lointain, que cela pouvait arriver dès aujourd’hui. Alors, un peu, l’attitude des gens envers la guerre, envers la Russie et leurs actions a changé. (…) Il est improbable que nous récupérions notre territoire seulement grâce à la bonne volonté des Russes et aux négociations. C’est pourquoi il faut se préparer et défendre notre terre, aider les gars qui, en ce moment, mènent des missions de combat, qui stoppent cette offensive. Nous devons tous comprendre que ces gars, qui sont maintenant en première ligne, ont eux aussi besoin de relève et qu’ils ont aussi besoin d’un peu de repos. (…) On peut obtenir la victoire. Mais il nous faut la consolidation de toute notre société civile autour de cette victoire, la préparation à la résistance, la poursuite des combats. Même si certains ne sont pas des militaires, ils accomplissent eux aussi des tâches importantes ici, à l’arrière, mais chacun doit être capable, à tout moment, de se lever pour défendre [le pays]. Cela ne sera jamais de trop, car personne ne sait ce qui va arriver, ni si ce que nous vivons maintenant est le pire. Cela peut toujours être pire, même si, évidemment, on ne le souhaite pas. Mais nous devons être prêts, nous devons nous préparer. Soit nous défendons notre terre, soit nous restons un peuple sans terre, sans patrie. On peut fuir à l’étranger. Mais qui nous y attend ? Nos maisons, nos biens, on ne peut pas tout emporter là-bas. Tout le monde ne partira pas. Et si une partie de la population veut fuir à l’étranger, vivre toute sa vie comme réfugié, sans patrie, sans État, recommencer sa vie à zéro… J’ai rencontré Maria Koutnyakova le 21 février 2022, quelques jours avant le début de l’invasion russe. Elle travaillait alors comme spécialiste en communications à 1991, un accélérateur de start-ups et espace de coworking installé au cœur de Marioupol. La discussion avait été brève, sidérante de banalité au regard de l’horreur que vivra Maria et le reste des habitants de Marioupol quelques jours plus tard. Aujourd’hui réfugiée en Lituanie, Maria a publié le texte suivant sur sa page Facebook le 18 mars dernier, trois ans exactement après les événements qu’elle y raconte. Elle avait alors 30 ans. Le 18 mars 2022, nous étions dans le village de Melekine, non loin de Marioupol. La veille, nous y étions arrivés à pied et puis en voiture. À ce moment-là, des milliers d’habitants de Marioupol avaient déjà réussi à fuir la ville assiégée et bombardée par l’armée russe. Toutes les bases de loisirs, camps d’été, datchas et maisons villageoises étaient occupés. Tout le monde se rendait à l’école et au conseil municipal. Il y avait des centaines de personnes à l’école : certains sortaient propres de leurs voitures, d’autres portaient des vestes brûlées et des vêtements sales. Les gens avec des enfants, des animaux, des valises. Surtout, il y avait du réseau ! Et aussi l’opportunité de recharger les téléphones. Cela semblait un miracle, car nous n’avions alors aucune nouvelle. Dans le vestibule, il y avait deux files, une pour brancher les téléphones et l’autre pour accéder à la cantine scolaire. À ce moment-là, nous n’avions pas bien mangé depuis le 10 mars, plus d’une semaine avec des rations froides et une eau limitée. On nous a donné une assiette de ragoût, et aux robinets des toilettes, on pouvait remplir de l’eau froide. J’avais l’impression d’être au paradis. On pouvait même se laver les mains et le visage. Mais un bruit s’est fait entendre : il s’est avéré que la nourriture n’était pas distribuée à tout le monde, mais seulement à ceux qui payaient. Un homme en civil est entré dans l’école, c’était un fonctionnaire local ou déjà un Russe. Il nous a tous ordonné de monter dans les bus pour Rostov [en Russie, ndlr], garés sur le parking. Immédiatement, nous avons compris pourquoi la directrice demandait aux gens de sortir. Certains ont couru directement vers les voitures, d’autres ont catégoriquement refusé, et certains se consultaient et hésitaient. Nous (moi, ma mère, ma sœur et nos voisins) comprenions que nous ne pouvions pas aller à Rostov. Cela pouvait être un aller simple, mais où allions-nous dormir ? Dans la rue, dans le froid ? Alors nous avons commencé à téléphoner à tout le monde. J’ai ouvert la liste des contacts sur mon téléphone et j’ai commencé à appeler chacun par ordre alphabétique. Et j’ai réussi à contacter Tanya, qui nous a sauvés (je raconterai cela plus tard). Pour une raison quelconque, je me suis bien rappelée cette directrice à la voix désagréable, qui se querellait à cause du ragoût et des meubles. Ça fait toujours mal quand cette insensibilité vient de nos propres gens. On attend tout des Russes, mais c’est cette pingrerie quotidienne qui touche au vif. Parfois, je me demande ce qu’il est advenu de cette école, si les meubles vont bien, comment va madame la directrice ? Mais je n’ai pas envie de penser trop à ce mal. À l’école, nous avons rencontré un tas d’inconnus qui nous ont aidé. Une dame âgée a donné à ma sœur un mouchoir parce qu’elle avait le nez qui coulait. Une jeune fille inconnue a partagé un peu de savon liquide, et un homme nous a félicités pour être sortis de la ville en nous offrant une tablette de chocolat. Vous imaginez ce que valait cette tablette à ce moment-là ? Nous avons aussi rencontré un garçon du théâtre, sa veste déchirée après un bombardement, qui avait un perroquet avec lui ! Sans cage, il était simplement posé sur l’épaule de ce garçon. « Quand ils nous ont frappés, la cage s’est renversée, et j’ai cru qu’elle était morte. Je l’ai appelé, et elle est sortie de nulle part pour se poser sur mon épaule. C’est comme ça que nous sommes venus ensemble ici ». Je la tenais dans mes mains pendant qu’il faisait la queue à la cantine. Et même si cette école, ce vacarme effrayant de centaines de personnes perdues, les recherches, les appels et les cris rendent ces souvenirs très inconfortables, je me souviens surtout de ce perroquet dans mes mains — et de l’incroyable Tanya qui avait réussi à nous appeler et nous avait dit : « Masha, ne panique pas. Je vais tout organiser maintenant. » 1 Comment regarder son passé à la lumière de la guerre actuelle ? Cette question continue de traverser la société ukrainienne. Cet extrait d’une interview publiée dans la revue intellectuelle ukrainienne Ukraina Moderna résume particulièrement bien l’une de ces discussions qui entoure à Odessa la figure d’Alexandre Pouchkine. Oksana Dovgopolova est une chercheuse ukrainienne spécialiste des questions de mémoire. Elle répond ici à la question : « Quelles figures ou quels sujets historiques suscitent les plus grands débats ? » Alexandre Pouchkine et Isaac Babel, ce sont autour de ces deux figures que se concentrent les débats les plus vifs. Le « Pouchkinopad » (la « chute des Pouchkines ») s’est bien sûr déroulé dans toute l’Ukraine depuis 2022 (il avait commencé plus tôt, mais c’est en 2022 qu’il a pris une ampleur massive). Odessa a besoin d’une réévaluation de la figure de Pouchkine, parce qu’en réalité, des arguments rationnels sont avancés des deux côtés. Le monument à Pouchkine à Odessa n’a pas été érigé par le pouvoir soviétique. C’est le cas, par exemple, du monument à Moukachevo, dont on ne sait pas très bien comment il s’est retrouvé là. Quand on voit Pouchkine à Moukachevo, on comprend que c’est un marquage clair de l’espace par le pouvoir soviétique. Le monument de Pouchkine existe à Odessa depuis 1889, il avait été érigé avant la révolution des bolcheviks. Tout ce qui existait avant la révolution est considéré par la plupart des habitants d’Odessa comme plus naturel. Cette position était propre au public de la ville depuis l’époque soviétique : les habitants d’Odessa distinguaient et considéraient comme « normale » toute chose existant avant 1917. Ce paradigme continue de fonctionner. Dans cette optique, le monument à Pouchkine, érigé bien avant les bolcheviks, est perçu comme « bon ». Il existe une légende selon laquelle les habitants de la ville ont eux-mêmes collecté de l’argent pour le monument, car les municipalités n’avaient pas fourni les ressources suffisantes. D’ailleurs, un des schémas récurrents de la mythologie urbaine d’Odessa est la conviction que la ville est faite par les gens, et non par les autorités. C’est pourquoi les gens défendent ce monument et disent qu’il est beau. D’ailleurs, il a été fabriqué à Odessa, et il existe de nombreuses histoires sur qui ont réalisé, par exemple, les fontaines et d’autres éléments du monument. Cela est étroitement lié à l’histoire de l’économie et de l’éducation à Odessa, c’est pourquoi les habitants protègent ces marqueurs de l’espace urbain. D’un autre côté, la position de ceux qui disent qu’il est aujourd’hui impossible de conserver le monument à Pouchkine dans l’espace de n’importe quelle ville ukrainienne — peu importe comment il y est apparu — est tout à fait compréhensible, car il s’agit d’un marquage du pouvoir impérial soviétique et russe. Malheureusement, tout objet dans l’espace public continue d’être perçu exclusivement dans le contexte de la glorification d’un régime donné. L’idée qu’il soit possible de requalifier un objet n’existe pas — il n’y a pas d’exemples réussis. Et les gens ne parviennent pas à trouver une position commune parce que leurs points de vue diffèrent fondamentalement. En Ukraine, Maria Berlinska est une personnalité connue et clivante. Surnommée par les médias la « mère des drones » en raison du rôle qu’elle a joué depuis 2014 dans le déploiement de cette nouvelle arme au sein de l’armée, elle s’exprime depuis régulièrement pour critiquer ce qu’elle voit comme l’aveuglement de l’État, dans un discours marqué par l’amertume de quelqu’un qui pense avoir été trop longtemps ignoré. Elle est une représentante marquante de cette société civilo-militaire qui s’est déployée en marge de l’État pour mieux soutenir l’armée. Ce texte, l’un de ceux qu’elle publie régulièrement sur sa page Facebook, a été posté au moment où débutait à la Maison-Blanche la dernière rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky. Je ne me considère pas comme une experte en politique internationale. Mais la situation dans laquelle on tente de nous placer est manifestement sans issue. En substance, on nous propose une paix temporaire au prix de nos intérêts. « Renoncez à votre territoire, remettez à la Russie les millions de personnes qui vivent dans les territoires occupés, et alors, peut-être, vous aurez un long répit. Mais ce n’est pas certain. » La paix vous est garantie par une parole qui, en réalité, comme l’a montré le mémorandum de Budapest, ne garantit rien. Où est aujourd’hui Clinton, qui était alors le garant en tant que président des États-Unis ? Eh bien voilà. Nous garantissons que nous ne garantissons rien. Mais les soldats américains ont tout de même déroulé le tapis rouge, ils se sont inclinés devant un dictateur maniaque. Le leader du monde libre a serré la main du dictateur. Et ce leader veut vraiment se faire passer pour un artisan de la paix. Pour mettre fin à une guerre qui n’aurait même pas commencé sous son mandat ! (Nous passerons sous silence le fait qu’elle était déjà en cours lors de son premier mandat.) Alors, cédez vos intérêts. Sinon, vous risquez de vous retrouver sans l’aide américaine. Tout court. Je ne suis pas enthousiasmée par bon nombre des décisions de nos dirigeants militaires et politiques. Mais en ce moment, je souhaite sincèrement qu’ils réussissent. Je n’envie pas notre président en ce moment. À ce moment historique, je ne voudrais certainement pas être à sa place. En fait, nous sommes pris en otages entre deux empires. Il ne faut pas oublier non plus les intérêts de l’Union et de la Chine dans ce jeu. J’espère que nous ne nous laisserons pas battre. J’espère que nous résisterons à ce coup. P.S. Les prévisions sont un exercice périlleux, mais je suppose prudemment qu’ils tenteront de geler le conflit sur la ligne de front actuelle. En même temps, il n’est pas certain que cela suffise à Poutine. Il exigera également les territoires inclus dans la constitution russe. Pour nous, cela est bien sûr inacceptable. Poutine continuera donc à prolonger la guerre et rejettera la responsabilité de l’« intransigeance » sur l’Ukraine. C’est une guerre d’usure, et qui craquera le premier ? Si la société se consolide suffisamment, nous avons une chance de résister. Et de voir la Russie s’effondrer. 2 18 août 2025 Diana Berg est une célèbre activiste culturelle de Marioupol. En mars 2022, elle avait échappé au siège de sa ville. Trois ans plus tard, le 18 août, elle se trouvait avec plusieurs centaines d’autres personnes sur la place de l’Indépendance à Kyiv pour un hommage à David Chichkan, artiste anarchiste de 39 ans engagé volontaire dans l’armée ukrainienne tué au front cet été. La cérémonie s’est déroulée au milieu des drapeaux rouges et noir de l’anarchisme et arc-en-ciel de la cause LGBT. Elle a été suivie d’une brève altercation avec un néo-nazi russe engagé au sein de l’armée ukrainienne et qui a tenté d’arracher l’un des drapeaux LGBT. Diana Berg raconte ce moment surréaliste qui est aussi une mise en abyme de l’Ukraine en guerre. Nous avons fait nos adieux à David Chichkan. Il y avait tout le monde : des anarchistes, des soldats, des artistes, des activistes, des politiciens, des créateurs de tous horizons, des antifascistes, des patriotes, des gens de gauche et de droite. Alors que l’on quittait la place pour se rendre au cimetière de Baïkove, quelque chose d’incroyable s’est produit. Maksym Nakonechny et Viktor Pylypenko, qui tenaient des drapeaux arc-en-ciel, ont été attaqués par derrière par un groupe de militaires du RDK [Corps des volontaires russes, une unité de l’armée ukrainienne composée de volontaires russes, ndlr]. Ils n’étaient pas présents aux funérailles, ils passaient simplement par là et ont décidé de s’attaquer au drapeau LGBT. Une bagarre a éclaté entre les militaires russes d’extrême droite du RDK et le vétéran gay, tandis que des anarchistes de gauche passaient par là et ont mis fin à la bagarre en aspergeant tout le monde de lacrymo. Cela ne pouvait arriver que lors des funérailles de David Chichkan. Je pense que cela devait arriver, comme une métaphore de sa vie, de son combat et de son art. Gloire éternelle au héros. 3 Ce texte est un court extrait de Babyonki, pièce de théâtre jouée cette année par la troupe de théâtre « Ocheret », basée à Kharkiv. La pièce a été écrite par Andriy Nesmyan, soldat et mari d’Anastasia, que j’évoque dans les deux récits de ce dossier. Babyonki est un dialogue de femmes plongées dans la guerre. Assises devant le porche d’un immeuble, elles se racontent leur vie : les trajets à Kramatorsk pour aller voir un mari au front, l’expérience d’une infirmière au début de la guerre, la peur et la frustration des nouvelles intermittentes… et la mobilisation — cette tension que j’évoque dans le deuxième épisode de cette série, ici racontée avec une franchise presque impertinente. * Une voix dans l’obscurité : « Bon, mais doucement, les gens dorment. Hé, les gars, vous allez où ? » La lumière rouge s’éteint. Poivrot 1 et Poivrot 2 sortent en courant de l’ombre. Ils tombent sur un uniforme et prennent peur. Poivrot 1 : Bonsoir. C’est quoi ça ? Sveta (prend la lampe de poche et éclaire leur visage par en dessous) : Mobilisation. Les poivrots prennent peur. Olia : Sveta, arrête, aie pitié des gars ! Poivrot 2 : Mais vous voyez bien qu’on boit, qui va nous prendre ? On est, comment dire, des moins que rien, infirmes. Sveta : Ce n’est pas une question d’être apte ou pas. C’est une question d’assembler le col au revers. Poivrot 1 : Quoi ? Sveta : C’est simple. Pour un bon gars, l’armée est comme une mère, pour un mauvais, c’est comme une belle-mère. Poivrot 1 : Laisse tomber, c’est… Sveta : Ne me « c’est » pas. Pendant que l’ennemi étudie les cartes des batailles, nous, on modifie les paysages — à la main, en plus. Poivrot 1 : Comment ça ? Sveta : Ils te diront ça : si tu ne t’engages pas, on perd la guerre, et toi, ils vont t’embarquer dans une toute autre armée. Poivrot 1 : Mobilise-toi toi-même, c’est de la manip. Sveta : Ça fait deux ans que je trime, à ton tour, beau gosse. Poivrot 2 : Quel beau gosse ? Regarde-le ! C’est juste un dev C++… (Poivrot 1 lui donne un coup de coude) enfin, un balayeur, ouais, un balayeur. Non, même pas — ils l’ont viré du service de nettoyage parce qu’il picolait trop. Sveta : Et dis-moi, il a commencé à picoler à quel moment ? 2021, quand il soulevait ses 100 kilos au développé-couché, ou y a six mois, quand il essayait de draguer Katia avec sa Panamera pourrie ? Poivrot 2 : Oh, Sveta… Sveta : (se lève, s’approche d’eux) Bon, les garçons, arrêtez un peu… (Elle prend les Poivrots par les épaules et les place de façon que l’uniforme tombe bien sur eux. Puis elle pose les manches des vareuses sur leurs épaules.) Poivrot 2 : Putain. Poivrot 1 : Allez, merde. Olia : Sveta, ça suffit de foutre ce cirque. On est tous du même quartier, non ? Pourquoi les gens ne pourraient pas s’asseoir avec nous ? Les Poivrots s’asseyent près d’Olia. Sveta : J’sais pas, moi… Quand je suis partie à la guerre… Poivrot 2 : Quand t’es partie à la guerre, c’est mon service qui vous a payé un minibus pour les évacs. Poivrot 1 : Chacun son front — voilà le mien. Sveta : Propulsion arrière ? Poivrot 1 : Le front ? Sveta : Ton minibus. Il était à propulsion arrière. Et après, j’ai dû y remettre autant de thunes que toi. Dacha : Ça suffit, Sveta. Olia a raison. On vient tous du même quartier, on était tous au même lycée. On peut pas discuter normalement ? Sveta : Toi, t’es pas neutre, tu le sais bien. Dacha : Oh, ça, c’était en terminale. Poivrot 2 : En première, plutôt. Dacha : Sérieux, tu t’en rappelles encore ? Olia : Mais oui ! Vous étiez collés l’un à l’autre ! Jusqu’au bal de fin d’année ! Dacha : (rit) C’est vrai, ça. Poivrot 2 : (à voix basse, à Dacha) Tu te rappelles quand on s’est fait choper en train de fumer dans les chiottes ? Dacha : (rire étouffé) Ouais… Heureusement qu’on avait eu le temps de se rhabiller. Katia : T’étais canon à l’école, toi ! Et ça, tu l’as trouvé où ? Poivrot 2 : Chez mon père. On essaie de pas trop se faire voir, vous savez bien… Y a des mecs qu’on réquisitionne vite, par les temps qui courent. (il lance un regard vers Sveta) Sveta : Allez, arrête… Tu vis dans un pays en guerre ! Poivrot 1 : Oh, pendant la Première et la Seconde, les frontières n’étaient pas vraiment fermées. Sauf en URSS. Et là-bas, elles l’étaient tout le temps. Olia : C’est vrai, Sveta. Tout le monde n’est pas obligé d’aller au front. Poivrot 2 : Moi, je vis ici, je paie mes impôts, et on me laisse en paix. C’est toujours comme ça que ça a marché. J’ai étudié, j’ai bossé, j’ai tout sacrifié, collé à mon écran des nuits entières… juste pour vivre tranquille, un jour. C’est trop demander ? Katia : Franchement, je pense pareil. Chacun son chemin, pas besoin de négatif. Poivrot 1 : On voulait s’engager, au début. Mais le premier jour, on nous a renvoyés. Après, tout s’est enchaîné… Et maintenant, vous savez très bien comme l’armée est pourrie, avec la corruption et tout. Ici, au moins, je sers à quelque chose : j’empêche l’économie de s’effondrer. Poivrot 2 : Alors écoutez, on reprend cette discussion dans de meilleures conditions : on sort des trucs à boire, à manger, et on continue. L’article Parler contre Poutine : les voix de la résistance ukrainienne est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 5989 mots
Serhii Douplyak
Maria Koutnyakova
Oksana Dovgopolova
Maria Berlinska
Diana Berg
« Babyonki »
(Dacha et Poivrot 2 éclatent de rire.)
25.08.2025 à 18:55
Pour la diplomatie ukrainienne, gérer Donald Trump est un exercice délicat.
Dans un été marqué par la mise en scène spectaculaire des négociations avec la Russie de Poutine, nous rencontrons le chef de mission de l’Ukraine auprès de l’Union européenne.
Vsevolod Chentsov en est convaincu : l’Ukraine et l’Europe sont en position de force.
L’article « Nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face », une conversation avec l’ambassadeur ukrainien à Bruxelles est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Une nouvelle dynamique et un nouvel élan se dessinent, qui ne reposent pas uniquement sur des discours, mais aussi sur des actions concrètes. La délégation européenne qui a accompagné le président Zelensky à Washington a envoyé un signal fort de soutien et a montré la grande coordination des Européens avant même la tenue de la réunion. L’accent mis sur les garanties de sécurité et le suivi immédiat des modalités opérationnelles ont donné un nouvel élan aux négociations et au règlement de paix qui pourrait en découler. Les États-Unis et l’Europe, conjointement avec l’Ukraine, ont sanctuarisé la nécessité de mettre fin aux tueries et de contenir la Russie, car il est clair que ce régime ne changera pas son comportement. Les commentaires de Donald Trump critiquant l’approche du président Biden selon laquelle l’Ukraine resterait principalement sur la défensive suggèrent que sa réticence à fournir certaines armes à l’Ukraine pourrait s’estomper 4 — surtout si la Russie continue de montrer qu’elle n’est pas intéressée par des négociations de paix sérieuses. Il s’agit là d’un message très important. Le régime russe s’intéresse à ces négociations pour une raison simple : la dimension économique. La situation intérieure du pays se détériore et l’économie est en piteux état. Le Kremlin considère ces pourparlers comme une occasion d’établir une nouvelle forme de coopération économique avec les États-Unis. Dans le même temps, les Russes continuent de présenter des exigences totalement irréalistes, notamment territoriales, dont ils savent qu’elles ne sont pas acceptables pour entamer des négociations. Le fait que le président Trump n’ait pas imposé de nouvelles sanctions ne signifie pas qu’il ne le fera pas à l’avenir. Beaucoup dépendra de la volonté réelle de la Russie d’engager de véritables négociations de paix. Or les exigences qu’elle met pour l’instant sur la table, notamment en matière de garanties de sécurité, qui visent essentiellement à bloquer toute garantie réelle, rendent très difficiles la tenue de vraies discussions. En ce qui nous concerne, nous avons répété à plusieurs reprises que nous étions prêts à organiser cette réunion et à mettre fin aux tueries. Mais pour y parvenir, nous avons besoin de garanties de sécurité. En combinant l’expérience opérationnelle de l’Ukraine au combat, notre capacité à produire des armes innovantes et les ressources financières de l’Europe, nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face. C’est assez simple : nous devons comprendre comment l’Ukraine sera protégée contre toute agression future. C’est le facteur le plus important. Il me semble juste — je dirais même logique — de clarifier ce point avant d’aborder toute autre question. Il me semble prématuré de parler à ce stade de la forme exacte que cela pourrait prendre en termes de structure, car des discussions sont en cours entre les différents partenaires, y compris les États-Unis. Nous avons mis sur pied une armée très forte et avons considérablement développé notre industrie militaire depuis le début de l’invasion à grande échelle. Il est important pour l’Ukraine de maintenir et de renforcer ses capacités militaires à l’avenir. Notre armée, notre industrie de défense et notre peuple sont la pierre angulaire des garanties de sécurité. Le reste doit venir compléter ces capacités fondamentales. Cela signifie : des armes pour l’Ukraine, des investissements et un soutien à la mise en place d’une dissuasion collective. Le langage de la force est le seul que la Russie comprenne. Elle ne s’arrêtera que si elle voit une armée forte sur le champ de bataille. Une armée ukrainienne forte serait également bénéfique pour l’Europe : nous sommes prêts à construire un rempart contre une menace commune. En combinant l’expérience opérationnelle de l’Ukraine au combat, notre capacité à produire des armes innovantes — il suffit de regarder notre industrie des drones — et les ressources financières que l’Europe a à sa disposition pour augmenter sa production — ce qu’elle devra finir par faire —, nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face. Je ne veux pas spéculer sur la signification de ce type de formule ou de garanties. Mais soyons clairs : lorsqu’on parle de garanties similaires à celles de l’OTAN, nous entendons un système proche de l’article 5, un accord de défense collective. Si telle est la définition, alors oui : il devrait y avoir un accord entre l’Ukraine et ses alliés pour établir un nouvel accord de défense comparable à l’article 5. Ces discussions peuvent avoir lieu de manière bilatérale avec les membres de l’OTAN ou collectivement avec un groupe plus large de pays. Ce qui importe, c’est que nos partenaires montrent un engagement sérieux et définissent clairement le type d’aide qu’ils fournissent maintenant et qu’ils seront prêts à fournir à l’avenir. Les États-Unis sont un partenaire important et nous souhaitons qu’ils participent à cet effort commun. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls : nos partenaires européens ont également indiqué qu’ils souhaitaient que les États-Unis jouent un rôle de force de soutien. Avec Poutine, nous avons affaire à une puissance nucléaire agressive. Cela nécessitera la dissuasion la plus forte possible : l’implication des États-Unis aux côtés de nos partenaires européens est la meilleure garantie d’y parvenir — en la combinant avec la force de notre armée. Je suis toujours étonné de voir à quel point il est facile pour les autres de parler de cession de territoires tant qu’il ne s’agit pas des leurs. Pour nous, toute reconnaissance juridique visant à contraindre l’Ukraine à accepter des modifications territoriales qui compromettent notre souveraineté est inacceptable. Le gouvernement ukrainien a fait savoir à ses partenaires que toute discussion visant à mettre fin au conflit devait partir des lignes actuelles. Négocier des territoires avant de connaître les garanties et avant même que des pourparlers de paix sérieux aient commencé, n’est pas une bonne approche. Entamer des négociations en demandant à l’Ukraine de céder des territoires ne fera que légitimer les revendications de la Russie. Il n’existe aucun soutien en Ukraine pour céder des territoires ou pour appuyer l’idée que les Ukrainiens russophones auraient besoin de la « protection » de la Russie pour parvenir à la paix. Quel que soit le scénario, cette question ne peut pas être traitée à la légère : des Ukrainiens sont morts en défendant leur terre et cela doit être reconnu. Nous voulons mettre fin à la guerre et aux tueries, mais légitimer l’agression de la Russie en cours de route serait inacceptable. Nous devons saisir toutes les occasions qui se présentent pour mettre fin à la guerre. Mais toute discussion avec la Russie représente un danger si les conditions adéquates ne sont pas réunies pour l’Ukraine. Nous devons négocier en position de force. Et nous en avons la possibilité. Nous avons une armée forte : ce n’est pas parce que nous endurons beaucoup de souffrances que nous sommes faibles. À Washington, le président Zelensky a expliqué quelle est la situation réelle sur le terrain : l’idée que la Russie disposerait d’une armée largement supérieure est un mythe, de même l’idée reçue selon laquelle la Russie avancerait désormais rapidement. Nous avons repoussé les tentatives des Russes de percer nos lignes de défense au cours des dernières semaines : il n’y a pas d’avancée russe imminente sur le front. Entamer des négociations en demandant à l’Ukraine de céder des territoires ne fera que légitimer les revendications de la Russie. Le président Trump, pour employer son langage, a beaucoup de cartes en main. Nos partenaires européens peuvent également faire pression sur Moscou en imposant de nouvelles sanctions. En d’autres termes, soit la Russie s’arrête maintenant, soit les dommages causés par la poursuite de la guerre seront bien plus importants. Ces images ont été douloureuses pour les Ukrainiens. Mais elles s’inscrivent dans une séquence plus large qu’il est important de considérer dans son ensemble. Notons que, dans une démonstration de force, les Américains ont également fait survoler des avions de chasse au-dessus de Poutine en Alaska. Ils ont indiqué que les pays bénéficiant du pétrole russe bon marché seraient soumis à des droits de douane élevés et le président Zelensky a été reçu aux côtés des Européens à la Maison Blanche immédiatement après. Il faut regarder au-delà des apparences et nous concentrer sur l’opportunité que ces visites peuvent offrir pour parvenir à une paix équitable et mettre fin à la guerre. Le président Trump a offert à Poutine la possibilité d’engager des discussions sérieuses. Ce ne serait pas la première fois que la Russie rejette une offre diplomatique : si elle rejetait celle-ci, ce serait un manque d’irrespect envers le président Trump personnellement et envers les efforts des États-Unis pour mettre fin à la guerre. Et je suis sûr que la Maison Blanche prendra les décisions qui s’imposent si les États-Unis sont méprisés par un nouveau refus après avoir donné à la Russie, l’État agresseur, l’occasion devant le monde entier d’engager de véritables négociations. L’adhésion à l’Union européenne est l’entreprise la plus transformatrice et la plus aboutie qu’un pays européen puisse entreprendre. Pour nous, c’est une priorité absolue. C’est notre aspiration politique la plus importante. Nous sommes un grand pays, nous disposons de nombreux leviers stratégiques — de l’énergie à l’agriculture en passant par les minerais rares. Nous avons contenu la menace russe : nous sommes un garant de la sécurité dans notre région. Si nous affirmons que l’adhésion est également une garantie de sécurité pour l’Ukraine et à la lumière de la réunion de Washington, il serait illogique de ne pas œuvrer en ce sens. Nous avons l’occasion d’ouvrir la première série de « clusters » de négociation et de faire avancer rapidement les discussions techniques. Une fois cela accompli, la question de l’adhésion à part entière de l’Ukraine deviendra un choix intellectuel et politique pour l’Union. C’est à ce moment-là que la décision devra être prise. Telle est la bonne séquence pour la discussion et la prise de décision. Cela nécessitera un consensus, nous en sommes bien conscients, mais il s’agit également de décisions politiques auxquelles il faut donner une chance d’aboutir. Nous avons une armée forte : ce n’est pas parce que nous endurons beaucoup de souffrances que nous sommes faibles. Au-delà de la guerre, nous sommes confrontés à de nombreux défis. Nous avons à surmonter le lourd héritage historique des pratiques soviétiques et à mettre en place de nouveaux systèmes. Chaque pays rencontre des obstacles en cours de route. Il est naturel, voire normal, de procéder à des ajustements et de corriger le cap si nécessaire. Cela ne concerne d’ailleurs pas uniquement l’Ukraine. Il y a des pays qui, même après avoir adhéré à l’Union, rencontrent des difficultés en matière de réforme de la justice et de questions liées à l’État de droit. L’important est que l’Ukraine reste sur la bonne voie. Nous n’avons pas cessé de travailler en étroite collaboration avec la Commission européenne et les États membres. Nous avons écouté leurs préoccupations, suivi leurs conseils et agi en conséquence. En ce qui concerne la réforme des organismes de lutte contre la corruption, cette question a été traitée. Le sujet, désormais, est clos. Nous ne sommes pas en concurrence avec la Moldavie. En tant qu’ambassadeur d’Ukraine, il est naturel que je souhaite voir mon pays avancer le mieux et le plus rapidement possible. C’est tout à fait normal. Mais il convient également de noter que c’est l’Ukraine qui a relancé le processus d’élargissement, en lui donnant un nouvel élan et un nouveau sens. À certains moments, il peut sembler que la Moldavie est dans une meilleure situation et peut avancer un peu plus vite que l’Ukraine. Je dirais que c’est comme dans le sport : quand on travaille en équipe, on se pousse mutuellement vers l’avant et on se soutient les uns les autres. C’est pourquoi je recommande vivement à la Moldavie de continuer à courir aux côtés de l’Ukraine. L’Ukraine a déposé sa demande d’adhésion le 28 février, quatre jours après le début de l’invasion à grande échelle. Elle a montré au monde entier qu’un pays en guerre, dans les circonstances les plus difficiles, voyait dans l’Union européenne un symbole d’espoir. Et nous avons redoublé d’efforts depuis. La Moldavie a déposé sa candidature quelques jours plus tard, sur la base du même principe. Je ne veux pas parler au nom de la Moldavie, mais je pense qu’il est juste de dire qu’elle considère l’adhésion de l’Ukraine comme bénéfique pour elle aussi. L’ouverture simultanée des négociations sur la première série de « clusters » pour l’Ukraine et la Moldavie constitue une étape cruciale pour une paix durable en Europe. Les deux pays doivent rester unis. L’Ukraine est déterminée à aller de l’avant aux côtés des autres pays candidats avancés à l’adhésion. Tout découplage, en particulier à ce stade — alors qu’une nouvelle dynamique s’est instaurée autour d’éventuelles négociations pour mettre fin à la guerre — enverrait un mauvais signal à la fois à la société ukrainienne et aux citoyens européens. L’article « Nous pouvons créer une force à laquelle la Russie ne pourra pas faire face », une conversation avec l’ambassadeur ukrainien à Bruxelles est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 3691 mots
Une semaine après la visite de Volodymyr Zelensky à Washington, où en sont les négociations ?
Il n’y a aucune confiance à avoir en Poutine et il n’y aura pas de nouveau Yalta — l’Ukraine n’acceptera jamais d’être incluse dans une nouvelle sphère d’influence. La seule façon de sortir de cette situation est de veiller à limiter la capacité de la Russie à poursuivre la guerre : cela implique de réduire ses ressources financières.Pourtant, les États-Unis se sont abstenus d’imposer de nouvelles sanctions à la Russie, même après que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a totalement contredit le principe des garanties de sécurité occidentales et laissé entendre qu’une réunion bilatérale n’aurait pas lieu de sitôt…
De nombreuses idées circulent sur la structure de ces garanties. Le gouvernement italien a appelé par exemple des garanties de type « OTAN sans l’OTAN », tandis que la France et le Royaume-Uni ont montré leur préférence pour des garanties s’articulant autour de la coalition des volontaires soutenue par les États-Unis. À quoi devraient ressembler pour vous les garanties de sécurité à l’Ukraine ?
Vous dites qu’une armée ukrainienne forte est au cœur de votre stratégie. Comment des propositions telles que « l’OTAN sans l’OTAN » s’inscriraient-elles dans cette stratégie ?
Le président Zelensky a suggéré que l’Ukraine aura besoin des États-Unis « à ses côtés » pour obtenir des garanties sérieuses. Tout accord de défense futur devrait-il d’abord être soutenu par Washington ?
Les États-Unis ont laissé entendre que l’Ukraine pourrait devoir céder une partie de son territoire pour parvenir à la paix. Est-ce une hypothèse que vous pouvez accepter ou est-ce une demande impossible pour le gouvernement ukrainien ?
Pour mettre fin à la guerre, le président Zelensky devra rencontrer Vladimir Poutine en personne. Or les Russes n’ont donné aucun signe d’assouplissement de leurs exigences. Sans garanties de sécurité clairement établies, ne craignez-vous pas de tomber dans un piège ?
Les Russes le comprennent-ils ? Après tout, ils ont été accueillis en grande pompe en Alaska. Vladimir Poutine a été reçu comme n’importe quel autre chef d’État…
Parallèlement aux négociations, se pose également la question de l’adhésion à l’Union. Pourquoi est-elle toujours aussi cruciale ?
Les discussions sur l’adhésion à l’Union ont été perturbées par la tentative du pouvoir exécutif de reprendre le contrôle de deux organismes de lutte contre la corruption — une mesure qui a depuis été annulée — et par les craintes que la candidature ukrainienne ne soit dissociée de celle de la Moldavie, ouvrant la possibilité que Chisinau avance plus rapidement que Kyiv.
Craignez-vous que la candidature de l’Ukraine soit dissociée de celle de la Moldavie ?
Que voulez-vous dire ?