24.08.2025 à 12:46
Libres de résister : enquête sur la mobilisation en Ukraine
Se mobiliser sans cesser de vivre ; tenir sans passer par l’économie de guerre.
L’Ukraine a une stratégie pour articuler résistance et liberté. Mais face au manque d’hommes — et dans des expériences individuelles marquées par le choix d’accepter ou de refuser d’aller au front — la société se déchire à bas bruit.
Comment Anastasia, Oleksandr ou Ihor vivent-ils ces bouleversements ?
Deuxième volet de l’enquête fleuve de Fabrice Deprez — à lire le jour de l'Indépendance.
L’article Libres de résister : enquête sur la mobilisation en Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Pour sortir du spectacle, nous avons décidé de vous proposer une plongée inédite dans la société ukrainienne. À partir d’aujourd’hui nous publierons une longue enquête en quatre volets signée Fabrice Deprez, qui a été jusqu’au front en Ukraine, et qui revient avec un portrait d’un pays déchiré — qui résiste. Retrouver ici le premier épisode et abonnez-vous au Grand Continent pour recevoir les prochains et soutenir une enquête de terrain Assis seul sur un banc du centre-ville ravagé d’Izioum, Oleksandr fait claquer le capuchon de son Zippo. Cela fait huit mois qu’il est entré dans l’armée. Ce jour-là, il profite de quelques jours de repos dans cette ville de l’arrière, occupée un temps par l’armée russe en 2022, avant le retour dans les tranchées, sur la ligne de front. Oleksandr enchaîne les cigarettes, le regard dans le vide. Il raconte son histoire avec de courtes phrases hachées. Après tout, elle est parfaitement banale : manutentionnaire de 48 ans en banlieue de Kyiv, il a été attrapé au mois d’octobre à la sortie de son travail par les agents du TTsK — la branche de l’armée chargée de battre le fer de la mobilisation à travers le pays. Plus de deux ans de guerre et de mobilisation lui avaient laissé le temps d’envisager l’éventualité et de prendre sa décision : « je m’étais déjà dit que je ne me cacherai pas, je ne fuirai pas » se rappelle-t-il. Son choix fut celui de la résignation : il n’avait pas envie d’aller à la guerre, n’y serait pas allé s’il avait pu, mais n’a pas voulu non plus s’opposer à son devoir. La suite est, elle aussi, très banale : l’envoi dans un centre réunissant tous les nouveaux mobilisés, une quarantaine de jours de formation de base au métier de soldat, l’envoi vers la célèbre 3ème brigade d’assaut et, enfin, le baptême du feu en janvier dans l’Est de l’Ukraine. Des périodes d’une dizaine de jours dans les tranchées de première ligne sont suivies d’une poignée de jours de repos qu’Oleksandr met à profit pour lire. Il a terminé Le Maître et Marguerite et vient de sortir d’une librairie avec Anges et Démons de Dan Brown fourré dans sa pochette kaki. Il a parfois peur, bien sûr « mais c’est normal d’avoir peur… » — Oleksandr tire une bouffée de cigarette — « …le problème, c’est de paniquer ». En Ukraine, la mobilisation est partout. Elle est dans les rues, parfois aux sorties de bouches de métro et aux entrées de gares bloquées par les militaires du TTsK. Dans les discussions et les silences, dans les gestes et les absences, dans les cuisines et dans l’hémicycle du parlement ukrainien. Sur cette offre d’emploi placardée par une chaîne de pharmacies sur un mur de Kyiv et assurant offrir une exemption au service militaire « aux employés en possession de leurs documents militaires à jour ». Elle est dans ces vidéos de mobilisation forcée — un pauvre bougre saisi dans la rue par une paire d’hommes cagoulés et jeté dans un fourgon — publiés avec une engourdissante régularité sur les réseaux sociaux. Elle est dans la difficulté qu’a eu Anastasia, la directrice de la troupe théâtrale de Kharkiv « Ocheret » à trouver qui que ce soit capable de refaire l’installation électrique de leur nouvelle scène, installée dans une ancienne imprimerie industrielle de la ville, alors que la plupart des électriciens de Kharkiv ont déjà été envoyés à l’armée — ou bien se cachent chez eux pour échapper aux imperturbables recruteurs qui ratissent la ville. Un matin de juillet, elle est à un barrage routier sur une petite route à la sortie de Poltava : un groupe de policiers et d’agents du TTsK en uniforme y est posté — leur présence est éventée par les appels de phare agressifs des voitures en aval. Elle est, enfin, dans tout débat évoquant les dernières avancées russes sur le front. Derniers exemples en date : des infiltrations d’unités russes à l’intérieur de Pokrovsk, dans le Donbass, ou encore l’avancée de près de 10 kilomètres près de la ville de Dobropillia. Ces infiltrations, cette percée, sont expliquées en partie par un manque d’homme qui laisse aujourd’hui une multitude de trous dans les lignes défensives ukrainiennes. La discussion a quelque chose de lancinant : voilà au moins deux ans que le manque d’hommes dans les brigades ukrainiennes tient de la crise permanente — d’un problème si ouvertement reconnu qu’il est parfois réduit à un inévitable état de fait. Les premiers mois de l’invasion, lorsque des hommes faisaient la queue aux centres de recrutement et à qui l’on assurait que leur engagement n’était pour l’heure pas nécessaire, semblent appartenir à un autre monde. À l’entrée de ces bâtiments éparpillés à travers le pays et désormais observés avec un mélange de crainte et de mépris, seuls font aujourd’hui la queue les hommes venus, tous les 90 jours, renouveler leur exemption de service militaire. Malgré une fatigue de plus en plus palpable, le caractère impératif de la résistance à l’invasion russe ne souffre dans la société ukrainienne d’aucune véritable remise en cause. Au même moment pourtant, l’armée ukrainienne peine à mobiliser suffisamment d’hommes : celle-ci a « la capacité » d’en recruter 27 000 par mois, assurait le président ukrainien Volodymyr Zelensky au mois de juin 5. Le véritable chiffre serait plus proche des 20 000 par mois, rythme considéré par experts et militaires comme insuffisant pour compenser les pertes — tués, blessés, prisonniers, déserteurs. L’opposition à la mobilisation est au même moment devenue presque banale, focalisée autour d’une hostilité profonde envers le TTsK. Conversations et sondages dressent ainsi le portrait complexe et à première vue contradictoire d’une société pleinement consciente de l’importance de la mobilisation mais opposée à son caractère forcé alors même — répond l’armée — que le tarissement du flux de volontaires rend inévitable ce caractère obligatoire. Selon les chiffres d’une étude non publiée, 77 % d’Ukrainiens interrogés par l’agence InfoSapiens disaient ainsi au mois d’avril ne pas faire confiance au TTsK, alors que 93 % faisaient confiance à l’armée dans son ensemble. Comment en est-on arrivés là ? L’Ukraine y voit d’abord le résultat d’une guerre qui se prolonge, de la peur inévitable et compréhensible d’être envoyé dans une tranchée soumise jour et nuit aux frappes de drones et bombes planantes russes. Systématiquement relayés sur les réseaux sociaux, les abus du TTsK ou les affaires de corruption dans les commissions médicales choquent, et ont aussi contribué au rejet d’une méthode perçue comme brutale et archaïque. L’époque est aux brigades menant elles-mêmes leurs propres campagnes de recrutement à grand renfort d’affiches, de spots radio ou de concerts. Car dans cette société moderne et ouverte, l’engagement ne se fait pas sans conditions : toute mobilisation individuelle implique que l’État remplisse sa part du marché. Or la possibilité de tomber dans une brigade commandée par un officier incompétent est vue comme inacceptable et justifie souvent l’opposition à la mobilisation. Pour comprendre la tension qui tiraille aujourd’hui l’armée et la société en Ukraine, il faut revenir aux décisions prises durant les premiers mois de l’invasion russe. Cette phase initiale avait en effet vu des milliers de volontaires ukrainiens renvoyés chez eux par une armée alors incapable d’absorber un tel flux de soldats. En mai 2022, le chef du conseil de sécurité ukrainien pouvait assurer qu’« à l’heure actuelle, nous avons suffisamment de soldats ». Le 24 février, Volodymyr Zelensky avait décrété la mobilisation générale des hommes entre 27 et 60 ans, immédiatement synonyme pour ces derniers d’interdiction de quitter le pays. Mais le choix fait fut celui d’une mobilisation limitée et au compte-goutte, en fonction des besoins de l’Etat-major. Une série de facteurs permet sans doute de l’expliquer. Une évidence d’abord : l’Ukraine de 2022 n’était ni la France de 1914, ni l’URSS de 1941. Le pays n’est alors pas capable de mener une véritable mobilisation générale. Les centres de recrutement éparpillés à travers son vaste territoire passent pour la branche la plus négligée et corrompue de l’armée, dans un État qui se dirigeait jusqu’alors vers un modèle d’armée professionnelle et sans conscription. L’élan patriotique et l’engagement massif de la société civile rendent aussi dans un premier temps impensable l’idée d’une mobilisation reposant en partie sur la coercition. Le tissu de volontaires développé depuis 2014 et capable de monter en puissance dès les premières heures de l’invasion va non seulement soutenir mais bien souvent, comme l’a montré notamment la sociologue Anna Colin Lebedev, se substituer à l’État. Des centaines de milliers d’Ukrainiens forment ainsi leurs propres unités de combat, remuent ciel et terre pour fournir l’armée en drones, en générateurs, en nourriture, aident à l’évacuation des civils pris dans le tourbillon de l’avancée russe, renseignent sur les mouvements des troupes russes, montent des checkpoints spontanés, se font coursiers, fusiliers, infirmiers, préparents cocktails molotov and obstacles anti-tank… Cet engagement n’est pas seulement massif, il est aussi extraordinairement organisé et efficace. Non seulement l’Ukraine ne se disloque pas — comme l’espérait Vladimir Poutine — mais elle arrête l’armée russe aux portes de Kyiv. À l’Est, les troupes de Moscou se cassent les dents sur les fortifications érigées dans le Donbass depuis 2015. Au sud, elle s’emparent de Kherson et ravagent Marioupol mais s’essoufflent avant même d’avoir atteint Mykolaïv, bien loin d’Odessa. La retraite des forces russes de la région de Kyiv et du nord de l’Ukraine au mois de mars 2022 semble alors entériner une vision de la guerre dans laquelle la conscription n’a pas sa place : à la Russie la masse, la brutalité et la dictature ; à l’Ukraine l’agilité, la technologie et l’engagement patriotique. Un autre élément joue sur la trajectoire initiale qu’emprunte l’État ukrainien et sa société au début de l’invasion : le temps. Dans tout le pays, personne ou presque ne peut dans ces premières semaines imaginer que la guerre durera. À « l’époque de l’adrénaline », comme me le confiait un conseiller du président ukrainien, les décisions sont dictées par l’immédiateté, affaire d’heures et de jours tout au plus, affaire aussi de ce qui se passe là, sous ses yeux, dans la rue et le quartier d’à côté. À Kyiv, Kharkiv ou Odessa, des hommes prennent les armes pour défendre leur ville et leur famille, incapables d’imaginer qu’ils seront, trois ans plus tard, toujours au front. Saisie par le choc d’une invasion à laquelle peu croyaient, l’Ukraine à trop à faire pour concevoir l’arrivée d’une guerre d’attrition qui reposera sur les ressources des belligérants. En mars 2022, 58 % des Ukrainiens interrogés pensent que la guerre durera moins de six mois — 70 % moins d’un an 6. Le choix d’une mobilisation limitée n’est pas le seul, et peut-être pas le plus important, que fait le leadership ukrainien dans cette première phase de la guerre. Cette décision s’accompagne en effet de la mise en place d’un nouveau contrat social qui va guider l’Ukraine en temps de guerre. On le retrouve dans l’adresse à la nation que fait Volodymyr Zelensky le 2 avril 2022 : « Nous ne pouvons pas caresser l’espoir naïf que l’ennemi se contentera de quitter notre terre. Nous ne pouvons que remporter la paix. Nous pouvons la remporter dans de difficiles batailles, dans des négociations et, en parallèle, dans notre travail quotidien. Chacun d’entre nous doit donc continuer à faire tout son possible. Pour soutenir nos forces armées. Pour préserver et développer l’activité économique en Ukraine, autant que possible […] Tout le monde peut contribuer à la victoire. Certains avec une arme entre les mains. Certains au travail. D’autres avec une parole chaleureuse et une aide offerte au bon moment. » 7 À un moment où l’armée ukrainienne dispose d’assez d’hommes, l’engagement militaire n’est pas particulièrement mis en avant. « L’armée combat, la société soutient » — dit en substance un contrat social qui, dès le début, insiste sur l’importance de maintenir une vie normale à l’arrière. Cette démarcation est dans un premier temps acceptée par tous : la normalité de la vie dans les villes de l’arrière est pour nombre de soldats une source de fierté autant qu’elle est pour l’État un gage de stabilité. Elle contribue aussi à unifier la société, dans un pays où l’engagement peut se faire en parallèle d’une vie relativement préservée : chacun participe à l’effort de guerre, qu’il s’agisse de rejoindre l’armée, de préparer des repas, de coudre des filets de camouflage, de souder des drones dans sa cuisine, ou même simplement de payer ses impôts, et de contribuer ainsi à un budget de l’État presque entièrement dédiée à la défense du pays. Car aux tranchées de l’Est s’ajoute un autre front. La priorité accordée à l’économie pour éviter l’effondrement du pays est clef : elle donne lieu à des exemptions de service militaire délivrées à des employés d’entreprises pas forcément considérées comme « critiques » au sens traditionnel du terme — comme les entreprises produisant des armes ou les employés de centrales thermiques ou nucléaires — mais pourvoyeuses de revenu au budget de l’État. Le moment pendant lequel l’idée que les engagés volontaires suffiraient à soutenir l’effort de guerre fut court — une poignée de mois de 2022 tout au plus. Mais les choix politiques faits à l’aune de cette vision des choses sont restés. Ils se sont en quelque sorte calcifiés alors que la situation militaire commençait l’année suivante à se dégrader — et que le recours de plus en plus important à la mobilisation devenait inévitable. L’année 2023 voit ainsi les premières tensions entre une hiérarchie militaire réclamant une intensification de la mobilisation et un pouvoir politique récalcitrant. Le commandant en chef Valeri Zaloujny aurait à l’automne réclamé 500 000 hommes supplémentaires, alors que l’Ukraine tente de digérer l’échec d’une contre-offensive estivale qui portait le dernier espoir d’une fin rapide de la guerre. Volodymyr Zelensky rejette la demande et évince quelques mois plus tard Zaloujny. Son successeur, Oleksandre Syrsky, assure en mars 2024 que le chiffre de 500 000 hommes devant être mobilisés « a été réduit de manière significative ». Le parlement ukrainien vote en avril 2024 une loi visant à intensifier le rythme de la mobilisation, notamment en abaissant l’âge de la mobilisation à 25 ans et en renforçant les pouvoirs des centres de recrutement. Conscient de l’impopularité de la mesure, le président ukrainien se tient soigneusement à l’écart du débat houleux qui précède le vote de la loi, marqué notamment par les demandes de plus en plus insistante des familles de soldats d’une démobilisation au moins partielle des hommes engagés depuis 2022. Le ministère de la défense évoque un temps la possibilité d’un retour au civil d’une partie des hommes, mais des figures de la société civile — qui sont désormais bien souvent aussi des militaires — appellent le pouvoir à la franchise : une démobilisation des hommes au front depuis 2022 ne pourrait se faire sans une augmentation équivalente de la mobilisation que chacun sait déjà impensable. 44 % de la population dit dans un sondage voir la nouvelle loi sur la mobilisation de manière négative, 21 % seulement de manière positive 8. Peu à peu, chacun commence à se faire à l’idée : il n’y aura pas de démobilisation. Pourtant, malgré ce constat et la persistance de la guerre d’attrition, le contrat social reste largement inchangé. Sur les murs des grandes villes du pays, le 1er régiment d’assaut « Loups de Da Vinci » a beau à l’été 2024 appeler au recrutement avec le slogan « Tout le monde va combattre, choisissez votre unité », ce n’est pas le discours officiel. La société reste soudée et l’engagement massif. Le plus souvent, il prend la forme du volontariat ou de la participation à des caisses virtuelles pour soutenir une brigade sur la ligne de front. Le maintien de l’activité économique — et donc d’une vie la plus « normale » possible à l’arrière — est toujours vu comme aussi crucial que l’engagement militaire. C’est ce que résume la revue économique Eknomicheska Pravda en mai 2024 : « l’Ukraine ne peut trouver les fonds pour la guerre que dans sa propre économie, la capacité des entreprises à travailler et à payer des impôts est donc tout aussi important pour la victoire que la capacité de l’État à mobiliser des hommes dans l’armée » 9. Au même moment, le ministre de la transformation digitale Mykhailo Fedorov appelle à offrir des exemptions de service militaire aux travailleurs du secteur informatique, affirmant qu’ils contribuent de manière décisive au budget de l’État et, de fait, à l’effort de guerre 10. Mais les lentes avancées russes et la fin de l’espoir d’une victoire rapide mettent ce contrat social sous tension. Une partie de la société civile ukrainienne, la plus proche de l’armée, et de nombreux militaires — pas tous — grincent des dents à toute mention du « front économique » et réclament une mobilisation de toutes les forces vives ainsi que le passage à une véritable économie de guerre. L’idée que payer ses impôts pourrait représenter un engagement suffisant est aussi pour certains insupportable : « Je me suis engueulé avec des amis qui se justifient de cette manière » s’insurge ainsi Ihor Koulish, un ancien homme d’affaires de Kharkiv impliqué depuis 2014 dans le soutien à l’armée. « Je leur dis que si tu peux travailler, c’est parce qu’à 20 kilomètres de toi il y a des gens qui meurent. Cette position de dire ‘je paye des impôts pour l’effort de guerre’ n’est pas naturelle, n’est pas normale, n’est pas correcte. L’Ukraine, encore aujourd’hui, n’est pas passée en économie de guerre. C’est une catastrophe mentale. Tu dois tout donner pour le front, et garder seulement de quoi subvenir à tes besoins et à ceux de tes employés. Il ne peut pas y avoir d’impôts sur le revenu en temps de guerre, parce qu’il ne peut pas y avoir de revenu… On me traitera peut-être de communiste mais c’est ce que je pense. La mobilisation économique totale, ce n’est pas du communisme, c’est une question de survie. » La position d’Ihor Koulish est, il faut le dire, relativement minoritaire. Sans même débattre de sa faisabilité, l’idée d’une véritable mobilisation générale sous la houlette de l’Etat semble aller à l’encontre d’un modèle ukrainien qui laisse une part importante à l’implication du secteur privé — entreprises et activistes — synonyme de flexibilité et à un engagement individuel fondé sur l’autonomie. Pour parer aux défaillances du système de mobilisation, l’État tente d’ailleurs d’intégrer ces caractéristiques dans son processus d’enrôlement : les brigades ont par exemple une grande latitude pour mener elles-mêmes leur recrutement. La crainte paralysante d’échouer dans une brigade de piètre qualité a aussi poussé le ministère de la défense à mettre en place une fonction permettant de réclamer son changement d’unité depuis son smartphone. Mais même ses initiatives n’ont pas suffit à renverser l’impopularité endémique de la mobilisation. Plus grave, le processus a en trois ans creusé un véritable fossé entre ceux qui combattent et les autres. D’un côté des hommes menant une vie civile normale ou presque ; de l’autre une mobilisation synonyme de choc profond, comme la perte d’un membre ou la mort, elle est une « boîte noire chargée de peur » reconnaît un officier, un instant où l’homme n’a plus le contrôle de son destin. Même lorsqu’elle n’implique pas un départ au front, la mobilisation oblige à une pause dans sa vie civile, pause à laquelle tout le monde n’est pas soumis. Un exemple parmi de très nombreux : elle peut par exemple forcer un entrepreneur à diminuer ou à cesser son activité alors que ses concurrents continuent de travailler. La perspective encourage sans surprise l’évitement, alors qu’une myriade de manières plus ou moins légales et honnêtes d’échapper à la mobilisation existent. Il y a là deux mondes qui s’éloignent peu à peu depuis le début de l’invasion et ne se rencontrent qu’avec gêne, mépris ou fureur. La collision est parfois imperceptible, onde éphémère à la surface de l’eau : un soldat dans un restaurant de Kyiv dont le regard ne cesse de dériver derrière mon épaule. Il observe un groupe d’hommes, jeunes et en pleine forme physique, qui rient bruyamment à la table voisine. « Quand tu vois ça… mais c’est peut-être des soldats en civil, je ne sais pas » finit-il par dire, comme pour s’excuser. À Kharkiv, la directrice de la troupe de théâtre « Ocheret » évoque ce bref malaise de faire jouer dans une pièce à des acteurs masculins — et qui n’ont donc pas encore été mobilisés — le rôle d’hommes tentant d’échapper à la mobilisation… face à un public composé en partie de soldats. À Kyiv, une autre mise en abyme, encore plus flagrante. Un chauffeur de taxi traverse en trombe la capitale ukrainienne, racontant au passage être un soldat blessé au combat et actuellement en réhabilitation. Sa puissante BMW déboule sur la rocade longeant le Dniepr mais doit soudainement ralentir : nous sommes bloqués derrière une voiture noire affichant fièrement sur son pare-brise arrière, en grosses lettres capitales, un mot : « Oukhilyant ». Le terme, que l’on pourrait traduire par « réfractaire », décrit ceux qui tentent d’échapper à la mobilisation en fuyant le pays, en payant un pot-de-vin pour être déclaré inapte ou simplement en restant chez soi pour échapper aux patrouilles du TTsK. Dans un geste de sidération dépitée, le chauffeur accélère : il veut se placer au niveau du conducteur de la voiture noire pour voir le visage de cet homme qui se vante d’éviter la mobilisation. D’un côté, la frustration — voire même la colère — d’hommes engagés pour certains depuis deux ou trois ans et qui voient des hommes de leur âge ne pas être logés à la même enseigne. Un sentiment d’abandon canalisé parfois en cynisme rageur : ainsi ce populaire écusson à coller sur l’uniforme qui affiche un crâne et la phrase « il n’y aura pas de relève, on est là jusqu’à la fin. » De l’autre, une sorte de fierté macabre à refuser le service, l’idée qu’échapper à la mobilisation serait une affaire de débrouillardise ou de ressources. Celui qui se laisse attraper devient alors un lokh — un pigeon. Entre les deux : la majorité. Les hommes comme Oleksandr, peu désireux d’aller au front mais résignés à accepter l’ordre de rejoindre l’armée lorsque celui-ci viendra, tout en espérant y échapper aussi longtemps que possible. Et ceux qui ont trouvé le moyen de s’y soustraire, vaguement honteux. C’est là que l’on retrouve aussi la perception d’une mobilisation injuste, qui toucherait avant tout les campagnes et les classes populaires. Là encore, la prolongation de la guerre joue à plein : même les quartiers chics du centre de Kyiv ne sont plus tout à fait épargnés par les patrouilles du TTsK aujourd’hui. Le manière dont Volodymyr Zelenskyy s’est désengagé du sujet a aussi laissé un vide qui a fait de la critique du processus de mobilisation un quasi-poncif dans l’espace politique, sans que des solutions claires n’apparaissent. La question de la mobilisation est à la fois omniprésente et profondément tabou. Trois ans après le début de l’invasion russe, la stratégie ukrainienne de mobilisation est enfermée dans un cercle vicieux : le choix d’une mobilisation limitée au début de la guerre empêche toute démobilisation ou relève même temporaire des hommes engagés depuis 2022. L’épuisement des fantassins et le manque d’homme oblige l’État à une mobilisation coercitive et parfois violente. Systématiquement relayée sur les réseaux sociaux, cette « bussification » — c’est le terme consacré pour désigner ces cas réguliers d’hommes attrapés dans la rue et jetés dans des minibus — sape le morale et décourage d’autant plus l’engagement, aggravant au passage la pénurie d’hommes. Les abandons de postes et désertions tiennent alors lieu de soupape pour des mobilisés à bout. La Russie a de son côté tout intérêt à exacerber ces tensions, en relayant sur les réseaux sociaux des vidéos de mobilisation forcée, ou en recrutant par la chaîne de messagerie Telegram des adolescents ukrainiens manipulés pour déposer près des centres de recrutement des sacs chargés d’explosifs. Depuis le mois de juin, les drones kamikazes russes se sont aussi mis à viser systématiquement ces mêmes centres de recrutement. Le pouvoir ukrainien a bien tenté de contourner le problème en encourageant le recrutement volontaire, dans un pays tapissé depuis le début de la guerre d’affiches sur lesquelles des dizaines de brigades et d’unités appellent à l’engagement. Des offres d’emplois dans l’armée sont diffusées sur des sites spécialisées, tandis que des SMS tombent régulièrement pour appeler à l’engagement. Un exemple, que je reçois sur mon téléphone au moment d’écrire ces lignes : « La 28ème brigade t’invite à rejoindre notre équipe de spécialistes désirant protéger leur patrie ! Quel poste choisiras-tu : opérateur de drones, infirmier militaire, chauffeur-mécanicien ou autre ? ». Et il est vrai que, trois ans après le début de la guerre, la crainte prégnante d’être mobilisé contre son gré et envoyé au front encourage de plus en plus d’hommes à s’engager d’eux mêmes, pour viser la possibilité d’obtenir un poste à l’arrière ou dans une position logistique. En parallèle de ce modèle décentralisé laissant la part belle à l’initiative, Kyiv a aussi lancé au début de l’année un contrat d’un an associé à de multiples avantages financiers et destinés aux 18-24 ans, qui ne sont pas concernés par la mobilisation. Mais ces mesures restent insuffisantes : à peine plus de 10 % des hommes rejoignant actuellement l’armée sont des volontaires, reconnaissait le mois dernier Fedir Venislavsky, député du parlement ukrainien et membre du comité aux questions de sécurité nationale 11. L’Ukraine est une société moderne, fière de sa méfiance envers l’excès de bureaucratie étatique, portée par l’importance de l’accomplissement individuel. Un modèle de mobilisation mettant l’accent sur l’initiative et la liberté de choisir son unité ou même son poste y est à première vue parfaitement adapté. Mais il trouve sa limite dans les tranchées camouflées du Donbass où se fait cruellement sentir le besoin impérieux de fantassins — rôle ingrat, anonyme et meurtrier. Alors on mise sur une robotisation du champ de bataille qui, espère-t-on, pourrait compenser le manque d’hommes. Il est vrai que la guerre a beaucoup changé depuis 2022, ou même depuis 2024, lorsque Kyiv craignait que le gel d’un paquet d’aide américaine ne provoque un effondrement causé par un manque de missiles et d’obus. La guerre n’est plus essentiellement affaire d’infanterie ou d’artillerie. Règnent désormais des drones qui saturent le champ de bataille, frappent de plus en plus profondément, neutralisent presque tout mouvement jusqu’à quinze kilomètres de profondeur. La ligne de front n’est plus une ligne, que l’on imaginerait marquée de tranchées bien délimitées renforcées d’interminables rangées de barbelés et d’obstacles anti-tanks. Elle prend de plus en plus souvent la forme d’archipels de positions retranchées, isolées et camouflées dans des endroits ou le moindre mouvement déclenche une furie de frappes de drones. L’infanterie marque alors l’emplacement mais combat peu, laissant le soin aux opérateurs de drones en deuxième ligne de briser les assauts d’infanterie russe. L’État-major ukrainien travaille déjà à systématiser cette « ligne de drones » tandis qu’à l’arrière, une foule de volontaires et d’entreprises travaillent à la vision d’un champ de bataille robotisé : drones terrestres capables de poser des mines, de transporter nourriture et munitions, d’évacuer des blessés, drones kamikazes dopés à l’IA et capables de repérer et de détruire leurs cibles en en autonomie partielle ou totale. Après trois ans de guerre, l’armée ukrainienne tient mais n’arrive pas à stabiliser le front ; l’armée russe avance mais ne parvient pas à percer. Le long d’une route, dans la région de Kyiv, un large panneau destiné aux automobilistes affiche en lettre capitale un slogan définitif, comme une maxime : « l’Ukraine est là où se trouve notre infanterie ». L’article Libres de résister : enquête sur la mobilisation en Ukraine est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 7289 mots
Été 2025 : le TTsK rôde et les Russes s’infiltrent
« L’époque de l’adrénaline » et les causes du manque d’homme
Résister en continuant à vivre : le contrat social de la guerre d’Ukraine
Il n’y aura pas de démobilisation
« La mobilisation économique totale, ce n’est pas du communisme, c’est une question de survie »
L’Ukraine des deux mondes : les mobilisés contre les réfractaires
Bussification
« L’Ukraine est là où se trouve notre infanterie »
23.08.2025 à 18:21
Vivre en Ukraine : une enquête au front
Le réel est ce qui reste après les illusions du spectacle.
Cet été, Fabrice Deprez a parcouru l’Ukraine, au front et dans les campagnes à la rencontre d’Anastasia, Denys et Ihor…, découvrant un pays acculé comme jamais — mais qui tient sur une seule option : résister.
Premier épisode de son enquête.
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Pour sortir du spectacle, nous avons décidé de vous proposer une plongée inédite dans la société ukrainienne. À partir d’aujourd’hui nous publierons une longue enquête en quatre volets signée Fabrice Deprez, qui a été jusqu’au front en Ukraine, et qui revient avec un portrait d’un pays déchiré — qui résiste. Pour recevoir tous les épisodes et soutenir ce travail de terrain, vous pouvez vous abonner au Grand Continent à partir de 8 euros par mois Parcourir l’Ukraine ces dernières semaines est une expérience déroutante. Dans le reste de l’Europe et peut-être encore dans certains cercles de pouvoir à Washington, on connaît ces noms par cœur : vivre à Kyiv, conduire jusqu’à Poltava puis à Kharkiv, croiser en descendant vers Zaporijia des véhicules blindés enserrés de cages anti-drones ou enveloppés de filets de camouflage qui claquent au vent, échanger avec les soldats, les étudiants, les volontaires — c’est faire l’expérience d’un pays en apnée prolongée. Car nous sommes, déjà, au quatrième été de la guerre. Dans la société ukrainienne, l’épuisement, le détachement et la force de la résistance s’affrontent et se mélangent. L’Ukraine n’est pas seulement rongée par la guerre : elle est aussi, souvent, minée par l’impossibilité de penser l’avenir. Car il faudrait pour cela pouvoir s’arrêter. Et l’invasion russe a fait de l’Ukraine un pays en mouvement constant. Il y a eu d’abord, en 2022, la fuite de millions d’Ukrainiens vers l’Europe et au-delà — et depuis trois ans l’exil intérieur de plus de trois millions d’autres personnes ayant voulu fuir l’occupation russe ou l’apocalyptique destruction qui accompagne l’avancée de l’armée de Poutine. Depuis, le mouvement ne s’est jamais arrêté. En juillet, une enseignante de la capitale prend une décision. Comme tant d’autres, elle change ses plans au gré de la réalité militaire, va prolonger avec son fils leur séjour estival dans la datcha familiale de la région de Kyiv. Je l’interroge : leur quartier de Sviatochine — mélange éclectique de vieux immeubles résidentiels soviétiques, d’universités et de zones industrielles à l’Ouest de la capitale — est depuis quelques semaines soumis au matraquage des drones et des missiles russes, il est plus prudent de ne pas revenir tout de suite. Dans les régions plus proches de la ligne de front, ils sont nombreux à s’être réfugiés dans de grandes agglomérations tout en continuant à se rendre régulièrement dans leur village natal — trop proche des combats pour y vivre en permanence, pas encore assez loin pour l’abandonner complètement. Mouvement aussi d’étranges cortèges devenus routiniers : c’est un ballet de tanks, de camions, de 4×4 tractant un autre 4×4 aux portières explosées par un drone, d’hommes en arme ; c’est un soldat arrivé de l’Ouest de l’Ukraine dans un village du Donbass qui s’avoue étonné d’entendre des locaux parler ukrainien. C’est une conversation tranquille entre Pavlo et Natalia, deux cinquantenaires qui ne se connaissaient pas avant de s’installer dans leur compartiment du « 102-D ». Tous les deux jours, ce train entame un extraordinaire périple entre Kramatorsk, forteresse du Donbass dont Vladimir Poutine réclame aujourd’hui l’abandon par les forces ukrainiennes, et Kherson, ville-martyre au bord du Dniepr vidée de l’écrasante majorité de sa population par les frappes d’artillerie et la chasse constante des drones russes. Pavlo vient de Rivne, dans l’Ouest du pays ; Natalia a fui Marioupol au début de l’invasion. Avant le retour à son poste de démineur dans la région de Mykolaïv, l’un se lève avec des grognements de douleur — cela fait trois ans qu’il porte sur le dos ce lourd gilet pare-balle. L’autre va rejoindre son mari, militaire, pour quelques jours. La rame du train 102-D est sortie d’un autre temps : rideaux blanchâtres effilochés, lumières orangées blafardes, panneaux de bois qui se détachent parfois. Leur conversation est marquée d’une tranquille familiarité, le langage entendu entre deux Ukrainiens d’une même génération bousculée par la guerre. Si l’on sait bien regarder, cette impression de mouvement constant à la surface en cache une autre — invisible et marquée par l’angoisse d’un conflit qui se prolonge : l’errance de l’esprit. En quatre étés, la guerre est entrée dans les vies, dans les mémoires : avoir vu tant d’amis et de parents partir ailleurs, cela rend songeur. On envisage, parfois vaguement, parfois très concrètement, de faire la même chose, peut-être, un jour, si les choses empirent, si les frappes deviennent trop intenables. Après le choc et la résistance fervente de 2022, après la résignation déterminée de 2023 — et d’une partie de 2024 — une longue angoisse a saisi la société ukrainienne. C’est celle d’une situation qui paraît sans issue claire, parfois sans issue du tout. À la radio publique, où une émission quotidienne laisse la parole aux soldats ukrainiens, la voix chaude du colonel Serhiy Douplyak se fait sombre. Nous sommes un matin de juillet et il souligne l’importance de l’engagement : « soit nous défendons notre terre, soit nous serons un peuple sans terre, sans patrie. On peut fuir à l’étranger. Mais qui nous y attend ? Nos maisons, nos biens, on ne peut pas tout emporter là-bas. Tout le monde ne partira pas. Et si une partie de la population veut fuir à l’étranger, vivre toute sa vie comme réfugié, sans patrie, sans État, recommencer sa vie à zéro… » Moscou réclame la capitulation pure et simple de l’Ukraine. Volodymyr Zelensky a depuis longtemps reconnu que l’armée ukrainienne ne pourrait pas, dans l’état actuel des choses, reprendre les territoires ukrainiens perdus. Si l’armée russe continue de subir des pertes effroyables, elle continue aussi inlassablement d’avancer, défiant depuis deux ans les espoirs d’un épuisement et d’une stabilisation du front. À l’arrière, les drones russes frappent de plus en plus souvent, de plus en plus violemment. L’atmosphère est pesante toujours, parfois surréaliste — car elle n’empêche pas toujours une vie normale à laquelle s’accrochent des millions d’Ukrainiens. C’est ce monde en suspens qui a accueilli début août le tourbillon soulevé par Donald Trump. Le choc des annonces successives — la visite de Steve Witkoff à Moscou, le sommet en Alaska, la rencontre précipitée de Volodymyr Zelensky et Donald Trump à Washington avec les Européens… — ne se fait pas encore profondément ressentir. Les Ukrainiens ne sont pas dupes du spectacle trumpiste : cette séquence les effraie surtout parce que Vladimir Poutine réclame désormais que l’Ukraine abandonne la partie de la région de Donetsk qu’elle contrôle déjà. Le moment diplomatique destructeur de cet été rappelle aussi une douleur connue : celle des espoirs brisés. Car l’Ukraine est déjà passée par là. L’élection puis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump furent dans la population la source d’une véritable espérance puis, rapidement, d’une déception tout aussi forte. Le président américain n’avait pourtant jamais fait mystère de son mépris pour le président ukrainien et de son affinité pour son homologue russe. Personne n’ignorait en Ukraine ni ce mépris ni cette affinité, des simples habitants jusqu’au président ukrainien. L’espoir était d’abord guidé par la perception d’une trajectoire intenable, par l’idée que l’administration Biden n’allait sans doute jamais revoir son soutien à la hausse alors même que la situation continuait lentement d’empirer. Peut-être les choses allaient-elles alors changer. Pour certains Ukrainiens, c’était l’espoir d’un Trump ouvertement défié par Vladimir Poutine qui aurait en réponse décuplé son soutien financier et militaire à l’Ukraine. Pour beaucoup d’autres, c’était l’espoir d’un cessez-le-feu et de garanties de sécurités qui auraient enfin permis de retrouver la possibilité de penser son avenir au-delà de l’immédiat. Espoir un temps nourri par les premières véritables négociations depuis le début de l’invasion et la demande américaine d’un cessez-le-feu, puis douché lorsque Vladimir Poutine a clairement fait comprendre son désintérêt à la mise en place de tout cessez-le-feu qui ne s’accompagnerait pas de la vassalisation de l’Ukraine. Dans un café du centre-ville de Poltava, le journaliste Viktor Tkatchenko évoque l’atmosphère d’alors : « au début de l’année, il y avait ce sentiment, cet espoir que l’on verrait au printemps un dogovornitchok, une sorte de mini-accord ; qu’il y aurait au moins un gel des combats. Mais ce n’est pas arrivé, et on voit maintenant une nouvelle chute du moral, avec cette compréhension, à nouveau, que la guerre va durer. » Cet assombrissement généralisé n’est pas qu’une impression superficielle : il se retrouve très clairement lorsqu’on regarde les données. Un sondage réalisé en décembre 2024 et juin 2025 par le très sérieux Institut International de Sociologie de Kyiv sur l’optimisme des Ukrainiens est sans appel : en six mois, la part des Ukrainiens considérant que « dans 10 ans l’Ukraine sera un pays détruit et frappé par un exode de population » a bondi de 28 % à 47 % 12. La part des optimistes chute quant à elle de 57 % à 43 %. 69 % des Ukrainiens considèrent désormais que l’Ukraine devrait négocier une fin de la guerre aussi vite que possible, d’après un sondage de l’agence Gallup 13. La popularité de Donald Trump auprès des Ukrainiens est, entre novembre 2024 et avril 2025, passée de 44,6 % à 7,4 % 14. La relation des Ukrainiens à Donald Trump a quelque chose d’une malédiction. Les espoirs d’une volte-face du président américain ont été douchés, encore et encore, mais ils ne se sont jamais complètement éteints. Car il y a toujours quelque chose à espérer. Ainsi des sanctions décidées par Donald Trump contre l’Inde, qui ont fait renaître, un temps, la perspective d’un alignement du président américain sur l’Ukraine. Le choc de la rencontre de Vladimir Poutine avec son homologue américain en Alaska a été d’autant plus renforcé par la demande russe d’un retrait des troupes ukrainiennes des régions de Donetsk et Lougansk. Car si la société ukrainienne est épuisée et désireuse d’une paix qu’elle sait synonyme de compromis douloureux, elle n’est pas prête à la capitulation réclamée par le président russe. Et elle craint que le président américain ne le comprenne pas. Bien souvent, ce n’est pas qu’une question de patriotisme — ou un rejet né de la crainte de voir souillé le sacrifice de parents ou d’amis tombés au front. C’est aussi et surtout la conscience aiguë qu’une fin des combats incertaine et fragile, sans garanties de sécurité pour l’Ukraine, ne les ferait pas sortir de l’apnée. Une trêve sans paix ou sans défaite russe empêcherait les Ukrainiens de pouvoir à nouveau envisager un futur : car comment, au juste, reconstruire un pays lorsqu’on craint en permanence que la guerre recommence ? Sur sa page Facebook, l’analyste militaire ukrainien Mykola Bielieskov a déjà trouvé une formule pour qualifier le monde d’avant Anchorage : « Il nous semblait alors que Trump avait fait un 180 degrés radical sur la manière de parvenir à la fin de la guerre. On se rappellera de l’été 2025 comme l’époque de la grande illusion. » 15 Dans une période de frénésie diplomatique, le flux d’informations contradictoires laisse toujours de l’espoir aux espoirs. Sur sa page Telegram, un blogueur politique a depuis le début de la guerre pris l’habitude de réaliser auprès de ses 40 000 lecteurs un sondage mensuel posant toujours la même question : « combien de temps pensez-vous que la guerre va encore durer ? ». Avec l’arrivée de Trump au pouvoir, la courbe en hausse stable de la réponse « plus d’un an » s’est soudain mise à prendre des airs de dents de scie 16. Il nous dit : « on voit l’humeur des lecteurs changer graduellement avant la victoire de Trump en novembre 2024… Ça va, ça vient, en fonction de quels cafards dans la tête de Trump sont aux commandes au moment du sondage. » « Aujourd’hui, avec Trump en Amérique, je ne vois simplement pas de porte de sortie » nous confiait début juillet Ihor Koulish, un ancien homme d’affaires de Kharkiv qui se consacre aujourd’hui entièrement au soutien à l’armée et à des activités de défense des droits de l’homme. « Trump part d’une très faible position en tant que négociateur. Et Poutine, comme ancien du KGB, comme tout négociateur russe, comprend que de telles négociations seront décidées par le plus fort. Trump ne comprend pas et ne comprendra jamais cela. » En attendant, la société ukrainienne est revenue à une situation d’accoutumance. Dans plusieurs grandes villes, dont la capitale, les attaques de drones et de missiles russes se sont au printemps puis à l’été faites de plus en plus régulières. Ces vagues de 300 ou 400 drones étaient impensables il y a un an. En quelques semaines, elles sont devenues banales. C’est dans ces moments, précisément, que se creuse l’épuisement : après des nuits entières passées sous un ciel déchiré par les rafales de mitrailleuses de la défense antiaérienne, ce sont les explosions d’un missile abattu en plein air ou le hurlement d’un drone russe plongeant sur sa cible. Vient ensuite le lever du soleil, l’ouverture des magasins, les embouteillages qui bloquent la rocade de Kyiv et le retour à une vie presque normale. Le soir venu, une nouvelle alerte déclenche une nouvelle routine : précipitamment, on jette des matelas dans les couloirs éloignés des fenêtres, des familles descendent aux abris ou installent leurs enfants dans des salles de bain. En rentrant chez moi un soir comme celui-ci, je croise dans la rue une jeune femme en route vers la station de métro servant d’abri anti-aérien : écouteurs sur les oreilles, sweat autour de la taille, tapis de sol sous le bras, elle a la démarche un peu absente de l’employé en chemin vers le bureau. La société ukrainienne, pour l’heure, tient. Le consensus autour de la nécessité de se défendre face à l’invasion russe n’a jamais été remis en cause, l’armée continuant de trôner en tête de la liste des institutions les plus respectées du pays 17. Le tissu de volontaires disséminé à travers le pays joue un rôle crucial : actif depuis 2014, Ihor Koulish et ses amis continuent comme des dizaines de milliers d’autres de soutenir l’armée en achetant et en livrant véhicules, lunettes de vision thermique, systèmes de brouillage… l’engagement de l’homme d’affaires et de ses amis est dans la droite lignée d’un volontariat informel et à petite échelle déployée depuis 2014, des « fourmis » — comme il se décrit lui-même — qui partagent aujourd’hui l’espace avec de puissantes organisations capables de lever des fonds considérables, de financer l’achat de centaines de drones ou de dizaines de véhicules à la fois. Pour Ihor Koulish, leur action à petite échelle reste cruciale : « c’est aussi une manière de maintenir le contact entre l’armée et la société, de leur montrer qu’on est toujours là », assure-t-il, ses lunettes fines plantées sur le bout du nez. Trouver de l’argent est certes de plus en plus difficile, certains volontaires sont partis, d’autres se sont engagés dans l’armée et sont morts au combat. Cela fait de toute manière longtemps que l’engagement n’est plus porté par l’engouement. La société tient parce qu’elle n’a pas d’autres choix, parce qu’elle ne voit pas d’autre porte de sortie — sinon l’exil. Le sens du devoir ? « C’est compliqué, à tous les niveaux » reconnaît dans son bureau Volodymyr Havrilenko, le chef du village de Sourokhabivka, dans la région de Poltava. « Au niveau de l’économie, du moral, de l’état psychologique… c’est très compliqué ». L’homme s’interrompt. « L’hiver sera dur, mais on ne sait pas ce qu’il se passera… est-ce que ce sera comme l’année dernière, ou pire. Est-ce qu’il y aura de l’électricité, du gaz ? » Nouveau silence. « Il y a cette absence de perspectives… » Sous le soleil de plomb d’une journée de juillet, Sourokhabivka paraîtrait au premier abord comme l’un de ces endroits isolés de la guerre. Un village anonyme de paysans de la région de Poltava caché au bout d’une route défoncée et bordée de champs de blé vallonnés. Quelques cigognes se prélassent sur des nids installés au sommet de poteaux électriques. Devant l’épicerie, deux hommes chargeant un coffre avec de lents mouvements, dans le silence d’un village cogné par la chaleur. Un peu plus loin, à la lisière boisée du patelin, les cris joyeux de gamins et de parents venus profiter de l’eau fraîche et translucide de la rivière Psel. Cet après-midi, pas de 4×4 kaki. Ni de ces véhicules militaires divers et variés que l’on retrouve garés devant les maisons de bois de tant de villages de l’Est de l’Ukraine, signe de soldats au repos pour quelque jours ou chargé de quelque mission logistique. Pas de coups de feu ni, à ce moment, de bourdonnement lancinant des drones kamikazes russes. La seule arme visible à la ronde est le vieux pistolet accroché au jean tombant du facteur qui attend patiemment derrière le volant de son utilitaire. Dans les campagnes ukrainiennes, les fourgons jaunes vif de la poste d’État ne se contentent pas de distribuer le courrier mais transportent aussi aux habitants les plus isolés nourriture, magazines — et les retraites, des liasses de billets fourrés dans des sacs en toile de jute. L’impression est évidemment trompeuse dans ce village de moins de mille habitants non loin de la capitale régionale de Poltava, un nœud logistique majeur pour l’effort de guerre ukrainien à une centaine de kilomètres de la frontière russe et un peu plus de 200 kilomètres de la ligne de front la plus proche. C’est pourtant d’abord par l’absence que la guerre se révèle à Sourokhabivka. En pleine saison de la récolte du blé, les fermes aux alentours manquent d’hommes. Dans le cimetière, trois drapeaux jaunes et bleu flottent au pied d’autant de tombes, d’autant d’hommes du village tombés au combat. Toujours discrète, la guerre est aussi dans cette bâtisse rose pâle cachée dans un bois encerclé par un méandre de la rivière Psel aux airs de douves. L’école du village a fermé il y a plusieurs années ; le bâtiment accueille désormais une quarantaine de réfugiés venus de la région de Kharkiv ou, dans le cas de Lioudmila, d’une ville de Bakhmout entièrement ravagée par les féroces combats qui s’y sont déroulés en 2023. Lioudmila est assise sur une chaise installée dans le couloir, où des photos d’élèves souriants sont toujours accrochées au mur. La mélodie d’un vieux film soviétique s’échappe de l’ancienne salle d’informatique, sans perturber le calme de l’endroit. Le refuge paraît aussi figé que Sourokhabivka même, mais plus de trois ans de guerre pèsent là aussi : près de la moitié des quelque 80 réfugiés arrivés ici au début de l’invasion russe sont depuis repartis, soit pour retourner chez eux, soit pour s’installer ailleurs. Quatre de ceux qui sont restés sont déjà décédés, enterrés dans le cimetière du village. Une vertigineuse absence de perspectives frappe aujourd’hui chaque Ukrainien — mais la société tient debout grâce à un mélange d’engagement et de détachement difficile à décrire : c’est la force d’un pays acculé qui résiste, parce que tenir est la seule alternative. Car si la guerre touche tout le monde en Ukraine, c’est souvent de manière très différente. Sous sa forme la plus littérale, la proximité à la guerre est fonction de la distance — un gouffre sépare les tranquilles montagnes des Carpathes des faubourgs de Dobropillia, où des habitants chargeaient il y a quelques semaines des remorques de vieux meubles et de souvenirs sous la menace permanente des drones russes. « C’est différent » tente d’expliquer Nastya, étudiante de vingt ans à Zaporijia, à 30 kilomètres de la ligne de front, ville industrielle au bord du Dniepr régulièrement frappée par drones, missiles et bombes planantes. « Il y en a qui disent que ceux en Ukraine de l’Ouest oublient ce qu’est la guerre, mais je crois que c’est juste une perspective différente. Pour nous, la guerre est à quelques kilomètres, pour eux c’est quelque chose dont souffrent des gens qui sont proches d’eux. » Un habitant des Carpathes peut avoir un ami, cousin ou frère tué au front — ou y être lui-même envoyé. À quelques dizaines de kilomètres de la frontière russe, elle aussi souvent frappée par des bombes planantes qui déchirent le ciel, Kharkiv offre toujours cet été le spectacle presque surréaliste d’un centre-ville plein de vie, aux parcs impeccablement tenus. C’est à peine si l’on remarque que les façades du Derjprom, mythique gratte-ciel constructiviste et symbole de la ville, se sont transformées en échiquiers, succession de fenêtres transparentes et de plaques de contreplaqué brunes causées par le souffle d’une récente frappe. Certains ont fait le choix d’ignorer la guerre autant que possible, de se replier sur une bulle personnelle — une décision parfois source de tensions. Sur Instagram, une illustratrice ukrainienne laisse par exemple libre court à sa frustration : « début 2022, je croyais vraiment que la guerre touchait tout le monde. […] Mais j’ai compris plus tard que beaucoup de gens sont partis simplement pour avoir l’opportunité de démarrer une nouvelle vie, et que beaucoup d’hommes placent leur vie et leur confort au-dessus de leurs responsabilités. » 18 Mais dans la société ukrainienne du quatrième été de la guerre, engagement et détachement ne sont souvent plus — ne peuvent plus — être des positions séparées. « Même moi, j’ai… » — entre les murs de brique d’une ancienne imprimerie industrielle de Kharkiv reconvertie en centre culturel, Anastasia, 23 ans, le reconnaît d’abord avec hésitation, puis avec défiance — « …peut-être que j’ai arrêté de prêter tant d’attention que ça à la guerre. » Que veut-elle dire ? Est-il possible d’oublier la guerre quand les drones drones russes frappent si près, si souvent ? « J’ai arrêté d’être effrayé par les nouvelles, de pleurer en les lisant, parfois j’ai même arrêté de les lire. Parfois, je ne me réveille même plus quand il y a des frappes. C’est assez logique, je crois. Je me sens un peu coupable, parce que si je ne regarde pas les nouvelles, cela veut peut-être dire que je rate une levée de fonds urgente, et ce n’est pas bien. Mais je suis humaine… que ceux qui veulent me juger se jugent d’abord eux-même ». Anastasia n’est pas détachée de la guerre. Elle vit à Kharkiv, qu’elle a connue en 2022 désertée, soumise à d’interminables coupures d’électricité, où les bombes planantes continuent aujourd’hui de s’écraser avec une glaçante régularité. Son mari sert dans l’armée, comme nombre de ses amis. Chaque représentation d’Ocheret, la troupe de théâtre dont elle est la directrice, est l’occasion d’une levée de fonds pour l’armée. Babyonki, tragi-comédie jouée par la troupe depuis le printemps, raconte avec une franchise désarmante l’absurdité et la tristesse de la guerre pour un groupe de femmes installé sur le porche d’un immeuble. Dans cette Ukraine, la culture est soit une manière d’échapper à la réalité, soit de l’exorciser par des œuvres montrant la réalité la plus sauvage de la guerre. Anastasia a envisagé Babyonki comme une sorte de troisième voie : on y parle de la guerre mais pas dans ses moments les plus brutaux — seulement dans la banalité et l’absurdité du quotidien. Mais Anastasia est, comme toute l’Ukraine : elle en suspens. Comme ces centaines de milliers de déplacés intérieurs qui s’accrochent pour certains à l’espoir d’un retour à la maison, se résignent pour beaucoup d’autres à une vie en exil. Comme toute une jeunesse aux projets mis à l’arrêt par l’invasion russe et qui contemple pour une partie d’entre eux la perspective du départ. « C’est assez courant : j’ai beaucoup d’amis et de connaissances qui ont refait leur vie à l’étranger » murmure Nastya à Zaporijia. Sa meilleure amie est installée depuis 2022 aux Pays-Bas. « Elle ne compte pas rentrer. Elle voulait, au début. Et puis elle a pris conscience que la guerre allait continuer. Elle a construit une vie là-bas, elle a un copain avec qui elle va sans doute se marier, ils en parlent déjà. Elle a l’air heureuse. » Nastya n’a quant à elle aucune intention de partir de cette ville que Vladimir Poutine continue de revendiquer comme sienne. Guerre et normalité se côtoient et se mélangent. Il y a des moments où l’insertion de la guerre dans le quotidien est parfois l’affaire d’une poignée de minutes, voir de secondes. Un café de Kyiv prisé des nomades digitaux du quartier où, un matin d’été, la guitare saupoudrée de basse de Cypress Hill s’interrompt brutalement pour la minute de silence journalière en hommage aux hommes tombés au combat. Ou une route de campagne maltraitée de la région de Poltava où la circulation s’interrompt soudain, où l’on se range sur le bas côté pour voir ce qu’il se passe — c’est encore la mort, une route bloquée pour laisser place au convoi funéraire de Serhiy Aksiouk, 30 ans, blessé sur le front et décédé dans un hôpital de la région de Dnipropetrovsk. Silence, hommes et femmes agenouillés, un corbillard qui s’approche longtemps sur cette route droite avant d’enfin tourner devant le drapeau jaune et bleu et disparaître vers le cimetière. Et comme Cypress Hill résonne bien vite à nouveau dans le café de Kyiv, les voitures et les camions redémarrent alors en chœur sur la route de Poltava. Combien de temps une société peut-elle encore tenir dans un tel état d’incertitude ? Il est impossible de répondre. Pourtant, les choses peuvent changer très vite. Prenons cet été : toute la scène politique a évolué elle aussi dans un curieux état de flottement. Si le débat n’avait pas disparu — loin s’en faut — et si les critiques du président ukrainien se faisaient de plus en plus audibles, le consensus d’une union nationale autour de Volodymyr Zelenskyy continuait de dominer. Pourtant, une simple décision du pouvoir ukrainien, une tentative de remettre en cause l’indépendance d’agences anti-corruption nées de la révolution du Maïdan, l’a brutalement mis en péril. Pour la première fois depuis le début de l’invasion russe, des milliers d’Ukrainiens sont descendus dans les rues pour dénoncer une décision de leur gouvernement. De chef de guerre incontesté, Volodymyr Zelensky redevenait simple président. Ce parfum d’avant-guerre a très vite été suivi d’un rétropédalage du président ukrainien. La séquence confirme que trois ans de guerre n’ont pas émoussé une société civile toujours revendicative, toujours agile et autonome. Si la tension est cette fois rapidement retombée si rapidement, c’est que le moment a été éclipsé par l’ouverture début août d’une nouvelle séquence diplomatique. L’Ukraine tient et l’Ukraine espère. Mais cet été a marqué la fin d’une époque : celle de la « grande illusion ». L’article Vivre en Ukraine : une enquête au front est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 8515 mots
Le spectre d’un « peuple sans terre »
« Nous vivions l’époque de la grande illusion »
Des cafards dans la tête de Trump et des missiles au-dessus de nous
L’engagement détaché : formes de la résistance ukrainienne
« Parfois, je ne me réveille même plus quand il y a des frappes »
21.08.2025 à 06:30
Projet E1 : le plan israélien pour « enterrer l’idée d’un État palestinien »
Un sigle bureaucratique et un document administratif sont à l'origine de l'une des transformations géopolitiques les plus profondes de l'été.
Avec le soutien de l'administration Trump, une nouvelle colonie a été approuvée hier en Israël, visant à priver ainsi l'État palestinien d'une condition territoriale d'existence.
Nous le traduisons et le contextualisons pour la première fois en français.
L’article Projet E1 : le plan israélien pour « enterrer l’idée d’un État palestinien » est apparu en premier sur Le Grand Continent.
« Enterrer l’idée d’un État palestinien. » C’est l’objectif que s’est fixé le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, lorsqu’il a annoncé, jeudi 14 août, la décision de valider un projet de construction de plus de 3 000 logements à l’est de Jérusalem, en Cisjordanie occupée. Ce projet, connu sous le nom de code E1, doit s’étendre entre Jérusalem et la colonie de Ma’ale Adumim. Il couperait la Cisjordanie en deux, du nord au sud, et mettrait fin à la continuité territoriale entre Jérusalem-Est et le reste de la Cisjordanie. Le comité israélien chargé du projet a rejeté 19, début août, les objections formulées par des ONG israéliennes telles que La Paix Maintenant, et a donné son accord aux constructions en un temps record, hier, mercredi 20 août. Codifié dans des documents officiels et dans un langage juridique, le projet E1 illustre l’écart entre la volonté d’Israël de légitimer des décisions de construction illégales par le biais de mesures administratives et la réalité sur le terrain. Si l’administration civile de Judée-Samarie — nom biblique de la Cisjordanie employé par les autorités israéliennes — détaille avec minutie l’emplacement et le cadre juridique du projet, le ministre d’extrême droite Smotrich en expose ouvertement les effets attendus : « le dernier clou dans le cercueil de l’idée d’un État palestinien ». Dans la journée d’hier Bezalel Smotrich s’est réjoui de la validation du projet, une décision qu’il a qualifiée « d’historique ». « Avec E1, nous concrétisons enfin ce qui a été promis depuis des années. C’est un moment fondateur pour les implantations, pour la sécurité, et pour l’État d’Israël tout entier…. L’État palestinien est effacé de l’agenda, non pas par des slogans, mais par des actes. Chaque implantation, chaque quartier, chaque unité de logement est un clou de plus dans le cercueil de cette idée dangereuse ». Cette décision du Conseil suprême de planification de l’administration civile israélienne s’inscrit dans un contexte marqué par l’explosion des violences commises ces derniers mois par des colons contre des Palestiniens, souvent sans que les auteurs de ces violences soient sanctionnés — et alors que le gouvernement israélien rappelle 60.000 réservistes pour une nouvelle opération militaire visant la conquête de la ville de Gaza. En juillet, la Knesset a adopté 20, à une majorité de 71 voix, un texte non contraignant appelant à l’application de la souveraineté israélienne sur la Judée-Samarie et sur la vallée du Jourdain. Par ailleurs, en juin 2023, le gouvernement Netanyahou a voté l’accélération des procédures de planification en Cisjordanie, en réduisant les prérogatives des autorités compétentes en matière d’établissement et d’expansion des colonies. Selon cette décision du 18 juin 21 ces procédures n’exigent plus l’approbation des instances politiques ni du ministre de la Défense ; elles relèvent désormais directement de Bezalel Smotrich. En raison de ses conséquences potentielles, ce projet, que le quotidien israélien Haaretz a qualifié de « colonie la plus dangereuse » 22, fait l’objet depuis les années 1990 de fortes pressions internationales, en particulier de la part des États-Unis, qui ont jusqu’ici freiné sa validation. Mais l’administration Trump, dirigée sur ce dossier par Mike Huckabee — le premier évangélique à occuper le poste d’ambassadeur américain en Israël —, a exprimé son soutien au projet dans un revirement sans précédent. « Une Cisjordanie stable assure la sécurité d’Israël et correspond à l’objectif de cette administration de parvenir à la paix dans la région », a déclaré ce 14 août le département d’État 23. La France a, de son côté, réaffirmé son opposition ferme « à la reprise du projet de colonie E1, annoncée par le Conseil suprême de planification de l’administration civile israélienne. Ce projet, gelé depuis 2021, prévoit la construction de plus de 3 000 logements à l’est de Jérusalem. Il ne doit pas voir le jour. Il est contraire au droit international et menace la perspective de la solution à deux États. » 24 En réponse au mouvement sans précédent en Occident, initié par la France, visant à reconnaître un État palestinien lors de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre, Bezalel Smotrich a indiqué qu’il comptait agir directement sur le terrain. Avec le projet E1 — que nous traduisons ici pour la première fois de l’hébreu — le gouvernement de Benjamin Netanyahou entend faire en sorte que la reconnaissance internationale de l’État palestinien soit en décalage avec la réalité du terrain. L’expansion continue des colonies réduit, en effet, chaque jour davantage les conditions d’existance territoriale d’un État palestinien. Avis de dépôt du plan détaillé n° 420/4/10 – Modification du plan détaillé n° Type de modification | Numéro du plan Modification | 905/4 Modification | 824 Modification | 420/4 Modification | 420 Ce plan vise en particulier la construction de 2,173 unités de logement sur une partie du territoire entre Ma’ale Adumim et Jérusalem, plus connue sous le nom de E1. Au total, le plan E1 représente 3,753 unités de logement sur cette zone. Bloc cadastral : 6, parcelle partie : Wadi Arak-Saïda, Al Mintar et Chaab Youssef. Sur les terres du village : Issawiya. Bloc cadastral : 6, parcelle partie : Wadi Arak-Saïda, Al Mintar et Chaab Youssef. Sur les terres du village : Issawiya. Bloc cadastral : 9, parcelle partie : Chaab Shuner, Al Wazouza, Daher Abu-Qara. Sur les terres du village : Al-Tur. Bloc cadastral : 7, parcelle partie : Brit Al-Assoua. Sur les terres du village : Issawiya. Limite du plan : délimitée par la ligne bleue sur le plan. Lieu du plan : ville de Ma’ale Adumim. Objectifs du plan : Le projet E1 est à l’étude depuis les années 1990. Il a toutefois été bloqué à plusieurs reprises en raison de pressions exercées en Israël et à l’international qui dénonçaient l’impact que celui-ci aurait sur la perspective de création d’un État palestinien. En raison de son emplacement, dans un étroit corridor situé à l’est de Jérusalem, la zone concernée constitue le principal point de passage entre le nord et le sud de la Cisjordanie.En interdisant ou en ralentissant le passage de populations palestiniennes par la construction d’une colonie à cet endroit précis, Israël fragmenterait davantage le territoire. Conformément à l’article 24(a) de la loi sur l’urbanisme des villes, villages et bâtiments n° 79 de 1966, le Sous-comité pour les implantations annonce le dépôt du plan détaillé n° 420/4/10, modification du plan directeur n° 420, plan directeur n° 420/4, plan directeur détaillé n° 824 et plan directeur détaillé n° 905/4. Le plan est disponible dans les bureaux du Bureau central de l’urbanisme à Beit El et/ou dans les bureaux de l’ingénieur du Comité spécial pour l’urbanisme et la construction de Ma’ale Adumim, 3 Derech Kedem, Ma’ale Adumim. Toute personne peut le consulter gratuitement les lundi, mardi et mercredi de 08h15 à 12h30. Ce texte constitue la version officielle du plan. Depuis le début de l’année, les Nations unies ont recensé la destruction de plus de 1 150 structures palestiniennes en Cisjordanie (logements, écoles, fermes…), soit un rythme plus important qu’au cours de l’année précédente — qui avait constitué un record. De plus, une copie du plan sera également publiée sur le site internet de l’Administration de l’urbanisme en Israël (www.iplan.gov.il). Toutefois, il ne s’agit pas d’une copie contraignante et sa publication n’affecte pas le calcul du délai pour soumettre des objections légales. Toute personne ayant un intérêt dans le plan et considérant être lésée a le droit de soumettre une objection Cette objection doit être présentée par écrit, accompagnée de tous les documents à l’appui, y compris une carte ou d’autres documents permettant d’identifier l’emplacement de la propriété du requérant et de prouver son lien avec le plan. Dans les zones non réglementées, les extraits de registre des bureaux des impôts fonciers ne seront pas pris en compte sans l’annexe d’une carte topographique actuelle, préparée par un géomètre, indiquant la propriété, son emplacement, sa taille, etc. De même, une objection non motivée ou sans preuve du lien du requérant avec le plan déposé ne sera pas prise en considération. Il faut également joindre une déclaration sous serment, certifiée par un avocat, confirmant les faits sur lesquels l’objection repose. Le requérant peut détailler ses propositions de modification du plan s’il le souhaite. Il doit également indiquer son adresse complète et son numéro de téléphone. L’objection doit être envoyée au Bureau de l’urbanisme à Beit El, boîte postale 16, ou au bureau de l’ingénieur du Comité spécial pour l’urbanisme et la construction de Ma’ale Adumim, dans un délai de deux mois à compter de la publication de cet avis dans le journal officiel. Architecte Natalia Averbukh Présidente du Sous-comité pour les implantations Région de Judée et Samarie Date/Nom : L’article Projet E1 : le plan israélien pour « enterrer l’idée d’un État palestinien » est apparu en premier sur Le Grand Continent. Texte intégral 2275 mots