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26.02.2025 à 06:00

« La Russie de Poutine est un pays impérialiste, qui ne peut admettre aucun de ses voisins », une conversation avec Kęstutis Budrys, ministre des Affaires étrangères lituanien

Matheo Malik

English version available at this link

Trois ans après le début de l’invasion à grande échelle, l’Ukraine, l’agressé, est désormais traitée plus durement par les États-Unis que l’agresseur, la Russie. Trump décrit Zelensky comme un « dictateur » et l’accuse d’empêcher la tenue d’élections pendant  Kiev est poussé à accepter un traité inégal sur ses ressources. L’Union européenne a-t-elle les moyens d’inverser ce scénario ?

L’Union dispose de tous les outils pour agir. Les fondements du droit international et de l’ordre international sont toujours là. Nous n’avons pas oublié qui est l’agresseur et qui est la victime. Notre rôle en tant qu’Européens est de maintenir l’ordre dans le monde et d’expliquer qui est responsable de quoi. 

Nous devons assumer la responsabilité de faire plus et d’expliquer à nos amis américains que certaines choses qu’ils présentent comme des faits ne sont pas exactement telles qu’ils les décrivent. 

En premier lieu, le soutien de l’Union. Notre soutien collectif européen est plus important que celui des États-Unis. Cela étant dit, ce n’est pas suffisant — nous devons faire plus pour que l’Ukraine l’emporte. Nous devons rester unis et maintenir notre position de sanctions et de soutien militaire. Nous devons maintenir la pression sur la Russie, car c’est elle l’agresseur. Il faut appeler un chat un chat : ce n’est pas un « conflit », ce n’est pas une guerre qui aurait commencé pour des raisons inconnues — nous savons pourquoi elle a démarré et qui l’a commencée : la Russie de Poutine a envahi un pays démocratique parce que son peuple avait décidé de s’éloigner de Moscou. 

Notre devoir est de le dire clairement et d’être du bon côté de l’histoire : nous serons tous jugés sur nos actions sur l’Ukraine.

Une fois la paix rétablie et la loi martiale levée, des élections libres et équitables seront organisées en Ukraine — comme ce fut d’ailleurs le cas lors de l’élection démocratique du président Zelensky.

Kęstutis Budrys

La position de l’Europe sur l’organisation et la tenue d’élections en Ukraine a-t-elle changé à la suite des commentaires du président Trump ?

Je trouve ce discours dangereux : il vise à créer des tensions internes et à déstabiliser l’Ukraine.

Les Ukrainiens sont restés unis pendant la guerre parce qu’ils comprennent que la priorité est de défendre leur pays contre l’agresseur. L’idée que Zelensky serait en train de devenir un dictateur fait le jeu de la Russie : Moscou aimerait voir émerger des tensions en Ukraine car cela pourrait permettre à Poutine de réaliser ce qu’il n’a pas réussi à faire sur le champ de bataille. 

Nous ne doutons pas qu’une fois la paix rétablie et la loi martiale levée, des élections libres et équitables seront organisées en Ukraine — comme ce fut d’ailleurs le cas lors de l’élection démocratique du président Zelensky. 

Lorsqu’un pays est en guerre, qu’il se concentre sur sa défense, qu’il compte un million d’hommes et de femmes en uniforme, que plus de 7 millions de ses ressortissants ont quitté le pays et que les frontières sont fermées, il est extrêmement compliqué d’organiser des élections. Je ne parle même pas de politique : je parle de l’infrastructure qu’il faut mettre en place pour organiser un scrutin dans ces conditions. Le fait que ces élections aient été reportées est compréhensible. 

Êtes-vous surpris que le débat se soit concentré sur la personnalité du président Zelensky et pas tellement sur Vladimir Poutine ? 

Ce débat est contre-productif : la question de la légitimité est importante et l’issue des discussions en dépendra, mais nous devons mettre de côté cette histoire autour de la personnalité de Zelensky parce qu’elle ne va pas au cœur du problème.

La priorité est de créer une dissuasion forte et définitive contre la Russie. Poutine aime parler des origines de cette guerre : ses racines sont l’impérialisme russe.

La Russie ne peut accepter que l’Union soviétique se soit effondrée et n’existe plus. C’est un pays impérialiste, qui ne peut admettre l’indépendance et la souveraineté d’aucun de ses voisins. Ce n’est pas seulement mon avis : tous les pays limitrophes de la Russie vous le diront. Ils ont été impliqués dans des guerres dans toutes les directions depuis 1991.

C’est à ce genre de comportement que nous devons mettre fin en Europe et en Ukraine.

L’Union et ses États membres ont été tenus à l’écart des négociations entre les États-Unis et la Russie. Comment comptez-vous changer cela et que pourrait apporter Bruxelles à la table des négociations ?

La réponse est très simple : actifs gelés et soutien militaire à long terme. 

Mes homologues sont déçus que l’Europe n’ait pas été impliquée dans ces discussions. Ils avaient pourtant répété : rien sur l’Ukraine sans l’Ukraine, rien sur l’Europe sans l’Europe. Mais arrêtons de nous plaindre. Nous voulons en être ? Alors travaillons dur pour obtenir un siège à la table. On ne se fait pas « inviter » à la table de négociations. C’est à nous de prouver que nous sommes un acteur géopolitique capable de produire des résultats. La Russie n’est pas très inquiète par les déclarations et les mots de soutien — elle est intéressée par ce qu’elle voit et ce qu’elle expérimente réellement sur le champ de bataille.

La Russie de Poutine est un pays impérialiste, qui ne peut admettre l’indépendance et la souveraineté d’aucun de ses voisins.

Kęstutis Budrys

Je suis convaincu que la combinaison de la fourniture d’armes supplémentaires et de la saisie des actifs gelés de la Russie en faveur de l’Ukraine peut changer l’issue de ces négociations.

Cela permettrait également de démanteler l’un des objectifs stratégiques de l’invasion russe, à savoir la démilitarisation du pays. Si nous nous engageons à fournir un financement et un soutien militaire à long terme, nous ferons en sorte que non seulement l’Ukraine ne soit pas démilitarisée, mais qu’elle soit équipée au point de pouvoir dissuader la Russie. 

C’est le contraire de ce que veut Poutine et cela donnera à l’Europe une voix à la table des négociations. J’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi nous sommes frustrés que l’Europe n’ait pas sa place dans les négociations : pourquoi serions-nous invités si nous ne changeons pas notre approche et n’en faisons pas plus ?

Êtes-vous favorable à la confiscation totale des actifs gelés de la Russie ?

Absolument, oui. Nous avons présenté nos arguments juridiques et notre évaluation des différentes manières de procéder. Je ne dis pas que la tâche est facile, mais je ne pense pas qu’elle soit impossible. Si nous nous y mettons, je suis persuadé que nous trouverons une solution. 

Cela ne risque-t-il pas d’affaiblir l’euro ?

Bien sûr, il y aura des risques financiers et juridiques, mais nous pouvons les atténuer ensemble.  Si l’on veut parler de risque, parlons surtout de celui d’un retour de la guerre en Europe car cela se passe à nos frontières. Si nous voulons changer la donne dans ces négociations, c’est l’outil qu’il nous faut.

Je ne peux tout simplement pas accepter que la confiscation des actifs russes gelés soit écartée de la discussion. 

Je ne suis pas d’accord avec ce postulat et je sais que nombre de nos homologues autour de la table ne le sont pas non plus. En fin de compte, c’est de notre sécurité qu’il s’agit. Nous trouverons les moyens de réduire les risques financiers ensemble. 

L’adhésion de l’Ukraine à l’Union pourrait-elle changer la donne ? Les présidents von der Leyen et Costa ont laissé entendre que ce processus pourrait être accéléré. Comment ? 

La place de l’Ukraine est dans l’Union et je suis d’accord pour dire que ce processus doit et peut être accéléré. 

Contrairement à l’adhésion à l’OTAN — que les États-Unis ne considèrent pas comme une solution immédiate, même s’ils restent convaincus qu’il s’agit du moyen le plus rapide et le moins coûteux de garantir la sécurité et la paix en Ukraine — seuls les États membres décident de l’élargissement de l’Union.

La Russie craint ce que nous faisons — pas ce que nous disons.

Kęstutis Budrys

Nous avons avancé la date de 2030 pour l’adhésion de l’Ukraine. Nous pensons qu’avoir une date est important car cela nous oblige à nous mobiliser. De nombreux facteurs entrent en jeu et ce n’est pas un processus facile. Mais nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour aider les Ukrainiens à se réformer et à alléger le fardeau administratif. C’est un processus dans lequel ils peuvent apprendre de notre expérience. 

Soyons réalistes : je ne m’attends pas à ce que l’élargissement soit l’un des éléments discutés à la table des négociations pour le moment, mais ce serait un résultat tangible pour l’Ukraine, surtout dans le contexte de trois années de guerre et de frustration à l’égard de l’Occident. Dans cette atmosphère, où certains se demandent combien de temps nous resterons aux côtés de l’Ukraine, si nous pensons ce que nous disons, l’adhésion est très importante.

L’Union a insisté sur le fait qu’elle maintiendrait également la pression sur la Russie par le biais de sanctions, même si les États-Unis suggèrent que des concessions sur ce front devront être faites dans le cadre des négociations. Dans quelle mesure êtes-vous convaincu que ces sanctions resteront en place ?

Nous maintenons nos sanctions et cela ne changera pas. 

Nous venons d’adopter le seizième paquet de sanctions contre la Russie : j’ai été déçu qu’il n’inclue pas une interdiction totale des importations de GNL russe, mais mon approche est de me concentrer sur le prochain paquet. Nous avons encore des outils sur la table qui pourraient être utilisés pour augmenter la pression sur la Russie. C’est très important dans le contexte des négociations de paix : le Kremlin doit ressentir cette pression pour être contraint de faire des concessions.

L’éloignement entre l’Union et les États-Unis est-il inévitable ?

Nous devons modifier notre approche pour qu’elle reflète les intérêts communs : c’est le langage que Washington utilise ces jours-ci. Il est important de parler de valeurs, mais nous devons également souligner que nous avons des intérêts communs à rester unis. 

Dans le langage des intérêts, nous devons élaborer un programme positif avec les États-Unis en matière de défense, de commerce, d’énergie, de coopération technologique, de partage du fardeau des engagements en matière de sécurité. En Europe, nous avons aussi nos intérêts. Nous devrions être clairs sur nos intérêts, tout comme les États-Unis le sont sur les leurs.

L’OTAN, ce n’est pas que l’article 5. C’est aussi l’article 3 — qui prévoit qu’il ne doit pas y avoir de resquilleurs. 

Kęstutis Budrys

Notre intérêt est de créer une société plus prospère grâce au commerce et de renforcer notre sécurité. Pour la Lituanie, les relations transatlantiques sont très importantes, de même que notre engagement dans l’Alliance. Pour le flanc oriental, il s’agit d’une question existentielle. Nous pensons que nous devons continuer à favoriser cette relation et à trouver un terrain d’entente avec nos alliés. 

Je ne crois pas que nous devions nous désengager, même si certains de nos rivaux le souhaitent.

L’article 5 du traité repose sur l’idée que les alliés seraient prêts à se défendre mutuellement selon le principe de la sécurité commune et de la solidarité. Dans un monde transactionnel, croyez-vous encore à l’Alliance ?

Ce n’est pas une question de croyance, c’est une question de volonté : nous travaillons et augmentons nos ressources pour rendre cette Alliance encore plus forte. Bien sûr, nous avons confiance en l’OTAN. Nous ne remettons pas en question la valeur de cette Alliance : si nous le faisions, nous devrions remettre en question notre architecture de sécurité et tous les engagements que nous avons pris en matière de sécurité.

L’OTAN, ce n’est pas que l’article 5. C’est aussi l’article 3 — qui prévoit qu’il ne doit pas y avoir de resquilleurs.

Les alliés ont le devoir d’investir dans la défense. Et nous y croyons. C’est pourquoi nous avons annoncé qu’en Lituanie, nous dépenserons entre 5 et 6 % du PIB pour la défense entre 2026 et 2030. Nous ne pouvons pas compter uniquement sur les contributions de nos alliés. Si nous voulons renforcer l’OTAN, nous savons ce qu’il nous reste à faire. 

La Russie craint-elle encore l’OTAN ?

La Russie craint ce que nous faisons — pas ce que nous disons. C’est ainsi qu’ils fonctionnent. Ils doivent le voir pour le croire, le sentir. 

Des brigades sur le flanc oriental : voilà ce qu’ils craignent. 

Nous voir contribuer à renforcer l’OTAN : voilà ce qu’ils craignent.

Le respect par la Russie de la ligne rouge que constitue l’OTAN dépend entièrement de nous.

L’article « La Russie de Poutine est un pays impérialiste, qui ne peut admettre aucun de ses voisins », une conversation avec Kęstutis Budrys, ministre des Affaires étrangères lituanien est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral 2562 mots

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Trois ans après le début de l’invasion à grande échelle, l’Ukraine, l’agressé, est désormais traitée plus durement par les États-Unis que l’agresseur, la Russie. Trump décrit Zelensky comme un « dictateur » et l’accuse d’empêcher la tenue d’élections pendant  Kiev est poussé à accepter un traité inégal sur ses ressources. L’Union européenne a-t-elle les moyens d’inverser ce scénario ?

L’Union dispose de tous les outils pour agir. Les fondements du droit international et de l’ordre international sont toujours là. Nous n’avons pas oublié qui est l’agresseur et qui est la victime. Notre rôle en tant qu’Européens est de maintenir l’ordre dans le monde et d’expliquer qui est responsable de quoi. 

Nous devons assumer la responsabilité de faire plus et d’expliquer à nos amis américains que certaines choses qu’ils présentent comme des faits ne sont pas exactement telles qu’ils les décrivent. 

En premier lieu, le soutien de l’Union. Notre soutien collectif européen est plus important que celui des États-Unis. Cela étant dit, ce n’est pas suffisant — nous devons faire plus pour que l’Ukraine l’emporte. Nous devons rester unis et maintenir notre position de sanctions et de soutien militaire. Nous devons maintenir la pression sur la Russie, car c’est elle l’agresseur. Il faut appeler un chat un chat : ce n’est pas un « conflit », ce n’est pas une guerre qui aurait commencé pour des raisons inconnues — nous savons pourquoi elle a démarré et qui l’a commencée : la Russie de Poutine a envahi un pays démocratique parce que son peuple avait décidé de s’éloigner de Moscou. 

Notre devoir est de le dire clairement et d’être du bon côté de l’histoire : nous serons tous jugés sur nos actions sur l’Ukraine.

Une fois la paix rétablie et la loi martiale levée, des élections libres et équitables seront organisées en Ukraine — comme ce fut d’ailleurs le cas lors de l’élection démocratique du président Zelensky.

Kęstutis Budrys

La position de l’Europe sur l’organisation et la tenue d’élections en Ukraine a-t-elle changé à la suite des commentaires du président Trump ?

Je trouve ce discours dangereux : il vise à créer des tensions internes et à déstabiliser l’Ukraine.

Les Ukrainiens sont restés unis pendant la guerre parce qu’ils comprennent que la priorité est de défendre leur pays contre l’agresseur. L’idée que Zelensky serait en train de devenir un dictateur fait le jeu de la Russie : Moscou aimerait voir émerger des tensions en Ukraine car cela pourrait permettre à Poutine de réaliser ce qu’il n’a pas réussi à faire sur le champ de bataille. 

Nous ne doutons pas qu’une fois la paix rétablie et la loi martiale levée, des élections libres et équitables seront organisées en Ukraine — comme ce fut d’ailleurs le cas lors de l’élection démocratique du président Zelensky. 

Lorsqu’un pays est en guerre, qu’il se concentre sur sa défense, qu’il compte un million d’hommes et de femmes en uniforme, que plus de 7 millions de ses ressortissants ont quitté le pays et que les frontières sont fermées, il est extrêmement compliqué d’organiser des élections. Je ne parle même pas de politique : je parle de l’infrastructure qu’il faut mettre en place pour organiser un scrutin dans ces conditions. Le fait que ces élections aient été reportées est compréhensible. 

Êtes-vous surpris que le débat se soit concentré sur la personnalité du président Zelensky et pas tellement sur Vladimir Poutine ? 

Ce débat est contre-productif : la question de la légitimité est importante et l’issue des discussions en dépendra, mais nous devons mettre de côté cette histoire autour de la personnalité de Zelensky parce qu’elle ne va pas au cœur du problème.

La priorité est de créer une dissuasion forte et définitive contre la Russie. Poutine aime parler des origines de cette guerre : ses racines sont l’impérialisme russe.

La Russie ne peut accepter que l’Union soviétique se soit effondrée et n’existe plus. C’est un pays impérialiste, qui ne peut admettre l’indépendance et la souveraineté d’aucun de ses voisins. Ce n’est pas seulement mon avis : tous les pays limitrophes de la Russie vous le diront. Ils ont été impliqués dans des guerres dans toutes les directions depuis 1991.

C’est à ce genre de comportement que nous devons mettre fin en Europe et en Ukraine.

L’Union et ses États membres ont été tenus à l’écart des négociations entre les États-Unis et la Russie. Comment comptez-vous changer cela et que pourrait apporter Bruxelles à la table des négociations ?

La réponse est très simple : actifs gelés et soutien militaire à long terme. 

Mes homologues sont déçus que l’Europe n’ait pas été impliquée dans ces discussions. Ils avaient pourtant répété : rien sur l’Ukraine sans l’Ukraine, rien sur l’Europe sans l’Europe. Mais arrêtons de nous plaindre. Nous voulons en être ? Alors travaillons dur pour obtenir un siège à la table. On ne se fait pas « inviter » à la table de négociations. C’est à nous de prouver que nous sommes un acteur géopolitique capable de produire des résultats. La Russie n’est pas très inquiète par les déclarations et les mots de soutien — elle est intéressée par ce qu’elle voit et ce qu’elle expérimente réellement sur le champ de bataille.

La Russie de Poutine est un pays impérialiste, qui ne peut admettre l’indépendance et la souveraineté d’aucun de ses voisins.

Kęstutis Budrys

Je suis convaincu que la combinaison de la fourniture d’armes supplémentaires et de la saisie des actifs gelés de la Russie en faveur de l’Ukraine peut changer l’issue de ces négociations.

Cela permettrait également de démanteler l’un des objectifs stratégiques de l’invasion russe, à savoir la démilitarisation du pays. Si nous nous engageons à fournir un financement et un soutien militaire à long terme, nous ferons en sorte que non seulement l’Ukraine ne soit pas démilitarisée, mais qu’elle soit équipée au point de pouvoir dissuader la Russie. 

C’est le contraire de ce que veut Poutine et cela donnera à l’Europe une voix à la table des négociations. J’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi nous sommes frustrés que l’Europe n’ait pas sa place dans les négociations : pourquoi serions-nous invités si nous ne changeons pas notre approche et n’en faisons pas plus ?

Êtes-vous favorable à la confiscation totale des actifs gelés de la Russie ?

Absolument, oui. Nous avons présenté nos arguments juridiques et notre évaluation des différentes manières de procéder. Je ne dis pas que la tâche est facile, mais je ne pense pas qu’elle soit impossible. Si nous nous y mettons, je suis persuadé que nous trouverons une solution. 

Cela ne risque-t-il pas d’affaiblir l’euro ?

Bien sûr, il y aura des risques financiers et juridiques, mais nous pouvons les atténuer ensemble.  Si l’on veut parler de risque, parlons surtout de celui d’un retour de la guerre en Europe car cela se passe à nos frontières. Si nous voulons changer la donne dans ces négociations, c’est l’outil qu’il nous faut.

Je ne peux tout simplement pas accepter que la confiscation des actifs russes gelés soit écartée de la discussion. 

Je ne suis pas d’accord avec ce postulat et je sais que nombre de nos homologues autour de la table ne le sont pas non plus. En fin de compte, c’est de notre sécurité qu’il s’agit. Nous trouverons les moyens de réduire les risques financiers ensemble. 

L’adhésion de l’Ukraine à l’Union pourrait-elle changer la donne ? Les présidents von der Leyen et Costa ont laissé entendre que ce processus pourrait être accéléré. Comment ? 

La place de l’Ukraine est dans l’Union et je suis d’accord pour dire que ce processus doit et peut être accéléré. 

Contrairement à l’adhésion à l’OTAN — que les États-Unis ne considèrent pas comme une solution immédiate, même s’ils restent convaincus qu’il s’agit du moyen le plus rapide et le moins coûteux de garantir la sécurité et la paix en Ukraine — seuls les États membres décident de l’élargissement de l’Union.

La Russie craint ce que nous faisons — pas ce que nous disons.

Kęstutis Budrys

Nous avons avancé la date de 2030 pour l’adhésion de l’Ukraine. Nous pensons qu’avoir une date est important car cela nous oblige à nous mobiliser. De nombreux facteurs entrent en jeu et ce n’est pas un processus facile. Mais nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour aider les Ukrainiens à se réformer et à alléger le fardeau administratif. C’est un processus dans lequel ils peuvent apprendre de notre expérience. 

Soyons réalistes : je ne m’attends pas à ce que l’élargissement soit l’un des éléments discutés à la table des négociations pour le moment, mais ce serait un résultat tangible pour l’Ukraine, surtout dans le contexte de trois années de guerre et de frustration à l’égard de l’Occident. Dans cette atmosphère, où certains se demandent combien de temps nous resterons aux côtés de l’Ukraine, si nous pensons ce que nous disons, l’adhésion est très importante.

L’Union a insisté sur le fait qu’elle maintiendrait également la pression sur la Russie par le biais de sanctions, même si les États-Unis suggèrent que des concessions sur ce front devront être faites dans le cadre des négociations. Dans quelle mesure êtes-vous convaincu que ces sanctions resteront en place ?

Nous maintenons nos sanctions et cela ne changera pas. 

Nous venons d’adopter le seizième paquet de sanctions contre la Russie : j’ai été déçu qu’il n’inclue pas une interdiction totale des importations de GNL russe, mais mon approche est de me concentrer sur le prochain paquet. Nous avons encore des outils sur la table qui pourraient être utilisés pour augmenter la pression sur la Russie. C’est très important dans le contexte des négociations de paix : le Kremlin doit ressentir cette pression pour être contraint de faire des concessions.

L’éloignement entre l’Union et les États-Unis est-il inévitable ?

Nous devons modifier notre approche pour qu’elle reflète les intérêts communs : c’est le langage que Washington utilise ces jours-ci. Il est important de parler de valeurs, mais nous devons également souligner que nous avons des intérêts communs à rester unis. 

Dans le langage des intérêts, nous devons élaborer un programme positif avec les États-Unis en matière de défense, de commerce, d’énergie, de coopération technologique, de partage du fardeau des engagements en matière de sécurité. En Europe, nous avons aussi nos intérêts. Nous devrions être clairs sur nos intérêts, tout comme les États-Unis le sont sur les leurs.

L’OTAN, ce n’est pas que l’article 5. C’est aussi l’article 3 — qui prévoit qu’il ne doit pas y avoir de resquilleurs. 

Kęstutis Budrys

Notre intérêt est de créer une société plus prospère grâce au commerce et de renforcer notre sécurité. Pour la Lituanie, les relations transatlantiques sont très importantes, de même que notre engagement dans l’Alliance. Pour le flanc oriental, il s’agit d’une question existentielle. Nous pensons que nous devons continuer à favoriser cette relation et à trouver un terrain d’entente avec nos alliés. 

Je ne crois pas que nous devions nous désengager, même si certains de nos rivaux le souhaitent.

L’article 5 du traité repose sur l’idée que les alliés seraient prêts à se défendre mutuellement selon le principe de la sécurité commune et de la solidarité. Dans un monde transactionnel, croyez-vous encore à l’Alliance ?

Ce n’est pas une question de croyance, c’est une question de volonté : nous travaillons et augmentons nos ressources pour rendre cette Alliance encore plus forte. Bien sûr, nous avons confiance en l’OTAN. Nous ne remettons pas en question la valeur de cette Alliance : si nous le faisions, nous devrions remettre en question notre architecture de sécurité et tous les engagements que nous avons pris en matière de sécurité.

L’OTAN, ce n’est pas que l’article 5. C’est aussi l’article 3 — qui prévoit qu’il ne doit pas y avoir de resquilleurs.

Les alliés ont le devoir d’investir dans la défense. Et nous y croyons. C’est pourquoi nous avons annoncé qu’en Lituanie, nous dépenserons entre 5 et 6 % du PIB pour la défense entre 2026 et 2030. Nous ne pouvons pas compter uniquement sur les contributions de nos alliés. Si nous voulons renforcer l’OTAN, nous savons ce qu’il nous reste à faire. 

La Russie craint-elle encore l’OTAN ?

La Russie craint ce que nous faisons — pas ce que nous disons. C’est ainsi qu’ils fonctionnent. Ils doivent le voir pour le croire, le sentir. 

Des brigades sur le flanc oriental : voilà ce qu’ils craignent. 

Nous voir contribuer à renforcer l’OTAN : voilà ce qu’ils craignent.

Le respect par la Russie de la ligne rouge que constitue l’OTAN dépend entièrement de nous.

L’article « La Russie de Poutine est un pays impérialiste, qui ne peut admettre aucun de ses voisins », une conversation avec Kęstutis Budrys, ministre des Affaires étrangères lituanien est apparu en premier sur Le Grand Continent.

25.02.2025 à 19:53

Qui attribue la responsabilité de la guerre à l’Ukraine ? L’état du monde après le revirement Trump (cartes et tableaux exclusifs)

Matheo Malik
Points clefs
  • Après trois ans de guerre à haute intensité, la moitié des pays du monde (101) reconnaissent la Russie comme étant responsable de la guerre
  • 74 États ne reconnaissent pas directement le rôle joué par Moscou et/ou considèrent que les deux pays sont responsables.
  • 16 accusent directement l’Ukraine d’être la principale responsable de l’invasion russe, aux côtés de l’OTAN et des pays occidentaux
  • Le revirement de Donald Trump produit un changement massif.
  • Les pays considérant que la Russie est responsable de la guerre représentent 35,6 % du PIB mondial, 29,7 % ceux considérant que l’Ukraine est responsable, et 34,6 % pour les pays dont la position est volontairement floue.
  • En termes de population mondiale, cette dernière catégorie est la plus importante : 71,3 % refuse de se prononcer quant au responsable de la guerre, 17,3 % accuse la Russie et 10,3 % accuse l’Ukraine.

1 — Disruption Trump : la fin de l’unité transatlantique et le revirement d’une alliance

À la suite des propos de Donald Trump, qui a affirmé la semaine dernière que Kiev n’aurait « jamais dû commencer la guerre », les États-Unis font désormais partie du groupe d’une quinzaine de pays attribuant la responsabilité de la guerre à l’Ukraine elle-même et à son président.

Le retour au pouvoir de Donald Trump a fait voler en éclats l’unité transatlantique qui prévalait jusqu’alors, reconnaissant la responsabilité de Vladimir Poutine dans le lancement de la guerre en Ukraine et des centaines de milliers de morts et de blessés que celle-ci a provoqué.

  • Mardi 18 février, le président américain a déclaré que Volodymyr Zelensky n’aurait « jamais dû commencer la guerre », devenant le premier dirigeant d’une grande puissance occidentale à affirmer que l’Ukraine était responsable de l’invasion de son territoire par l’armée russe 4.
  • Quelques jours plus tard, l’envoyé de Trump pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff, déclarait que la guerre en Ukraine, « quelle que soit la personne qui l’a déclenchée, doit prendre fin » — laissant entendre que la Russie n’était pas responsable de l’invasion 5.
  • Cette position est également tenue par le secrétaire à la Défense de Trump, Pete Hegseth, qui a déclaré sur Fox News dimanche 23 février après une question portant sur la responsabilité de la Russie dans le lancement de la guerre : « c’est une situation très compliquée » 6.

La position des États-Unis de Donald Trump n’est pas isolée à l’échelle globale. Selon notre recension, 16 pays (dont la Russie, la Corée du Nord, l’Iran ou bien le Venezuela) considèrent que l’Ukraine est responsable de l’invasion de son territoire par l’armée russe, tandis que 74 pays refusent de se prononcer sur la question. Une majorité de pays (101) considère cependant que la Russie est le responsable de la guerre qui dure depuis 2022.

  • L’Europe, au-delà des seules frontières de l’Union européenne, demeure le principal bloc reconnaissant la responsabilité russe dans l’invasion de l’Ukraine.
  • En déclarant à la Conservative Political Action Conference du 21 février, à Washington, que Zelensky avait « besoin de la guerre », laissant entendre que le président ukrainien l’avait volontairement déclenchée afin de « rester au pouvoir », le Premier ministre slovaque Robert Fico est devenu le premier dirigeant européen à faire écho aux déclarations de Trump.

2 — Comment changent les positionnements ?

En comparant les votes des pays sur les résolutions des Nations unies du 2 mars 2022 (condamnant l’invasion russe de l’Ukraine) et du 24 février 2025 (demandant la fin du conflit en Ukraine), le nombre de pays soutenant ouvertement la Russie a plus que triplé en trois ans, passant de 5 à 18.

  • Les pays ayant changé leur vote sont majoritairement des États africains, dont certains dirigés par des juntes militaires (Mali, Burkina Faso et Niger).
  • Israël a également modifié son vote pour s’opposer à la résolution, tandis que le pays avait voté en faveur de la condamnation de l’invasion russe en 2022.
  • La Syrie est le seul pays ayant voté contre il y a trois ans qui a modifié son vote aujourd’hui pour s’abstenir.

Le basculement le plus important entre les deux votes vient des États-Unis, qui avaient voté pour la condamnation de l’invasion en 2022 sous Joe Biden et ont voté contre aujourd’hui, un mois après le retour de Trump. La Hongrie est quant à elle devenue le seul État membre de l’Union à s’opposer à la résolution du 24 février, alors que le pays avait voté pour en 2022.

3 — Effets économiques du basculement américain

  • Selon nos calculs, les pays attribuant la responsabilité de la guerre à l’Ukraine représentent 10,3 % de la population et 29,7 % du PIB mondial, en grande partie en raison du poids économique des États-Unis.
  • Lorsqu’on regarde en termes de richesse, le monde est ainsi scindé en trois parts quasi-égales : un tiers considère que la Russie a initié la guerre, un tiers est partagé et/ou ne souhaite pas se prononcer et un tiers pense que la responsabilité incombe à l’Ukraine.

4 — Le rapport de force démographique

Lorsque l’on regarde en termes de population mondiale représentée par les positions de leurs gouvernements, la grande majorité (71 %, soit près de 6 milliards de personnes) n’a pas adopté de position ferme quant à l’attribution de la responsabilité de la guerre. La quinzaine de pays (dont font partie les États-Unis, la Corée du Nord ou l’Iran) considérant que Kiev est responsable représente un peu plus d’un dixième de la population mondiale.

5 — L’alignement Chine-Russie

  • L’analyse par alliance fait quant à elle émerger une certaine cohérence dans la position des États : au sein de l’OPEP, un cartel pétrolier au sein duquel la Russie est un membre semi-intégré, aucun pays ne considère ouvertement que Moscou est responsable de la guerre. La plupart des pays ont toutefois refusé à ce jour de faire valoir une position ferme et définitive.

6 — Les BRICS

  • La situation est similaire au sein de l’alliance des BRICS, où seulement deux États (l’Iran et la Russie) accusent Kiev de porter la responsabilité de la guerre. Les autres membres historiques (Brésil, Chine, Afrique du Sud et Inde) portent quant à eux un discours « conciliant » à l’égard de Moscou, refusant de reconnaître la Russie comme étant le responsable de l’invasion de l’Ukraine.

7 — Le grand écart de l’OTAN 

  • Enfin, si les pays membre de l’Alliance atlantique (OTAN) font savoir en très grande majorité (28 pays sur 32) que la Russie est le seul responsable de la guerre, deux pays (la Hongrie et la Turquie) refusent de reconnaître la seule responsabilité de Moscou, tandis que les États-Unis et la Slovaquie sont les deux seuls pays membres affirmant que l’Ukraine est responsable de l’invasion russe.

Le renversement de la position américaine vis-à-vis de la Russie depuis le retour de Trump pourrait conduire d’autres pays à affirmer plus ouvertement leur soutien au Kremlin et affirmer ainsi à leur tour que l’Ukraine est responsable du viol de sa souveraineté territoriale. 

8 — L’Union à la recherche d’une position commune

Au sein de l’Union européenne, les divisions sont particulièrement visibles sur la position des États membres relative au déploiement de troupes en Ukraine après un accord de cessez-le-feu. 

  • Au 23 février, 13 pays européens (dont le Royaume-Uni) ont signalé être ouverts à la possibilité d’un envoi de leurs troupes en Ukraine. L’Allemagne, la Grèce et l’Espagne, qui disposent d’une armée de plus de 100 000 hommes, y sont néanmoins opposés.
  • La Pologne et l’Allemagne, qui n’ont pas encore publiquement manifesté leur soutien à l’envoi de leurs troupes sur le sol ukrainien pour garantir un accord de paix, pourraient changer de position si les États-Unis fournissaient des garanties de sécurité, une sorte de « backstop ».
  • L’Italie entretient quant à elle une position plus floue, marquée par une ambivalence entre les prises de position de la présidente du Conseil Giorgia Meloni, officiellement opposée à l’envoi de soldats italiens, et de deux de ses ministres, Crosetto (Défense) et Tajani (Affaires étrangères), qui ont publiquement signalé que Rome prendrait part à une mission internationale en Ukraine.

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Texte intégral 1640 mots
Points clefs
  • Après trois ans de guerre à haute intensité, la moitié des pays du monde (101) reconnaissent la Russie comme étant responsable de la guerre
  • 74 États ne reconnaissent pas directement le rôle joué par Moscou et/ou considèrent que les deux pays sont responsables.
  • 16 accusent directement l’Ukraine d’être la principale responsable de l’invasion russe, aux côtés de l’OTAN et des pays occidentaux
  • Le revirement de Donald Trump produit un changement massif.
  • Les pays considérant que la Russie est responsable de la guerre représentent 35,6 % du PIB mondial, 29,7 % ceux considérant que l’Ukraine est responsable, et 34,6 % pour les pays dont la position est volontairement floue.
  • En termes de population mondiale, cette dernière catégorie est la plus importante : 71,3 % refuse de se prononcer quant au responsable de la guerre, 17,3 % accuse la Russie et 10,3 % accuse l’Ukraine.

1 — Disruption Trump : la fin de l’unité transatlantique et le revirement d’une alliance

À la suite des propos de Donald Trump, qui a affirmé la semaine dernière que Kiev n’aurait « jamais dû commencer la guerre », les États-Unis font désormais partie du groupe d’une quinzaine de pays attribuant la responsabilité de la guerre à l’Ukraine elle-même et à son président.

Le retour au pouvoir de Donald Trump a fait voler en éclats l’unité transatlantique qui prévalait jusqu’alors, reconnaissant la responsabilité de Vladimir Poutine dans le lancement de la guerre en Ukraine et des centaines de milliers de morts et de blessés que celle-ci a provoqué.

  • Mardi 18 février, le président américain a déclaré que Volodymyr Zelensky n’aurait « jamais dû commencer la guerre », devenant le premier dirigeant d’une grande puissance occidentale à affirmer que l’Ukraine était responsable de l’invasion de son territoire par l’armée russe 4.
  • Quelques jours plus tard, l’envoyé de Trump pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff, déclarait que la guerre en Ukraine, « quelle que soit la personne qui l’a déclenchée, doit prendre fin » — laissant entendre que la Russie n’était pas responsable de l’invasion 5.
  • Cette position est également tenue par le secrétaire à la Défense de Trump, Pete Hegseth, qui a déclaré sur Fox News dimanche 23 février après une question portant sur la responsabilité de la Russie dans le lancement de la guerre : « c’est une situation très compliquée » 6.

La position des États-Unis de Donald Trump n’est pas isolée à l’échelle globale. Selon notre recension, 16 pays (dont la Russie, la Corée du Nord, l’Iran ou bien le Venezuela) considèrent que l’Ukraine est responsable de l’invasion de son territoire par l’armée russe, tandis que 74 pays refusent de se prononcer sur la question. Une majorité de pays (101) considère cependant que la Russie est le responsable de la guerre qui dure depuis 2022.

  • L’Europe, au-delà des seules frontières de l’Union européenne, demeure le principal bloc reconnaissant la responsabilité russe dans l’invasion de l’Ukraine.
  • En déclarant à la Conservative Political Action Conference du 21 février, à Washington, que Zelensky avait « besoin de la guerre », laissant entendre que le président ukrainien l’avait volontairement déclenchée afin de « rester au pouvoir », le Premier ministre slovaque Robert Fico est devenu le premier dirigeant européen à faire écho aux déclarations de Trump.

2 — Comment changent les positionnements ?

En comparant les votes des pays sur les résolutions des Nations unies du 2 mars 2022 (condamnant l’invasion russe de l’Ukraine) et du 24 février 2025 (demandant la fin du conflit en Ukraine), le nombre de pays soutenant ouvertement la Russie a plus que triplé en trois ans, passant de 5 à 18.

  • Les pays ayant changé leur vote sont majoritairement des États africains, dont certains dirigés par des juntes militaires (Mali, Burkina Faso et Niger).
  • Israël a également modifié son vote pour s’opposer à la résolution, tandis que le pays avait voté en faveur de la condamnation de l’invasion russe en 2022.
  • La Syrie est le seul pays ayant voté contre il y a trois ans qui a modifié son vote aujourd’hui pour s’abstenir.

Le basculement le plus important entre les deux votes vient des États-Unis, qui avaient voté pour la condamnation de l’invasion en 2022 sous Joe Biden et ont voté contre aujourd’hui, un mois après le retour de Trump. La Hongrie est quant à elle devenue le seul État membre de l’Union à s’opposer à la résolution du 24 février, alors que le pays avait voté pour en 2022.

3 — Effets économiques du basculement américain

  • Selon nos calculs, les pays attribuant la responsabilité de la guerre à l’Ukraine représentent 10,3 % de la population et 29,7 % du PIB mondial, en grande partie en raison du poids économique des États-Unis.
  • Lorsqu’on regarde en termes de richesse, le monde est ainsi scindé en trois parts quasi-égales : un tiers considère que la Russie a initié la guerre, un tiers est partagé et/ou ne souhaite pas se prononcer et un tiers pense que la responsabilité incombe à l’Ukraine.

4 — Le rapport de force démographique

Lorsque l’on regarde en termes de population mondiale représentée par les positions de leurs gouvernements, la grande majorité (71 %, soit près de 6 milliards de personnes) n’a pas adopté de position ferme quant à l’attribution de la responsabilité de la guerre. La quinzaine de pays (dont font partie les États-Unis, la Corée du Nord ou l’Iran) considérant que Kiev est responsable représente un peu plus d’un dixième de la population mondiale.

5 — L’alignement Chine-Russie

  • L’analyse par alliance fait quant à elle émerger une certaine cohérence dans la position des États : au sein de l’OPEP, un cartel pétrolier au sein duquel la Russie est un membre semi-intégré, aucun pays ne considère ouvertement que Moscou est responsable de la guerre. La plupart des pays ont toutefois refusé à ce jour de faire valoir une position ferme et définitive.

6 — Les BRICS

  • La situation est similaire au sein de l’alliance des BRICS, où seulement deux États (l’Iran et la Russie) accusent Kiev de porter la responsabilité de la guerre. Les autres membres historiques (Brésil, Chine, Afrique du Sud et Inde) portent quant à eux un discours « conciliant » à l’égard de Moscou, refusant de reconnaître la Russie comme étant le responsable de l’invasion de l’Ukraine.

7 — Le grand écart de l’OTAN 

  • Enfin, si les pays membre de l’Alliance atlantique (OTAN) font savoir en très grande majorité (28 pays sur 32) que la Russie est le seul responsable de la guerre, deux pays (la Hongrie et la Turquie) refusent de reconnaître la seule responsabilité de Moscou, tandis que les États-Unis et la Slovaquie sont les deux seuls pays membres affirmant que l’Ukraine est responsable de l’invasion russe.

Le renversement de la position américaine vis-à-vis de la Russie depuis le retour de Trump pourrait conduire d’autres pays à affirmer plus ouvertement leur soutien au Kremlin et affirmer ainsi à leur tour que l’Ukraine est responsable du viol de sa souveraineté territoriale. 

8 — L’Union à la recherche d’une position commune

Au sein de l’Union européenne, les divisions sont particulièrement visibles sur la position des États membres relative au déploiement de troupes en Ukraine après un accord de cessez-le-feu. 

  • Au 23 février, 13 pays européens (dont le Royaume-Uni) ont signalé être ouverts à la possibilité d’un envoi de leurs troupes en Ukraine. L’Allemagne, la Grèce et l’Espagne, qui disposent d’une armée de plus de 100 000 hommes, y sont néanmoins opposés.
  • La Pologne et l’Allemagne, qui n’ont pas encore publiquement manifesté leur soutien à l’envoi de leurs troupes sur le sol ukrainien pour garantir un accord de paix, pourraient changer de position si les États-Unis fournissaient des garanties de sécurité, une sorte de « backstop ».
  • L’Italie entretient quant à elle une position plus floue, marquée par une ambivalence entre les prises de position de la présidente du Conseil Giorgia Meloni, officiellement opposée à l’envoi de soldats italiens, et de deux de ses ministres, Crosetto (Défense) et Tajani (Affaires étrangères), qui ont publiquement signalé que Rome prendrait part à une mission internationale en Ukraine.

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24.02.2025 à 13:12

Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe

Matheo Malik

Cela fait aujourd’hui trois ans que la rédaction est mobilisée pour essayer de couvrir et de penser la guerre du siècle où nous vivons — au cœur de l’Europe, la plus violente et la plus transformatrice. Depuis le 24 février 2022, nous avons publié plus de 400 analyses tactiques du front et près d’un millier de cartes et graphiques. Ce travail est mené de manière indépendante grâce à vous, nos lectrices et lecteurs. Si vous souhaitez contribuer à notre développement, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

À l’heure où s’engage entre les États-Unis et la Russie une négociation à l’issue incertaine, où un défaitisme inquiétant semble prendre le dessus en Europe, il faut parvenir à regarder avec lucidité et réalisme les intentions et les motivations profondes du président russe. 

C’est pour nous une question stratégique existentielle. Pour cela il faut dégager les biais d’analyse et les vœux pieux qui prévalaient il y a trois ans, à la veille de l’invasion, quand nombre d’experts des relations internationales affirmaient que l’armée russe n’envahirait pas l’Ukraine. Jugeant des intentions adverses à l’aune de leur propre rationalité, ils en voulaient pour preuve qu’elle n’en avait pas les moyens et que le Kremlin n’y avait de toute façon pas intérêt. Ils estimaient aussi que la posture russe était par nature défensive et réactive et non offensive et agressive. 

De même, il est tentant — et rassurant — aujourd’hui de tenir pour acquis que le Kremlin voudrait mettre fin à la guerre en Ukraine et qu’il pourrait se satisfaire d’un arrangement reconnaissant la souveraineté russe sur les territoires conquis depuis 2014. L’argumentaire est en apparence tout aussi raisonnable  : la Russie aurait intérêt à mettre fin à la guerre car sa situation macroéconomique se dégrade et que l’armée russe n’a plus les moyens de soutenir la même intensité de combat  ; elle aurait, de plus, déjà essuyé une défaite stratégique en raison de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, de sa perte d’influence dans l’espace post-soviétique et de sa dépendance sans précédent à la Chine. 

Un examen approfondi de la Russie — des positionnements du président russe et des figures qui définissent aujourd’hui la doctrine du Kremlin — suggère plutôt le contraire. 

Il y a lieu de douter de la possibilité d’un règlement rapide du conflit en Ukraine et d’un retour durable à la paix en Europe. Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine — de même que les actions subversives en Europe — n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent. L’armée russe a certes subi une très forte attrition en hommes et en matériels en 2024, mais elle conserve des capacités de régénération et l’ascendant sur le champ de bataille.

Le Kremlin se sert de la guerre non pas seulement pour conquérir et subjuguer l’Ukraine, mais pour militariser la société russe et transformer l’ordre mondial. Voudra-t-il interrompre cette machine de guerre sur laquelle reposent ses grands desseins, les investissements dans l’appareil de défense et un nouveau « contrat social » fondé sur la mobilisation permanente  ? Les paramètres économiques, militaires et socio-politiques que nous prenons ensemble dans cette étude montrent tous que l’effort militaire — et donc le danger — s’inscrivent dans la durée. Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans 1.

Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent.

Céline Marangé

L’ambivalence des indicateurs économiques

Avant d’examiner les intentions du Kremlin, voyons d’abord dans quelle mesure ses moyens sont contraints et si les obstacles rencontrés sont assez graves pour infléchir sa volonté. 

L’état de l’économie russe suscite des débats  : des fragilités macroéconomiques sont apparues ces derniers mois, sans que soit remise en cause la priorité accordée à la défense et à l’effort de guerre, de sorte qu’on peut s’interroger sur la soutenabilité du modèle. Une autre difficulté tient au manque de fiabilité des sources et à la manipulation des données statistiques.

L’économie russe a bien mieux résisté aux sanctions que prévu. Après avoir subi une contraction de 1,9  % en 2022, le PIB russe a connu un rebond important dès l’année suivante. Sa croissance était de 4,1  % en 2023 et en 2024 d’après Rosstat, l’agence publique russe de statistiques. En 2022, une forte hausse des prix du pétrole a permis de dégager près de 200 milliards de dollars d’excédent budgétaire, alors que le coût de la guerre était estimé à 150 milliards de dollars par an 2. Depuis, les revenus tirés de la vente des hydrocarbures se sont réduits, notamment en raison des sanctions, même s’ils restent significatifs. Après avoir atteint le chiffre record de 590 milliards de dollars en 2022, ils s’établissaient en 2024 à 113,2 milliards de dollars (11,13 trillions de roubles au taux de change de janvier 2025) 3.

Les choix budgétaires opérés à l’automne 2024 indiquent clairement que la priorité est à la poursuite de la guerre. Il est prévu que le budget de la défense augmente de 25  % en 2025 par rapport à 2024  ; il dépassera la somme des dépenses allouées à la politique sociale, à la santé, à l’éducation et au soutien de l’économie 4. En 2025, 8  % du PIB sera consacré à la défense et à la sécurité nationale. Les dépenses de défense stricto sensu (sans la sécurité nationale) représenteront environ 137 milliards de dollars (13,5 trillions de roubles, contre 4,7 trillions de roubles en 2022).

La Russie présente un taux d’endettement plutôt bas. La dette du gouvernement fédéral ne dépassait pas 13  % en 2024 — par comparaison, la dette publique de la France se montait, l’an dernier, à 112  % du PIB. La dette extérieure russe représentait 1,4  % du PIB en 2024 5. De sources russes, le budget fédéral a connu un déficit de 1,7  % du PIB en 2024 (contre 6,1  % du PIB en France qui n’est pas en guerre). Cela dit, il est difficile à la Russie de financer un déficit même faible. Récemment, plusieurs indicateurs se sont dégradés  : le rouble a décroché  ; l’inflation est forte, supérieure aux 9,5  % déclarés officiellement  ; les taux directeurs ont été relevés à 21  % pour tenter de juguler l’inflation  ; les taux de crédit immobilier peuvent dépasser 30  %. Cette situation a suscité de la part d’hommes d’affaires influents des critiques acerbes à l’encontre de la directrice de la Banque centrale, Elvira Nabioullina, auparavant encensée. Sergueï Tchemezov, le directeur du conglomérat de défense Rostec, un ancien agent du KGB proche du président russe, a même mis en garde contre la possible faillite de nombreuses entreprises 6.

Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans.

Céline Marangé

Parmi les économistes, les avis divergent sur l’interprétation à donner à ces mauvais chiffres. Certains estiment que les sanctions commencent à porter leurs fruits et que l’économie russe pourrait bientôt entrer en stagflation, en raison de sa dépendance aux importations et du coût du crédit. D’autres, sans minimiser les difficultés, soulignent sa résilience aux chocs extérieurs, attribuée à son faible taux d’endettement, à ses capacités de financement interne, à la baisse de la part des hydrocarbures dans les revenus fiscaux du gouvernement fédéral, mais aussi à la vitalité du secteur privé et à l’augmentation du nombre d’entreprises depuis 2022 7. Dans ces conditions d’incertitude, il est prudent de considérer que ces difficultés ne sont pas de nature à modifier à court terme le calcul du Kremlin sur la guerre en Ukraine et que l’économie russe reste assez robuste pour porter l’effort de guerre pendant encore plusieurs années. 

La guerre a par ailleurs constitué un effet d’aubaine pour beaucoup de Russes. Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province. Cet afflux d’argent a provoqué un boom de la construction dans des contrées pauvres et reculées 8. Aussi les autorités peuvent-elles craindre le contrecoup social d’une démobilisation rapide. Parmi les élites, les conséquences de la guerre ont également présenté des opportunités d’enrichissement. Près de 1 000 entreprises occidentales ont quitté la Russie après 2022 9. En représailles des sanctions occidentales, les autorités russes les ont empêchées de vendre leurs actifs à plus de 5  % du prix réel  ; beaucoup ont même dû les céder pour un rouble symbolique 10. Le média russe indépendant The Bell a recensé les 100 rachats d’entreprises occidentales les plus lucratifs et classé les 41 plus gros acquéreurs : parmi eux figurent des proches du président russe, mais aussi des personnes peu en vue, devenues milliardaires en dollars grâce à la guerre en Ukraine.

Ces expropriations rendent la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux sinon irréversible du moins durable  ; elles obèrent, en plus, la capacité de Moscou à attirer des investisseurs.

Les investissements directs étrangers en Russie ont atteint, en 2024, leur plus bas niveau depuis quinze ans, y compris venant de « pays amis » comme la Chine, en raison de la crainte qu’inspirent les sanctions secondaires américaines. Leur levée, dans le cadre de la négociation russo-américaine, donnerait un certain répit à l’économie russe. 

Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province.

Céline Marangé

L’asymétrie des moyens militaires

La volte-face de Washington en faveur de Moscou et la suspension probable de l’aide militaire américaine à l’Ukraine accentuent la différence de profondeur stratégique entre les deux belligérants. Les ressources financières, matérielles et humaines dont dispose Moscou sont supérieures à celles de Kyiv — à moins que les Européens augmentent encore leur soutien. Reste à savoir si elles suffisent pour envisager, après une pause opérationnelle, une nouvelle attaque d’ampleur sur l’Ukraine ou encore une guerre contre l’OTAN dans quelques années.

Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat. Elle fait un usage massif et indiscriminé des feux sur le front, tout en multipliant les attaques sur l’arrière, dans une stratégie assumée de terreur à l’égard des civils ukrainiens et de pression vis-à-vis des autorités ukrainiennes et des partenaires internationaux de l’Ukraine. Depuis le mois de mars 2024, des milliers de bombes planantes, dont le guidage est amélioré par des drones de reconnaissance, ont été utilisées pour détruire les infrastructures critiques ukrainiennes, entrainant des alertes permanentes, des coupures d’électricité et un ralentissement marqué de l’activité économique. Touché par plus de 1 000 attaques depuis 2022, le réseau électrique dépend désormais à 70  % de trois centrales nucléaires et menacerait de s’effondrer 11.

La Russie, pays de 140 millions d’habitants, déploie désormais 570 000 hommes sur le terrain ukrainien, contre 150 000 au début de son invasion. De sources officielles, l’Ukraine, pays d’aujourd’hui 22 millions d’habitants, dispose pour sa part d’une armée de 880 000 hommes 12. Les pertes humaines et matérielles sont colossales des deux côtés. Mark Rutte, le nouveau secrétaire général de l’OTAN, estime que le nombre de tués et de blessés a dépassé le million. En 2024, année particulièrement meurtrière, la moyenne mensuelle des personnels militaires mis hors de combat se situait entre 30 000 et 35 000 hommes pour chaque camp. Il existe plusieurs méthodes pour évaluer les pertes, aucune n’étant parfaitement fiable  : on peut les déduire du nombre de matériels perdus sur le champ de bataille, recenser les avis de décès ou calculer la surmortalité des hommes dans l’enregistrement des testaments. 

Selon l’expert militaire russe Pavel Luzin, l’armée russe comptait, en janvier 2025, 700 000 tués, blessés et portés disparus  ; les pertes irréversibles (morts et blessés graves qui ne reviendront pas au combat) se montaient à 400 000. Parmi eux, on comptait 5 400 officiers tués, en majorité des officiers subalternes d’un grade équivalent à lieutenant ou capitaine dans l’armée française 13. Sachant qu’il y a en général un mort pour trois blessés, ces chiffres sont cohérents avec le décompte effectué par le média indépendant russe Mediazona qui a dénombré, à partir de sources ouvertes, 91 059 militaires russes tués en Ukraine, identifiés et enterrés entre février 2022 et juin 2024, et qui estime, en se fondant sur la méthode des déclarations de succession, qu’il y avait déjà au moins 120 000 tués en juin 2024 14

Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat.

Céline Marangé

Dans ces conditions d’attrition, la capacité de régénération est primordiale. À l’été 2024, l’armée russe a perdu, pour la première fois, la supériorité des feux. Ses ressources d’artillerie s’épuisent, ce qui la contraint à puiser dans les stocks soviétiques et à s’approvisionner auprès d’alliés. La Corée du Nord lui aurait fourni au moins six millions d’obus, ainsi que des centaines de missiles  ; elle met désormais des troupes à disposition. L’Iran lui a déjà vendu des milliers de drones Shahed 136 et lui a livré 200 missiles balistiques de moyenne portée à l’été 2024. Cette coopération militaire contribue à une interconnexion croissante des foyers de tension, tout en étant révélatrice des limites de la base industrielle de défense russe. Les usines d’armement peuvent difficilement augmenter leurs capacités de production, sauf pour les drones, à moins de réduire les exportations ou de convertir des usines civiles 15. Elles souffrent notamment d’un déficit de main-d’œuvre  ; en octobre 2024, le taux de chômage se situait à 2,3  % — un record depuis 1992 — et 1,6 million d’emplois étaient à pourvoir 16.

Malgré tout, l’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique  ; elle s’est aussi transformée en profondeur pour devenir une force de combat, certes hétéroclite, mais puissante, constituée de soldats professionnels, de volontaires, de mercenaires, de mobilisés, de conscrits et, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, de prisonniers de droit commun.  L’âge maximal de la conscription est passé de 27 à 30 ans. Un effort législatif significatif a accompagné ce changement. La nomination d’Andreï Belousov, ancien conseiller du président pour les questions économiques et ancien vice-Premier ministre, à la tête du ministère de la Défense, ainsi que l’arrestation ou le limogeage d’une quinzaine de hauts gradés et de hauts fonctionnaires, marquent la volonté de combattre la prévarication. Le nouveau ministre a notamment pour mission d’améliorer la préparation opérationnelle des combattants, d’accélérer la régénération de l’outil de défense et de renforcer l’efficacité de la production des drones et des munitions 17.

Enfin, le recrutement se poursuit à un rythme élevé, ce qui permet à l’armée russe de combler ses pertes, mais non d’augmenter ses effectifs. La Russie aurait incorporé 300 000 recrues en 2024. L’objectif annoncé par Vladimir Poutine est de porter les forces russes à 1,5 million d’hommes en recrutant 350 000 militaires supplémentaires 18. D’où la hausse des primes à l’engagement et le recours toujours plus fréquent à des mercenaires étrangers  ; d’où aussi la forte contrainte exercée sur les prisonniers et les personnes en détention provisoire pour qu’ils s’enrôlent dans l’armée  ; d’où enfin les pressions faites sur les conscrits (260.000 par an) pour qu’ils signent un contrat d’engagement dès leur incorporation. 

L’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique.

Céline Marangé

Alors qu’en Ukraine, des experts militaires sonnent l’alarme sur le manque d’infanterie et des problèmes de commandement 19 et que des figures de la société civile, comme Taras Tchmout, le directeur de la fondation Come Back Alive, appellent en vain à abaisser l’âge du recrutement de 25 à 20 ans, l’armée russe prévoit de recruter des dizaines de milliers de prisonniers en 2025. Tout bien considéré, en dépit des limites de la production militaro-industrielle, le Kremlin accepte les sacrifices pour atteindre ses objectifs de guerre  ; il consent à essuyer des pertes considérables et à subir des préjudices économiques. 

La question est de savoir pour combien de temps il le peut encore.

L’impérialisme et le revanchisme pour raisons d’être

Un enchevêtrement de motivations sécuritaires et identitaires a conduit Vladimir Poutine à décider d’envahir l’Ukraine, mais des deux, les motivations identitaires étaient et restent les plus puissantes. À lire et à écouter les dirigeants russes, à observer leurs actions, il apparaît qu’ils sont mus par l’impérialisme et le revanchisme  : s’ils souhaitent réduire l’Ukraine sous leur dépendance, c’est qu’ils considèrent qu’elle n’existe pas et que les intérêts de sécurité de la Russie ont été bafoués  ; c’est aussi qu’ils estiment qu’un leadership régional incontesté est nécessaire à sa sécurité et à sa réputation, afin de créer une zone tampon et d’affirmer son statut de grande puissance. 

En décembre 2021, trente ans, mois pour mois, après la dissolution de l’Union soviétique, un mois après le tricentenaire de la fondation de l’empire russe par Pierre le Grand, Moscou exigeait, sous forme d’ultimatum voilé, des garanties écrites concernant la non-entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN et présentait le renoncement au « compromis de Bucarest » comme un impératif non négociable. Parmi ses autres demandes figuraient la fin des exercices et des manœuvres de l’OTAN près des frontières russes et l’interruption de toute coopération militaire de pays membres de l’OTAN avec l’Ukraine. Les dirigeants russes annonçaient aussi leur intention de revoir les fondements de leurs relations avec les pays occidentaux. Par une formule volontairement absconse, ils suggéraient que l’OTAN devait retrouver ses frontières de 1997, contestant ainsi la légitimité des élargissements de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale ayant autrefois appartenu au pacte de Varsovie 20.

Ces objectifs demeurent, mais de nouveaux sont apparus. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les buts de guerre du Kremlin sont clairs  : au prétexte de « dénazifier » et de « démilitariser » l’Ukraine, il s’agit en fait de subjuguer sa population et de détruire son État. Dans les territoires occupés d’Ukraine, des politiques de répression et de russification forcée visent à éradiquer toute trace de la culture et de la langue ukrainiennes 21. Vladimir Poutine dénie à l’Ukraine le droit d’exister en tant qu’État-nation, au motif qu’elle n’aurait pas de profondeur historique, ce qui est un moyen parmi d’autres de s’approprier l’héritage de la Rous de Kiev et d’effacer plusieurs siècles d’histoire. À partir du milieu du XIVe siècle et pour 300 à 450 ans suivant les régions, l’Ukraine a été placée sous l’autorité du grand-duché de Lituanie et du royaume de Pologne. Connectée à l’Europe, elle était notamment peuplée de cosaques zaporogues, attachés aux idéaux de liberté et d’égalité, tandis que la Moscovie se trouvait jusqu’en 1480 sous le joug mongol des khans de la Horde d’or.

Considérant que les Russes et Ukrainiens forment un seul et même peuple, le président russe nie l’existence de la nation ukrainienne 22. Cette idée d’une unicité indépassable rappelle la vieille thèse slavophile du peuple russe trinitaire (triedinyj russkij narod), composé des « Grands-Russes » (les Russes), des « Petits-Russes » (les Ukrainiens) et des « Russes-blancs » (les Biélorusses), à laquelle continue d’adhérer l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou qui estime, par ailleurs, que sa juridiction canonique s’étend à l’Ukraine. Dans les milieux conservateurs russes, la volonté d’écraser toute velléité d’autonomisation de l’Ukraine existe de très longue date. En 1863, le critique littéraire Mikhaïl Katkov n’écrivait-il pas que la perte de l’Ukraine signifierait « une mutilation du corps de la Russie et de l’âme russe »  : « L’Ukraine n’a jamais eu d’histoire en propre, n’a jamais été un État autonome. Le peuple ukrainien est un peuple purement russe, depuis toujours un peuple russe, une partie essentielle du peuple russe, qui ne peut sans le peuple russe rester ce qu’il est. Il ne peut y avoir de rivalité entre les parties nord et sud d’une même nation, c’est aussi impensable qu’entre deux mains ou deux yeux d’un organisme vivant » 23.

Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux. On estime à 6,1 millions le nombre d’Ukrainiens réfugiés à l’étranger, à 3,7 millions le nombre de déplacés internes en Ukraine et à 12,7 millions le nombre d’Ukrainiens ayant besoin d’une aide humanitaire urgente 24. Entre le 24 février 2022 et le 31 décembre 2024, la guerre a fait, en plus des dizaines de milliers de morts au combat, au moins 40 832 victimes civiles parmi lesquelles on compte 12 456 morts recensés, dont 650 enfants 25. On estime à 16 000 le nombre de civils ukrainiens retenus incommunicado, sans procès, dans des prisons russes, et à 20 000 le nombre d’enfants déportés en Russie 26. Les dommages matériels sont gigantesques. En novembre 2024, 27 000 immeubles, 209 000 maisons individuelles, 130 000 machines agricoles et 515 hôpitaux avaient déjà été détruits, endommagés ou saisis par les Russes 27.

Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux.

Céline Marangé

En juin 2024, le président russe avait énoncé, dans un discours au corps diplomatique russe, les conditions d’un cessez-le-feu qui vaudrait capitulation. Il exige que l’armée ukrainienne se retire complètement des quatre régions ukrainiennes annexées par la Russie « dans leurs frontières administratives existantes au moment de leur intégration à l’Ukraine », que l’Ukraine accepte un statut de neutralité et qu’elle renonce officiellement à adhérer à l’OTAN, alors que cette perspective d’adhésion à l’OTAN est inscrite dans la constitution ukrainienne. Enfin, la souveraineté russe sur les territoires conquis ne souffre, prétend-il, aucune contestation possible au motif qu’elle découlerait « d’une consultation populaire, conformément au droit international, aux lois de la Fédération de Russie et à la législation des régions concernées » 28. Affectant la modération, le Kremlin a annoncé, le jour de la première rencontre entre des négociateurs russes et américains en Arabie saoudite, le 18 février 2025, qu’il « concédait » à l’Ukraine le droit de rejoindre l’Union, tout en répétant sa ferme opposition à ce qu’elle puisse rejoindre l’OTAN, ce que Donald Trump a déjà exclu. 

L’art de dissimuler ses intentions réelles

La question est désormais de savoir si ces déclarations correspondent aux objectifs réels. 

Une difficulté constante dans l’analyse des intentions du Kremlin tient au fait que les dirigeants russes cultivent l’ambiguïté au moyen de divers procédés rhétoriques, maniant avec ruse et adresse tant le double langage que l’inversion accusatoire. Cet art de semer le trouble et d’instiller le doute trouve de multiples illustrations et diverses gradations. Il a démontré, ces trois dernières années, son efficacité à discréditer l’Ukraine et l’Europe. 

Un premier subterfuge consiste à imputer la responsabilité de la guerre en Ukraine aux pays occidentaux. Suivant un poncif éculé datant de l’époque soviétique, les États-Unis seraient les vrais fauteurs de guerre, tandis que la Russie appartiendrait au camp du bien et de la paix. En février 2022, l’agression de l’Ukraine a ainsi été présentée comme une opération de sauvetage des populations civiles du Donbass menacées de génocide par une « junte fasciste » (autre invective de guerre froide). En janvier 2025, Nikolaï Patrouchev, un faucon proche de Vladimir Poutine qui a dirigé le FSB, puis le Conseil de sécurité, feignait de se lamenter que « l’imposition par la force de l’idéologie néonazie et d’une russophobie féroce mène à l’anéantissement de villes ukrainiennes autrefois prospères, comme Kharkov, Odessa, Nikolaev ou Dniepropetrovsk », tout en s’empressant d’ajouter qu’il « n’excluait pas que dans l’année à venir l’Ukraine cesse purement et simplement d’exister » 29.

De même, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a saisi l’occasion du 80e anniversaire de la conférence de Yalta, le 4 février 2025, pour se présenter en fervent défenseur de la Charte des Nations unies et du principe de l’égalité souveraine des États. Alors que l’invasion de l’Ukraine — une guerre d’agression non provoquée — constitue une attaque délibérée et frontale contre les principes de la Charte des Nations unies, il estime que la Russie aurait été « forcée d’écarter les conséquences explosives » de la volonté des États-Unis d’imposer « un ordre international fondé sur des règles » et son emprise géopolitique sur l’Europe orientale. Sous sa plume, l’agresseur se métamorphose en libérateur des peuples opprimés, tandis que l’agressé se transforme en méchant colonisateur  : « après le coup d’État de février 2014, le régime de Kiev ne représente plus les habitants de Crimée, du Donbass et de Novorossia, tout comme les métropoles occidentales ne représentaient pas les peuples des territoires coloniaux qu’elles avaient exploités » 30. Cette capacité à inverser les responsabilités et à distordre la réalité a fait ses preuves. Donald Trump n’a-t-il pas été jusqu’à déclarer que « l’Ukraine n’aurait pas dû commencer » la guerre  ? 

Un deuxième subterfuge consiste à multiplier les signaux contradictoires.

Les discours officiels revêtent souvent un caractère lénifiant  : on y trouve de longs développements historiques, martelés à l’envi, mais nulle trace de la violence de guerre qui frappe l’Ukraine et de la violence verbale qui se déchaîne dans les débats télévisés des chaînes d’État aux heures de grande écoute depuis trois ans 31. Ces discours pontifiants présentent un contraste saisissant avec les algarades de personnes connues pour leur proximité avec l’administration présidentielle, voire avec le président russe lui-même. Dans ce même discours aux diplomates, prononcé quelques jours avant de recevoir un accueil triomphal à Pyongyang dans un décor stalinien, Vladimir Poutine déclarait qu’une attaque sur l’Europe serait une « absurdité totale », tout en reprochant aux États-Unis leur « messianisme agressif fondé sur la croyance en leur propre exceptionnalisme » 32. La veille, l’ancien président Dmitry Medvedev, devenu vice-président du Conseil de sécurité, appelait les Russes à infliger le maximum de préjudices aux pays imposant des sanctions à la Russie 33. L’avant-veille, jour de l’indépendance en Russie, il publiait sur sa chaîne Telegram une carte de la Russie incluant l’Ukraine tout entière 34.

Le fait est que, par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine. Un autre exemple éloquent à cet égard est l’interview télévisée donnée en janvier 2025 par Margarita Simonyan qui dirige la chaîne RT et l’agence de presse Rossiâ Sevodnâ depuis leur création et qui, à ce titre, porte la parole officielle. Présentant d’abord sagement ce que seraient des « conditions acceptables » pour la Russie, elle se voit opportunément interrompue par le journaliste qui fait mine de s’étonner qu’il faille renoncer à Odessa, ce à quoi elle répond de but en blanc qu’elle serait tout à fait favorable à ce qu’Odessa, Kharkiv et Kyiv soient aussi conquises 35. Nul besoin de se perdre en conjectures sur la signification de ces contradictions apparentes. Ce jeu de dupes sert à obscurcir l’analyse et à paralyser l’action, tout en suggérant une prétendue modération du président russe. 

Par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine.

Céline Marangé

La guerre comme vecteur de transformation de la société russe

Tout porte à croire que la conquête ou la neutralisation de l’Ukraine n’est pas une fin en soi. La guerre en Ukraine est aussi un moyen d’atteindre d’autres objectifs, sur le plan national et international. En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique  ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme. 

L’invasion a mis un coup d’arrêt aux relations humaines et commerciales qui s’étaient nouées avec l’Europe depuis la fin de la guerre froide. La société russe se trouve isolée du fait des entraves à la circulation de l’information ordonnées par les autorités russes, mais aussi des restrictions de visas, de l’interruption des transactions bancaires et de la suspension des vols aériens imposées par l’Union. La société civile et l’opposition politique russes sont complètement atomisées. On estime à 600 000 le nombre de Russes ayant quitté définitivement leur pays depuis 2022. Les politiciens les plus en vue ont été arrêtés et emprisonnés  ; certains ont depuis été échangés contre des espions. Le plus connu d’entre eux, Alexeï Navalny, qui avait fait de la dénonciation de la haute corruption son cheval de bataille et dont les organisations avaient été « liquidées » dès 2021 pour « extrémisme », est mort en prison en 2024, le jour de l’ouverture de la conférence de Munich sur la sécurité et de la signature d’un accord de sécurité de l’Ukraine avec la France et l’Allemagne. Comme le montre un récent rapport d’OVD Info, en trois ans, le système répressif russe s’est à la fois stabilisé et durci  : on observe une diminution du nombre de poursuites judiciaires pour des critiques de la guerre, mais une augmentation du nombre de condamnations à de lourdes peines 36. Enfin, comme à l’époque soviétique, les services secrets russes se sont réorganisés pour surveiller et intimider les Russes exilés 37, tout en recourant au crime organisé pour mener leurs missions à l’étranger 38.

Les autorités russes ont également profité de la guerre pour consolider leur emprise sur l’espace informationnel russophone, par des moyens répressifs, administratifs et techniques. De nombreux médias russes et des réseaux sociaux occidentaux ont été interdits en Russie dès le mois de mars 2022. Quelque 1 500 journalistes ont fui le pays et 66 rédactions se sont reconstituées à l’étranger. Pour diminuer leur audience en Russie, Roskomnadzor, l’agence de surveillance des communications, bloque l’accès à leur site et crée des sites miroirs. Pour les réduire au silence, le ministère russe de la Justice les ajoute aux listes d’« agents de l’étranger » et d’« organisations indésirables », sachant qu’un citoyen russe collaborant avec une « organisation indésirable » 39 s’expose, en cas de récidive, à une peine de cinq ans de prison — la « collaboration » pouvant se résumer à un « like » sur les réseaux sociaux. Parmi les 195 « organisations indésirables » recensées à ce jour, on compte non seulement les meilleurs médias russes indépendants, mais aussi, depuis janvier 2025, l’Institut de philosophie indépendant fondé en France pour maintenir le dialogue entre les philosophes russophones. Signe que la volonté de contrôler l’information ne faiblit pas, de nombreux correspondants étrangers, notamment français, sont désormais privés d’accréditation 40.

En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique  ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme.

Céline Marangé

Enfin, les autorités utilisent la propagande et la répression pour imposer leur vision de la guerre et impulser les changements sociaux et politiques nécessaires à leurs objectifs de long terme. L’Administration présidentielle investit des sommes énormes (1,1 milliard d’euros) dans la lutte informationnelle, en Russie même et dans les territoires occupés d’Ukraine, tout en cherchant à recréer des organisations de façade chargées de porter la parole officielle 41. Soumise à une intense propagande, la société russe ne s’oppose pas à la poursuite de la guerre qui lui est présentée comme une guerre de légitime défense contre un Occident menaçant. De récents sondages indiquent que la population russe serait favorable à la paix, mais pas sans la victoire 42. Le sociologue russe Lev Goudkov, ancien directeur du Centre Levada de sondages d’opinion (et « agent de l’étranger » depuis février 2025), soulignait la prégnance de certains préjugés sur l’identité  : « La conscience impériale se reflète dans le fait que les Russes se perçoivent comme des sujets d’une Grande Puissance, c’est-à-dire comme une ressource humaine et matérielle pour le régime. Ils sont privés de leur propre volonté et de leurs propres intérêts en dehors de l’espace personnel et familial. […] Le ‘droit’ de contrôler ces anciens territoires est vu comme une preuve de la puissance étatique » 43.

De manière plus inquiétante encore, la guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation. Les jeunes constituent une cible privilégiée, le pouvoir présumant leur manque de loyauté. L’embrigadement de la jeunesse s’effectue tant à l’école que pendant les temps de loisirs. Un enseignant d’une petite ville de l’Oural a filmé les séances d’endoctrinement dans son lycée pour en faire un film et montrer « comment la propagande fait du pays une machine de guerre » 44. L’armée de la jeunesse, la « Iounarmâ », prend de l’ampleur et change de nature. Créée en 2016, elle a d’abord été chargée de donner une éducation patriotique. Dotée d’un budget annuel de 40 milliards de roubles (415 millions d’euros), elle vise désormais à inculquer le sacrifice de soi en cultivant la mémoire historique, tout en fournissant une instruction militaire rudimentaire. Les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, à monter et démonter une kalachnikov et surtout à manier des drones. D’après le ministre russe de la Défense Belousov, le mouvement réunissait 1,6 million d’enfants et d’adolescents en mai 2024 45. Ils seraient, en février 2025, 1,75 million, alors que l’objectif proclamé est de généraliser cet apprentissage avec les 18 millions de mineurs que compte la Russie 46. L’efficacité de ce programme reste à démontrer, les résistances étant répandues et les disparités régionales marquées. Toutefois, il faut bien reconnaître que la militarisation des jeunes est révélatrice des intentions de long terme d’un régime et que cette « armée de la jeunesse » permettrait d’obtenir rapidement la masse en cas de guerre totale. 

La guerre comme instrument de désoccidentalisation du monde

Au niveau international, le Kremlin s’est servi de la guerre en Ukraine pour mettre en scène sa confrontation avec les pays occidentaux et accentuer les divisions du monde. Les dirigeants russes sont entrés en croisade contre « l’hégémonie occidentale ». Derrière leur volonté de désoccidentalisation du monde se dissimule un projet de refonte de l’ordre international qui consacrerait un nouvel impérialisme et le retour des sphères d’influence. En s’engageant dans les négociations sur l’Ukraine, ils cherchent un nouveau partage du monde, et non la paix.

Pour accélérer la « désoccidentalisation » du monde, la Russie se montre tout d’abord très active aux Nations unies et plaide en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité. Au motif de « démocratiser » cette instance, elle propose d’élargir la représentation des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud en son sein, soutient la candidature du Brésil et de l’Inde à un poste de membre permanent et s’oppose à l’idée que l’Allemagne et le Japon puissent obtenir ce même avantage. Ensuite, elle propose de créer une « nouvelle architecture de sécurité eurasiatique », tout en s’investissant dans de grandes organisations internationales non occidentales, en particulier les BRICS, dont elle a organisé le dernier sommet à Kazan. À cette occasion, les BRICS se sont élargis à 4 nouveaux membres (les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran) et ont accordé à 13 pays le nouveau statut de « membres partenaires » (et non seulement « observateurs »).

La guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation.

Céline Marangé

Pour trouver de nouveaux débouchés économiques, les autorités russes s’attachent à séduire la « Majorité mondiale » — terme inventé à Moscou et promu par Karaganov pour remplacer celui de « Sud global » qui présentait l’inconvénient de ne pas inclure la Russie. Elles cherchent à réorienter leurs relations économiques vers des « pays amis » et à parachever le tournant vers l’Asie initié après l’annexion de la Crimée. Le volume des échanges avec la Chine est ainsi passé de 145 milliards de dollars en 2021 à près de 245 milliards de dollars en 2024. La Chine, qui a signé un « partenariat stratégique sans limite » avec la Russie à la veille de l’invasion de l’Ukraine, mais qui déclare sa neutralité dans le conflit, importe massivement de Russie du pétrole brut à des prix bradés et, dans une moindre mesure, du charbon et du gaz naturel liquéfié  ; elle facilite aussi le contournement des sanctions puisqu’elle assure 50  % des importations russes. 

Pour discréditer les pays occidentaux qui apportent leur soutien à l’Ukraine, les dirigeants russes recourent à une diplomatie publique conquérante et à des stratégies informationnelles habiles et agressives. Le messianisme étant, par tradition historique, perçu en Russie comme un attribut imparable de la grandeur, ils entendent porter un message pour le monde. Après Moscou « Troisième Rome » et Moscou « Troisième Internationale », l’heure est à la dénonciation du « néocolonialisme occidental » et à la promotion des valeurs traditionnelles. Ces deux leitmotivs présentent l’avantage de s’adresser au « Sud global » comme à l’Europe, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, sans définir de corpus idéologique autre qu’une critique des évolutions sociétales occidentales. Comme au temps de la guerre froide, il s’agit de vilipender les Occidentaux et de les évincer de certaines régions dans un jeu à somme nulle. La Russie a ainsi contribué à attiser le sentiment antifrançais en Afrique francophone, tout en apportant une assistance militaire et sécuritaire à des juntes aux abois. 

Cette résurgence d’un récit anticolonial s’inscrit dans une volonté plus large de faire émerger un nouvel ordre mondial multipolaire 47. S’impose à Moscou l’idée que ce nouvel ordre mondial multipolaire devrait s’ordonnancer autour d’« États-civilisations ». Les premiers à avoir théorisé ce concept ont été des membres du Club Izborsk, fréquenté par des personnalités d’extrême droite aux vues impérialistes. Fondé en 2012 par le national-bolchevique Aleksander Prokhanov, ce club réunit notamment le métropolite Tikhon (Chevkounov) qu’on présente comme le directeur spirituel de Vladimir Poutine. Celui qui a le mieux exprimé cette vision est l’idéologue de l’eurasisme Alexandre Douguine. Dans un article publié en mai 2022 sur le site du Club Izborsk, il explique que « l’opération militaire spéciale » constitue un point de bascule du monde unipolaire vers un monde multipolaire  : désormais, « le principal acteur de l’ordre mondial multipolaire n’est pas l’État national (comme dans la théorie réaliste des relations internationales), ni non plus un Gouvernement mondial uni (comme dans la théorie libérale des relations internationales), mais l’État-civilisation qu’on peut aussi désigner comme le grand espace, l’empire, l’écoumène » 48.

Or il se trouve que la Russie se définit désormais officiellement comme « un État-civilisation à nul autre pareil » (samobytnoe gosudarstvo-civilizacia), « une vaste puissance eurasiatique et euro-pacifique », « ayant rassemblé le peuple russe et d’autres peuples, composant la communauté culturo-civilisationnelle du Monde russe » 49. La notion figure dans le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie adopté par décret présidentiel en mars 2023 (point 4), tandis que le ministre des Affaires étrangères la reprend à son compte dans ses discours 50. Dernier avatar du discours civilisationnel, le concept d’État-civilisation sert de justification à un nouvel impérialisme qui ne dit pas son nom. Sous couvert de diversité des civilisations s’affirme en réalité une nouvelle hiérarchie des pays, censée soutenir un nouvel ordonnancement du monde. L’État-civilisation s’oppose implicitement à l’État-nation et sous-tend l’idée d’une hiérarchie des pays en fonction de leur culture, de leur taille et de leur ancienneté. Des États se présentant comme des civilisations pourraient ainsi exiger de se voir reconnaître une sphère d’influence dans leur ancienne chasse gardée et des prérogatives particulières dans le nouvel ordre mondial à venir. 

*

Au total, on ne peut que constater la radicalité des ambitions affichées et la cohérence des efforts déployés par le Kremlin depuis trois ans. 

Après des élections fabriquées, Vladimir Poutine a été intronisé pour un cinquième mandat présidentiel le 7 mai 2024. La date avait été choisie à dessein — deux jours après Pâques, la fête de la victoire sur les ténèbres, et deux jours avant les commémorations de la victoire sur le nazisme. Après l’inauguration, le patriarche de l’Église orthodoxe russe a prononcé une bénédiction dans la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, qui servait de chapelle privée aux tsars, citant en exemple le prince Alexandre Nevski (1220-1263) qui « n’a pas eu pitié des ennemis, mais qui a été glorifié en tant que saint », avant d’ajouter  : « Que Dieu vous aide à continuer de porter le service que Dieu lui-même vous a confié » 51. Nul autre que lui sait de quelle mission il se sent investi et quelle trace il veut laisser dans l’histoire russe pour s’assurer une place auprès de ses plus illustres prédécesseurs.

À l’évidence, cependant, l’état final recherché ne se limite pas à la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine ou encore à la conquête de quelques territoires dévastés dans leurs frontières administratives. L’objectif ultime serait plutôt une Russie dominatrice et redoutée, ayant retrouvé son statut de grande puissance et effacé l’humiliation de la défaite dans la guerre froide, en repoussant les frontières de l’OTAN et en détruisant l’Union européenne. Une politique d’apaisement ne fera que nourrir l’agressivité. Il revient aux pays européens d’agir sans attendre pour préserver la souveraineté ukrainienne et opposer une force de dissuasion crédible.

Quelle que soit l’issue de la négociation russo-américaine, il faut, pour l’avenir de l’Ukraine et la sécurité de l’Europe tout entière, prendre la mesure du danger, y sensibiliser les opinions publiques, se préparer à l’éventualité d’un conflit avec la Russie et l’empêcher autant que possible de se remettre en ordre de bataille. 

L’article Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe est apparu en premier sur Le Grand Continent.

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À l’heure où s’engage entre les États-Unis et la Russie une négociation à l’issue incertaine, où un défaitisme inquiétant semble prendre le dessus en Europe, il faut parvenir à regarder avec lucidité et réalisme les intentions et les motivations profondes du président russe. 

C’est pour nous une question stratégique existentielle. Pour cela il faut dégager les biais d’analyse et les vœux pieux qui prévalaient il y a trois ans, à la veille de l’invasion, quand nombre d’experts des relations internationales affirmaient que l’armée russe n’envahirait pas l’Ukraine. Jugeant des intentions adverses à l’aune de leur propre rationalité, ils en voulaient pour preuve qu’elle n’en avait pas les moyens et que le Kremlin n’y avait de toute façon pas intérêt. Ils estimaient aussi que la posture russe était par nature défensive et réactive et non offensive et agressive. 

De même, il est tentant — et rassurant — aujourd’hui de tenir pour acquis que le Kremlin voudrait mettre fin à la guerre en Ukraine et qu’il pourrait se satisfaire d’un arrangement reconnaissant la souveraineté russe sur les territoires conquis depuis 2014. L’argumentaire est en apparence tout aussi raisonnable  : la Russie aurait intérêt à mettre fin à la guerre car sa situation macroéconomique se dégrade et que l’armée russe n’a plus les moyens de soutenir la même intensité de combat  ; elle aurait, de plus, déjà essuyé une défaite stratégique en raison de l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, de sa perte d’influence dans l’espace post-soviétique et de sa dépendance sans précédent à la Chine. 

Un examen approfondi de la Russie — des positionnements du président russe et des figures qui définissent aujourd’hui la doctrine du Kremlin — suggère plutôt le contraire. 

Il y a lieu de douter de la possibilité d’un règlement rapide du conflit en Ukraine et d’un retour durable à la paix en Europe. Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine — de même que les actions subversives en Europe — n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent. L’armée russe a certes subi une très forte attrition en hommes et en matériels en 2024, mais elle conserve des capacités de régénération et l’ascendant sur le champ de bataille.

Le Kremlin se sert de la guerre non pas seulement pour conquérir et subjuguer l’Ukraine, mais pour militariser la société russe et transformer l’ordre mondial. Voudra-t-il interrompre cette machine de guerre sur laquelle reposent ses grands desseins, les investissements dans l’appareil de défense et un nouveau « contrat social » fondé sur la mobilisation permanente  ? Les paramètres économiques, militaires et socio-politiques que nous prenons ensemble dans cette étude montrent tous que l’effort militaire — et donc le danger — s’inscrivent dans la durée. Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans 1.

Les objectifs maximalistes de départ n’ont quasiment pas été révisés, les moyens économiques et humains mobilisés sont loin d’être épuisés et la brutalité guerrière en Ukraine n’a cessé de s’amplifier, dans un effort de coercition permanent.

Céline Marangé

L’ambivalence des indicateurs économiques

Avant d’examiner les intentions du Kremlin, voyons d’abord dans quelle mesure ses moyens sont contraints et si les obstacles rencontrés sont assez graves pour infléchir sa volonté. 

L’état de l’économie russe suscite des débats  : des fragilités macroéconomiques sont apparues ces derniers mois, sans que soit remise en cause la priorité accordée à la défense et à l’effort de guerre, de sorte qu’on peut s’interroger sur la soutenabilité du modèle. Une autre difficulté tient au manque de fiabilité des sources et à la manipulation des données statistiques.

L’économie russe a bien mieux résisté aux sanctions que prévu. Après avoir subi une contraction de 1,9  % en 2022, le PIB russe a connu un rebond important dès l’année suivante. Sa croissance était de 4,1  % en 2023 et en 2024 d’après Rosstat, l’agence publique russe de statistiques. En 2022, une forte hausse des prix du pétrole a permis de dégager près de 200 milliards de dollars d’excédent budgétaire, alors que le coût de la guerre était estimé à 150 milliards de dollars par an 2. Depuis, les revenus tirés de la vente des hydrocarbures se sont réduits, notamment en raison des sanctions, même s’ils restent significatifs. Après avoir atteint le chiffre record de 590 milliards de dollars en 2022, ils s’établissaient en 2024 à 113,2 milliards de dollars (11,13 trillions de roubles au taux de change de janvier 2025) 3.

Les choix budgétaires opérés à l’automne 2024 indiquent clairement que la priorité est à la poursuite de la guerre. Il est prévu que le budget de la défense augmente de 25  % en 2025 par rapport à 2024  ; il dépassera la somme des dépenses allouées à la politique sociale, à la santé, à l’éducation et au soutien de l’économie 4. En 2025, 8  % du PIB sera consacré à la défense et à la sécurité nationale. Les dépenses de défense stricto sensu (sans la sécurité nationale) représenteront environ 137 milliards de dollars (13,5 trillions de roubles, contre 4,7 trillions de roubles en 2022).

La Russie présente un taux d’endettement plutôt bas. La dette du gouvernement fédéral ne dépassait pas 13  % en 2024 — par comparaison, la dette publique de la France se montait, l’an dernier, à 112  % du PIB. La dette extérieure russe représentait 1,4  % du PIB en 2024 5. De sources russes, le budget fédéral a connu un déficit de 1,7  % du PIB en 2024 (contre 6,1  % du PIB en France qui n’est pas en guerre). Cela dit, il est difficile à la Russie de financer un déficit même faible. Récemment, plusieurs indicateurs se sont dégradés  : le rouble a décroché  ; l’inflation est forte, supérieure aux 9,5  % déclarés officiellement  ; les taux directeurs ont été relevés à 21  % pour tenter de juguler l’inflation  ; les taux de crédit immobilier peuvent dépasser 30  %. Cette situation a suscité de la part d’hommes d’affaires influents des critiques acerbes à l’encontre de la directrice de la Banque centrale, Elvira Nabioullina, auparavant encensée. Sergueï Tchemezov, le directeur du conglomérat de défense Rostec, un ancien agent du KGB proche du président russe, a même mis en garde contre la possible faillite de nombreuses entreprises 6.

Les Européens seraient avisés de prendre au mot le ministre russe de la Défense lorsqu’il envisage, en présence de Vladimir Poutine, la possibilité d’un conflit avec l’OTAN en Europe d’ici à dix ans.

Céline Marangé

Parmi les économistes, les avis divergent sur l’interprétation à donner à ces mauvais chiffres. Certains estiment que les sanctions commencent à porter leurs fruits et que l’économie russe pourrait bientôt entrer en stagflation, en raison de sa dépendance aux importations et du coût du crédit. D’autres, sans minimiser les difficultés, soulignent sa résilience aux chocs extérieurs, attribuée à son faible taux d’endettement, à ses capacités de financement interne, à la baisse de la part des hydrocarbures dans les revenus fiscaux du gouvernement fédéral, mais aussi à la vitalité du secteur privé et à l’augmentation du nombre d’entreprises depuis 2022 7. Dans ces conditions d’incertitude, il est prudent de considérer que ces difficultés ne sont pas de nature à modifier à court terme le calcul du Kremlin sur la guerre en Ukraine et que l’économie russe reste assez robuste pour porter l’effort de guerre pendant encore plusieurs années. 

La guerre a par ailleurs constitué un effet d’aubaine pour beaucoup de Russes. Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province. Cet afflux d’argent a provoqué un boom de la construction dans des contrées pauvres et reculées 8. Aussi les autorités peuvent-elles craindre le contrecoup social d’une démobilisation rapide. Parmi les élites, les conséquences de la guerre ont également présenté des opportunités d’enrichissement. Près de 1 000 entreprises occidentales ont quitté la Russie après 2022 9. En représailles des sanctions occidentales, les autorités russes les ont empêchées de vendre leurs actifs à plus de 5  % du prix réel  ; beaucoup ont même dû les céder pour un rouble symbolique 10. Le média russe indépendant The Bell a recensé les 100 rachats d’entreprises occidentales les plus lucratifs et classé les 41 plus gros acquéreurs : parmi eux figurent des proches du président russe, mais aussi des personnes peu en vue, devenues milliardaires en dollars grâce à la guerre en Ukraine.

Ces expropriations rendent la rupture des liens économiques avec les pays occidentaux sinon irréversible du moins durable  ; elles obèrent, en plus, la capacité de Moscou à attirer des investisseurs.

Les investissements directs étrangers en Russie ont atteint, en 2024, leur plus bas niveau depuis quinze ans, y compris venant de « pays amis » comme la Chine, en raison de la crainte qu’inspirent les sanctions secondaires américaines. Leur levée, dans le cadre de la négociation russo-américaine, donnerait un certain répit à l’économie russe. 

Les soldes des militaires combattant sur le terrain ukrainien (3 000 dollars par mois) sont huit fois supérieures au salaire moyen en province.

Céline Marangé

L’asymétrie des moyens militaires

La volte-face de Washington en faveur de Moscou et la suspension probable de l’aide militaire américaine à l’Ukraine accentuent la différence de profondeur stratégique entre les deux belligérants. Les ressources financières, matérielles et humaines dont dispose Moscou sont supérieures à celles de Kyiv — à moins que les Européens augmentent encore leur soutien. Reste à savoir si elles suffisent pour envisager, après une pause opérationnelle, une nouvelle attaque d’ampleur sur l’Ukraine ou encore une guerre contre l’OTAN dans quelques années.

Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat. Elle fait un usage massif et indiscriminé des feux sur le front, tout en multipliant les attaques sur l’arrière, dans une stratégie assumée de terreur à l’égard des civils ukrainiens et de pression vis-à-vis des autorités ukrainiennes et des partenaires internationaux de l’Ukraine. Depuis le mois de mars 2024, des milliers de bombes planantes, dont le guidage est amélioré par des drones de reconnaissance, ont été utilisées pour détruire les infrastructures critiques ukrainiennes, entrainant des alertes permanentes, des coupures d’électricité et un ralentissement marqué de l’activité économique. Touché par plus de 1 000 attaques depuis 2022, le réseau électrique dépend désormais à 70  % de trois centrales nucléaires et menacerait de s’effondrer 11.

La Russie, pays de 140 millions d’habitants, déploie désormais 570 000 hommes sur le terrain ukrainien, contre 150 000 au début de son invasion. De sources officielles, l’Ukraine, pays d’aujourd’hui 22 millions d’habitants, dispose pour sa part d’une armée de 880 000 hommes 12. Les pertes humaines et matérielles sont colossales des deux côtés. Mark Rutte, le nouveau secrétaire général de l’OTAN, estime que le nombre de tués et de blessés a dépassé le million. En 2024, année particulièrement meurtrière, la moyenne mensuelle des personnels militaires mis hors de combat se situait entre 30 000 et 35 000 hommes pour chaque camp. Il existe plusieurs méthodes pour évaluer les pertes, aucune n’étant parfaitement fiable  : on peut les déduire du nombre de matériels perdus sur le champ de bataille, recenser les avis de décès ou calculer la surmortalité des hommes dans l’enregistrement des testaments. 

Selon l’expert militaire russe Pavel Luzin, l’armée russe comptait, en janvier 2025, 700 000 tués, blessés et portés disparus  ; les pertes irréversibles (morts et blessés graves qui ne reviendront pas au combat) se montaient à 400 000. Parmi eux, on comptait 5 400 officiers tués, en majorité des officiers subalternes d’un grade équivalent à lieutenant ou capitaine dans l’armée française 13. Sachant qu’il y a en général un mort pour trois blessés, ces chiffres sont cohérents avec le décompte effectué par le média indépendant russe Mediazona qui a dénombré, à partir de sources ouvertes, 91 059 militaires russes tués en Ukraine, identifiés et enterrés entre février 2022 et juin 2024, et qui estime, en se fondant sur la méthode des déclarations de succession, qu’il y avait déjà au moins 120 000 tués en juin 2024 14

Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe ne cherche pas seulement à éliminer les forces adverses, mais à anéantir l’intégralité du système ennemi, de façon à lui enlever la capacité et la volonté de poursuivre le combat.

Céline Marangé

Dans ces conditions d’attrition, la capacité de régénération est primordiale. À l’été 2024, l’armée russe a perdu, pour la première fois, la supériorité des feux. Ses ressources d’artillerie s’épuisent, ce qui la contraint à puiser dans les stocks soviétiques et à s’approvisionner auprès d’alliés. La Corée du Nord lui aurait fourni au moins six millions d’obus, ainsi que des centaines de missiles  ; elle met désormais des troupes à disposition. L’Iran lui a déjà vendu des milliers de drones Shahed 136 et lui a livré 200 missiles balistiques de moyenne portée à l’été 2024. Cette coopération militaire contribue à une interconnexion croissante des foyers de tension, tout en étant révélatrice des limites de la base industrielle de défense russe. Les usines d’armement peuvent difficilement augmenter leurs capacités de production, sauf pour les drones, à moins de réduire les exportations ou de convertir des usines civiles 15. Elles souffrent notamment d’un déficit de main-d’œuvre  ; en octobre 2024, le taux de chômage se situait à 2,3  % — un record depuis 1992 — et 1,6 million d’emplois étaient à pourvoir 16.

Malgré tout, l’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique  ; elle s’est aussi transformée en profondeur pour devenir une force de combat, certes hétéroclite, mais puissante, constituée de soldats professionnels, de volontaires, de mercenaires, de mobilisés, de conscrits et, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, de prisonniers de droit commun.  L’âge maximal de la conscription est passé de 27 à 30 ans. Un effort législatif significatif a accompagné ce changement. La nomination d’Andreï Belousov, ancien conseiller du président pour les questions économiques et ancien vice-Premier ministre, à la tête du ministère de la Défense, ainsi que l’arrestation ou le limogeage d’une quinzaine de hauts gradés et de hauts fonctionnaires, marquent la volonté de combattre la prévarication. Le nouveau ministre a notamment pour mission d’améliorer la préparation opérationnelle des combattants, d’accélérer la régénération de l’outil de défense et de renforcer l’efficacité de la production des drones et des munitions 17.

Enfin, le recrutement se poursuit à un rythme élevé, ce qui permet à l’armée russe de combler ses pertes, mais non d’augmenter ses effectifs. La Russie aurait incorporé 300 000 recrues en 2024. L’objectif annoncé par Vladimir Poutine est de porter les forces russes à 1,5 million d’hommes en recrutant 350 000 militaires supplémentaires 18. D’où la hausse des primes à l’engagement et le recours toujours plus fréquent à des mercenaires étrangers  ; d’où aussi la forte contrainte exercée sur les prisonniers et les personnes en détention provisoire pour qu’ils s’enrôlent dans l’armée  ; d’où enfin les pressions faites sur les conscrits (260.000 par an) pour qu’ils signent un contrat d’engagement dès leur incorporation. 

L’armée russe a acquis une expérience unique, en particulier dans le maniement des drones de tous types, le guidage des missiles et des bombes planantes ou la guerre électronique.

Céline Marangé

Alors qu’en Ukraine, des experts militaires sonnent l’alarme sur le manque d’infanterie et des problèmes de commandement 19 et que des figures de la société civile, comme Taras Tchmout, le directeur de la fondation Come Back Alive, appellent en vain à abaisser l’âge du recrutement de 25 à 20 ans, l’armée russe prévoit de recruter des dizaines de milliers de prisonniers en 2025. Tout bien considéré, en dépit des limites de la production militaro-industrielle, le Kremlin accepte les sacrifices pour atteindre ses objectifs de guerre  ; il consent à essuyer des pertes considérables et à subir des préjudices économiques. 

La question est de savoir pour combien de temps il le peut encore.

L’impérialisme et le revanchisme pour raisons d’être

Un enchevêtrement de motivations sécuritaires et identitaires a conduit Vladimir Poutine à décider d’envahir l’Ukraine, mais des deux, les motivations identitaires étaient et restent les plus puissantes. À lire et à écouter les dirigeants russes, à observer leurs actions, il apparaît qu’ils sont mus par l’impérialisme et le revanchisme  : s’ils souhaitent réduire l’Ukraine sous leur dépendance, c’est qu’ils considèrent qu’elle n’existe pas et que les intérêts de sécurité de la Russie ont été bafoués  ; c’est aussi qu’ils estiment qu’un leadership régional incontesté est nécessaire à sa sécurité et à sa réputation, afin de créer une zone tampon et d’affirmer son statut de grande puissance. 

En décembre 2021, trente ans, mois pour mois, après la dissolution de l’Union soviétique, un mois après le tricentenaire de la fondation de l’empire russe par Pierre le Grand, Moscou exigeait, sous forme d’ultimatum voilé, des garanties écrites concernant la non-entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN et présentait le renoncement au « compromis de Bucarest » comme un impératif non négociable. Parmi ses autres demandes figuraient la fin des exercices et des manœuvres de l’OTAN près des frontières russes et l’interruption de toute coopération militaire de pays membres de l’OTAN avec l’Ukraine. Les dirigeants russes annonçaient aussi leur intention de revoir les fondements de leurs relations avec les pays occidentaux. Par une formule volontairement absconse, ils suggéraient que l’OTAN devait retrouver ses frontières de 1997, contestant ainsi la légitimité des élargissements de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale ayant autrefois appartenu au pacte de Varsovie 20.

Ces objectifs demeurent, mais de nouveaux sont apparus. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les buts de guerre du Kremlin sont clairs  : au prétexte de « dénazifier » et de « démilitariser » l’Ukraine, il s’agit en fait de subjuguer sa population et de détruire son État. Dans les territoires occupés d’Ukraine, des politiques de répression et de russification forcée visent à éradiquer toute trace de la culture et de la langue ukrainiennes 21. Vladimir Poutine dénie à l’Ukraine le droit d’exister en tant qu’État-nation, au motif qu’elle n’aurait pas de profondeur historique, ce qui est un moyen parmi d’autres de s’approprier l’héritage de la Rous de Kiev et d’effacer plusieurs siècles d’histoire. À partir du milieu du XIVe siècle et pour 300 à 450 ans suivant les régions, l’Ukraine a été placée sous l’autorité du grand-duché de Lituanie et du royaume de Pologne. Connectée à l’Europe, elle était notamment peuplée de cosaques zaporogues, attachés aux idéaux de liberté et d’égalité, tandis que la Moscovie se trouvait jusqu’en 1480 sous le joug mongol des khans de la Horde d’or.

Considérant que les Russes et Ukrainiens forment un seul et même peuple, le président russe nie l’existence de la nation ukrainienne 22. Cette idée d’une unicité indépassable rappelle la vieille thèse slavophile du peuple russe trinitaire (triedinyj russkij narod), composé des « Grands-Russes » (les Russes), des « Petits-Russes » (les Ukrainiens) et des « Russes-blancs » (les Biélorusses), à laquelle continue d’adhérer l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou qui estime, par ailleurs, que sa juridiction canonique s’étend à l’Ukraine. Dans les milieux conservateurs russes, la volonté d’écraser toute velléité d’autonomisation de l’Ukraine existe de très longue date. En 1863, le critique littéraire Mikhaïl Katkov n’écrivait-il pas que la perte de l’Ukraine signifierait « une mutilation du corps de la Russie et de l’âme russe »  : « L’Ukraine n’a jamais eu d’histoire en propre, n’a jamais été un État autonome. Le peuple ukrainien est un peuple purement russe, depuis toujours un peuple russe, une partie essentielle du peuple russe, qui ne peut sans le peuple russe rester ce qu’il est. Il ne peut y avoir de rivalité entre les parties nord et sud d’une même nation, c’est aussi impensable qu’entre deux mains ou deux yeux d’un organisme vivant » 23.

Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux. On estime à 6,1 millions le nombre d’Ukrainiens réfugiés à l’étranger, à 3,7 millions le nombre de déplacés internes en Ukraine et à 12,7 millions le nombre d’Ukrainiens ayant besoin d’une aide humanitaire urgente 24. Entre le 24 février 2022 et le 31 décembre 2024, la guerre a fait, en plus des dizaines de milliers de morts au combat, au moins 40 832 victimes civiles parmi lesquelles on compte 12 456 morts recensés, dont 650 enfants 25. On estime à 16 000 le nombre de civils ukrainiens retenus incommunicado, sans procès, dans des prisons russes, et à 20 000 le nombre d’enfants déportés en Russie 26. Les dommages matériels sont gigantesques. En novembre 2024, 27 000 immeubles, 209 000 maisons individuelles, 130 000 machines agricoles et 515 hôpitaux avaient déjà été détruits, endommagés ou saisis par les Russes 27.

Depuis que le plan opérationnel initial prévoyant la « décapitation » du pouvoir ukrainien a échoué, la destruction de l’Ukraine en tant que nation et qu’entité indépendante se poursuit à tous les niveaux.

Céline Marangé

En juin 2024, le président russe avait énoncé, dans un discours au corps diplomatique russe, les conditions d’un cessez-le-feu qui vaudrait capitulation. Il exige que l’armée ukrainienne se retire complètement des quatre régions ukrainiennes annexées par la Russie « dans leurs frontières administratives existantes au moment de leur intégration à l’Ukraine », que l’Ukraine accepte un statut de neutralité et qu’elle renonce officiellement à adhérer à l’OTAN, alors que cette perspective d’adhésion à l’OTAN est inscrite dans la constitution ukrainienne. Enfin, la souveraineté russe sur les territoires conquis ne souffre, prétend-il, aucune contestation possible au motif qu’elle découlerait « d’une consultation populaire, conformément au droit international, aux lois de la Fédération de Russie et à la législation des régions concernées » 28. Affectant la modération, le Kremlin a annoncé, le jour de la première rencontre entre des négociateurs russes et américains en Arabie saoudite, le 18 février 2025, qu’il « concédait » à l’Ukraine le droit de rejoindre l’Union, tout en répétant sa ferme opposition à ce qu’elle puisse rejoindre l’OTAN, ce que Donald Trump a déjà exclu. 

L’art de dissimuler ses intentions réelles

La question est désormais de savoir si ces déclarations correspondent aux objectifs réels. 

Une difficulté constante dans l’analyse des intentions du Kremlin tient au fait que les dirigeants russes cultivent l’ambiguïté au moyen de divers procédés rhétoriques, maniant avec ruse et adresse tant le double langage que l’inversion accusatoire. Cet art de semer le trouble et d’instiller le doute trouve de multiples illustrations et diverses gradations. Il a démontré, ces trois dernières années, son efficacité à discréditer l’Ukraine et l’Europe. 

Un premier subterfuge consiste à imputer la responsabilité de la guerre en Ukraine aux pays occidentaux. Suivant un poncif éculé datant de l’époque soviétique, les États-Unis seraient les vrais fauteurs de guerre, tandis que la Russie appartiendrait au camp du bien et de la paix. En février 2022, l’agression de l’Ukraine a ainsi été présentée comme une opération de sauvetage des populations civiles du Donbass menacées de génocide par une « junte fasciste » (autre invective de guerre froide). En janvier 2025, Nikolaï Patrouchev, un faucon proche de Vladimir Poutine qui a dirigé le FSB, puis le Conseil de sécurité, feignait de se lamenter que « l’imposition par la force de l’idéologie néonazie et d’une russophobie féroce mène à l’anéantissement de villes ukrainiennes autrefois prospères, comme Kharkov, Odessa, Nikolaev ou Dniepropetrovsk », tout en s’empressant d’ajouter qu’il « n’excluait pas que dans l’année à venir l’Ukraine cesse purement et simplement d’exister » 29.

De même, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a saisi l’occasion du 80e anniversaire de la conférence de Yalta, le 4 février 2025, pour se présenter en fervent défenseur de la Charte des Nations unies et du principe de l’égalité souveraine des États. Alors que l’invasion de l’Ukraine — une guerre d’agression non provoquée — constitue une attaque délibérée et frontale contre les principes de la Charte des Nations unies, il estime que la Russie aurait été « forcée d’écarter les conséquences explosives » de la volonté des États-Unis d’imposer « un ordre international fondé sur des règles » et son emprise géopolitique sur l’Europe orientale. Sous sa plume, l’agresseur se métamorphose en libérateur des peuples opprimés, tandis que l’agressé se transforme en méchant colonisateur  : « après le coup d’État de février 2014, le régime de Kiev ne représente plus les habitants de Crimée, du Donbass et de Novorossia, tout comme les métropoles occidentales ne représentaient pas les peuples des territoires coloniaux qu’elles avaient exploités » 30. Cette capacité à inverser les responsabilités et à distordre la réalité a fait ses preuves. Donald Trump n’a-t-il pas été jusqu’à déclarer que « l’Ukraine n’aurait pas dû commencer » la guerre  ? 

Un deuxième subterfuge consiste à multiplier les signaux contradictoires.

Les discours officiels revêtent souvent un caractère lénifiant  : on y trouve de longs développements historiques, martelés à l’envi, mais nulle trace de la violence de guerre qui frappe l’Ukraine et de la violence verbale qui se déchaîne dans les débats télévisés des chaînes d’État aux heures de grande écoute depuis trois ans 31. Ces discours pontifiants présentent un contraste saisissant avec les algarades de personnes connues pour leur proximité avec l’administration présidentielle, voire avec le président russe lui-même. Dans ce même discours aux diplomates, prononcé quelques jours avant de recevoir un accueil triomphal à Pyongyang dans un décor stalinien, Vladimir Poutine déclarait qu’une attaque sur l’Europe serait une « absurdité totale », tout en reprochant aux États-Unis leur « messianisme agressif fondé sur la croyance en leur propre exceptionnalisme » 32. La veille, l’ancien président Dmitry Medvedev, devenu vice-président du Conseil de sécurité, appelait les Russes à infliger le maximum de préjudices aux pays imposant des sanctions à la Russie 33. L’avant-veille, jour de l’indépendance en Russie, il publiait sur sa chaîne Telegram une carte de la Russie incluant l’Ukraine tout entière 34.

Le fait est que, par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine. Un autre exemple éloquent à cet égard est l’interview télévisée donnée en janvier 2025 par Margarita Simonyan qui dirige la chaîne RT et l’agence de presse Rossiâ Sevodnâ depuis leur création et qui, à ce titre, porte la parole officielle. Présentant d’abord sagement ce que seraient des « conditions acceptables » pour la Russie, elle se voit opportunément interrompue par le journaliste qui fait mine de s’étonner qu’il faille renoncer à Odessa, ce à quoi elle répond de but en blanc qu’elle serait tout à fait favorable à ce qu’Odessa, Kharkiv et Kyiv soient aussi conquises 35. Nul besoin de se perdre en conjectures sur la signification de ces contradictions apparentes. Ce jeu de dupes sert à obscurcir l’analyse et à paralyser l’action, tout en suggérant une prétendue modération du président russe. 

Par des moyens détournés, le pouvoir russe signale régulièrement qu’il n’a pas renoncé à conquérir toute l’Ukraine.

Céline Marangé

La guerre comme vecteur de transformation de la société russe

Tout porte à croire que la conquête ou la neutralisation de l’Ukraine n’est pas une fin en soi. La guerre en Ukraine est aussi un moyen d’atteindre d’autres objectifs, sur le plan national et international. En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique  ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme. 

L’invasion a mis un coup d’arrêt aux relations humaines et commerciales qui s’étaient nouées avec l’Europe depuis la fin de la guerre froide. La société russe se trouve isolée du fait des entraves à la circulation de l’information ordonnées par les autorités russes, mais aussi des restrictions de visas, de l’interruption des transactions bancaires et de la suspension des vols aériens imposées par l’Union. La société civile et l’opposition politique russes sont complètement atomisées. On estime à 600 000 le nombre de Russes ayant quitté définitivement leur pays depuis 2022. Les politiciens les plus en vue ont été arrêtés et emprisonnés  ; certains ont depuis été échangés contre des espions. Le plus connu d’entre eux, Alexeï Navalny, qui avait fait de la dénonciation de la haute corruption son cheval de bataille et dont les organisations avaient été « liquidées » dès 2021 pour « extrémisme », est mort en prison en 2024, le jour de l’ouverture de la conférence de Munich sur la sécurité et de la signature d’un accord de sécurité de l’Ukraine avec la France et l’Allemagne. Comme le montre un récent rapport d’OVD Info, en trois ans, le système répressif russe s’est à la fois stabilisé et durci  : on observe une diminution du nombre de poursuites judiciaires pour des critiques de la guerre, mais une augmentation du nombre de condamnations à de lourdes peines 36. Enfin, comme à l’époque soviétique, les services secrets russes se sont réorganisés pour surveiller et intimider les Russes exilés 37, tout en recourant au crime organisé pour mener leurs missions à l’étranger 38.

Les autorités russes ont également profité de la guerre pour consolider leur emprise sur l’espace informationnel russophone, par des moyens répressifs, administratifs et techniques. De nombreux médias russes et des réseaux sociaux occidentaux ont été interdits en Russie dès le mois de mars 2022. Quelque 1 500 journalistes ont fui le pays et 66 rédactions se sont reconstituées à l’étranger. Pour diminuer leur audience en Russie, Roskomnadzor, l’agence de surveillance des communications, bloque l’accès à leur site et crée des sites miroirs. Pour les réduire au silence, le ministère russe de la Justice les ajoute aux listes d’« agents de l’étranger » et d’« organisations indésirables », sachant qu’un citoyen russe collaborant avec une « organisation indésirable » 39 s’expose, en cas de récidive, à une peine de cinq ans de prison — la « collaboration » pouvant se résumer à un « like » sur les réseaux sociaux. Parmi les 195 « organisations indésirables » recensées à ce jour, on compte non seulement les meilleurs médias russes indépendants, mais aussi, depuis janvier 2025, l’Institut de philosophie indépendant fondé en France pour maintenir le dialogue entre les philosophes russophones. Signe que la volonté de contrôler l’information ne faiblit pas, de nombreux correspondants étrangers, notamment français, sont désormais privés d’accréditation 40.

En Russie, la guerre marque l’aboutissement d’un projet politique qui offre pour horizon d’avenir un retour dans le passé soviétique  ; elle a conduit au durcissement de la censure et de la répression et au renforcement de l’autocratie et du militarisme.

Céline Marangé

Enfin, les autorités utilisent la propagande et la répression pour imposer leur vision de la guerre et impulser les changements sociaux et politiques nécessaires à leurs objectifs de long terme. L’Administration présidentielle investit des sommes énormes (1,1 milliard d’euros) dans la lutte informationnelle, en Russie même et dans les territoires occupés d’Ukraine, tout en cherchant à recréer des organisations de façade chargées de porter la parole officielle 41. Soumise à une intense propagande, la société russe ne s’oppose pas à la poursuite de la guerre qui lui est présentée comme une guerre de légitime défense contre un Occident menaçant. De récents sondages indiquent que la population russe serait favorable à la paix, mais pas sans la victoire 42. Le sociologue russe Lev Goudkov, ancien directeur du Centre Levada de sondages d’opinion (et « agent de l’étranger » depuis février 2025), soulignait la prégnance de certains préjugés sur l’identité  : « La conscience impériale se reflète dans le fait que les Russes se perçoivent comme des sujets d’une Grande Puissance, c’est-à-dire comme une ressource humaine et matérielle pour le régime. Ils sont privés de leur propre volonté et de leurs propres intérêts en dehors de l’espace personnel et familial. […] Le ‘droit’ de contrôler ces anciens territoires est vu comme une preuve de la puissance étatique » 43.

De manière plus inquiétante encore, la guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation. Les jeunes constituent une cible privilégiée, le pouvoir présumant leur manque de loyauté. L’embrigadement de la jeunesse s’effectue tant à l’école que pendant les temps de loisirs. Un enseignant d’une petite ville de l’Oural a filmé les séances d’endoctrinement dans son lycée pour en faire un film et montrer « comment la propagande fait du pays une machine de guerre » 44. L’armée de la jeunesse, la « Iounarmâ », prend de l’ampleur et change de nature. Créée en 2016, elle a d’abord été chargée de donner une éducation patriotique. Dotée d’un budget annuel de 40 milliards de roubles (415 millions d’euros), elle vise désormais à inculquer le sacrifice de soi en cultivant la mémoire historique, tout en fournissant une instruction militaire rudimentaire. Les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, à monter et démonter une kalachnikov et surtout à manier des drones. D’après le ministre russe de la Défense Belousov, le mouvement réunissait 1,6 million d’enfants et d’adolescents en mai 2024 45. Ils seraient, en février 2025, 1,75 million, alors que l’objectif proclamé est de généraliser cet apprentissage avec les 18 millions de mineurs que compte la Russie 46. L’efficacité de ce programme reste à démontrer, les résistances étant répandues et les disparités régionales marquées. Toutefois, il faut bien reconnaître que la militarisation des jeunes est révélatrice des intentions de long terme d’un régime et que cette « armée de la jeunesse » permettrait d’obtenir rapidement la masse en cas de guerre totale. 

La guerre comme instrument de désoccidentalisation du monde

Au niveau international, le Kremlin s’est servi de la guerre en Ukraine pour mettre en scène sa confrontation avec les pays occidentaux et accentuer les divisions du monde. Les dirigeants russes sont entrés en croisade contre « l’hégémonie occidentale ». Derrière leur volonté de désoccidentalisation du monde se dissimule un projet de refonte de l’ordre international qui consacrerait un nouvel impérialisme et le retour des sphères d’influence. En s’engageant dans les négociations sur l’Ukraine, ils cherchent un nouveau partage du monde, et non la paix.

Pour accélérer la « désoccidentalisation » du monde, la Russie se montre tout d’abord très active aux Nations unies et plaide en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité. Au motif de « démocratiser » cette instance, elle propose d’élargir la représentation des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud en son sein, soutient la candidature du Brésil et de l’Inde à un poste de membre permanent et s’oppose à l’idée que l’Allemagne et le Japon puissent obtenir ce même avantage. Ensuite, elle propose de créer une « nouvelle architecture de sécurité eurasiatique », tout en s’investissant dans de grandes organisations internationales non occidentales, en particulier les BRICS, dont elle a organisé le dernier sommet à Kazan. À cette occasion, les BRICS se sont élargis à 4 nouveaux membres (les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran) et ont accordé à 13 pays le nouveau statut de « membres partenaires » (et non seulement « observateurs »).

La guerre a entraîné une militarisation de la culture et de l’éducation.

Céline Marangé

Pour trouver de nouveaux débouchés économiques, les autorités russes s’attachent à séduire la « Majorité mondiale » — terme inventé à Moscou et promu par Karaganov pour remplacer celui de « Sud global » qui présentait l’inconvénient de ne pas inclure la Russie. Elles cherchent à réorienter leurs relations économiques vers des « pays amis » et à parachever le tournant vers l’Asie initié après l’annexion de la Crimée. Le volume des échanges avec la Chine est ainsi passé de 145 milliards de dollars en 2021 à près de 245 milliards de dollars en 2024. La Chine, qui a signé un « partenariat stratégique sans limite » avec la Russie à la veille de l’invasion de l’Ukraine, mais qui déclare sa neutralité dans le conflit, importe massivement de Russie du pétrole brut à des prix bradés et, dans une moindre mesure, du charbon et du gaz naturel liquéfié  ; elle facilite aussi le contournement des sanctions puisqu’elle assure 50  % des importations russes. 

Pour discréditer les pays occidentaux qui apportent leur soutien à l’Ukraine, les dirigeants russes recourent à une diplomatie publique conquérante et à des stratégies informationnelles habiles et agressives. Le messianisme étant, par tradition historique, perçu en Russie comme un attribut imparable de la grandeur, ils entendent porter un message pour le monde. Après Moscou « Troisième Rome » et Moscou « Troisième Internationale », l’heure est à la dénonciation du « néocolonialisme occidental » et à la promotion des valeurs traditionnelles. Ces deux leitmotivs présentent l’avantage de s’adresser au « Sud global » comme à l’Europe, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, sans définir de corpus idéologique autre qu’une critique des évolutions sociétales occidentales. Comme au temps de la guerre froide, il s’agit de vilipender les Occidentaux et de les évincer de certaines régions dans un jeu à somme nulle. La Russie a ainsi contribué à attiser le sentiment antifrançais en Afrique francophone, tout en apportant une assistance militaire et sécuritaire à des juntes aux abois. 

Cette résurgence d’un récit anticolonial s’inscrit dans une volonté plus large de faire émerger un nouvel ordre mondial multipolaire 47. S’impose à Moscou l’idée que ce nouvel ordre mondial multipolaire devrait s’ordonnancer autour d’« États-civilisations ». Les premiers à avoir théorisé ce concept ont été des membres du Club Izborsk, fréquenté par des personnalités d’extrême droite aux vues impérialistes. Fondé en 2012 par le national-bolchevique Aleksander Prokhanov, ce club réunit notamment le métropolite Tikhon (Chevkounov) qu’on présente comme le directeur spirituel de Vladimir Poutine. Celui qui a le mieux exprimé cette vision est l’idéologue de l’eurasisme Alexandre Douguine. Dans un article publié en mai 2022 sur le site du Club Izborsk, il explique que « l’opération militaire spéciale » constitue un point de bascule du monde unipolaire vers un monde multipolaire  : désormais, « le principal acteur de l’ordre mondial multipolaire n’est pas l’État national (comme dans la théorie réaliste des relations internationales), ni non plus un Gouvernement mondial uni (comme dans la théorie libérale des relations internationales), mais l’État-civilisation qu’on peut aussi désigner comme le grand espace, l’empire, l’écoumène » 48.

Or il se trouve que la Russie se définit désormais officiellement comme « un État-civilisation à nul autre pareil » (samobytnoe gosudarstvo-civilizacia), « une vaste puissance eurasiatique et euro-pacifique », « ayant rassemblé le peuple russe et d’autres peuples, composant la communauté culturo-civilisationnelle du Monde russe » 49. La notion figure dans le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie adopté par décret présidentiel en mars 2023 (point 4), tandis que le ministre des Affaires étrangères la reprend à son compte dans ses discours 50. Dernier avatar du discours civilisationnel, le concept d’État-civilisation sert de justification à un nouvel impérialisme qui ne dit pas son nom. Sous couvert de diversité des civilisations s’affirme en réalité une nouvelle hiérarchie des pays, censée soutenir un nouvel ordonnancement du monde. L’État-civilisation s’oppose implicitement à l’État-nation et sous-tend l’idée d’une hiérarchie des pays en fonction de leur culture, de leur taille et de leur ancienneté. Des États se présentant comme des civilisations pourraient ainsi exiger de se voir reconnaître une sphère d’influence dans leur ancienne chasse gardée et des prérogatives particulières dans le nouvel ordre mondial à venir. 

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Au total, on ne peut que constater la radicalité des ambitions affichées et la cohérence des efforts déployés par le Kremlin depuis trois ans. 

Après des élections fabriquées, Vladimir Poutine a été intronisé pour un cinquième mandat présidentiel le 7 mai 2024. La date avait été choisie à dessein — deux jours après Pâques, la fête de la victoire sur les ténèbres, et deux jours avant les commémorations de la victoire sur le nazisme. Après l’inauguration, le patriarche de l’Église orthodoxe russe a prononcé une bénédiction dans la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin, qui servait de chapelle privée aux tsars, citant en exemple le prince Alexandre Nevski (1220-1263) qui « n’a pas eu pitié des ennemis, mais qui a été glorifié en tant que saint », avant d’ajouter  : « Que Dieu vous aide à continuer de porter le service que Dieu lui-même vous a confié » 51. Nul autre que lui sait de quelle mission il se sent investi et quelle trace il veut laisser dans l’histoire russe pour s’assurer une place auprès de ses plus illustres prédécesseurs.

À l’évidence, cependant, l’état final recherché ne se limite pas à la démilitarisation et la neutralisation de l’Ukraine ou encore à la conquête de quelques territoires dévastés dans leurs frontières administratives. L’objectif ultime serait plutôt une Russie dominatrice et redoutée, ayant retrouvé son statut de grande puissance et effacé l’humiliation de la défaite dans la guerre froide, en repoussant les frontières de l’OTAN et en détruisant l’Union européenne. Une politique d’apaisement ne fera que nourrir l’agressivité. Il revient aux pays européens d’agir sans attendre pour préserver la souveraineté ukrainienne et opposer une force de dissuasion crédible.

Quelle que soit l’issue de la négociation russo-américaine, il faut, pour l’avenir de l’Ukraine et la sécurité de l’Europe tout entière, prendre la mesure du danger, y sensibiliser les opinions publiques, se préparer à l’éventualité d’un conflit avec la Russie et l’empêcher autant que possible de se remettre en ordre de bataille. 

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