|
|
Les nouvelles de la vie Dimanche 3 avril 2022
|
|
 |
JUSTE UN INSTANT Paris 2e... Dirigeante d’entreprise, Bénédicte Tilloy est aussi aquarelliste de talent, pour son plaisir et celui des autres. Elle poste ses œuvres sur son compte Instagram parce qu’entretenir le sens de l’émerveillement est à ses yeux l’une des meilleures manières de ne pas se laisser ankyloser par un monde sombre. Depuis quelques temps, elle consacre une série aux Parisiens et Parisiennes qu’elle photographie avant de les peindre d’après photos. Une façon réjouissante de nous inviter à prêter attention aux passants, goûter les moments de beauté fugace qu’offre la rue, prendre conscience de l’invisible.
|
|
Bonne(s) semaine(s), chères lectrices et chers lecteurs !
C'est aujourd'hui aux Etats-Unis la journée nationale de recherche d'un arc-en-ciel et, selon le calendrier chinois traditionnel, divisé en vingt-quatre « jalons », nous entrons dans la période de Qingming, celle de la « pure clarté ». Bienvenue dans L'Intimiste, la lettre de l'infra-ordinaire et des vies minuscules, un petit magazine par mail dépliable et mensuel. Nous avons profité du passage à l'heure d'été pour remettre les pendules à l'heure et paraître en début de mois. (Malgré cette semaine de décalage, vous recevrez bien les onze numéros prévus dans l'année.) Bonne lecture !
|
|
|
VIES ET DESTINS
Nos épopées « minuscules »
|
|
Une vie dans un chapeauVous aviez 20 ans à peine et l’automne, dans l’Ouest du Texas, avait tout de l’été à vos yeux de jeune étudiant récemment débarqué d’un Alaska natal. C’était un dimanche de novembre, une journée radieuse et paisible ; vous ne saviez pas en entrant dans la petite maison poussiéreuse (quatre pièces peut-être, sur un étage) que la rencontre avec l’homme qui habitait là, l’homme que vous étiez venu effacer, allait vous hanter et, à bas bruit, changer votre vie.
Avec un petit groupe d’une dizaine d’amis, vous aviez répondu à l’appel de l’administration qui voulait débarrasser les lieux : les biens du vieil homme récemment décédé allaient être vendus aux enchères, puisqu’on ne lui connaissait pas de proche parent. Il fallait faire le tri entre les rares objets d’une quelconque valeur et le reste, tout le reste, promis à la benne. A peine aviez-vous fait quelques pas dans l’intérieur humble que l’idée de solder ainsi la vie d’un inconnu, dans l’entrain de vos jeunes années, vous chamboulait. Vous l’écrivez dans le récit que vous en avez fait sur Twitter, devenu viral : « Etions-nous vraiment en droit de fouiller ses tiroirs en essayant de décider si le moindre reliquat de sa vie, conservé par lui, avait un prix maintenant qu’il était parti ? »
Le malaise vous étreignait donc déjà quand vous les avez dénichés, dans le recoin d’un placard, les cartons remplis de vieux albums photo. Votre cœur, dites-vous, s’est arrêté et votre esprit vous a enjoint de tout bazarder sans regarder. Mais vous n’avez pas pu.
La demi-heure suivante, vous l’avez passée assis en tailleur à feuilleter les pages : « Des photos. D’abord d’un petit garçon. En noir et blanc. Jaunies. Entouré de gens étranges. Heureux. Des frères ensemble dans un champ. Une sœur avec de longs cheveux noirs. Un chien sur le perron quelque part. A mesure que je tournais les pages, je voyais le garçon grandir. Ses cheveux sont devenus plus longs. Le voilà maintenant jeune homme. Il s’est laissé pousser la moustache. Il l’a rasée. Parfois il figurait sur les images. Parfois les images montraient ce qu’il regardait. J’ai vu ce qu’il voyait. J’ai vu ce qu’il estimait et jugeait beau. Pierres. Lumière. Ombres. Et puis soudain, il a été rejoint par une jeune femme. Elle aussi était belle. Avec ses cheveux bruns qui ondulaient et ses yeux noisette. Toujours en train de rire. Je pouvais l’entendre. Je l’entends toujours. »
|
|
VOUS ETIEZ PEUT-ETRE
LE SEUL ETRE AU MONDE
A CONNAITRE CET HOMME,
A L'AVOIR VU GRANDIR,
AIMER, S'ESTOMPER
|
|
Vingt après, vous l’entendez toujours car vous l’avez ensuite vue tomber amoureuse du jeune homme, se marier. Vous n’avez pas bougé en entendant vos amis peiner à déménager le canapé rouge. Déchiré, vous avez continué de les regarder. Un couple heureux devant la barrière en bois blanc d’une maison texane, lui avec un chapeau en feutre brun et manteau assorti, elle en robe vert bouteille. Un chien. Pas d’enfants. Des amis. Des pique-niques. Des voyages. Un petit jardin avec un parterre de serpolet en fleur.
Et puis vous l’avez vue se faner. Ça allait trop vite. Elle mourait. Un jour, elle disparut des albums. Lui photographiait maintenant la lune et les chats errants. Il n’apparaissait guère non plus à présent. Sauf parfois dans le reflet d’une vitrine, vieil homme seul affublé d’un chapeau en feutre brun.
Vous avez refermé le dernier volume et êtes resté longtemps assis, la tête appuyée contre le mur. C’était une vie.
Vous avez refusé de choisir entre la poubelle et les enchères pour cette collection d’images. Vous êtes parti en remettant les boîtes dans le coin sombre où vous les aviez trouvées. Comme si un dieu des simples pouvait les revêtir d’une cape d’invisibilité pour leur éviter le trépas. Allez savoir, après tout, s’il ne l’a pas fait : quand vous êtes revenu plus tard dans la pièce pour aider vos copains à débarrasser une commode qui pesait son poids, vous avez vu du coin de l’œil que les cartons n’y étaient plus…
Quand tout a été fini, la personne de l’administration vous a tous invités, en guise de rémunération, à prendre un objet dans les cartons destinés aux enchères. En feuilletant doucement de la main ces vestiges, en quête de votre trophée, cela vous a frappé : vous étiez peut-être le seul être vivant au monde à connaître cet homme, à l’avoir vu grandir, aimer, s’estomper. Vous n’aviez besoin d’aucun autre cadeau. Celui-là suffirait bien.
Mais non, car dans les cartons destinés à la déchetterie, quelque chose a soudain attiré votre regard et coupé votre souffle. Le chapeau en feutre brun. Celui qui était partout sur les photos. En le mettant, une forme de plénitude vous a enveloppé, aussi idiot que cela puisse paraître.
Vous le porterez dix ans. Il ira avec vous au Machu Picchu, manquera de brûler sur une ampoule mexicaine, attendra à vos côtés votre future femme à l’aéroport de Kiev. Puis, à la naissance de votre fille, vous le remiserez soigneusement dans la boîte où vous conservez vos biens les plus chers. Il avait fait son temps et votre jeunesse aussi.
Cela fait maintenant dix autres années que vous ne le portez plus mais que le chapeau de feutre et la vie qu’il encapsule vous accompagnent d’une autre manière. Le photographe amateur que vous êtes ne s’intéresse plus seulement aux formes et aux couleurs, mais aussi aux gens : « Cette rencontre m’a appris que chacun a une histoire magnifique à raconter, et je m’efforce d’aller vers les autres et de découvrir ces histoires. » Une démarche que vous appliquez à votre propre famille en rédigeant des petites nouvelles sur la vie avec vos enfants. Elles sont baptisées « instantanés », comme un album photos composé de mots. Vous y mettez des conversations, des situations drôles, des moments tristes. Il y en a des milliers, qu’un jour vous espérez offrir aux adultes qu’ils seront dans un volume relié. L’envie a germé, vous en êtes sûr, au cours d’un moment passé avec la vie d’un inconnu récemment disparu et le chapeau qui en est resté. Sandrine Tolotti,
sur une suggestion de notre lecteur Antoine Desjardins (merci à lui)
|
|
ENTRACTE/L'ARCHIVE MINUSCULEImaginez ! Imaginez un lieu qui archiverait ce qui se passe (ou pas) aux quatre coins des rues du monde. Un lieu où le temps figé permettrait d’observer tout son saoul les actes les plus infimes, les moins remarquables qu’accomplit l’humanité sans même en avoir conscience… Non mais quand même, imaginez ! C’est ainsi que les hommes vivent, dirait cette archive d’exception, et l’on viendrait s'y reposer des grands événements en s’étonnant de se voir semblables et différents dans le récit.
L’écrivain Georges Perec avait, en octobre 1974, minutieusement consigné tout ce qu’il voyait sur la place Saint-Sulpice, à Paris, pendant trois jours. Il avait appelé ce texte « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ». Une ligue d’admirateurs (Emmanuel Vaslin, Pierre Ménard, Thomas Baumgartner et Hélène Paumier), fadas comme L’Intimiste de toutes choses infra-ordinaires, a eu l’idée de célébrer l’écrivain pour le quarantième anniversaire de sa mort en invitant tout un chacun à faire le même exercice. Chacun chez soi ou près de chez soi, mais tous ensemble. Le 3 mars 2022 de 12h30 à 13h30, les participants se sont retrouvés sur Twitter autour du mot-dièse #Perec40, pour une « tentative d’épuisement d’un lieu planétaire ».
Soixante-quinze participants et un bon millier de tweets plus tard, l’opération avait créé un formidable inventaire de nos vies aujourd’hui sur la terre. Les auteur(e)s ont réussi à créer un étonnant instantané de ce qui nous occupe ou nous arrive. Et Pierre Ménard a compilé l’ensemble sur son site, en choisissant un classement par ordre chronologique plutôt que par auteur(e). Il a, ce faisant, immortalisé la performance éphémère inaugurée par ce tweet d’Emmanuel Vaslin : « #Kinshasa Le temps : chaud humide, 32°, ciel dégagé. Esquisse d'un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles : — de la carrosserie de véhicules avec une couleur qui domine, le jaune. Beaucoup de marques japonaises. »
Puis, des micro-récits de tous les styles et de toutes les humeurs ont répertorié les nano-événements du quotidien avec une sur-représentation, à cette heure fatale, du déjeuner. Au fil des plumes s’est affiché l’empire de la société des écrans et des livraisons. Les rigueurs d’une météo souvent « frette » ont souvent parcouru les lignes et multiplié les bonnets, mais le printemps a aussi pointé son nez et la traque avide des rayons du soleil disait la fatigue de l’hiver finissant. Des bouquets de fleurs se sont offert à l’improviste et des rires d’enfants ont empli le chemin du retour de l’école. On a pardonné (ou pas) le dérangement aux grues du Grand Paris. On s’est émerveillé de connaître un café qui s’appelle Le Miroir et sert une bière qui s’appelle Cristal, parce que c’est beau de le remarquer. L’actualité a surgi au détour d’une écharpe ou d’un drapeau jaune et bleu, à la vue d’une affiche électorale et à grand renfort de masques de toutes les couleurs, portés de toutes les manières et parfois « en mentonnière ». Les expressions en usage – « Salut ma belle » – ont côtoyé les modes du jogging et du yoga pour raconter nos manières impalpables d’être. Une « femme qui écoute sa montre » a semblé débarquer d’un autre temps, tout comme l’homme qui demande si l’on peut encore « dîner » à midi en bord de mer à Biarritz.
En attendant que se répète (on l’espère) ce bel exercice d’écriture et de lecture collective de nos lieux quotidiens (la même bande vient de lancer chaque vendredi un nouveau rendez-vous d’écriture de l’espace, #EspacesCompris), il faut aller siroter à petites gorgées cette succession de descriptions qui nous offrent une brassée de regards complices sur les vies que nous vivons et, aux historiens du futur, une mine d’informations. Au fait, comprendront-ils qu’une « petite citadine » et une « petite sportive » sont des individus de l’espèce automobile ?
|
|
|
UN CERTAIN REGARD
Le récit photographique
|
|
 |
« Tiidu Mari a l’esprit d’une jeune fille et le visage d’une vieille femme », dit la photographe Anne Helene Gjelstad, qui a consacré onze ans de travail aux femmes de l’île de Kihnu, en Estonie. Une micro-civilisation en voie de disparition, réputée la dernière société matriarcale d'Europe. Là, dans cet environnement sublime et âpre, les femmes gèrent toute la vie du foyer et de la ferme pendant que les hommes travaillent en mer ou sur le continent. Comme toutes les habitantes de Kihnu de sa génération, Tiidu Mari a vécu une existence dure, profondément marquée par la Seconde Guerre mondiale et cinquante ans d’occupation soviétique, mais rehaussée par sa part de joies. Elle était une excellente danseuse et la seule évocation de la polka la fait encore irradier. Jusque dans son grand âge, ses doigts lui permettaient toujours de tricoter et c’était sa méditation. Tiidu Mari est morte en 2019, à 94 ans. © Anne Helene Gjelstad
|
|
LE GESTE A LA PAROLE
Une chronique de Didier Pourquery
|
|
Extension du domaine du zéro
Il y a des anglicismes dans le langage des gestes comme dans celui des mots. Prenez le geste simple que je fais quand je veux signifier « zéro », ce cercle formé avec mon pouce et mon index ; un zéro projeté en avant. Combien de fois ne l’ai-je pas utilisé pour signifier « ça ne vaut rien » ou « il ne reste plus rien » ? Je me souviens même de la joie des conscrits libérés de leurs obligations militaires après un an de « service » – j’en étais – qui, partant fêter la quille, bramaient « zéro, zéro zéroooo zéro… » sur l’air approximatif de « ce n’est qu’un au revoir ». Nous accompagnions cela de ce geste évident : un beau rond de doigts.
Mais chez nous, peu à peu, nous avons vu ce cercle rassurant se transformer en une expression tout à fait américaine voulant dire « OK » c’est-à-dire « all correct » ou « all right », comme le raconte un livre passionnant (en anglais). C’est OK, on y va ; c’est OK tout va bien ; OK d’accord ; OK doc… Accompagnés de ce geste, notre bon vieux zéro.
Notons qu’il y a quand même une certaine logique à passer du zéro à OK, puisque pendant la guerre de sécession aux États-Unis (1861-1865), quand on notait 0.k. dans les rapports militaires cela signifiait « zero killed » (zéro mort), soit une autre façon de dire que – jusqu’ici – tout va bien.
Reste que ce rond est un rond. Et dans le riche langage des gestes, les formes des doigts ont souvent des sens un peu osés, voire carrément impolis. Ainsi, dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, notre zéro et leur OK est simplement grossier. Richard Nixon en fit un jour la rude expérience : débarquant de l’avion sur un tarmac brésilien en faisant OK des deux mains (en plus) devant un public médusé, celui-ci se mit à le huer d’abondance. Il venait de les traiter, sans le savoir, de « trous du cul ».
Par où l’on voit qu’il faut se méfier des gestes trop familiers. Même s’ils semblent tourner rond. D’ailleurs, au Japon, ce même OK avec les doigts évoque l’argent sonnant et trébuchant, « les ronds » en bon français. Le contraire du zéro, en somme.
|
|
|
ELOGE DE L'ORDINAIRE
Les coulisses du quotidien
|
|
Au bonheur des prénoms volages Il était une fois un petit garçon tchadien. A la naissance, ses parents l’avaient prénommé Aaré (« Dans l’herbe ») : sa mère avait accouché en brousse, au retour du marché. Puis, initié selon la coutume, il avait hérité le nom d’un grand-père, Maasa Kaango. Un jour, pour voir le monde ou gagner sa vie, allez savoir, il émigra au Soudan, devint musulman et Abdallah ou Abdulay. Mais, à l’aéroport de Khartoum où il pesait les bagages, on l’appelait Kilo. D’autres surnoms lui furent donnés au gré des circonstances. Et à l’exception du premier, tombé en désuétude, tous ses noms étaient à disposition selon les lieux, les interlocuteurs et les situations. Ils lui faisaient comme un vestiaire d’identités dans lesquelles lui et les autres pouvaient piocher pour dire qui il était à ce moment-là, à cet endroit-là, avec ces gens-là ; un vestiaire qui reflétait une vie et ses méandres. Et dont il pouvait changer avec une légèreté tranquille. Loin des psychodrames, des polémiques, des stigmates à perpétuité et des souffrances que peuvent engendrer le choix, ou le changement, d’un prénom dans de nombreuses cultures occidentales.
Car il est courant en Afrique, traditionnellement, d’empiler les prénoms pour les ajuster à sa vie, comme Aaré-Maasa Kaango-Abdulay-Kilo et les autres. Cet universitaire camerounais, par exemple, qui raconte : « Mon nom, reçu à la naissance, est Abega, c’était le nom de mon grand-père paternel, pour marquer la continuité de la lignée familiale. De lui j’ai aussi hérité de son surnom Osan-miban (“Estomac d’amandes de palmistes”, surnom faisant allusion au mauvais entretien de ce grand-père par ses épouses, censé le réduire à se nourrir d’amandes de palmiste). J’ai reçu aussi de ma mère un mëtaman (surnom de louanges) : Piti-Zambë (“Aie espoir en Dieu”). Je tiens aussi du même grand-père chrétien un nom joué au tam-tam (ndan), trop long pour être cité ici. Le prénom de Séverin me vient aussi de mon grand-père, auquel s’est ajouté celui de Cécile (puisque je suis né le jour de sa fête, le 22 novembre) et de Michel pour me différencier d’autres cousins et frères portant aussi le nom de Séverin. »
Le prénom, après tout, est à l’identité personnelle ce que le visage est au corps, semblent dire les sociétés africaines : la première chose que l’on perçoit de quelqu’un. D’ailleurs, l'analogie est omniprésente dans les langues du continent, qui utilisent le même terme pour dire « mon nom » et « mon œil », par exemple ; ou « mon nom » et « mon nez » ; ou « mon nom » et « ma dent » ; ou « mon nom » et « mon oreille »… Alors pourquoi n’en changerait-on pas à mesure que l’on vieillit et que de nouvelles conceptions de soi émergent à chaque étape du chemin ? Chacun, dans bien des sociétés au sud du Sahara, reçoit « une série de noms tout au long de son existence », résume Jacques Fédry dans un article passionnant de la revue L’Homme, recommandé à ceux et celles qui veulent aller plus loin que les quelques généralités énoncées ici.
|
|
 |
Ce dessin est l’un de ceux qu’abrite le Muz, le formidable Musée des œuvres d’enfants (nous vous en parlions déjà ici). Il est signé Nastia, 9 ans. Et montre Carlotta, qui se fait nommer Clara par ses proches parce qu’elle n’aime pas son prénom, et Isabelle, sa nièce. Un bon exemple des petits arrangements longtemps possibles avec un prénom mal-aimé, qui sont devenus plus difficiles depuis l’adoption des papiers d’identité sécurisés.
|
|
Ce n’est pas que les Africains négligent l’importance des prénoms. Ils y voient au contraire un élément essentiel et l’enfant reçoit souvent dès la naissance, pour cette raison même, plusieurs prénoms venant de différents parents, du côté paternel et du côté maternel. « Le nom, c’est l’homme », dit un adage burundais. Il est surchargé de sens. On y lit, comme pour Aaré, les circonstances de la naissance (la date, le jour, etc.). On y lit l’histoire de la famille : certains prénoms sont destinés à tromper la mort, notamment en cas de décès de plusieurs autres enfants ; on dévalorise alors le bébé pour ne pas attirer sur lui l’attention des forces maléfiques en l’appelant Dofio (« tas de fumier ») ou Döbu (« Sur la cendre »). On y lit les conflits, aussi, et ça ne manque pas de sel : les mères ou marraines d’initiation donnent volontiers aux filles un nom qui proteste pour elles, comme Ngaasëm (« J’en ai assez de mon mari »). On y lit un destin, aussi, et le maniement de ces oracles est délicat. Il peut même être funeste. Il n’est pas rare d’attribuer une maladie grave de l’enfant à un nom inadéquat, qui ne correspond pas à son « projet de vie » établi devant Dieu avant sa naissance. Il faut alors lui en donner un autre pour qu’il recouvre la santé. Les auspices associés au prénom peuvent aussi être un peu moins terribles mais néanmoins pesants. Tel chef en fut bien marri, qui a nommé son fils Salngana, « la corde qui attache » : il se vantait par là de pouvoir jeter n’importe qui n’importe quand en prison, puisqu’il était chef. Hélas, le prénom s’est révélé un si puissant présage que ledit Salngana s’est retrouvé en cellule bien plus souvent qu’à son tour. Et gare aux prénommés Lawmör (« épouseur de toute main », entendez homme à femmes), qui les tomberont toutes mais vieilliront seuls.
Ainsi considéré, le prénom est bien trop influent pour être immuable. Le droit d'en changer et de superposer les pièces de sa collection est la manière choisie par les sociétés africaines pour ne pas condamner qui que ce soit à l’incarcération dans un destin programmé. Libre à chacun d’accepter ou pas son nom, de le modifier, de lui donner un autre sens, d’en ajouter de nouveaux pour assembler le kaléidoscope de sa personnalité. Libre à un Këmanujë’be (« Le sorcier détruit le village ») de devenir un Sarmajë’be (« Le Sar rend bon le village »). Le nom est « le mémorial d’une histoire, souligne Jacques Fédry. Non seulement celle qu’ont vécue les géniteurs du porteur, mais celle du porteur lui-même, tout au long des étapes de son existence. Le nom, ou la multiplicité des noms, révèle alors son identité la plus profonde, dynamique et non figée. » Pareille souplesse vaut également dans la culture chinoise…
Cet article se poursuit pour ceux et celles qui le souhaitent. Où il sera question de Mozart, de la mère Raymond qu'était la Michelle et du pays où les prénoms étaient interdits. Et tout ça avec des chansons...
|
|
ENTRACTE/LE MOMENT LITTERAIRE D'ANNE DUJIN
« Viennent le printemps,
Les feuilles par milliers,
Le rire lisse des jeunes pousses,
Tous les oiseaux.
Jamais l'arbre n'est encombré,
Qui sait la mémoire équarrie du vent
Dans le vide de ses branches,
Les pas légers de l'ombre douce
Sur le vert mouillé de l'herbe.
Jamais l'arbre n'est encombré,
Pour que chante
La voie trempée de nos espoirs.Philippe Mathy, « Viennent le printemps », L’atelier des saisons, Cheyne, 1999..
|
|
|
L'ATELIER DES LECTEURS ET DES LECTRICES Une sélection de photos, dessins et autres récits signés de nos abonné(e)s
|
|
|
A la ville, Corine Chabaud est journaliste. A la scène, elle est chanteuse, une passion privée de toujours qu’elle a décidé de transformer, voilà une quinzaine d'années, en passion publique. Tout en interprétant de cabarets en festivals les plus grands titres du répertoire (Brel, Brassens, Barbara surtout), elle donne à présent de plus en plus souvent des spectacles dédiés à ses propres chansons (texte et musique). Corine Chabaud a sorti deux albums (J’aime et Gourmande) sur lesquels des histoires intimes et poignantes se mêlent au registre espiègle et volontiers canaille ; comme dans la vie. Notre grand coup de cœur : C’est un déchirement, à écouter sur la vidéo ci-dessus. Pour en savoir davantage sur sa trajectoire, c’est ici.
|
|
ŒUVRES D’AILLEURS Livres, films, spectacles, expos sans frontières...
|
|
ESSAI
Si cette histoire n’était vraie, personne n’aurait osé l’inventer : à partir du printemps 1982, et pendant sept ans, le cercle des poètes de la Stasi s’est réuni chaque mois à Berlin-Est pour parler sonnets, vers et rimes. Au terme de la période, les commandants, officiers de propagande et autres garde-frontières du club avaient produit deux anthologies. Des odes à la gloire du régime, on s’en doute, puisque littérature et culture étaient vus comme des piliers de la construction de l’Etat socialiste (les entreprises comptaient de nombreux clubs littéraires). Mais il ne s’agissait pas seulement, pour le cercle des stasistes, de perfectionner leur maîtrise d’une arme idéologique jugée puissante. Dans le livre fascinant qu’il tire de l’épisode (The Stasi Poetry Circle), le journaliste Philip Oltermann avance une autre hypothèse : au moment où les tensions montent entre l’Est et l’Ouest, où la culture occidentale pénètre de toutes parts l'esprit des jeunes, il s’agit d’abord de sonder les âmes et les cœurs de l’élite censée assurer la sécurité de l’Etat. On confiera la supervision du groupe à Uwe Berger, poète officiel et espion patenté, qui écrira de longs rapports sur les ambivalences des apprentis poètes. Il s’étendra en particulier sur un texte fleuve de Gerd Knauer, « Le bang », traversé par la crainte de l’apocalypse nucléaire. Il y met notamment en scène une rencontre entre Ulysse et Karl Marx, lequel « dit gravement : ils font cela à cause de moi /mais ils placent leur foi au mauvais endroit »…
CINEMA Dans un café, un homme – un philosophe – fume cigarette sur cigarette, surprend les bribes d’une conversation et demande, à lui-même comme aux autres : « Qu’est-ce que l’amour ? » Autour de cette question aussi simple qu’universelle, le cinéaste espagnol Alberto Mielgo a réalisé un court-métrage d’animation d’une beauté picturale intense, primé aux Oscars le 27 mars dernier : The Windshield Wiper (« L’essuie-glace ») évoque le sujet en huit histoires touchantes qui saisissent, quasiment sans parole, les différents moments, les différentes dimensions et les différentes natures de la relation amoureuse ; quand elle enivre, quand elle s’échappe et quand elle fait (très) mal. Chacune paraît semblable aux autres, mais ne l’est jamais, comme les gouttes de pluie qui tombent sur un pare-brise. De l’extérieur, comment savoir ce qu’il en est vraiment ? Comme dans la vie, chaque vignette est ouverte à l’interprétation et c’est la force de ce court-métrage que de laisser ouverte la question du philosophe. The Winshield Wiper est disponible en ligne, mais sans doute pas pour très longtemps. Courez-y !
PHOTO
Il y a un an, nous avions consacré notre sujet visuel aux images faites par les enfants de la région pauvre des Appalaches, aux Etats-Unis, sous la tutelle de l’artiste Wendy Ewald. Un chef-d’œuvre de la photographie vernaculaire ! C’est une démarche proche qu’a entrepris en 2017 le Syrien Serbest Salih, qui a fui son pays en guerre pour la Turquie et a monté une chambre noire mobile dans une caravane d’occasion pour apprendre son art, développement et tirage compris, aux jeunes villageois de la région de Mardin, souvent réfugiés eux aussi. Leurs images sont réunies dans un livre récemment publié chez MACK Books en anglais, arabe et turc, I saw the air fly. Le résultat est un concentré de vitalité où se reflètent les rêves, les jeux, les acrobaties, les émerveillements et le quotidien des enfants. Parce que la vie ne se résume jamais aux drames qui la percutent.
|
|
ET UNE POCHETTE SURPRISE...Dans chaque numéro, la rédaction vous invite à profiter d'un moment en plus, hors catégorie mais intimiste en diable. Ce mois-ci, nous vous proposons une superbe envolée radiophonique et musicale, à découvrir par ici !
|
|
|
Voilà, vous pouvez maintenant reprendre le cours de votre vie. Mais nous conseillons de brancher « sans aucune difficulté sur n'importe quelle installation de chauffage central » le fauteuil-radiateur qui figure au Catalogue des objets introuvables de Jacques Carelman.
On se retrouve en mai. Si, entretemps, vous souhaitez réagir à ce numéro, nous suggérer des sujets ou collaborer à l'atelier des lecteurs, écrivez-nous.
Notre magazine se referme comme toujours sur une photographie anonyme, tirée ce mois-ci de la merveilleuse collection de diapositives The Anonymous Project, dont nous vous avons longuement parlé dans un ancien numéro, et qui expose en ce moment à la galerie Polka, à Paris, une sélection d'images : « In the beginning » est à voir jusqu'au 14 mai.
|
|
© 2022 Les Presses de la lenteur. Les Presses de la lenteur
784 impasse de la Brugère
Les Assions 07140
France.
Pour être sûr de recevoir cette newsletter, ajoutez l’adresse suivante à votre carnet d’adresses : lecourrierintimiste@gmail.com
Se désinscrire

|
|
|
|