23.10.2025 à 06:00
Matheo Malik
Faut-il avoir peur des stablecoins ?
Selon la BCE, ils feraient peser des risques existentiels sur la stabilité financière et la souveraineté de l’Union.
Ces nouvelles cryptomonnaies « stables » menacent-elles les portefeuilles des Européens ?
Une étude signée Hubert de Vauplane.
L’article Les stablecoins sont-ils en train de détruire la Banque centrale européenne ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Du gouverneur de la Banque de France à Mario Draghi, la géopolitique ne peut faire l’économie de la monnaie. Pour trouver les bonnes analyses et soutenir une rédaction dynamique en plein développement, abonnez-vous au Grand Continent
Ignorés jusqu’à récemment du public mais aussi des banquiers et des banquiers centraux, les stablecoins sont devenus un sujet d’étude d’une vaste ampleur, que ce soit sous l’angle économique, monétaire ou politique 62.
Les travaux les concernant soulignent tous le rôle majeur de ces nouveaux actifs monétaires comme outil de géopolitique pour de nombreux pays, mais aussi de financement de la dette pour les États-Unis ; ils pointent bien sûr les risques que ces instruments pourraient faire courir à l’économie mondiale.
Ce constat est particulièrement flagrant en ce qui concerne les très nombreux rapports, études et autres documents publiés par la Banque centrale européenne (BCE) qui, depuis qu’elle s’intéresse à ce phénomène, considère que les stablecoins constituent une menace pour la souveraineté monétaire, la stabilité financière et plus largement pour l’économie mondiale 63.
L’attention de la BCE et des autres banques centrales porte pour l’essentiel sur les stablecoins de détail — c’est-à-dire ceux utilisés pour les opérations de paiement courantes — et non les stablecoins dits de gros, utilisés sur les marchés financiers mais surtout sur les plateformes de crypto-actifs 64.
Dans la continuité de cette approche, nous ne traiterons donc ici que des « stablecoins de détail ».
Les interrogations de la BCE sont légitimes compte tenu de son rôle et de ses missions : il est de son devoir de mesurer les impacts potentiels d’une nouvelle technologie liés aux paiements et à la monnaie sur le système monétaire européen, dont elle assure la supervision au titre de la mission confiée par l’article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Les questionnements parfois critiques de la BCE sont ceux que la plupart des autres banques centrales et organisations internationales 65 formulent aussi, à l’exception notable toutefois de la Réserve fédérale des États-Unis qui, il est vrai, se trouve dans une position différente du fait du rôle quasi exclusif du dollar comme actif sous-jacent de plus de 99 % des stablecoins émis et circulant dans le monde.
Parmi ces réserves des banques centrales, sont pointés du doigt à la fois les risques sur la souveraineté monétaire — du fait que les émetteurs de stablecoins sont des entreprises privées et non une banque centrale — et le risque macroéconomique lié à la détention de ces stablecoins par les agents économiques, en cas de « ruée vers les guichets » (bank run) quand un émetteur de stablecoins se trouve en situation financière fragile, voire en faillite.
Les banques centrales soulignent aussi que le transfert des dépôts bancaires vers les stablecoins s’accompagne d’un affaiblissement corrélatif de la situation financière des banques, avec des conséquences sur le financement de l’économie.
Bien que cela ne soit pas dit aussi clairement, elles se sentent aussi menacées par la concurrence que ces stablecoins porteraient au projet de création d’une monnaie numérique de banque centrale.
En Europe la BCE s’inquiète ainsi des conséquences de leur utilisation sur le projet d’euro numérique.
Toutes ces interrogations — ou objections — ne sont pas sans fondement. Notons toutefois qu’en Europe, l’essentiel des études effectuées est le plus souvent issu de la BCE elle-même, et plus rarement le cas de travaux de recherches universitaires indépendants 66.
La principale difficulté dans laquelle se trouve la BCE face à ce phénomène est en effet celle d’être à la fois juge et partie. Juge, parce qu’elle est chargée par les traités européens de la promotion du bon fonctionnement des systèmes de paiement, mais aussi de la supervision des banques commerciales au titre du Mécanisme de supervision unique (MSU) ; partie, car elle est selon ces mêmes traités seule en charge avec les banques centrales nationales de la conduite de la politique monétaire et de l’émission de la monnaie fiduciaire.
La BCE se trouve ainsi dans la situation délicate de devoir porter un jugement sur une activité qui peut potentiellement entrer en concurrence avec ses missions.
Cette situation assez unique porte en elle une question riche au plan théorique : une banque centrale jouit-elle d’un rôle monopolistique ou concurrentiel ? Du fait des caractéristiques particulières de la technologie blockchain, ce problème a priori incongru mérite pourtant d’être posé en ces termes 67.
Dans nos sociétés modernes, le rôle d’une banque centrale est double 68 : d’une part, c’est un institut d’émission chargé de frapper la monnaie fiduciaire ; d’autre part, il mène la politique monétaire. Si le premier rôle est celui qui, historiquement, a conduit à la création des banques centrales, le second est beaucoup plus récent.
Ces deux fonctions fondamentales sont-elles menacées par l’apparition des stablecoins et leur essor ? À écouter à tout le moins le discours de la BCE, mais aussi celui que tiennent parfois des institutions internationales comme la Banque des règlements internationaux, le FMI ou le Conseil de stabilité financière, tel semblerait être le cas. Ne faut-il pourtant pas plutôt voir dans ce discours une prudence excessive, et les craintes formulées ne jouent-elles pas le rôle d’épouvantails pour justifier les projets de monnaies numériques de banques centrales ? Ou bien sont-elles au contraire face à un péril qui met en jeu leur raison d’être ?
Le pouvoir de frapper monnaie a toujours appartenu au Prince, c’est-à-dire à la personne ou l’institution qui détient le pouvoir politique (auctoritas 69) sur un espace géographique et les personnes qui y vivent. Il lui est à ce point associé que la frappe de la monnaie constitue l’un des attributs de la souveraineté d’un État.
Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le pouvoir de frapper monnaie est transféré de façon définitive aux banques centrales comme un privilège d’émission. Celles-ci sont d’ailleurs, du point de vue historique, de création assez récente : pour ne citer que les trois premières, la Banque de Suède est créée en 1668, la Banque d’Angleterre en 1694 et la Banque de France en 1800. Ce sont là trois institutions d’abord à capitaux privés, dotées de privilèges régaliens.
Les émissions de stablecoins portent-elles atteinte au pouvoir de battre monnaie ? À première vue, il semblerait que tel soit le cas : avec les stablecoins, une entreprise commerciale, parfois même non régulée par le superviseur bancaire, émet des instruments numériques dont les fonctionnalités s’apparentent à celles de la monnaie 70.
À y regarder de plus près, il faut plutôt distinguer selon les situations que l’on rencontre dans l’Union 71.
Le premier cas de figure est celui des émetteurs de stablecoins qui n’ont pas le statut d’établissements de crédit, mais d’établissements de monnaie électronique (EME) 72. Ceux-ci n’émettent pas de la monnaie, puisqu’ils doivent être garantis par la mise en place d’une réserve 1:1 pour chaque unité monétaire émise, réserve qui est obligatoirement placée auprès d’un établissement de crédit.
La deuxième situation concerne le cas des émetteurs de stablecoins ayant le statut d’établissement de crédit (banque). Ici, les sommes reçues en contrevaleur de l’émission des stablecoins sont assimilables économiquement à des dépôts bancaires, rentrant ainsi dans les différents ratios prudentiels 73 permettant au superviseur bancaire mais aussi à la banque centrale de contrôler le respect de ces ratios et l’évolution de la masse monétaire en circulation.
Autrement dit, ici, les banques émettrices de stablecoins se trouvent dans la même situation que lorsqu’elles émettent de la monnaie scripturale. Ainsi, dans le premier cas (émission de stablecoins par des EME) l’agrégat monétaire M0 (la « masse monétaire banque centrale » 74) n’est pas impactée, contrairement à M1 (M0 + dépôts à vue) 75 ; dans le second cas, si M0 n’est pas impactée non plus, M1 l’est et M3 peut l’être de la même manière que toute création monétaire scripturale 76.
Ce qui est important pour une banque centrale est de contrôler l’évolution de la masse monétaire afin de conduire sa politique monétaire. À cette fin, dès lors que les acteurs privés sont sous pouvoir de supervision, c’est-à-dire agréés comme tel, la Banque centrale dispose des moyens de suivre l’évolution de la masse monétaire, et donc de conduire sa politique monétaire.
Au sein de l’Union, seuls des établissements régulés comme établissements de crédit ou EME peuvent émettre et distribuer des stablecoins. La BCE n’est dès lors pas gênée ni perturbée dans la conduite de sa politique monétaire lorsqu’il s’agit de stablecoins en euros 77.
À ce premier constat quant à un éventuel risque vis-à-vis de la BCE de perte du pouvoir d’émission monétaire, on peut ajouter un élément plus quantitatif soulignant l’absence de risque quant à la stabilité financière au sein de l’Union. En effet, le montant en circulation des stablecoins en euros est encore très faible, autour de 500 millions d’euros. Même si celui-ci venait à représenter l’équivalent en circulation des stablecoins en dollars de l’agrégat monétaire M1 aux États-Unis (18,80 trillions de dollars en juin 2025), soit 1,25 %, cela ne représenterait que 130 milliards d’euros sur un total de 10,8 trillions d’euros de l’agrégat M1 — à comparer aux coussins de liquidité des banques systémiques supervisées par la BCE, s’élevant à 4 950 milliards d’euros.
Autrement dit, au sein de l’Union, les risques d’atteinte à la stabilité financière que peuvent causer les stablecoins en euros sont pour l’instant encore très faibles.
À ce pouvoir monétaire est attachée une prérogative un peu complexe dénommée le seigneuriage ; celui-ci peut être défini comme le pouvoir d’émettre monnaie et d’en tirer les revenus liés.
Il s’agit de l’écart entre la valeur faciale de la monnaie — le chiffre inscrit sur la pièce ou le billet — et son coût de production, nettement inférieur 78.
Une part importante des revenus d’une banque centrale provient du seigneuriage.
À titre d’exemple, imaginons que la BCE émette un million d’euros en billets de 20 euros, en échange d’un million d’euros de réserves de la banque centrale.
La BCE investit ensuite le produit de l’émission des billets de 20 euros dans une obligation d’État générant 2,5 % d’intérêt. Cela rapporte 0,50 € d’intérêt par an pour chaque billet de 20 euros.
Si l’on suppose que le coût total de production du billet est d’environ 0,15 €, alors, compte tenu d’une durée de vie moyenne d’environ 7,5 ans pour un nouveau billet de banque, le coût de production du billet s’élève en moyenne à 0,02 € par an. Si l’on ajoute à cela des frais de distribution moyens d’environ 0,01 € par an, le coût annuel moyen total de la mise en circulation de ce billet et de son remplacement lorsqu’il est usé est d’environ 0,03 €.
Ainsi, la BCE perçoit un revenu net annuel d’environ 0,47 € pour chaque billet de 20 € en circulation, soit, dans cet exemple, un total de 23 500 € pour le million d’euros émis 79.
C’est loin d’être négligeable.
Malheureusement, d’une part, les revenus de seigneuriage tirés de la BCE ne sont pas disponibles facilement, et d’autre part — surtout —, les coûts liés à l’émission de billets en euros ne sont pas détaillés 80.
La Banque d’Angleterre, de son côté, est plus transparente : elle produit tous les ans un rapport sur ces revenus. Ainsi, depuis les trente dernières années, ce sont en moyenne entre 1,5 et 2 milliards de livres qui sont reversés au Trésor de Sa Majesté au seul titre des produits tirés du seigneuriage — sauf depuis la crise de 2008 où ces revenus ne représentent plus en moyenne que 500 millions de livres du fait de la baisse des taux d’intérêt.
Comment connaître les revenus tirés du seigneuriage par la BCE et la Banque de France, et savoir si ceux-ci seraient affectés par l’utilisation de stablecoins ?
Un moyen grossier serait de regarder les dividendes versés par la banque centrale à son actionnaire, c’est-à-dire l’État dans le cas de la Banque de France 81 ; mais au-delà même du fait que le dividende ne permet pas de déterminer la part du seigneuriage, les résultats de la Banque de France et de la BCE sont fortement négatifs depuis 2023 82.
Un autre moyen pour connaître les revenus de seigneuriage serait alors de prendre le bénéfice de la banque centrale, même si celui-ci ne correspond qu’à une partie de ces profits. À ce bénéfice, il faut bien sûr ajouter les impôts payés par la banque centrale à l’État dans lequel elle est établie. Ainsi, pour prendre l’exemple de la Banque de France, celle-ci indique que, de 2015 à 2023, elle a versé 15,5 milliards d’euros de dividendes à l’État et 16,3 milliards au titre de l’impôt sur les sociétés, soit un profit estimé à 31,8 milliards (hors dotation aux provisions et aux réserves). Cela représente 4 milliards d’euros par an en moyenne.
Tout comme le critère du dividende, celui du bénéfice n’est pas pertinent, en particulier quand la banque centrale ne réalise pas de bénéfices mais des pertes ; mais même en cas de bénéfice, celui-ci seul ne permet pas de déterminer les profits tirés du seigneuriage.
En effet, les billets de banque émis et en circulation ne représentent qu’une faible part du passif d’une banque centrale (de l’ordre d’un quart pour l’Eurosystème). Selon la Banque de France, « en plus du seigneuriage, les banques centrales tirent aussi des revenus de leurs réserves en devises et des titres achetés pour soutenir la politique monétaire » 83. Toute la difficulté consiste à isoler ces différents revenus entre eux. Or les actifs des banques centrales ne sont pas isolés ni cantonnés, au contraire : l’ensemble des actifs permet de garantir l’ensemble du passif, tout comme pour une banque commerciale.
Une autre possibilité consisterait à calculer la différence entre la rémunération des actifs acquis en contrepartie de l’émission des billets et le coût de la gestion et de l’entretien de la monnaie fiduciaire (impression, transport, recyclage, …). La Banque de France indique que c’est « l’écart entre le revenu sur le prêt consenti par la Banque centrale nationale à la banque commerciale et le coût de production du billet, qui génère les revenus de seigneuriage » 84. Ainsi, selon la Banque de France, le refinancement bancaire serait la contrepartie de l’émission des billets 85. Cette piste-là ne permet donc pas non plus de connaître avec précision les gains tirés de l’activité de seigneuriage.
Reste une dernière solution — forcément grossière — consistant à calculer la rémunération moyenne des actifs de la banque centrale et d’y appliquer le volume des billets en circulation. Ainsi, les revenus bruts d’intérêts de l’Eurosystème ont été de 67,4 milliards en 2024, ce qui représente un rendement moyen de 1 % sur l’ensemble des actifs et de 1,2 % en excluant l’or 86.
En considérant que les plus et moins-values sur les autres actifs s’annulent avec le temps, tout en excluant l’or, le revenu brut de billets en 2024 s’élèverait donc avec ces hypothèses, à 19 milliards d’euros dont 1,16 milliard pour la France si on attribue à celle-ci la part dans le capital de la BCE (16,4 %). À cela, il convient bien sûr de retirer le coût de l’entretien de la monnaie fiduciaire, coût que les banques centrales ne communiquent pas.
Même si l’on ne parvient pas à déterminer avec précision les gains de l’activité de seigneuriage, il apparaît que ceux-ci sont loin d’être négligeables, même s’ils ne représentent pas l’ensemble des revenus d’une banque centrale. Dans quelle mesure ces revenus de seigneuriage seraient-ils affectés par une montée en puissance des stablecoins ? Autrement dit, une baisse significative des revenus de seigneuriage mettrait-elle en péril les résultats d’une banque centrale ?
On touche avec ces deux questions à celle, plus large, du « remplacement du cash » : les stablecoins vont-ils prendre la place de la monnaie fiduciaire ?
La réponse n’est pas identique d’une zone économique à une autre.
Dans les économies modernes, la part de la monnaie fiduciaire ne représente plus qu’un pourcentage très faible de la masse monétaire : un peu plus de 10 % dans la zone euro, moins de 5 % en Grande-Bretagne. Si la monnaie fiduciaire continue de représenter environ 43 % des transactions de proximité, elle descend à 20 % en valeur. Cette dernière n’est que de 15 % en Grande-Bretagne — et 1 % en Suède 87.
Paradoxalement, si sa part ne cesse de baisser en valeur, le nombre de billets et de pièces en circulation dans la zone euro ne cesse d’augmenter depuis la création de l’euro, et plus particulièrement depuis la crise du Covid 88. On retrouve le même phénomène avec le dollar américain 89, qui manifeste une thésaurisation sous forme d’espèces.
Doit-on considérer que les stablecoins vont accélérer la baisse de l’usage des pièces et billets dans les paiements de proximité et, par conséquent, l’émission de la monnaie fiduciaire ?
Si la part de la monnaie fiduciaire comme actif monétaire continue de baisser, les revenus des banques centrales peuvent s’en trouver affectés si cela se traduit par une baisse du nombre de billets en circulation. Une utilisation massive des stablecoins comme moyen de paiement, en lieu et place de la monnaie fiduciaire, risquerait de diminuer le besoin de circulation de celle-ci et, corrélativement, de peser sur les revenus des banques centrales.
Si, dans un horizon plus ou moins lointain la monnaie fiduciaire venait à disparaître — ou, à tout le moins, si son usage devenait marginal pour qu’elle soit remplacée par les stablecoins et tout autre mode de paiement numérique —, l’une des deux fonctions d’une banque centrale tendrait à disparaître.
Ce risque n’est toutefois pas nouveau ; les stablecoins ne seraient alors qu’un accélérateur d’un phénomène plus profond : la numérisation de la monnaie via de nouveaux moyens de paiement. Ce n’est donc pas un risque lié aux stablecoins dont il s’agit ici, mais d’un risque plus général de numérisation des moyens de paiement auquel les banques centrales doivent faire face.
La situation des banques centrales est hétérogène de ce point de vue.
Dans les pays à forte inflation et/ou à monnaie faible, le recours aux stablecoins est perçu par la population comme une alternative crédible à l’utilisation de la monnaie légale — qu’elle soit fiduciaire ou électronique. C’est le cas dans des pays aussi différents que le Kenya, la Turquie, le Liban, certains pays d’Amérique du Sud et d’Asie 90. Dans ces pays, les stablecoins jouent tout à la fois le rôle d’actif de réserve et de moyen de paiement dans une devise (le dollar) autre que la monnaie nationale.
Cette substitution des stablecoins à la monnaie fiduciaire légale n’est pas sans poser de nombreux risques pour ces pays, non seulement en termes de perte de souveraineté monétaire, mais aussi de revenus tirés du seigneuriage et, plus généralement, de la stabilité de leur système bancaire 91. Le développement des stablecoins constitue alors clairement une forte menace pour les banques centrales, leurs rôles et missions étant directement impactés par ce phénomène.
La situation est très différente dans les pays dotés d’une devise stable, d’une inflation maîtrisée et d’un système de paiement moderne et efficace comme c’est le cas au sein de l’Union et d’autres pays ; ceux-là ne sont pas menacés par l’arrivée des stablecoins ni leur croissance — la BCE ne l’est donc pas non plus. Il y a un consensus aujourd’hui pour estimer que les paiements de proximité en stablecoins à la place de l’euro (fiduciaire ou scriptural) constituent un risque très faible ; celui-ci ne peut pourtant être totalement écarté, car le jour peut arriver où les grands acteurs du commerce électronique se mettront à privilégier les paiements en stablecoins dollar.
Ainsi, sur la première des deux missions d’une banque centrale qu’est le pouvoir de frapper monnaie, le risque que feraient courir les stablecoins en remplaçant la monnaie fiduciaire dépend de la configuration politique, économique et technique de chaque pays. En Europe, ce risque est très faible.
Le deuxième pouvoir d’une banque centrale, celui de déterminer la conduite de la politique monétaire, est-il affecté par la montée en puissance des stablecoins ?
Dans l’histoire monétaire, ce pouvoir de conduite n’a été transféré des États aux banques centrales qu’assez récemment. Un tel transfert se fait dans l’entre-deux-guerres pour certains — les États-Unis par exemple — et à partir des années 1970 pour la majorité.
En France, il faut attendre une loi de 1993 pour que la Banque de France soit désignée comme étant en charge de la politique monétaire. Selon cette loi, « la politique monétaire constitue l’une des composantes de la politique économique, complétant la politique budgétaire et fiscale ainsi que les politiques structurelles, qui sont du domaine de l’État. La politique monétaire est de la responsabilité des banques centrales, qui doivent veiller à la stabilité monétaire et financière pour favoriser la prospérité économique » 92.
Si la politique monétaire a longtemps été l’apanage des gouvernements, c‘est que ceux-ci estimaient qu’il n’était pas possible de conduire une politique budgétaire et économique sans maîtriser la politique monétaire.
Le transfert qu’on observe à partir des années 1970 s’opère justement afin de découpler la politique économique de la politique monétaire, laquelle, surtout depuis la création de la BCE, consiste principalement dans la « stabilité des prix, qui est définie comme une inflation de 2 % à moyen terme » 93.
Ce découplage n’a été possible qu’au nom d’une idée qui s’est peu à peu imposée : l’indépendance de la banque centrale, comme garant d’une politique monétaire non influencée par le pouvoir politique. Le pilotage de la politique monétaire est ainsi effectué par une analyse macroéconomique des facteurs présentant un risque pour la stabilité des prix, et une analyse de l’évolution de la masse monétaire pour déterminer les tendances d’inflation.
Le contrôle de l’évolution de la masse monétaire est donc un facteur essentiel pour une banque centrale.
Dans quelle mesure les stablecoins ont-ils un impact sur la conduite de la politique monétaire ? En vérité, cet impact est faible — voire nul —, que les stablecoins soient émis par des EME ou qu’ils soient le fait des établissements de crédit. Dans les deux cas, les réserves se retrouvent auprès de la BCE.
En effet, tout établissement de crédit agréé au sein de l’Union doit constituer des réserves obligatoires auprès de la banque nationale dont il relève — soit 1 % des passifs à moins de deux ans. Dès lors que les stablecoins sont assimilés à des dépôts pour les besoins de l’agrégat M1, ils sont capturés par cette exigence.
Ce qui pourrait inquiéter une banque centrale est l’émission de stablecoins par un émetteur non supervisé par elle et utilisant sa devise : dans un tel cas, la banque centrale ne connaît pas de façon précise l’évolution de la masse monétaire et pilote à vue. Or, une telle situation n’est pas possible au sein de l’Union européenne, le Règlement européen sur les crypto-actifs (MiCA) obligeant les émetteurs de stablecoins utilisant une devise de l’Union d’être agréés au sein de celle-ci.
Une situation encore plus problématique est celle où un émetteur non supervisé par la banque centrale distribue un stablecoin dans une devise autre — comme c’est le cas dans de nombreux pays d’économie émergentes où les stablecoins en dollar sont utilisés par les agents économiques. Cette situation n’est pas interdite dans le cadre de l’Union européenne, mais le même règlement européen MiCA oblige à ce que les plateformes de crypto-actifs agréées au sein de l’Union s’assurent que l’émetteur de ce stablecoin respecte les règles européennes en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT).
Il n’existe pas d’interdiction formelle d’utiliser des stablecoins en dollars émis par des émetteurs non européens au sein de l’Union, mais les conditions de circulation sont très limitées. C’est ce qui explique que Tether, le stablecoin disposant de la capitalisation boursière la plus importante, n’est aujourd’hui plus accessible dans l’Union européenne : les plateformes de trading européennes ont été obligées de le « délister ».
Comme on le voit, en l’état actuel des choses et sans doute pour encore quelque temps, il n’y a pas de risque pour la BCE d’atteinte à sa politique monétaire via les stablecoins en euro, voire en dollar.
Création de la monnaie fiduciaire et conduite de la politique monétaire sont les caractéristiques principales d’une banque centrale aujourd’hui.
À ces deux fonctions a été ajoutée une caractéristique particulière, propre aux banques centrales modernes : leur indépendance par rapport au pouvoir politique et à l’État. Une banque centrale indépendante conduit sereinement une politique monétaire détachée des soubresauts des débats politiques.
Cette indépendance est considérée, surtout au sein de l’Union, comme une garantie du modèle de démocratie parlementaire appliquée au cas monétaire : l’indépendance de la BCE constitue un des piliers du système démocratique, en ce sens que la BCE n’est pas soumise aux aléas de la politique.
Ce modèle d’indépendance est devenu aujourd’hui un standard international, prôné par le FMI 94 ; son application n’est toutefois pas homogène d’un pays à un autre, notamment en raison des liens qui peuvent exister entre la banque centrale et le Trésor public d’un État. Plus ces liens sont lâches ou, mieux encore, inexistants, plus la banque centrale sera considérée comme indépendante et, partant, neutre dans le débat politique — son rôle étant de déterminer la politique monétaire quelle que soit la couleur politique du gouvernement.
Les débats actuels aux États-Unis montrent en quoi la question de l’indépendance est cruciale et au centre du débat politique. Si la critique principale qu’on fait au modèle de fonctionnement des banques centrales est l’absence de légitimité démocratique, tant de l’institution que de sa gouvernance, c’est là précisément leur raison d’être.
Que conclure de ce rapide panorama sur les risques que représenteraient les stablecoins pour une banque centrale ?
Sont-ils de nature à remettre en cause non seulement le pouvoir de création monétaire de la BCE, mais aussi celui de la conduite de la politique monétaire, voire son indépendance ?
Le débat n’est pas récent. On connaît l’opinion de Friedrich von Hayek dans son ouvrage Pour une vraie concurrence des monnaies 95, où celui-ci préconise d’émettre les monnaies non plus par les banques centrales mais par des institutions privées.
L’arrivée de nouvelles technologies comme la blockchain bouleverse certes l’ordre monétaire en vigueur, en faisant de certains actifs numériques des substituts à la monnaie ; mais que ce soit pour la conduite de la politique monétaire ou le pouvoir de création monétaire, il paraît exagéré aujourd’hui de considérer que ces deux fonctions essentielles d’une banque centrale soient menacées par l’essor des stablecoins. Le discours de la BCE sur ce sujet paraît donc exagérément négatif.
La BCE serait plus avisée de se focaliser sur la place du dollar comme monnaie aussi bien dans les paiements de proximité que dans les opérations de règlement sur les marchés financiers, pour s’inquiéter d’une telle situation. La réponse de la BCE face à cette menace réelle devrait alors être de favoriser l’essor des stablecoins en euros, d’autant plus que leur impact sur la stabilité financière reste encore très faible — même dans l’hypothèse d’une circulation équivalente à celle aujourd’hui des stablecoins dollars par rapport à l’agrégat M1.
Si le risque d’utilisation des stablecoins dollars dans les paiements de proximité au sein de l’Union semble à ce jour très théorique, la situation est différente pour les marchés financiers du fait de la numérisation des actifs financiers et du besoin de disposer d’un actif de règlement numérique dans les systèmes de règlement-livraison européens. Si la bataille sur la devise numérique de règlement dans les marchés de crypto-actifs semble aujourd’hui perdue au profit du dollar, celle liée à la transformation radicale des infrastructures de marché traditionnelles — comme les bourses, les dépositaires centraux et les systèmes de règlement-livraison dans leur transformation numérique — reste ouverte.
Le risque pour l’Union est que ces infrastructures utilisent des stablecoins en dollars si aucune autre alternative crédible n’existe ; or, la faiblesse actuelle des stablecoins en euros ne leur permet pas d’être une alternative crédible ; quant à l’euro numérique de gros, il est pour sa part en voie de développement.
Certes, le basculement des infrastructures de marché prendra encore du temps.
Tout dépendra donc de la vitesse de ce mouvement de transformation : à ce moment-là, les acteurs se tourneront vers l’actif de règlement numérique le plus liquide qui puisse être disponible.
La BCE s’est trompée d’enjeu stratégique depuis plusieurs années : elle a pensé que les stablecoins étaient une menace pour la souveraineté monétaire et la politique monétaire européennes, parce qu’elle y voyait d’abord un concurrent à son projet d’euro numérique. Prisonnière de cette vision, elle n’a pas vu que le risque n’est pas le support (stablecoin) mais la devise de référence du support (le dollar).
Cette obsession a fait perdre au moins trois à cinq ans à l’Union pour se doter d’acteurs concurrençant les émissions en dollars par des émissions en euros. Les récentes déclarations du gouverneur de la Banque de France laissent cependant entrevoir une évolution vers plus de réalisme 96.
Il conviendrait d’accompagner le secteur privé dans ses projets d’émission de stablecoins en euros — pour repositionner ses priorités, c’est d’un réel aggiornamento dont la BCE a besoin.
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25.09.2025 à 07:00
Matheo Malik
Que fait la zone euro alors que Trump veut prendre la Fed et renverser l’ordre monétaire avec les cryptos ?
Pour le Gouverneur de la Banque de France, la nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité stratégique européenne.
Nous l’avons rencontré.
L’article « L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie », une conversation avec François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France est apparu en premier sur Le Grand Continent.
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Ce « voyage au bout de l’Europe » n’est évidemment pas un déplacement comme les autres.
Aller à Kyiv aujourd’hui, c’est voir une ville magnifique et millénaire, et c’est surtout recevoir une leçon de courage calme : un pays qui se défend fermement, mais aussi qui est au travail et qui tourne.
Chaque nuit, les habitants de Kyiv risquent de subir des alertes — même si la situation est là-bas plus sûre qu’on ne l’imagine à Paris — et chaque matin, ils retournent dans leurs entreprises ou leurs services publics essentiels.
Le pays tient bon avec une résilience impressionnante.
Je l’ai vu à la banque centrale d’Ukraine : mon collègue et ami Andriy Pyshnyy, qui m’avait invité, veille à maintenir des banques qui prêtent et une inflation supportable. Mais bien sûr, la guerre pèse lourdement et depuis trop longtemps sur les hommes, sur le budget et sur la croissance.
L’Ukraine comme la Moldavie font partie de l’Europe, géographiquement et culturellement. Le désir d’Europe s’est peut-être banalisé à l’Ouest, mais il ne fait que grandir là-bas. Les deux pays s’y préparent activement dans leur législation comme dans leurs réformes. La présidente moldave Maia Sandu, que j’ai rencontrée, est un modèle de courage dans sa lutte contre la corruption et les interférences russes.
Comprendre sur place ce que ces Européens vivent, aller leur dire personnellement et physiquement notre amitié, cela compte vraiment pour eux.
Mais la solidarité doit être aussi en actes : comme la BCE, la Banque de France est très engagée dans la coopération avec les deux banques centrales.
83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu.
François Villeroy de Galhau
Le G7 a réussi l’an dernier à mettre en place un nouveau prêt ERA de 50 milliards de dollars à l’Ukraine, assis sur les revenus des avoirs russes. Il y a aujourd’hui des discussions pour amplifier ce succès : je ne veux pas en préjuger, mais nous devons évidemment continuer à soutenir l’Ukraine aussi longtemps que nécessaire dans un combat qui malheureusement dure à cause de l’acharnement russe.
L’euro est un succès formidable. Je fais partie de la génération de ceux qui depuis les années 1990 ont œuvré à la création de la monnaie unique. J’étais à Maastricht, et il y avait alors un certain scepticisme. On l’a oublié, mais nombre d’économistes, notamment américains, disaient que cela ne marcherait jamais.
En France, en 1992, l’euro a été approuvé par la plus courte des majorités, avec 51 % des voix.
Il s’agit aujourd’hui d’un véritable plébiscite : 83 % des Européens et 79 % des Français soutiennent l’euro, et cette proportion croît alors même que nous avons traversé nombre de crises dont un épisode d’inflation il y a peu. L’euro a été testé et chaque fois, il s’est renforcé davantage.
Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile. En France comme ailleurs, les taux d’intérêt seraient beaucoup plus élevés ; les tensions intra-européennes seraient aussi plus importantes.
Une leçon de confiance et de détermination, dans un contexte où l’on peut avoir l’impression que les projets européens sont voués à l’échec. Une politique européenne, quand elle est menée de manière expliquée, continue et incarnée, devient populaire. J’insiste sur l’incarnation : l’euro, c’est tangible dans la vie des Européens. Comme demain des projets communs sur la défense, l’énergie décarbonée ou l’intelligence artificielle.
L’Europe, c’est une belle idée, mais à incarner en projets concrets.
Lorsque nous avons adopté l’euro, nous étions onze. Aujourd’hui, nous sommes vingt, avec la Croatie depuis 2023 ; nous serons vingt-et-un avec la Bulgarie début 2026. Aucun pays n’est jamais sorti de la zone euro — et on sait que pour la Grèce cela n’a pas été facile. Je pense toutefois qu’ils ne le regrettent pas aujourd’hui.
Il reste cependant sage que l’adoption de l’euro se fasse au rythme de la volonté de chaque pays.
En effet, la limite aujourd’hui, c’est que cette souveraineté monétaire n’a pas encore suffisamment débouché sur deux autres aspects décisifs : la souveraineté économique et la souveraineté financière.
Pour prendre un exemple : nous avons en Europe plus d’épargne que les Américains, mais nous l’utilisons beaucoup moins bien pour nos investissements. Nous savons pourtant ce qu’il faut faire : en additionnant les rapports Draghi et Letta, la prescription est extrêmement claire.
Si nous n’avions pas l’euro dans les turbulences du monde actuel, nous serions dans une situation extrêmement difficile.
François Villeroy de Galhau
Pourquoi Jacques Delors a-t-il réussi il y a trente ans, avec d’autres, à mettre en place le marché unique, puis la monnaie unique ? Parce qu’il a mis un paquet global sur la table et fixé un calendrier. Sans ce dernier, l’euro n’aurait probablement pas vu le jour.
Nous avons besoin d’une vision d’ensemble et d’une date mobilisatrice ; je crois qu’aucun gouvernement des principaux pays européens ne bloquera un tel projet.
Ces deux critiques opposées montrent que le choix d’une telle date, de l’ordre de deux à trois ans, est sans doute un bon point d’équilibre. Nous avons au moins deux dates symboliques : 2027, soit trente-cinq ans après Maastricht et soixante-dix ans après le Traité de Rome, ou encore 2028, soit trente-cinq ans après le marché unique. Cela ne fait pas une énorme différence, mais ce doit être pendant « les années Trump » : la réaction européenne face au basculement américain. Si les choses se font dans cet horizon-là, ce sera un véritable bond en avant.
Il y a bien sûr des propositions de la Commission aujourd’hui sur la table ; mais elles restent traitées de manière isolée et ne suffisent pas à atteindre « l’alignement » des ambitions qu’avait permis la date mobilisatrice de Delors.
Il s’agit d’aligner trois volontés : l’ambition politique ; le travail administratif, qui n’est pas négligeable ; les projets d’investissement des entreprises. Cela avait remarquablement fonctionné avant le 1er janvier 1993 et le marché unique.
Au risque du paradoxe, la nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne. Cette politique risque en effet de jouer dans la durée contre la croissance et l’innovation outre-Atlantique. Certains investissements des entreprises européennes aux États-Unis resteront, mais sans doute moins qu’il y a un an, quelles que soient les annonces ronflantes.
C’est le moment de proposer un contre-projet économique européen. Mais il faut faire vite, beaucoup plus vite ; sinon la fenêtre d’opportunité va se refermer.
La réaction européenne face au basculement américain doit se faire pendant « les années Trump ».
François Villeroy de Galhau
La Commission a su réagir rapidement dans des situations de crise, comme lors de la pandémie de Covid-19 et de l’achat groupé de vaccins, ou lors de l’invasion de l’Ukraine et des paquets de sanctions contre la Russie. Depuis janvier dernier, elle a également agi rapidement dans le domaine de la défense.
Elle doit pourtant maintenant aller plus vite et plus fort sur l’économie, en dépassant la relative dispersion des portefeuilles.
L’accord est ce qu’il est. Il n’est pas enthousiasmant, mais peut-être était-il inévitable.
En revanche, l’essentiel de la réaction européenne doit désormais se concentrer sur autre chose, en interne : le renforcement de notre économie, la mobilisation générale autour de nos atouts. Nous avons le plus grand marché au monde, à égalité avec les États-Unis, et nous disposons de plus d’épargne qu’eux. Nous avons évidemment les talents humains.
Si j’ose dire, c’est l’heure d’être plus américain, ou du moins de faire nôtre une de leurs vertus : la confiance en soi.
Au risque de me répéter, il faut aussi appliquer le principe attribué à Walt Disney : « la différence entre un rêve et un projet, c’est une date de réalisation ».
Bien sûr, les banques centrales n’ignorent pas le contexte dans lequel elles évoluent. Envisager divers scénarios — nous l’avions fait par exemple après l’invasion de l’Ukraine — peut faire partie de notre analyse économique. Nous ne sommes pas pour autant des acteurs géopolitiques.
Si on regarde néanmoins ce qui se passe à propos de la monnaie aujourd’hui, nous devons être mobilisés sur un certain nombre de tournants.
La nouvelle politique économique américaine peut créer une opportunité européenne.
François Villeroy de Galhau
La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté.
Elle peut apparaître comme un « bien invisible » : en temps normal, on ne le ressent pas, c’est comme l’air qu’on respire. Pourtant, sa valeur se mesure quand on en est privé, ou en cas de tensions ou de crises.
Il est crucial aujourd’hui de préserver la valeur de ce que les Européens ont construit avec l’euro.
Permettez-moi d’élargir la réponse. Nous faisons aujourd’hui face à trois ruptures majeures : une rupture technologique, une rupture économique ou idéologique — une privatisation possible de la monnaie — et une rupture politique — l’attitude américaine.
Tout d’abord, la rupture technologique concerne la tokenisation. Grâce à la blockchain, il est désormais possible d’échanger de façon décentralisée non seulement des flux financiers, mais aussi des informations, des actifs dématérialisés et des contrats juridiques. Ceci simplifie considérablement les transactions. Cette technologie a d’abord été liée aux Bitcoins, qui sont des instruments hautement spéculatifs et dont on peut douter qu’ils aient un potentiel de transformation de l’économie important.
Ce qu’on voit émerger maintenant, c’est un objet moins excitant, mais potentiellement beaucoup plus disruptif : les stablecoins, dont la valeur est adossée à une monnaie souveraine existante. Il s’agit d’un actif tokenisé qui ressemble beaucoup plus à une monnaie classique.
La deuxième rupture est d’ordre économique ou idéologique. Nous l’avions déjà constaté avec le Bitcoin : les émetteurs de cryptos sont décentralisés et tous privés, bien sûr. Cela signifie non seulement qu’il n’y a plus ici la fonction d’émission habituelle des banques centrales, mais aussi que le rôle des banques commerciales, qui constituent le deuxième étage de la création monétaire, peut être remis en cause. À ce jour, les plus grands émetteurs de stablecoins tokenisés sont des non-banques, assez peu régulées, comme Circle ou Tether.
C’est dans ce contexte que survient la troisième rupture, de nature politique : l’administration Trump pousse désormais les deux premières transformations tout en maintenant une continuité avec la politique américaine en ce qui concerne le rôle du dollar.
La monnaie est à la fois notre cœur de mission, et un objet essentiel de souveraineté.
François Villeroy de Galhau
Visiblement, cette administration, plus encore que celles qui l’ont précédée, est très attachée au rôle central du dollar dans le système monétaire international, notamment parce que cela sécurise la demande pour la dette fédérale américaine.
Mais elle y ajoute une sensibilité politique très favorable au mouvement de privatisation et de décentralisation de la monnaie. Un des premiers Executive Orders de Donald Trump, dès le 23 janvier, stipule l’interdiction aux États-Unis de la monnaie de banque centrale numérique dite CBDC (Central Bank Digital Currency). À l’inverse, le président américain promeut les stablecoins émis par des acteurs privés.
L’objectif affiché est de faire des États-Unis le pays de la finance tokenisée. Sur le plan technologique, cette orientation peut se comprendre : aujourd’hui, la plupart des acteurs de la technologie sont américains, et le marché des stablecoins est pour l’instant adossé à 99 % au dollar.
Oui ! Tout en affirmant son attachement au rôle central du dollar, l’administration Trump prend des risques quant à sa valeur et à sa solidité en attaquant l’indépendance de la Fed, en adoptant un budget marqué par des déficits considérables… ou encore en imposant des droits de douane susceptibles d’augmenter l’inflation et de ralentir la croissance.
Le dollar reste aujourd’hui naturellement au centre du système, mais ces politiques économiques créent une attente de diversification des investisseurs internationaux car elles peuvent éroder la confiance dans les actifs américains. En sens inverse, la rupture technologique peut augmenter le rôle du dollar.
Se diriger vers un système monétaire plus multipolaire, diversifié sur plusieurs devises, serait plutôt une bonne chose. J’ai cependant une réserve forte : cela ne doit pas conduire à une fragmentation.
Le système monétaire international actuel, avec ses imperfections, a au moins le mérite d’être relativement unifié. S’il reproduisait pour les paiements transfrontaliers la fragmentation par blocs que l’on observe actuellement sur les plans géopolitique et commercial, ce serait un véritable recul.
Potentiellement, mais nous avons des réponses.
Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens. Ce débat est tout juste naissant pour l’instant ; il est pourtant essentiel pour l’avenir de la souveraineté européenne.
On peut évoquer un lointain parallèle historique, bien sûr imparfait.
Une précédente grande rupture technologique sur la monnaie avait été l’invention du billet de banque, remplaçant l’or et l’argent : c’était déjà une dématérialisation.
L’Angleterre a pris ce tournant dès 1694 avec la création de la Banque d’Angleterre. La France a mis un siècle de plus, avec la création de la Banque de France en 1800, notre pays ayant été freiné par l’échec du système de Law en 1720, entre autres raisons.
Ce siècle de décalage monétaire n’est pas totalement indépendant du retard dans le décollage économique et industriel français par rapport à l’Angleterre. Ce n’est évidemment pas la seule explication. Reste que la bonne monnaie et le rôle de la banque centrale ne sont pas uniquement des sujets de spécialistes ; ils sont absolument centraux pour le développement de l’économie.
Nous la construisons activement, avec Christine Lagarde et le Conseil des gouverneurs.
Notre réponse repose sur trois composantes : la régulation, la monnaie numérique de banque centrale, et la possibilité d’une monnaie tokenisée privée européenne.
Sur la régulation, l’Europe dispose d’une avance avec le règlement MiCA, qui encadre depuis 2024 les actifs tokenisés. Les États-Unis viennent seulement d’adopter leur règlement Genius. Il est bienvenu, même s’il nous semble perfectible.
Vient ensuite la monnaie numérique de banque centrale. Alors que celle-ci a été interdite aux États-Unis, c’est notre responsabilité comme Banque centrale européenne d’œuvrer à son développement pour conserver notre souveraineté monétaire, d’autant plus que notre continent compte aujourd’hui moins d’innovateurs privés. C’est le but du projet d’euro numérique pour les paiements de détail, auquel s’ajoute le chantier moins connu de la monnaie numérique « de gros ».
L’urgence la plus pressante concerne en effet les paiements de gros — échanges interbancaires et marchés financiers — avec une première solution dès 2026 dans le cadre du projet Pontes. Quelques années plus tard, le projet Appia, avec un registre unifié sur blockchain, permettra d’échanger l’ensemble des actifs tokenisés : l’Europe veut être ici pionnière dans le monde.
Le risque pour l’Europe, c’est d’être demain confrontée à une quasi-monnaie, le stablecoin en dollars, de nature privée et émise par des acteurs non européens.
François Villeroy de Galhau
L’euro numérique pour le grand public est actuellement débattu au Parlement européen, mais le processus reste trop lent, du fait notamment des résistances de certaines banques privées. C’est à courte vue : elles risquent d’être les premières perdantes en l’absence de solution européenne et en euros.
Sur le plan technologique, le travail est en cours : c’est bien sûr un projet d’ampleur.
Elle touche justement aux émetteurs privés. Aux États-Unis, les banques prennent conscience des perspectives qu’ils ouvrent : le marché des stablecoins, aujourd’hui autour de 250 milliards de dollars, pourrait atteindre plusieurs milliers de milliards dans les années à venir.
Si ce développement massif de stablecoins en dollars se confirme, l’Europe et ses banques ne pourront éviter la question d’un étage privé de la monnaie tokenisée. Techniquement, deux instruments existent : des stablecoins en euros et/ou des « dépôts tokenisés ».
Mon propos ici n’est pas de choisir, mais de souligner le risque potentiel si aucune de ces deux solutions n’est développée en Europe.
Depuis toujours, la monnaie est un partenariat public-privé. Malgré les ruptures technologiques et la tokenisation, ces principes restent inchangés : une ancre solide, la monnaie centrale publique, comme fondation d’une monnaie des banques commerciales bien régulée.
L’Europe a justement les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie : elle est plutôt en avance sur les États-Unis en matière de régulation et de monnaie numérique publique, mais elle est en retard sur la monnaie privée.
Il y a deux sujets différents : à la « privatisation » potentielle dont nous avons parlé s’ajoutent les attaques sur l’indépendance de la Fed. En apparence, elles ne remettent pas en cause son rôle, mais visent à la subordonner au pouvoir politique.
C’est grave. L’indépendance des banques centrales a été conférée par la démocratie, parce que l’expérience montre qu’une banque centrale indépendante sert les citoyens en permettant de mieux maîtriser l’inflation. En outre, une banque centrale moins indépendante inspire moins confiance aux prêteurs, ce qui fera monter les taux d’intérêt à long terme au lieu de les faire baisser. Attaquer ainsi la Fed, c’est donc aller contre la loi démocratique américaine, et à terme contre l’intérêt économique américain.
L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie.
François Villeroy de Galhau
Certains ont peut-être une vision libertarienne selon laquelle il n’est pas nécessaire d’avoir une institution publique pour ancrer la monnaie. Avec un réseau d’émetteurs privés, ce serait la décentralisation qui créerait la confiance.
À l’origine, le Bitcoin reposait sur un vaste réseau de mineurs. Aller au bout de la logique reviendrait à dire que l’on a davantage confiance dans ce réseau anonyme — qu’il soit en Chine ou en Russie — que dans une institution publique.
Ma conviction, évidente, est qu’il s’agirait d’une illusion totale. Un acteur privé est in fine toujours guidé par ses propres intérêts — et on ne peut pas le lui reprocher. Il ne peut pas mieux garantir l’intérêt général qu’une institution décidée par la démocratie. Celle-ci est pour autant toujours perfectible : elle se doit bien sûr d’être à l’écoute des citoyens et de leurs critiques, et de leur rendre des comptes sur ses résultats.
La coopération entre banques centrales est — et j’espère restera — un élément absolument clef.
Je suis président du Conseil de la Banque des règlements internationaux ; on parle peu du dialogue que nous menons, mais il est essentiel pour partager en confiance les informations et les interrogations que nous avons. Ensuite, chacun décide librement et rend compte selon ses règles nationales — ou ses règles européennes pour ce qui touche à notre Conseil des gouverneurs.
Quitte à vous surprendre, cette question n’était pas prévue dans le Traité de Maastricht.
L’objectif était de créer une monnaie solide sur le plan interne, ce qui a été fait avec succès. L’idée était que l’usage international de l’euro dépendait entièrement des choix privés.
Dans les faits, le rôle de l’euro a augmenté progressivement jusqu’à la crise financière, puis il s’est plutôt tassé depuis. C’est désormais devenu un enjeu beaucoup plus important. D’une part, il y a une attente de la part d’un certain nombre d’investisseurs internationaux, et d’autre part, c’est un avantage pour nous.
Par exemple, si une plus grande part du commerce avec le reste du monde était réalisée en euros, on réduirait un facteur de volatilité lié au change.
Je ne suis pas d’accord.
La BCE a plusieurs lignes de swap avec des contreparties qu’elle juge suffisamment sûres, et des lignes de refinancement (« repos ») avec nombre de pays d’Europe centrale. D’autres banques centrales peuvent peut-être utiliser l’instrument de façon plus « politique », mais c’est alors prendre de vrais risques financiers. Ceci dit, il y a de réelles possibilités pour élargir nos mécanismes.
Tout ce que nous ferons pour mobiliser l’épargne, réaliser une union d’épargne et d’investissement ou accroître l’intégration financière, renforcera l’attractivité externe. Plus le marché financier européen sera profond, plus les investisseurs y viendront.
Une autre question, présente depuis longtemps, reviendra certainement : celle d’un actif sûr en euros, au-delà des dettes nationales existantes. Ce n’est pas évident à atteindre, et il y a deux familles de solutions : l’émission de dettes communautaires en euros — cela pourrait commencer par le regroupement des dettes de la Commission, du mécanisme européen de stabilité, voire de la BEI —, ou le regroupement d’une partie des dettes souveraines européennes.
Aucune piste n’est évidente à mettre en œuvre, mais je crois qu’il faudra relancer la réflexion.
Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.
François Villeroy de Galhau
Cela correspondrait en effet plutôt à la première piste. Il s’agirait de dire que, sur le modèle du plan NextGenerationEU en réponse au Covid, un endettement commun serait répliqué pour la défense.
Plusieurs propositions ont été faites, comme de créer une telle dette non pour les armements existants, mais pour de nouveaux comme les drones.
Si nous voulons un financement européen, il faut qu’il y ait en face une offre européenne plus intégrée. Et sans doute nouvelle, car c’est l’une des limites actuelles : il y a plus de défense en Europe, mais pas encore plus d’Europe de la défense.
Ce que je peux dire, c’est que la France sera d’autant plus crédible pour défendre ce type d’initiative qu’elle aura résolu son problème d’endettement. Dès que la France plaide pour une dette commune européenne, cela suscite un certain scepticisme autour de la table : le soupçon est que nous voulons transférer notre problème budgétaire national à l’Europe.
Cela ne peut pas être le cas : il est très important de lever ce soupçon.
L’article « L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie », une conversation avec François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France est apparu en premier sur Le Grand Continent.
19.09.2025 à 15:00
Matheo Malik
Trump vient-il vraiment de conclure un « deal » avec la Chine ?
Dans la guerre des capitalismes politiques, TikTok n'est pas seulement une bataille clef — c'est un test interne pour l’administration américaine.
En opposant la faction pragmatique à celle qui souhaite un affrontement total, Pékin s'inspire de la doctrine de Wang Huning : jouer l'Amérique contre l'Amérique.
L'analyse d'Alessandro Aresu.
L’article Trump et l’accord TikTok : qu’est-ce que la stratégie « America against America » de Pékin ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.
L’histoire de TikTok semble sans fin. Alors que nous avions retracé les différentes étapes de cette saga industrielle et politique dans ces pages, après l’annonce en grande pompe d’un accord entre l’administration Trump et la Chine de Xi Jinping sur le rachat des opérations américaines de la plateforme, elle connaît aujourd’hui un nouveau rebondissement.
Mais pour en comprendre la nature, il n’est pas si utile de partir de l’annonce retentissante d’un montage qui devrait prévoir pour la reprise de TikTok aux États-Unis un consortium d’investisseurs américains dont l’omniprésent Oracle de Larry Ellison — qui était déjà un partenaire essentiel du projet — et les fonds Silver Lake et Andreessen Horowitz.
Une archive de la Maison-Blanche livre une clef de lecture bien plus heuristique.
Sur le site Internet de la Présidence américaine, on trouve encore un document de référence — une « doctrine » programmatique intitulée « Trump on China. Putting America First ».
Il a été publié en novembre 2020 par Robert O’Brien, alors conseiller à la sécurité nationale, et peut être consulté librement sur Internet 97.
Dans un style grandiloquent, la dernière page affirme que les écrits qu’il compile — un ensemble assez hétérogène de discours du président Trump, du vice-président de l’époque Mike Pence, de O’Brien lui-même, du directeur du FBI de l’époque Christopher Wray, du secrétaire d’État de l’époque Mike Pompeo, du procureur général de l’époque William Barr et de l’ex-conseiller adjoint à la sécurité nationale Matt Pottinger — représentent pour notre époque et sur la Chine ce que fut le « Long Télégramme » de George Kennan en 1946 pour la doctrine d’endiguement de l’Union soviétique.
Qu’en est-il vraiment ?
D’une part, la Chine de Xi Jinping est un adversaire bien plus redoutable pour Washington que l’Union soviétique pour les États-Unis.
D’autre part, George Kennan — grand connaisseur de la Russie — a vécu 101 ans.
Où se trouvent aujourd’hui les auteurs de ces discours, les bâtisseurs d’un « consensus » sur la Chine ?
La rupture de Mike Pence avec Trump après l’assaut du Capitole est désormais consommée. Wray a démissionné du FBI après les attaques de nombreuses factions trumpiennes — dès 2020, à l’époque où « Trump on China » était publié, Steve Bannon suggérait sa « décapitation » — et a été remplacé par Kash Patel. Pompeo et Barr ne sont plus là. Surtout, le principal rédacteur du document, Robert O’Brien, dans le cadre de ses activités de consultant, peu après avoir soutenu en 2024 que le commerce de semi-conducteurs avancés avec la Chine par des entreprises telles qu’Intel et NVIDIA 98 présentait des risques majeurs, a travaillé en 2025 avec NVIDIA pour encourager de tels échanges — soutenant la thèse de Jensen Huang sur l’importance de l’accès au marché chinois 99.
Force est de le constater : le leadership américain n’a pas construit de consensus sur la Chine.
On perçoit certes vaguement l’émergence aux États-Unis d’une dynamique étonnante qui consiste à « faire comme la Chine » : investir avec des fonds publics dans l’industrie minière ; imiter le « maximalisme industriel » chinois soutenu par le théoricien Lu Feng ; en finir avec les rapports trimestriels — une déclaration choc amplifiée, sans surprise, par les médias chinois 100 — ; licencier ceux qui établissent des statistiques jugées non convaincantes 101.
Les exemples pourraient être bien plus nombreux pour pousser la comparaison et montrer que se déploie aujourd’hui à Washington une tentative de faire basculer le système de capitalisme politique des États-Unis — fondé sur l’élargissement de la notion de sécurité nationale — vers une version plus homogène à celle de la Chine.
Outre la longue histoire d’interdictions, de contre-interdictions, de coups et de contre-coups déjà évoquée dans ces pages, c’est dans ce contexte qu’intervient l’annonce sur le rachat américain de TikTok cette semaine.
Les deux adversaires se sont engagés dans un processus qui ressemble à long un photo-op inachevé : une grande poignée de main qui a surtout pour finalité de ne pas trop faire de mal à son adversaire.
Car cette recherche d’un grand accord se poursuit selon une modalité particulière : le report incessant.
TikTok ne peut pas vraiment être interdit — on reporte
La partie chinoise du canal de Panama ne peut pas vraiment être vendue — on reporte.
Chacun a ses « cartes », pour reprendre un terme de Trump — mais dans cette partie de poker, on peut aussi choisir de passer son tour.
Chacun renforce ainsi ses instruments de guerre économique — du pouvoir politique de l’antitrust chinois aux contrôles des exportations — afin de se nuire mutuellement — mais sans trop se faire de mal. Et jamais de manière totalement définitive. Pendant ce temps, les marchandises doivent arriver à destination, même par des voies détournées.
Quels sont alors les éléments structurels qui ressortent de l’annonce d’un deal sur TikTok ?
D’une part — et en particulier dans le cas de TikTok — il ne sera pas facile d’éliminer la tension qui règne aux États-Unis entre les incitations économiques et la sécurité nationale.
C’est même de plus en plus difficile.
Si ByteDance, maison-mère de la plateforme, a des actionnaires et des administrateurs américains et si ces actionnaires peuvent financer la politique des États-Unis, ils auront toujours une incitation à défendre leurs intérêts — et à faire défendre leurs intérêts. Et si la concurrence entre Washington et la Chine n’est pas un sprint, mais un marathon — pour reprendre une image de Jensen Huang —, il faut regarder le temps long.
Pour ByteDance, la part des opérations américaines dans ces comptes annuels n’est finalement pas le facteur qui compte le plus.
Pour comprendre l’avenir de cette entreprise, il faut plutôt s’intéresser aux activités de sa structure de recherche ByteDance Seed : au nombre de chercheurs qu’elle sera en mesure d’attirer, au nombre d’articles qu’elle pourra présenter lors de conférences telles que NeurIPS, à l’évolution des investissements dans la robotique ou encore aux perspectives de conception de puces par des unités internes… 102
La domination future part de TikTok — mais elle se gagne ailleurs.
D’autre part, l’annonce d’un deal aux contours imprécis met en évidence la tension profonde entre deux courants de pensée quant à l’attitude à avoir envers la Chine à Washington : les partisans de la confrontation des modèles et les tenants d’un pragmatisme pro-business 103. Selon ces derniers, il faudrait ainsi abandonner les stéréotypes de supériorité envers la Chine — à tout le moins dans une série de domaines — et envisager également le partage éventuel de la technologie chinoise, par exemple dans les filières industrielles des énergies propres. Pour filer la métaphore trumpiste : si les joueurs ont tous deux de bonnes cartes en main, alors une carte peut être échangée contre une autre pour tenter de se renforcer mutuellement — et évacuer les faiblesses de la mise initiale.
Dès 1991, l’intellectuel chinois le plus influent du premier quart du XXIe siècle, Wang Huning, avait émis une hypothèse : le clivage profond de la société américaine était là pour durer. Du même coup, la tension à l’œuvre au sein de l’administration serait permanente. Les termes pourraient muter ; les mots pourraient changer ; mais une ambivalence profondément ancrée quant à la position à tenir vis-à-vis de Pékin donnerait toujours l’avantage à la Chine.
Le titre de son livre était évocateur : America against America.
Il y a quelques mois seulement, des personnalités comme le Secrétaire d’État Marco Rubio considéraient l’interdiction de TikTok comme un objectif vital pour les États-Unis dans leur lutte existentielle contre le Parti communiste chinois. Bloomberg avait d’ailleurs interprété le choix des « faucons de TikTok » 104 comme une clef de lecture pour comprendre la politique étrangère de Donald Trump.
Ce que pensent ces personnes semble n’avoir que peu d’importance : elles sont devenues les rouages d’un système dans lequel il n’y a clairement rien d’idéologique : par rapport à Pékin, il s’agit essentiellement de faire de la politique de manière à ce que la situation continue à être profitable pour tout le monde. On peut bien sûr enjoliver les choses, mais la réalité est là : savamment dosée, la formule magique de Wang Huning permettra toujours de trouver une manière de tirer son épingle du jeu face à Washington.
Le Vietnam, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et d’autres — pour qui le non-alignement est devenu une matrice stratégique — ne s’y trompent pas.
À Pékin, ce mantra paraît puissant — et si entêtant qu’il pourrait finir par recouvrir les problèmes internes de la Chine.
L’article Trump et l’accord TikTok : qu’est-ce que la stratégie « America against America » de Pékin ? est apparu en premier sur Le Grand Continent.