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25.07.2024 à 18:10

Pourquoi les touristes à Paris se font attendre pour les JO ?

delaplace marie, professeure des universités, Université Gustave Eiffel

Pour les professionnels du tourisme, les JO 2024 ne sont pas un succès économique. L'effet d'éviction bien connu des économistes est en cause. Si les Jeux Olympiques attirent les amateurs de sport, ils font aussi fuir.
Texte intégral (1701 mots)
Les touristes ne seraient pas au rendez-vous dans les hôtels à l'occasion des JOP. Shutterstock

Depuis le début du mois de juillet 2024, des médias évoquent une baisse du chiffre d'affaires des restaurants et des commerces à Paris, semblant découvrir ce qu'on appelle l'effet d'éviction. Pourtant nous l'avions évoqué depuis au moins quatre ans, dans plusieurs publications mais également lors de conférences auprès des parties prenantes (l'État avec la DIJOP, la Mairie de Paris, le COJO, etc.). Il semble donc nécessaire de revenir encore et encore sur ce sujet.

La littérature scientifique montre que les précédents Jeux olympiques sont associés à l'éviction de touristes : l'annonce de l'importance de l'événement et la congestion anticipée dissuadent les visiteurs de loisirs ou professionnels de venir dans la ville durant cette période. Ainsi la fréquentation touristique a diminué parfois pendant différents JO, dans des contextes spécifiques cependant (Pékin 2008 au plus fort de la crise des subprimes, Moscou en 1980 avec le boycott des jeux ; à Los Angeles en 1984, les résultats ont été moins bons qu'en 1982, date à laquelle un record de touristes avait été atteint ; Athènes a reçu 20 % de visiteurs en moins pendant les jeux et a perdu 2 millions de touristes en 2004 par rapport à 2002 ; à Londres, de juillet à septembre 2012, le nombre de touristes a diminué de 4% par rapport à la même période en 2011. etc.). Si à Barcelone et à Rio, les JOP ont été associés à une croissance du tourisme, dans le premier cas, la ville n'était pas touristique en 1992 et dans le second (2016) l'été correspondait à la basse saison.

Des touristes dissuadés

Une enquête que nous avons réalisée en 2019 auprès de 1265 touristes à Paris dans quatre des principaux sites touristiques confirmait que Paris ne bénéficierait vraisemblablement pas d'une dynamisation du tourisme avec les Jeux. Seuls 13,1% des touristes indiquaient vouloir venir à Paris pendant les JO en 2024, 50,4 % n'en avaient pas l'intention et 36,5 % étaient indécis ; les touristes domestiques étant légèrement plus nombreux (14,7 %) à vouloir se rendre à Paris en 2024 que les touristes internationaux (12,8 %). De même, à la question, seriez-vous venus en 2019 si les JO avaient eu lieu à cette date, si 54% répondaient de façon positive, ils étaient 46% à répondre par la négative. Nous évaluions ainsi à plus de 715 000, le nombre de visiteurs qui ne seraient pas venus en 2019 et en particulier ceux qui étaient venus pour un motif de tourisme (en juillet 2019, 1 555 663 arrivées hôtelières ont en effet été enregistrées).

La diminution du nombre de touristes, lorsqu'elle est effective, induit des recettes touristiques inférieures à celles attendues, même si les touristes olympiques dépensent en moyenne deux fois plus que les autres. Les bénéficiaires des recettes touristiques sont aussi susceptibles d'être différenciées en termes de destinataires compte tenu des comportements particuliers des touristes sportifs. Les touristes qui viennent pour les JO ont en effet des centres d'intérêt différents des visiteurs «classiques» qui viennent pour découvrir la ville. Le «budget tourisme» est alors transféré et concentré sur les sites des JO et leurs animations au détriment des sites habituels. C'est l'effet de substitution défini comme le remplacement des dépenses dans les principaux sites touristiques par des dépenses associées aux JO et les sites qu'ils ont investis.

Des dépenses substituées

Au Japon, suite à la diminution du nombre de touristes lors des JOP de 1964 par rapport à 1963, les recettes ont été plus faibles que prévu. Seuls les magasins vendant des appareils photo, des transistors et des télévisions portables pour lesquels les entreprises japonaises disposaient d'un avantage compétitif à l'époque ont connu une croissance de leurs ventes.

À Atlanta comme à Sydney, les recettes touristiques ont été moindres que celles qui avaient été annoncées ex ante. À Los Angeles lors des JOP de 1984, les ventes dans les restaurants ont été de 20% à 40% en dessous de leur moyenne annuelle durant la première semaine des jeux et juste au niveau de la moyenne ensuite. 80% des restaurants ont enregistré un déclin de leur activité.

La plupart des attractions dans et autour de Los Angeles ont vu leur chiffre d'affaires se rétracter de 20% à 35% par rapport à un mois de juillet et un mois d'août normal. Les visiteurs à Los Angeles durant les jeux étaient des fans de sports venant pour les JOP et qui ont généré peu de revenus dans les restaurants et les visites. Les petites entreprises de Los Angeles ont connu une diminution de leur vente de 15% à 25%. Les JO ont contribué à cette baisse par la couverture médiatique avant les jeux qui anticipait une forte congestion et une élévation du prix des hôtels et par la non-venue à Los Angeles des touristes californiens en raison des JO.

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À Londres, la directrice générale de l'association de professionnels du tourisme UKinbound indiquait une baisse de fréquentation d'au moins 30% pendant la quinzaine des jeux avec de nombreux magasins, restaurants, théâtres et lieux de divertissement affectés par une baisse significative de leur activité.

La fréquentation des musées en baisse

Les musées sont aussi impactés. Ainsi à Londres, la fréquentation du British Museum qui est une des attractions les plus populaires pour les visiteurs étrangers (visité par 65% des visiteurs étrangers) a diminué de façon importante de juillet à septembre 2012 par rapport aux années précédentes.

*Le nombre de visiteurs du British Museum en juillet, Août et Septembre de 2004 à 2018 *

Source: Delaplace & Schaffar, 2022

Les habitudes des résidents modifiés

Dans les villes touristiques, ces effets d'éviction et de substitution ont une dimension spatiale et temporelle, avec des touristes venant dans les sites des JO mais moins dans les autres sites et des touristes venant les années précédant ou suivant l'évènement.


À lire aussi : Jeux olympiques : la légende des retombées économiques


Enfin, les résidents sont également susceptibles de modifier leurs comportements durant les jeux ; certains quittent la ville pour éviter la congestion associée à l'évènement, d'autres assistent aux compétitions ou les regardent entre amis à la télévision, ce qui réduit les autres types de sorties, et modifient les types de restauration. Ainsi au moment des JO, les résidents consomment davantage de produits de restauration rapide. À Los Angeles, les résidents ont dépensé plus pour les JOP que pour les autres activités de loisirs du sud de la Californie ou de l'extérieur de la région.

À Paris, notre enquête montrait que de nombreux musées et sites touristiques risquaient de voir leur fréquentation diminuer. Les touristes interrogés ayant visité les musées (Rodin, d'Orsay, Centre Pompidou, etc.), les jardins du Luxembourg, Le Père-Lachaise, les Tuileries, Saint-Germain des Prés, le Quartier latin, le Marais indiquaient ne pas prévoir de venir à Paris en 2024… Elle montrait enfin que les touristes qui visitaient beaucoup de lieux incontournables de Paris (Le Louvre, Montmartre, Notre-Dame, les Champs Élysées ou la Tour Eiffel) ne seraient pas venus à Paris en 2019 si les JO avaient eu lieu à cette date et ne comptaient pas venir en 2024 pour les JO de Paris.

La diminution de l'activité des commerces et restaurants parisiens était donc prévisible.

Quel impact à moyen terme ?

Et à plus long terme, peut-on anticiper une croissance du tourisme lié à un effet de notoriété? La littérature montre que la fréquentation touristique ne bénéficie pas toujours à long terme des Jeux olympiques. La notoriété de Paris étant déjà tellement importante, rien n'est moins évident. En revanche, les effets d'image associés aux Jeux olympiques pourraient être plus importants pour la Seine-Saint-Denis, y compris en termes de dynamisation de son tourisme, en raison de son image contrastée et d'une méconnaissance relative de la plupart de ses ressources touristiques. Mais ces effets d'image dépendront du bon déroulement des Jeux.

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delaplace marie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.07.2024 à 17:15

Faire triompher une candidature olympique, une affaire de pouvoir pour les villes

Frédéric Lassalle, Maître de Conférences en Sciences de gestion, IAE Dijon - Université de Bourgogne

Pour se voir confier l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques par le Comité international olympique, une ville doit présenter un profil de pouvoir bien précis.
Texte intégral (1930 mots)

13 septembre 2017. Après trois échecs pour les éditions 1992, 2008 et 2012, Paris, seule ville candidate en lice, se voit officiellement confier l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques 2024 par le Comité international olympique (CIO).

Afin d’accueillir les plus grandes compétitions internationales, les pays ou les villes se portent candidats en dépensant parfois des sommes très importantes. Rien que pour candidater pour 2024, Paris avait déboursé un peu moins de 60 millions d’euros. Durant cette phase, chaque territoire tente de mettre en place des stratégies afin de pouvoir profiter des fortes retombées liées aux JOP. Le CIO, propriétaire de l’événement, reste ensuite souverain en termes d’attribution et de contrôle de l’organisation.

Sur quels critères ? Telle est la question qui a guidé notre recherche récente. Nous y montrons notamment qu’il est question de profils de pouvoir.

En France, entre 1900 et 2024, onze villes (Paris, Lyon, Lille, Annecy, Grenoble, Nice, Chamonix, Gérardmer, Luchon-Superbagnères, Albertville et Pelvoux-Écrins) se sont portées candidates pour organiser l’événement. Les vingt candidatures ont donné lieu à 6 victoires : trois olympiades d’été à Paris en 1900, 1924 et 2024 ; trois d’hiver : Chamonix 1924, Grenoble 1968 et Albertville 1992.

De mêmes profils de pouvoir

Plusieurs typologies du pouvoir existent. Nous nous sommes pour notre part fondés sur le modèle qui est probablement le plus répandu, celui proposé par le fondateur de la sociologie en Allemagne, Max Weber. Dans sa lignée, Robert Dahl a défini le pouvoir comme l’exercice d’une domination sur une organisation, de manière à engendrer un comportement qui ne serait pas obtenu sans cette influence.

Max Weber distingue trois types de domination selon qu’elle repose sur les traditions, le charisme d’un homme providentiel ou des règles comme dans une organisation bureaucratique. Y correspondent trois sources de pouvoir : le pouvoir traditionnel, le pouvoir charismatique et le pouvoir légal-rationnel. Peut-on à partir de ce schéma expliquer la victoire ou non d’une candidature à l’organisation d’un événement olympique ?

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Se confrontent deux désirs, ici des villes candidates de jouir de liberté pour organiser l’événement comme elles l’entendent, là du CIO, de voir cette liberté limitée afin de les contraindre à réaliser le cahier des charges de la compétition. Le pouvoir réside dans la marge de liberté dont dispose chacun des partenaires impliqués dans la relation. Selon les théoriciens, deux partenaires ne peuvent trouver un accord dans une relation que si l’une des parties fait une concession suffisante. Cette concession positionne la ville candidate en situation de dominé par rapport à l’institution internationale. Si cette concession n’est pas effectuée alors la relation ne peut exister.

En rencontrant des experts et en collectant documents internes et articles de presse internationale sur la période 1960-2019, nous avons pu identifier la forme de pouvoir exercée par le CIO. Il est identique à celui du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) dont la mission est de présenter la candidature d’une seule ville au CIO. C’est lui qui met en place un comité de candidature qui deviendra un comité d’organisation (Cojo) de l’événement. De 1968 à 1992, c’est un pouvoir fondé sur la personnalité qui est utilisé comme nous l’a expliqué un président de fédération olympique :

« Le président est l’organisation et l’organisation est le président. Le nom de Coubertin personnifie cette instance. »

Depuis 2004 et jusqu'en 2024 c’est davantage un pouvoir sur l’organisation qui est à l’œuvre. En témoigne un directeur général du CNOSF, en poste pendant 10 ans :

« Le CIO est une machine administrative avec ses procédures, ses règlements, son délai de traitement, ses règles et ses codes. Le respect du processus est essentiel. »

Compte tenu de ce résultat, puisqu’il n’est pas affaire d’inadéquation entre le CNOSF et le CIO, c’est au niveau des villes que va se jouer la potentielle réussite de la candidature.

Les résultats nous indiquent que certaines villes n’ont pas le même profil de pouvoir que le mouvement olympique. Ce fut le cas de Lyon 1968, Paris 1992, Paris 2008, Nice 2018 et Pelvoux-Écrins 2018. Aucune de ces candidatures n’ont été retenues par le CIO, voire n’ont même pas été présentées par le CNOSF au CIO. Deux profils de pouvoir différents ne peuvent pas mener à la victoire. Autrement dit, le mouvement olympique sélectionne un candidat avec les caractéristiques les plus susceptibles de supporter son pouvoir.

Des choix politiques aussi

Partager le profil de pouvoir du mouvement olympique ne suffit néanmoins pas. Certaines villes candidates, bien que répondant aux mêmes logiques n’ont pas été sélectionnées par le CNOSF (Lyon 2004, Annecy 2014, Grenoble 2014, Grenoble 2018), ou n’ont pas réussi à remporter la phase de candidature pour être désignées « ville hôte » (Lille 2004, Paris 2008, Paris 2012, Annecy 2018).

Cela peut s’expliquer par la concurrence d’autres candidats, au profil de pouvoir plus conforme à celui du mouvement olympique. Dans le cas des Jeux olympiques d’été de 2004, la ville de Lille (72,83 %) a été choisie au détriment de Lyon (54,37 %), mais ce choix s’explique par un profil de pouvoir plus « conforme » à celui du mouvement olympique. Comme le souligne un membre du CNOSF présent au moment du choix :

« Le dossier de Lille avait été pensé plus en amont et les échanges avec les membres de la candidature plus constructifs. Ils avaient compris les attentes et respecté plus scrupuleusement les règles. »

C’est également vrai dans le cas des JO d’hiver 2018 avec Annecy (70,53 %) au détriment de Grenoble (53,84 %). Confirmé également par un président de fédération olympique présent au moment du vote en présence du Président du CNOSF :

« Annecy, grâce à sa candidature sur les JO 2014, avait déjà mis en place les processus nécessaires pour être prête à répondre aux attentes du CIO. Ils connaissaient les codes, règles et habitudes de l’instance internationale. Il était donc normal qu’elle gagne la phase de sélection. »

C’est un peu différent de ce qu’il est advenu pour Annecy et Grenoble en 2014. Le CNOSF a alors choisi de ne pas porter les dossiers afin de ne pas handicaper la candidature de Paris 2012. Une double candidature, été et hiver, aurait pu conduire certains électeurs du CIO à choisir la candidature d’hiver 2014 au détriment de celle d’été 2012 pour la France, afin qu’un seul pays n’organise pas les deux événements. C’est ici un choix purement politique qui ne repose pas sur une analyse des ressources ou des dynamiques relationnelles.

Des chances pour les mauvais profils ?

Un autre fait qui interroge dans ce prisme sont les décisions du CNOSF de présenter au CIO une ville avec le mauvais profil de pouvoir. Avaient-elles une la moindre chance de gagner ? Nous avons examiné les comptes rendus d’élection disponibles sur le site du CIO. Les scrutins sont organisés de telle sorte qu’à chaque tour, une ville candidate est éliminée. Le processus se poursuit jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une seule ville, à moins qu’une ville n’ait obtenu la majorité absolue ou relative lors des tours précédents.

Pour 1968, Lyon s’est classée 3e sur 4 candidats. La ville gagnante, Mexico, l’a emporté au premier tour de scrutin avec 3,5 fois plus de voix de plus que la capitale des Gaules. Pour Paris 1992, la ville se classe 2e sur 6 candidats. Barcelone, l’emporte au troisième tour de scrutin avec une majorité relative et 3 fois plus de voix de plus que Paris. Enfin, pour Paris 2008, la ville se classe 3e sur 5 candidats. Pékin s’impose au deuxième tour de scrutin avec une majorité relative et 4 fois plus de voix que Paris.

On peut donc dire que ces trois candidatures n’étaient pas proches de la victoire au vu des résultats du vote. Nous pouvons donc conclure qu’un mauvais profil de pouvoir bien qu’il puisse passer au niveau du CNOSF ne peut prétendre à obtenir la victoire finale pour l’organisation.

De nouvelles logiques à l’avenir ?

La limite de cette recherche est que nous ne savons pas si les villes françaises ayant le bon profil de pouvoir ont perdu à cause de profils de pouvoir identiques de villes étrangères victorieuses mais supérieurs en termes d’adéquation de pouvoir. L’étude s’est limitée à la campagne de candidature des villes françaises en raison d’un manque d’accès aux informations des candidatures étrangères.

Nous pouvons également nous interroger sur la pertinence actuelle d’identifier les profils de pouvoirs des candidats car le nombre de villes candidates a tendance à fortement diminuer sur les événements sportifs internationaux. Dans le cas des Jeux olympiques 2032, seule l’Australie avec sa capitale du Queensland, Brisbane, a été candidate devenant ainsi le 24 février 2021 « hôte préféré », selon la nouvelle procédure du CIO dite du « dialogue ciblé » pour contrer la diminution des candidatures. Brisbane a été officiellement désignée, le 21 juillet 2021, ville organisatrice. Pour les JO d’hiver de 2026, seules les candidatures de Milan et Stockholm s’affrontaient au moment du vote malgré des annonces multiples de villes souhaitant candidater mais n’allant pas au bout du processus, Calgary au Canada, Graz en Autriche, Sapporo au Japon, Sion en Suisse ou Erzurum en Turquie. Pour les JO d’hiver de 2030, seule la candidature des Alpes françaises a été retenue pour la nouvelle procédure du « dialogue ciblé ». Le statut d’organisateur, a été attribué officiellement par le CIO cette semaine, sous condition néanmoins d’avoir reçu les garanties financières de l’État avant le 31 décembre.

The Conversation

Frédéric Lassalle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.07.2024 à 17:14

La perturbation des grands événements sportifs, le nouveau terrain de jeu des militants écologistes

Titouan Bouhier, Chargé d'étude au laboratoire VIPS2 (Université Rennes 2), Sciences Po Rennes

Hugo Bourbillères, Maître de conférences en STAPS (sociologie et management du sport), Université Rennes 2

Rech Yohann, Maître de conférences, sociologue du sport, Université Rennes 2, Université Rennes 2

Depuis 2022, l'interruption d'événements sportifs par des militants climat est devenue une image médiatique récurrente. Pourquoi cette nouvelle forme d'action est-elle investie ? Pour quels résultats ?
Texte intégral (2547 mots)

C’est devenu presque banal. Alors que vous regardez, devant votre télé, un match de foot, de tennis ou la finale d’un Grand Prix de Formule 1, plusieurs personnes surgissent soudainement dans le champ des caméras en courant, souvent une banderole à la main, le poing levé en l’air, avant d’être interceptées par la sécurité. Parfois, les commentateurs évoquent des « militants écologistes » et parfois, les caméras changent si rapidement d’angle qu’on les aperçoit à peine.

Verra-t-on ce type d’image lors des Jeux olympiques et paralympiques 2024 ? Difficile à dire. Mais une chose reste certaine, ce type d’action sera traqué par le déploiement inédit de policiers français, mais aussi qataris, espagnols, allemands, polonais, mobilisés pour l’occasion.

Chercheurs en sociologie et management du sport, nous scruterons nous aussi ces prochains Jeux olympiques et ses éventuelles perturbations par des militants écologistes, après avoir étudié ce phénomène via une campagne d’entretiens qualitatifs ainsi qu’un recensement extensif de cinquante événements sportifs perturbés entre 2010 et 2024 issu de la presse écrite nationale et internationale.

Un travail à travers lequel nous avons tâché de comprendre comment cette façon de militer pour le climat s’est développée tout en suscitant des réactions contrastées. Voici les premiers constats que nous avons pu en tirer.

Une présence accrue des militants écologistes dans les grands événements sportifs

Si des activistes du climat s’invitent de plus en plus lors des grands événements sportifs internationaux, c’est moins pour dénoncer leurs impacts sociaux et environnementaux, aussi importants soient-ils, que pour se servir de leur caisse de résonance médiatique à différentes échelles et diffuser un message d’alerte vis-à-vis de problématiques environnementales, notamment liées au réchauffement climatique.

Que ces événements soient ponctuels, comme la Coupe du monde de football en 2022 ou celle de rugby en 2023, ou bien récurrents, comme Roland-Garros ou le Tour de France, leur diffusion garantit chaque année les meilleures audiences télévisuelles, notamment en France. Près de 4 milliards de téléspectateurs visionneront ainsi les Jeux olympiques et paralympiques 2024, soit plus de la moitié de la population mondiale. Une audience colossale et rarement atteinte lors d’événements non sportifs.

Si leur intensité récente interpelle, les perturbations d’événements sportifs ne sont pourtant pas nouvelles, y compris chez les militants écologistes. Déjà, en 2013, le match de football de Ligue des Champions entre le FC Bâle et Schalke 04 était interrompu à la suite d’une action de quatre militants de Greenpeace, descendus en rappel du toit du stade pour déployer des banderoles dénonçant le sponsor de la compétition (Gazprom).

Plus récemment, en 2021, un autre militant de Greenpeace atterrissait par accident en ULM sur le terrain de l’Allianz Arena de Munich, juste avant le coup d’envoi de la rencontre entre l’Allemagne et la France dans le cadre de l’Euro 2021 de football. À cette occasion, et suite à la blessure de deux individus, l’organisation écologiste s’était néanmoins excusée sur les réseaux sociaux en affirmant que « cette action n’a jamais eu l’intention de perturber le jeu ou de blesser des gens », le pilote devant, selon le plan initial simplement survoler le stade et laisser tomber un ballon en latex sur le terrain.

L’année 2022, un tournant dans la perturbation d’événements sportifs

Depuis l’été 2022, les incursions de militants écologistes ont cependant évolué en fréquence comme en nature. Présenté par ces militants eux-mêmes comme l’« été de la perturbation sportive », la saison sportive 2022 signe de fait l’émergence de ce phénomène et son extraordinaire déploiement à l’international.

Images en direct sur Eurosport de la 10ème étape du Tour de France interrompue en raison de la présence de manifestants climatique en 2022.

Parmi les 50 cas identifiés entre 2010 et 2024, seulement 6 actions ont été menées en 2010-2021, contre 25 en 2022 et 18 en 2023, principalement au mois de juillet (12). Plusieurs grandes compétitions sportives ont ainsi été perturbées, et parfois interrompues, entre les mois de mars et juillet 2022 : quatre matchs de Premier League, la demi-finale de Roland-Garros opposant Martin Čilić à Casper Ruud, le Grand Prix de Formule 1 de Grande-Bretagne à Silverstone ou encore cinq étapes du Tour de France.

De nouvelles organisations écologistes se distinguent alors par des objectifs radicalement différents, de plus en plus tournés vers l’interruption des événements sportifs. Parmi les 50 cas identifiés, 30 (60 %) ont donné lieu à une interruption du jeu, dont 29 après 2022. La plupart des autres actions ont été rapidement déjouées par les membres de la sécurité. Désormais, dans une forme de « stratégie boomerang » qui s’appuie sur la résonance internationale pour faire pression sur le gouvernement national tout en le contournant, leurs actions visent expressément à la perturbation de compétitions sportives par des actions de désobéissance civile qui cherchent à attirer l’attention médiatique.

Si la visibilité du message porté par l’organisation reste son objectif principal, l’interruption du jeu est assurément un moyen d’encourager le traitement médiatique des actions. Une stratégie qui semble efficace puisque les étapes du Tour de France 2022 qui ont été perturbées ont, par exemple, produit davantage d’articles de presse. C’est le cas des étapes 10 et 19 par exemple avec 64 articles, tandis que les étapes perturbées mais non interrompues (étapes 3, 15 et 20) n’ont donné lieu qu’à 4 articles.

Le même constat peut être effectué en Angleterre avec la Premier League de football, où l’interruption du match Everton-Newcastle pendant 7 minutes a généré plus d’articles de presse (64) que lors des trois autres matchs « seulement perturbés » la même semaine (13), à savoir Arsenal-Liverpool, Wolverhampton-Leeds United et Tottenham-West Ham.

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Le « Réseau A22 » : scandaliser pour alerter à l’international

La forte progression de ces perturbations depuis deux ans correspond également à la création du « Réseau A22 » baptisé ainsi en écho à son mois de lancement en avril 2022. Il coalise des organisations écologistes dans onze pays à travers le monde, dont les plus actives sont Dernière Rénovation (France), Just Stop Oil (Royaume-Uni) ou Letzte Generation (Allemagne). Les membres de ce réseau ne suivent pas une coordination centrale mais sont tout de même à l’origine de 30 perturbations d’événements sportifs (60 %). Les autres peuvent être attribuées à Extinction Rebellion (8), Greenpeace (4) et d’autres organisations (8), notamment animalistes. C’est surtout en Angleterre (16), en France (11), ainsi qu’en Allemagne et en Belgique (5) que l’on relève le plus d’actions visant des grands événements sportifs.

Sans surprise, les disciplines sportives visées sont variées, mais se concentrent surtout autour de sports à fort impact médiatique comme le football (12), le cyclisme (9), le tennis (8), ainsi que le sport automobile et le rugby (4). Si leur mode d’action peut être divers, le plus plébiscité reste la tactique du lock-on (16), qui désigne des blocages physiques consistant à s’attacher une partie du corps à un équipement ou infrastructure pour empêcher l’accès à certains espaces et rendre l’évacuation plus difficile pour les forces de l’ordre. On relève également des sit-in (8) ainsi que des jets (11) de confettis, de poudre orange, aux couleurs de l’organisation Just Stop Oil, ou encore de pièces de puzzles sur deux terrain de Wimbledon 2023. Achetés par les militants dans les boutiques officielles du tournoi avant les matchs, leur vente a depuis été retirée.

En ciblant ces événements, l’objectif est bien de susciter la controverse en vue d’inscrire les thématiques environnementales à l’agenda médiatique. Les militants jouent ainsi avec les règles du jeu de la communication et des grands événements sportifs internationaux dans une forme de « militantisme par embuscade », ou d’ambush activism, qui consisterait à bénéficier de la visibilité médiatique d’un événement sans y avoir été convié, à l’instar de ce que l’on peut appeler l’ambush marketing.

Les militants profitent de la diffusion de l’événement en direct pour s’adresser aux (télé) spectateurs et toucher un plus large public. Les actions des organisations du « Réseau A22 » peuvent ainsi être inscrites dans la lignée de celles des suffragettes et d’Act Up, caractérisées selon Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault par des stratégies de scandalisation qui suscitent des réactions contrastées chez les acteurs ciblés.


À lire aussi : La désobéissance civile climatique : les États face à un nouveau défi démocratique


L’interruption des compétitions sportives, un mode d’action clivant

Généralement interrogés a posteriori par les médias sur ces actions militantes jugées clivantes, les sportifs sont de fait assez contrastés dans leurs réactions mais apparaissent plutôt défavorables, notamment lorsqu’ils s’expriment spontanément. Plusieurs d’entre eux se montrent en effet très critiques face aux blocages des compétitions et aux risques de sécurité inhérents à ce type d’action. C’est le cas du cycliste belge Philippe Gilbert et du pilote automobile britannique Lando Norris.

Sans surprise, les organisateurs déplorent eux aussi généralement le choix de s’en prendre aux grands événements sportifs, comme Christian Prudhomme, directeur du Tour de France, ou Stéfano Domenicali, président de la Formule 1.

Un constat partagé par d’anciens sportifs professionnels devenus consultants pour les chaînes TV qui diffusent l’événement et en font le premier traitement médiatique, sur France Télévisions (le cycliste Laurent Jalabert, le tennisman Michaël Llodra) ou sur Sky Sports (le pilote automobile Martin Brundle).

Cependant, on trouve aussi des sportifs professionnels qui adhèrent au message diffusé par les militants écologistes. C’est le cas de certains cyclistes comme Antoine Duschesne, Victor Lafay, de pilotes de Formule 1 comme Lewis Hamilton, Sebastian Vettel ou d’anciens sportifs, à l’instar du footballeur Gary Lineker.

Certains s’engagent même plus directement comme Clément Castets, joueur professionnel de rugby au Stade Français, présent sur le terrain lors d’une perturbation de Dernière Rénovation durant le match opposant son équipe au Stade Toulousain le 5 novembre 2022. Il a par la suite témoigné en faveur des deux militants écologistes lors de leur procès du 10 mai 2023.


À lire aussi : Le militantisme écologiste est-il aussi impopulaire qu’on le pense ?


Mais au-delà des acteurs de l’événement et du public visé par l’action militante, l’enjeu reste de toucher un large public. Or, le choix de perturber des grandes compétitions sportives semble susciter de nombreuses critiques et une forme d’incompréhension, notamment chez les amateurs de sport, qui se trouvent naturellement être les premiers confrontés.

Témoignage d’Alizée, la militante de Dernière Rénovation qui s’est attachée le cou au filet du court central de Roland-Garros en pleine demi-finale hommes.

Des réactions souvent véhémentes du public (huées et sifflets) accompagnent d’ailleurs généralement le déroulement de ces actions. Elles rendent difficile la mesure de leur succès réel, tant les actions de désobéissance civile conditionnent traditionnellement leur efficacité à la sympathie générée par leurs militants pacifiques en proie à la violence des autorités.

Mais ces actions visent en réalité moins la popularité du public présent qu’elles ne tentent de renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle et à sa passivité face aux problématiques environnementales. Thibaut Cantet, porte-parole et co-fondateur de Dernière Rénovation, assurait ainsi « c’est le risque inhérent aux mouvements défendant les grandes causes : être impopulaires avant d’être légitimés par le plus grand nombre ».

L’indifférence des militants face aux critiques qu’ils provoquent, et dont ils ont parfaitement conscience, pose de fait la question de l’efficacité de ce type d’action et de leur pérennité dans le temps lors des grands événements sportifs, une fois l’effet de surprise passé et face au renforcement sécuritaire des organisateurs des grands événements sportifs internationaux.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

25.07.2024 à 17:10

La croisière maritime, histoire d’une mobilité touristique

François Drémeaux, Enseignant-chercheur en histoire contemporaine, Université d'Angers

Du loisir exclusif au tourisme de masse, la croisière maritime accompagne les évolutions des sociétés occidentales depuis près de 200 ans. Histoire de vacances sous le signe du nomadisme en mer.
Texte intégral (2081 mots)
Livret à l'usage des passagers du paquebot Pasteur des Messageries Maritimes, dans les années 1960 (French Lines & Compagnies)

En un peu plus d’un siècle, le regard des sociétés occidentales sur les mers et les océans a considérablement changé. Espace largement méconnu et suscitant la peur jusqu’au XIXe siècle, c’est aujourd’hui la première destination du tourisme de masse. Du balnéaire à la croisière, il n’y a qu’un quai, franchi chaque année par un nombre croissant de vacanciers. En 1995, on comptait 6,3 millions de croisiéristes dans le monde. La barre des 30 millions a été franchie en 2023.

Avec un peu de recul, il s’agit d’une part modeste (3,1 %) d’un tourisme international qui a concerné 963 millions d’individus en 2022. Souvent pointée du doigt, la croisière maritime est considérée comme un loisir parfois problématique, décriée pour le gigantisme inesthétique de certains navires et la pollution qu’ils génèrent. À bien des égards, elle fait simplement écho à toute l’industrie du tourisme depuis la massification de ses équipements, à la différence que la croisière est, par définition, mobile.

Au XIXᵉ, un prolongement du Grand Tour

Cette mobilité est d’abord réservée aux élites, et elle est perçue comme une nécessité – voire une contrainte – pour découvrir des territoires éloignés. À partir de la fin du XVIIe siècle, les jeunes aristocrates européens se consacrent au Grand Tour, un voyage initiatique qui les conduit à parcourir les centres culturels du continent. Avec la pression impériale des Occidentaux sur le bassin méditerranéen et le repli de l’empire ottoman à partir des années 1820, l’orientalisme se développe et pousse certains voyageurs à s’aventurer en mer.

Quand il entreprend son Voyage en Orient en 1832, Alphonse de Lamartine affrète une embarcation avec 19 membres d’équipage pour son seul usage. Rares sont les contemporains à pouvoir s’offrir un tel luxe. L’année suivante, soixante curieux s’entassent à bord du Francesco I° pour ce qui est probablement la première croisière maritime au sens moderne. Il s’agit d’un bateau marchand à vapeur récent, spécialement réaménagé pour l’occasion. La liste des passagers révèle une classe sociale favorisée mêlant bourgeois et aristocrates épris d’horizons lointains. Les conditions de voyage sont rudimentaires malgré un coût élevé mais, outre le transport, le navire offre l’avantage d’un hôtel flottant qui pallie le manque d’infrastructures des escales.

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Ces premières aventures montrent qu’il n’est jusqu’alors pas possible de se déplacer en mer ou sur les océans sans emprunter un bateau qui soit avant tout dédiée au transport de marchandises. Et à moins d’affréter entièrement le navire, le voyageur doit utiliser les lignes régulières qui sont peu à peu inaugurées dans le deuxième tiers du XIXe siècle. C’est là qu’intervient le paquebot. Comme son nom l’indique en anglais, le packet boat transporte des paquets. Pour que l’acheminement de ces colis et du courrier soit périodique et fiable, les grandes nations européennes subventionnent des compagnies maritimes pour opérer ces paquebots sur des routes stratégiques. Ces navires sont plus sûrs et deviennent donc également l’embarcation privilégiée des passagers.

La destination comme objectif du voyage

Les compagnies maritimes saisissent l’essor du phénomène touristique et proposent de louer – noliser pour être précis – leurs navires pour des croisières. Il ne s’agit plus d’effectuer une ligne régulière mais, pour reprendre le vocabulaire militaire, de croiser sur les eaux d’un même parage. C’est ainsi que naît le terme de croisière. C’est par habitude et abus de langage que l’on associe le paquebot, dont l’objectif est de traverser un océan rapidement et avec régularité, à la croisière, dont l’objectif commercial est de réaliser une boucle maritime pour le loisir des passagers.

Ce sont d’abord les destinations qui priment, car on ne s’aventure que rarement sur les mers pour son plaisir jusqu’au début du XXe siècle. Les récits de naufrages ou évoquant la solitude et les difficiles conditions de vie en mer agissent comme des repoussoirs. Les aménagements intérieurs des navires reflètent d’ailleurs cette crainte : avec peu d’ouvertures, les espaces communs sont tournés vers l’intérieur. Il faut souffrir la mer pour gagner les territoires convoités.

C’est dans cet esprit que s’organise l’une des premières croisières françaises en 1896. La Compagnie des Messageries Maritimes s’associe à la Revue Générale des Sciences pour proposer aux lecteurs un voyage à la découverte des vestiges de la Grèce antique à l’occasion des premiers jeux olympiques modernes. Un paquebot de 1870, Sénégal, est aménagé pour l’occasion et accueille plus d’une centaine de passagers. L’opération remporte un franc succès, au point de se répéter deux à trois fois par an par la suite.

Le premier navire construit dans le seul et unique but de la croisière semble être Prinzessin Victoria Luise, lancé en 1900 pour la compagnie allemande Hamburg America Line. On y compte 161 membres d’équipage pour 200 passagers, tous de première classe. Il s’agit d’une initiative relativement confidentielle au regard des flux transatlantiques, mais c’est l’amorce d’un phénomène nouveau. Avec le tarissement des flux migratoires vers l’Amérique, les compagnies maritimes repensent leurs stratégies commerciales. On ne mise plus sur la quantité de candidats à l’immigration, mais sur celles et ceux qui peuvent se permettre de traverser l’Atlantique pour le plaisir. Cette clientèle minoritaire se mêle à la communauté d’affaires dans un fastueux confort qui occupe alors la majorité de l’espace des nouveaux paquebots.

Au début du XXe siècle, les Britanniques inaugurent la tradition des dîners en smoking à bord, les Allemands introduisent la haute-gastronomie embarquée, et les Français misent sur la décoration somptueuse des navires. Dans les années 1930, la synthèse de ces efforts donne lieu à une profusion de luxe sur des navires toujours plus puissants : Normandie pour les Français, Queen Mary pour les Britanniques, Bremen chez les Allemands ou encore Rex en Italie. Les traversées sont encore la raison d’être de ces bateau qui, parfois, dérogent à leur routine pour se transformer en navires de croisière. C’est le cas de Normandie en 1938. Avec plus de mille passagers entre New York et Rio de Janeiro, c’est un record pour l’époque.

La croisière comme destination en soi

Après la Seconde Guerre mondiale, l’aviation commerciale prend de l’ampleur. Dès 1957, les passagers sont plus nombreux à survoler l’Atlantique qu’à traverser l’océan sur les paquebots. Les Trente Glorieuses démocratisent le tourisme lointain et l’avion permet de gagner des destinations exotiques plus rapidement. Au cours de ces décennies, la marine marchande connaît de profondes mutations, marquées par la conteneurisation pour le fret et le déclin rapide du transport de passagers. Nombre de compagnies maritimes disparaissent, fusionnent et/ou s’adaptent.

Certaines négocient habilement ce virage en proposant des croisières où le navire devient l’attraction principale, l’objet même du voyage. En 1972, la nouvelle compagnie américaine Carnival lance le concept de fun ship. Sur des paquebots réaménagés, piscines et cafétérias remplacent fumoirs et dîners guindés. D’exclusif, le voyage devient « all inclusive ». Tout est prévu à bord pour le touriste qui, parfois, s’abstient même de descendre en escale. Les ponts du navire – les sun decks – s’accommodent au nouveau rapport aux corps, exhibés au soleil.

Tandis que les Américains font une percée fulgurante sur ce marché, la France rate le coche. Bloquée sur un modèle économique obsolète, la Compagnie Générale Transatlantique peine à transformer son France (inauguré en 1962) en un outil rentable. Revendu à la Norwegian Caribbean Line après bien des déboires, le navire est modifié et poursuit, après 1979, une belle carrière sous le nom de Norway.

Tout un symbole, la série américaine The Love BoatLa Croisière s’amuse en français – connaît un succès retentissant à partir de 1976, provoquant même une hausse considérable des réservations. Avec ses amourettes et ses petits drames près du bar ou de la piscine, le navire Pacific Princess est un gigantesque exemple de placement de produit au profit de la compagnie Princess Cruises. Tout le secteur en bénéficie.

Depuis les années 1970, la taille moyenne des navires de croisière destinés au grand public n’a cessé de croître. En 1987, Sovereign of the Seas accueillait près de 3 000 passagers avec un tonnage de 73 529 t. Depuis janvier 2024, Icon of the Seas en reçoit 7 600 pour un tonnage de 248 663 t. Ces embarcations ont surtout gagné en largeur et en hauteur pour mieux se replier sur leurs activités intérieures.

Une démesure qui n’est pas sans conséquence pour l’environnement ou les capacités d’accueil des ports d’escale. Les oppositions se multiplient d’ailleurs, de Marseille à l’Alaska en passant par Venise. La croisière maritime est-elle donc condamnée ? L’activité est lucrative et plébiscitée, il semble difficile d’envisager un ralentissement de cette mobilité touristique. D’autres modèles existent – plus souvent haut de gamme – ou restent à développer. Ils reposent avant tout sur des choix de société et sur des investissements dans la recherche, pour mettre le cap sur de plus petites unités et s’appuyer sur de nouvelles énergies ou, bien sûr, retrouver la propulsion vélique.

The Conversation

François Drémeaux a reçu des financements de la commission européenne dans le cadre d'un contrat Marie Skłodowska-Curie Actions. Il intervient parfois comme conférencier invité sur des croisières.

25.07.2024 à 17:07

Escrime : entraîner le mental des athlètes à résister à la fatigue

Julie Doron, Maîtresse de conférence - HDR en psychologie appliquée au sport et à la performance, Université de Nantes

Giorgio Varesco, Chercheur post-doctorant, Université de Montréal

Marc Jubeau, Professeur des universités, Université de Nantes

En plus de l’exigence physique, l’escrime est un sport qui demande aussi concentration et prise de décision rapide. S’entraîner pour mieux résister à la fatigue mentale représente donc un vrai atout.
Texte intégral (2674 mots)

Si vous avez déjà eu l’occasion d’assister à une compétition d’escrime, alors vous savez combien l’atmosphère qui règne sur la piste est électrique. Les déplacements fins et explosifs des athlètes ne font qu’accroître l’intensité du match où tout peut basculer d’une touche à l’autre. En plus d’être un véritable combat physique, l’escrime est aussi un défi mental permanent.

Les escrimeurs et escrimeuses doivent en effet maintenir une concentration élevée, prendre des décisions rapides malgré les distractions, réguler l’intensité de leurs émotions et réagir dans un temps très court pour toucher l’adversaire sans être touchés. Les exigences de l’escrime se traduisent donc par des contraintes physiques et mentales particulièrement élevées, se répétant sur cinq à six matchs lors de journées de compétition pouvant durer jusqu’à 11 heures.

Dans la phase de construction du projet de recherche TrainYourBrain, qui a pour but d’optimiser l’entraînement mental des athlètes, les meilleurs maîtres d’armes français nous ont fait part de l’importance des capacités cognitives pour la performance en escrime. Une étude plus rigoureuse menée auprès de 31 entraîneurs a confirmé ce constat. En effet, la majorité des entraîneurs interrogés considérait que la dimension cognitive (concentration et traitement de l’information, prise de décision, gestion tactique…) est un déterminant central pour accéder au plus haut niveau de performance. Ils ont aussi mis en avant que la fatigue pouvait altérer significativement les capacités cognitives de leurs athlètes et avoir des effets délétères.

Néanmoins, les entraîneurs ont peu de connaissances précises à leur disposition pour les aider à développer des méthodes d’entraînement répondant à cette problématique. Ces observations ont ainsi constitué le point de départ d’un des axes de recherche du projet. Les objectifs visés étaient doubles. D’une part, mieux comprendre et caractériser la fatigue mentale des escrimeurs et ses effets sur la performance de haut niveau. D’autre part, développer des méthodes d’entraînement mental innovantes visant à améliorer l’endurance mentale des athlètes vis-à-vis de la fatigue.

Dans l’escrime, de la fatigue physique et mentale

Concrètement, la fatigue mentale se manifeste par une diminution de la capacité de concentration, une altération de la qualité de la prise de décision, une baisse des capacités de mémoire et une sensation de surmenage. La nature, la durée et l’intensité de l’activité sont des facteurs susceptibles d’induire de la fatigue mentale. Elle peut également être causée par des tâches mentalement exigeantes, un stress élevé, des émotions intenses et/ou une charge cognitive excessive.

Pour identifier et mieux comprendre le phénomène de fatigue (physique et mentale) en escrime, nous avons organisé une compétition à l’entraînement avec les athlètes de l’équipe de France (épée, fleuret et sabre) à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP). Ce protocole visait à reproduire un format de compétition type Jeux olympiques, comprenant cinq matchs en 15 touches séparés de temps de récupération similaires à ceux d’une compétition officielle.

Schéma du protocole : 5 matchs, certains précédés et suivis de tests physiques, et chaque match est accompagné d’un questionnaire
La fatigue physique a été évaluée au travers de tests de force maximale volontaire des membres inférieurs et de sauts verticaux, réalisés par les athlètes avant et après leurs matchs 1, 3 et 5. Projet TrainYourBrain, Fourni par l'auteur
Un escrimeur assis lors d’un questionnaire
La fatigue mentale a été mesurée via des questionnaires courts visant à recueillir les perceptions des athlètes quant à leur niveau de fatigue, d’effort et de charge de travail, avant, pendant et après chaque match. Projet TrainYourBrain, Fourni par l'auteur

Concernant la fatigue physique, les résultats de cette étude ont montré qu’aucune altération significative de la force maximale et de l’explosivité des athlètes n’était observée après un seul match. Même à la fin de la compétition, les altérations constatées n’étaient que modérées, ce qui prouve la capacité des athlètes à répondre efficacement aux exigences physiques de la compétition de haut niveau en escrime. La préparation physique proposée aux escrimeurs élites paraît donc efficace pour gérer les exigences physiques des matchs et maintenir un engagement physique élevé tout au long d’une journée de compétition.

En revanche, les perceptions de fatigue mentale ont augmenté au cours des cinq matchs et étaient très élevées à la fin de la compétition. Celle-ci génère une fatigue mentale de plus en plus importante au cours d’une journée de compétition pouvant considérablement affecter la performance.

Il apparaît donc crucial de mieux prendre en compte la fatigue mentale et ses effets dans le cadre de l’entraînement des athlètes de haut niveau. Cela pourrait notamment permettre de mieux gérer la charge et la fatigue mentale induite par des compétitions telles que les Jeux olympiques, et ainsi augmenter les chances de remporter des médailles. En effet, la capacité à disposer pleinement de ses capacités cognitives tout au long de la compétition (et surtout en fin de compétition !) peut faire la différence entre la victoire et la défaite.

Entraîner l’endurance mentale ?

Pour limiter l’impact négatif de la fatigue mentale sur la performance en escrime, nous avons envisagé une méthode d’entraînement visant à améliorer la résistance à la fatigue. Cette méthode d’entraînement mental a été fortement inspirée par l’entraînement d’endurance mentale BET (Brain Endurance Training). Cet entraînement se caractérise par l’ajout de tâches cognitives induisant de la fatigue mentale à un entraînement standard physique ou technique.

La combinaison d’un entraînement cognitif et physique est censée augmenter la charge cognitive globale de l’entraînement et augmenter l’effort perçu durant celui-ci. Autrement dit, l’entraînement semble plus difficile à effectuer lorsqu’il est couplé à une surcharge cognitive, comme lorsque vous faites une séance de sport après une longue journée de travail. La perception de l’effort qu’à l’athlète pour une même charge durant un exercice aura ainsi tendance à diminuer. À ce jour, la preuve scientifique de l’efficacité du BET pour les performances d’endurance est bien établie dans le cyclisme et la course à pied. En revanche, ses bénéfices restent encore méconnus dans des sports de duels et de précision comme l’escrime.

Dans le cadre du projet TrainYourBrain, nous avons donc proposé d’implémenter et de tester cette méthode d’entraînement auprès de 24 épéistes des équipes de France Jeunes. Le protocole d’entraînement d’endurance mentale comprenait quatre séances hebdomadaires, trois séances de « double tâche » et une séance intégrée à l’entraînement, pendant cinq semaines. Les séances dites de « double tâche » de 30 min consistaient en une tâche de pédalage couplé à un exercice cognitif réalisé sur tablette numérique. Les exercices cognitifs visaient à solliciter l’attention et le contrôle inhibiteur des athlètes pour générer une charge mentale importante.

Les séances intégrées à l’entraînement visaient quant à elles à augmenter la charge de travail cognitive lors d’une séance d’assaut en escrime. Des tâches cognitives brèves étaient réalisées à la place des temps de récupération, qui variaient de 1 à 5 minutes. Comme le combat impose en soi une charge cognitive importante, nous avons ciblé les périodes de récupération afin de créer une surcharge. Enfin, dans le souci d’évaluer les effets de cette méthode d’entraînement, nous avons réalisé des tests spécifiques d’escrime en condition de fatigue mentale avant et après la mise en place du protocole. Ce test permettait notamment d’évaluer la performance des escrimeurs au travers de la vitesse et de la précision sur des cibles.

Un entraînement efficace, mais à implémenter avec parcimonie

Les résultats de ce travail ont montré que les athlètes qui ont suivi cet entraînement ont une perception plus faible de leur fatigue pour une même tâche et maintiennent mieux leur niveau de performance en condition de fatigue. Leurs résultats aux tests cognitifs réalisés après la période d’entraînement ont mis en évidence une meilleure capacité à maintenir leur attention. Ils ont également montré une perception de performance plus élevée associée à un moindre niveau de frustration. En d’autres termes, les athlètes pouvaient rester concentrés et garder leur sang-froid plus longtemps dans des situations de compétitions exigeantes !

Dans leur ensemble, ces résultats sont encourageants et suggèrent que l’entraînement d’endurance mentale présente des bénéfices pour entraîner les athlètes de haut niveau en escrime à mieux gérer les exigences mentales de la compétition. En effet, en augmentant la charge cognitive pendant l’entraînement, les athlètes peuvent se préparer à faire face à des situations où la charge cognitive due à la compétition est élevée et ainsi mieux maîtriser l’incidence de la fatigue mentale.

Toutefois, la charge cognitive provoquée par cet entraînement est importante. Certaines précautions doivent, en effet, être prises quant à l’implémentation de cette méthode d’entraînement auprès des athlètes, au regard des risques potentiels causés par une surcharge cognitive excessive (épuisement, irritabilité, baisse de motivation…). Ainsi, nous recommandons de planifier ce type d’entraînement sur une durée limitée, en évitant les périodes de compétitions intensives, ainsi que les périodes où les sollicitations scolaires, professionnelles et/ou personnelles peuvent être importantes pour les athlètes.

La fatigue mentale représente un enjeu crucial pour la performance des athlètes de haut niveau en escrime. Ces travaux ouvrent des perspectives prometteuses quant à la production de connaissances sur la fatigue mentale et ses effets en sport, et au développement de méthodes d’entraînement visant à améliorer la résistance à la fatigue. Il est donc important d’envisager la prise en compte de ces nouvelles données dans le cadre de l’entraînement des athlètes compétiteurs. L’entraînement d’endurance mentale permettrait ainsi de combiner de façon optimale l’entraînement des capacités physiques avec celui des capacités cognitives. Intégrer ce type d’entraînement dans la préparation des athlètes et y former les entraîneurs pourrait être envisagé comme une nouvelle voie d’optimisation de la performance.


Le projet TrainYourBrain est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Julie Doron a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre de l’action du Plan Prioritaire de Recherche “Sport de Très Haute Performance” - France 2030 (ref. ANR-20-STHP-005).

Giorgio Varesco Julie Doron a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre de l’action du Plan Prioritaire de Recherche “Sport de Très Haute Performance” - France 2030 (ref. ANR-20-STHP-005).

Marc Jubeau a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre de l’action du Plan Prioritaire de Recherche “Sport de Très Haute Performance” - France 2030 (ref. ANR-20-STHP-005).

25.07.2024 à 17:05

Kazakhstan : le féminicide qui a mobilisé la société contre les violences faites aux femmes

Elmira Prmanova, Docteure en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Lumière Lyon 2

Le procès d’un ancien ministre ayant tué son épouse a suscité une profonde prise de conscience dans l’immense pays d’Asie centrale, où les violences domestiques sont encore monnaie courante.
Texte intégral (2017 mots)

En novembre 2023, un crime épouvantable a bouleversé le Kazakhstan, suscitant une vive émotion à travers ce pays immense (le neuvième le plus étendu du monde) et relativement peu peuplé (20 millions d’habitants).

Saltanat Nukenova, l’épouse de Kuandyk Bishimbaev, ancien ministre de l’Économie (mai-novembre 2016), a été brutalement assassinée par son mari. Ce féminicide a non seulement révélé les sombres réalités de la violence domestique, mais il a également mis en lumière les failles du système judiciaire kazakhstanais et suscité une large mobilisation au sein d’une société en quête de justice.

Un drame national sous les projecteurs

Né en 1980, Kuandyk Bishimbaev, diplômé de deux universités kazakhstanaises et de la George Washington University (Washington, DC) effectue dans les années 2000-2010 une carrière linéaire qui le conduit jusqu’au poste de ministre de l’Économie nationale en 2016. Son ascension est cependant entachée par de graves accusations de corruption. En 2017, il est arrêté pour détournement de fonds, puis condamné à dix ans de prison en 2018. Il est toutefois été remis en liberté conditionnelle dès 2019 pour « comportement exemplaire », ce qui ne va pas sans susciter la controverse dans le pays. Peu après sa libération, il divorce d’avec sa femme Nazym Kakharman, mère de ses trois enfants, qui le décrira par la suite comme un homme maladivement jaloux et violent. En 2022, il épouse Saltanat Nukenova, de douze ans sa cadette.

Le 8 novembre 2023, une dispute éclate entre Bishimbaev et son épouse dans un restaurant d’Astana. Selon les enquêteurs, l’ex-ministre, en état d’ivresse très avancée, assène de très nombreux coups de poing et de pied à Saltanat, continuant à s’acharner sur elle même après qu’elle ait perdu connaissance. Au lieu de faire venir une ambulance, Bishimbaev contacte… une voyante, qui lui dit, au téléphone, que « tout ira bien ». Lui-même affirme avoir cru que son épouse, alors mourante, était simplement « fatiguée et ivre ». Une ambulance ne sera appelée que quelques heures plus tard. Arrivés sur place, les médecins ne peuvent que constater le décès de Saltanat des suites d’un traumatisme crânien. L’ex-ministre est immédiatement placé en détention.

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Le procès, qui a démarré en janvier 2024, a captivé le grand public, notamment parce qu’il était diffusé en direct en ligne. Les audiences ont révélé des détails choquants, notamment des vidéos montrant Bishimbaev frappant régulièrement sa femme bien avant la soirée du 8 novembre 2023. Le témoignage poignant du frère de Saltanat et les analyses d’experts médico-légaux ont encore aggravé le cas de l’assassin.

Pendant le procès, Bishimbaev a nié avoir eu l’intention de tuer sa femme. Ses avocats ont tenté de le présenter comme une victime de circonstances exceptionnelles, affirmant qu’il cherchait simplement à « calmer » Saltanat. Ils ont décrit Nukenova comme émotionnellement instable et prompte à l’agressivité. Bishimbaev a sans cesse tenté de minimiser la gravité de ses actes, affirmant ne jamais avoir réalisé la gravité des blessures infligées.

Le 13 mai, il a été condamné à 24 ans de prison pour meurtre avec actes de torture et de barbarie.

La violence contre les femmes au Kazakhstan : un problème persistant

Le cas de Saltanat Nukenova n’est malheureusement pas isolé. Au Kazakhstan, violence contre les femmes est un problème répandu, touchant tous les milieux sociaux. En 2020, environ 400 féminicides ont été recensés, la plupart liés à la violence domestique. Environ 17 à 20 % des femmes au Kazakhstan subissent des violences physiques de la part de leur partenaire, et jusqu’à 30 à 40 % ont été victimes de violence psychologique.

Le gouvernement kazakhstanais a pris des mesures législatives pour lutter contre la violence basée sur le genre, notamment avec la loi sur la prévention de la violence domestique de 2009. Cependant, l’application de ces lois reste problématique, souvent entravée par la corruption et l’impunité au sein des forces de l’ordre et du système judiciaire.

Les causes de cette violence sont multiples. Les stéréotypes culturels et sociaux jouent un rôle majeur. Traditionnellement, les femmes sont perçues comme responsables des tâches ménagères et de l’éducation des enfants, une vision qui les confine souvent à des rôles subordonnés et affecte leur participation au marché du travail et à la vie publique.

De plus, l’insuffisance de la protection juridique, la lenteur des procédures judiciaires et l’inefficacité de l’application des lois découragent les victimes de signaler les abus. La dépendance économique des femmes envers leur partenaire aggrave également leur vulnérabilité, les empêchant souvent de quitter des relations abusives.

L’action des organisations d’aide aux femmes victimes de violences domestiques

Un autre facteur est le manque de sensibilisation : de nombreuses femmes ne sont pas informées de leurs droits ou des services d’aide disponibles, et ne peuvent donc pas chercher et recevoir l’assistance nécessaire pour sortir de situations violentes.

Pour pallier ce manque de sensibilisation, plusieurs organisations travaillent sans relâche dans le pays pour aider les femmes victimes de violences. Parmi elles, les fondations Sana Sezim et Kamkorlyk offrent des services essentiels tels que des consultations juridiques, un soutien psychologique et des refuges temporaires. Ces fondations sont financées par des fonds gouvernementaux et internationaux.

Certaines organisations fonctionnent sans financement gouvernemental, reposant principalement sur des dons privés et des subventions internationales. Parmi ces organisations, NeMolchi.kz, fondée par Dina Smailova, est particulièrement notable. Cette organisation indépendante offre un soutien juridique et psychologique, mène des campagnes de sensibilisation et plaide pour des réformes législatives afin de renforcer la protection des femmes.

En raison de son activisme, Dina a été confrontée à des pressions importantes, y compris des accusations judiciaires et des menaces personnelles. En 2021, elle a fait face à des accusations liées à ses activités militantes, interprétées par beaucoup comme une tentative de la réduire au silence. En raison des menaces croissantes contre sa sécurité, elle a été contrainte de quitter le Kazakhstan. En exil, Dina poursuit son travail de sensibilisation et de soutien aux victimes.

En général, les associations et organisations d’aide aux femmes victimes de violence au Kazakhstan font face à de nombreux défis, notamment un manque de financement et de ressources, des barrières sociales et culturelles, ainsi que la corruption et l’impunité au sein des forces de l’ordre et du système judiciaire. Leur travail n’en est pas moins essentiel pour améliorer la situation des femmes dans le pays.

Une parole libérée ?

Le meurtre de Saltanat Nukenova a provoqué une onde de choc au Kazakhstan, marquant un tournant significatif dans la prise de conscience et la lutte contre les violences domestiques. Cet événement tragique a non seulement attiré l’attention du public et des médias, mais il a aussi incité de nombreuses femmes à libérer leur parole et à témoigner de leurs propres expériences de violences.

Des témoignages poignants ont émergé, y compris celui de Karina Mamash, épouse d’un ancien diplomate, Saken Mamash, qui a occupé plusieurs postes élevés dans diverses ambassades kazakhstanaises de par le monde. Pendant de nombreuses années, Karina a été victime de violences physiques et psychologiques de la part de son mari.

Un autre témoignage particulièrement marquant est celui d’Akmaral Umbetkalieva, ex-épouse de Rinat Ibragimov, akim (gouverneur) du district de Makat, dans la région d’Atyrau, qui a déclaré que pendant les onze années qu’a duré leur mariage, ce dernier s’est livré à son encontre à de multiples actes de violences et de tortures, qui lui ont causé des blessures graves, mais dont elle craignait de parler en raison de la position élevée et de l’influence de son mari.

De telles histoires sont malheureusement très nombreuses.

La réaction publique massive, incluant des protestations et des pétitions, a montré une solidarité importante avec les victimes de violences domestiques. Environ 150 000 personnes ont signé une pétition pour renforcer la protection contre la violence familiale, démontrant ainsi une prise de conscience collective et un soutien croissant aux victimes. Cette mobilisation a créé un environnement plus favorable pour les femmes souhaitant s’exprimer sans craindre le stigmate social.

En réponse à cette mobilisation, le gouvernement a adopté, le 15 avril, en réponse à cette mobilisation et à la médiatisation accrue de l’affaire de Saltanat Nukenova, une nouvelle loi sur la violence domestique. Cette législation prévoit des sanctions plus sévères pour les cas de préjudice grave et moyen à la santé, et la réclusion à perpétuité pour les meurtres, viols et actes de violence sexuelle contre des mineurs. Elle introduit également des sanctions pour les attouchements sexuels envers les adolescents de moins de 16 ans et pour l’incitation au suicide.

La loi, même si elle est jugée imparfaite par certaines ONG, met en place des mécanismes pour une réponse rapide aux cas de violence domestique, y compris une ligne d’assistance téléphonique offrant un soutien psychologique et juridique 24 heures sur 24. Elle garantit également l’accès à une aide juridique, sociale, médicale et psychologique fournie par l’État.

Le meurtre de Saltanat Nukenova a eu un impact profond sur la société kazakhe, contribuant à la libéralisation de la parole des femmes victimes de violences domestiques et incitant à des réformes législatives cruciales. La sensibilisation accrue, la mobilisation publique et les nouvelles lois adoptées témoignent de l’évolution des attitudes sociales et de l’engagement croissant pour protéger les droits des femmes au Kazakhstan. Mais beaucoup reste à faire.

The Conversation

Elmira Prmanova ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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