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22.06.2025 à 00:03

« Les Trois Mousquetaires » : comment l’œuvre d’Alexandre Dumas influence la perception de l’Histoire de France

Philippe Ilial, Professeur de Lettres-Histoire. Chargé de cours en Histoire Moderne. Chercheur associé au CMMC, Université Côte d’Azur

De la littérature française à Hollywood, entre fidélité historique et liberté créative, retour sur une œuvre qui a profondément marqué l’imaginaire culturel collectif.
Texte intégral (2008 mots)

Avec sa trilogie les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas mêle réalité historique et fiction héroïque, contribuant à façonner une perception populaire et parfois idéalisée de certaines époques de l’Histoire de France.


La trilogie composée par les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845) et le Vicomte de Bragelonne (1850), se déroule dans la France du XVIIe siècle, une période tumultueuse marquée par des intrigues de cour, des conflits politiques et des guerres.

Alexandre Dumas père (1802–1870) transforme cette époque en un décor épique où les mousquetaires, figures de loyauté et d’héroïsme, incarnent des valeurs de bravoure, d’amitié et de fidélité.

Ces ouvrages ont diverti les lecteurs, mais ont aussi nourri la perception de l’Histoire française des lecteurs puis plus tard des spectateurs – dès qu’Hollywood s’est emparé du thème. Entre fidélité historique et liberté créative, cette œuvre a profondément marqué l’imaginaire culturel collectif.


À lire aussi : « Le Comte de Monte-Cristo », un conte moderne des Mille et une Nuits


Entre fidélité historique et liberté créative

Dumas utilise l’Histoire comme une toile de fond, un canevas sur lequel il brode des intrigues souvent complexes. Pour écrire les Trois Mousquetaires, il s’appuie sur des documents tels que les Mémoires de Monsieur d’Artagnan, rédigées par Courtilz de Sandras en 1700, un polygraphe et ancien mousquetaire lui-même, une source qui lui permet de s’imprégner des événements et personnages de l’époque. Cependant, Dumas ne se soucie pas de la précision historique au sens strict. Il est romancier et choisit de sacrifier la rigueur historique à la vivacité de son récit, comme en témoigne la chronologie très libre de certains événements ou l’invention de personnages qui n’ont jamais existé.

La démarche de Dumas se situe à mi-chemin entre le roman historique et le roman d’aventures. Certains faits sont authentiques comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham au siège de la Rochelle, point d’orgue de l’opposition entre la France et l’Angleterre soutien des protestants, mais l’auteur se permet d’ajouter des éléments fictifs pour mieux captiver son lecteur, n’oublions pas que l’œuvre est avant tout conçue comme un feuilleton littéraire (paru dans le journal La Presse dès 1844). Il préfère dramatiser les faits plutôt que de les relater avec exactitude. Il insiste, par exemple, sur les rivalités et les duels alors que le fameux siège de la ville est avant tout un évènement militaire.

Ce parti pris témoigne de son ambition : donner à l’histoire une dimension romanesque où l’action, le suspense et l’émotion priment sur la véracité des événements. Ainsi sa trilogie n’est surtout pas à prendre comme un livre d’histoire.


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Les figures historiques telles que Richelieu, Louis XIII ou encore Anne d’Autriche sont au cœur de la trilogie. Dumas les adapte à son intrigue, créant des personnages plus grands que nature. Richelieu, par exemple, devient un symbole de manipulation politique et d’intrigues secrètes, bien plus machiavélique dans le roman que ce qu’il fut en réalité. D’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, bien qu’inspirés de personnages ayant peut-être existé, sont eux aussi construits comme des archétypes de l’honneur, du courage et de l’amitié.

Dumas construit ses personnages comme des mythes, des incarnations de vertus ou de vices. En cela, il contribue à une perception de l’histoire où l’héroïsme prend le pas sur le réel. Bien que complexes, les antagonistes sont réduits à une dimension presque « monomaniaque », ils deviennent des stéréotypes comme celui du méchant, du comploteur, de l’espion…

Portrait de l’écrivain français Alexandre Dumas (1802–1870)
Alexandre Dumas père (1802–1870) par Nadar (1855). Wikicommons

Les sauts temporels entre les Trois Mousquetaires et Vingt ans après ou encore le Vicomte de Bragelonne permettent à Dumas d’aborder des époques distinctes tout en conservant une continuité narrative. Les romans couvrent ainsi plusieurs décennies d’Histoire française et donnent au lecteur une impression d’enchaînement logique mais cette liberté narrative conduit à une vision linéaire et simplifiée de l’Histoire.

Une vision héroïque de l’Histoire de France

Par le biais de ses mousquetaires, Dumas construit une vision héroïque et valorisante de l’Histoire de France. D’Artagnan et ses compagnons représentent l’esprit français, capable de résister aux complots et aux conflits pour défendre des idéaux de justice et de loyauté. À travers les aventures des mousquetaires, Dumas véhicule aussi une forme de patriotisme : il montre des personnages qui, malgré les querelles et les luttes de pouvoir, restent attachés à leur pays et à leur roi.

Dumas invente et diffuse une version accessible et romancée de l’Histoire de France. Cette popularisation s’est amplifiée avec les nombreuses adaptations cinématographiques qui ont fait des trois mousquetaires des personnages mondialement reconnus. De Douglas Fairbanks incarnant D’Artagnan en 1921 à Gene Kelly en 1948 dans le film de George Sidney, la trilogie de Dumas compte à ce jour plus de 50 adaptations cinématographiques.

Bande annonce des Trois Mousquetaires, de George Sidney, sorti en 1948.

Le succès de ces adaptations a créé une familiarité avec cette période de l’Histoire chez le grand public. Mais cette popularisation a considérablement simplifié la perception du public concernant des événements comme la Fronde ou les intrigues de Richelieu, négligeant la complexité réelle de ces épisodes historiques dans le sens d’un mythe national comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham.

Le but premier de Dumas restait de distraire, passionner son lectorat, pas de lui faire un cours d’histoire. Mais c’est parce que l’histoire est omniprésente, à la fois comme cadre et pourvoyeuse d’intrigues et de personnages, que le lecteur/spectateur à l’impression que tout est vrai.

Dumas s’est permis de nombreux anachronismes en même temps que de grandes libertés avec les faits historiques – comme l’histoire d’amour adultérine entre Anne d’Autriche et Buckingham qui n’a pas existé. Ces inexactitudes sont des choix de narration qui servent l’intrigue. Certains faits sont condensés ou déplacés pour accentuer les tensions dramatiques, comme la surreprésentation de Richelieu dans certaines intrigues. Si ces libertés ont été critiquées par des historiens, elles n’ont pas empêché le public d’adhérer aux aventures des mousquetaires.

Les mousquetaires : figures emblématiques du patrimoine français ?

Les personnages de d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sont devenus des figures emblématiques du patrimoine culturel français. Ils incarnent des idéaux nobles tels que la bravoure, la camaraderie, et le sens de l’honneur, ce qui fait d’eux des héros intemporels. Dumas a créé des archétypes qui dépassent la littérature et sont devenus des symboles dans l’imaginaire collectif.

Au moment de leur parution, au XIXe siècle, les aventures des mousquetaires font écho aux préoccupations sociales de l’époque, période de bouleversements politiques et sociaux pour la France (révolutions de 1830 et de 1848 notamment). La loyauté des mousquetaires envers leur roi, même en dépit de leurs différends personnels, peut être lue comme une réflexion sur le patriotisme et la fidélité envers l’État dans un contexte postrévolutionnaire.

Enfin, la trilogie des Trois Mousquetaires a exercé une influence durable sur le genre du roman historique, non seulement en France mais aussi à l’international. Dumas a su créer une forme de littérature où l’histoire devient une aventure palpitante sans être pour autant un simple prétexte. Il a en quelque sorte fondé un modèle de fiction historique romancée, qui sera repris et adapté par de nombreux auteurs ; on pense à Paul Féval et son Bossu !

Aujourd’hui encore, cette approche influence la manière dont l’histoire est abordée dans les romans, et même dans les médias audiovisuels comme le cinéma et la télévision. La trilogie des Trois Mousquetaires reste une référence incontournable pour quiconque veut mêler l’histoire à la fiction.

The Conversation

Philippe Ilial est enseignant au lycée ainsi qu'à l'université Côte-d'Azur, il est également rédacteur en chef de plusieurs revues de vulgarisation historique.

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20.06.2025 à 17:29

De la bulle spéculative à la bouteille traçable : quel avenir pour les NFT dans le vin ?

Jean-Marc Figuet, Professeur d'économie, Université de Bordeaux

Et si le salut des NFT venait des vignobles ? Dans un marché du vin en quête de renouvellement, les jetons non fongibles deviennent des outils d’authentification et de narration.
Texte intégral (1654 mots)

Technologie présentée comme révolutionnaire il y a quelques années, les NFT, ces jetons non fongibles adossés à une blockchain, semblent avoir disparu du paysage médiatique et entrepreneurial. Ils peuvent pourtant apporter de nombreuses solutions à un marché du vin en pleine réinvention.


La bulle sur les non fungible tokens (jetons non fongibles ou NFT) a éclaté, et avec elle des milliards de valorisation virtuelle et une partie de la crédibilité médiatique du Web3, le nom donné aux usages liés aux technologies de la blockchain. L’art numérique, les objets de collection ou encore les jeux vidéo ont alimenté la première vague d’émission des NFT en 2021. Mais, ces émissions s’accompagnaient rarement d’une utilité concrète. Cependant, des secteurs, où la valeur repose sur l’authenticité, la traçabilité, l’engagement ou l’expérience client, ont redonné un sens concret à cette technologie. C’est notamment le cas de l’industrie viticole qui, à la croisée de la tradition et de l’innovation, offre un terrain d’expérimentation idéal pour un Web3 utile, discret, et intégré.

De l’éclatement de la bulle…

En mars 2021, l’œuvre numérique Everydays : The First 5000 Days de Beeple était adjugée 69,3 millions de dollars chez Christie’s. À la même époque, les avatars de la collection Bored Ape Yacht Club voyaient leur valeur flamber, portés par une spéculation effrénée nourrie par des effets d’entraînement et d’anticipations autoréalisatrices. Quatre ans plus tard, le contraste est saisissant. Selon le rapport Dead NFTs, 96 % des NFT émis ne valent aujourd’hui plus rien. Le prix médian d’un jeton sur le marché secondaire est proche de zéro, même pour les collections phares comme les Bored Ape Yacht Club qui ont perdu plus de 90 % de leur valeur par rapport à leur pic de 2022.

Cette chute spectaculaire s’explique par une combinaison de facteurs, dont :

  • la remontée des taux d’intérêt, à la suite du pic inflationniste post-Covid et de la guerre en Ukraine, qui a freiné l’engouement des investisseurs et l’endettement ;

  • l’absence d’utilité concrète : les NFT ont été souvent des promesses symboliques dans des univers communautaires éphémères ;

  • l’absence de régulation qui a ouvert la porte à de multiples pratiques frauduleuses telles que le rug pull (disparition des créateurs après levée de fonds sans livrer le projet), le pump and dump (manipulation du marché par achat massif puis revente au prix fort), le copy-minting (plagiat), le wash trading (achats/ventes fictifs entre comptes liés pour gonfler artificiellement les volumes) ou le phishing (vols de NFT par de faux sites, de fausses apps ou des liens frauduleux). Ces pratiques ont discrédité le marché.

Une technologie réorientée vers des usages concrets

Malgré l’éclatement de la bulle, la technologie NFT n’a pas, pour autant, disparu. Bien au contraire, elle trouve aujourd’hui des usages utiles et ciblés dans de nombreux secteurs bien identifiés, loin de l’illusion du simple « JPEG cher ». Citons, en vrac :

  • l’industrie du luxe où la garantie de l’authenticité et de la traçabilité des produits est un gage d’exclusivité ;

  • la billetterie comme celle de la tournée de la chanteuse belge Helena,afin de lutter contre la fraude et de permettre la revente sécurisée de billets d’événements sportifs et culturels sur des plateformes dédiées ;

  • les jeux vidéo pour posséder des objets, des terrains ou des avatars (in-app purchases) dans des jeux blockchain ;

  • l’art numérique où le NFT permet de certifier l’authenticité et de gérer les droits d’auteur sur les œuvres ;

  • l’immobilier tokenisé pour fractionner la propriété de biens ou représenter un titre foncier numérique ;

  • ou encore, la traçabilité alimentaire pour enregistrer l’origine et les étapes de transformation d’un produit.

Le NFT tend ainsi à se détacher de sa dimension purement spéculative pour devenir un vecteur de services, de traçabilité et d’interactions enrichies entre les producteurs et les consommateurs

Les NFT et le vin : un assemblage prometteur ?

Le secteur des vins est un terrain d’expérimentation fécond des NFT, car il combine plusieurs dynamiques : l’authenticité, le patrimoine, le storytelling, l’investissement et l’expérience sensorielle.

La contrefaçon est un phénomène massif dans les vins (et spiritueux) puisque l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) estime les pertes annuelles dans l’UE à 2,4 milliards d’euros, les AOP françaises étant les plus touchées. Outre la dégradation de l’image, le commerce illicite entraîne une perte de revenus pour les producteurs et de recettes fiscales pour l’État, mais aussi des pertes d’emplois. L’émission d’un NFT permet à une bouteille de vin de devenir « phygitale » : sa réalité physique est doublée d’une identité numérique, a priori unique et inviolable. Chaque bouteille peut être associée à un NFT infalsifiable certifiant, par exemple, son origine et son millésime, et sa logistique (enregistrement des conditions de transport, stockage, localisation…).

Le NFT permet également de donner des informations sur la transparence environnementale et sociétale. Des projets, comme Wine in Block par exemple, permettent de tracer les pratiques agricoles durables, les conditions de travail et l’empreinte carbone des productions. En utilisant des blockchains à faible impact énergétique, ces initiatives associent éthique, traçabilité et innovation technologique, répondant aux attentes croissantes des consommateurs en matière de responsabilité.

Le NFT permet non seulement de tracer chaque étape de la production et de circulation d’une bouteille, mais aussi de garantir ses conditions de conservation et de consigner l’historique complet des transactions. Il ouvre également la voie à un modèle économique inédit : le viticulteur pourrait, via un smart contract, percevoir automatiquement une part des reventes sur le marché secondaire. Ce système de royalties est notamment appliqué dans le domaine artistique, mais pas encore dans le secteur vitivinicole, car le cadre juridique en Europe ne prévoit pas explicitement de royalties sur la revente de biens physiques par les NFT.

Dans l’univers des grands crus, l’histoire, la provenance et le savoir-faire sont des ressources précieuses. Mais elles ne suffisent plus à fidéliser des clients en quête de surprise, de sens et d’expériences. Pour éviter la prévisibilité, les domaines doivent renouveler leur storytelling et innover, sans renier leur héritage. Par exemple, Château Angelus a lancé, en 2021, un NFT lié à une barrique de son millésime 2020. Outre la possession d’une œuvre numérique des célèbres cloches du domaine, le jeton donnait accès à une dégustation privée avec la propriétaire, un séjour lors des vendanges et une expérience gastronomique avec un chef étoilé. Le NFT devient alors un outil de narration et de fidélisation, mêlant la tradition et le numérique.

Le storytelling et l’expérience exclusive peuvent être des moyens de séduire les millenials et la génération Z qui semblent, pour l’instant, se désintéresser du vin. Dans une logique de consommation plus consciente (mindful drinking), les jeunes générations recherchent des expériences qualitatives et responsables. Un quart des millennials et de la génération Z prévoient de réduire leur consommation d’alcool pour des raisons de santé et de bien-être. Les NFT peuvent alors servir de support à des formats œnologiques plus réfléchis, choisis, en phase avec cette mutation culturelle.

Dans le domaine des vins, où la valeur repose sur la traçabilité, l’authenticité et l’émotion, les NFT trouvent un terrain d’expression crédible pour renouveler la relation entre le producteur et le consommateur. Il reste néanmoins un défi de taille à régler, celui de l’accessibilité. Pour sortir de son actuelle niche technophile, les NFT doivent désormais s’adapter aux usages du grand public.

The Conversation

Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics pour sa recherche.

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20.06.2025 à 17:29

Deux mille ans plus tard, enquête sur une possible fraude au vin dans la Rome antique

Conor Trainor, Ad Astra Research Fellow / Assistant Professor, University College Dublin

Le vin de raisins secs crétois était extrêmement prisé des Romains, mais le véritable produit demandait un long temps de fabrication. De quoi encourager à la fraude ?
Texte intégral (1251 mots)
L’emplacement de la Crète sur la route des importations romaines de blé explique une partie du succès de son vin. Dan Henson/Shutterstock

Le passum, ce vin de raisins secs, était une douceur prisée des Romains. Son succès a-t-il encouragé des viticulteurs crétois de l’époque à le contrefaire ? Un chercheur de l’Université de Warwick mène l’enquête.


Avant l’apparition des édulcorants artificiels, les gens satisfaisaient leur envie de sucré avec des produits naturels, comme le miel ou les fruits secs. Les vins de raisins secs, élaborés à partir de raisins séchés avant fermentation, étaient particulièrement prisés. Les sources historiques attestent que ces vins, dont certains étaient appelés passum, étaient appréciés dans l’Empire romain et dans l’Europe médiévale. Le plus célèbre de l’époque était le malvoisie, un vin produit dans de nombreuses régions méditerranéennes.

Séchage et fermentation

Aujourd’hui, ces vins sont moins populaires, bien que certains soient toujours très recherchés. Les plus connus sont les vins italiens dits « appassimento » (une technique vinicole également connue sous le nom de passerillage), comme l’Amarone della Valpolicella. Dans la région de Vénétie, les meilleurs vins de ce type sont issus de raisins séchés pendant trois mois avant d’être pressés et fermentés – un procédé long et exigeant.

Les sources antiques décrivent des techniques similaires. Columelle, auteur romain spécialisé dans l’agriculture, indique que le séchage et la fermentation duraient au minimum un mois. Pline l’Ancien, quant à lui, décrit une méthode consistant à faire sécher les grappes partiellement sur la vigne, puis sur des claies, avant de les presser huit jours plus tard.

Depuis dix ans, j’étudie la fabrication de ce vin sur le site archéologique de Cnossos, en Crète. Si l’île est surtout connue pour ses vestiges minoens, elle était aussi célèbre à l’époque romaine pour ses vins doux de raisins secs, exportés à grande échelle.

Les vins de raisins secs de haute qualité demandaient du temps et de la patience, mais il semble que les producteurs de Cnossos aient parfois contourné les méthodes traditionnelles. Mes recherches sur un site de production vinicole et sur des sites de fabrication d’amphores indiquent que les vignerons crétois ont peut-être trompé leurs clients romains avec une version contrefaite du passum.

L’héritage viticole de la Crète

Les vestiges d’un site de production de vin à Cnossos montrent les pratiques en vigueur une génération avant la conquête romaine. Plus intéressant encore, les études en cours sur des fours de potiers de l’époque romaine révèlent une production concentrée sur quatre types d’objets : des amphores pour le vin, des supports pour leur remplissage, de grandes cuves de mélange en céramique et des ruches en terre cuite.

La Crète, plus grande île grecque, produit du vin depuis des millénaires. Des indices retrouvés à Myrtos attestent de la vinification dès 2170 avant notre ère. Grâce à sa position stratégique entre la Grèce et l’Afrique du Nord, l’île était âprement convoitée. En 67 av. n. è., après une campagne militaire de trois ans, les Romains en prirent le contrôle.

Après la conquête, l’économie crétoise a subi des changements profonds. Les Romains ont fondé une colonie à Cnossos, réorganisant le pouvoir et développant massivement la production vinicole. L’activité rurale a augmenté, et des fouilles archéologiques ont mis au jour un grand nombre d’amphores, preuve que le vin crétois était largement exporté.

Des raccourcis pour la production

Si les Romains achetaient autant de vin crétois, c’était en partie à cause des routes maritimes. Les navires chargés de blé en provenance d’Alexandrie, à destination de Rome, faisaient souvent escale en Crète, ce qui permettait aux marchands de charger d’autres produits. Mais la demande était aussi stimulée par la réputation du vin crétois, considéré comme un produit de luxe, à l’instar des vins appassimento italiens actuels. Il était aussi apprécié pour ses vertus médicinales supposées. Le médecin militaire Pedanius Dioscoride écrivait dans son traité De Materia Medica que ce vin soignait les maux de tête, expulsait les vers intestinaux et favorisait la fertilité.

L’explosion soudaine de la demande à Rome et dans la baie de Naples a pu inciter les producteurs à accélérer la fabrication.

Pline l’Ancien décrit ainsi un raccourci pour obtenir ce type de vin : faire bouillir le jus de raisin dans de grandes cuves. Mais les cuves retrouvées à Cnossos ne portent aucune trace de chauffe. Une autre hypothèse se dessine : l’ajout de miel au vin avant sa mise en amphore. Les ruches retrouvées dans les fours de potiers romains – reconnaissables à leur surface intérieure rugueuse favorisant la fixation des rayons de cire – suggèrent un lien entre viticulture et apiculture. Des découvertes similaires sur d’autres sites grecs laissent penser que vin et miel pouvaient être mélangés avant expédition.

Cette méthode était plus rapide et moins coûteuse que le séchage des raisins. Mais dans ce cas, pouvait-on encore parler de vin de raisins secs ? Et les consommateurs romains étaient-ils au courant ? Les quantités massives de vin crétois importées à Rome indiquent que cela ne les préoccupait guère. Vu le nombre d’amphores vides retrouvées à Rome, je pense que la population se souciait bien moins de l’authenticité que nous ne le ferions aujourd’hui.

The Conversation

Conor Trainor a reçu des financements de l’University College Dublin, de la British School at Athens, et, auparavant pour cette recherche, de l’Université de Warwick.

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20.06.2025 à 17:27

Vins de Bordeaux : qui fixe les prix ?

Jean-Marc Figuet, Professeur d'économie, Université de Bordeaux

Une question revient fréquemment chez les amateurs de vins de Bordeaux : comment les châteaux fixent-ils le prix de leurs bouteilles ? Qui ou quoi influence ce prix ?
Texte intégral (1384 mots)
Sur les plateformes de notation des vins, le résultat est net : les notes des amateurs surpassent celles des professionnels pour expliquer les écarts de prix. JuanGarciaHinojosa/Shutterstock

Une question revient fréquemment chez les amateurs de vins de Bordeaux : comment les châteaux fixent-ils le prix de leurs bouteilles ? Qui ou quoi influence ce prix ?


La recherche économique a exploré cette question, en décortiquant les ressorts d’un marché complexe où qualité perçue, réputation historique et signaux critiques s’entremêlent. Cette question est d’autant plus pertinente que le vignoble bordelais traverse actuellement une crise profonde.

Réputation, classement, millésime et climat : le carré magique

Classement des vins de Bordeaux de 1855. Wikimediacommons

Pour juger de la relation qualité-prix des vins de Bordeaux, les économistes Cardebat et Figuet ont appliqué la méthode dite « hédonique ». L’analyse relie le prix aux caractéristiques observables d’un vin : son millésime, son classement éventuel, son appellation, sa teneur en alcool, ses arômes, etc.

Les résultats sont frappants et convergents : la réputation du château et son classement officiel, notamment celui de 1855, sont des facteurs explicatifs du prix plus puissants que les caractéristiques gustatives et sensorielles. Autrement dit, un cru classé se vend nettement plus cher qu’un vin non classé à qualité gustative et sensorielle équivalente du fait du prestige de son étiquette.

L’économiste Ashenfelter montre que les conditions météorologiques d’un millésime – température, ensoleillement, précipitations – sont des prédicteurs de sa qualité et, donc de son prix. Un modèle simple, fondé uniquement sur des données climatiques, rivalise avec les jugements humains.

Parker et l’âge d’or des experts

Pendant plus de trente ans, Robert Parker a agité le marché bordelais. Ses célèbres notes sur 100, publiées dans The Wine Advocate, faisaient et défaisaient la cote des vins. L’économiste états-unien Ashton en a mesuré l’impact concret : un point de plus dans la note pouvait faire bondir le prix de 10 à 20 %.

Parker a été l’initiateur d’une tribu de « gourous », dont les notes structuraient toute la campagne des primeurs. Les châteaux ajustaient alors leurs prix en fonction de leurs évaluations, et les acheteurs suivaient, convaincus de la justesse de la note.

De gourous à geeks

Le paysage bordelais s’est transformé depuis la retraite de Parker en 2019. Les critiques sont toujours présents, mais leur influence s’est fragmentée. Aucun n’a repris le leadership de Parker sur le marché des vins de Bordeaux. Le consensus est désormais moins clair et les écarts de notation plus fréquents.

Un tournant plus profond encore est mis en évidence, lorsque l’on compare l’impact des notes d’experts et des notes de consommateurs – issues notamment de la plateforme Vivino – sur le prix des vins rouges français.

Le résultat est net : dans la majorité des cas, les notes des amateurs surpassent celles des professionnels pour expliquer les écarts de prix. Le marché est donc passé d’une logique de « gourous » à celle de « geeks », où l’intelligence collective des consommateurs connectés pèse désormais autant, voire plus, que les avis d’experts.


À lire aussi : Vers un champagne bashing


Bordeaux bashing

La campagne des primeurs, une singularité bordelaise, est un moment stratégique de la campagne de commercialisation. Les vins les plus prestigieux sont proposés, dix-huit mois avant leur mise en bouteille, souvent à un tarif supposé être inférieur à celui du marché futur. C’est l’occasion de faire de bonnes affaires ! Les travaux de Masset montrent que la majorité des châteaux surévaluent le prix des primeurs.


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Par exemple, pour le millésime 2021, plus de 80 % des crus analysés affichaient un prix supérieur à leur « juste valeur » estimée par un modèle économétrique. Or, plus un vin est surévalué à sa sortie, moins il performe ensuite sur le marché secondaire. Ce décalage entre le prix demandé et la valeur perçue alimente le fameux Bordeaux bashing. Pourquoi ? Une désaffection envers ces vins jugés trop chers, trop complexes, trop austères et, finalement, en total décalage avec les attentes contemporaines ; celles des jeunes en particulier.

Un marché en mutation

Si le prix du vin de Bordeaux repose toujours sur sa qualité, son origine, sa météo, son classement, il dépend également de signaux critiques envoyés, certes par des experts, mais aussi par des consommateurs interconnectés. Ce glissement redéfinit les rapports de force dans le monde du vin.

La réputation se paie encore, mais le prestige ne suffit plus. La foule prend progressivement l’ascendant et, avec elle, une nouvelle forme de pouvoir sur les prix. Si Bordeaux veut sortir de la crise et reconquérir sa place, il lui faudra sans doute repenser la manière dont ses prix sont fixés et perçus.

The Conversation

Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics pour sa recherche.

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19.06.2025 à 20:47

La société iranienne prise en étau entre les frappes israéliennes et la répression du régime

Azadeh Kian, Professeure de sociologie, directrice du Centre d’Enseignement, de Documentation et de Recherches pour les Etudes Féministes (CEDREF), Université Paris Cité

Coup de projecteur sur la société iranienne, première victime de la guerre en cours.
Texte intégral (3254 mots)

La guerre actuelle frappe de plein fouet une société iranienne exsangue, qui subit depuis des décennies l’effet de la combinaison des sanctions occidentales et de la répression d’un régime dictatorial. Entretien avec la sociologue Azadeh Kian, autrice, entre autres nombreuses publications, de Rethinking Gender, Ethnicity and Religion in Iran (Bloomsbury, 2023).


The Conversation : L’attaque israélienne du 13 juin 2025 vient frapper un pays encore marqué par le grand mouvement de contestation, né en 2022 après le meurtre de Mahsa Amini, qui a été réprimé par le régime dans la plus grande violence. La mort dans les bombardements de plusieurs des responsables les plus haut placés de ses services de sécurité peut-elle inciter la population à se retourner encore plus contre lui, voire à se soulever pour provoquer sa chute ? Ou bien assiste-t-on au contraire à un ralliement autour du drapeau ?

Azadeh Kian : Première chose, non, on n’assiste pas à un ralliement autour du drapeau. Le régime est toujours très décrié. Il n’a jamais cessé de réprimer les contestataires, même si le mouvement « Femme, vie, liberté » que vous évoquez avait obtenu quelques acquis.

Pour autant, il ne faut pas non plus croire que la situation soit propice à un soulèvement. La population, en particulier dans les grandes villes, à commencer par Téhéran, se trouve sous les bombes israéliennes. Donald Trump a déclaré que les gens devaient évacuer Téhéran, une mégapole de quelque 19 millions d’habitants, laissant entendre qu’il faut s’attendre à des bombardements encore plus intenses. La ville a déjà été durement touchée. Et il n’y a absolument aucun abri à Téhéran, aucune protection.

Ceux qui le peuvent se préparent à partir. Il y a une pénurie d’essence, des embouteillages, et peu de gens ont une résidence secondaire où aller se réfugier.

La société, déjà en grande difficulté, est encore plus fragilisée et appauvrie. C’est l’angoisse, la peur. Sans oublier tous ceux qui pleurent leurs morts : il y a déjà eu plus de 550 tués, des centaines de blessés, et ce bilan humain est malheureusement amené à s’alourdir encore, car les frappes israéliennes continuent et vont continuer. Ce n’est pas dans ces circonstances que les gens vont se soulever pour renverser le régime !

D’autant plus que même si les Iraniens sont, dans leur grande majorité, opposés au régime, ils aiment leur pays. Ils ne peuvent pas applaudir Nétanyahou, un criminel de guerre qui frappe leurs villes, y compris les quartiers résidentiels et les hôpitaux. Il ne faut pas croire que seuls les sites nucléaires sont attaqués… La société iranienne est prise en étau entre un régime corrompu, répressif, dictatorial, et les frappes de Nétanyahou.

Nétanyahou n’a-t-il pas rendu service au régime iranien en appelant les Iraniens à se soulever ? Ce type d’appel ne permet-il pas au pouvoir d’accuser n’importe quel opposant d’être un agent d’Israël ?

A. K. : C’est déjà le cas. Ces derniers jours, une vingtaine de personnes ont été arrêtées dans différentes villes. Une personne a déjà été exécutée pour espionnage au profit d’Israël. La répression contre les opposants, désormais sous le prétexte de « soutien à Israël », va s’intensifier.

Vous avez dit que le mouvement « Femme, vie, liberté » avait obtenu des concessions de la part du régime depuis 2022. Pourriez-vous nous en dire plus ?

A. K. : Je pensais notamment aux femmes qui ont refusé de porter le voile obligatoire. Elles ont, en quelque sorte, contraint le régime à ne plus les réprimer comme auparavant. Le nouveau président, Massoud Pezechkian, issu du camp des conservateurs modérés, ainsi que le président du Parlement ont décidé de suspendre un projet de loi visant les femmes qui portaient mal le voile ou qui ne le portaient pas.

Cette décision a été prise par crainte d’un nouveau soulèvement de la population ou de l’aggravation du mécontentement. Il s’agit d’une concession significative : le voile islamique fait en effet partie de l’ADN idéologique du régime. C’était donc un véritable symbole, et le fait qu’à la suite du mouvement « Femme, vie, liberté », le régime ait été obligé de tenir compte du refus massif de nombreuses femmes de porter le voile constitue un acquis important.

Par ailleurs, la société civile iranienne était en train de se réorganiser, après avoir été mise sous forte pression, notamment sous la présidence de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, de mai 2021 à sa mort accidentelle en mai 2024. De nombreuses ONG, dans des domaines variés, avaient été fermées. Malgré cela, des militants et militantes, spécialement parmi les étudiants, commençaient à se mobiliser à nouveau, à se regrouper, à se réunir en petits cercles pour discuter, pour évoquer des actions communes. Mais aujourd’hui, tout cela est à l’arrêt.

Après la mort de Raïssi puis l’élection de Pezechkian, y a-il eu une inflexion du régime ?

A. K. : Absolument, car le régime y a été contraint. Le simple fait qu’un président modéré ait été élu – si on peut dire car ces scrutins sont étroitement contrôlés – montre bien que le pouvoir a dû faire des concessions à la société. Pezechkian a voulu projeter une image moins radicale que Raïssi et les ultras. Tout cela répondait à la pression exercée par une société active et déterminée.

Jusqu’à la veille des frappes israéliennes, on voyait encore des manifestations dans plusieurs villes du pays. Il s’agissait de revendications portées par des retraités, des employés, entre autres. Certes, ces mobilisations relevaient surtout de questions corporatistes, mais elles montraient qu’une société civile vivante existait, qu’elle faisait entendre sa voix. Aujourd’hui, il n’en reste rien.

Le slogan « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran », entendu dans les manifestations iraniennes depuis des années, reflétait-il un rejet par la population de la politique étrangère du régime, lequel n’a cessé de dépenser d’importantes ressources pour soutenir ses alliés dans la région ?

A. K. : Tout à fait. Ce slogan traduisait en réalité le désaccord d’une large partie de la population iranienne quant à l’usage des ressources nationales – notamment les revenus du pétrole – pour financer les groupes alliés du régime à l’étranger, comme le Hezbollah, le Hamas ou encore Bachar Al-Assad en Syrie. Beaucoup d’Iraniens estiment que cet argent devrait avant tout être utilisé pour améliorer les conditions de vie dans leur propre pays, où la pauvreté progresse et où l’économie est en grande difficulté.


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Il y a aussi cette autre dimension très importante : les investissements massifs dans le programme nucléaire. Depuis des années, des centaines de milliards de dollars y ont été consacrés. Et une question revient souvent dans la société : pourquoi enrichir de l’uranium à 70 %, alors qu’il suffit d’un enrichissement à 3,5 % pour produire de l’électricité ? Là encore, on perçoit un profond décalage entre les priorités du régime et les besoins quotidiens de la population.


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Il faut rappeler que, avant même les frappes israéliennes, près de 60 % des Iraniens vivaient déjà sous le seuil de pauvreté ou juste au-dessus. Cela fait longtemps que les classes populaires ont cessé de soutenir le régime. Quant aux classes moyennes éduquées, elles s’en sont détournées encore plus tôt. C’est donc un régime qui, dans les faits, est très impopulaire, largement perçu comme illégitime. Mais en même temps – et c’est là toute l’ambiguïté –, lorsque des bombes tombent sur Téhéran, vers qui la population peut-elle se tourner pour sa protection ? Vers ce régime décrié et illégitime ?

Est-ce qu’un mouvement de contestation pourrait tout de même émerger face à l’incapacité du régime à protéger la population ?

A. K. : C’est une question légitime, mais la réalité est plus complexe. Il y a un contraste évident entre Israël, qui dispose d’infrastructures de protection comme le Dôme de fer et les bunkers, et l’Iran, où la population civile est exposée sans réelle solution. À Téhéran, on a conseillé aux habitants de se réfugier dans le métro, mais toutes les stations ne sont pas accessibles, et certaines étaient même fermées. Ce manque de préparation révèle une fois de plus l’incapacité du régime à protéger ses citoyens.

Mais cela ne signifie pas pour autant qu’un soulèvement soit imminent. L’élimination de plusieurs hauts gradés des Gardiens de la révolution – que Nétanyahou espérait décisive – n’a pas suffi à faire chuter le régime, même s’il en a été affaibli. Les responsables tués ont été rapidement remplacés, et la capacité de riposte militaire demeure intacte. Des missiles continuent d’être lancés, et tous ne sont pas interceptés. Le régime conserve donc une force de dissuasion, et surtout, un appareil répressif actif.

En l’absence d’alternative politique claire, la perspective d’un renversement rapide paraît peu crédible. Si le régime tombait demain, la question centrale serait : qui pour gouverner ? À ce stade, la réponse semble être : personne. Et le risque, dans ce cas, serait que le pays sombre dans le chaos – un chaos dont les répercussions régionales seraient majeures.

Cette absence d’alternative est-elle due à la répression des militants depuis deux ans ?

A. K. : Absolument. La répression a été très forte, pour empêcher toute formation d’opposition structurée, capable de prendre le pouvoir. Les gens manifestent, se font tuer, les têtes des mouvements sont arrêtées. Par exemple, pendant la grève des camionneurs, en mai dernier, les responsables ont été jetés en prison.

Il n’y a pas de syndicats, pas de partis politiques indépendants. Le mouvement existe, mais il n’est pas structuré, pas organisé. Le régime procède à des arrestations ciblées, puis tente parfois de négocier avec ceux qu’il laisse en liberté. Cela suffit à désorganiser les dynamiques de contestation. Même en temps de guerre, l’appareil de répression fonctionne.

Certaines figures, comme Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023, ont-elles une influence ? Est-ce que leurs messages circulent encore dans le pays ?

A. K. : Oui. Tout le monde a des paraboles et capte les programmes en persan diffusés depuis l’étranger. Narges Mohammadi, emprisonnée pendant des années, n’est plus en prison, elle est désormais en résidence surveillée. Mais de nombreux prisonniers politiques restent derrière les barreaux et ils sont actuellement en danger, car les bombardements peuvent frapper les prisons.

Une déclaration signée par des personnalités comme Mohammadi, mais aussi la prix Nobel de la paix 2003 Shirin Ebadi et des cinéastes de premier plan a été publiée, il y a deux jours, pour demander la fin des hostilités. Mais ce genre de texte n’a guère d’impact.

Certains Iraniens ont applaudi les premières frappes israéliennes vendredi car elles ont visé des caciques du régime, mais ils ont vite déchanté en voyant les quartiers résidentiels détruits, les plus de 500 morts civils. Nétanyahou détruit l’Iran, pas seulement les sites nucléaires. Et concernant ces sites, il ne faut pas oublier que, quand ils sont touchés, cela provoque des risques radioactifs élevés

La diaspora iranienne est-elle divisée ? A-t-elle une influence dans le pays ?

A. K. : Elle est très divisée, et la guerre n’a fait qu’accentuer cette division. Certains monarchistes sont ouvertement pro-Nétanyahou. Reza Pahlavi, le fils du dernier shah, qui est allé en Israël en avril 2023, a dit, ces derniers jours, à propos des frappes israéliennes, que tout ce qui affaiblit le régime doit être salué et a déclaré, plus généralement, que la situation actuelle constituait une « chance de changer le régime ». Il est très isolé. La tentative de coalition qu’il avait mise sur pied après le début du mouvement « Femme, vie, liberté » a échoué, et lui-même s’en est retiré, montrant son incapacité à rassembler autour de lui. Il est devenu très impopulaire en Iran, et ses prises de position en faveur des bombardements n’ont rien fait pour améliorer son image.

Les Moudjahidins du peuple (OMPI), quant à eux, ont perdu tout soutien en Iran depuis leur alliance avec Saddam Hussein pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988, ndrl). Ils sont très bien organisés et riches, avec environ 5 000 membres actifs, mais ils n’ont aucune influence au sein de la population iranienne.

Contrairement à 1979, il n’existe aujourd’hui aucune structure de transition prête à prendre le relais. En 1979, tout avait été soigneusement préparé, avec l’aide des Américains, de sorte que l’État et ses structures avaient survécu au changement de régime. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et si le régime tombe, le risque est plutôt celui d’un chaos total.

Concernant les contestations en interne, est-ce que l’affichage d’une vie luxueuse par les enfants des élites du régime reste une source de haine dans la population ?

A. K. : Oui. Le 13 juin, le secrétaire à la sécurité nationale Ali Shamkhani a été tué dans une frappe israélienne qui a largement détruit sa maison. Des images ont été publiées et les gens ont vu à quel point Shamkhani avait vécu dans le luxe. Ce n’est pas une exception. Les dignitaires vivent tous dans les beaux quartiers du nord de Téhéran. Leurs enfants résident très souvent en Europe, au Canada, aux États-Unis. Ils ont sorti leur argent du pays.

La différence entre riches et pauvres n’a jamais été aussi importante. Il y a, d’un côté, les 1 % très riches, liés au régime, et, de l’autre, une majorité qui vit sous le seuil de pauvreté. La classe moyenne disparaît. Le niveau de vie s’effondre. Pourtant, les Iraniens restent très bien formés, y compris dans le domaine nucléaire. Alors oui, Israël a tué une vingtaine de scientifiques, mais le pays en compte des centaines rien que dans ce domaine…

Y a-t-il malgré tout un motif d’espoir ?

A. K. : Tout ce qu’on peut espérer, c’est une fin rapide des hostilités, puis le retour de l’Iran et des États-Unis à la table des négociations. Si l’Iran accepte de suspendre l’enrichissement de l’uranium, ce serait un espoir. Ensuite, ce sera à la société civile iranienne de faire évoluer le régime, pas à Nétanyahou.

D’ailleurs, les Turcs et les Saoudiens s’inquiètent aussi de cette attaque israélienne : si les Israéliens réussissent en Iran, qui sera le suivant sur leur liste ? Pour autant, personne dans la région ne veut d’un Iran nucléarisé. Bref, toute solution diplomatique de long terme est préférable à la guerre mais, pour l’instant, l’urgence absolue est l’arrêt des bombardements.


Propos recueillis par Grégory Rayko.

The Conversation

Azadeh Kian ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.06.2025 à 18:07

Comment ce virus du riz a conquis toute l’Afrique

Eugénie Hebrard, Directrice de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Une nouvelle étude retrace l’évolution du virus de la panachure jaune du riz et explique comment il s’est répandu à travers tout le continent africain.
Texte intégral (1946 mots)
Repiquage du riz dans le district de Rwamagana à l'Est du Rwanda. Dr I. Ndikumana/Rwanda Agricultural Board, Fourni par l'auteur

Une nouvelle étude retrace l’évolution du virus de la panachure jaune du riz et explique comment le commerce, les échanges de semences et même la Première Guerre mondiale lui ont permis de se répandre à travers tout le continent africain. Ce virus peut causer entre 20 % et 80 % de pertes de rendement.


Le virus de la panachure jaune du riz est une menace majeure pour la production rizicole en Afrique. Cette maladie, présente dans plus de 25 pays, peut causer entre 20 % et 80 % de pertes de rendement selon les épidémies. Retracer l’histoire de la dispersion du virus en Afrique permet de comprendre les causes et les modalités de l’émergence de la maladie, aide à mettre en place des stratégies de contrôle et contribue à évaluer les risques de propagation vers d’autres régions du monde. Par une approche multidisciplinaire intégrant données épidémiologiques, virologiques, agronomiques et historiques, nous avons exploré les liens entre l’histoire de la culture du riz en Afrique de l’Est et la propagation de ce virus à large échelle depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Ces travaux sur le RYMV (l’acronyme de son nom anglais : Rice yellow mottle virus) viennent d’être publiés dans la revue scientifique PLoS Pathogens.

Il s’agit de l’aboutissement d’un travail de longue haleine basé sur des collectes de feuilles symptomatiques sur le terrain, parfois difficile d’accès, menées par plusieurs équipes de virologues, co-auteurs de cet article. La détection du virus par diagnostic immunologique en laboratoire puis sa caractérisation par séquençage ont abouti à une collection représentative de 50 génomes entiers et de 335 séquences du gène de la capside virale (la coque protéique qui protège le génome) prélevés entre 1966 et 2020 sur deux millions de kilomètres carrés (Burundi, Éthiopie, Kenya, Malawi, Ouganda, République du Congo, Rwanda, Tanzanie). Une partie de ces échantillons avaient été caractérisée préalablement et conservée dans des herbiers et des congélateurs. C’est une collaboration multilatérale internationale basée sur la mise en commun de tous les résultats qui a abouti à cette étude globale de la phylodynamique du RYMV, c’est-à-dire de la dispersion et de l’évolution des différentes lignées génétiques virales. Les approches bio-informatiques utilisées pour analyser et visualiser les résultats ont nécessité des développements méthodologiques mis au point par plusieurs co-auteurs spécialistes de ces disciplines, et qui sont transposables à tous types de virus. Les résultats obtenus avec les séquences virales partielles ou entières convergent vers un même scénario. C’est en intégrant les connaissances des agronomes et des historiens, également co-auteurs de cet article que nous avons pu interpréter cette « remontée dans le temps ».

Une transmission bien particulière

Beaucoup de virus de plantes sont transmis exclusivement par des insectes vecteurs dit piqueurs-suceurs comme les pucerons, qui en se nourrissant sur une plante malade, acquièrent le virus puis les réinjectent dans des plantes saines. Le RYMV, lui, est transmis par de multiples moyens, notamment :

  • grâce à l’intervention de coléoptères, insectes broyeurs qui n’ont pas de système d’injection de salive mais qui peuvent tout de même se contaminer mécaniquement en s’alimentant et qui se déplacent à courte distance ;

  • par des vaches ou d'autres animaux qui en broutant dans les champs de riz produisent des déjections dans lesquelles le virus reste infectieux ;

  • de manière passive par contact des feuilles ou des racines de plantes infectées où il se multiplie fortement.

Ces différents modes de transmission et de propagation du RYMV ne sont pas efficaces pour la transmission à longue distance. Or, le virus est présent sur tout le continent africain. C’est ce paradoxe que nous avons cherché à résoudre.

Une histoire complexe

Le RYMV est apparu au milieu du XIXe siècle dans l’Eastern Arc Montains en Tanzanie, où la riziculture sur brûlis était pratiquée. Plusieurs contaminations du riz cultivé à partir de graminées sauvages infectées ont eu lieu, aboutissant à l’émergence des trois lignées S4, S5 et S6 du virus. Le RYMV a ensuite été rapidement introduit dans la grande vallée rizicole voisine de Kilombero et dans la région de Morogoro. Les graines récoltées, bien qu’indemnes de virus, sont contaminées par des débris de plantes, elles-mêmes infectées, qui subsistent dans les sacs de riz après le battage et le vannage du riz. Le RYMV, très stable, est en mesure de subsister ainsi pendant plusieurs années. La dispersion à longue distance du RYMV en Afrique de l’Est a été marquée par trois évènements majeurs, cohérents avec : l’introduction du riz le long des routes de commerce caravanier des côtes de l’Océan Indien en direction du lac Victoria dans la seconde moitié du XIXe siècle (I), avec les échanges de semences du lac Victoria vers le nord de l’Éthiopie dans la seconde moitié du XXe siècle (II) et, de manière inattendue, avec le transport du riz à la fin de la Première Guerre mondiale comme aliment de base des troupes, de la vallée du Kilombero vers le sud du lac Malawi (III). Les échanges de semences expliquent également la dispersion du virus de l’Afrique de l’Est vers l’Afrique de l’Ouest à la fin du XIXe siècle, et vers Madagascar à la fin du XXe siècle. En somme, la dispersion du RYMV est associée à un large spectre d’activités humaines, certaines insoupçonnées. Par conséquent, le RYMV, bien que non transmis directement par la semence ou par des insectes vecteurs très mobiles comme beaucoup de virus de plantes, a une grande capacité de dissémination. Ses paramètres de dispersion, estimés à partir de nos reconstructions dites phylogéographiques, sont similaires à ceux des virus zoonotiques très mobiles, des virus infectant les animaux qui peuvent créer des épidémies chez l’homme comme la rage.

Reconstitution de la dispersion du RYMV en Afrique de l’Est de 1850 à 2020, basées sur les séquences génomiques non recombinantes de 50 isolats représentatifs de la diversité génétique et géographique du virus. Les trois évènements de dispersion à longue distance sont indiqués (I, II, III, voir texte). Fourni par l'auteur

En comparant la dispersion des trois lignées majeures présentes en Afrique de l’Est grâce aux nouveaux outils bio-informatiques développés dans cette étude, nous avons observé des dynamiques virales très contrastées. La lignée S4 a connu le plus grand succès épidémique avec une propagation précoce, rapide et généralisée. Elle a été découverte au sud du lac Victoria dans la seconde moitié du XIXe siècle puis a circulé autour du lac Victoria avant de se disperser vers le nord en Éthiopie, puis vers le sud au Malawi et enfin vers l’ouest en République du Congo, au Rwanda et au Burundi. La lignée S6, au contraire, est restée confinée à la vallée du Kilombero et dans la région de Morogoro pendant plusieurs décennies. Au cours des dernières décennies seulement, elle s’est propagée vers l’est de la Tanzanie, le sud-ouest du Kenya et les îles de Zanzibar et de Pemba. De façon inexpliquée, la lignée S5 est restée confinée dans la vallée du Kilombero et dans la région de Morogoro. Au cours des dernières décennies, on note un ralentissement des taux de dispersion de la plupart des souches virales issues des lignées S4 et S6 que nous n’expliquons pas encore.

En conclusion, notre étude multi-partenariale et multidisciplinaire met en évidence l’importance de la transmission humaine d’agents pathogènes de plantes et souligne le risque de transmission du RYMV, ainsi que celle d’autres phytovirus d’Afrique, vers d’autres continents. Nous étudions maintenant la dispersion et l’évolution du RYMV en Afrique de l’Ouest, en particulier de celle de lignées virales particulièrement préoccupantes car capables de se multiplier sur les variétés de riz, considérées résistantes au virus, compromettant ainsi les stratégies de contrôle.

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