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21.08.2025 à 16:27

Jeux vidéo indépendants : comment les petits studios bouleversent les géants de l’industrie

Arnault Djaoui, Doctorant en Science de l'Information et Communication, Université Côte d’Azur

Du Japon à la France, le jeu vidéo indépendant connaît une expansion spectaculaire. Innovations, ruptures de style et succès commerciaux : il redéfinit les règles du secteur.
Texte intégral (2156 mots)

L’essor du jeu vidéo indépendant répond à un appétit croissant pour les concepts créatifs émancipés des grandes conventions du médium. Économiquement, ces innovations définissent un nouveau modèle de consommation qui déjoue les prévisions du marché et qui influence l’ensemble de la production. C’est le cas du succès français « Clair Obscur : Expédition 33 » sorti en 2025.


Depuis une quinzaine d’années, les propositions indépendantes envahissent le secteur du jeu vidéo. Le mot d’ordre de cette mouvance ? La rupture des codes établis.

Les écoles asiatique et occidentale du jeu vidéo incarnent deux conceptions spécifiques liées à leurs cultures respectives. Elles se retrouvent néanmoins dans la recherche d’originalité qui prévaut au cœur des studios indépendants. Intellectuellement, la position des studios indépendants nécessite de redoubler d’efforts. Ces derniers œuvrent en petit comité, sans la bénédiction financière dont jouissent les grands éditeurs. L’effervescence d’un groupe restreint de concepteurs passionnés donne souvent une tonalité différente à la ferveur créatrice, à l’origine d’un savoir-faire unique.

Les limites budgétaires ne génèrent pas forcément de chape de plomb créative. Au contraire, ces restrictions obligent les développeurs à se surpasser dans l’objectif de trouver des idées exceptionnelles pour marquer les esprits dans la durée.

« Pourquoi les jeux indé ont du succès ? »

Certains grands succès du jeu vidéo indépendant ont laissé une telle empreinte qu’on retrouve aujourd’hui leur influence dans des productions de blockbusters.

L’expansion du jeu vidéo indépendant en Occident

Sorti en 2013, Outlast, des studios canadiens indépendants Red Barrels, en est un exemple phare. La particularité de ce jeu de survie/horreur (survival-horror) réside dans l’absence d’armement pour se défaire des ennemis, la seule possibilité de progression restant la fuite ou les cachettes parsemées dans le décor. Outlast est rapidement devenu une source d’inspiration du genre survival-horror, y compris pour les productions à grand budget.

C’est le cas avec le succès d’Alien: Isolation, sorti en 2014, qui réutilise largement le système de « cache-cache » avec les créatures ébauchées par Outlast, tout en cherchant à augmenter l’effet de réalisme par le caractère aléatoire continu des apparitions de la bête noire.

Certaines productions indépendantes présentent également des résurgences de la formule Outlast. Le jeu russe Hello Neighbor devient, dès sa sortie en 2017, un phénomène d’immersion mélangeant le suspense, l’horreur et la réflexion, toujours autour du même principe du jeu du chat et de la souris instauré par Outlast. La singularité du titre réside néanmoins dans son univers et dans sa patte graphique qui répondent à une esthétique bien plus cartoon et adaptée à un large public.

L’approche complémentaire du jeu vidéo indépendant japonais

Au Japon, le titre indépendant Deadly Premonition, sorti en 2010, a quant à lui laissé une marque sur les jeux narrativisés (transformés en récits, ndlr) grâce à son approche assez révolutionnaire du genre horrifique, mêlant investigation policière, exploration en monde libre (open world) et horreur psychologique et cosmique.

Les résurgences de cette formule ressortent dans des œuvres à grand budget comme la série The Evil Within, débutée en 2014. Un titre qui emploie également des angles proches du thriller, avec un aspect très paranoïaque dans le cheminement du scénario et des éléments horrifiques.

Des créations aux ambitions artistiques marquées

Le genre de la plateforme (platformer) s’illustre quant à lui avec des titres d’une grande créativité comme Cuphead ou Little Nightmares, tous deux sortis en 2017. Ils abordent respectivement les univers des vieux cartoons des années 1930, avec une jouabilité (ergonomie de jeu, ndlr) exigeante et punitive, ou ceux plus cauchemardesques des films d’animation en stop motion, comme les travaux d’Henry Selick. Des genres revisités sous l’angle de l’exploration-réflexion dans une tonalité encore plus inquiétante.

Le rayonnement du jeu de rôle indépendant

Mais s’il est bien une catégorie de jeu à avoir contribué au succès des studios indépendants au cours de ces dernières années, c’est incontestablement le jeu de rôle (Role Playing Game, RPG).

La grande variété de points de vue qu’offre l’expérience rôliste permet aux concepteurs d’arpenter des systèmes de jouabilité hybrides qui évoluent constamment et qui offrent au public des immersions aussi singulières qu’enivrantes. Le RPG est un genre qui a beaucoup évolué au fil du temps et qui a laissé dans son sillage des novations éphémères, représentatives d’époques spécifiques, qui réapparaissent grâce à l’ingéniosité nostalgique des créateurs indépendants. Certains des jeux les plus remarqués de ces dernières années réutilisent des procédés qui ont fait la gloire de périodes passées.

Le jeu indépendant Hadès, sorti en décembre 2019, récompensé par plusieurs prix autant vidéoludiques que littéraires, se veut une lettre d’amour assumée à une panoplie de genres et d’esthétiques ayant construit la réputation désormais internationale du RPG. Graphiquement, le titre opte pour une plastique anachronique entièrement conçue dans une 2D proche de la bande dessinée. Mais c’est en réhabilitant le genre roguelike que cette œuvre souffle un vent de jeunesse sur un modèle qui n’était plus tellement d’actualité. Ce sous-genre de RPG très populaire dans les années 1980 et 1990 présente la caractéristique de générer aléatoirement chaque palier des donjons que le joueur visite.

Par ailleurs, le système de combat puise sa mécanique dans un autre genre d’une époque antérieure, le hack’n’slash qui consiste à se défaire de hordes d’ennemis au moyen d’attaques, d’esquives et de défenses simples d’emploi mais riches dans leurs potentialités. La toile narrative, quant à elle, contraste avec les poncifs du genre, en situant l’action dans l’enfer de la mythologie grecque.

Toutes ces occurrences témoignent d’une diversification autant technique qu’artistique. Cette variété envahit d’un même mouvement la production du RPG indépendant et, par contrecoup, l’ensemble de l’artisanat vidéoludique contemporain. La transversalité des différents procédés mentionnés plus haut définit ainsi une empreinte typiquement occidentale dans la conception de ces RPG.

Au Japon, la propagation du RPG indépendant dépend d’un autre phénomène. Les jeux mobiles, dits gacha, souvent issus de studios indépendants, représentent une manne économique colossale en faisant du RPG un plaisir instantané et contenu dans des boucles rapides. Leur système de participation appelé « free-to-play » incite progressivement le joueur à dépenser de l’argent pour évoluer dans le jeu.

Parallèlement, sur consoles de salon, s’illustrent des titres plus expérimentaux et dans la tradition narrative mature des récits nippons. Par exemple le jeu D4, paru en 2014, aborde autant de sujets que le deuil, la rédemption, la psychanalyse et la démence sur fond d’enquête policière aussi rocambolesque que captivante. Des problématiques qui n’auraient peut-être pas pu voir le jour dans une production plus globale.

Le couronnement du RPG indépendant en France

Le RPG indépendant manifeste également sa maestria en France, notamment avec, en 2025, le succès exceptionnel de l’inattendu Clair Obscur : Expédition 33.

Clair Obscur : Expédition 33

Loin des 4 500 employés que constituent, par exemple, le studio Ubisoft Montréal, la petite équipe de moins de 30 personnes de Sandfall Interactive a cherché à remettre au goût du jour le système du « tour par tour », très peu représenté en Occident. Le tout en proposant un contexte historique français inédit dans le jeu vidéo et saupoudré d’éléments fantastiques : la Belle Époque. La reproduction graphique des environnements de cette période, bardée de quelques influences dystopiques, profite d’une profondeur et d’une finition qui n’ont rien à envier aux productions des cadors des grands éditeurs.

Cette récente prouesse prouve que le jeu vidéo indépendant tend à incarner, aujourd’hui plus que jamais, la matérialisation de changements très importants. Des transformations qui définissent à la fois une primauté de la liberté de création et une contre-proposition artistique et commerciale de taille face à certains mastodontes de l’industrie vidéoludique.

The Conversation

Arnault Djaoui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.08.2025 à 16:24

« La Révolution » : l’histoire de France à la sauce Netflix

Pascal Dupuy, Maître de conférences en histoire moderne , Université de Rouen Normandie

La série « la Révolution » a connu un grand succès sur Netflix, malgré les nombreuses critiques qu’elle a suscitées.
Texte intégral (2915 mots)
La série de Netflix, entre action, fantastique et horreur, laisse peu de place à l’histoire. Netflix (2020)

En ligne depuis septembre 2020, « la Révolution » est une série Netflix en huit épisodes, qui nous plonge dans une intrigue fantastique au cœur de la période pré-révolutionnaire. Si, au départ, les audiences ont été très satisfaisantes, elles se sont rapidement érodées et les critiques ont été si virulentes que la première saison est restée sans lendemain. Un retour sur cet objet télévisuel, bien plus conforme aux normes chères à la plateforme au N rouge sur fond noir qu’à la vérité historique, permet aussi de rappeler l’existence d’œuvres plus anciennes dont l’approche de cette période charnière de l’histoire de France était très différente…


En raison du colossal bouleversement social et politique qu’elle a provoqué, la Révolution française a engendré, dès son avènement, une multitude d’écrits et de productions artistiques et culturelles ayant pour but de la condamner ou, au contraire, de l’encenser.

Théâtre, gravure, peinture, chanson ou littérature l’ont immédiatement évoquée, transformant la décennie révolutionnaire en un objet mémoriel dynamique, qui continue aujourd’hui encore de donner lieu à d’innombrables représentations.

La Révolution française dans le cinéma

Dans la première moitié du XXe siècle, le cinéma a pleinement participé au souvenir et à l’écriture romancée de la Révolution. Dans un premier temps, il a puisé son inspiration dans les œuvres littéraires du XIXᵉ siècle, quand l’épisode révolutionnaire était une source de légende et de romanesque. Puis il a produit des films qui développaient une vision plus personnelle des événements révolutionnaires, mais qui restaient marqués par le contexte historico-politique ayant présidé à leur production.

Dans la seconde partie du siècle dernier, le cinéma s’est lentement détaché de la Révolution (sans jamais toutefois l’abandonner), et ce fut au tour de la télévision, premier médium de masse, de la réhabiliter, en insistant dans un premier temps sur le débat d’idées et en valorisant la confrontation entre les personnages, observés dans leur psychologie et à partir de leurs opinions contradictoires.

En France, dans les années 1960, le genre adopté est celui de la dramatique télé (souvent en direct) ; la mode est aux mouvements de caméra lents, théâtraux, privilégiant la recontextualisation de situations politiques complexes – une approche d’ailleurs tout à l’opposé du cinéma du temps, dominé par des scènes d’action en décors naturels. Les productions télévisuelles veulent alors rendre compte de l’actualité de la recherche historique, privilégiant le huis clos, le jeu d’acteur reposant lui-même sur le talent du ou des scénaristes et du ou des dialoguistes.

Mais surtout, pour la première fois, la reconstitution en images animées de la Révolution dérive moins des sources littéraires et visuelles du XIXe siècle que d’images d’archives et de documents originaux de l’époque, placés sous le regard critique d’historiens reconnus.

Malheureusement oubliées de nos jours, ces productions ambitieuses ont donné naissance à des réalisations très réussies, comme la Terreur et la Vertu (Stellio Lorenzi, 1964), dans le cadre de la série télévisuelle la Caméra explore le temps. Divisé en deux parties (Danton puis Robespierre), le film, très marqué par la volonté de faire comprendre la Révolution, participe d’une entreprise de réhabilitation de Robespierre, personnage alors encore très défiguré par une légende noire tenace.

On peut également évoquer une dizaine d’années plus tard, 1788 (Maurice Failevic et Jean-Dominique de La Rochefoucauld, 1978), autre œuvre symptomatique de son temps. Extrêmement attentive aux sources d’archives, elle fait la part belle aux origines de la Révolution, au travers du prisme des tensions au sein d’une petite communauté paysanne de Touraine.

Dans un cadre référentiel semblable, comment ne pas aussi mentionner Un médecin des Lumières (René Allio), film pour la télévision diffusé en trois parties à la fin de l’année 1988, préparant par là les festivités commémoratives du bicentenaire de 1789 ? Sorte de docu-fiction avant l’heure, Un médecin des Lumières, sans toucher explicitement à la Révolution, explique sa naissance par petites touches impressionnistes, donnant à l’événement à venir l’évidence historique d’une sorte de préquel à la Révolution.

À l’image d’un Stanley Kubrick pour Barry Lyndon (1975), Allio, avec des moyens évidemment bien plus limités, est attentif à la « vérité historique », telle que nous l’ont rapportée les historiens, mais aussi les artistes du XVIIIe siècle, autres sources d’inspiration du film. Costumes, paysages, lumières, comédiens doivent « faire époque », non pas artificiellement, mais de manière naturelle et incarnée, en un cinéma de « reconstitution historique ».

« La Révolution », série truffée d’approximations historiques

2020 : autre époque… Le changement d’optique est particulièrement radical, même si les exemples cités plus haut sont des réalisations d’exception, portées par une rigueur historique revendiquée. Il est donc évidemment un peu injuste de vouloir les comparer à l’un des derniers avatars d’une série télévisée portant sur la Révolution française, produite et diffusée par Netflix, une plateforme dont la politique artistique racoleuse repose avant tout sur le sensationnalisme et le voyeurisme.

 La Révolution | Bande-annonce, Netflix, septembre 2020.

En huit épisodes, la Révolution est censée évoquer les causes réelles, mais inconnues, du bouleversement révolutionnaire français de la fin du XVIIIe siècle, la dernière scène représentant le peuple en mouvement prêt à prendre la Bastille.

Une deuxième saison aurait dû se concentrer sur l’événement révolutionnaire en lui-même, selon son découpage classique (1789-1794 ou 1799 ?), mais il n’en sera rien, la série n’ayant pas été reconduite. Au regard du traitement historique de la période 1787-1789, les regrets sont minces…

À sa décharge, le scénariste principal Aurélien Molas n’a certainement pas souhaité expliquer les causes de la Révolution française, ce qu’Un médecin des Lumières faisait avec beaucoup de subtilité. Il s’est plutôt agi pour lui et pour son équipe de faire une série de genres, mélangeant horreur, fantastique, uchronie, zombies et vampires avec des scènes d’action innombrables dans une pénombre et un brouillard artificiels, scènes au cours desquelles le sang (bleu et rouge) coule à flots continus.

L’inspiration n’est plus, à présent, à chercher dans les travaux des historiens, mais, comme le reconnaît Aurélien Molas, dans une autre série, sud-coréenne, à l’intrigue semblable (Kingdom, 2019) en une sorte de circuit fermé.

Bande-annonce de Kingdom, Netflix, 2019.

Une intrigue simpliste aux nombreux anachronismes

L’intrigue est simple, voire simpliste. De Versailles, un roi tyrannique (dont on ne verra que les pieds et les mains aux ongles démesurés) a fait mettre au point, dans le but d’obtenir la soumission ultime de son peuple, un virus (le « sang bleu ») qui, lorsqu’il est injecté dans le corps des aristocrates, leur procure l’immortalité, aiguise leurs sens et les contraint à consommer de la chair humaine. Un cruel Covid puissance 100… !

Ce complot sera déjoué par une galerie stéréotypée de « bonnes personnes » : le docteur Joseph Guillotin, orphelin recueilli par un prêtre éclairé qui perdra la vie dans ce combat ; une jeune comtesse, aussi habile à manier le pistolet qu’à se préoccuper du sort du peuple ; ou encore la Fraternité, une femme défigurée, dont le prénom, Marianne, évoque à la fois la République à venir et les révolutions ultérieures.

Une esthétique qui emprunte peut-être à la série canado-irlandaise à succès Vikings (2013-2020). Netflix

C’est, d’ailleurs, ce fatras de poncifs autour de la notion même de Révolution, considérée en fait sur trois siècles, qui est le plus déconcertant et dont la volonté maladroite apparaît, dès la première scène, avec l’inscription « Ni roi ni maître » sur les murs d’un château… Quant à Guillotin, le jeune médecin idéaliste, au nom instantanément reconnaissable, il cherche le « patient zéro » et analyse, avec toute la passion de son innocence vertueuse, le sang de ses proches afin de trouver un « vaccin contre la maladie ».

On veut encore faire évader un prisonnier qui se trouve dans un « quartier haute sécurité », soit une invention carcérale datant du milieu des années 1970 et récemment ressuscitée. Les discours de Marianne-Fraternité et du peuple, toujours qualifié de « rebelle », incorporent dans leurs propos et dans leur vocabulaire des notions révolutionnaires contemporaines (« les damnés de la Terre »).

Dans un grand déploiement de misérabilisme, la pauvreté, qui règne dans la ville, n’éclaire pas sur les conditions de vie de la population à la veille de la Révolution, mais renvoie plutôt au Paris assiégé de la Commune. On y meurt de faim et on érige bientôt des barricades pour se défendre contre les « sangs bleus », ces nobles vampires assoiffés du sang des roturiers, barricades qui permettent la reconstitution du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple – inspiré, comme on le sait, de la Révolution de 1830.

Netflix

Outre ce salmigondis d’anachronismes et de raccourcis historiques, les nobles, dans la continuité des œuvres filmiques anglo-américaines autour de la Révolution française (les Deux Orphelines, de D. W. Griffith, 1921, ou Un conte de deux villes, 1989, film pour la télévision, en deux épisodes produit par ITV, inspiré du roman de Charles Dickens, publié en 1859, ndlr), sont présentés comme abusant cruellement de leurs privilèges ou s’adonnant régulièrement à des pratiques libertines. Ils seraient « 1 % de la population » (le chiffre est exact), mais « détiennent 99 % des richesses », en une exagération particulièrement approximative. Autre clin d’œil, littéraire cette fois : le noble fou de son pouvoir et de son statut, chargé au sang bleu, est prénommé Donatien, en une évocation lourdaude du marquis de Sade.

Bref, il ne faut pas chercher dans ces huit épisodes, ni du côté de l’intrigue ni de ceux des dialogues ou des reconstitutions, une quelconque dimension historique d’intérêt, mais plutôt un prétexte pour se repaître de viscères, de têtes tranchées (le seul moyen de faire périr un noble injecté de sang bleu), de scènes d’action, de détonations, de magie noire vaguement effrayante et surtout d’énormément de sang.

Si le glissement progressif de la télévision vers le sensationnalisme dans le traitement de la Révolution française est avéré, et si cette constatation peut sembler quelque peu amère, on peut aussi se réconforter en pensant à d’autres réalisations, dans des domaines approchants, apparues ces dernières années et qui ont traité de la Révolution française avec subtilité et sérieux.

C'est le cas de la bande dessinée comme celle de Florent Grouazel et Youn Locard, Révolution I, Liberté, Actes Sud, 2019 et Révolution II, Égalité, Livre I, Actes Sud (2023) ou encore du cinéma, par exemple, Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller (2018). Deux créations réussies qui sont aussi de bons moyens d’éloigner les vampires.

The Conversation

Pascal Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.08.2025 à 16:24

Que disent la Bible, le Coran et la Torah de la guerre ?

Robyn J. Whitaker, Associate Professor, New Testament, & Director of The Wesley Centre for Theology, Ethics, and Public Policy

Mehmet Ozalp, Professor of Islamic Studies, Director of The Centre for Islamic Studies and Civilisation and Executive Member of Public and Contextual Theology, Charles Sturt University

Suzanne Rutland, Professor Emerita in Hebrew, Biblical & Jewish Studies, University of Sydney

Ces trois textes religieux justifient tous les guerres défensives. Mais ils y fixent des limites strictes, et soulignent également l’importance de la paix.
Texte intégral (3155 mots)

Les guerres sont souvent menées au nom de conceptions religieuses. Mais que disent vraiment les textes fondamentaux du christianisme, de l’islam et du judaïsme sur la guerre et ses justifications ?


Nous avons demandé leur avis à trois experts des différents monothéismes.

La Bible

Par Robyn J. Whitaker, professeure spécialiste du Nouveau Testament au sein de l’établissement théologique australien University of Divinity.

La Bible présente la guerre comme une réalité inévitable de la vie humaine. Cela est illustré par cette citation du livre de l’Ecclésiaste :

Il y a une saison pour tout […] un temps pour la guerre et un temps pour la paix.

En ce sens, la Bible reflète les expériences des auteurs, mais aussi de la société qui a façonné ces textes pendant plus de mille ans : celle du peuple hébreu. Durant l’Antiquité, celui-ci a en effet connu la victoire, mais aussi la défaite, en tant que petite nation parmi les grands empires du Proche-Orient ancien.

En ce qui concerne le rôle de Dieu dans la guerre, nous ne pouvons ignorer le caractère problématique de la violence associée au divin. Parfois, Dieu ordonne au peuple hébreu de partir en guerre et de commettre des actes de violence horribles. Deutéronome 20 en est un bon exemple : le peuple de Dieu est envoyé à la guerre avec la bénédiction du prêtre, bien qu’il soit d’abord demandé aux combattants de proposer des conditions de paix. Si les conditions de paix sont acceptées, la ville est réduite en esclavage. Dans d’autres cas cependant, l’anéantissement total de certains ennemis est demandé, et l’armée hébraïque reçoit l’ordre de détruire tout ce qui ne sera pas utile plus tard pour produire de la nourriture.

Dans d’autres cas, la guerre est interprétée comme un outil à la disposition de Dieu, une punition durant laquelle il utilise des nations étrangères contre le peuple hébreu parce qu’il s’est égaré (Juges 2 :14). Il est également possible d’identifier une éthique sous-jacente aux textes consistant à traiter les prisonniers de guerre de manière juste. Moïse ordonne que les femmes capturées pendant la guerre soient traitées comme des épouses et non comme des esclaves (Deutéronome 21), et dans le deuxième livre des Chroniques, les prisonniers sont autorisés à rentrer chez eux.

En opposition à cette conception de la guerre considérée comme autorisée par Dieu, de nombreux prophètes hébreux expriment l’espoir d’une époque où Il leur apportera la paix et où les peuples « ne s’adonneront plus à la guerre » (Michée 3 :4), transformant plutôt leurs armes en outils agricoles (Isaiah 2 :4).

La guerre est considérée comme le résultat des péchés de l’humanité, un résultat que Dieu transformera finalement en paix. Cette paix (en hébreu : shalom) sera plus que l’absence de guerre, puisqu’elle englobera l’épanouissement humain et l’unité des peuples entre eux et avec Dieu.

La majeure partie du Nouveau Testament a été écrite au cours du premier siècle de notre ère, alors que les Juifs et les premiers chrétiens constituaient des minorités au sein de l’Empire romain. Dans ce texte, la puissance militaire de Rome est ainsi sévèrement critiquée et qualifiée de maléfique dans des textes comme l’Apocalypse, qui s’inscrivent dans une démarche de résistance. De nombreux premiers chrétiens refusaient par exemple de combattre dans l’armée romaine.

Malgré ce contexte, Jésus ne dit rien de spécifique sur la guerre, mais rejette cependant de manière générale la violence. Lorsque Pierre, son disciple, cherche à le défendre avec une épée, Jésus lui dit de la ranger, car cette épée ne ferait qu’engendrer davantage de violence (Matthieu 26:52). Cela est conforme aux autres enseignements de Jésus, qui proclame ainsi « heureux les artisans de paix », qui commande de « tendre l’autre joue » lorsqu’on est frappé ou d’« aimer ses ennemis ».

En réalité, on trouve diverses idéologies concernant la guerre dans les pages de la Bible. Il est tout à fait possible d’y trouver une justification à la guerre, lorsqu’on souhaite le faire. Il est cependant tout aussi possible d’y trouver des arguments en faveur de la paix et du pacifisme. Plus tard, les chrétiens développeront les concepts de « guerre juste » et de pacifisme sur la base de conceptions bibliques, mais il s’agit là d’interprétations plutôt que d’éléments explicites inscrits dans le texte.

Pour les chrétiens, l’enseignement de Jésus fournit par ailleurs un cadre éthique permettant d’interpréter à travers le prisme de l’amour pour ses ennemis les textes antérieurs sur la guerre. Jésus, contrepoint à la violence divine, renvoie les lecteurs aux prophètes de l’Ancien Testament, dont les visions optimistes imaginent un monde où la violence et la souffrance n’existent plus et où la paix est possible.

Le Coran

Par Mehmet Ozalp, directeur du Centre pour les études et la civilisation islamiques de l’université australienne Charles-Sturt (Nouvelles-Galles du Sud).

Les musulmans et l’islam ont fait leur apparition sur la scène mondiale au cours du VIIe siècle de l’ère commune, une période relativement hostile. En réponse à plusieurs défis majeurs propres à cette époque, notamment la question des guerres, l’islam a introduit des réformes juridiques et éthiques novatrices. Le Coran et l’exemple fixé par le prophète Muhammad – souvent francisé en Mahomet – ont établi des lignes directrices claires pour la conduite de la guerre, bien avant que des cadres similaires n’apparaissent dans d’autres sociétés.

Pour cela, l’islam a défini un nouveau terme, jihad, plutôt que le mot arabe habituel pour désigner la guerre, harb. Alors que harb désigne de manière générale la guerre, le jihad est défini dans les enseignements islamiques comme une lutte licite et moralement justifiée, qui inclut mais ne se limite pas aux conflits armés. Dans le contexte de la guerre, le jihad désigne spécifiquement le combat pour une cause juste, selon des directives juridiques et éthiques claires, distinct de la guerre belliqueuse ou agressive.

Entre 610 et 622, le prophète Muhammad a pratiqué une non-violence active en réponse aux persécutions et à l’exclusion économique que lui et sa communauté subissaient à La Mecque, malgré les demandes insistantes de ses disciples qui voulaient prendre les armes. Cela montre que la lutte armée ne peut être menée, en islam, entre membres d’une même société : cela conduirait en effet à l’anarchie.

Après avoir quitté sa ville natale pour échapper aux persécutions, Muhammad fonda à Médine une société pluraliste et multiconfessionnelle. Il prit par ailleurs des mesures actives pour signer des traités avec les tribus voisines. Malgré sa stratégie de paix et de diplomatie, les Mecquois, qui lui restaient hostiles, ainsi que plusieurs tribus alliées, attaquèrent les musulmans de Médine. Il devenait ainsi inévitable d’engager une lutte armée contre ces agresseurs.

La permission de combattre a été donnée aux musulmans par les versets 22:39-40 du Coran :

Autorisation est donnée à ceux qui sont attaqués (de se défendre) parce que vraiment ils sont lésés ; et Allah est certes Capable de les secourir, ceux qui ont été expulsés de leurs demeures, contre toute justice, simplement parce qu’ils disaient : « Allah est notre Seigneur ». […]

Ce passage autorise non seulement la lutte armée, mais offre également une justification morale à la guerre juste. Celle-ci est d’abord conditionnée à une lutte purement défensive, tandis que l’agression est qualifiée d’injuste et condamnée. Ailleurs, le Coran insiste sur ce point :

S’ils se tiennent à l’écart de vous, s’ils ne vous combattent point et se rendent à vous à merci, Allah ne vous donne contre eux nulle justification (pour les combattre).

Le verset 22:39 vu précédemment présente deux justifications éthiques à la guerre. La première concerne les cas où des personnes sont chassées de leurs foyers et de leurs terres, c’est-à-dire face à l’occupation d’une puissance étrangère. La seconde a trait aux cas où des personnes sont attaquées en raison de leurs croyances, au point de subir des persécutions violentes et des agressions.

Il est important de noter que le verset 22:40 inclut les églises, les monastères et les synagogues dans le champ des lieux qui doivent être protégés. Si les croyants en Dieu ne se défendent pas, tous les lieux de culte sont susceptibles d’être détruits, ce qui doit être empêché par la force si nécessaire.

Le Coran n’autorise pas la guerre offensive, car « certes, Allah n’aime pas les agresseurs ! » (2 :190) Il fournit également des règles détaillées sur qui doit combattre et qui en est exempté (9 :91), quand les hostilités doivent cesser (2 :193), ou encore la manière dont les prisonniers doivent être traités avec humanité et équité (47 :4).

Des versets comme le verset 194 de la deuxième sourate soulignent que la guerre, comme toute réponse à la violence et à l’agression, doit être proportionnée et rester dans certaines limites :

Quiconque a marqué de l’hostilité contre vous, marquez contre lui de l’hostilité de la même façon qu’il a marqué de l’hostilité contre vous.

En cas de guerre inévitable, toutes les possibilités pour y mettre un terme doivent être explorées :

Et s’ils (les ennemis) inclinent à la paix, incline vers celle-ci, et place ta confiance en Allah. (8 :61)

L’objectif d’une action militaire est ainsi de mettre fin aux hostilités le plus rapidement possible et d’éliminer les causes de la guerre, et non d’humilier ou d’anéantir l’ennemi.

Le jihad militaire ne peut par ailleurs pas être mené pour satisfaire une ambition personnelle ou pour alimenter des conflits nationalistes ou ethniques. Les musulmans n’ont pas le droit de déclarer la guerre à des nations qui ne leur sont pas hostiles (60 :8). En cas d’hostilité ouverte et d’attaque, ils ont en revanche tout à fait le droit de se défendre.

Le Prophète et les premiers califes ont expressément averti les chefs militaires et tous les combattants participant aux expéditions musulmanes qu’ils ne devaient pas agir de manière déloyale ni se livrer à des massacres ou à des pillages aveugles. Muhammad a ainsi dit, selon la tradition islamique (sunna) :

Ne tuez pas les femmes, les enfants, les personnes âgées ou les malades. Ne détruisez pas les palmiers et ne brûlez pas les maisons.

Grâce à ces enseignements, les musulmans ont disposé, tout au long de leur histoire, de directives juridiques et éthiques visant à limiter les souffrances humaines causées par la guerre.

La Torah

Par Suzanne D. Rutland, historienne du judaïsme à l’université de Sydney.

Le judaïsme n’est pas une religion pacifiste, mais dans ses traditions, il valorise la paix par-dessus tout : les prières pour la paix occupent ainsi une place centrale dans la liturgie juive. Il reconnaît dans le même temps la nécessité de mener des guerres défensives, mais uniquement dans le cadre de certaines limites.

Dans la Torah, et notamment les cinq livres de Moïse, la nécessité de la guerre est clairement reconnue. Tout au long de leur périple dans le désert, les Israélites (c’est-à-dire les enfants d’Israël) livrent diverses batailles. Parallèlement, dans le Deutéronome, ils reçoivent l’instruction suivante (chapitre 23, verset 9) :

Quand tu marcheras en armes contre tes ennemis, garde-toi de toute chose mauvaise.

Le chef de tribu Amalek, qui attaqua les Hébreux à leur sortie d’Égypte, est le symbole du mal ultime dans la tradition juive. Les érudits affirment que cela est dû au fait que son armée frappa les Israélites par-derrière, tuant des femmes et des enfants sans défense.

La Torah insiste également sur le caractère obligatoire du service militaire. Cependant, le Deutéronome distingue quatre catégories de personnes qui en sont exemptées :

  • celui qui a construit une maison, mais qui ne l’a pas encore consacrée rituellement ;
  • celui qui a planté une vigne, mais qui n’en a pas encore mangé les fruits ;
  • celui qui est fiancé ou dans sa première année de mariage ;
  • celui qui a peur, par crainte qu’il n’influence les autres soldats.
Le judaïsme n’est pas une religion pacifiste, mais, dans ses traditions, il valorise la paix par-dessus tout. Shutterstock

Il est important de souligner que le mépris de la guerre est si fort dans le judaïsme antique que le roi David n’a pas été autorisé à construire le temple de Jérusalem en raison de sa carrière militaire. Cette tâche a été confiée à son fils Salomon : il lui était cependant interdit d’utiliser du fer dans la construction, car celui-ci symbolisait la guerre et la violence, alors que le temple devait représenter la paix comme vertu religieuse suprême.

La vision de la paix comme destin partagé pour toute l’humanité est développée plus en détail dans les écrits prophétiques, notamment via le concept de Messie. Cela est particulièrement visible dans les écrits du prophète Isaïe, qui envisageait une époque où, comme il le décrit dans sa vision idyllique :

[…] De leurs épées ils forgeront des socs, et de leurs lances, des serpes : une nation ne lèvera pas l’épée contre une autre nation, et on n’apprendra plus la guerre.

La Mishnah, première partie du Talmud (c’est-à-dire le recueil principal des commentaires de la Torah) évoque le concept de « guerre obligatoire » (milhemet mizvah). Cela englobe les guerres racontées dans les textes contre les sept nations qui habitaient la Terre promise avant les Hébreux, la guerre contre Amalek et les guerres défensives du peuple juif. Cette catégorie est donc clairement définie et reconnaissable.

Il n’en va pas de même pour la deuxième catégorie, la « guerre autorisée » (milhemet reshut), qui est plus ouverte et pourrait, comme l’écrit le chercheur Avi Ravitsky, « se rapporter à une guerre préventive ».

Après la période de composition du Talmud, qui s’est terminée au VIIe siècle, ce débat est devenu théorique, car les Juifs vivant en Palestine et dans la diaspora n’avaient plus d’armée. C’était déjà largement le cas depuis la défaite de la révolte de Bar Kokhba contre les Romains (de 132 à 135 après J.-C.), à l’exception de quelques petits royaumes juifs en Arabie.

Cependant, avec l’arrivée des premiers immigrants sionistes sur la terre historique du royaume d’Israël à la fin du XIXe et au XXe siècle, les débats rabbiniques sur ce qui constitue une guerre défensive obligatoire ou une guerre autorisée, ainsi que sur les caractéristiques d’une guerre interdite ont repris de plus belle. Ce sujet suscite aujourd’hui une profonde inquiétude et une vive controverse tant chez les universitaires spécialistes du judaïsme que chez les rabbins.

The Conversation

Robyn J. Whitaker est affiliée au centre Wesley pour la théologie, l'éthique et les politiques publiques.

Mehmet Ozalp est le directeur exécutif du l'Académie pour les sciences islamiques et la recherche.

Suzanne Rutland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.08.2025 à 16:23

Comment le croisement des roses d’Orient et d’Occident au XIXᵉ siècle a totalement changé nos jardins

Thibault Leroy, Biologiste, chercheur en génétique des populations, Inrae

Jérémy Clotault, Enseignant-chercheur en génétique, Université d’Angers

En Europe, la rose a connu son âge d’or au XIXᵉ siècle : en l’espace de quelques décennies, le nombre de variétés s’est envolé, passant d’environ 100 à près de 8 000.
Texte intégral (2693 mots)
Photo de la variété ancienne La Sirène prise au sein de la roseraie Loubert (Gennes-Val-de-Loire, Maine-et-Loire). Agnès Grapin, équipe GDO, IRHS, Fourni par l'auteur

En Europe, la rose a connu son âge d’or au XIXe siècle : en l’espace de quelques décennies, le nombre de variétés s’est envolé, passant d’environ 100 à près de 8 000. Grâce à l’étude des caractéristiques de ces variétés et aux outils modernes de la génomique, nous venons de retracer l’histoire de cette évolution, marquée par d’importants croisements entre rosiers asiatiques et rosiers européens anciens. De ce mariage est née une diversité qui continue de façonner nos jardins contemporains.


Le XIXᵉ, un siècle rosomane

Depuis l’Antiquité, les roses sont cultivées, aussi bien en Chine que dans la région méditerranéenne, pour leurs vertus médicinales, notamment les propriétés anti-inflammatoires et antimicrobiennes des huiles essentielles ou comme sources de vitamine C dans les cynorrhodons (faux-fruits des rosiers), et pour leur forte charge symbolique, notamment religieuse. Pourtant, pendant des siècles, le nombre de variétés est resté très limité, autour d’une centaine. Le XIXe siècle marque un tournant majeur pour l’horticulture européenne avec une effervescence portée par un nouvel engouement pour l’esthétique des roses. Les collectionneurs – dont la figure la plus emblématique fut probablement l’impératrice Joséphine de Beauharnais– et les créateurs de nouvelles variétés français ont eu un rôle déterminant dans cet essor, donnant naissance à une véritable « rosomanie » et contribuant à une explosion du nombre de variétés, passant d’une centaine à près de 8000 variétés ! À titre de comparaison, depuis cette période, le nombre de variétés a certes continué de progresser, s’établissant à environ 30 000 variétés aujourd’hui, mais à un rythme de croissance moins soutenu.

Changements esthétiques des fleurs au cours du XIXᵉ siècle, sur la base d’un panel de variétés encore disponibles dans la roseraie de Thérèse Loubert (Gennes-Val-de-Loire, Maine-et-Loire), spécialisée en roses anciennes. Thibault Leroy, Fourni par l'auteur

Au-delà de l’augmentation du nombre de variétés, le XIXe siècle a été marqué par une grande diversification des caractéristiques des rosiers. Le nombre de pétales, notamment, est devenu un critère d’intérêt majeur. Les rosiers botaniques, des formes cultivées anciennes issues directement de la nature, ne possédaient en général que cinq pétales. Au fil du XIXe siècle, la sélection horticole a permis d’obtenir des variétés aux fleurs bien plus sophistiquées, certaines présentant plusieurs dizaines, voire des centaines de pétales. Cependant, cette évolution n’a pas suivi une progression linéaire : la première moitié du siècle a vu une nette augmentation du nombre de pétales, marquée par une mode des rosiers cent-feuilles, tandis que la seconde moitié a été plutôt caractérisée par une stagnation, voire un retour à des formes plus simples. Certaines variétés très travaillées sur le plan esthétique ont ainsi été sélectionnées pour paradoxalement n’avoir que cinq pétales.

Aquarelle d’un rosier cent-feuilles par Pierre-Joseph Redouté (1759-1840), familier de Joséphine de Beauharnais et célèbre pour ses planches botaniques, surtout de rosiers. Paradoxalement, le nom de cent-feuilles vient de leur grand nombre de pétales. Pierre-Joseph Redouté, Fourni par l'auteur

La plus grande différence entre les rosiers du début et de la fin du XIXe réside dans un caractère fondamental : la remontée de floraison. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les rosiers étaient majoritairement non remontants, c’est-à-dire qu’ils ne fleurissaient qu’une seule fois par an, au printemps. La capacité des rosiers à refleurir, en générant de nouvelles fleurs au cours de l’été, voire même jusqu’à l’automne, n’est pas le fruit du hasard ! Cette caractéristique a constitué un objectif important des sélectionneurs de l’époque. Cette histoire, très associée aux croisements génétiques effectués, notamment avec des rosiers chinois, a laissé une empreinte durable, aussi bien dans nos jardins contemporains que dans les génomes mêmes des rosiers.

Bien qu’ils n’en étaient pas conscients, les sélectionneurs ont aussi pu contribuer à l’introduction de caractères défavorables. Ainsi, en étudiant les niveaux de symptômes de la maladie des taches noires sur des centaines de variétés du XIXe, nous avons mis en évidence une augmentation de la sensibilité des variétés. Cette maladie est aujourd’hui considérée comme une des premières causes de traitements phytosanitaires sur les rosiers, ce qui n’est pas sans poser des questions sanitaires sur l’exposition aux pesticides des fleuristes et autres professionnels du secteur horticole. Notre étude a néanmoins trouvé des régions génomiques associées à une résistance à cette maladie, offrant l’espoir d’une sélection vers des variétés nouvelles plus résistantes.

Notre étude n’a pas uniquement porté sur la prédisposition aux maladies mais également à l’une des caractéristiques les plus importantes des roses : leur odeur. Le parfum des roses est expliqué par un cocktail complexe de molécules odorantes. Deux molécules sont néanmoins très importantes dans ce qu’on appelle l’odeur de rose ancienne, le géraniol et le 2-phényléthanol. Nous avons étudié le parfum de centaines de variétés et observé une très forte variabilité de celui-ci, autant en teneur qu’en composition. Nos résultats ne soutiennent toutefois pas, ou alors extrêmement marginalement, une réduction du parfum des roses au cours du XIXe siècle. La perte de parfum est vraisemblablement arrivée ultérieurement, au cours du XXe siècle, une période qui voit l’apparition d’une activité de création variétale spécifique pour les roses à fleurs coupées et qui aurait négligé le parfum des roses au profit de la durée de tenue en vase, permettant de délocaliser la production dans des pays aux coûts de production réduits.

Des rosiers aux génomes métissés

Pour mieux comprendre l’origine et la diversité de ces rosiers du XIXe, il faut désormais plonger dans l’univers de l’infiniment petit : celui de leurs génomes. Dans notre nouvelle étude, nous avons entrepris de caractériser en détail la génétique de plus de 200 variétés, en nous appuyant sur des dizaines de milliers de marqueurs, c’est-à-dire d’une information ciblée sur des zones particulières des génomes, connues comme étant variables selon les variétés, et ce, répartis sur l’ensemble de leurs chromosomes. Pour une trentaine de variétés, nous sommes allés encore plus loin, en décryptant l’intégralité de leur génome, fournissant non plus des dizaines de milliers, mais des dizaines de millions de marqueurs, ouvrant ainsi une fenêtre encore plus précise sur l’histoire génétique des rosiers. A noter que le mode de conservation nous a facilité la tâche pour étudier l’ADN de ces rosiers historiques directement à partir des plantes actuelles conservées en roseraie. En effet, grâce au greffage, les variétés de rosiers sont potentiellement immortelles !

Grâce à cette analyse, nous avons d’abord pu confirmer les résultats d’études antérieures qui, bien que fondées sur un nombre limité de marqueurs génétiques, avaient déjà mis en évidence que la diversification des rosiers du XIXe siècle résultait de croisements successifs entre rosiers anciens européens et rosiers asiatiques. La haute résolution offerte par la génomique nous a toutefois permis d’aller plus loin : nous avons montré que cette diversité s’est construite en réalité sur un nombre très réduit de générations de croisements, impliquant de manière récurrente des variétés phares de l’époque, utilisées comme parents dans de nombreux croisements. Il est remarquable de noter que cela s’est produit avec une bonne dose de hasard (via la pollinisation) puisque la fécondation artificielle (choix des deux parents du croisement) n’est utilisée sur le rosier qu’à partir du milieu du XIXᵉ siècle.

Bien que reposant sur un nombre limité de générations de croisements, contribuant à un métissage entre rosiers asiatiques et européens, notre étude a également permis de montrer que les rosiers possèdent une importante diversité génétique. Toutefois, la sélection menée au cours du XIXe siècle a contribué à une légère érosion de cette diversité, en particulier chez les variétés issues de la fin du siècle. Or, le maintien d’une large diversité génétique est essentiel pour la résilience et l’adaptation des espèces face aux changements environnementaux. Sa préservation au long cours représente donc un enjeu majeur. Tant que les anciennes variétés sont conservées, cette perte reste réversible. Il est donc crucial d’agir pour éviter leur disparition définitive en préservant les collections de roses anciennes et botaniques.

À l’échelle du génome complet, la sélection tend à réduire la diversité génétique. Mais à une échelle plus fine, ses effets peuvent être encore plus marqués, entraînant une diminution locale beaucoup plus prononcée de la diversité. Notre étude a ainsi révélé qu’une région du chromosome 3, contenant différentes formes d’un gène clé impliqué dans la remontée de la floraison, a fait l’objet d’une sélection particulièrement intense au XIXe siècle. Ce résultat, bien que prévisible compte tenu de l’importance de ce caractère, a été confirmé de manière claire à la lumière des données génomiques. De manière plus inattendue, nous avons également identifié d’autres régions du génome présentant des signatures similaires de sélection, notamment sur les chromosomes 1, 5 et 7. À ce stade, les gènes concernés, et les éventuels caractères morphologiques associés restent encore à identifier. Malgré les avancées de la génomique, le mariage des roses d’Occident et d’Orient au XIXe siècle garde encore nombre de ses secrets de famille !

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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21.08.2025 à 12:55

Quand les enfants dessinent la nature, ils représentent aussi leur classe sociale

Julien Vitores, Docteur en sociologie, Université Sorbonne Paris Nord

« Dessine la nature. ». Face à cette consigne simple, les enfants de 5 ans, rencontrés par le sociologue Julien Vitores, vont produire des œuvres, qui en disent beaucoup sur leur milieu socioéconomique.
Texte intégral (2880 mots)
Dessins d’enfants collectés par le sociologue Julien Vitores dans trois écoles. Un établissement privé catholique de l’Ouest parisien, une école publique relevant d’un programme d’éducation prioritaire (REP+) et une école en zone périurbaine étendue du sud de la France. Fourni par l'auteur

Quelles visions de la nature transmettons-nous aux enfants ? Voici l’une des questions auxquelles le sociologue Julien Vitores a tâché de répondre. Il s’est pour cela rendu notamment dans trois établissements accueillant des élèves de trois à six ans. Une école catholique de l’Ouest parisien fortuné, une école publique du nord de Paris accueillant un public social très mixte et l’école d’une zone périurbaine du sud de la France. Dans ces bonnes feuilles du livre issu de sa thèse, il raconte les réactions diverses provoquées par la demande très simple faite à des enfants de 5 ans rencontrés : « Dessinez la nature. »

Extrait de la Nature à hauteur d’enfants. Socialisations écologiques et genèse des inégalités, « L’envers des faits », éditions La Découverte, 2025, 256 pages.


Dans chacune des trois écoles où j’ai réalisé mon enquête, après les premiers échanges avec les enseignantes, je me suis présenté aux élèves en leur disant que je m’intéressais à « la place de la nature dans la vie des enfants » et que je venais voir « comment ça se passe à l’école ». J’ai déjà souligné l’accueil enthousiaste dans l’école maternelle privée des beaux quartiers parisiens. L’accueil que m’ont réservé les élèves des écoles aux publics plus mixtes en termes d’origine sociale mérite aussi attention. Dans ce contexte, les élèves issus des familles les plus dotées en capital culturel se sont distingués par leur vif intérêt pour le sujet, par leur connaissance du terme « nature » et par leur volonté de me le faire savoir.

Pendant ma première journée d’observation à l’école Léon-Blum [dans le nord de Paris] , quelques enfants, parmi lesquels Elena, cinq ans (mère cadre chargée de projets culturels, père musicien), et Solal, cinq ans (mère approvisionneuse, père ingénieur), mettent ainsi en avant des expériences singulières associées au thème de la nature. Lors du tour de table, Elena précise non sans fierté, juste après avoir donné son prénom : « Moi, j’ai déjà mangé des vers de terre et des criquets ! » Quelques instants plus tard, tandis que l’enseignante m’explique qu’il y a des phasmes dans la salle de classe, Solal m’observe prendre des notes, puis s’exclame, étonné : « Tu notes tout ? ! » Je lui réponds que les phasmes m’intéressent, car ils font partie de la nature. Il lance alors, en référence à ce que disait Elena plus tôt : « Ben moi, j’ai mangé du crocodile, du serpent et de la tortue. C’était en Chine ! » Peu après, je l’entends dire à Léon, cinq ans (mère galeriste, père architecte) : « Comme il aime bien la nature, il a écrit que j’avais mangé du crocodile et du serpent ! » Il continue ensuite à jeter des coups d’œil derrière lui, comme pour vérifier si je note encore. L’attitude de Solal est caractéristique des nombreuses tentatives enfantines d’attirer mon regard – et plus généralement l’attention des adultes – et de se voir valorisés par le fait que je relève leurs actions ou leurs paroles dans mon carnet.

Le fait qu’il comprenne que la nature m’intéresse et qu’il soit capable d’y associer des animaux perçus comme rares et exotiques lui donne la possibilité de surenchérir à la suite du souvenir évoqué par Elena. Pendant plusieurs mois, Solal me raconte régulièrement ses expériences personnelles en espérant que je les note, sans que je le sollicite au préalable. Très souvent, ses récits me frappent par leur adéquation avec ce que j’ai dit de mon enquête. Au-delà des nombreux détails sur son voyage en Chine, il me parle de ses cactus et plantes carnivores, de ses vacances à la plage dans la région de Bordeaux, ou encore de sa pratique de l’escalade en plein air avec son grand frère. Les enfants suffisamment familiers de la notion de « nature », sans nécessairement pouvoir la définir clairement (ce que même des adultes peinent à faire), savent qu’ils et elles peuvent y associer des récits d’expériences susceptibles de capter mon attention.

À l’inverse, de nombreux élèves issus des classes populaires ont du mal à identifier clairement les enjeux de ma recherche. Cette inégale compréhension de la notion de nature se manifeste particulièrement au cours des activités de dessin que j’organise dans les trois écoles. Je demande alors aux élèves de me dessiner « la nature », ou bien « ce qui [leur] fait penser à la nature », avant de lancer des discussions collectives à partir des dessins réalisés. Les commentaires des enfants, pendant et après la réalisation des dessins (enregistrés et retranscrits), permettent de saisir leurs interrogations sur cet atelier, mais aussi d’observer leurs tâtonnements, hésitations et efforts déployés pour donner du sens à la consigne.

De fait, ce sont presque toujours des enfants dont les parents appartiennent aux classes populaires qui expriment une incompréhension quant à mon usage du terme « nature ». En témoigne la réaction à mes consignes de Hamadou, cinq ans – dont les parents sont sans emploi et résident dans un HLM tout proche de l’école –, avant de commencer à dessiner :

Julien [Vitores] : J’aimerais bien que vous me dessiniez la nature. Est-ce que tout le monde peut me dessiner la nature ? À quoi ça vous fait penser ?

Hamadou : C’est comment la nature ?

Julien [Vitores] : Ça te fait penser à quoi quand on te dit le mot « nature » ?

Malo : À des fleurs.

Julien [de nouveau à Hamadou] : Toi, ça te fait penser à quoi ?

Hamadou : Moi, je sais pas faire des natures. Ah oui, il a réussi à faire des natures, Malo ! [En voyant que Malo a commencé à dessiner des fleurs].

Les difficultés rencontrées par les enfants portent parfois sur leurs compétences graphiques (« Je sais pas faire »), mais en partie seulement. Par exemple, Hamadou ne saisit manifestement pas à quoi renvoie le mot « nature ». N’ayant pas idée de ce qui est attendu de lui, il s’inspire de la réponse de Malo (mère assistante médicale, père architecte) et comprend « nature » comme un synonyme de « fleur », ce qui explique son usage du terme au pluriel (« des natures »). En fin de compte, un troisième garçon, Adem, cinq ans, me demande s’il peut dessiner des animaux, et Hamadou s’exclame : « Je vais dessiner tous les animaux ! » Son dessin représente finalement plusieurs fauves, qu’il désigne comme des loups. Adem rétorque : « Il est bizarre ton loup », puis affirme vouloir dessiner un lynx. Hamadou s’écrie alors : « Le loup il va manger le lynx ! »

Le dessin d’Hamadou. Fourni par l'auteur

Les enfants ne sont pas égaux face à ma requête. Certains tentent de s’inspirer du dessin des voisins. Au total, 5 des 85 dessins que j’ai recueillis sont des copies quasi conformes de celui d’un ou d’une autre élève. Les observations pendant l’activité montrent qu’il s’agit à chaque fois de dessins d’enfants issus des classes populaires imitant des enfants issus des classes moyennes ou supérieures. C’est particulièrement frappant dans le cas de Meriem, cinq ans (mère sans emploi, père chauffeur routier), qui assume ouvertement de s’inspirer du dessin d’Elena, bien plus assurée qu’elle de la pertinence de ses idées sur la nature :

Julien [Vitores] : Tu dessines quoi, Elena ?

Elena : Une méduse !

Julien [Vitores] : Et toi, Meriem, tu dessines quoi ? [Petit silence] C’est à quoi que ça te fait penser, la nature ? [Elle ne répond pas et garde les yeux baissés sur son dessin]

Elena : Tu peux faire l’océan si t’as envie !

Julien [Vitores] : Tout ce qui te fait penser à la nature.

Elena : Les humains, les trucs comme ça…

(Je ris)

Meriem : Je veux faire comme Elena. [Elle regarde le dessin d’Elena et semble hésiter] On a le droit de faire des fleurs ?

Julien [Vitores] : Oui, bien sûr, c’est dans la nature.

Elena (quelques instants plus tard) : Julien, mais Meriem, elle me recopie !

Julien [Vitores] : C’est pas grave, si elle avait pas d’idées sur la nature.

Elena, très à l’aise avec la consigne, prend plaisir à énumérer les choses qu’elle identifie à la « nature ». Comme plusieurs autres enfants issus des familles aisées, elle semble déjà consciente du caractère extensif de ce mot, qui englobe selon elle plein de « trucs ». Au cours de l’activité, elle donne volontiers des idées à Meriem dans un premier temps (« tu peux faire l’océan »), mais sa bonne volonté s’arrête net quand elle comprend que cette dernière reproduit ses dessins à l’identique, ce qui lui ôte visiblement le privilège de l’originalité, et réduit ainsi à néant ses tentatives de mettre en valeur sa production.

Dessins d’Elena (à gauche) et de Meriem (à droite)
Dessins d’Elena (à gauche) et de Meriem (à droite). Au cours des ateliers, plusieurs enfants issus des classes populaires ne comprenaient pas à quoi renvoyait la « nature » que le sociologue Julien Vitores leur demandait de représenter. Ils imitaient alors leur camarades pour rendre un dessin jugé conforme. Fourni par l'auteur

Cet exemple montre qu’il n’est pas possible d’analyser le contenu de ces dessins comme la simple manifestation de « représentations » que les enfants auraient de la nature. Car la pratique du dessin est de part en part une activité sociale, dans laquelle ces derniers tentent de produire un travail recevable à partir de ce qu’ils comprennent de la consigne, et de ce qu’ils sont capables de dessiner. Dès lors que mes attentes ne sont pas clairement comprises, certains élèves ont donc recours à l’imitation afin de sauver la face et d’éviter la sensation d’échouer à ce qui se présente à eux comme un exercice scolaire.

Plus fondamentalement, les interrogations suscitées par l’activité montrent que le mot « nature » lui-même n’est pas évident pour tous les enfants de cinq ans. La maîtrise (relative) de ce terme, la capacité à en faire bon usage, du moins conforme à celui qu’en font les adultes, est déjà en soi une compétence distinctive. Peu après avoir réalisé son dessin, Elena échange par exemple brièvement avec Solal sur le fait que les « humains » font partie de la nature, ce qui témoigne de leur capacité à s’interroger sur les frontières de la notion. De même, alors qu’un de ses camarades explique que les voitures ne font pas partie de la nature, Antoine, cinq ans (mère psychologue, père restaurateur), conteste vivement, en mobilisant ses propres expériences : « Si ! La nature ça peut être sur les routes. On peut se promener, par exemple, quand on est en campagne et qu’il faut partir en voiture. »

Qu’il s’agisse de la confirmer ou de la contester, les élèves les plus dotés en capital culturel ont donc conscience, même vaguement, de l’existence d’une ligne de partage entre des choses qui relèvent de la nature et des choses qui n’en relèvent pas. Mais cette frontière est loin d’être évidente ici. Certains découvrent à l’école le mot « nature », sans savoir quelles expériences personnelles y associer.

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Julien Vitores ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.08.2025 à 11:58

Où sont passés les phoques à capuchon, sur la banquise qui fond ?

Tiphaine Jeanniard-du-Dot, Chercheuse en biologie et écologie marine, La Rochelle Université

Que se passe-t-il quand l’espèce animale qu’on étudie commence à disparaître ? Certains biologistes marins, qui étudient le phoque à capuchon, doivent aujourd’hui se poser la question.
Texte intégral (2825 mots)
Le phoque à capuchon doit son nom à la capacité qu’ont les mâles de remplir d’air une poche qu’ils ont sur le sommet de la tête et de gonfler une de leurs cloisons nasales, à la fois pour impressionner les autres mâles et pour séduire les femelles. Tiphaine Jeanniard-du-Dot , Fourni par l'auteur

Que se passe-t-il quand l’espèce animale que l’on étudie commence à disparaître ? Certains biologistes marins qui étudient le phoque à capuchon doivent aujourd’hui se poser la question. Car, avec la banquise qui fond et les changements brutaux qui perturbent l’Arctique, cette espèce hors du commun est devenue de plus en plus difficile à surveiller.


C’est un mystère qui reste encore sans réponse. Où sont passés les phoques à capuchon ? En 2023, alors qu’une équipe de scientifiques qui étudie cette espèce hors du commun survolait la banquise flottante canadienne, ils n’en ont vu aucun. Depuis 1992, année où le suivi de leur population a commencé, cette absence était une première. Depuis, les phoques ne sont pas revenus. Nous ne sommes, nous non plus, pas retournés survoler cette zone l’année suivante, car, en 2024, la banquise elle-même avait virtuellement disparu. Et s’il n’y a plus de banquise, il n’y aura pas de phoque à capuchon, une espèce qui dépend de cet écosystème, pour vivre, se reproduire, se nourrir.

Pour la biologiste marine que je suis, être témoin de la disparition d’une population de phoque emblématique, que j’ai suivie pendant plusieurs années, est une catastrophe écologique qui rend le réchauffement climatique très concret, même s’il se passe loin de nos yeux.

C’est également édifiant de voir comment des changements environnementaux brusques peuvent impacter une espèce qui a, pourtant, su s’adapter et prospérer jusque-là dans un contexte des plus hostiles.

Le phoque à capuchon est ainsi présent dans une seule région du monde : la banquise flottante en Arctique, entre le Canada et le Svalbard, un archipel au nord de la Norvège. C’est de ce fait un animal peu connu, mais pourtant tout à fait fascinant. Il doit son nom à une particularité notable des mâles. Ces derniers ont la capacité de remplir d’air une poche qu’ils ont sur le haut de leur tête, en plus de gonfler une de leurs cloisons nasales en un ballon rouge protubérant, pour à la fois impressionner les autres mâles et séduire les femelles.

Un phoque à capuchon mâle sur la banquise canadienne
Un phoque à capuchon mâle sur la banquise canadienne. Tiphaine Jeanniard-du-Dot, Fourni par l'auteur

Ces dernières ne sont pas en reste. Les phoques à capuchon ont la lactation la plus courte connue chez les mammifères, puisque les mères allaitent leur petit sur la banquise pendant trois à quatre jours seulement. Celui-ci prend environ sept kilogrammes par jour pour doubler son poids de naissance, avant d’être sevré et de devenir autonome.

Phoque à capuchon juvénile
Phoque à capuchon juvénile. Tiphaine Jeanniard-du-Dot, Fourni par l'auteur

S’il se sépare alors de sa mère, le jeune phoque à capuchon ne quittera, par contre, jamais vraiment la banquise. Il y retournera toute sa vie pour sa période de mue, qui advient une fois par an, pour se reproduire à son tour, pour se reposer et pour accéder à des zones de pêche. Mais cette banquise arctique se réchauffe quatre fois plus vite que le reste du globe, ce qui entraîne des changements physico-chimiques dans les océans.

La fonte des glaces due à l’augmentation des températures en est le plus évident, mais on observe également une diminution de la salinité de l’eau de mer, un changement des courants, un approfondissement de la couche de mélange, la partie superficielle des océans très productive en nutriments. Tous ces changements impactent les écosystèmes marins, du phytoplancton jusqu’aux prédateurs tout en haut de la chaîne alimentaire, comme les phoques à capuchon. Cette place, ainsi que leurs grandes capacités de plongée à des profondeurs allant jusqu’à 1 000 mètres et leurs longues migrations dans les eaux arctiques, en font de très bons bio-indicateurs des changements climatiques et de la santé de leur habitat.

Près de trente ans de données sur une espèce remarquable

Mais toutes ces caractéristiques les rendent aussi particulièrement vulnérables aux changements environnementaux.

Dans une recherche récemment publiée, nous avons étudié avec mon équipe deux populations distinctes – l’une dans l’Atlantique nord-ouest canadien, l’autre en mer du Groenland – pour mieux comprendre les impacts des changements de conditions écologiques locales sur cette espèce clé particulièrement sensible à la perte de la banquise. Le but était d’identifier les pressions spécifiques que chaque population subit dans un océan en mutation rapide et les conséquences sur leur distribution ou sur leur capacité à se nourrir.

En combinant le suivi d’animaux en mer grâce à des balises enregistreuses avec des analyses biochimiques, nous avons pu retracer leurs déplacements et comportements de plongée, analyser leur régime alimentaire et évaluer leur efficacité à trouver de la nourriture, et cela, sur plusieurs décennies. Cette incroyable série de données temporelle, réunie grâce à une collaboration entre la France, le Canada, la Norvège et le Groenland, couvre une période de presque trente ans – qui comprend donc la période de réchauffement la plus rapide et intense en Arctique.

In fine, ce que l’on cherche à savoir, c’est ce qu’il adviendra de cette espèce hors du commun si nous continuons sur la même trajectoire climatique.

Pour s’adapter au réchauffement du climat, les populations doivent changer leurs comportements

Les résultats de notre étude sont étonnants : les phoques à capuchon montrent des réactions contrastées face aux bouleversements climatiques. Si certaines populations canadiennes ont donc, ces dernières années, perdu leur lieu de reproduction avec la fonte de la banquise, l’ensemble des populations de phoques étudiées peuvent, elles, adopter des stratégies assez variées.

Au sein de la population de l’Atlantique nord-ouest, les individus se reproduisant dans le golfe du Saint-Laurent, au Canada, privilégient les eaux froides et côtières pour trouver leur nourriture et ont vu leurs zones d’alimentation et de mue se déplacer vers le nord, suivant le recul des eaux froides et la migration de leurs proies.

De plus, leurs plongées pour se nourrir en profondeur sont plus longues que par le passé, ce qui indique qu’ils ont maintenant plus de difficultés à trouver et à attraper leurs proies. Proies qui sont également différentes que dans les années 1990, probablement à cause d’un bouleversement de l’écosystème et du type de proies disponibles dans leur habitat, de plus en plus similaires à celles de l’Atlantique. On parle alors d’« atlantification » de ces zones arctiques.

Les projections climatiques indiquent, par ailleurs, une réduction de l’habitat favorable aux phoques à capuchon de l’Atlantique nord-ouest dans les décennies à venir, ce qui pourrait évidemment, à plus ou moins long terme, entraîner une « crise du logement » et une compétition féroce si toutes les espèces de l’Arctique sont réduites à migrer vers un habitat nordique de plus en plus réduit. Cette réduction de l’habitat favorable semble particulièrement intense pour les phoques du golfe du Saint-Laurent.

Le devenir d’une des populations que nous surveillions jusqu’alors et que nous n’avons plus revue depuis 2023 reste encore mystérieux. Où sont allées les femelles pour mettre bas et fournir un habitat stable à leurs petits ? Les colonies reproductrices ont-elles fusionné vers le nord ? Que se passera-t-il d’ailleurs pour cette espèce quand l’Arctique connaîtra des étés sans glace à l’aune de 2040-2050 ? Les grands prédateurs comme les ours polaires vont-ils s’ajouter aux menaces qui pèsent sur ces animaux, s’ils se rapprochent des côtes pour pallier le manque de banquise ?

Ces questions restent, pour l’instant, en suspens pour l’incroyable phoque à capuchon de l’Atlantique Nord-Ouest, tout comme celle de son avenir dans ces eaux froides arctiques en pleine mutation.

Les phoques à capuchon ont la lactation la plus courte connue chez les mammifères, puisque les mères allaitent leur petit sur la banquise pendant trois à quatre jours seulement. Celui-ci prend environ sept kilogrammes par jour pour doubler son poids de naissance avant d’être sevré et de devenir autonome. Tiphaine Jeanniard-du-Dot, Fourni par l'auteur

En plus du climat, les populations subissent d’autres pressions

En revanche, la population des phoques à capuchon de la mer du Groenland paraît, elle, moins inféodée aux eaux très froides pour se nourrir. Contre toute attente, ces phoques ont d’ailleurs déplacé leurs zones d’alimentation vers l’est, s’éloignant du Groenland pour se rapprocher des côtes norvégiennes. Les projections montrent aussi que ces zones auront tendance à s’élargir et à se déplacer encore plus vers l’est – et non, à se rétrécir et à se déplacer vers le nord, comme les phoques de l’Atlantique Nord-Ouest.

Il ne faudrait cependant pas s’en réjouir trop vite. Car l’agrandissement de l’habitat favorable de ces phoques à capuchon de la mer du Groenland ne signifie pas forcément que l’environnement global est satisfaisant. Cette population a, en effet, connu un effondrement dramatique d’environ 85 % de son effectif depuis les années 1950, sans signe de rétablissement. Ce déclin suggère que d’autres facteurs que l’aire d’alimentation favorable pourraient contrebalancer les bénéfices d’un habitat théorique plus vaste : par exemple, les changements dans les écosystèmes ou dans les chaînes alimentaires, l’augmentation de la prédation, l’éloignement entre les zones de reproduction et les zones d’alimentation, qui pourrait obliger les phoques à parcourir de plus grandes distances pour se nourrir, ou, encore, les effets durables de la chasse commerciale aujourd’hui interdite.

Un avenir incertain

Tous ces constats montrent que les phoques à capuchon ne réagissent pas de manière uniforme aux pressions environnementales. Chaque population fait face à des défis spécifiques, liés à ses spécificités comportementales et adaptatives, à sa localisation, à l’évolution de ses proies et à l’histoire de ses interactions avec les humains. Les variabilités individuelles ou populationnelles peuvent conférer à l’espèce dans son ensemble une capacité d’adaptation plus grande aux défis environnementaux auxquels elle fait face.

En revanche, si des espaces clés de leur cycle de vie disparaissent, comme c’est le cas pour la population du golfe du Saint-Laurent dont les sites de reproduction sur la glace ont récemment disparu, on peut s’attendre à des extinctions locales plus rapides que d’autres. Si l’avenir de l’incroyable phoque à capuchon en Arctique reste incertain, son cas souligne en revanche l’importance d’adopter des stratégies de conservation différenciées, adaptées aux réalités écologiques locales.

The Conversation

J'ai été employée par le Ministère de Pêches et Océans Canada, ou j'ai démarré ma recherche sur les phoques à capuchon.

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