04.09.2025 à 15:04
startuffenation
En mai dernier, le gouvernement a lancé un groupe de travail visant à légaliser la reconnaissance faciale en temps réel. Loin d’être une surprise, cette annonce s’inscrit dans une suite de propositions émises par les plus hautes instances de l’État, en lien avec des acteurs industriels et scientifiques. Nous publions cette tribune de Félix Tréguer, adaptée d’un texte publié initialement sur AOC, qui estime que la reconnaissance faciale est incompatible avec les formes de vie démocratique.
En ce mois de mai 2025, Gérald Darmanin s’agite. Doublé par sa droite par son successeur à la place Beauvau, Bruno Retailleau, le ministre de la Justice a bien du mal à raccrocher le tablier de « premier flic de France ». C’est alors qu’il sort de son chapeau une proposition en apparence assez nouvelle : la légalisation du recours à la reconnaissance faciale en temps réel.
L’encre de la loi narcotrafic, avec son lot de nouvelles mesures de surveillance policière, n’est pas encore sèche – le Conseil constitutionnel devait se prononcer quelques jours plus tard – que le ministre en est déjà au coup d’après. Après sa sortie, son cabinet confirmera à l’AFP qu’un groupe de travail est sur le point d’être lancé pour « créer un cadre légal » permettant d’« introduire cette mesure dans notre législation ». Selon le ministre, qui en 2022 se disait opposé à la reconnaissance faciale, « utiliser la technologie et la reconnaissance faciale, ce sont les solutions pour lutter drastiquement contre l’insécurité ». Quelques jours plus tard, son rival Retailleau lui emboîte le pas, appelant à son tour une utilisation « très encadrée » de la reconnaissance faciale en temps réel dans le cadre des enquêtes judiciaires.
Le contexte de concurrence politique exacerbée à droite pourrait laisser penser à un énième ballon d’essai sans lendemain. Il s’agit en réalité d’un projet politique assumé de longue date par les gouvernements d’Emmanuel Macron, mais chaque fois repoussé à plus tard de peur qu’il ne suscite une levée de boucliers dans la population.
Lorsqu’avec mes camarades de La Quadrature du Net et d’autres collectifs à travers le pays, nous avons lancé la campagne Technopolice en 2019 pour documenter les nouvelles technologies de surveillance policière et fédérer les résistances locales, la reconnaissance faciale était déjà sur toutes les bouches. À l’époque, l’Office parlementaire des choix scientifiques et techniques, aiguillé par un parlementaire macroniste, appelait déjà à une loi d’expérimentation pour autoriser son usage en temps réel. Quelques semaines plus tard, le secrétaire d’État Cédric O, accordait un entretien au journal Le Monde sur le sujet. Dans cette toute première sortie gouvernementale sur le sujet, il estimait nécessaire « d’expérimenter la reconnaissance faciale pour que nos industriels progressent ».
L’enjeu économique était alors exprimé avec candeur. Il faut dire que depuis le début des années 2010, la reconnaissance faciale et les autres techniques de couplage de l’intelligence artificielle et de la vidéosurveillance – un spectre d’applications regroupées sous le terme de vidéosurveillance algorithmique (VSA) – font l’objet d’investissements publics. Au travers des politiques publiques de recherche pilotées par la Commission européenne ou l’Agence nationale de la recherche, mais aussi via des mécanismes fiscaux comme le Crédit impôt recherche, des startups ou des grands groupes du secteur comme Idemia et Thales font financer une part importante de leurs R&D par le contribuable. Bpifrance de même que la Caisse des dépôts et consignations se sont également activés pour aider l’industrie française à se structurer pour se faire une place sur ces marchés porteurs : l’an dernier, le marché mondial de la reconnaissance faciale augmentait en effet de 16 % par an et devrait atteindre 12 milliards de dollars en 2028 ; celui portant sur les autres applications de la VSA était de 5,6 milliards en 2023 et pourrait représenter 16,3 milliards en 2028.
En 2019, Cédric O propose donc de légaliser la reconnaissance faciale à titre expérimental à l’occasion des Jeux Olympiques de 2024. Mais à la veille de l’élection présidentielle de 2022, avant de se retirer de la politique politicienne et de devenir lobbyiste en chef de l’industrie de la tech, il reconnaît publiquement que les conditions politiques d’un recours à cette technologie ne sont pas réunies. « La priorité a été mise sur d’autres sujets […] compte tenu du contexte et de la sensibilité du sujet » explique-t-il alors, non sans dénoncer au passage les « associations libertaires » ayant selon lui alimenté un climat de « psychose ».
Le gouvernement se rabat alors sur des applications de la VSA jugées moins sensibles. Elles seront légalisées à titre expérimental et temporaire dans le cadre de la loi de 2023 relative aux Jeux Olympiques et mises en œuvre ces derniers mois : il s’agit notamment de détecter des personnes ou véhicules à contre sens, des chutes au sol, des mouvements de foule, des départs de feu, etc. Une expérimentation aux résultats peu concluants mais que le gouvernement souhaite aujourd’hui prolonger dans le cadre de la prochaine loi relative aux Jeux Olympiques de 2030. Fin 2022, lors des débats parlementaires, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, et sa collègue en charge des sports, Amélie Oudéa-Castera défendent cette expérimentation a minima et font de la reconnaissance faciale une ligne rouge : « le dispositif ne prévoit aucunement […] de créer un système d’identification biométrique » affirme ainsi la ministre dans l’hémicycle : « Le Gouvernement ne souhaite rien de cela, ni de près ni de loin ».
Mais ces réassurances relèvent du double-jeu. Car dans le même temps, à Bruxelles, le gouvernement français est à la manœuvre dans le cadre des négociations sur le règlement relatif à l’intelligence artificielle. Comme l’a démontré une enquête du média Disclose parue cet hiver, et alors même que le marketing politique de la Commission européenne autour de ce texte reposait en partie sur la promesse d’une interdiction de la « surveillance biométrique en temps réel », la France fait au contraire pression de toutes ses forces sur les autres États membres de l’Union européenne pour épargner aux forces de l’ordre toute régulation trop contraignante.
Cette stratégie s’avère payante. Dans la version finalement adoptée de l’« AI Act », le principe d’interdiction de la reconnaissance faciale en temps réel est immédiatement assorti de quantité de dérogations. Elle est par exemple autorisée pour prévenir « une menace réelle et actuelle ou réelle et prévisible d’attaque terroriste », mais aussi dans le cadre d’enquêtes pénales afin de retrouver les suspects de toute une gamme d’infractions punies de plus de quatre ans d’emprisonnement, dont le sabotage. Des activités militantes, notamment associées à la mouvance écologiste, pourront sans mal être concernées.
Une autre concession obtenue par la France, particulièrement glaçante, permet aux forces de police d’utiliser des systèmes de VSA « qui classent individuellement des personnes physiques sur la base de leurs données biométriques afin de déduire ou d’inférer leur race, leurs opinions politiques, leur appartenance syndicale, leurs croyances religieuses ou philosophiques, leur vie sexuelle ou leur orientation sexuelle ». Soit non seulement la détection d’insignes ou de vêtements dénotant une orientation politique, mais aussi le retour en force de théories naturalisantes, de pseudosciences censées révéler la « race » ou l’orientation sexuelle à partir de caractéristiques morphologiques ou de traits du visage, désormais inscrites dans de puissants systèmes automatisés visant à mettre en œuvre la violence d’État.
L’annonce par Gérald Darmanin du lancement d’un « groupe de travail » en vue de légaliser la reconnaissance faciale n’est donc pas une surprise. Elle s’inscrit dans la suite logique des efforts menés depuis des années au plus haut sommet de l’État, en lien avec des acteurs industriels et scientifiques, pour préparer la population française et minimiser autant que possible le coût politique d’une légalisation de la reconnaissance faciale en temps réel.
Le ministre de la Justice prétend ainsi que la reconnaissance faciale serait indispensable pour assurer la sécurité de la population, tout en tâchant d’en minimiser les enjeux : « Les gens disent qu’à Roissy on met 1h30 pour passer, à Dubaï on met 10 minutes ; oui, mais à Dubaï, il y a la reconnaissance faciale » tentait-il de justifier début mai, vantant le surcroît de commodité que les « braves gens » seraient en droit d’attendre d’une généralisation de cette technologie. On aurait envie de rappeler au ministre : « Oui mais à Dubaï, on enferme les défenseurs des droits, on pratique la torture, et les Émirats-Arabes-Unis sont de fait une dictature. Est-ce bien là un modèle à suivre ? »
S’il fait mine d’oublier que la reconnaissance faciale est déjà une réalité dans certains aéroports et certaines gares, c’est pour mieux défendre son marché de dupes : vie privée et libertés contre une plus grande praticité pour celles et ceux qui se meuvent dans les monde des flux. Le ministre y voit un bon deal, capable de convaincre le quidam de remiser au placard ses réserves, lui qui – à la suite de Cédric O – se désole aujourd’hui d’« une paranoïa sur la technologie, les libertés publiques, la question des fichiers ».
En haut lieu, le changement de paradigme induit par la reconnaissance faciale en temps réel est pourtant bien compris. En 2019, alors qu’avec un camarade de La Quadrature, nous étions invités à donner notre avis sur « l’acceptabilité sociale de la reconnaissance faciale » devant un aréopage de hiérarques policiers, de préfets, de scientifiques et d’industriels à la Direction générale de la gendarmerie nationale, un colonel de Gendarmerie était venu présenter une note qu’il venait tout juste de publier sur le sujet. Il y livrait une analyse plutôt lucide quant à la place de la reconnaissance faciale dans l’histoire des techniques d’identification :
« L’intérêt de cette technologie est d’exécuter systématiquement et automatiquement les actes de base des forces de l’ordre que sont l’identification, le suivi et la recherche d’individus en rendant ce contrôle invisible. Sous réserve d’algorithmes exempts de biais, elle pourrait mettre fin à des années de polémiques sur le contrôle au faciès puisque le contrôle d’identité serait permanent et général [nous soulignons]. »
Un contrôle d’identité « invisible, permanent et général » ? Michel Foucault ne croyait sans doute pas si bien dire lorsque, dans Surveiller et Punir (1975), il résumait le fantasme d’un pouvoir policier devenu « l’instrument d’une surveillance permanente, exhaustive, omniprésente, capable de tout rendre visible, mais à la condition de se rendre elle-même invisible ».
Si une loi était prochainement adoptée pour autoriser la reconnaissance faciale en temps réel, les choses pourraient aller très vite. Car même si pour l’heure, en France, son usage policier n’est légalement possible qu’a posteriori, dans le cadre d’enquêtes judiciaires et pour le seul fichier « Traitement des antécédents judiciaires » (le TAJ, qui contient près de 10 millions de photographies de visages), l’infrastructure technique permettant un usage en temps réel est d’ores et déjà en place. Les capteurs d’abord : autour de 90 000 caméras de vidéosurveillance placées sur la voie publique à travers le pays, soit autant de points géolocalisés dédiés à la collecte d’images. Ensuite, les bases de données centralisées de photos d’identité adossées aux données d’état civil : outre le fichier TAJ, la plupart des fichiers liés à l’immigration intègrent désormais des photographies de visages exploitables par les algorithmes. C’est aussi le cas du fichier « Titres électroniques sécurisés » (TES) créé en 2016 par le ministère de l’Intérieur et qui permet de collecter les empreintes faciales de tous les demandeurs de cartes d’identité et de passeports. Et enfin, la dernière pièce du puzzle : les algorithmes de reconnaissance faciale permettant de comparer les images aux fichiers, fournis par des prestataires privés comme la multinationale Idemia, et dont le taux de fiabilité a beaucoup progressé ces dernières années.
Avec la reconnaissance faciale, nos visages deviennent à leur tour les termes indexiques des fichiers de police, ce par quoi nos données d’état civil peuvent être automatiquement révélées (nom, prénom, lieu de naissance, lieu de résidence, etc.). Si son usage en temps réel était autorisé, circuler à visage découvert reviendrait à arborer une carte d’identité infalsifiable, lisible à tout moment par l’État. L’anonymat serait rendu pratiquement impossible. Et, au détour de ce processus, nos visages – qui témoignent de nos émotions, de nos attitudes, de nos manières d’être – en seraient réduits à être des faces : des yeux, un nez, une bouche, des oreilles et autres éléments anatomiques dont les mensurations, les formes ou les couleurs pourront être automatiquement classifiées. Vitrines de nos subjectivité, ils deviendraient de nouveaux objets du pouvoir, ce par quoi l’État peut nous gérer.
La reconnaissance faciale, c’est aussi ce par quoi le fascisme pourrait s’installer et perdurer. Lors de cette journée de septembre 2019 à la Direction générale de la gendarmerie nationale, nous avions ainsi rappelé à tous ses partisans présents dans l’assistance pourquoi elle était selon nous inacceptable. Croyant pouvoir faire vibrer quelques cordes sensibles dans l’assistance, nous leur avions dit notre conviction que, si nos grands-mères et nos grands-pères avaient dû vivre au début des années 1940 dans un monde saturé de ces technologies, ils n’auraient pas pu survivre bien longtemps en clandestinité, et donc organiser des réseaux de résistance capables de tenir tête au régime nazi.
Cette hypothèse contrefactuelle permet d’illustrer pourquoi la reconnaissance faciale est tout simplement incompatible avec la défense des formes de vie démocratiques. Par les temps qui courent, elle n’est pas à prendre à la légère.
Félix Tréguer est chercheur, membre de La Quadrature du Net et auteur de Technopolice, la surveillance policière à l’ère de l’intelligence artificielle (Divergences, 2024).
28.07.2025 à 16:25
noemie
La lutte contre la vidéosurveillance algorithmique (VSA) est une bataille de longue haleine. L’expérimentation officielle, menée au prétexte des Jeux Olympiques, s’est pourtant achevée fin mars et a été émaillée de multiples défaillances. En parallèle, les luttes locales s’intensifient dans les villes où ces logiciels sont déployés illégalement. Le gouvernement veut pourtant remettre une pièce dans la machine. Ainsi, le projet de loi sur les Jeux Olympiques d’hiver 2030 propose de repartir pour un tour d’expérimentation de deux ans. Le texte a déjà été examiné au Sénat et devrait arriver à l’Assemblée Nationale à la rentrée. Une pierre de plus à l’édifice de la surveillance algorithmique de l’espace public…
Il y a deux ans déjà, nous luttions contre la loi relative aux Jeux Olympiques de 2024. Elle prévoyait, pour la première fois en Europe, le déploiement de logiciels de reconnaissance de comportements en temps réel dans l’espace public. Adopté au printemps 2023, ce texte a autorisé la police, la gendarmerie et les opérateurs de transports à utiliser les logiciels d’entreprises privées de VSA pendant plus d’un an et bien au-delà des seuls Jeux d’été. Ces algorithmes ont analysé les foules lors de concerts, matchs de foots, fêtes de la musique et autres événements publics au gré des envies des pouvoirs publics. Ce premier round s’est achevé le 31 mars 2025 avec, à la clé, une évaluation officielle qui faisait état des résultats peu probants, pour ne pas dire que la VSA n’avait servi à rien du tout.
Mais le gouvernement, déterminé à imposer la surveillance automatisée et la reconnaissance faciale, ne souhaite pas s’arrêter en si bon chemin. Plutôt que de conclure à l’abandon de ces logiciels, il persiste, espérant que ces systèmes finissent par fonctionner un jour. Au mois de février dernier, le ministre des transports tentait ainsi un coup de force à l’Assemblée en faisant voter un amendement qui prolongeait l’expérimentation jusqu’en 2027 dans une loi qui n’avait rien à voir. Raté ! Le Conseil constitutionnel a estimé qu’il s’agissait d’un cavalier législatif et l’a censuré.
Face à cet obstacle, les promoteurs de la Technopolice se devaient de trouver une manière de revenir à la charge. Et quoi de mieux que de tenter une combine qui a déjà marché ? Les Jeux d’hiver de 2030, qui auront lieu dans les Alpes, sont ainsi apparus comme une parfaite excuse pour légitimer une nouvelle salve d’expérimentations. A l’instar des Jeux de 2024, le gouvernement utilise la dimension exceptionnelle de ce méga-événement sportif pour mettre en oeuvre une politique prétendument expérimentale et donc socialement plus acceptable. Comme le théorise le chercheur Jules Boykoff, les Jeux Olympiques agissent comme un accélérateur de politiques exceptionnelles. Ils prennent appui sur un moment de fête ou de spectacle, par essence « extra-ordinaire », où les règles politiques peuvent être temporairement suspendues, pour faire progresser des politiques qu’ii aurait été impossibles de mettre en place en temps normal.
Pour prolonger l’utilisation de la vidéosurveillance algorithmique, le projet de loi déposé par le gouvernement relatif à l’organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 prévoit ainsi un article 35 expéditif : « L’expérimentation mise en œuvre sur le fondement de l’article 10 de la loi [relative aux JO 2024] est reconduite, dans les mêmes conditions, jusqu’au 31 décembre 2027. »
La stratégie mise en oeuvre ici est de prétendre que cette pérennisation serait indolore et presque anodine puisqu’il n’y a aucune modification du cadre légal. Il s’agirait uniquement de prolonger les « petites expériences » de la police. Telle est notamment la position du Conseil d’État. Consulté pour avis, il estime « que la reconduction pure et simple du dispositif, contraignant mais protecteur, auquel il a déjà donné un avis favorable (…) et que le Conseil constitutionnel a expressément reconnu comme conforme à la Constitution (…) répond de manière adéquate au bilan de l’évaluation et permettra, au terme de cette période, de décider de l’abandon ou de la pérennisation de la technique ». Rappelons que le choix de poursuivre ou non devait initialement être fait en 2025 et qu’avec cette logique, il serait possible « d’expérimenter » à l’infini.
La CNIL, elle, n’a même pas été sollicitée pour avis, ce qui illustre une nouvelle fois le peu d’égard que lui accorde le gouvernement. Pourtant, si la loi était votée en l’état, des dizaines et dizaines d’utilisations de la VSA, voire des centaines, pourraient être mises en oeuvre dans les rues de France, d’ici à la fin de l’année 2027. La loi de 2023 permet en effet que cette technologie de surveillance de masse puisse être utilisée pour tout événement récréatif, sportif ou culturel, sur simple autorisation d’un préfet. Lors du passage du texte au Sénat, les parlementaires ont d’ores et déjà étendu le périmètre des personnes pouvant utiliser le dispositif de VSA aux simples agents municipaux chargés du visionnage des images de surveillance, donc potentiellement à toutes les villes de France équipées de caméras.
De plus, si le cadre juridique de 2023 limitait le déploiement d’algorithmes à huit cas d’usage, les volontés d’étendre l’expérimentation à davantage de situations est sur toutes les lèvres des promoteurs de la VSA, et ce depuis plusieurs mois. Or, plutôt que de modifier la loi, Julie Mercier, directrice du comité de pilotage et de la DEPSA (direction des entreprises et partenariats de sécurité et des armes), chargée de piloter l’expérimentation au sein du ministère de l’intérieur, assumait récemment dans une interview au média spécialisé AEF vouloir « déverrouiller » le sujet dans la loi JOP 2030. Elle précise, concernant les cas d’usages, vouloir « regagner de la souplesse à travers les décrets ». En d’autres termes, il s’agirait d’étendre le périmètre de l’expérimentation par des actes administratifs du gouvernement, en dehors de tout débat parlementaire et de tout contrôle démocratique. Un tel élargissement du dispositif pourrait par exemple inclure la recherche et le suivi de personnes, comme cela est demandé par la SNCF et la RATP dans le rapport d’évaluation ou bien la reconnaissance de banderoles militantes tel que suggérée par le député LR Eric Pauget. On peut aussi s’attendre à ce que les récentes annonces de Bruno Retailleau et Gérald Darmanin concernant la reconnaissance faciale en temps réel soient poussées par voie d’amendement au cours de l’examen du projet de loi.
Il faut le rappeler : la vidéosurveillance algorithmique s’assimile à une surveillance de masse automatisée de l’espace public et à ce titre est totalement inacceptable. De plus, ces logiciels sont déployés de façon illégale dans de nombreuses villes de France, comme à Lille ou Saint-Denis, et le gouvernement lui-même l’a déployée de manière totalement illégale ces dernières années.
Obsédé par l’objectif d’une légalisation de cette technologie, souhaitant conforter les industriels du secteur de la surveillance qui fournissent les algorithmes, le gouvernement enchaîne les justifications grossières pour mieux imposer la VSA. Pour les Jeux Olympiques de 2024, les mouvements de foule étaient brandis comme le prétexte ultime pour s’équiper de ces logiciels. Après les Jeux, l’inutilité et l’inefficacité de la VSA ont été écartés d’un revers de main, avec l’excuse selon laquelle leur intérêt était de toute façon mineur compte tenu du grand nombre de policiers sur le terrain. Désormais, pour l’édition de 2030, la ministre des sports Marie Barsacq explique très sérieusement que « là, on va être dans les territoires de montagnes. On n’aura pas autant de forces de l’ordre […] donc, la vidéo algorithmique pourra être beaucoup plus pertinente ». Sachant que l’expérimentation est prévue jusqu’en 2027 pour un évènement qui se tiendra en 2030… Logique on vous a dit !
On pourrait se moquer du ridicule de ce texte et de ces stratégies si seulement la composition de l’Assemblée nationale ne rendait pas très probable l’adoption du texte. Dominée par l’extrême droite, obnubilée par les thèmes sécuritaires, il y a fort à parier que l’Assemblée laisse passer cet article sans encombre.
Nous scruterons donc attentivement les avancées et débats dès que ce texte sera débattu dans l’hémycicle de l’Assemblée nationale à la rentrée. En attendant, nous devons continuer à faire valoir le refus populaire de ce projet de société. Cela passe notamment par l’échelon local : il ne faut pas lâcher les combats au niveau des villes et des villages contre les projets mortifères de vidéosurveillance, en particulier dans le contexte des élections municipales de 2026. Pour vous y aider n’hésitez pas à consulter notre brochure et nos ressources sur notre page de campagne.
Aussi, pour soutenir ce travail vous pouvez nous faire un don !
24.07.2025 à 13:55
marne
Comme de nombreuses associations, collectifs et personnes, nous avons reçu des sollicitations de la part d’Anti-Tech Résistance. Bien qu’iels affirment s’opposer à la surveillance technopolicière et à l’IA nous avons refusé de travailler avec elleux en raison de leur propos confus. Nous republions donc cette tribune éclairante sur les problèmes que représente ATR rédigée par des membres de divers collectifs dont Technopolice Paris Banlieue.
Ce texte est issu d’un travail collectif entre des membres des collectifs l’AG Antifa Paris 20e, Extinction Rebellion, Désert’Heureuxses, le Mouton Numérique, la SAMBA (Section Antifasciste Montreuil Bagnolet et Alentours), Soin Collectif Île-de-France, Technopolice Paris Banlieue, Voix Déterres … et des allié·es d’autres horizons. Vous pouvez le télécharger en format brochure ici.
À l’heure où les idées d’extrême-droite et réactionnaires 1 sont de plus en plus répandues, il est important de savoir avec qui nous pouvons lutter, et avec qui nous ne voulons ni ne pouvons nous organiser. Cela passe par de la veille, de la sensibilisation et des actions contre les projets réactionnaires et ennemis de l’émancipation de toutes et tous, dont Anti-Tech Resistance fait partie.
Fondé en 2022 à Rennes par des anciens membres de Deep Green Resistance 2, ATR est un groupe qui se présente comme un mouvement révolutionnaire qui a pour objectif de démanteler le système technologique au nom d’une «écologie radicale anti-industrialiste» en diffusant en France les idées de Theodore Kaczynski, un ancien universitaire étatsunien ayant perpétré des attentats meurtriers à la bombe ciblés pendant 17 ans 3.
Ces derniers temps, le collectif a bénéficié d’une certaine visibilité 4 : par l’organisation d’actions comme le contre-sommet de l’IA et l’interruption en fanfare d’un contre-sommet concurrent en février 2025 ; par sa maîtrise des outils de communication, particulièrement sur les réseaux sociaux où le collectif a su trouver une audience ; par sa présence grandissante et envahissante dans nos réunions et nos événements, où il vient recruter et défendre sa position technocritique 5 soi-disant radicale 6.
Par son horizon politique qui se reflète dans ses modes d’action, ATR s’oppose à la pluralité des existences et la variété de collectifs et de stratégies de lutte qu’elle crée, au nom d’une « efficacité » creuse. De plus, il alimente le confusionnisme qui arme l’extrême-droite. Ainsi, ce texte a pour objectif d’expliciter ce qui pose problème dans le projet porté par le collectif 7 .
ATR entretient une proximité tant idéologique qu’organisationnelle avec des figures et collectifs dont les intérêts et positions sont radicalement incompatibles avec l’émancipation de tousxtes. Cette proximité, qui se traduit par la mise en avant sur leur site et leur blog de ces personnes, par la complaisance ou par le soutien affirmé, participe à la légitimation de figures politiques, ou de concepts utilisés par des groupes sexistes, islamophobes, antisémites, validistes et transphobes.
Ici, l’encombrante figure de Theodore Kaczynski, omniprésente sur le blog d’ATR, avec une centaine de citations, est primordiale. Celui-ci a notamment défendu une vision de la révolution qui se ferait non seulement sans, mais contre «les gauchistes» 8 et les mouvements antiracistes qu’il juge comme racialistes 9. De plus, il a aussi promu la primauté de la famille dans l’éducation sexuelle 10, le recours à la violence comme méthode d’éducation 11 et exprimé sa fascination pour les régimes autoritaires 12.
Parmi les autres influences les plus citées et alliées de leurs événements, on trouve par exemple Renaud Garcia, présenté comme un « penseur anarchiste contemporain », pourtant réputé pour ses prises de positions anti-trans 13 ou encore le collectif Pièces et Mains d’Œuvre, groupe antiqueer, islamophobe et sexiste 14 ou encore Floraisons, média résolument transphobe à qui il emprunte sa « culture de résistance » 15. Non content de citer les anti-« wokistes » d’hier et d’aujourd’hui, ATR les convie à leurs tables. Ainsi le journal La Décroissance est invité à l’Assemblée Anti-Industrielle Parisienne (AGAIP) initiée par ATR le 17 janvier 2025 et à son « Contre-sommet de l’IA » du 8 février 2025, à tenir un stand et à y intervenir. Or, il n’est plus permis de douter du tournant réactionnaire, islamophobe et transphobe du journal 16.
De plus, ils entretiennent une porosité indubitable avec un langage et des concepts réactionnaires. C’est ainsi qu’ils ont participé à la publication d’un tract reprenant la rhétorique du « grand remplacement » 17 : « Se soumettre à l’IA, c’est perdre sa capacité en tant qu’humain à réfléchir et créer sans l’aide d’un ordinateur. C’est accepter le grand remplacement des humains par la machine, par la perte des milliers d’emplois que va causer le développement de l’IA » 18. Une reprise rhétorique (sans guillemets ni détournement) qui légitime de fait un concept issu de la plus identitaire des extrêmes droites. On pourrait aussi interroger le détournement du #redpill employé par les masculinistes, en #tedpill, en référence à « Ted » Kaczynski 19 ou le recours à des traductions d’extrême droite de l’auteur 20.
ATR n’emprunte pas qu’aux réactionnaires et revendique de « piocher des idées chez d’autres quand celles-ci peuvent servir à la lutte antitech » 21. Il ne faut toutefois pas se tromper : ces emprunts sont opportunistes et sélectifs et tendent au confusionnisme 22, technique rhétorique déjà présente chez Theodore Kaczynski 23. Il en va ainsi de l’anarchisme, mouvement auquel ATR dédie un dossier entier sur son blog 24 mais qui réussit le tour de force d’expliquer sa proximité idéologique avec ce courant au travers de ses auteurs diffusant les idées les plus discriminatoires – Pierre-Joseph Proudhon 25 ou Renaud Garcia – sans qu’à aucun moment leurs positions oppressives ne soient même abordées. De plus, alors que les questions de l’éthique, d’une culture collective de la liberté et la lutte conjointe et nécessaire contre l’ensemble des dominations sont centrales chez les anarchistes, ATR ne retient que certaines conséquences de ces pensées : la lutte contre l’État et la nécessité révolutionnaire.
Plus globalement, le choix de références exclusivement masculines s’accompagne d’une absence totale de prise en compte des savoirs issus notamment des luttes féministes, antiracistes ou dévalidistes. Les auteurs cités partagent pour la plupart une vision homogène, blanche, valide et viriliste, dont les angles morts révèlent une absence d’approche intersectionnelle.
Si on ne compte plus les attaques contre les « gauchistes » et les « progressistes », on peut constater que le collectif s’appuie sur ces autres luttes. La stratégie d’ATR de disqualifier systématiquement les autres collectifs écologistes et technocritiques a pour objectif de recruter des membres en se présentant comme la seule alternative. Elle a surtout pour conséquence de parasiter les collectifs qui tentent de conjuguer une lutte efficace contre le techno-capitalisme avec la construction d’une société juste et égalitaire.
Cela a été le cas pour les Soulèvements de la Terre (SDT). Après avoir tenté à plusieurs reprises de recruter dans des groupes locaux des SDT, ATR a publié sur son blog pas moins de trois articles critiquant durement tant le positionnement politique du collectif écologiste que ses stratégies de luttes. Ce désaccord stratégique n’a pas empêché ATR d’organiser ou de participer à des actions inspirées des stratégies promues par les SDT 26.
ATR met également en place des stratégies d’entrisme et de noyautage, jusqu’à la prise de contrôle de groupes locaux. C’est ce qui est arrivé à Extinction Rebellion (XR), dont le groupe local rennais est aujourd’hui contrôlé par des membres d’ATR et n’a plus de liens avec le reste du mouvement 27. Cela leur permet de revendiquer en tant qu’Extinction Rebellion des actions qu’Anti-Tech Resistance entend mener et de présenter comme porte-parole d’XR des personnes inconnues du mouvement. Cette manœuvre – observée et combattue notamment autour du Sommet de l’IA début 2025 – vise à faire croire qu’ATR agit au sein d’une coalition 28.
Pour ATR, la technologie post-industrielle est la racine de tous les maux contemporains et toute autre lutte ne fait que retarder la révolution anti-tech. Dans la droite lignée de Theodore Kaczynski, le collectif établit comme évidente et nécessaire une stratégie à but unique : le démantèlement du système techno-industriel. Les personnes subissant le capitalisme, le patriarcat, le racisme, l’homophobie ou la transphobie devraient donc attendre le démantèlement de ce système pour lutter contre les systèmes de domination 29.
ATR admet sans détour qu’il « ne milite pas (…) pour des causes progressistes (féminisme, antiracisme, luttes LGBT, animalisme, écologisme, etc.) » 30. D’après le collectif, la multiplication des cibles entraîne une dilution de l’impact des actions collectives et une couverture nécessairement incomplète des sujets traités : « les luttes sociales accentuent la résilience du système technologique » 31. La référence à la figure de Theodore Kaczynski permet ici d’éclairer son instrumentalisation des luttes émancipatrices à des fins stratégiques : « Le véritable mouvement anti-tech rejette toute forme de racisme ou d’ethnocentrisme. Absolument pas par “tolérance”, “pluralisme”, “multiculturalisme”, “égalité” ou “justice sociale”. Le rejet du racisme est – purement et simplement – un impératif stratégique » 32. Ça a le mérite d’être clair : pour le collectif, « les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer avec la réalisation de notre objectif » et leur « seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat » 33. Pourtant de nombreux collectifs parviennent à allier une position anti-industrielle, une attention à l’intersectionnalité des luttes, l’horizontalité et aux attaques concrètes (sabotages, blocages, mobilisation…) 34.
Chez ATR, la technologie est vue comme intrinsèquement mauvaise, corruptrice et dotée d’une volonté propre, telle un « système indivisible et auto-entretenu » 35. Pour le collectif, le mal n’est pas dans les usages sociaux ou les conditions de production et d’exploitation des technologies, mais dans la nature même des choses (ici, la technologie). C’est ainsi que, dans le discours d’ATR, la « Technologie » devient le fer de lance du monde artificiel qui « détruit la vie ». La radicalité écologique et la technocritique ne peuvent se construire sur le rejet de la complexité. L’approche d’ATR exclut toute réflexion démocratique sur les choix technologiques et industriels. Refusant de confronter les différentes options, le collectif prétend imposer un modèle unique sans débat ni consentement collectif, ce qui traduit une dérive autoritaire. ATR n’a qu’un objectif parce que sa vision du monde est binaire : les choses y sont, soit naturelles et fondamentalement bonnes, soit artificielles et donc nécessairement néfastes.
Les technologies sont extraites des réalités sociales et déposées loin, très loin des enjeux politiques. C’est ainsi que tout se vaut, et qu’aucune distinction n’est faite entre les partis xénophobes carbofascisants, comme le RN, et les partis se revendiquant de la gauche écologiste parlementaire : il n’est que question d’être ou ne pas être de l’unique « parti technologiste » 36. Cela a pour conséquence une dynamique de persécution à outrance du collectif : c’est « eux contre le système », « eux contre tout le monde ».
ATR – en tant que collectif et sans préjuger des orientations de ses membres pris individuellement – n’est pas seulement poreux aux idées et personnes réactionnaires : son projet idéologique est réactionnaire en tant que tel et vecteur, selon nous, d’une fascisation de l’écologie. En effet, non content de véhiculer une approche essentialiste de la technique 37, ATR l’appuie sur une vision essentialiste de « la Nature » 38.
ATR rejette ainsi toute démarche de compromis éthique ou de sélection démocratique des technologies. Le prisme apocalyptique crée un paradoxe : toute proposition, aussi immorale soit-elle, peut apparaître comme légitime face à l’urgence perçue. En rejetant en bloc la société industrielle, le mouvement laisse la porte ouverte à des idées autoritaires ou rétrogrades, justifiées par la prétendue nécessité de sauver l’humanité à tout prix.
La « Nature » d’ATR apparaît comme une entité idéalisée qui justifie tout positionnement idéologique : toute notion ou idée établie comme « naturelle » devient à défendre 39. Sinon elle relève de l’artificiel et est à anéantir. Cet antagonisme entre la nature et l’artificiel devient alors un artifice rhétorique pour légitimer des positions à moindres frais, en plus d’être un terreau de choix pour les idées réactionnaires. Ici aussi, ATR déploie la vision politique de Theodore Kaczynski : une pensée conservatrice d’essentialisation de « la Nature » (avec le recours à la notion de « Nature sauvage » 40 et de « peuple primitif » 41, sans aucune distance avec ses prises de position natalistes 42 et eugéniste 43. La valorisation par ATR d’un « retour à la Nature sauvage », idéalisée, prend racine dans une vision colonialiste 44.
Les courants réactionnaires ont de fait pour habitude de qualifier de « contre-nature » les pratiques s’écartant de leur norme sociale comme l’homosexualité ou la contraception. C’est le cas du collectif qui en vient à promouvoir la famille nucléaire 45, l’érigeant comme seul rempart communautaire face à l’atomisation des individus par le capitalisme. Rappelons que la famille nucléaire fait partie des structures qui soutiennent et reproduisent le système hétérosexuel patriarcal. En faire sa promotion sans discussion c’est légitimer les violences qui en découlent (physiques, sexuelles, psychologiques). De plus, la critique de l’artificiel engendre un validisme illustré par la promotion du corps idéal, celui du guerrier ou de la guerrière viril·es 46. Sans renier une critique légitime de l’industrie médicale, on ne peut que craindre l’abandon des personnes usagères de techniques médicales lors de la révolution anti-industrielle qui se veut sans concession 47. Le programme d’ATR reste volontairement flou voire silencieux sur des questions essentielles telles que la santé sexuelle, la contraception et toutes les autres questions de santé aujourd’hui adressées par une intervention industrielle.
Loin de se contenter d’une distance passive vis-à-vis du féminisme, de l’antiracisme, des luttes LGBTQIA+, ou de l’écologie, ATR les pointe comme ses adversaires politiques, complices de l’écocide en cours. Les militant·es de ces luttes « sont les idiots utiles de l’expansion industrielle, les gardiens de l’écologiquement correct, les agents de la technocratie en milieu militant, bref, les complices de l’écocide » 48. Iels seraient même les responsables directes de ce dernier : « l’inextinguible promesse progressiste est une incitation à poursuivre dans la même voie, avec pour horizon l’artificialisation – donc l’annihilation – de l’humanité elle-même » 49.
On ne peut pas s’insurger contre les « progressistes » et les « gauchistes » à longueur de blog et prétendre porter un projet démocratique de justice sociale. En prônant la destruction du « système technologique », tout en rejetant l’idée même de révolution progressiste, ATR s’inscrit dans une logique réactionnaire effondriste 50, similaire à celle de certains primitivistes 51, survivalistes 52 ou écologistes d’extrême droite 53. Pourtant le collectif se considère comme un collectif de « résistants » tant au capitalisme industriel, qu’au « techno-fascisme » 54. Se pose alors la question de savoir quel fascisme 55 combat ATR.
Quand ATR dit se lever contre le fascisme, il semble que le collectif ne considère que l’autoritarisme, le totalitarisme et la surveillance généralisée 56. Ce cadre d’analyse occulte une des dynamiques majeures de la fascisation et de l’instauration des régimes fascistes, à savoir celle de la racisation et la déshumanisation des minorités opprimées, et leur minorisation jusqu’à la légitimation de leur éradication, symbolique puis physique.
Les enjeux majeurs de l’époque contemporaine ne peuvent pas être compris comme étant seulement « l’écologie, la démocratie et la liberté » 57. Les mouvements pour l’émancipation doivent lutter contre le développement et le renforcement d’une internationale fasciste et suprémaciste blanche 58 : le racisme, le masculinisme et le colonialisme sont centraux dans la fascisation actuelle.
ATR ne peut prétendre être contre le fascisme en ayant comme programme le rejet du clivage gauche/droite et du « [rassemblement d]es peuples au-delà de tous les clivages politiques, religieux, géographiques et identitaires » 59, qui résonne tristement comme un écho avec la « réconciliation de la nation » par la « collaboration des classes » qu’avaient voulus les fascistes italiens 60. En contexte strictement français et actuel, ATR, qui s’associe objectivement avec des groupes islamophobes, ne saurait être des allié·es antifascistes quand le fascisme français actuel se construit principalement autour de la volonté d’épuration des mulsuman·es (ou assigné·es comme tel·les).
En décidant d’afficher et de lutter contre celleux qu’ATR considère des « technocollabos » – les « gauchistes » et les « progressistes » – 61, ATR s’inscrit dans une dynamique d’avant garde autoritaire qui participe aux dynamiques de fascisation de l’écologie et maintient la technocritique dans le giron réactionnaire.
La stratégie de but unique d’ATR l’empêche de penser, entre autres, la race, le genre, la classe notamment comme des constructions sociales maintenues par des politiques d’oppression systématiques. C’est pour nous un point d’irréconciliabilité politique.
Le « combat » d’ATR n’offre aucune perspective politique et seulement un purisme militant réactionnaire. Face à leur défense impérieuse de « la Vie » et de « la Nature » contre « la Technologie », il faut se demander quels espaces et quelles formes de vie ATR est prêt à sacrifier.
Face à ATR, nous l’affirmons encore une fois : les technocrates ne sont pas nos seuls ennemis. Il faut évidemment prendre très au sérieux la lutte contre les technologies fascistes et écocidaires. Mais il faut aussi lutter contre la fascisation de l’écologie en renforçant les liens entre les luttes écologistes et technocritiques, et toutes les autres luttes pour l’émancipation de tou⋅tes.
18.06.2025 à 14:52
bastien
En novembre 2023, La Quadrature du Net, Access Now, ARTICLE 19, European Center for Not-for-Profit Law (ECNL), European Digital Rights (EDRi) et Wikimedia France lançaient une action en justice contre le décret français d’application du Règlement européen relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne (TCO, ou « TERREG »). L’objectif était d’obtenir l’invalidation par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de ce règlement dangereux en raison de son incompatibilité avec la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Malheureusement, dans sa décision rendue lundi, la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d’État, a rejeté les arguments des organisations et leur demande de renvoi de l’affaire devant la CJUE.
Ce résultat est extrêmement décevant pour deux raisons principales. Premièrement, le Conseil d’État s'est illégitimement approprié le débat juridique sur la compatibilité du règlement TCO avec le droit primaire de l'UE. Cette question devrait pourtant être traitée au niveau de l’UE. Selon les Traités, la CJUE est la juridiction principale compétente pour statuer sur la légalité des actes de l’UE – c’est pour cela que les organisations demandaient le renvoi de l’affaire devant celle-ci. En menant son propre contrôle de légalité, le Conseil d’État empêche de facto la CJUE d’exercer ses compétences exclusives.
Deuxièmement, cette décision signifie également que les polices de l’ensemble de l’UE peuvent continuer à exercer leurs pouvoirs de censure excessive en vertu du règlement TCO pour encore un certain temps. Depuis la publication initiale de la proposition en 2018, les organisations qui ont contesté le règlement TCO ont régulièrement fait part de leurs préoccupations quant aux violations potentielles des droits fondamentaux en raison de l’insuffisance des garanties prévues. Au vu des données disponibles sur la mise en œuvre du règlement, certains éléments indiquent que certains États membres pourraient utiliser le TERREG comme un outil politique pour réprimer certains types d’expressions en ligne.
Par exemple, sur les 349 injonctions de retrait émises dans l’UE entre juin 2022 et avril 2024, 249 l’ont été par les autorités allemandes à la suite des événements du 7-Octobre en Israël. Cette situation est très préoccupante compte tenu de la répression croissante en Allemagne à l’encontre de la liberté d’expression, de réunion et d’association qui vise celles et ceux qui défendent les droits des Palestiniens et Palestiniennes (notamment par des interdictions de manifester, annulations d'événements, répression d’initiatives étudiantes, etc.).
Les organisations insistent sur la nécessité urgente de mettre fin aux pouvoirs de censure disproportionnés que confère le TERREG à la police et de protéger la liberté d'expression en ligne, en particulier dans un contexte de rétrécissement de l’espace démocratique à travers tout le continent. Elles s’engagent à rechercher d’autres voies de recours afin d’obtenir le renvoi devant la CJUE de la question de la légalité du règlement TCO.
La Quadrature du Net (LQDN) promeut et défend les libertés fondamentales dans le monde numérique. Par ses activités de plaidoyer et de contentieux, elle lutte contre la censure et la surveillance, s’interroge sur la manière dont le monde numérique et la société s’influencent mutuellement et œuvre en faveur d’un internet libre, décentralisé et émancipateur.
Le European Center for Not-for-Profit Law (ECNL) est une organisation non-gouvernementale qui œuvre à la création d’environnements juridiques et politiques permettant aux individus, aux mouvements et aux organisations d’exercer et de protéger leurs libertés civiques.
Access Now défend et améliore les droits numériques des personnes et des communautés à risque. L’organisation défend une vision de la technologie compatible avec les droits fondamentaux, y compris la liberté d’expression en ligne.
European Digital Rights (EDRi) est le plus grand réseau européen d’ONG, d’expert·es, de militant·es et d’universitaires travaillant à la défense et à la progression des droits humains à l’ère du numérique sur l’ensemble du continent.
ARTICLE 19 œuvre pour un monde où tous les individus, où qu’ils soient, peuvent s’exprimer librement et s’engager activement dans la vie publique sans crainte de discrimination, en travaillant sur deux libertés étroitement liées : la liberté de s’exprimer et la liberté de savoir.
Wikimédia France est la branche française du mouvement Wikimédia. Elle promeut le libre partage de la connaissance, notamment à travers les projets Wikimédia, comme l’encyclopédie en ligne Wikipédia, et contribue à la défense de la liberté d’expression, notamment en ligne.
13.06.2025 à 17:23
nono
Salut les marmottes !
Au Garage cette semaine, on revient sur les mesures du projet de loi « simplification » qui facilitera la prolifération d’immenses data centers, sur les robots de contrôle utilisés par la CAF, et sur le passage de la loi narcotrafic devant le Conseil constitutionnel (avec le retour de la reconnaissance faciale en embuscade).
Bonne lecture à vous !
Alex, Bastien, Eda, Eva, Félix, Marne, Mathieu, Myriam, Noémie, Nono et Vi
La promesse faite cet hiver par Emmanuel Macron aux investisseurs de la tech est en passe d’être gravée dans le marbre de la loi « simplification » : parmi d’autres mesures de dérégulation poussées par les milieux patronaux et industriels, l’article 15 de ce projet de loi prévoit en effet des procédures accélérées pour faciliter le déploiement de monstrueux data centers censés permettre à la France et à l’Europe de rester dans la course à l’IA. Dans le cadre de la coalition Hiatus (https://hiatus.ooo/), nous avons pourtant mené bataille pour que cette disposition soit repoussée, pour que les projets de data centers ne fassent pas l’objet de dérogation au droit à la participation du public, déjà passablement rogné dans la pratique, mais aussi au droit de l’urbanisme et de l’environnement. Contre cette fuite en avant, nous avons demandé, de concert avec d’autres associations, militant·es écologistes comme Camille Étienne, mais aussi quelques responsables politiques, la suppression de cet article 15, un moratoire sur la construction de gros data centers et la mise en place de débats publics, qui pourraient prendre la forme de conventions citoyennes. Ça n’a pas été suffisant. Grâce aux voix de l’extrême droite et du Parti socialiste, le gouvernement est parvenu à maintenir cet article 15 par 71 voix contre et 33 voix pour notre amendement de suppression. Si nous avons perdu cette manche, un large front s’est néanmoins consolidé pour dénoncer la fuite en avant écocide liée à ces immenses infrastructures qui accompagnent l’essor démesuré de l’IA. La bataille ne fait que commencer !
Dans le cadre de notre projet « France Contrôle », qui s’intéresse aux algorithmes qui accompagnent la casse sociale, on poursuit nos recherches concernant France Travail. Et on a levé un nouveau loup ! Les réformes successives du service public de l’emploi se succèdent dans le sens d’une répression toujours accrue des personnes sans d’emploi. Dans ce cadre, une partie du travail de contrôle des personnes au RSA et devant réaliser 15h hebdomadaires d’activités a été confiée à des algorithmes développés par France Travail. Après que toutes sortes de données personnelle ont été moulinées, les personnes concernées font l’objet d’une classification automatique en trois niveaux : « clôture » (pas de suspicion), « clôture potentielle » (suspicion moyenne) ou « contrôle potentiel » (suspicion forte). Les agent·es de France Travail en charge du contrôle sont ensuite invité·es à se concentrer sur les dossiers les plus « risqués », avec à la clé de possibles radiations et des personnes plongées un peu plus dans la précarité. Et ce alors qu’aucune preuve ne vient corroborer la doxa politique selon laquelle une répression accru·e des assuré·es sociaux aurait des conséquences positives pour la lutte contre la fraude et autres erreurs déclaratives.
Cet hiver, nous avons mené une autre campagne législative contre les mesures de surveillance de la loi narcotrafic. Pour rappel, cette loi, adoptée au début du printemps, prévoit notamment l’activation à distance des appareils numériques (micros et caméras) pour les transformer en mouchards, l’extension du périmètre des « boîtes noires » de renseignement qui analysent le réseau pour trouver les comportements « suspects », la création d’un « dossier coffre », c’est-à-dire que les procès-verbaux d’instruction ne décriront plus les méthodes de surveillance utilisées, la censure administrative de contenus relatifs aux drogues sur les réseaux sociaux, ce qui pourrait entraver des démarches de soin et de prévention des risques. Les personnes visées par la définition large et mouvante de la « criminalité en bande organisée », si large qu’elle peut en venir à couvrir des actions militantes, pourront donc faire l’objet de ces mesures. Sur ces différents sujets, nous avons fait valoir nos arguments juridiques alors que le Conseil constitutionnel était saisi de ce projet de loi par des députés.
Celui-ci a rendu sa décision hier et, sans grande surprise, il a validé quasiment l’ensemble du texte. Seule la surveillance des adresses URL au travers des algorithmes des « boites noires » du renseignement a été censurée. L’extension de ces « boites noires » à la criminalité organisée a également été censurée, mais le Conseil constitutionnel n’a pas émis de critiques de fond sur cette extension et n’a prononcé la censure qu’en raison de la manière dont la loi était rédigée. Cette extension pourrait donc très bien faire son retour à l’avenir… De
même, si une condition de procédure des « dossiers coffres » est jugée contraire à la Constitution, leur principe est entièrement validé. Cela permettra donc à la police de ne pas rendre des comptes sur des mesures de surveillance très intrusives. Et comble du mauvais goût, l’ancien sénateur Philippe Bas, désormais membre du Conseil constitutionnel, n’a pas jugé utile de se déporter sur ce texte alors qu’il l’avait lui-même voté lorsqu’il était encore sénateur…
Bien que le processus législatif soit terminé, la lutte contre le narcotrafic continue cependant d’être instrumentalisée par les marchands de peur du gouvernement. Après les annonces de Gérald Darmanin début mai qui, décidément, a du mal à raccrocher le costume de « premier flic de France », c’est Bruno Retaillau qui lui a emboîté le pas la semaine dernière, estimant qu’« il faudrait nous permettre pour mieux déceler les visages d’utiliser la reconnaissance faciale » en temps réel https://www.bfmtv.com/police-justice/une-revolution-penale-et-technologique-la-reponse-de-bruno-retailleau-apres-les-violences-en-marge-du-sacre-du-psg_AN-202506040174.html. La prochaine bataille contre l’expansion de la surveillance ?
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ZDNet : Des Nouvelles de Veesion ; https://www.zdnet.fr/actualites/videosurveillance-et-ia-veesion-leve-53-millions-pour-se-developper-a-linternational-476052.htm
Mediapart : Des nouvelles de Veesion ; https://www.mediapart.fr/journal/france/120625/veesion-une-start-prospere-de-la-videosurveillance-dans-le-viseur-de-la-cnil
Le Figaro : Les 800 drones de la Gendarmerie ; https://www.lefigaro.fr/actualite-france/analyse-des-scenes-de-crime-detection-des-emeutiers-800-drones-au-service-de-la-gendarmerie-20250606
Basta ! : L’utilisation de l’IA par France Travail ; https://basta.media/ia-et-controle-automatise-quand-france-travail-passe-en-mode-robot
Rapports de Force : L’utilisation de l’IA par France Travail ; https://rapportsdeforce.fr/pas-de-cote/quand-france-travail-passe-en-mode-robot-053124886
Mediapart : La censure des contenus terroristes contestée devant le conseil d’état ; https://www.mediapart.fr/journal/france/280525/la-censure-des-contenus-accuses-de-terrorisme-sur-internet-contestee-devant-le-conseil-d-etat
Le Républicain Lorrain : L’utilisation de la VSA par la ville de Metz ; https://www.republicain-lorrain.fr/defense-guerre-conflit/2025/05/23/l-ia-pour-securiser-la-ville-les-inquietudes-des-elus-de-gauche
Le Républicain Lorrain : Ce que la loi autorise en terme de VSA ; https://www.republicain-lorrain.fr/faits-divers-justice/2025/05/23/la-quadrature-du-net-qu-est-ce-que-la-loi-autorise
Les Échos : Analyse du marché de la VSA et des entreprises françaises ; https://www.lesechos.fr/start-up/ecosysteme/les-start-up-de-la-french-tech-bousculent-le-marche-de-la-videosurveillance-algorithmique-2165053
Le Dauphiné : Analyse de la Quadrature après la décision de Moiran sur la VSA ; https://www.ledauphine.com/politique/2025/04/28/videosurveillance-algorithmique-plusieurs-centaines-de-communes-hors-la-loi
Le Relève et la Peste : Le prolongement de la VSA ; https://lareleveetlapeste.fr/le-gouvernement-francais-prolonge-la-videosurveillance-de-masse-jusquen-2027/
Radio Parleur : L’impact de la loi Narcotrafic sur les militants ; https://radioparleur.net/2025/04/03/loi-contre-le-narcotrafic-une-menace-cachee-contre-les-militant%c2%b7es/
Alternatives Économiques : L’impact de la Loi Simplification sur l’environnement ; https://www.alternatives-economiques.fr/simplification-cheval-de-troie-de-demolition-droit-de-lenv/00114695
L’Humanité : L’impact de la Loi Simplification ; https://www.humanite.fr/politique/droite/pourquoi-le-projet-de-loi-de-simplification-de-la-vie-economique-a-lassemblee-nationale-contient-des-mesures-regressives
Reflets.info : L’impact de la VSA sur la démocratie ; https://reflets.info/articles/le-braquage-democratique-de-la-vsa
L’Humanité : Utilisation de la VSA dans les bureaux de Tabac : https://www.humanite.fr/societe/cnil/des-cameras-augmentees-a-lia-pour-reconnaitre-les-mineurs-dans-les-bureaux-de-tabac-dans-le-viseur-de-la-cnil
Le Courrier Picard : Analyse de la loi Transport ; https://www.courrier-picard.fr/id616032/article/2025-03-20/fouilles-cameras-pietons-amendes-que-prevoit-la-nouvelle-loi-sur-la-securite
09.06.2025 à 14:41
bastien
Au milieu de l’hiver, la loi Narcotrafic est arrivée à toute vitesse et, avec elle, ont déferlé des propositions sécuritaires et de surveillance qui dépassaient largement la question du trafic de stupéfiants. Avec vous, nous avons mené campagne pour alerter sur les risques de ce texte. Son examen au Parlement est désormais terminé et nous avons envoyé nos arguments au Conseil constitutionnel pour le convaincre de censurer ces dispositions dangereuses et révoltantes. Sa décision sera rendue cette semaine.
Il s’agit de l’ultime étape du processus législatif. Saisi par les députés insoumis, écologistes et socialistes, le Conseil constitutionnel doit désormais analyser si un certain nombre de mesures de la loi « Narcotrafic » sont conformes aux principes constitutionnels. De la même manière que nous avons alerté les député·es de l’inconstitutionnalité de certaines mesures lors des débats parlementaires, nous avons envoyé au Conseil constitutionnel nos critiques en ce qui concerne les dispositifs de surveillance contenus dans la loi (la contribution est accessible ici).
Nous dénonçons d’abord l’extension des pouvoirs des services de renseignement. D’une part, la loi supprime l’obligation pour les services d’obtenir une autorisation explicite du Premier ministre et de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) avant la transmission d’informations entre les différents services (article 1er). De ce fait, ils pourraient s’échanger beaucoup plus facilement des informations récoltées dans des contextes différents et pour des finalités différentes. D’autre part, l’échange d’information avec la justice est également assoupli (article 13), en totale contradiction avec le principe de séparation des pouvoirs, qui devrait impliquer que les services de renseignements n’ont pas à recevoir des éléments liés à des enquêtes. En effet, ils ne sont pas une autorité judiciaire et n’ont aucune compétence de répression pénale. Le mélange des genres est donc complet.
Surtout, les services de renseignement pourraient demain utiliser plus largement ce que l’on appelle les « boites noires » (article 15), ces algorithmes qui analysent un réseau pour trouver des comportements de connexion qui seraient « suspects ». Ces boites noires constituent, depuis leur création en 2015, de la surveillance de masse. Elles peuvent notamment cibler les personnes protégeant leur vie privée : lors des débats, le député Sacha Houlié, membre de la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) et qui a ainsi accès à plus d’informations que ses collègues sur le fonctionnement précis des services de renseignement, expliquait que les personnes faisant attention à leur « hygiène numérique » sont la cible de ces boites noires. Le député mentionnait ainsi les personnes utilisant des « messageries cryptées » comme « Whatsapp » ou « Signal », et on suppose que ces boites noires visent également les internautes utilisant un VPN ou Tor.
Après avoir été autorisées pour la lutte contre le terrorisme puis contre les ingérences étrangères, ces boites noites pourraient, si la loi passait le filtre constitutionnel, alors être installées pour la lutte contre la « criminalité et la délinquance organisée », soit un périmètre très large. De plus, depuis une modification de 2021, ces algorithmes analysent également les adresses URL des sites consultés sur un réseau, ce qui peut donner accès à des informations très précises sur les contenus consultés. Nous avons donc rappelé au Conseil constitutionnel que cette technique de surveillance porte une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée, à la liberté d’expression et au secret des correspondances.
Loin de se limiter aux seuls services de renseignement, la loi « Narcotrafic » dote aussi la police judiciaire de nouveaux pouvoirs de surveillance extrêmement intrusifs, dès lors qu’une affaire serait liée à la criminalité organisée. Nous avons rappelé à de nombreuses reprises que ce régime juridique d’exception, qui ne peut, en principe, être mobilisé que pour les seules enquêtes portant sur des faits très graves, est en réalité utilisé de façon très large, loin de se limiter au « haut du spectre » (pour reprendre une expression abondamment utilisée par les défenseurs de ce système) et qui, déjà aujourd’hui, fait l’objet d’utilisations abusives, notamment pour poursuivre des militant·es.
Ainsi, la police pourrait, pour certaines infractions, activer à distance les micros et caméras des objets connectés (articles 38 et 39), en compromettant les appareils grâce à des failles de sécurité. Nous n’avons pas manqué de rappeler au Conseil constitutionnel qu’il a déjà déclaré ce dispositif inconstitutionnel en raison de l’atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée. Aussi, la loi introduit une nouvelle procédure dénommée « dossier-coffre », ou « procès-verbal distinct », consistant à ne pas verser au dossier pénal certains actes de procédure relatifs à des mesures de surveillance (article 40). Dénoncée par les avocat·es et les magistrat·es, cette mesure porte atteinte au principe du contradictoire et au procès équitable car elle empêche les personnes de pouvoir se défendre, faute de pouvoir savoir comment cette surveillance dissimulée s’est concrètement faite et si les exigences légales ont bien été respectées.
De son coté, l’administration n’est pas en reste sur l’extension de ses pouvoirs. Les enquêtes administratives de sécurité, qui conditionnent l’accès à certains emplois, pourraient être très largement étendues à tout emploi public et privé lié à des menaces de corruption (article 54). Ces enquêtes impliquent la consultation de nombreux fichiers de police et de renseignement et reposent sur des critères opaques. Elles ont pourtant des conséquences bien concrètes puisque, pendant les Jeux Olympiques, elles ont conduit à empêcher certaines personnes perçues comme militantes par les autorités de travailler. Nous avons expliqué au Conseil constitutionnel en quoi ces discriminations fondées sur les opinions politiques portent atteinte au principe d’égalité.
Par ailleurs, la plateforme Pharos, chargée d’exiger des plateformes en ligne qu’elles censurent des contenus, aura de nouvelles compétences puisqu’elle pourra agir contre les contenus relatifs à la cession de stupéfiants (article 28). Depuis des années, nous critiquons le principe de cette censure administrative, qui permet à la police de décider elle-même de retirer un contenu sans qu’un juge n’intervienne, laissant la possibilité de multiples abus.
Nous avons également attiré l’attention du Conseil constutionnel sur l’obligation radicalement disproportionnée faite aux opérateurs de communication électronique de conserver pendant cinq années l’identité civile de toute personne achetant des cartes SIM prépayées (article 29). Non seulement il s’agirait d’une nouvelle forme de contrôle de l’expression en ligne, mais la loi est tellement mal rédigée que ce sont tous les services de communication en ligne (notamment les messageries) qui pourraient être concernés par cette obligation de contrôle d’identité à partir du moment où certaines fonctionnalités sont payantes (comme c’est par exemple le cas pour Olvid, la messagerie plébiscitée par les macronistes).
Enfin, nous avons longuement expliqué que l’extension de l’utilisation des drones en prison (article 56) viole la Constitution, pour trois raisons. Premièrement le législateur a violé le principe de séparation des pouvoirs en confiant à l’administration pénitentiaire un pouvoir de répression pénale constitutionnellement réservé à l’autorité judiciaire. Deuxièmement, cette surveillance par drones mise en œuvre par l’administration n’est ni nécessaire ni proportionnée au regard des très nombreux dispositifs déjà existants pour surveiller les prisons. Et, troisièmement, cette nouvelle autorisation de drones prévoit qu’ils puissent être utilisés sans aucune information, publicité ou transparence, rendant impossible la moindre contestation en justice, déjà en pratique extrêmement compliquée.
Malheureusement, la loi Narcotrafic contient d’autres mesures répressives qui repoussent toujours plus loin les limites du droit et généralisent l’exception, telle que l’extension de la durée de garde à vue pour les « mules » ou les personnes arrêtées avec des substances stupéfiantes dans le sang, l’interdiction administrative de paraître dans certains quartiers, la facilitation de l’expulsion de logements, la création de la notion vague d’« organisation criminelle »… D’autres organisations ont dénoncé ces nombreux risques pour les libertés.
Si nous n’avons que des espoirs mesurés dans la future décision du Conseil constitutionnel, nous regardons aussi les prochains combats à venir. En effet, si l’obligation de mettre en place une porte dérobée au sein des messageries chiffrées a bel et bien été retirée du texte, le président de la commission des lois, Florent Boudié, a annoncé vouloir remettre le sujet sur la table. En parallèle, les ministres Gerald Darmanin et Bruno Retailleau ont brandi la criminalité organisée et le « narcotrafic » comme excuse pour rendre acceptable une potentielle légalisation de la reconnaissance faciale en temps réel mais aussi justifier la confiscation extrajudiciaire des téléphones.
Quoi qu’il arrive, nous continuerons d’agir et dénoncer cette escalade vers un État de surveillance de plus en plus généralisée. Pour nous aider dans cette lutte, n’hésitez pas à faire un don !