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19.12.2024 à 10:59

 L’impasse analytique et politique du “cent pour cent hostile” aux tombeurs de Bachar

François Burgat

La chute de Damas ? “Le timing est américain ; le top départ est turc ; l’argent est qatari ; les armes sont allemandes, françaises et américaines ; les instructeurs sont ukrainiens ; les mercenaires sont ouzbeks, ouighours, albanais ; les véhicules sont turcs ; l’islam est wahabite saoudien ; les voisins avec lesquels ils veulent pacifier sont israéliens, mais à part ça, ce sont des rebelles syriens”, a cru pouvoir expliquer, parmi tant d’autres, tel militant que ses followers reconnaîtront. Telle autre (active et très suivie) militante pour les droits des Palestiniens a cru devoir compléter cette fresque campiste binaire sur un ton aussi péremptoire : “ Ils peuvent censurer et manipuler, ils peuvent mettre le paquet médiatique au niveau mondial, mais ils n’arriveront pas à cacher les ficelles américano-sionistes dans cette révolte contre Assad ”. Les centaines de tonnes de bombes (la plus grande campagne aérienne de l’histoire d’Israël) déversées ensuite par Tel Aviv sur ses supposés alliés jihadistes à peine parvenus au pouvoir n’ont, hélas, même pas permis à ces convaincus… d’y voir plus clair. “Poutine fait du bon boulot à Alep” avait, il est vrai, commenté Jean-Luc Mélenchon de plus longue date, à propos de la décisive ingérence irano-russe opérée en faveur du tyran damascène, représentant “l’axe de la résistance”. JLM s’est, depuis lors, employé à expliciter sa position : il s’est dit “100% hostile” aux tombeurs de Bachar. Cette trompeuse rhétorique, hors sol, inonde aujourd’hui la communication de pans entiers de la “gauchosphère”, européenne, mais…
Texte intégral (1505 mots)

La chute de Damas ?

Le timing est américain ; le top départ est turc ; l’argent est qatari ; les armes sont allemandes, françaises et américaines ; les instructeurs sont ukrainiens ; les mercenaires sont ouzbeks, ouighours, albanais ; les véhicules sont turcs ; l’islam est wahabite saoudien ; les voisins avec lesquels ils veulent pacifier sont israéliens, mais à part ça, ce sont des rebelles syriens”, a cru pouvoir expliquer, parmi tant d’autres, tel militant que ses followers reconnaîtront.

Telle autre (active et très suivie) militante pour les droits des Palestiniens a cru devoir compléter cette fresque campiste binaire sur un ton aussi péremptoire : “ Ils peuvent censurer et manipuler, ils peuvent mettre le paquet médiatique au niveau mondial, mais ils n’arriveront pas à cacher les ficelles américano-sionistes dans cette révolte contre Assad ”. Les centaines de tonnes de bombes (la plus grande campagne aérienne de l’histoire d’Israël) déversées ensuite par Tel Aviv sur ses supposés alliés jihadistes à peine parvenus au pouvoir n’ont, hélas, même pas permis à ces convaincus… d’y voir plus clair.

“Poutine fait du bon boulot à Alep” avait, il est vrai, commenté Jean-Luc Mélenchon de plus longue date, à propos de la décisive ingérence irano-russe opérée en faveur du tyran damascène, représentant “l’axe de la résistance”.

JLM s’est, depuis lors, employé à expliciter sa position : il s’est dit “100% hostile” aux tombeurs de Bachar. Cette trompeuse rhétorique, hors sol, inonde aujourd’hui la communication de pans entiers de la “gauchosphère”, européenne, mais également arabe.

Le péché originel du printemps syrien

Il est exact que la myopie méprisante des gauches européennes et arabes vis-à-vis des acteurs locaux de la révolution syrienne, à qui elles substituent péremptoirement des acteurs (ou des “agents”) étrangers, ne date pas d’hier. Elle a (au moins) deux racines. Le péché originel – bien involontaire – des révolutionnaires syriens est celui d’avoir lancé leur printemps, en mars 2011, à un moment où les diplomaties européennes venaient de découvrir, avec consternation, qu’en Tunisie comme en Egypte, elles n’avaient pas su mettre leurs œufs dans le bon panier. En Libye d’abord, puis en Syrie, avant de les lâcher complètement et de se focaliser sur l’écrasement militaire de Daesh (1), elles se sont donc brièvement décidées à soutenir les révolutionnaires, voire en Libye (mais seulement en Libye) à les précéder militairement.

Bien trop faible pour contrer la puissante perfusion militaire du régime par le Hizbollah et l’Iran d’une part, la Russie d’autre part, ce soutien occidental s’est révélé à la fois trop limité (les rebelles n’obtiendront jamais l’armement anti-aérien qui aurait pu contrer l’ingérence russe et iranienne), et trop sélectif : dans une société syrienne profondément religieuse, les Occidentaux ont cherché en effet à faire émerger une opposition “laïciste”, ancrée seulement au sein d’une fraction des élites. Si limité soit-il, ce soutien d’un camp rarement révolutionnaire a largement suffi, en revanche, à semer le doute sur la légitimité anti-impérialiste de ses bénéficiaires auprès de larges compartiments du “global south” : est-il possible, s’y demandait-on, de soutenir des révolutionnaires aux côtés desquels se pressent l’émir du Qatar, le Président de la République française ou celui des États-Unis ?

La récente défaite des suppôts iraniens et russes de Bachar ne doit pourtant absolument rien à ceux qui, de Hollande à Obama, furent ces bruyants cinq “amis” autoproclamés “de la Syrie”.

Cela ne les empêche pas de se féliciter hypocritement aujourd’hui d’une révolution à laquelle non seulement ils ont fort peu contribué, mais dont ils ont au contraire été suffisamment proches pour… la déconsidérer. Auprès de larges composantes des anti-impérialistes … pavloviens, c’est en effet d’abord ce “baiser de la mort” occidental qui crédibilise aujourd’hui la thèse du “complot israélo-occidental” contre “l’axe de la résistance” syro-iranien. Les différentes composantes de la société syrienne, si parfaitement absentes de ces fresques géo-politiques si réductrices, ont cependant bel et bien existé et massivement lutté. Et il fait peu de doute que, même si la reprise du Golan peut, à l’heure d’une reconstruction extrêmement difficile, ne pas être érigée en priorité, (et même, ce qui est un autre débat, si rien ne permet de minimiser l’exceptionnelle difficulté de cette phase de recherche d’un consensus national), rien ne permet d’affirmer  que les nouveaux représentants de l’axe de la résistance, fut-ce en l’absence de Bachar, ont pour agenda d’abandonner la lutte contre l’expansionnisme suprémaciste de leur voisin israélien.

Attention également à l’idée que des sunnites seraient incapables de montrer une capacité de résistance à Israël comparable à celle de “l’arc chiite”. Ce raccourci sectaire est battu en brèche, ne serait-ce que par la preuve vivante du sunnite Hamas palestinien. Il n’est bien évidemment pas question de nier que l’expulsion des Iraniens de la Syrie plaise autant à Tel Aviv qu’à son indéfectible allié américain. Pas question non plus de nier que des concessions de dernière minute expliquant l’ultime débandade de l’armée ont été négociées à Doha, lors de la dernière tentative russo-iranienne de sauver Bachar que sa tentative de rapprochement avec les Emirats de MBZ (et contre la Turquie d’Erdogan) avait achevé de démonétiser à leurs yeux. Ce Bachar dont la seule réponse aux massacres de Gaza avait été de lancer, avec des méthodes très comparables à celles des Israéliens à Gaza, une offensive, non point sur le Golan, mais contre…le bastion de ses opposants d’Idlib.

L’idée d’une “fabrication de Jawlani”, par le Mossad ou la CIA, est donc particulièrement irrecevable.

Elle rappelle, il est vrai, les raccourcis abrupts empruntés longtemps par ceux qui croyaient pouvoir affirmer que, du seul fait que l’agenda des combattants antisoviétiques en Afghanistan avait conjoncturellement convergé avec celui des États-Unis, Al-Qaeda était une “création” américaine. La suite, quelques années plus tard, du côté du WTC de New York, n’avait pas véritablement étayé la crédibilité de ce raccourci.

L’épouvantail islamiste

Le second accroc dans le tissu de la relation des gauches avec la révolution syrienne est plus banal : il se superpose à un identique prurit anti-islamiste  comparable à celui des droites et de la quasi-totalité des gouvernements européens : les contestataires de Bachar, lui-même paré contre toute réalité du titre de “défenseur des minorités”, sont très vite apparus comme beaucoup trop “musulmans” pour l’air du temps. Ces “musulmans” (entendez “islamistes”) à qui les gauches, qu’ils ont irrésistiblement distancées dans les urnes, ont toujours voulu dénier tout agenda anti-impérialiste, s’étaient mobilisés par une dynamique identitaire qui n’avait rien de très différent de celle qui, un peu partout dans la région, a vu s’affirmer les adeptes de telle ou telle nuance de cet Islam dit “politique”. Hélas, de Nice au Bataclan, l’électrochoc de l’irruption d’un terrorisme “venu de Syrie” sur le sol français, dans un contexte que la doxa médiatique a toujours considéré comme étranger à la politique de canonnière de la France dans la région (c’est à nos seuls goûts pour le bon vin et la démocratie que s’en prennent les jihadistes), a très rapidement fait perdre aux nuances et à la complexité du terrain syrien toute chance de parvenir jusqu’au cerveau des décideurs. Et toute chance de leur permettre de conserver la moindre rationalité dans l’évaluation de ces révolutionnaires soupçonnés d’être autant d’“islamistes”.

Cette fracture est ancienne. C’est elle aussi qui interdit aux plus doctrinaires (et aux plus mal informés) des acteurs de l’”anti-impérialisme” de penser la légitimité de ne serait-ce qu’une partie du spectre islamiste qu’il rejette, selon la formule nuancée de Mélenchon, “à 100%”. Cette fracture divise jusqu’à ce jour le camp des soutiens de la cause des Palestiniens. Et elle l’affaiblit. Pour le plus grand plaisir de leurs tortionnaires israéliens. Et pour leur plus grand bénéfice.

(1) https://nantessecteurouest.wordpress.com/2016/10/23/francois-burgat-en-syrie-la-posture-des-oc cidentaux-face-a-daech-est-celle-du-taureau-devant-la-muleta-le-monde/

07.12.2024 à 19:36

De Daoud en Sansal, la fuite en avant des humanistes “à la française”

François Burgat

“L’affaire Daoud”, celle de l’attribution d’un Goncourt bien sûr et d’abord (et, très accessoirement, celles des critiques que valent au lauréat son manque de déontologie) aussi bien que l’affaire de l’arrestation de son compatriote et confrère, l’écrivain Boualem Sansal, par les autorités algériennes ne sont pas simples à déconstruire, tant s’en faut. Faut-il d’abord le clamer : quand bien même la France, de Céline à pas mal d’autres, n’a jamais érigé de barrière infranchissable dans ce domaine, rien ne saurait justifier l’interférence judiciaire avec la trajectoire, fut-elle militante, d’un écrivain. Mais pourquoi cette vieille vérité est-elle si difficile à rappeler sans exacerber la fracture des malentendus ? Parce que l’affaire Daoud/Sansal plante ses racines dans ce terreau mouvant, piégé, tronqué de la relation franco-algérienne, qu’elle soit “populaire” ou, pire encore, “étatique”. Parce que, sur ce terrain franco-algérien, les identités, les rôles, les stratégies non seulement ne sont banalement pas constantes mais plus encore elles coïncident rarement avec celles dont se réclament ouvertement les acteurs. Par quelque bout que l’on prenne l’affaire Daoud / Sansal, les contradictions affleurent très vite. En nombre. Ainsi de l’attitude du gouvernement algérien qui serait hostile à Daoud… ou qui aurait choisi de punir son collègue Sansal pour leur même “liberté de parole”. Le régime algérien est certes réputé avoir censuré par voie législative la libre expression, y compris littéraire, sur ces années 1990 qu’il qualifie de “décennie noire”. Mais cette censure a toujours été très unilatérale, aussi sélective que peut l’être en France celle de…
Texte intégral (1872 mots)

“L’affaire Daoud”, celle de l’attribution d’un Goncourt bien sûr et d’abord (et, très accessoirement, celles des critiques que valent au lauréat son manque de déontologie) aussi bien que l’affaire de l’arrestation de son compatriote et confrère, l’écrivain Boualem Sansal, par les autorités algériennes ne sont pas simples à déconstruire, tant s’en faut.
Faut-il d’abord le clamer : quand bien même la France, de Céline à pas mal d’autres, n’a jamais érigé de barrière infranchissable dans ce domaine, rien ne saurait justifier l’interférence judiciaire avec la trajectoire, fut-elle militante, d’un écrivain. Mais pourquoi cette vieille vérité est-elle si difficile à rappeler sans exacerber la fracture des malentendus ?
Parce que l’affaire Daoud/Sansal plante ses racines dans ce terreau mouvant, piégé, tronqué de la relation franco-algérienne, qu’elle soit “populaire” ou, pire encore, “étatique”. Parce que, sur ce terrain franco-algérien, les identités, les rôles, les stratégies non seulement ne sont banalement pas constantes mais plus encore elles coïncident rarement avec celles dont se réclament ouvertement les acteurs.

Par quelque bout que l’on prenne l’affaire Daoud / Sansal, les contradictions affleurent très vite. En nombre. Ainsi de l’attitude du gouvernement algérien qui serait hostile à Daoud… ou qui aurait choisi de punir son collègue Sansal pour leur même “liberté de parole”. Le régime algérien est certes réputé avoir censuré par voie législative la libre expression, y compris littéraire, sur ces années 1990 qu’il qualifie de “décennie noire”. Mais cette censure a toujours été très unilatérale, aussi sélective que peut l’être en France celle de “l’importation du conflit israélo-arabe” : ce sont les voix de l’opposition qu’Alger a voulu faire taire et non celles de ses communicants. Dès ce niveau initial de déconstruction, une première contradiction majeure éclate ainsi tant la problématique officielle est éloignée de la réalité : ce n’est certainement pas le courage qu’il s’auto-attribue de fouiller les poubelles de la “décennie noire” qui caractérise l’écriture de Kamel Daoud et pas davantage celle de Sansal, mais bien leur soumission complaisante et sans limite (sur la ligne de Yasmina Khadra ou, sur un registre moins talentueux, sur celles de Mohamed Sifaoui et de plusieurs autres communicants plus ou moins discrets du pouvoir militaire) à la doxa de la responsabilité exclusive de l’opposition (dite islamiste) dans cette décennie effectivement sanglante de l’histoire de leur pays.
Pourquoi donc une telle prise de distance de la part du pouvoir algérien, alors que cette thèse interdisant de penser sa part essentielle de responsabilité dans les violences labellisées unilatéralement “d’islamistes”, n’est… rien d’autre que celle qu’il promeut avec constance depuis bientôt trois décennies ? Ce n’est pas, comme l’a très heureusement souligné Nadia Meziane , une voix (celle de la patiente de son épouse psychiatre) que Daoud a volé mais bien celles… des millions d’électrices et d’électeurs qui avaient cru, en 1991, avoir le droit de façonner leur destin dans les urnes.

L’histoire de l’Algérie est, certes et avant tout, celle d’une vieille et profonde fracture coloniale mais pas seulement. Plus récemment, au début des années 1990, du temps du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua notamment, la relation Paris/Alger s’est également déployée sur le registre d’une discrète mais très étroite collaboration répressive contre l’opposition islamiste. Coopération dont aucun des deux partenaires ne tient à se vanter, surtout pas Alger qui puise dans la tension nationaliste avec Paris l’une de ses plus inusables ressources. Pourtant c’est bien, entre autres, ce tropisme-là qui a nourri la félicité parisienne de Daoud et de Sansal.

Tous deux sont – avant tout – ceux qui, dans l’histoire de l’Algérie, nous lavent de toute responsabilité, aussi bien coloniale que postcoloniale.

Tous deux flirtent grossièrement avec la réhabilitation du colonialisme et de ses relais. Tous deux s’emploient à criminaliser avec ardeur ses dénonciateurs les plus résolus. “Kamel Daoud et Boualem Sansal sont promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française ” écrit, fort justement, Nedjib Sidi Moussa (1). Et fort courageusement aussi si l’on considère le tsunami d’injures que lui a valu sa prise de parole, de l’extrême-droite d’Europe 1 ou du Figaro à… l’extrême droite du “Libé” de Jean Quatremer.

Car cette décennie noire, d’autres, dont je m’honore de faire partie, préfèrent l’appeler, en forçant à peine le trait, “la répression sanglante des électeurs du premier printemps arabe”.

Pour décrire le rôle de Daoud, on est irrésistiblement attiré par les termes de la condamnation magistrale énoncée en son temps par Pierre Bourdieu à l’égard de ces “intellectuels négatifs” (2)que furent, à ses yeux, Bernard Henry Lévy et André Glucksman du fait de leur négation bruyante de toute responsabilité du régime dans les violences de cette “décennie noire”.
L’enjeu est d’importance. Car la propagande conjointe des médias franco-sionistes (qui veulent nous convaincre que si les Palestiniens résistent c’est avant tout parce qu’ils sont “islamistes” ), des dictateurs arabes (qui, surfant sur l’islamophobie ambiante en Europe, adoptent la même communication au détriment de n’importe lesquels de leurs opposants) et de nos peurs d’occidentaux traumatisés par la contestation de notre vieille hégémonie coloniale, est parvenue à inscrire, dans le marbre de la désinformation, une vision monolithique parfaitement tronquée de toute opposition dite “islamiste” et donc, compte tenu de la persistante centralité de cette mouvance, de toute forme d’opposition ou de résistance, si légalistes puissent elles être, aux autoritarismes arabes ou au suprémacisme israélien en vigueur.

Mais alors, pourquoi le pacte du régime d’Alger avec Sansal et Daoud, deux de ses plus fidèles communicants, mais dont la superficie médiatique est – en Algérie- inversement proportionnelle à ce qu’elle est en France, s’est-il rompu ?

Parce que Daoud et Sansal ont voulu donner plus de garanties encore à leurs généreux sponsors parisiens. Après l’euphémisation de la barbarie du colonisateur (2) et de la violence répressive des dictateurs qui lui ont succédé, leur nouveau terrain de transgression a été l’euphémisation des crimes israéliens.
Sansal est allé ainsi se faire filmer à Jérusalem, devant le Mur des Lamentations, pour y dire à quel point il « trouvait les Israéliens sympathiques”. Daoud a chevauché lui aussi ad nauseam le narratif d’Israel ou de la droite européenne même pas extrême ou de la gauche “vallsiste” affirmant notamment que la cause palestinienne servait à légitimer « la haine, souvent antisémite, dédouanée par une nouvelle épopée décoloniale » (1). Tous deux ont généré ainsi un premier niveau de tension avec un pouvoir algérien dont la “défense de la cause palestinienne” est toujours demeurée l’un des rares terrains échappant … au désaveu populaire qu’il subit de longue date. La France officielle a toujours aimé critiquer les dictatures pour autant qu’elles lui soient hostiles. Mais de Sissi à MBS, elle s’est toujours parfaitement accommodée des dictatures de ses amis.

La félicité parisienne de Daoud et Sansal s’est fondée ainsi depuis toujours sur leur capacité à faire porter à l’islam des occupés ou des dominés… le poids des crimes des autocrates arabes aussi bien que des occupants israéliens.

Enfin Sansal est allé plus loin encore dans la provocation : il a cru bon de franchir le rubicon nationaliste algérien en flattant ouvertement la prétention territoriale marocaine à son égard.
La surenchère des protestations que génère l’incarcération d’un “homme de lettres”, un “combattant de la liberté”, un “homme des Lumières”, “un ami de la France”, etc… par Eric Zemmour, F. Bergeaud Blackler, Marine ou Marion Maréchal Le Pen, Valérie Pécresse, William Goldnadel et d’autres, consacre donc une fois encore la géométrie variable de l’humanisme des “élites” françaises.

D’innombrables prisonniers d’opinion, intellectuels, journalistes, militants de l’opposition algérienne, égyptienne ou saoudienne ont croupi ou croupissent en geôles dans le plus parfait silence de ceux qui se décident brusquement à dénoncer aujourd’hui pour les uns ces pratiques qu’ils ont parfaitement ignorées lorsque elles ciblaient … les autres. Dans la France d’où montent les cris d’orfraie en défense de “l’écrivain” Sansal ( protestations qu’en l’occurrence on ne refuse d’ailleurs pas de grossir tant cette répression hypocrite demeure condamnable), il a pourtant été possible, sans générer la moindre réaction, de fermer du jour au lendemain Les Editions Nawa dont personne ne se souvient, je sais ( NDLR : sauf au moins Lignes de Crêtes ), en se contentant de les labelliser ”islamistes”. Et de criminaliser purement et simplement tout défenseur du Droit international dès lors qu’il/elle se mobilise pour freiner les ardeurs criminelles de quelqu’un que, excusez du peu, la CPI envisage sérieusement de considérer comme un criminel de guerre.

L’émoi ou les droits des uns n’y sont pas celui ou ceux des autres. L’universel y rétrécit de jour en jour comme peau de chagrin. C’est le sectarisme qui montre désormais le Nord.
Vilaine France que celle-là.

 


 

(1) “Kamel Daoud et Boualem Sansal sont promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française”, Mediapart, Nejib Sidi Moussa  https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/271124/kamel-daoud-et-boualem-sansal-sont-promus-de-maniere-strategique-pour-mener-les-guerres-culturel

(2) https://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/contrefe/lintellect.html

 

Illustration de couverture : Courtisans de l’an 1572 ( collection Gaignières BNF)

04.12.2024 à 11:23

L’aventure des librairies musulmanes, entretien avec Thomas Sibille Al Bayyinah

Nadia Meziane

Nous proposons ici la retranscription d’un entretien réalisé avec Thomas Sibille, d’Al Bayyinah, en juin 2024. Il nous a semblé essentiel de proposer une version écrite, et donc durable, de ce récit sur une aventure culturelle française, celle des librairies musulmanes et de l’édition musulmane, malheureusement toujours abordée dans les médias de manière négative et par des ignorants en quête de sensationnalisme islamophobe.  Nadia Meziane : Salam, bonjour, On va commencer par te présenter brièvement pour les non musulmans. Tu es propriétaire d’une librairie, Al Bayyinah à Argenteuil, tu es aussi éditeur, à la tête de deux maisons d’édition. Tu es également auteur et plus globalement, tu es un des acteurs importants de la communauté musulmane qui s’implique aussi dans sa vie quotidienne. Or tu n’es pas né musulman et avant de faire l’histoire de ta librairie et des librairies musulmanes, je voulais revenir sur ton parcours, qui ne correspond pas tellement aux clichés qu’on peut avoir sur les convertis. Tu n’es pas issu d’un quartier populaire, tu ne t’es pas converti parce que tu étais issu de l’immigration et par imitation. Tu n’es pas non plus dans le cliché islamophobe, celui de la perte de sens qui affecte des Occidentaux en quête d’une identité et qui se tournent vers une religion de “conquête”. Tu viens d’une famille qui est chrétienne et je souhaitais que tu nous présentes cette histoire, qui a été la tienne au début des années 2000. Thomas Sibille : Je suis effectivement né dans une famille…
Texte intégral (10964 mots)

Nous proposons ici la retranscription d’un entretien réalisé avec Thomas Sibille, d’Al Bayyinah, en juin 2024. Il nous a semblé essentiel de proposer une version écrite, et donc durable, de ce récit sur une aventure culturelle française, celle des librairies musulmanes et de l’édition musulmane, malheureusement toujours abordée dans les médias de manière négative et par des ignorants en quête de sensationnalisme islamophobe. 

Nadia Meziane : Salam, bonjour, On va commencer par te présenter brièvement pour les non musulmans. Tu es propriétaire d’une librairie, Al Bayyinah à Argenteuil, tu es aussi éditeur, à la tête de deux maisons d’édition. Tu es également auteur et plus globalement, tu es un des acteurs importants de la communauté musulmane qui s’implique aussi dans sa vie quotidienne. Or tu n’es pas né musulman et avant de faire l’histoire de ta librairie et des librairies musulmanes, je voulais revenir sur ton parcours, qui ne correspond pas tellement aux clichés qu’on peut avoir sur les convertis. Tu n’es pas issu d’un quartier populaire, tu ne t’es pas converti parce que tu étais issu de l’immigration et par imitation. Tu n’es pas non plus dans le cliché islamophobe, celui de la perte de sens qui affecte des Occidentaux en quête d’une identité et qui se tournent vers une religion de “conquête”. Tu viens d’une famille qui est chrétienne et je souhaitais que tu nous présentes cette histoire, qui a été la tienne au début des années 2000.

Thomas Sibille : Je suis effectivement né dans une famille catholique. Au départ, quand j’ai grandi, on habitait dans un presbytère. Mes parents s’occupaient de l’organisation et de la gestion du lieu de culte. Ma mère enseignait, et enseigne toujours, le catéchisme et mon père s’occupait, et s’occupe toujours, de l’église au quotidien. J’ai eu une éducation religieuse dès mon plus jeune âge : lorsque j’étais petit, je lisais par exemple des bandes dessinées sur l’Abbé Pierre ou sur des grandes figures du christianisme. J’ai donc toujours eu un lien avec Dieu et avec la Foi. Même dans mon adolescence, je continuais de fréquenter l’église et d’y aller le dimanche. J’avais des lectures quotidiennes de la Bible avant de me coucher, par exemple. Le dimanche soir, nous avions des réunions de famille où nous prenions un passage de la Bible que nous discutions ensemble. J’ai été baptisé, j’ai fait ma communion, ma profession de foi, je suis allé jusqu’à la confirmation.
Arrivé à l’âge de 18/19 ans, en lisant un passage de la Bible, j’ai commencé à me poser certaines questions. J’ai bloqué sur un passage de l’évangile de Jean dans lequel il dit :

“ Ne sois pas triste que je parte, car il faut que je parte pour qu’il vienne. Il ne parlera pas en Son Nom mais il dira ce qui lui a été révélé et il s’appellera le Paraclet.”

J’ai donc cherché à savoir qui est le Paraclet, jusqu’à découvrir que le Paraclet était pour les musulmans l’annonce du dernier des Prophètes, Mahomet, qui viendrait justement compléter les messages de Jésus, de Moïse, d’Abraham, etc… Cela m’a interpellé, car c’étaient des choses que je n’avais jamais entendues, je n’avais entendu parler d’islam que très vaguement et je n’avais pas vraiment d’idées de ce que c’était. Je n’imaginais donc pas qu’on puisse, dans la Bible, avoir un passage qui parlerait du Prophète qui était pour moi le Prophète des musulmans et qui pour moi n’avait pas de liens avec Jésus, Moïse, Abraham , etc…
J’ai donc commencé à lire le Quran et en lisant, j’ai été frappé, d’une part de la similitude entre la Bible et le Quran, mais surtout de découvrir le monothéisme pur et que la Trinité n’existait pas réellement dans la Bible. Au fur et à mesure de mes lectures et de mes prières, j’ai été convaincu qu’il fallait que je me convertisse à l’islam. Mais, n’ayant pas un environnement proche musulman, et bien je ne savais pas comment faire. Je suis donc resté comme cela, à attendre ou à me poser des questions, tout en sachant que j’avais envie de sauter le pas. Jusqu’à envoyer un jour un message à un ami du lycée, avec qui je n’avais pas de relations particulières mais dont je me rappelais qu’il était musulman, pratiquant, et qu’il allait régulièrement à la mosquée. Je lui ai expliqué mon envie de devenir musulman : il m’a invité à venir à la mosquée avec lui, un week-end, je me suis converti et c’est comme cela que j’ai fait mes premiers pas dans la religion musulmane. Forcément, au départ, cela a été un peu difficile pour mes parents, puisqu’ils m’ont élevé d’une certaine manière et ils voyaient, donc, un peu comme une trahison le fait que je devienne musulman. Nous avons eu une rupture pendant un certain nombre d’années : aujourd’hui c’est fini, nous avons de très bonnes relations, on se voit régulièrement. Mais au départ, c’est vrai que cela a été un petit peu difficile.

Pour ce qui est de la librairie, au départ, j’étais commercial, j’avais fait des études de commerce. Je n’avais pas l’idée d’ouvrir un jour une librairie. Mais c’est vrai que dès que je suis entré dans l’islam, j’aimais beaucoup lire, j’avais besoin d’en savoir toujours un peu plus sur ma religion. Donc, dès qu’un livre sortait, j’avais l’habitude de l’acheter. Et même quelquefois, j’en achetais plusieurs pour donner autour de moi, de façon à ce que tout le monde puisse être renseigné au maximum. Et puis un jour, j’ai eu des problèmes de santé qui ont abouti à ce que je ne puisse plus conduire. Comme j’étais commercial, et donc en permanence sur la route, je me suis retrouvé bloqué à ne plus pouvoir travailler. Un jour, en passant avec un ami à Argenteuil, derrière la mosquée, nous avons vu un local avec écrit “ Bail à céder”. Et il m’a dit “Qu’est ce que tu en penses, on pourrait essayer d’ouvrir une librairie à cet endroit là.”. Nous sommes entrés dans le local pour connaître le prix du bail. Nous n’avions pas les moyens, nous avons cherché une solution pour trouver l’argent et nous avons trouvé une personne qui a accepté de s’associer avec nous. C’est comme ça que l’aventure a commencé en 2008. Voilà comment je suis entré dans l’islam en 2002 et comment je suis entré dans le monde du livre en 2008.

N.M : Justement, nous sommes non seulement dans une période très islamophobe, mais également dans une période où beaucoup de gens se convertissent. Et ce que je constate, notamment dans les milieux de gauche où j’évolue, c’est que ce sont souvent des personnes isolées, qui ne connaissent pas d’autres musulmans et qui rencontrent très vite des difficultés avec leur entourage. As-tu des conseils à donner, d’abord sur ce qu’on doit faire quand ça nous tombe dessus, parce que c’est aussi cela,  quelque chose qui nous tombe dessus. On n’ose pas toujours aller dans une mosquée. Ca c’est la première chose. Pour la seconde, tu as parlé tout à l’heure d’une réaction assez dure de ton entourage. Tu t’es retrouvé un peu tout seul et dehors. Des années après, saurais-tu comment mieux faire pour que ton entourage le prenne bien et pas forcément tomber dans les pièges qu’on peut avoir au début : être agressif, ne pas vouloir comprendre la réaction des gens qui nous connaissaient avant et qui pensent qu’on est devenu totalement une autre personne ?

T.S : Je pense que cela fait aussi partie du cheminement. Lorsqu’on découvre quelque chose, forcément, on a tendance à y aller à fond et pas dans la nuance. Donc, peut-être faire des erreurs, mais cela permet aussi de se construire. C’est normal d’en passer par là, car on est dans quelque chose sur lequel on n’a pas suffisamment de recul pour nuancer certaines choses et avoir une autre approche. C’est un passage un peu obligé.

Maintenant, ce qui est important, c’est de se rendre compte de l’importance de ses parents, de l’importance de la famille. Même si l’on a des choix différents des leurs, il faut toujours chercher à garder le lien.

Bien sûr, certaines personnes peuvent se dire “ On n’a pas les mêmes idées, on se sépare “. Mais non, au contraire, il faut garder un lien, discuter, aller vers le dialogue. Et c’est comme cela que l’on peut espérer qu’ils aient une meilleure compréhension de nos choix. Mais si l’on se coupe, si l’on est dur, que l’on estime que tout le monde doit respecter notre choix, sans même avoir fait l’effort d’aller expliquer pourquoi, c’est forcément la rupture. Donc, au lieu d’attendre de la part des autres qu’ils acceptent, tout de suite, notre choix, (il faut) essayer plutôt d’aller vers eux, expliquer les raisons de notre choix. Et même s’il y a rupture au départ, toujours garder la main tendue, pour que la personne commence à accepter ou à chercher à comprendre. Cela, c’est pour les relations familiales.

Concernant les personnes qui sont isolées et qui n’ont pas d’entourage musulman, il ne faut pas hésiter à aller à la mosquée. C’est un lieu de paix, un lieu agréable, dans lequel les gens sont bienveillants. La personne y sera une invitée, ce n’est pas comme si c’était quelqu’un qui doit prouver quoi que ce soit. La personne vient comme elle est, elle va trouver tout de suite des gens avec qui elle va bien s’entendre, qui vont l’accueillir et l’aider dans ses premiers pas. C’est assez important, surtout si elle subit une rupture familiale et si elle a des difficultés avec son entourage. Car dans ce cas, la personne reste seule chez elle, elle n’a personne à qui confier ses difficultés. En allant à la mosquée, elle va trouver des gens qui ont le même parcours qu’elle : ces personnes vont lui expliquer comment elles ont fait pour justement trouver cet équilibre entre la foi et la société. En tout cas, il ne faut pas avoir peur d’aller à la mosquée, c’est un lieu de paix et de tranquillité .

N.M : en parlant des mosquées, on va parler des librairies. Je suis assez vieille pour avoir connu cet autre monde, où déjà une mosquée quelque part, ce n’était pas si banal que cela. Mais alors, les librairies, et même le concept de librairie musulmane, c’était quelque chose que 99 pour cent des français et même des musulmans et des issus de l’immigration musulmane ne concevaient pas quand j’étais adolescente. J’aimerais bien que tu nous parles de ce phénomène là. Parce qu’on parle souvent de l’islam sur internet et on y reviendra après. C’est vrai que c’est la plus grande visibilité aujourd’hui. Mais derrière cela, il y a à mon avis, ces lieux là, qui seront très importants à terme. Aujourd’hui tu n’es vraiment plus le seul libraire, peux tu nous raconter cette histoire là ?

T.S : je pense que ça témoigne d’une prise de conscience et d’une maturité des musulmans. Au départ, beaucoup de musulmans le sont parce que leurs parents le sont. Ils pratiquent l’islam par rapport à l’enseignement familial ou l’enseignement qu’ils ont à la mosquée. Mais au bout d’un certain moment, on se pose des questions, en fait : qui on est, en quoi on croit, quelles sont les spécificités de ma foi, qui sont les gens qui ont porté cette Foi et ont marqué l’histoire ?

On essaie donc d’avoir des outils autres que l’héritage familial ou la transmission qu’on a à la mosquée. Donc, le livre devient important, d’autant qu’en islam, on donne énormément d’importance à la connaissance, et il y a cette incitation au savoir.

Certes, sur internet, on a accès à beaucoup d’informations, mais comme c’est éparpillé, et quelquefois décousu, cela a tendance à générer de l’émotion mais pas de la réflexion. L’importance du livre, c’est de permettre à la personne de se construire spirituellement et intellectuellement. Si les musulmans au départ n’en ont peut-être pas ressenti le besoin, nous sommes arrivés à une génération qui veut savoir ce qu’est l’islam au-delà des clichés qu’il peut y avoir sur internet, au-delà du simple héritage familial. Il y a donc une véritable soif d’apprendre. Nous, quand on a commencé avec la librairie en 2008, le livre ne faisait pas forcément partie intégrante de la vie du musulman. Il achetait des livres pour les besoins essentiels, apprendre à faire la prière, ou comprendre un peu les règles du jeûne pendant le Ramadan, par exemple. S’il y avait un cours sur un sujet particulier à la mosquée, il prenait le livre qui allait lui servir de support. Mais il n’y avait pas forcément un rapport au livre très important. Or, on le voit aujourd’hui en entrant dans une librairie, il y a tellement de choix, dans tous les sujets possibles et imaginables, que ce soit lié à la croyance, à la jurisprudence, à la spiritualité, à l’histoire, aux côtés plutôt civilisationnels ou bien des réflexions et des pensées sur la question sociale. Cela montre que les musulmans ont vraiment envie d’explorer de fond en comble l’islam et ses possibilités.

Non pas garder seulement l’islam en tant que lien spirituel avec Dieu, mais aussi dans sa dimension temporelle, dans sa dimension civilisationnelle, sociale. Donc, je pense qu’on est arrivé à un moment de maturité des musulmans ; ce qui explique que les rayons des librairies soient si chargés et qu’il y ait beaucoup de librairies qui ouvrent un peu partout, parce que cela répond à une véritable demande et à une véritable attente. Ce que je remarque aussi ces dernières années, c’est que les librairies musulmanes ne sont pas fréquentées uniquement par des musulmans.

Il y a également beaucoup de personnes qui ne sont pas musulmanes, qui, à force d’entendre parler de l’islam jour et nuit dans les médias, avaient peut-être peur au départ d’entrer dans les librairies musulmanes : parce que c’était de petits lieux, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de choix, parce que c’était exigu. Maintenant qu’il y a des grandes librairies qui ouvrent partout, que c’est éclairé, lumineux et qu’il y a beaucoup, beaucoup de livres, on se dit “pourquoi ne pas entrer moi aussi et regarder ?”. Au final, cela crée des discussions déjà intéressantes et cela permet, aussi, pour ces personnes qui ne sont pas musulmanes, de pouvoir découvrir l’islam à travers les textes et non pas à travers les préjugés existant dans les médias ou alimentés par certains hommes politiques..

N.M : Il y a un rayon chez toi, dont personne ne parle, pas même les islamophobes, c’est celui des romans et notamment la science-fiction. J’ai découvert cela en venant à Argenteuil et j’ai été stupéfiée, car cela je ne l’avais pas imaginé. Il y a effectivement une très forte dimension politique dans ces romans, mais comme dans toute la littérature et notamment la Sf qui a toujours été un mode de discours sur le très proche futur. Mais ce n’est pas que cela et j’aimerais que tu nous parles un petit peu de la fiction musulmane et comment de jeunes auteurs sont venus te voir, si c’était uniquement parce qu’ils voulaient publier dans une maison d’édition musulmane ou si c’était aussi parce qu’il y a une impossibilité ailleurs, et à partir de quand cela a commencé à émerger.

T.S : Comme je te le disais au départ, ce qui était proposé dans les librairies musulmanes, c’était essentiellement des livres qu’on va qualifier d’utilitaires, comment faire la prière et ainsi de suite, des choses basiques. Au bout d’un moment , les musulmans ont eu une demande plus forte, c’est à dire “OK, j’apprends à pratiquer ma religion, mais je veux aussi la comprendre, je veux aussi remonter l’histoire, je veux aussi en savoir un peu plus”. Ensuite, ces musulmans là ont des enfants.

Et au bout d’un moment, comment transmettre aux enfants cet héritage qui nous est cher, la vie du Prophète, l’éthique, la spiritualité, comment le transmettre aux enfants avec des supports adaptés ? Donc, au fur et à mesure, les parents, n’ayant pas de suppor,t se sont mis à faire des supports pour leurs propres enfants . Et ceux qui aimaient la lecture et l’écriture se sont dit “pourquoi ne pas proposer des choses plus élaborées, comme des romans ?”.

Je pense en l’occurrence à un roman qui s’appelle Saladin. Saladin, c’est une saga de Lyess Chakal qui parle d’un jeune collégien qui arrive à l’école en cours d’histoire. Sa prof lui parle de l’histoire avec un prisme qu’on va dire occidental et, lui, (il) connaît l’histoire que son père lui a appris avec un prisme islamique. La nuit, lorsqu’il s’endort, il remonte le temps, et il découvre l’histoire. Sa prof, lorsqu’elle s’endort, remonte aussi le temps et ils se retrouvent nez à nez dans des moments historiques importants aussi bien de la civilisation islamique que de la civilisation occidentale. Et donc, cela permet à l’enfant d’approfondir son histoire, mais aussi de découvrir une histoire commune, de vivre ses valeurs et son éthique et donc de pouvoir se l’approprier de manière autre qu’avec un support de cours très classique et très théorique. Comme ça a bien fonctionné, ça a donné des idées à plein d’autres parents, plein d’autres auteurs. Maintenant, c’est lancé, il y a beaucoup de choses et je pense que cela témoigne de la maturité de la communauté musulmane et également du besoin des jeunes d’avoir une littérature qui leur parle et leur ressemble.

N.M : Est-ce que tu peux nous présenter un peu tes maisons d’édition ?

T.S : Je gère deux maisons d’édition. Al Bayyinah et Héritage. Al Bayyinah est plutôt une maison d’édition religieuse qui va traiter des sujets liés à la croyance, la jurisprudence, des choses un peu techniques, pointues, qui parlent au musulman qui a besoin d’approfondir ses connaissances. On a dû lancer vers 2011, je pense. Et au fur et à mesure, je me suis rendu compte que pour le musulman, plein de choses sont naturelles parce qu’il vit dans un environnement et avec une éducation qui lui permettent de comprendre de suite certaines choses.

Une personne non musulmane qui va lire un livre qui s’adresse à un musulman, il y a plein de choses qu’elle ne connaît pas, et donc, elle va soit ne pas les comprendre, soit même les comprendre de manière erronée.

Et je me suis dit qu’on avait eu, en France, des auteurs musulmans qui y ont vécu et écrit et qui ont su s’adresser aux gens de leur époque pour présenter l’islam de la meilleure manière, avec esthétique, pour passer au-delà des préjugés qu’il peut y avoir et pour délivrer un message qui s’adresse à tous, aussi bien aux musulmans qu’aux personnes qui ne sont pas musulmanes, et qui ont pu être des témoins de l’histoire d’une présence musulmane beaucoup plus ancienne qu’on ne l’imagine et qu’il n’ya pas eu que des musulmans qu’on a pointés du doigt mais aussi des intellectuels, des militants, qui ont apporté du positif dans l’histoire de France en tant que musulmans.

J’ai donc décidé de lancer les éditions Héritage, de façon à avoir une littérature plus vaste, qui puisse toucher des musulmans comme des non musulmans, mais aussi, montrer qu’il y a un patrimoine intellectuel et spirituel musulman en France, plus vaste qu’on ne l’imagine et qui peut être une source d’inspiration pour des musulmans, pour qu’ils ne se voient pas toujours à travers l’œil de celui qui ne les aime pas. Et pour qu’ils puissent se dire “ Il y a des musulmans qui ont vécu avant moi, et moi aussi, je peux m’investir dans la société, moi aussi, je peux apporter quelque chose à la société , moi aussi, je peux être une source d’enrichissement, je n’ai pas à être vu seulement comme un paria . Et s’ils ont développé des choses au niveau intellectuel ou action sociale, moi aussi, je suis capable de reproduire cela “. Il s’agit de donner des exemples qui ne soient pas seulement des exemples lointains, le Prophète et les Compagnons, qui sont certes des exemples vivants, mais qu’aussi dans cette société là , il y a eu des grandes figures : je pense au professeur Muhammad Hamidullah ou Malek Bennabi, des personnes qui étaient soit venues en France et qui sont restées en France, qui ont appris et apporté leur pierre à l’édifice ou des gens qui étaient français, qui se sont convertis à l’islam et qui n’ont pas renié leur identité mais qui ont été parfaitement musulmans sans avoir honte de ce qu’ils étaient et en proposant quelque chose, en participant à la vie intellectuelle du pays.
C’était donc un peu l’idée en lançant la deuxième maison d’édition Héritage qui est plus généraliste et fait émerger un héritage méconnu de la présence musulmane en France.

N.M : Peut-on parler de ton aventure algérienne, puisque tu as évoqué certains noms qui se rattachent à cela. Je suis d’origine algérienne, mais je ne sais même pas exactement d’où je viens, comme une partie de notre immigration pas forcément honteuse, mais peut-être aussi celle qui se pose le plus de questions. C’est donc avec grand plaisir que je regarde toutes tes vidéos et ce que tu fais là-bas depuis un certain temps, comment tout cela est arrivé ?

T.S : En fait, quand il y a eu le basculement politique en 2015, enfin un peu avant mais 2015, avec les perquisitions, a été le moment le plus important, j’ai commencé à lire beaucoup de livres politiques pour essayer de comprendre un peu la situation, les enjeux et les rouages.

L’ histoire de l’Algérie revenait toujours, à cause du code de l’indigénat, d’une certaine répression là-bas qui parfois ressemble à ce qui se passe ici, toutes proportions gardées, bien sûr.

C’est donc de là que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de l’Algérie, parce que cela revenait régulièrement dans tous les livres universitaires et historiques que je lisais. M’intéressant à l’Algérie, j’ai commencé à découvrir de grandes figures comme Malek Bennabi, justement; ou Ibn Bâdîs, Mohammed Al Bachir Al Ibrahimi, les membres de l’Association des oulémas. J’ai vu que dans un contexte extrêmement difficile, à travers l’éducation, à travers l’accès à la connaissance, ils ont permis de redonner confiance à un peuple qui avait été spolié, à qui on avait nié son identité. Ils ont réussi à le faire renouer avec son identité, renouer avec sa foi et et à créer une telle dynamique, qu’au bout de quelques années, ils avaient un certain nombre d’écoles ouvertes dans tout le pays. Des femmes, qui ne savaient pas lire, avaient désormais accès à l’écriture. Des enfants, à qui l’on apprenait qu’ils descendaient des Gaulois, découvraient qu’ils avaient un héritage extrêmement riche.

Je me suis rendu compte qu’avec la plume, on peut soumettre les canons.

Ces exemples ne sont pas propres à l’Algérie, ils sont universels. Mais ils sont une histoire proche de nous, que nous pouvons mobiliser pour faire réfléchir, conscientiser les musulmans sur l’importance de la connaissance, l’importance d’être fier de son identité, et surtout de participer à l’échelle sociale et locale : ne pas prendre l’islam comme une religion qui se vit seulement à la mosquée, mais qui est aussi civilisationnelle. Montrer que musulman en France, je ne suis pas quelqu’un condamné à rester en retrait, je ne dois pas évoluer en vase clos. Musulman, j’ai quelque chose à dire, moi aussi j’ai le droit d’apporter ma pierre à l’édifice, moi aussi j’ai le droit d’émettre des critiques de certaines choses ou bien d’encourager certaines démarches et, donc, de participer à la vie de la société.

Pour cela, j’ai trouvé que ces exemples-là étaient vraiment riches. De fil en aiguille, j’ai réédité certaines de leurs oeuvres, des biographies et puis j’ai eu la chance de pouvoir aller directement, en Algérie, rencontrer des membres de leur famille comme le fils de Mohammed Al Bachir Ibrahimi, et d’aller visiter leurs lieux de naissance, là où ils ont évolué, et voir encore plus la difficulté, les conditions dans lesquelles ils vivaient. Et si, aujourd’hui, l’Algérie est libre, c’est le fruit de l’effort de ces gens. Cela nourrit l’optimisme et l’espoir pour nous, quand quelquefois on se dit qu’on ne peut rien faire. Si eux, dans des contextes aussi difficiles que les leurs, ont pu faire beaucoup, nous, dans un contexte quand même assez favorable, on peut aussi faire beaucoup, d’autant que nous n’avons pas pour objectif d’entrer en conflit avec l’autre, mais d’être une source d’enrichissement, de participer. A partir de cet exemple positif, maintenant, j’ai une attache avec l’Algérie, de par cet amour pour ces hommes, mais aussi de par cet amour pour le pays, la beauté des lieux, la fraternité et la simplicité des gens qu’on trouve là-bas. Et d’ailleurs, ce qui est frappant quand on va là-bas, c’est que les gens disent : “Nous n’aimons pas les touristes mais nous aimons les invités”. Quand tu vas là-bas et que tu n’es pas du pays, tu es invité et forcément un invité est bien accueilli, on le met à l’aise et c’est vraiment ce qu’on ressent quand on va là-bas.

N.M : Tu as dit un mot. (Evidemment il y a toujours le moment où ces mauvais mots arrivent.) Tu as dit “ perquisitions”. Je pense que les gens, qui nous ont écoutés jusqu’ici, ont entendu parler d’une histoire de savoir, de culture, de construction. Notre histoire n’est pas que celle-là, et justement, par rapport au savoir, je suis arrivée dans toute cette histoire et je te connais  grâce à une maison d’édition, Nawa, qui a été dissoute dans des circonstances ignobles et terribles. Alors, je n’avais pas lu leurs livres à ce moment-là, mais peu importe : cela a été une humiliation formidable et justement une tentative de destruction de tout espoir. Vraiment. Parce que si tu ne peux même plus écrire et si tu ne peux même plus lire de manière autonome, qu’est ce qu’il nous restera ? Tu présentes ici ta librairie de manière très juste, mais elle est présentée par d’autres gens, de manière plus “rock n’roll”, dirons-nous. Il y a ce mot, à ton propos , que j’aime bien dire, comme cela, les choses sont claires et l’on peut repartir du début : dans les médias et sur certains comptes X très influents, tu es appelé “salafiste”, et c’est essentiellement un stigmate. Les gens n’ont pas la moindre idée de ce qui peut être entendu par là .

Certains rajoutent “salafiste fiché S”. Toi, c’est allé jusqu’à avoir un jour dans un article le numéro de ta fiche S, on ne sait pas si c’est classé par ordre alphabétique ou autre.

Mais justement comment es-tu passé de “devenir musulman” à “devenir salafiste” aux yeux de la France et pas dans le bon sens de ce terme ?

T.S : Quand tu le vis, c’est difficile d’arriver à l’analyser, je ne sais pas trop. Mais j’aurais d’autres réflexions, nées en moi en 2015, quand j’ai été perquisitionné. Je me suis dit que si j’ai été perquisitionné, c’est que l’image que je renvoie de moi est celle d’un individu qui peut être dangereux. Si je suis un individu qui peut être dangereux , au-delà de la politique du gouvernement, comment moi je m’exprime en dehors de mon cercle proche ? A ce moment-là, ma vie se limitait à être à ma librairie et à côtoyer des musulmans, ou bien je suis à la maison, ou bien je suis à la mosquée. Donc, je n’ai pas de relations avec le reste de la société. Cela m’a donc fait un déclic, je me suis dit qu’il fallait apprendre à se faire connaître. Si on a pu penser cela de moi, au-delà de la politique gouvernementale, dont on peut parler après, c’est que des personnes non musulmanes, potentiellement, ont peur quand elles me voient. Ou bien elles imaginent de moi des choses qu’une personne me connaissant saurait fausses. Je me suis donc dit qu’il fallait que j’aille de l’avant et à partir de ce moment-là, j’ai commencé à essayer de m’investir plus dans la société, d’aller à la rencontre des gens, de participer ne serait-ce qu’à des rencontres inter-religieuses ou autres. A aller dans la société civile pour dire “ Je suis musulman, je fais partie de la même société que vous, voilà qui je suis, voilà ce que je pense. La librairie est ouverte, venez regarder par vous mêmes qui nous sommes et ce qu’on fait”. Sinon, c’est facile de tomber dans la victimisation, de se dire que personne ne nous aime, qu’on est seulement victime d’une politique d’état, que j’ai été perquisitionné. Oui mais et après ? Je reste comme ça et j’attends la prochaine perquisition ? Ou bien je vais de l’avant ? En fait, l’idée c’est qu’il faut apprendre à se connaître pour savoir qui on est et où on va, il faut apprendre à connaître les gens avec qui on vit pour savoir ce qu’on a en commun et ce qui peut nous lier. Et il faut aussi chercher à se faire connaître : il y a une propagande et beaucoup de désinformation, via les réseaux sociaux, pour stigmatiser les musulmans. Mais nous, va-t-on attendre que les gens viennent vers nous pour dire “Finalement vous êtes bien ou vous n’êtes pas bien ?”. Non, il faut aussi que nous fassions l’effort d’aller vers les autres pour leur dire qui on est et comment nous pensons. Ensuite, que chacun se fasse sa propre idée : les perquisitions c’est démesuré par rapport à ce qu’on est.

Après les perquisitions de 2015, des articles ont été écrits, des livres, dans lesquels on me dépeint d’une manière qui est totalement fausse, mais, pour moi, finalement, ça a été un bien, dans le sens où j’ai réalisé qu’il fallait que j’aille vers l’autre, discuter avec lui et comme cela on va arrêter de me faire dire ce que je ne pense pas ou ce que je ne dis pas. C’est moi qui vais montrer ce que je suis. Ensuite, si les gens continuent à avoir peur et à imaginer que je suis tel ou tel, au moins j’aurais fait le nécessaire.

Voilà l’état d’esprit dans lequel cela m’a mis après. Comment j’ai pu être perçu de cette manière ? Je pense que le monde est tel que : le musulman reste dans son coin ; la personne non musulmane reste dans son coin ; le musulman va dire “Eux ne m’aiment pas” et le non musulman va dire “Eux ne m’aiment pas, ils sont radicalisés”. Et donc, il ya un mur qui ne devrait pas exister, mais aussi des responsabilités des deux côtés, au-delà de la politique d’état qui vient surenchérir derrière. Et si personne des deux côtés ne décide de casser ce mur imaginaire et d’aller vers l’autre, on peut rester comme ça encore des années et des années, ça ne changera pas.

Donc la répression m’a plutôt poussé vers l’ouverture, aller vers les gens pour déconstruire cet imaginaire et pas juste me dire que j’étais une victime de la politique d’état et me replier sur moi-même.

N.M : Justement, moi je suis beaucoup plus sévère que toi, peut-être parce que je rajoute la composante raciale du rapport de la France à nous. Je suis de la partie de l’immigration musulmane qui, toute sa vie, a été avec les autres et je pense très sincèrement que c’est de leur faute à eux et pas de la nôtre. Nous, on fait ce qu’on peut et je crois qu’on a vraiment tout tenté : c’est à dire rester tranquilles dans notre coin, on a tenté de s’intégrer, on a tenté d’être comme eux, on a tenté de leur parler et je pense que c’est à eux aujourd’hui de savoir quels sont leurs désirs, c’est à dire, s’ils veulent ou pas nous reconnaître dans le cadre d’un “nous” partagé (…). Nous, on existera toujours de toute façon. Donc, je te trouve très indulgent et je trouve ça très drôle par rapport à l’image que tu renvoies.

T.S : Pour porter un jugement général, je vais être d’accord avec toi. Mais en tant qu’individu, je constate qu’il y a un problème de communication et de perception. Donc, est-ce que je reste comme cela en disant “C’est de votre faute ?”. Ou alors, à mon niveau, je me dis la chose est telle, ok, mais je ne vais pas tomber dans la chose impossible “Personne ne m’aime, les gens sont islamophobes, je reste dans mon coin” ou la chose facile “C’est bon, je suis musulman, je suis sauvé, je suis dans la vérité”.
Non. Il faut dépasser cela et aller vers l’autre. Il ne faut pas non plus essentialiser les groupes humains. Certes, il y a une situation donnée, mais plein d’individus à l’intérieur qui peuvent être amenés à évoluer. Je pense que toi, avant que tu entres à la librairie, peut-être que tu avais des idées préconçues sur les librairies et que tu te disais “ Je n’entrerai jamais là bas”. Une fois que tu es entrée, tu as finalement vu que ce n’était pas comme tu l’imaginais.

Mais ça n’est possible que si moi, je t’ouvre la porte.

De toi même, tu ne vas pas forcément décider de la franchir. Il y a un moment où la situation est telle qu’elle est, et la situation me rappelle un entretien entre Hassan II et un journaliste sur qui devait faire un pas vers l’autre. Le roi du Maroc lui avait dit “ Moi je parle votre langue, vous ne connaissez pas la mienne. Je connais votre histoire, vous ne connaissez pas la mienne”.

Donc, effectivement, il y a un travail à faire dans la société française pour essayer de comprendre les musulmans, qui sont une réalité sociologique, mais il y a aussi individuellement un travail de présentation de nous-mêmes à effectuer.

N.M : Effectivement je connais le travail que tu fais et ta librairie a été très importante pour moi, parce que je ne serais jamais allée dans une mosquée. C’est à cause, enfin, grâce à Darmanin, sinon je n’aurais jamais même osé aller voir des activistes musulmans. Du coup, Gérald a brisé ma timidité, qu’il en soit à jamais remercié. Mais, je pense que la plupart des gens ne savent pas ce que ça coûte, dans le contexte de l’islamophobie d’état, ce que tu fais, c’est à dire d’aller vers les autres, les non musulmans. Et je voudrais qu’on parle un peu de ce qui s’abat sur vous, justement, quand il n’y a pas de séparatisme et que vous cherchez à le briser. On a parlé de perquisitions, mais ce que vit ta librairie, au quotidien, n’est pas seulement cette forme très violente d’islamophobie d’état. Mais c’est aussi du harcèlement permanent, de la diffamation dans les médias dans lesquels tu es très rarement invité pour répondre. Peux-tu nous expliquer le contexte de ta vie quotidienne, de tout ce que tu traverses en animant une librairie, en la faisant vivre ? Je crois que c’est aussi très important pour des jeunes qui voudraient se lancer dans des projets, qui se disent “ Non ça va pas être possible avec tout ça.”.

T.S : Si je raconte tout ça, ça va décourager tous ceux qui veulent se lancer, du coup.

N.M : Je ne pense pas, parce que tu réussis, tu y es.

T.S : Bon. Perquisitions bien entendu. Contrôles réguliers de ce qu’on appelait avant le GIR, qui regroupe toutes sortes de services, volonté de chercher des prétextes pour pouvoir nous fermer, que ce soit au niveau de la sécurité ou autres, des procès pour rien en permanence.

Lorsqu’on importe de la marchandise de l’étranger, des blocages systématiques, jusqu’à aller analyser les couvertures de livre en laboratoire pour voir si ce n’est pas une matière interdite, fermeture de comptes bancaires.

Il y a tellement de choses que je ne sais même pas ni par où commencer, ni par où finir. Une volonté de différents services de vouloir nous empêcher de fonctionner normalement à tous les niveaux possibles de l’activité. Malgré cela, on a quand même réussi à se développer, on a quand même réussi à avancer. Ce sont donc des difficultés qui sont exagérées par rapport à l’activité, mais bon, maintenant, ça fait partie du jeu et de mon quotidien, on a continué à faire ce qu’on fait, et malgré tout, je pense qu’on va continuer à le faire.

N.M : Concernant le soutien, parce que beaucoup de gens viennent chez toi mais aussi dans d’autres espaces musulmans de ce type là, en pensant que ça fonctionne, que vous êtes des pros et que ça va toujours être là. On le sait, il y a eu ces derniers mois des tentatives de fermeture administratives de librairies, notamment dans les Alpes Maritimes  La loi Séparatisme a de toute façon conduit à la fermeture de nombreux commerces. Tu as, quand même, un public important qui serait dévasté si ta librairie fermait, même temporairement, mais qui peut-être ne sait pas quelle aide il peut apporter, comment on peut soutenir, comment prendre des initiatives pour que ça change, pour que vous vous sentiez moins seuls. Quand on mène des initiatives, celles-là où d’autres, on a une communauté qui pense qu’on s’en sort très bien, mais à des moments, on aurait besoin de soutiens plus vastes.

T.S : Je pense que le soutien, on a en a besoin quand on subit une injustice et que c’est difficile. Sinon, le soutien quotidien, c’est le fait de venir régulièrement nous voir, acheter des livres, partager, participer à la dynamique. Parce qu’en fait, nous, quand on propose un livre, l’idée c’est que la personne le lise et se nourrisse de cela, que ça lui fasse du bien, qu’elle en parle. Ce n’est pas notre projet à nous, c’est un projet qui est, on va dire, pour la société en elle-même. Pour les musulmans, pour qu’ils puissent se nourrir spirituellement, pour les non musulmans, afin qu’ils puissent découvrir une autre facette de l’islam que celle existante dans les médias. Le meilleur soutien, on va dire, c’est de participer à cette dynamique.
Après, le soutien dans les moments difficiles, c’est de ne pas détourner le regard quand quelqu’un vit une difficulté. Je me rappelle, quand j’avais été perquisitionné, il y avait une personne que je voyais à la mosquée tous les matins et qui avait pour habitude de me déposer chez moi quand c’était terminé à la mosquée. Le jour où elle a su que j’étais perquisitionné, elle a tourné la tête et fait comme si elle ne m’avait pas vu, à partir de là, elle partait de son côté et moi je rentrais à pied. Ce sont des petites choses, qui sont anodines, mais c’est dans ces moments-là de la difficulté qu’on a besoin que les gens ne détournent pas le regard. Qu’ils ne viennent pas te soutenir parce qu’ils ne peuvent rien faire, mais au moins qu’ils ne regardent pas à côté. Mais sinon, après, quotidiennement, c’est vraiment le partage du bonheur de pouvoir lire et de pouvoir faire lire, de pouvoir faire découvrir un peu plus le beau contenu qu’il y a dans les livres.

N.M : Je suis désolée de revenir dessus, je sais que c’est un terme clivant, mais aujourd’hui on en est à un stade de bêtise où on voit dans les journaux des titres comme “le salafo-frériste Machin“ ce qui est totalement lunaire. Peut-on revenir sur le terme de “salafi“ et ce qu’il signifie réellement, au départ, par rapport à cette espèce de monstruosité idéologique, psychologique, sémantique, qu’on a construite en France, et puis, peut-être, qu’on revienne sur la loi de 2010, sur le niqab. Quelle est la réalité de ce courant et quelle est la différence avec d’autres dans l’islam ?

T.S : En fait, la difficulté, avec ce terme ou d’autres, c’est que ce sont des fourre-tout. Donc, on ne sait pas réellement à quoi cela renvoie et ça ne correspond pas vraiment à une réalité sur le terrain. Le salafisme en tant que tel, revenir aux prédécesseurs, c’est une chose que tout le monde, enfin tout musulman comprend. C’est à dire que dans son interprétation de la religion, on se fie aux premières générations de l’islam qui ont reçu la Révélation, qui l’ont appliquée et qui sont donc des bons exemples à suivre. Après, cela peut se matérialiser de toutes sortes de manières : il y a eu le salafisme, dans les années 2000, en tant que mouvement réformateur qui appelait les gens à justement dépasser un petit peu certaines innovations et habitudes qui avaient été prises dans les pratiques religieuses pour revenir à quelque chose de plus puritain, on va dire. Mais aujourd’hui, je ne dis pas que cela n’existe plus, mais en tout cas, cela a été dépassé par beaucoup de musulmans.

Beaucoup sont passés par là dans leur retour à l’islam, parce que c’était une manière d’avoir un contact directement avec le texte, de se rapprocher de sa religion, vraiment, dans un contexte où l’on n’avait pas eu d’éducation islamique.

Donc cela a été un moteur, on va dire, idéologique, au départ, pour redonner un dynamisme religieux à beaucoup de personnes.

Mais, arrivés à un certain moment, comme tout courant, il y a un sectarisme qui peut exister, qui fait que, finalement, lorsqu’on pratique la religion, on dépasse ce côté sectaire. On a de la nuance et on voit les choses d’une manière beaucoup plus large. Je dirais qu’à l’heure actuelle, le salafisme tel qu’il a été dans les années 2000, ce dynamisme pour ramener des gens à la religion, n’existe plus vraiment et n’a plus lieu d’être, puisque les musulmans se sont émancipés de tout cela. Si avant il y avait des courants très définis, comme tablighs, frères musulmans, salafis, aujourd’hui non. Il y a des gens qui sont passés par un de ces courants, mais tout le monde s’est un peu retrouvé sur le fait qu’on est musulmans et qu’il s’agissait de voies par lesquelles on est passés pour se construire. Beaucoup de gens l’ont largement dépassé et, maintenant, c’est surtout un fourre-tout pour pouvoir criminaliser des gens ou les accuser de plein de choses qu’on imagine, qui ne sont pas réelles.

N.M : Justement, parlons actualité : ces derniers mois quelque chose de très émouvant et magnifique a lieu, la mobilisation d’une communauté, mais aussi d’êtres humains contre un génocide. Cela a été très difficile, pas seulement à cause de la répression d’état, mais aussi parce que cela se passe comme d’habitude pour notre jeunesse. A chaque fois qu’elle fait quelque chose de noble et de beau, alors qu’elle devrait être félicitée, c’est le contraire, c’est à dire qu’on lui reproche de faire de belles choses. Comment vis-tu ce moment ? D’abord quel est ton rapport à la Palestine, et comment vois-tu les perspectives pour soutenir, tant que faire se peut, même si ce sont plutôt les Palestiniens qui nous soutiennent et l’avenir de ce mouvement dans un moment où le génocide s’intensifie ? En tant qu’éditeur, en tant qu’homme de savoir, comment vois-tu la contribution des intellectuels ?

T.S : Déjà, quand on voit cela, on se sent les mains liées, on est frustré de voir devant nous un peuple se faire détruire, un massacre aux yeux de tous, et personne n’intervient. Forcément, il y a donc la frustration. Après, mon rapport à l’Algérie fait que que je regarde son histoire : l’Algérie a subi la colonisation, des massacres extrêmement importants, c’est à dire ce que subit la Palestine aujourd’hui. Mais aujourd’hui l’Algérie est libre. Il y a donc toujours cet optimisme, ils sont en train de subir et donc nous on doit se mobiliser, chacun à son niveau, chacun par rapport à ce qu’il fait, ce qu’il est capable de faire, ne serait-ce qu’en parlant de la Cause. C’est tellement invisibilisé dans les grands médias qu’il faut absolument en parler, diffuser le maximum d’informations pour que les gens se rendent compte de ce qui est en train de se passer, pour qu’il y ait une prise de conscience générale , même si on n’a pas de possibilité d’action. Mais, il faut toujours rester optimiste, se dire que dans d’autres moments de l’Histoire, car ce génocide là n’est pas le premier et peut-être pas le dernier,  à la fin ce sont toujours les Opprimés qui gagnent.

L’oppresseur a le dessus mais il se tue lui-même. Il massacre des gens mais il se tue humainement. Celui qui perd sur le coup, c’est celui qui meurt. Celui qui perd réellement, c’est celui qui a tué, car il a perdu son humanité en massacrant une population. Et ces gens là, qui sont en train de mourir, on leur espère qu’ils sont au Paradis.

Donc, en tant que croyants, on a un espoir pour eux. Et dans tous les cas, ce qui est construit sur le Mal et l’Oppression ne peut pas durer. La preuve en Algérie, l’Algérie est libre. Demain Gaza sera libre, la Palestine sera libre.
Maintenant, nous à notre niveau, que peut-on faire ? Certes, nous sommes frustrés de ne pouvoir rien faire réellement mais en tant que croyants, nous avons les invocations. Et surtout, ce sont les Palestiniens qui nous donnent une leçon de vie. Malgré tout ce qu’ils subissent, une simple vidéo où on les voit sourire, courageux, les femmes qui continuent d’avoir des enfants, (tout cela) montre qu’eux sont en train d’alimenter la Vie, pendant que les autres créent la mort en tuant, en montrant leur propre mort à eux, c’est à dire la perte de leur humanité.

N.M : On est dans un moment très particulier, même si toi et moi, on le prend relativement bien, on va dire, celui de la dissolution de l’Assemblée Nationale par celui qui a dissous des maisons d’édition, des associations, un peu tout le monde finalement. Car c’est l’essence du macronisme : quand on est soi même le Néant et le vide, on ne peut propager que cela. Malgré tout, dans la communauté, c’est un moment d’intense questionnement, d’intense remise en question sur les rapports avec les autres forces politiques. Je pense que cela aussi c’est voulu, parce que ce n’est pas le RN qui est à la manoeuvre, c’est encore une fois le gouvernement qui voit la force et la confiance qu’ont pris, non seulement les jeunes musulmans et les moins jeunes, mais aussi ceux qui nous ont rejoints. On voit très bien que dans la jeune génération, la question de l’islamophobie, ce n’est pas un sujet, ils et elles l’ont dépassée ensemble, et la conscience de cela a poussé à ce moment où on essaye de nous faire peur et de nous dire que nous ne sommes rien,  que nous n’avons pas d’autre solution que d’aller nous cacher sous une table. Comment prends-tu ce moment et quels sont les conseils que tu pourrais donner en tant que musulman qui a déjà connu d’autres moments qui semblent la catastrophe finale ?

T.S : Je ne sais pas si je pourrais donner des conseils, mais la réflexion que cela m’inspire, c’est qu’à chaque moment politique important, tout le monde se réveille en cherchant une solution. Mais la politique est l’investissement au quotidien qu’on a dans la vie de la Cité, et ce qui est sûr, c’est que beaucoup de musulmans, de par le contexte social et politique, sont en retrait de la vie. Comme ils sont en retrait de la vie, leurs revendications politiques sont souvent uniquement d’avoir une extension de la mosquée pour avoir une salle supplémentaire. Mais où sont-ils quand il faut aller en sortie scolaire, quand il faut participer aux discussions avec les professeurs dans les réunions, quand il faut aller ensemble à la mairie pour telle ou telle lutte, et ainsi de suite ? Là, c’est le moment de se remettre en question, ce n’est pas le fait de voter qui va avoir un impact ou pas. Ce n’est pas cette considération-là qu’il faut avoir, c’est au quotidien, comment je m’investis dans la vie de la Cité pour peser. En tant que citoyen musulman, moi aussi , j’ai quelque chose à dire, j’ai quelque chose à faire. Mais avant d’avoir des droits, on a des devoirs et pour avoir des droits, il faut être à la hauteur de nos devoirs en tant que musulmans.

Nous, en tant que musulmans, on a tendance à toujours être des hommes d’action, on doit être des témoins ET des acteurs. C’est donc le moment de nous poser la question de notre participation à la société en tant que musulmans, à tous les niveaux, à tous les points de vue, chacun par rapport à sa réalité.

A partir du moment où on participe aussi à la vie de la cité, tous les partis politiques auront envie de nous prendre en compte. Mais si notre participation se limite à se mobiliser de temps en temps pour appeler à voter de tel côté ou de tel autre côté, on sert juste de tremplin pour une personne qui, après, aura une politique dans laquelle nous ne compterons pas. Et nous ne compterons pas parce que les portes étaient fermées, mais aussi parce que nous n’avons pas cherché à les ouvrir et à participer. Mon conseil est donc peut-être celui-là : nous devons être des acteurs de la société er ne pas rester en retrait en imaginant que les autres ne nous aiment pas ou que nous sommes incapables de faire quoi que ce soit. A tous les niveaux, chacun a quelque chose à faire.

N.M : Ce qui a structuré ma vie dans la cité (sans majuscule) quand j’étais une gamine pauvre, ça a été la bibliothèque municipale , puisque j’ai grandi dans une banlieue rouge où il y avait encore un vague reste d’une utopie qui est très ancienne. Ce vague reste était une bibliothèque vraiment fournie, j’ai été très étonnée quand je suis venue ensuite à Paris ou dans des villes de droite, je me suis rendu compte que ma bibliothèque était mieux que celles de villes riches . Aujourd’hui, malgré tout, le lien entre la classe et la religion musulmane est très fort : même si une génération a pu émerger et faire partie des classes moyennes supérieures, nous sommes, pour la plupart, assez pauvres. Or, l’accès aux livres est souvent la dernière chose qui nous vient à l’esprit, en plus il y a la facilité internet, les vidéos qui ne sont évidemment pas la même chose. Qu’est ce que tu conçois, par rapport à l’exemple d’autres pays, est-ce que tu penses à un modèle de bibliothèques qui pourraient être ouvertes à tous ?

T.S : Justement, ce que j’ai remarqué, c’est que depuis un certain temps, beaucoup de mosquées ouvrent des bibliothèques. On peut donner l’exemple de la mosquée de Créteil ou de celle de Gennevilliers. De grandes mosquées ont pris cette problématique en main et mettent maintenant à disposition des fidèles, et même des personnes extérieures à la mosquée qui voudraient venir, soit de venir lire sur place (certaines bibliothèques ne sont pas dans la mosquée mais proches de la mosquée pour les personnes qui n’ont pas l’habitude de fréquenter la mosquée et ne seront pas forcément gênées de devoir entrer, à Créteil il y a beaucoup d’étudiants qui y viennent), soit la possibilité d’emprunter des livres. Donc, cet accès est en train de se mettre en place. Les bibliothèques privées n’existent pas encore, mais, au vu de ma maturité actuelle, cela devrait arriver rapidement. Surtout, ce que j’ai remarqué, c’est qu’il y a de plus en plus de groupes de lecture. Beaucoup de personnes qui aiment lire sont conscientes que les gens en face n’aiment pas lire ou n’ont pas forcément l’habitude, veulent créer un engouement, et, soit à travers des mosquées, soit à travers des associations ou même des groupes informels mettent en place des groupes de lecture. Cela permet à des personnes qui n’auraient pas accès aux livres, pour des raisons financières, ou soit parce qu’elles n’ont même pas l’idée de lire, d’avoir des livres accessibles dans un groupe qui se réunit régulièrement. Sur une année, cela peut être la lecture d’une dizaine de livres.

N.M : Question finale, nous sommes nombreux et nombreuses à ne pas dormir la nuit au regard de la situation politique, que peut on lire pour se changer les idées et garder l’espoir, disons trois livres.

T.S : Le premier livre, je dirais le Quran. S’il y a un livre qui peut donner espoir, c’est le Quran, puisqu’il nous relate les histoires des peuples qui nous ont précédés et, à travers leurs exemples, on a aussi des leçons à tirer pour nous-mêmes. Et Je pense notamment à l’histoire de Pharaon et de Moîse qui revient régulièrement dans le Quran. Qui nous parle de Dieu et de nous-mêmes. Je pense qu’il n’y a pas meilleur livre, surtout la nuit, si on veut avoir de l’espoir.

Et le Quran ne s’adresse pas qu’aux musulmans, c’est un livre qui est une Miséricorde pour tous les êtres humains en général. Même une personne qui n’est pas musulmane peut chercher dans le Coran une réponse à ses questions existentielles et à ses réflexions.

Ensuite, parmi les autres livres qui peuvent être intéressants, je dirais, de manière générale, les livres de Malek Bennabi, sans donner un titre particulier. Mais pour moi, c’est un penseur extraordinaire car il essaie d’expliquer aux personnes musulmanes comment rendre leur religion efficace, comment sortir de l’entre-soi, du retrait de la vie, pour aller vers l’autre, redynamiser les liens sociaux, et permettre à l’islam de reprendre sa dimension civilisationnelle. Et c’est quand même quelque chose qui nous manque pour être acteurs dans la société. Je pense que ses livres sont indispensables pour débloquer cela.

Et enfin, toujours pas de titre en particulier mais les livres du professeur Muhammad Hamidullah, un savant qui a vécu en France une vingtaine d’années, qui a écrit de nombreux livres, et, en l’occurence, une biographie du Prophète qu’il a offert en cadeau à la France. Lui était apatride, il venait d’une région annexée par l’Inde, il a refusé de reconnaître cette annexion, il s’est retrouvé apatride et il a vécu vingt ans en France. Au bout d’un moment, il s’est dit que les français ne connaissaient pas le Prophète, alors que le Prophète était l’homme qu’il aimait le plus, que les français l’avaient accueilli et que lui, n’ayant pas de père, allait leur offrir le fruit d’années de recherches : une biographie du Prophte adressée en cadeau à la France.

 

06.11.2024 à 15:23

Kamel Daoud: un Goncourt parfait sous le sapin de Beauvau

Nadia Meziane

Houris commence la nuit . Vers 5h du matin, résonne l’appel à la prière. Daoud écrit “ La grosse voix appelle à prier Dieu et crie fort pour secouer les dormeurs. C’est une langue d’exhortations et de menaces . Après son appel , les hommes vont se réveiller, roter tituber et se laver avec de l’eau froide, d’abord les parties intimes , ensuite les bras et la tête. Ils s’en iront , somnolents vers Dieu qui ne dort jamais”. En Kamel Daoud, certains voient un “arabe de service”. Il est vrai que cette scène peut apparaître comme le plagiat ridicule de la scène d’OSS 117, le Caire Nid d’Espions où Jean Dujardin fait taire le muezzin. La scène inaugurale de Houris peut laisser gênée devant cet Algérien qui recycle sérieusement une scène censée être comique  où un acteur français surjoue l’imbécile de colon raciste. Chacun est libre de servir ses idées, les arabes comme les autres cependant, et l’on peut voir   plutôt en Kamel Daoud l’archétype de l’Homme Inquiétant. Celui qui méprise les femmes de sa race. Mais finement, en ayant l’air féministe, ce qui accentue le danger. On pardonnera le mot “ race” qui ne doit plus être dit dans la France d’extrême droite, où la langue doit absolument évacuer le réel de la brutalité raciste. Mais dans dans ce passage , dès le premier chapitre , la langue, le corps des hommes sont attaqués en même temps que leur Foi. Quant à nous,  nous sommes réduites au silence…
Texte intégral (2085 mots)

Houris commence la nuit . Vers 5h du matin, résonne l’appel à la prière. Daoud écrit “ La grosse voix appelle à prier Dieu et crie fort pour secouer les dormeurs. C’est une langue d’exhortations et de menaces . Après son appel , les hommes vont se réveiller, roter tituber et se laver avec de l’eau froide, d’abord les parties intimes , ensuite les bras et la tête. Ils s’en iront , somnolents vers Dieu qui ne dort jamais”.

En Kamel Daoud, certains voient un “arabe de service”. Il est vrai que cette scène peut apparaître comme le plagiat ridicule de la scène d’OSS 117, le Caire Nid d’Espions où Jean Dujardin fait taire le muezzin. La scène inaugurale de Houris peut laisser gênée devant cet Algérien qui recycle sérieusement une scène censée être comique  où un acteur français surjoue l’imbécile de colon raciste.

Chacun est libre de servir ses idées, les arabes comme les autres cependant, et l’on peut voir   plutôt en Kamel Daoud l’archétype de l’Homme Inquiétant. Celui qui méprise les femmes de sa race. Mais finement, en ayant l’air féministe, ce qui accentue le danger. On pardonnera le mot “ race” qui ne doit plus être dit dans la France d’extrême droite, où la langue doit absolument évacuer le réel de la brutalité raciste. Mais dans dans ce passage , dès le premier chapitre , la langue, le corps des hommes sont attaqués en même temps que leur Foi.

Quant à nous,  nous sommes réduites au silence par la voix volée d’une femme fictive. Nous,  femmes de la même race et de la même Foi que les hommes qui prient: inférieures, le Goncourt nous le dit officiellement. Nos frères, nos pères sont  ces infirmes névrosés et dangereux, “titubants“, somnolents”, au corps et à l’esprit malade, dont la seule voix est une menace de primitifs barbares. Des barbares qui se lavent de surcroit, alors que le barbare doit être sale. L’eau, précieuse est réservée aux hommes des contrées civilisées, à eux seuls, la douche est autorisée plusieurs fois par jour. Chez le musulman, le soin du corps traduit la dangereuse obsession de la pureté, évidemment.

Daoud écrit pour la  France, pas pour l’Algérie. Ce propos inaugural est tenu dans une sphère culturelle précise. Celle où ses thuriféraires d’extrême droite ne cessent de publier des photos d’hommes en prière, avec un appel à les éradiquer de l’espace public. Daoud déguisé en Algérienne ajoute à ces discours ce que le fasciste français n’ose pas toujours dire. Les nôtres doivent cesser de prier et d’exister tout court. Même au cœur de la nuit, même en Algérie, ils sont intolérables.

Les vrais Hommes, les Humains passent leurs nuits autrement. A dévorer de jolies femmes.

Dans “Le Peintre dévorant la Femme“, Kamel Daoud se mettait dans la peau d’un “ djihadiste” qui  regarde horrifié des toiles  représentant notamment des corps de femmes, avant de les détruire. Le “djihadiste” fantasmé par Daoud est l’homme empêché et frustré avant toute chose. L’homme empêché de prendre du plaisir, l’homme empêché de vivre ses désirs pleinement, de laisser agir le pouvoir masculin de s’approprier  le corps des femmes. Pour Kamel Daoud ,le “djihadiste” est bien sûr  l’homme musulman en général et un impuissant volontaire . Il pourrait toucher, séduire soumettre toutes les femmes, en faire des objets de plaisir, mais son Dieu lui impose une morale. La morale c’est le danger, la faiblesse qui conduit à la frustration, laquelle explose ensuite forcément dans la destruction du meilleur des Mondes : l’Occident, qui,  pour Daoud est ce Paradis absolu des Puissants, Empire du Dérèglement des Sens,  où l’on s’arroge le droit de jouir des Autres  sans entraves.

Droit exclusif des Seigneurs coloniaux cependant. C’est pourquoi on ne peut séparer l’Homme de l’Artiste en lisant Houris. Le Kamel Daoud qui en 2016, à l’occasion des agressions sexuelles et des viols survenus à Cologne le soir du Nouvel An, commit une charge violente contre les hommes musulmans immigrés, tous des violeurs à expulser est le même que l’écrivain qui reproche aux hommes musulmans de ne pas consommer des femmes à leur bon plaisir.

Daoud a cette intuition lucide, pour qu’un Arabe puisse profiter des droits du Seigneur blanc, il faut, impérativement, qu’il soit seul en lice. Le monde entier ne peut pas être blanc, il faut qu’il y ait, entravées et décriées des masses qui ne le soient pas. Si tous les hommes arabes et musulmans sont Kamel Daoud, alors Kamel Daoud, exception choyée par la France, ne peut exister.

Il faut donc construire un imaginaire qui suscite la peur et la répulsion. Un imaginaire où il y a Kamel, l’homme qui dévore les femmes nues en masse au Musée, seulement au Musée. Et puis tous les autres frères de Kamel, qui entravés par une morale perverse, prisonniers de leurs fantasmes inavoués laissent exploser leur bestialité et leur frustration dès lors qu’ils sont laissés libres. Daoud sera l’Un d’Hortefeux, prêt à aider à contenir et à réprimer tous les Autres.

Et nous les femmes de la même race que les démons à la langue menaçante ? Suppôts du Diable, c’est à dire musulmanes. Ou alors damnées de toutes façon, atrocement malheureuses et propriété muette de Kamel Daoud. Faire valoir toujours sanglantes.

Le privilège de l’homme arabe qui hait les musulmans est grand: dans cette France où la Parole des Femmes es censée être sacrée, Kamel Daoud remporte le Goncourt en l’usurpant paisiblement, et avec un sadisme à peine voilé.

D’entrée le malheur de l’héroïne est insoutenable. Pas seulement  à cause de la cicatrice sur son cou. Mais parce qu’elle est enceinte, qu’elle pense à avorter, et qu’elle le crie intérieurement en parlant à sa future petite fille, en disant ces mots “ Je vais te couper la tête”. Maudite, condamnée à la reproduction du Geste Barbare censé définir  l’Homme musulman. Sous les applaudissements des femmes islamophobes, ces progressistes, Daoud s’arroge le droit à l’humiliation voyeuriste du colon . Si un écrivain musulman décrivait une IVG dans ces termes, toutes les rombières qui vont encenser le Goncourt exigeraient son expulsion du territoire français.

Daoud écrit bien, il a du style, un style très 19ème, c’est à dire le contraire de ces modes post-modernes actuelles. Le vocabulaire est soutenu, les phrases ont une syntaxe classique et élégante, et on lui reconnaîtra le talent, celui de parvenir à blesser jusqu’à l’intime la femme  qui lit. Daoud réussit à susciter les images, celle de la pauvre jeune fille enceinte qui songe seule à assassiner la petite à qui elle parle, folle délirante dans cette métropole affreuse et puante, Oran, où des milliers de moutons qui étaient libres vont mourir, pour une fête qui sent le sang, au milieu de barbares qui “ jacassent” et “exhortent”. C’est à ce moment qu’on jette le livre, salie, avec l’envie de vomir, en se disant chapeau l’Artiste. Mais stop, aucune raison de s’infliger volontairement un roman d’extrême droite de plus.

Il fallait en effet Kamel Daoud pour réussir à incarner  une Brigitte Bardot convaincante et troublante. Pour réussir à toucher même dix secondes une lectrice avertie avec le poncif éculé des égorgeurs sauvages de moutons, opposés sans doute aux égorgeurs civilisés de cochons . Le cochon n’a pas d’âme, le mouton si. Il fallait Kamel Daoud pour nous tromper un instant, et ne pas apparaitre de suite comme comme vendeur de sornettes islamophobes racoleuses et vulgaires, serveur d’ une soupe où tous les sangs se mélangent, celui d’un bébé pas encore né, celui d’une petite fille égorgée, celui des moutons.

Tous les sangs, indifféremment pour accuser un seul coupable d’avance , l’homme musulman.

Houris est un roman historique parait il . On s’autorisera à le trouver révisionniste, ou tout simplement suprémaciste, c’est à dire écrit au nom de ceux qui s’arrogent le droit de fixer la date du début de l’Histoire. Chez Daoud,  la “décennie noire”, terme consacré, ne commence pas, surtout pas, le jour où un parti musulman gagne démocratiquement les élections puis se voit refuser cette victoire par la violence, la répression et le sang. Quand la violence  politique est soutenue par l’Occident, elle s’appelle défense de la démocratie.

On aura aussi cette paranoïa impardonnable,  lire Houris comme une tentative d’humiliation psychologique des femmes musulmanes. Faite par un littérateur un peu lâche qui choisit de voler la voix d’une Muette qui ne pourra pas protester . Daoud est coutumier du fait, il y a quelques semaines encore, il nous offrait une tribune de “soutien” aux Afghanes, des Muettes aussi. Dans quelques jours, remis des célébrations post Goncourt, il nous écrira sans nul doute la lettre imaginaire d’une jeune Iranienne qui ne voudrait rien tant que venir en Occident et devenir mannequin pour une marque de sous-vêtements, et être retweetée par Donald Trump très certainement.

Dieu merci, Daoud l’Homme  peut nous écraser avec ses amis islamophobes, dans une France où seuls les fanatiques laïques ont le droit de raconter leur histoire de l’Algérie, mais il n’écrira pas à notre place, au moins nous sera épargné l’usurpation dont il est coutumier pour d’autres.

Jamais il n’écrira nos nuits à penser aux femmes palestiniennes brûlés vivess dans un camp de réfugiés. Jamais il n’écrira sur la douleur et l’humiliation des musulmanes dont les frères ont été violés dans les Guantanamo israéliens ou dans le Guantanamo originel. Jamais il n’écrira notre peur de certaines femmes puissantes et libres de leurs désirs. Pas les icônes languissantes et offertes des musées. Celles qui ont conquis le droit de marcher sur le corps des hommes à Abou Ghraib , et celui d’être interrogatrices de la CIA à Bagram et de droguer des hommes musulmans pour les humilier ensuite. Celui des fières amazones de Tsahal, posant rigolardes comme des soudards au milieu des ruines et des pierres qui recouvrent les cadavres des enfants.

Kamel Daoud  n’est pas un arabe de service, plutôt  le Maître d’Hôtel de Shining puissant parce que lucide sur ce qu’il sert et sachant en tirer profit. “Houris” est le roman du féminisme déhistoricisant et donc colonial absolument. Le Goncourt lui a été offert le lendemain de l’anniversaire du déclenchement de l’insurrection algérienne. Et le jour où les réseaux ont été inondés de l’image d’une jeune fille iranienne déshabillée, Muette absolument à qui des dizaines de milliers d’islamophobes français ont donné une Voix, la leur . Pour cracher sur les musulmanes.

Nous qui avons ce tort insupportable pour la France. Sortir des tableaux, nous rhabiller, quitter ces musées où nos images piégées cohabitent avec celle des caricatures de nos frères, Sarrazins au sabre sanguinolent, condamnés à mort d’avance par des littérateurs pour table de chevet de Ministres de l’Intérieur, dans la même pile que le dernier livret de SOS Chrétiens d’Orient. Nous qui préférons l’appel à la prière à l’appel à la croisade, fusse-t-il lancé par un homme élégant et dissimulateur, qui sait à merveille imiter la voix des innocentes.

31.10.2024 à 09:57

Arrestation d’Abdourahmane Ridouane: triple peine pour les militants étrangers

Lignes de Crêtes

Abdourahmane Ridouane, président de la mosquée de Pessac, est désormais inculpé pour apologie du terrorisme. Il a été mis en garde à vue pour cette raison. Il a été initialement interpelé en août. Son titre de séjour ne lui avait pas été renouvelé, malgré des décennies de présence sur le territoire français. Son domicile a été perquisitionné. Première peine pour avoir osé prendre la défense du peuple palestinien. Depuis le mois d’août, il était en rétention administrative. Il n’y a guère de différence entre la prison et la rétention, si ce n’est que la seconde a lieu sans condamnation pénale. Abdourahmane Ridouane était privé de sa liberté d’aller et venir, il n’avait pas le droit à internet et donc de se défendre face aux accusations politiques portées contre lui dans les médias et sur les réseaux. Sciemment, il a été enfermé dans un centre de rétention à des centaines de kilomètres de chez lui : il a donc été privé des visites régulières de son épouse et de ses proches. Double peine parce qu’il est immigré. Alors que le délai légal de rétention allait se terminer, il a été transféré ce 30 octobre au commissariat et placé en garde à vue pour “ apologie du terrorisme”. Triple peine, après avoir utilisé toutes les possibilités offertes par la législation contre les immigrés. Militants et militantes des droits humains, musulmans ou non, nous sommes solidaires d’Abdourahmane Ridouane et de l’intégralité de ses propos publics, que nous partageons sans exception ni aucune réserve.…
Texte intégral (826 mots)

Abdourahmane Ridouane, président de la mosquée de Pessac, est désormais inculpé pour apologie du terrorisme. Il a été mis en garde à vue pour cette raison.

Il a été initialement interpelé en août. Son titre de séjour ne lui avait pas été renouvelé, malgré des décennies de présence sur le territoire français. Son domicile a été perquisitionné. Première peine pour avoir osé prendre la défense du peuple palestinien.

Depuis le mois d’août, il était en rétention administrative. Il n’y a guère de différence entre la prison et la rétention, si ce n’est que la seconde a lieu sans condamnation pénale. Abdourahmane Ridouane était privé de sa liberté d’aller et venir, il n’avait pas le droit à internet et donc de se défendre face aux accusations politiques portées contre lui dans les médias et sur les réseaux. Sciemment, il a été enfermé dans un centre de rétention à des centaines de kilomètres de chez lui : il a donc été privé des visites régulières de son épouse et de ses proches. Double peine parce qu’il est immigré.

Alors que le délai légal de rétention allait se terminer, il a été transféré ce 30 octobre au commissariat et placé en garde à vue pour “ apologie du terrorisme”. Triple peine, après avoir utilisé toutes les possibilités offertes par la législation contre les immigrés.

Militants et militantes des droits humains, musulmans ou non, nous sommes solidaires d’Abdourahmane Ridouane et de l’intégralité de ses propos publics, que nous partageons sans exception ni aucune réserve. Le délit d'”apologie du terrorisme” est un délit politique, une infraction aux contours suffisamment flous pour que son application dépende uniquement du pouvoir en place et de ses choix diplomatiques.

Aujourd’hui, on peut être un admirateur de Netanyahu, le mettre en photo de profil, l’applaudir lorsqu’il massacre des civils quotidiennement. Ce n’est pas de l’apologie du terrorisme.

La terreur en Palestine, même celle des enfants, n’est pas considérée comme un sentiment venant d’êtres suffisamment humains pour être des victimes de “terrorisme”.

Les dirigeants palestiniens peuvent être exécutés sans procès par Israel, dans le cadre d’opérations extérieures en pays étranger, et en tuant des civils au passage, sans que ce soit considéré comme un attentat. Et l’on devrait se taire lorsqu’ils sont assassinés au mépris de toutes les règles du droit international ? À combien de dirigeants de pays musulmans cette règle va-t-elle être étendue dans l’avenir, en cette période de guerre généralisée ?

Militantes et militants contre la politique raciste en matière d’immigration, nous ne sommes pas dupes de l’utilisation spécifique de l’internement administratif des étrangers pour punir toutes celles et ceux qui n’ont pas la nationalité française et museler les immigrés. Abdourahmane Ridouane vient de purger presque trois mois d’une peine de prison qui ne dit pas son nom, simplement pour avoir exprimé une opinion. Ce qui est en jeu aujourd’hui, au-delà de son cas personnel, comme cela l’a été pour de nombreux imams expulsés dans l’indifférence, ce sont les libertés civiles accordées en France, indépendamment de la nationalité française.

Le gouvernement français applique désormais le principe de la préférence nationale aux libertés fondamentales, la liberté d’expression, la liberté de conscience, la liberté de culte.

Militants et militantes contre l’islamophobie, nous constatons que la triple peine pour Abdourahmane Ridouane existe parce qu’il est musulman et président de mosquée : une mosquée que le gouvernement a tenté en vain de fermer en 2022. Mauvais perdant devant la justice de son pays, Darmanin s’est acharné sur Abdourahamne Ridouane faute d’avoir pu détruire la mosquée dont il était président ? Qu’à cela ne tienne, Retailleau prend le relais.

Nous ne pouvons empêcher la souffrance infligée à un homme musulman et sa famille. Pas plus pour Abdourahmane Ridouane que pour d’autres dont les droits sont bafoués et les vies détruites actuellement. Mais chacun a le devoir de dire la vérité face à un pouvoir tyrannique :  le gouvernement français se couvre de honte et met en Lumières le courage de ceux qu’il veut détruire.

Involontairement, en punissant la générosité, la dignité et le combat exemplaire contre un génocide, il indique le sentier à suivre, celui de la Justice universelle.

28.10.2024 à 12:25

Procès d’Elias d’Imzalene : au cœur des débats, la liberté d’expression contre un génocide en cours.

Lignes de Crêtes

Ces femmes qui s’avancent En tenant au bout de leurs bras Ces enfants qui lancent Des pierres vers les soldats C’est perdu d’avance Les cailloux sur des casques lourds Tout ça pour des billets retour D’amour, d’amour, d’amour, d’amour.. Tout le monde y pense Francis Cabrel 1989 A-t-on encore le droit en France de critiquer la politique étrangère de son pays, lorsqu’elle a trait au soutien diplomatique à un état dont les dirigeants sont mis en cause par la communauté internationale pour crimes contre l’humanité ? La question a été posée à la 17ème chambre du tribunal correctionnel de Paris, ce 23 octobre, à l’occasion du procès d’Elias d’Imzalene, jugé pour avoir fait ce que la plupart  des acteurs et actrices de la lutte pour les droits humains font depuis des mois, appeler à l’insurrection des consciences et à la mobilisation contre les massacres en Palestine, lors d’un rassemblement pour la Palestine, souvent en utilisant le mot arabe “Intifada”. Voilà pour les faits. Elias d’Imzalene étant musulman visible, la dramaturgie politique partisane a pris le pas sur le réel depuis plus d’un mois. Plusieurs dizaines d’articles de presse répétitifs ont visé le « fiché S » tout de suite après le rassemblement incriminé, souvent fondés  sur des dénonciations venues de polémistes de Reconquête ou des cercles favorables à la stratégie israélienne. Le ministère de l’Intérieur a cru utile de réagir aux demandes de l’extrême droite, particulièrement déchaînée sur X, en annonçant des poursuites pour des délits passibles de 15 ans…
Texte intégral (3382 mots)

Ces femmes qui s’avancent
En tenant au bout de leurs bras
Ces enfants qui lancent
Des pierres vers les soldats
C’est perdu d’avance
Les cailloux sur des casques lourds
Tout ça pour des billets retour
D’amour, d’amour, d’amour, d’amour..
Tout le monde y pense
Francis Cabrel 1989

A-t-on encore le droit en France de critiquer la politique étrangère de son pays, lorsqu’elle a trait au soutien diplomatique à un état dont les dirigeants sont mis en cause par la communauté internationale pour crimes contre l’humanité ?
La question a été posée à la 17ème chambre du tribunal correctionnel de Paris, ce 23 octobre, à l’occasion du procès d’Elias d’Imzalene, jugé pour avoir fait ce que la plupart  des acteurs et actrices de la lutte pour les droits humains font depuis des mois, appeler à l’insurrection des consciences et à la mobilisation contre les massacres en Palestine, lors d’un rassemblement pour la Palestine, souvent en utilisant le mot arabe “Intifada”. Voilà pour les faits.

Elias d’Imzalene étant musulman visible, la dramaturgie politique partisane a pris le pas sur le réel depuis plus d’un mois. Plusieurs dizaines d’articles de presse répétitifs ont visé le « fiché S » tout de suite après le rassemblement incriminé, souvent fondés  sur des dénonciations venues de polémistes de Reconquête ou des cercles favorables à la stratégie israélienne. Le ministère de l’Intérieur a cru utile de réagir aux demandes de l’extrême droite, particulièrement déchaînée sur X, en annonçant des poursuites pour des délits passibles de 15 ans de prison. Finalement, malgré le déplacement du procureur en personne lors de sa garde à vue, pratique fort rare en la matière, Elias d’Imzalene en est ressorti avec une convocation pour simple délit de presse.

Pourtant, les apparences lors de l’audience donnaient l’impression d’assister au choix :
* à un procès en assises pour des actes de terrorisme ;
* ou au jugement d’un néo-nazi négationniste qui aurait appelé à brûler des synagogues dans une manifestation, laquelle aurait ensuite dégénéré en expédition punitive contre des commerces juifs.

Rien de tout cela n’était survenu après les propos d’Elias d’Imazalene, le rassemblement incriminé s’étant terminé comme il avait commencé, dans le calme.

Au père de famille mis en cause à la barre et interrogé pendant plus de trois  heures de suite par les parties civiles et le procureur, on a pourtant imputé la responsabilité morale et collective, en vrac : de l’attentat contre Charlie Hebdo, de la mort de Samuel Paty, de celles de soldats israéliens survenues il y a des années en Palestine, de l’ensemble des actes antisémites commis en France depuis octobre dernier, rien que ça.

De manière plus surprenante encore, un des avocats des parties civiles lui a opposé l’incendie d’une synagogue à Créteil en 2003. Vérification faite, car la mémoire précise des actes antisémites importe, il s’agissait d’un départ de feu dans le local technique de la  synagogue de Cachan, que l’avocat a sans doute mêlé à celui d’une classe de l’école juive Ozar Hatorah de Créteil, survenue la même année. Aucune mention de lien avec un auteur musulman n’a été faite par la presse à l’époque, et le rabbin de la synagogue avait lui-même évoqué un acte isolé qui contrastait avec le quotidien des fidèles et du lieu de culte dans sa ville.

Pourtant, aucune mention des Juifs ne figurait dans les propos reprochés à Elias d’Imzalene. Mais la longue barbe de l’accusé, sa foi non cachée jouait a en sa défaveur absolue, comme dans d’autres procès de ce type. Il était difficile de ne pas songer à l’audience d’Abdourahmane Ridouane au Conseil d’Etat  : le président de la mosquée de Pessac y contestait la mesure d’expulsion prise à son encontre, et, dans les débats, il avait notamment évoqué sa condamnation publique et immédiate des évènements du 7 octobre 2023. Il avait aussi longuement parlé des raisons de son engagement dans la lutte contre tous les génocides, en évoquant le choc et la réflexion induites par le visionnage de Shoah, de Claude Lanzmann dans le cadre de sa scolarité au Niger. Le Ministère de l’Intérieur lui avait opposé le « double discours » censé être la marque de la Bête chez les « islamistes ».

Au bout de deux heures d’audience et devant les discours contre Elias d’Imzalene, d’une mauvaise foi palpable, on avait presque envie de lui demander de se taire et de ne pas perdre son énergie devant des procédés similaires, déployés par au moins six avocats en sus du Ministère Public, puisque certaines parties civiles en avaient deux.

On entendit ainsi  à maintes reprises répéter qu’Elias d’Imzalene était antisémite parce qu’il travaillait avec des organisations juives.

Qu’il l’était d’autant plus car des personnes juives étaient venues témoigner pour lui et que de surcroît elles arboraient EXPRES une kippa en manifestation. Pire, l’”influenceur”, comme certains le dénomment dans la presse, avait commis un acte irréparable : oser se rendre au Mémorial pour les insurgés du ghetto de Varsovie à l’occasion d’un déplacement à l’OSCE en Pologne. Se recueillir dans un lieu de mémoire de la Shoah, s’interroger publiquement sur les raisons pour lesquelles il était aussi petit, pourquoi les traces physiques de l’évènement avaient été recouvertes par des parkings, tout cela était intolérable et d’une duplicité antisémite inouïe. Quant au fait de rapprocher les victimes d’un crime contre l’humanité en Pologne et celles de victimes incontestables de l’escalade génocidaire de l’extrême droite israélienne, cela relevait de l’appel à la violence antisémite. En effet, pour les parties civiles, l’insurrection du ghetto de Varsovie étant une insurrection juive armée, cela prouvait bien qu’Elias d’Imzalene pensait à tuer des Juifs lorsqu’il disait « intifada ».

On avait donc envie de demander à l’accusé d’accepter la sentence pour le bien commun et d’abréger par son silence cet exposé de dangereuses sottises. En effet, l’audience avait lieu dans une salle remplie notamment de jeunes, musulmans et/ou de gauche, engagés dans le combat pour les droits humains. L’engagement mémoriel d’Elias d’Imzalene, l’ “influenceur” selon ses adversaires, est évidemment une chance pour la lutte contre l’antisémitisme, si l’on considère que pour être efficace, elle doive intéresser de manière large dans la population française. Malheureusement, toute personne profane sur ce sujet pouvait en tirer une seule conclusion en ayant assisté à cette audience : qui ne soutenait pas le gouvernement israélien, et était en plus musulman, serait de toute façon qualifié d’antisémite et de surcroit d’hypocrite et de lâche calculateur s’il s’avisait de s’en mêler. Catastrophique pour la suite, évidemment.

Mais assez symptomatique de la dérive inquiétante de certaines forces politiques, de la fuite en avant des soutiens  les plus fervents de l’état israélien qui, en un an, en sont venus non seulement à intenter des procès à toutes les forces qui de près ou de loin se battent pour le cessez le feu à Gaza, mais aussi à déclarer antisémites et héritiers des nazis, non seulement des musulmans, mais aussi des militants juifs, mais aussi des membres de la communauté internationale, des rapporteuses spéciales de l’ONU , des intellectuels et des artistes, le gouvernement de l’Afrique du Sud, et même parfois Emmanuel Macron, lorsqu’il lui vient à l’idée de condamner un bombardement sur cent.

Cette dérive politique a des raisons objectives qui apparaissaient à qui voulait bien se renseigner après l’audience sur les parties civiles présentes et leurs positionnement au lieu de lire des articles sans intérêt confinant au gênant, par exemple lorsque Marianne ou Franc Tireur insistent sur le fait qu’Elias d’Imzalene est un homme intelligent et cultivé ce qui aggraverait sa dangerosité. Faut-il que les hommes musulmans soient ignares et stupides pour trouver grâce aux yeux de certains « patriotes » français ?

Tout militant de longue date était ainsi surpris par l’apparition d’une association inconnue au bataillon antiraciste : « Lutte pour l’égalité de l’antiracisme ». Le site internet de l’association ne mentionne aucune activité précise et indique que seul un don de 500 euros ou plus peut permettre de rencontrer son président, Laurent de Béchade. Pour les curieux au compte en banque dégarni, une simple recherche sur Google permet de savoir que l’association s’appelait « Organisation de lutte contre le racisme anti-blancs » il y a encore peu de temps, et que Laurent de Béchade retweetait, par exemple, sur le risque du « White Génocide », théorie suprémaciste blanche anglo-saxonne, fondée sur un récit négationniste et antisémite selon lequel les Juifs manipulent les races inférieures pour coloniser l’Occident et provoquer sa décadence et sa chute. (1)

De même, les positions de l’Observatoire Juif de France ont de quoi étonner les acteurs sincères de la lutte contre l’antisémitisme : lors de l’élection de Netanyahu, cette organisation avait par exemple produit un communiqué de presse pour exiger des journalistes qu’ils cessent de qualifier le gouvernement israélien d’ “extrême droite” (2). On trouve aussi sur leur site la tribune d’un père de soldat israélien qui s’insurge que les familles des otages du Hamas se mobilisent et s’expriment contre Benjamin Netanyahu, ce qui constituerait une trahison grave contre Israël  (3). Dès octobre, l’Observatoire s’exprimait à l’impératif sur sa page Facebook pour intimer l’ordre aux personnes juives françaises d’”arrêter la politique”, de cesser toute critique de l’état d’Israel et de se ranger derrière son gouvernement. Sinon ?

Un début de réponse a été donné pendant l’audience, ou des témoins individuels d’Elias d’Imzalene ont été injuriés comme « juifs de service » ( sic) par l’avocat de l’OJF.

On regrette évidemment que la LICRA se soit associée à l’extrême droite française et à des associations pour qui le périmètre de l’antisémitisme commence à toute position critique de Benjamin Netanyahu. Un nom ça se porte dignement et quand on a hérité de celui d’une organisation fondée en 1926 pour soutenir un  homme Juif qui avait abattu un leader fasciste ukrainien en plein Paris, on évite de compromettre une noble mémoire avec des gens pour qui tout homme musulman est forcément terroriste. Et même tout enfant de sexe masculin puisqu’il fut reproché à Elias d’Imzalene de faire référence même à la première Intifada et à l’image iconique et consensuelle du jeune garçon jetant une pierre contre un tank.

L’enjeu politique du procès apparaissait aussi dans cette dangereuse réécriture de l’Histoire où la révolte de toute une jeunesse opprimée par un gouvernement en dépit de toutes les résolutions de l’ONU devenait finalement l’équivalent de massacres en tous genres.
Mais la LICRA avait sans doute donné le ton de ce procès quelques jours auparavant en citant cet extrait des interventions de ses journées d’automne sur X : « On ne devient pas antisémite parce qu’on s’intéresse au Proche Orient , on s’intéresse au Proche Orient parce qu’on est antisémite ». La messe était dite.

Au sortir de l’audience et en réintégrant le réel, le public musulman et de gauche, et même des observateurs objectifs, ne pouvaient que ressentir la même dissonance cognitive qu’après une dystopie cinématographique réussie.
Il suffisait de rallumer son téléphone et de parcourir les dépêches de presse : l’énumération devenue quotidienne des victimes palestiniennes, des destructions d’écoles, de mosquées , d’hôpitaux, l’exode terrible des réfugiés palestiniens et maintenant libanais sous les bombes. Les réfugiés brulés vifs dans des des tentes après avoir échappé à la mort dans la destruction de leur maison.
Et puis effectivement, en face, pour tenter d’endiguer le flot de sang, un mouvement mondial multiforme, généreux et infatigable, évidemment critiquable dans le cadre du débat démocratique : mais un mouvement qui, sans moyens, contre les choix diplomatiques de son gouvernement, comme en France, persiste à exister essentiellement avec son cœur et avec ses pieds, en manifestant depuis un an, pacifiquement, massivement ou pas, chaque semaine, qu’il pleuve ou qu’il vente.

C’était tout le crime d’Elias d’Imzalene, qui reconnaissait lui-même avoir eu peu de goût pour les prises de parole en manifestation, dans toute sa vie politique antérieure. Il eut d’ailleurs cette phrase amusante “Je ne trouvais pas cela très distingué”, la seule qui fit sourire les militantes du public, ravalées toute l’audience au rang de groupies prêtes à aller tuer au moindre mot du Barbe Bleue des temps modernes.

Elias d’Imzalene avait commis le crime impardonnable, celui de ne pas faire ce que l’on attend, dans la société française, de la part de ceux que l’on qualifie d’islamistes ou de séparatistes, en n’ayant souvent pas la moindre idée de ce que cela peut signifier. Il s’était mobilisé avec d’autres forces politiques, il avait battu le pavé et pris le mégaphone pour appeler à la révolution, tradition française ancienne, et parfaitement inoffensive le plus souvent, comme chacun le sait depuis qu’Emmanuel Macron a ainsi intitulé son livre pour la campagne de 2017 (4). Si cela avait conduit à l’incendie du 16eme arrondissement, à celui du Château de Versailles et à la décapitation des puissants, cela se saurait. Mais il est vrai qu’Emmanuel Macron n’est pas musulman, n’a pas de barbe, et ne lutte pas contre un génocide. Libre à chacun de choisir le sentier entier de la Justice ou pas.

 

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(1) Ce tweet de Laurent de Béchade est extrait de cet excellent article sur l’offensive des médias d’extrême-droite et leur rhétorique

(1)

 

(2) Quelques captures d’écran de la page FB de l’OJF . Nous épargnons au lecteur l’intégralité des textes et des screens réalisés, disponibles sur demande, naturellement. En réalité, il suffit d’un seul post pour comprendre l’orientation politique de cette association qui relaie Douglas Murray avec enthousiasme. Douglas Murray est qualifié d’Eric Zemmour anglo-saxon et défend la thèse de la dangerosité absolue de l’immigration musulmane , dont la religion et la culture sont un poison mortel pour l’Occident.

 

(3)  Demande de l’OJF auprès de ses lecteurs :

(3)

(4) Livre du président, pour nous réconcilier (source FNAC.com) :

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