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05.06.2024 à 16:02

Une histoire mondiale de la construction européenne : se libérer des mythes des « pères fondateurs »

Manuel Menal

La thèse dont nous vous proposons la recension offre une relecture de l’histoire de l’Union européenne à partir de la place de l’Europe de l’Ouest dans les relations mondiales. Celle-ci permet de rompre avec le mythe d’une Union européenne qui serait née et aurait évolué uniquement sous l’action des instigateurs du « projet européen » en dehors du contexte géopolitique.
Texte intégral (4931 mots)
Recension de la thèse : Marlène Rosano-Grange, Revisiter l’histoire de la construction européenne : le poids des structures et des conjonctures internationales, Paris, Sciences Po, 2022.
Marlène Rosano-Grange est docteure en relations internationales de l’Institut d’études politiques de Paris. Elle y mène actuellement ses recherches sur l’évolution de la conflictualité dans la mondialisation de l’économie.

La construction européenne : une histoire mondiale

Partant d’une démarche de sociologie historique des relations internationales, ce travail redéfinit le temps et l’échelle d’analyse de l’intégration européenne. En la situant dans l’histoire mondiale, il montre qu’elle est un processus mettant en mouvement non seulement des forces européennes, mais aussi extra-européennes, et ce, de manière inégale.

Les apports de la sociologie historique des relations internationales

La thèse part d’abord du constat que les analyses de l’intégration européenne sous-estiment le poids des rapports de forces mondiaux dans l’histoire de ce processus. Cet angle permet de démystifier le récit officiel sur « l’exceptionnalité » supposée du destin européen, porté notamment par les théories dites « libérales » et « réalistes » en relations internationales.

Pour ce faire, l’étude mobilise la démarche dite de « sociologie historique ». Celle-ci est particulièrement féconde pour analyser les processus sociaux sur la « longue durée », comme la formation des États en Europe de l’Ouest qu’ont étudiée, parmi d’autres, les sociologues Charles Tilly, Norbert Elias ou encore l’historien Benedict Anderson.

Mais cette approche a été critiquée, à juste titre, pour son eurocentrisme. Selon le chercheur Bertrand Badie, ce biais est inhérent aux approches macrosociologiques, c’est-à-dire à l’observation de processus collectifs larges comme « l’État », « le capitalisme » ou « la nation » sur plusieurs siècles[1]. Cette thèse relève le défi posé par Badie : elle adopte un regard décentré, en connectant l’histoire de l’intégration régionale à celle des sociétés non européennes, sans toutefois renoncer à l’analyse macroscopique, c’est-à-dire du système international à long terme.

Une périodisation mondiale de l’intégration européenne

En proposant une redéfinition de la hiérarchie des acteurs et des espaces de décision de la construction européenne, cette thèse replace la construction européenne dans une périodisation mondiale, divisée en trois grandes époques.

La première court de la première crise de la mondialisation capitaliste, avant la Première Guerre mondiale, à la crise du fordisme, au milieu des années 1960. C’est l’époque des « médiations européennes de l’hégémonie américaine post-1945 ». Le projet européen y évolue sous l’influence des rivalités entre impérialismes, et notamment entre les empires coloniaux européens « classiques » et la puissance étasunienne en pleine expansion.

Au sortir du second conflit mondial qui a permis aux États-Unis d’installer leur domination, la construction européenne est le lieu de négociation entre les pays d’Europe de l’Ouest et la nouvelle hyperpuissance. Les États-Unis garantissent, officiellement, aux Européens « prospérité » (à travers le plan Marshall) et « sécurité » (au sein de l’OTAN[2]). Ils assurent ainsi le consentement des bourgeoisies d’Europe de l’Ouest à l’ordre libéral international, fondé sur le libre-échange, dans les institutions de Bretton Woods[3], et la paix, en théorie garantie par l’ONU[4]. En échange, les États européens acceptent de s’organiser au sein du Marché commun et écartent les projets alternatifs d’une Europe construite sur une union des colonies ou sur une base communiste.

Ce contexte, dans lequel naît l’intégration européenne, éclaire particulièrement les raisons de l’échec des tentatives, au cours de cette période, de construction d’une Europe capable d’être un acteur indépendant sur la scène mondiale. On peut penser par exemple au rejet par l’Allemagne, au début des années 1960, de concert avec les États-Unis, du « plan Fouchet » proposé par De Gaulle dans l’espoir de bâtir une « Europe puissance » capable d’agir dans les affaires du monde en négociant avec les deux superpuissances, ou indépendamment d’elles quand des intérêts spécifiques de la France étaient en jeu.

La deuxième séquence se situe pendant la crise des années 1970. C’est le temps de « la différenciation ordolibérale[5] dans la compétition financière mondiale ». Au cours de la vague révolutionnaire mondiale, les conditions semblent réunies pour construire une « Europe sociale ». Pourtant, ce projet va, au contraire, être battu en brèche par les partisans de la doctrine néolibérale, qui prônent la nécessité pour la puissance publique et les institutions internationales d’organiser et de protéger la libre concurrence contre les dérives de la main invisible vantée par les libéraux classiques.

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Mobilisation de Mai 68 en Allemagne de l’Ouest (Wolfgang Kunz)

Ainsi, la victoire du projet néolibéral s’explique notamment par le fait que les institutions européennes sont restées relativement imperméables aux mouvements sociaux, agissant principalement à l’échelle nationale.

Dans cette période, les seules mesures progressistes développées au niveau européen concernent la politique de développement à l’égard des pays du Sud. Les gouvernements européens n’ont en effet pas d’autre choix que de négocier avec ces États pour continuer d’importer des matières premières et d’exporter des produits transformés, face à la double pression qu’ils subissent : externe, avec le choc pétrolier et les politiques protectionnistes aux États-Unis, et interne, avec l’impossibilité d’imposer des baisses de salaires, du fait de la combativité des syndicats et de la crainte qu’une politique trop défavorable aux travailleurs ne serve la propagande soviétique.

À partir du milieu des années 1970, les partisans du néolibéralisme s’organisent à l’échelle transatlantique dans des forums ad hoc, comme le G7. Ces forums sont construits pour contourner à la fois les États gouvernés par des forces sociales-démocrates et les organisations internationales, comme la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), où les pays du Sud ont développé un rapport de force pour rééquilibrer les échanges. Les décisions néolibérales prises dans ces négociations informelles – privatisation de la monnaie et changes flottants, libre circulation des capitaux – sont ensuite entérinées et mises en place dans les institutions financières internationales.

La relance « ordolibérale », sous impulsion de l’Allemagne, fait de l’intégration européenne le principal vecteur du néolibéralisme en Europe. Elle atteste par ailleurs de la relation spéciale entre la République fédérale d’Allemagne[6] et les États-Unis à partir du milieu des années 1980.

Enfin, la troisième période se déroule après la chute de l’URSS. Elle est marquée par la négociation d’une marge de manœuvre politique limitée de l’Union européenne, dans le contexte d’après-guerre froide. La thèse identifie cette période comme celle de « l’autonomisation relative d’une sphère d’intérêts européenne post-guerre froide ».

Alors que les forces sociales-démocrates européennes, minoritaires, étaient intéressées par la définition d’un ordre européen incluant la Russie dans le cadre de la Conférence pour la sécurité et la coopération européenne (CSCE), les États-Unis s’y opposent fermement, accompagnés des fractions néolibérales des États membres. S’ensuivront une redéfinition des missions de l’OTAN et surtout son extension sur le continent.

En échange, pour contenter les oppositions et la volonté de rivaliser avec les Etats-Unis, sont négociés les attributs dits « régaliens » de l’État à l’échelle européenne : une monnaie unique et une politique étrangère commune. Pourtant, dans les faits, ces deux évolutions sont largement soumises à une coopération transatlantique renforcée, à travers l’intégration économique, et notamment financière, avec les États-Unis, et l’intégration politique au sein de l’OTAN.

Par la suite, ces attributs sont mobilisés dans le contexte de l’affaiblissement de l’hégémonie des États-Unis, qui se traduit par des mesures unilatérales de coercition comme les guerres au Kosovo et en Irak. Mais au lieu de se donner les moyens d’une autonomie à même d’imposer un rapport de force avec les États-Unis, la majorité des gouvernements européens leur demande avant tout de revenir à une coopération multilatérale dont les termes empêchent, de fait, toute émergence de l’Union européenne en tant que puissance autonome.

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Timbre commémoratif du 5e anniversaire de l’OTAN au Kosovo (2004).

Une intégration inégale

En définitive, la thèse propose un récit alternatif à celui d’une Europe construite sur la paix libérale, et à la théorie du transnationalisme en relations internationales.

Selon le récit de la paix libérale, également appelée le « doux commerce », l’intégration économique homogénéiserait le développement et pacifierait les relations entre États. Selon celui du transnationalisme, l’intégration économique conduirait à la disparition des États, et donc de la guerre.

La thèse montre, à l’inverse, que si l’intégration économique produit un intérêt commun entre États amenés à négocier des solutions à leurs problèmes, la construction européenne s’insère surtout dans une coopération transatlantique inégale, à la faveur des États-Unis.

Charles de Gaulle s’exprime à propos de l’Europe lors de la conférence de presse tenue au palais de l’Élysée, le 15 mai 1962 :

« Il est vrai que, dans cette Europe “intégrée” comme on dit, il n’y aurait peut-être pas de politique du tout. Cela simplifierait beaucoup les choses […] Mais alors, peut-être, tout ce monde se mettrait à la suite de quelqu’un du dehors, et qui, lui, en aurait une. Il y aurait peut-être un fédérateur, mais il ne serait pas européen, et ça ne serait pas l’Europe intégrée. »

Le processus d’intégration régional ne produit pas de développement homogène. Par exemple, chaque année, à travers les désalignements des taux de change induits par l’euro, les pays « périphériques » comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal versent entre 5 et 10 % de leur PIB aux pays du « centre » comme l’Allemagne. Inversement, l’Allemagne reçoit chaque année une subvention de 8 % de son PIB[7].

Cette intégration inégale est susceptible de produire de fortes tensions sociales, comme lors de la crise grecque, voire des guerres. On pense ici à l’utilisation géopolitique du commerce par l’Union européenne, avec d’autres, pour créer des blocs commerciaux contre des pays précis, comme le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement en cours de renégociation contre la Chine.

Enfin, si les États ne disparaissent pas, c’est aussi parce qu’ils restent l’horizon politique des mouvements sociaux, qui peinent à s’organiser à l’échelle transnationale. Là encore, le développement inégal produit des luttes sociales peu coordonnées et avec des temporalités différentes, ce qui contribue à l’absence de politique progressiste à l’échelle européenne. Pendant la période de révolution mondiale des années 1970, Willy Brandt, du Parti social-démocrate allemand, remporte les élections en 1969, Harold Wilson, du Labour britannique,en 1974 et François Mitterrand, du Parti socialiste français, en 1981.

Dans ces conditions, il semble difficile, pour les dirigeants nationaux, de porter simultanément une politique sociale à l’échelle européenne. Mais si les intérêts des travailleurs ne sont pas coordonnés au niveau transnational, tel n’est pas le cas des intérêts des patronats. En 1983 est ainsi fondée la Table ronde des industriels européens, dont les propositions sont directement reprises par la Commission européenne et par les négociateurs des traités, au moins depuis l’Acte unique de 1986. Il en résulte une intégration différenciée des patronats et des classes laborieuses, à l’échelle européenne et internationale.

Deux exemples, celui de la monnaie et celui de l’introuvable Europe de la défense, mettent plus particulièrement en lumière les apports de cette thèse.

II) Monnaie et défense : deux illustrations de l’évolution historique du facteur transatlantique dans l’intégration européenne

La monnaie unique : un outil d’accumulation financière transatlantique

En 1987, le gouverneur de l’époque de la Banque de France, Renaud de La Genière, déclarait devant un parterre d’inspecteurs des finances convaincus : « la monnaie n’est pas un moyen de la politique économique : c’en est une contrainte ». À cette époque, la France fait déjà partie du Système monétaire européen (SME), qu’elle a rejoint depuis sa mise en place en 1979. Le SME est bâti au service de la libre concurrence des capitaux.

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Timbre « Session du Parlement européen, Strasbourg 13.03.1979 – Entrée en vigueur effective du Système Monétaire Européen (S.M.E.) / European Currency Unit (E.C.U.) – sur l’initiative de MM. Giscard d’Estaing (Président de la République française) et Helmut Schmidt (Chancelier allemand) ».

Selon le « triangle d’incompatibilités » développé par les économistes Robert Mundell et Marcus Fleming, les gouvernements qui font le choix de la libéralisation des capitaux et d’un système de change fixe doivent renoncer à la monnaie comme « moyen de la politique économique »[8]. À l’époque où De La Genière prononce ces paroles, comme aujourd’hui, la majorité des élites politiques et économiques européennes défend vigoureusement ces priorités lors des négociations autour de l’euro.

Le principal État bénéficiaire de cette conception de la monnaie, la RFA, est pourtant sceptique. Le gouvernement allemand partage alors les doutes de l’administration étasunienne quant à la capacité de ses homologues à respecter les conditions fixées, et surtout la liberté irrévocable de circulation des capitaux qui permet aux acteurs de la finance, notamment situés à Wall Street, de prospérer en Europe. Dans cette conjoncture, Washington appuie Berlin en menaçant de recourir à des mesures de rétorsion – prévues à la section 301 de la loi étasunienne sur le commerce extérieur[9] – afin de s’assurer que la libéralisation des capitaux ait lieu sur un mode élargi, c’est-à-dire qu’elle concerne aussi les acteurs extra-européens, à commencer par les investisseurs étasuniens.

La mise en place de l’euro est donc conditionnée à l’entrée de la finance étasunienne sur le territoire européen. Elle compromet la possibilité de bâtir un système de financement alternatif, qui ne soit pas basé sur la spéculation mais sur des projets écologiques et sociaux.

Alors que la fin de la guerre froide se précise, la négociation de la monnaie unique acquiert une dimension diplomatique. Les États membres, à commencer par la France, craignent la domination de l’Allemagne réunifiée et sa relation spéciale avec Washington. Contraints, ils négocient avec ces deux pays la monnaie unique, en échange de leur consentement au maintien de l’OTAN et à l’absorption des États de l’Est, y compris de la République démocratique allemande (RDA)[10] en son sein.[11] Par là même, ils renoncent à l’alternative portée par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev de « maison commune », laquelle impliquait la fin des alliances militaires et leur remplacement par les institutions de la CSCE. Ainsi, outre la libéralisation élargie des capitaux, la création de la monnaie unique est conditionnée à la présence de l’OTAN sur le continent européen.

Dans son allocution à Berlin en décembre 1989, le secrétaire d’État étasunien James Baker déclare : « Alors que l’Europe avance vers son objectif de marché intérieur commun, et que ses institutions de coopération politique et sécuritaire évoluent, le lien entre les États-Unis et la Communauté européenne deviendra encore plus important. »[12]

Trente ans plus tard, ces prévisions se vérifient. L’euro ne représente que 20 % des réserves allouées et 30 % des opérations de change[13]. Entre 1982 et 2020, la part de l’investissement direct étasunien à destination de l’Europe croît de 44 % à 59 %, alors qu’il stagne vers les autres régions depuis la crise de 2008[14]. L’intégration financière transatlantique est telle que, lorsque la faillite de la banque d’investissement étasunienne Lehman Brothers déclenche l’étincelle de la grande récession de 2008, c’est ensuite l’espace européen qui s’embrase.

Ainsi, la thèse démontre le lien profond entre intégration monétaire européenne et coopération transatlantique financière. Il en est de même à propos des questions de défense.

L’introuvable « Europe de la défense »

Le discours dominant présente l’Europe de la défense comme la volonté des États européens, après la fin de la guerre froide, de développer une politique étrangère autonome par rapport aux États-Unis.

En réalité, la tentation de l’autonomisation date plutôt de la période révolutionnaire mondiale des années 1970, où certains pays européens se placent en opposition à l’alignement étasunien.

Tandis que le gouvernement de Richard Nixon met fin aux Accords de Bretton Woods et adopte une politique isolationniste, les gouvernements sociaux-démocrates, élus dans la foulée des mobilisations de 1968, soumis à la pression inflationniste consécutive au choc pétrolier de 1973 et à la combativité des mouvements sociaux pour des hausses de salaires, rejettent la politique de confrontation étasunienne à l’égard de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et des pays du Sud. Ils appuient les revendications du « Nouvel ordre économique international »[15] : fin de l’échange inégal entre pays du Nord et ceux du Sud, à travers un moratoire généralisé sur la dette des pays du Sud, indexation des prix des matières premières sur ceux des produits manufacturés, transfert de nouvelles technologies vers le monde en développement et réduction des barrières tarifaires au Nord.

Cet appui se traduit aussi par la condamnation du soutien étasunien à la politique d’Israël lors de la guerre du Kippour. Dans la déclaration commune des gouvernements sur la situation au Proche-Orient du 6 novembre 1973, ceux-ci « estiment qu’un accord de paix doit être fondé notamment sur les points suivants : 1) l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force ; 2) la nécessité pour Israël de mettre fin à l’occupation territoriale qu’elle maintient depuis le conflit de 1967 ; 3) le respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de chaque État de la région et leur droit de vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues ; 4) la reconnaissance que, dans l’établissement d’une paix juste et durable, il devra être tenu compte des droits légitimes des Palestiniens » [16].

Trente ans après cette déclaration, l’autonomie des États membres par rapport aux États-Unis s’est en réalité largement restreinte, à rebours du discours mainstream qui présente la guerre en Irak de 2003 comme l’acte de naissance de l’Europe de la défense. En effet, la fraction transatlantique européenne est clairement en retrait par rapport à l’opposition qui s’exprime dans la rue, mais aussi dans les secteurs de la bourgeoisie industrielle qui perdent les contrats d’exploitation du pétrole, et chez certaines élites politiques.

Lors du sommet d’avril 2003 réunissant la France, l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, ces gouvernements proclament notamment la création d’un quartier général autonome de planification militaire et le développement de « champions industriels franco-allemands ». Ils craignent en effet que « l’industrie européenne puisse être réduite au statut de sous-traitante des principaux entrepreneurs américains, tandis que le savoir-faire-clé est réservé aux entreprises américaines »[17].

NATO valisministrite kohtumine Brusselis 28.11 29 Foreign Ministry of Estonia at NATO on 28 November 2023 2
Vue générale de la réunion de l’OTAN du 28 novembre 2023.

Pourtant, la tendance atlantiste, alors majoritaire dans les pays qui défendent la guerre des États-Unis en Irak (République tchèque, Espagne, Portugal, Italie, Grande-Bretagne, Hongrie, Pologne, Danemark) et minoritaire au sein des gouvernements réfractaires (France, Allemagne, Belgique et Luxembourg), s’exprime dans les négociations d’une défense européenne. Par exemple, elle ouvre à la concurrence mondiale, et donc à l’entrée de capitaux étasuniens, la construction de l’Airbus militaire A400M et l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr – agence qui gère les grands programmes d’armements). Elle inscrit la stratégie européenne de sécurité dans une étroite collaboration avec l’OTAN.

Cette tendance sera d’ailleurs de nouveau hégémonique à partir du second mandat de George W. Bush en 2005, au cours duquel il renouvelle la coopération transatlantique. Ce tournant coopératif des États-Unis se manifeste notamment par l’ordre 39 de l’Autorité provisoire de la coalition en Irak, qui privatise les entreprises irakiennes sans aucune discrimination de nationalité. Le fait que la majorité des contrats de reconstruction est gagnée par des multinationales étasuniennes conduit certes à un certain mécontentement chez les élites européennes, mais ne se traduit pas dans la construction d’une Europe de la défense autonome des États-Unis.

III) Repenser et dé-essentialiser les institutions européennes avec la pensée de Nicos Poulantzas

À partir de ce constat empirique, la thèse formule des propositions théoriques pour mieux penser la réalité de l’Union européenne. Elle fait notamment appel à la sociologie matérialiste, inspirée des travaux du philosophe marxiste grec Nicos Poulantzas. D’après lui, l’État est « une condensation matérielle d’un rapport de force entre les classes et fractions de classe »[18], sous l’hégémonie de l’une d’entre elles.

Transposée à l’échelon européen, cette sociologie permet de penser les institutions supranationales, en particulier européennes, comme une médiation d’intérêts sociaux divergents, voire opposés. D’un côté, une fraction atlantiste hégémonique, globalement dépendante de ses relations avec les États-Unis ; de l’autre, les intérêts minoritaires, qu’ils soient ceux des bourgeoisies lésées par l’imbrication entre économies européennes et étasunienne ou des acteurs des mobilisations sociales. Quand la fraction transatlantique est en recul, du fait notamment de l’unilatéralisme des États-Unis, les seconds profitent d’une autonomie d’action très relative et provisoire pour avancer leurs positions. Néanmoins, toujours sans changer les fondements de la construction européenne. Preuve en est l’incapacité de l’Union européenne à bâtir une véritable autonomie stratégique, en dépit de l’augmentation des appels en ce sens depuis la pandémie et le déclenchement de la guerre en Ukraine.

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Extrait du film Adults in the Room de Costa-Gavras (2019).


Pour aller plus loin

  • Sophie Meunier et Kalypso Nicolaidis, « The Geopoliticization of European Trade and Investment Policy », JCMS, 2019, vol. 57, p. 107.
  • Benjamin Bürbaumer, « TNC Competitiveness in the Formation of the Single Market: The Role of European Business Revisited », New Political Economy, 2020, p. 631-645. 
  • Cédric Durand et Razmig Keucheyan, « Financial hegemony and the unachieved European state », Competition & Change, 2015.
  • Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978.
  • Costa-Gavras, Adults in the room, Grèce/France, 2019, 124 minutes.

 

22.05.2024 à 18:28

Plus pour les entreprises, moins pour les services publics : la nouvelle note de conjoncture de l’Institut La Boétie décortique le nouveau « deux poids deux mesures » budgétaire

Manuel Menal

L’Institut La Boétie présente la troisième édition de son point de conjoncture, consacré aux « deux poids deux mesures » de la politique budgétaire : ultra-dépensière pour les entreprises, ultra-restrictives pour les services publics.
Texte intégral (761 mots)
Vignette Site Pts conjoncture

Ce jeudi 23 mai, l’Institut La Boétie livre la nouvelle édition de sa note de conjoncture, signée des économistes Sylvain Billot et Vincent Drezet. C’est la troisième édition de ce rendez-vous régulier du département d’économie de l’Institut La Boétie, qui propose un regard critique sur l’actualité économique. 

Comment se fait-il que, alors que les moyens des services publics essentiels sont constamment en baisse, et que les Français constatent leur dégradation, la situation budgétaire de l’État continue de se détériorer ?

Pour expliquer ce paradoxe, nos économistes proposent un focus sur le nouveau paradigme de la politique budgétaire de l’État : un véritable « deux poids deux mesures » budgétaire, entre des services publics contraints à l’austérité, et des entreprises de plus en plus subventionnées. 

Les auteurs de la note prouvent, chiffres à l’appui, que davantage qu’une politique d’austérité uniforme, c’est une véritable redistribution à l’envers qui a lieu : des services publics vers les actionnaires. 

Ainsi :

  • la part du revenu national consacrée aux services publics stagne depuis 40 ans autour de 20 %, celle qui revient à la rémunération du patrimoine a presque doublé, passant de 7 % à 12 %
  • depuis 2000, les dépenses consacrées aux services publics ont évolué 5 fois moins vite que les aides aux entreprises.

La note analyse en détail comment les aides aux entreprises ont explosé ces dernières années, que ce soit à travers les subventions directes (120 milliards d’euros en 2022), les dépenses fiscales (81,3 milliards d’euros en 2022) ou les niches sociales (106 milliards d’euros en 2024). 

Cette nouvelle politique budgétaire, toute entière tournée vers une « politique de l’offre », illustre l’évolution actuelle vers un capitalisme sous perfusion d’argent public.

Les autres enseignements du point de conjoncture

La stagnation économique s’installe particulièrement en Europe et en France, davantage qu’aux États-Unis. Cette différence tient à des évolutions différentes de la productivité du travail. En subventionnant massivement la réindustrialisation, les États-Unis ont relancé les gains de productivité, alors que la productivité stagne en Europe depuis 2019. La France est l’un des pays les plus touchés par la baisse inédite de la productivité : – 4 % depuis 2019.

La politique économique d’Emmanuel Macron depuis 2017 aggrave les inégalités économiques. Nos économistes démontrent que, depuis 2017, les salaires réels ont baissé dans le secteur marchand, selon tous les indicateurs : – 3,3 % pour le salaire mensuel de base ; – 3,5 % pour le salaire moyen par tête ; – 4,8 % pour le salaire horaire. À l’inverse, les revenus du patrimoine (loyers, intérêts, dividendes…) ont fortement augmenté : + 19 % en moyenne, et + 85 % pour les dividendes !


Pour tout renseignement supplémentaire, contact presse : Manuel Menal / 07 60 51 08 38 / mmenal@institutlaboetie.fr

Contact des auteurs :

  • Sylvain Billot, 06 66 25 16 65
  • Vincent Drezet, 06 81 98 31 26

À propos de l’Institut La Boétie : Fondation insoumise, l’Institut La Boétie se donne l’ambition d’être à la fois un lieu d’élaboration intellectuelle de haut niveau et un outil d’éducation populaire. Il est une interface de dialogue permanent entre monde intellectuel, universitaire et culturel et combat politique. L’Institut La Boétie est co-présidé par Clémence Guetté et Jean-Luc Mélenchon.

22.05.2024 à 12:32

Point de conjoncture #3 – Mai 2024

Jeanne Huybrechts

Dans la troisième édition de notre point de conjoncture, nos économistes vous proposent d'analyser un paradoxe : comment se fait-il que, alors que les moyens des services publics essentiels sont constamment en baisse, et que les Français constatent leur dégradation, la situation budgétaire de l’État continue de se détériorer ? Pour expliquer ce paradoxe, nos économistes analysent le nouveau paradigme de la politique budgétaire de l'État : un véritable « deux poids deux mesures » budgétaire, entre des services publics contraints à l’austérité, et des entreprises de plus en plus subventionnées.
Texte intégral (7464 mots)

Cette note est la troisième édition du « point de conjoncture » de l’Institut La Boétie. Le département d’économie vous propose régulièrement, dans ces points de conjoncture, une lecture critique pour décrypter et mettre en perspective l’actualité économique. Dans chaque note, vous découvrirez un zoom spécifique sur une question économique d’actualité.

Croissance : une stagnation économique durable en France et en Europe

Fin 2023, la croissance a presque disparu en France : le PIB a progressé péniblement de 0,1 % au 3e et au 4e trimestre 2023 selon l’Insee[1].

C’est bien la faiblesse de la demande interne qui plombe la croissance : cette demande a stagné au 4e trimestre en raison de la faible croissance de la consommation (+ 0,2 %) et de la baisse marquée de l’investissement (- 0,9 %).

Ce n’est que du fait du commerce international que la France évite, de justesse, la récession : non pas en raison d’une dynamique marquée des exportations (qui progressent légèrement de 0,4 %), mais d’une baisse notable des importations (- 2,3 %).

La croissance au 1er trimestre 2024 est de + 0,2 %, juste au-dessus des prévisions initiales[2]. Malgré cela, le gouvernement a tout de même été contraint de revoir sa prévision de croissance pour 2024 de 1,4 % à 1 %. Cette nouvelle prévision apparaît déjà et à nouveau trop optimiste. Pourtant peu encline à critiquer le gouvernement, la Banque de France prévoit en effet 0,8 % de croissance pour 2024[3].

En Europe, la croissance trimestrielle moyenne a oscillé entre – 0,1 % et + 0,1 % tout au long des 4 trimestres de l’année 2023. Elle rebondit néanmoins légèrement au 1er trimestre 2024 (+ 0,3 %). La situation économique est meilleure en Europe du Sud (notamment en Espagne) dont les économies sont davantage tournées vers les services, en particulier le tourisme, alors que l’Europe du Nord, davantage industrielle et dépendante des importations d’énergies fossiles, est en stagnation ou en récession.

La trajectoire de l’économie allemande devrait rester morose cette année après un recul de 0,3 % du PIB l’an dernier, plombée par la crise de son secteur industriel. Les instituts de conjoncture allemands[4] ont révisé radicalement leurs prévisions de croissance pour l’année 2024 entière : de 1,3 % prévu en novembre 2023, ils sont passés à 0,1 % en mars 2024. Le taux de chômage officiel est passé de 7,5 % fin 2023 à 7,8 % fin 2024. Au 1er trimestre 2024, le PIB aurait tout de même progressé de 0,2 %, malgré une baisse de la consommation des ménages.

Le contraste est franc avec les États-Unis où la croissance est nettement plus forte : +3,4 % en rythme annuel au 4e trimestre 2023 après + 4,9 % au 3e trimestre, pour une croissance annuelle en 2023 de 2,5 %. Elle a fortement fléchi début 2024 : + 1,6 % au 1er trimestre[5].

Au niveau mondial, l’économie devrait connaître sa troisième année consécutive de ralentissement en 2024 avec un taux de croissance anticipé de 2,4 % selon la Banque mondiale[6]. La Chine a annoncé la croissance la plus faible depuis trois décennies (hors période de Covid), avec une hausse de 5,2 % de son PIB en 2023. Si la croissance de l’Inde reste soutenue (à environ 7 %), elle est de plus en plus inégalitaire en raison des contre-réformes du Premier ministre Modi : les 1 % les plus riches y concentrent désormais 23 % des revenus et 40 % des richesses[7].

Productivité du travail : décrochage de l’Europe et subvention massive du capital pour maintenir les profits

Après la crise de 2008, le ralentissement des gains de productivité a conduit à une baisse des taux de croissance. Ce ralentissement s’est aggravé avec la crise du Covid. Désormais, les gains de productivité deviennent négatifs, la productivité baisse, avec pour conséquence une stagnation économique.

En Europe, le reflux de la productivité du travail est généralisé.

Pour la mesurer, on utilise deux indicateurs : soit la productivité par tête, qui correspond à la valeur ajoutée[8] en volume[9] divisée par le nombre de personnes en emploi ; soit la productivité horaire, obtenue cette fois en divisant par le nombre d’heures travaillées au total.

Fin 2023, sur un an, la productivité par tête et la production horaire ont toutes les deux baissé d’un peu plus de 1 % dans la zone euro. Depuis 2019, la productivité par tête a stagné, tandis que la productivité horaire a augmenté à un rythme beaucoup plus lent qu’avant le Covid.

La différence d’évolution entre la productivité horaire (plus dynamique) et la productivité par tête (moins dynamique) s’explique en partie par la hausse des arrêts maladie, symptôme d’un système économique qui maltraite de plus en plus les salariés.

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Pour résumer, on observe dans la zone euro une stagnation, voire une baisse, de la productivité.

La France est le pays où la productivité a le plus baissé depuis 2019 : environ – 4 points. Le décrochage est notable par rapport aux autres pays européens.

Ce décrochage s’explique en partie par les politiques de l’emploi de ces dernières années[10]. Pour faire baisser les chiffres du chômage à tout prix, les gouvernements ont développé les aides à l’apprentissage et aux emplois les moins qualifiés. Or, ces travailleurs ont une productivité inférieure à celle des autres salariés. Mais une grande part du décrochage reste encore à expliquer.

En comparaison, la productivité aux États-Unis, continue à progresser, stimulée par le soutien public massif aux entreprises, notamment pour relocaliser des industries, et la forte progression de l’investissement immatériel[11].

En effet, les gains de productivité sont généralement plus importants dans l’industrie que dans le secteur des services. Les subventions massives pour la réindustrialisation du gouvernement étasunien ont donc contribué à la productivité. C’est bien ce différentiel de productivité qui explique la différence de croissance entre les États-Unis et l’Union européenne.

En Europe, c’est cette situation de baisse de la productivité qui conduit les gouvernements à amplifier leurs politiques d’austérité budgétaire. Pour maintenir les profits malgré la baisse de la productivité, les libéraux ont besoin d’économies massives sur les services publics et les dépenses sociales pour, comme aux États-Unis, financer leurs subventions massives au capital.

Or, pour financer de telles subventions massives au capital tout en restant dans le cadre des règles budgétaires européennes, il faut bien réduire les autres dépenses : les dépenses sociales et celles pour les services publics. C’est bien là le paradigme des politiques économiques actuelles : en finir avec l’« État providence » pour passer à l’« État protecteur des entreprises ».

Revenus : depuis 2017, baisse des salaires réels et envolée des dividendes

Le pouvoir d’achat a augmenté (+ 0,7 %) au dernier trimestre 2023, mais cette hausse est un effet d’optique tout à fait conjoncturel. En effet, elle s’explique en grande partie par les versements des primes de partage de la valeur aux salariés, qui ont généralement eu lieu en fin d’année.

La hausse des retraites complémentaires (+ 4,9 %) et le ralentissement de l’inflation (l’IPCH[12] passe de 5,5 % au 3e trimestre à 4,2 % au 4e trimestre) contribuent également à cette hausse du pouvoir d’achat moyen.

En moyenne annuelle, le pouvoir d’achat moyen a augmenté de 0,3 % en 2023, après une baisse de 0,3 % en 2022. Bref, il stagne.

Cette évolution moyenne cache de grosses différences entre catégories sociales. Les salaires réels baissent fortement, alors que les revenus du patrimoine, eux, s’envolent. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron au 2e trimestre 2017, tous les indicateurs qui mesurent les salaires réels[13] sont en baisse dans le secteur marchand : – 3,3 % pour le salaire mensuel de base ; – 3,5 % pour le salaire moyen par tête ; – 4,8 % pour le salaire horaire.

Cette tendance se confirme en 2023 : alors que l’Insee ou la Banque de France annonçaient pour fin 2023 une hausse marquée des salaires, cela n’a finalement pas été le cas. Fin 2023, les salaires réels ont continué à baisser par rapport à fin 2022.

En revanche, les revenus du patrimoine (loyers, intérêts, dividendes…) ont fortement augmenté depuis le 2e trimestre 2017 : + 19 % en moyenne, et + 85 % pour les dividendes !

Alors que les salaires réels baissent, les revenus du patrimoine augmentent, renforçant les inégalités sociales entre ceux qui vivent de leur travail et ceux qui vivent des rentes. Ces inégalités ont été très largement favorisées par les politiques des gouvernements depuis 2017, comme les ordonnances travail, les réformes de l’assurance chômage et les allègements de fiscalité sur le capital.

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Marges : des taux de marge anormalement hauts

Les taux de marge des sociétés non financières[14], c’est-à-dire leurs profits, se maintiennent à un niveau élevé au 4e trimestre 2023.

Les entreprises qui produisent en France augmentent davantage leur prix que la moyenne[15] : l’inflation est donc désormais plus importante pour les biens et services produits sur le territoire national (inflation dite « interne ») que pour les biens importés (inflation dite « importée »).

C’est un fait nouveau par rapport au début de la période inflationniste, où l’inflation était principalement due à l’augmentation des prix des énergies fossiles importées. Les grandes entreprises profitent de leur pouvoir de marché[16] pour augmenter les prix et ainsi maintenir, voire améliorer, leurs marges, malgré la baisse de la productivité[17].

Il est édifiant que les entreprises aient réussi à autant améliorer leur taux de marge malgré la baisse de la productivité entre début 2022 et fin 2023.

En effet, si on produit moins de valeur à quantité de travail égale, les marges devraient logiquement baisser. Si ces marges ne baissent pas, c’est parce qu’un autre facteur compense cette baisse de la productivité : la baisse des salaires, la hausse des prix, ou les deux.

Le taux de marge moyen a ainsi retrouvé son niveau de l’avant-Covid. C’est bien en faisant reculer les salaires réels moyens – c’est-à-dire en augmentant les salaires nominaux moins que l’inflation – que les entreprises maintiennent leurs marges.

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Lecture : au 1er trimestre 2023, le taux de marge a augmenté de 0,3 point (passant de 31,4 % à 31,7 %). La productivité a contribué pour – 0,5 point à l’évolution du taux de marge, les salaires réels pour + 0,5 point, les cotisations sociales pour -0,1 point, le ratio du prix de la valeur ajoutée et du prix à la consommation pour + 0,2 point et les impôts nets des subventions pour + 0,2point.

Le graphique ci-dessus permet d’identifier l’effet des différents facteurs sur l’évolution du taux de marge, pour chaque trimestre depuis début 2022.

Au-delà des contrastes entre les trimestres eux-mêmes, on observe qu’entre début 2022 et fin 2023, la baisse de la productivité a contribué à faire baisser le taux de marge (les bâtonnets négatifs l’emportent sur les bâtonnets positifs). A contrario, la baisse des salaires réels a contribué à faire augmenter le taux de marge.

En temps normal, pourtant, c’est l’inverse qui est censé se produire : les gains de productivité permettent d’augmenter la valeur produite, ce qui permet d’augmenter les salaires réels, tout en maintenant les taux de marge.

Inflation : l’inflation dopée par les marges

Comme nous l’indiquions dans nos précédentes notes[18], l’inflation ne s’explique pas uniquement par la hausse du coût des intrants[19] : elle résulte aussi très largement de la hausse des profits. Les salaires, quant à eux, n’ont actuellement pas d’impact sur l’inflation, ce qui a été amplement démontré par toutes les études qui se sont intéressées à cette question.

C’est pourquoi on peut parler, notamment depuis début 2022, d’une boucle prix – profits, et non d’une boucle prix – salaires[20].

Pour analyser les contributions à l’inflation, il suffit de décomposer les prix de production, dans chaque secteur d’activité, en quatre composantes additionnées :

  1. le coût des intrants ;
  2. la rémunération des salariés ;
  3. les impôts de production moins les subventions à la production ;
  4. les profits des entreprises.

Chaque composante contribue à l’évolution des prix de production, qui est le ratio entre la valeur de la production (en euros courants) et la production en volume (corrigée de l’inflation).

L’ampleur de la contribution d’une composante dépend, d’une part, de son poids dans la valeur de la production et, d’autre part, de sa dynamique. Si une composante contribue davantage que son poids à l’évolution des prix de production, cela signifie que cette composante alimente l’inflation, au lieu de la freiner (cf. annexe méthodologique).

Cette analyse nous permet d’établir que, sur toute la séquence d’inflation (entre début 2021 et 2023), les entreprises de trois secteurs ont profité de la crise pour doper leurs marges : l’énergie, les industries agroalimentaires et le raffinage (cf. tableau ci-dessous). Dans ces secteurs, la contribution des profits à l’évolution du prix de production est supérieure au poids des profits dans la production.

Pire, depuis début 2022, la boucle prix – profits s’est généralisée à l’ensemble de l’économie, avec une très forte contribution des profits (plus de 40 %) à la hausse des prix, alors que les profits pèsent moins de 20 % du prix de production.

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Lecture : Imaginons que les prix de production augmentent de 10 %.

Si le poids des profits (exprimés en euros) dans la production (également exprimée en euros) est de 20 %, et si le taux de croissance de la part (Profits (€) / Production (vol)) est de 10 %, alors la contribution des profits à l’évolution des prix de production sera de 2 % (20 % × 10 %). Les profits contribuent donc pour 20 % à la hausse des prix de production (2 % rapportés à 10 %), conformément à leur poids dans la production.

En revanche, si les profits contribuent pour 30 % à la hausse des prix de production, cela signifie que les profits contribuent davantage que leur poids à l’évolution des prix de production, donc que la dynamique des profits alimente l’inflation, au lieu de la freiner.

FOCUS – Moins pour les services publics, plus pour les entreprises : le nouveau paradigme budgétaire de l’État

L’austérité est de retour en France. Le 22 février dernier, le gouvernement publiait un décret prévoyant 10 milliards d’euros d’économies sur les dépenses de l’État, juste après l’annonce – prévisible – de l’Insee sur le déficit public 2023, qui dépasse largement les prévisions du gouvernement.

Depuis, ministre de l’Économie, Premier ministre et président de la République multiplient les déclarations pour préparer l’opinion à de nouvelles mesures de réduction des dépenses publiques, notamment sur l’assurance chômage, la santé, les politiques d’aide à l’emploi ou le logement.

Ces secteurs ont pourtant tous déjà fait l’objet de réformes récurrentes dont l’objectif affiché était déjà d’en réduire le « coût » : durcissement des conditions d’accès aux indemnités chômage en 2021, puis à nouveau en 2023 ; réduction des APL pour le secteur HLM en 2018 ; doublement des franchises médicales en 2024 ; déremboursements ou baisse des taux de remboursement de médicaments par vagues successives depuis 20 ans ; passage à la tarification à l’acte (T2A) à l’hôpital entre 2004 et 2008 ; sous-dotation de l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) par rapport aux besoins…

Il y a là un paradoxe : d’un côté, des coupes sans cesse plus profondes dans les dépenses sociales et des services publics dont la qualité est perçue comme s’étant dégradée[21] ; de l’autre, un déficit et une dette publique record.

Sans jamais interroger ce paradoxe, le gouvernement conclut que les coupes n’ont pas dû suffire et qu’il faut encore davantage tailler dans les dépenses, notamment là où les signaux d’alerte sont pourtant déjà au rouge : santé, logement, chômage, école.


Pour comprendre ce paradoxe, nous proposons d’étudier un indicateur : la part du revenu national[22].

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D’un côté, la part du revenu national consacrée aux services publics stagne depuis les années 1980, autour de 20 %.

Cette stagnation est à mettre en regard avec l’augmentation des besoins de services publics du fait de plusieurs facteurs comme le vieillissement de la population qui crée davantage de besoins dans la santé et les services à la personne, l’augmentation du niveau moyen de diplôme, l’adaptation climatique ou l’accompagnement face au développement du numérique[24].

De l’autre, la part des revenus du patrimoine, c’est-à-dire les revenus financiers (dividendes, intérêts…) et les revenus immobiliers (loyers), a nettement augmenté depuis le début des années 1980 (passant de 7 % à 12 % aujourd’hui). Au contraire, les salaires nets ont stagné malgré l’augmentation de la proportion de salariés dans la population active.

L’augmentation du revenu national profite donc davantage aux revenus du patrimoine (dont la part augmente) qu’aux salaires, d’une part, et aux services publics, d’autre part.

À l’origine de cette redistribution en faveur du capital, et en défaveur des services publics, on trouve une option politique : le choix d’une politique budgétaire au service d’une « politique de l’offre ».

Il s’agit d’une politique budgétaire de soutien au capital qui prend deux formes :

  • les aides directes aux entreprises ;
  • les « dépenses fiscales » (ou « niches fiscales ») et les « niches sociales », c’est-à-dire tous les dispositifs qui permettent aux entreprises de réduire leurs prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), notamment les crédits d’impôt et les exonérations de cotisations sociales.

Guidés depuis 30 ans par cette politique de l’offre, les gouvernements ont fait preuve d’une créativité sans limite pour soutenir le capital. Confrontés à une accentuation de la crise de la productivité, ils ont encore été davantage conduits à amplifier cette politique de soutien au capital dans la période récente.

Ainsi, la politique budgétaire tend à être de plus en plus restrictive pour les services publics, et de plus en plus dépensière pour les entreprises.


Méthodologie

Les chiffres présentés dans cette note proviennent de la comptabilité nationale et d’estimations d’institutions publiques.

Ils ne permettent pas de distinguer systématiquement les différentes aides à destination des entreprises (subventions directes, crédits d’impôt, exonérations de cotisations sociales…), et intègrent les aides aux ménages.

Toutefois, leur analyse précise permet de constater, sans aller jusqu’à chiffrer le phénomène, que l’État a bien réduit ses prélèvements et augmenté les subventions aux entreprises, et que ces mouvements se sont faits au détriment des services publics, des dépenses sociales et des prélèvements sur les autres contribuables.


1)  Une explosion des aides publiques aux entreprises

L’augmentation structurelle des aides aux entreprises ne date pas de la crise du Covid. En réalité, leur montant a commencé à s’envoler bien plus tôt, particulièrement depuis une dizaine d’années.

Pour l’étudier, nous analysons l’évolution des subventions et transferts en capital. En effet, l’essentiel des dépenses incluses dans cette catégorie bénéficie aux entreprises.

Il s’agit soit :

  • d’aides pour leur fonctionnement : les « subventions » ;
  • d’aides pour leurs investissements : les « transferts en capital ».

Chacun de ces deux types d’aides se décline sous deux formes :

  • les aides dites « directes », comme les aides à l’apprentissage ;
    • les « crédits d’impôt », comme le crédit d’impôt recherche (CIR), ou le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) avant sa transformation en exonérations de cotisations sociales.

Une faible part de ces aides bénéficie néanmoins aux ménages, notamment pour leur activité immobilière[25]. Toutefois, la faiblesse de cette part permet de considérer que l’augmentation des subventions et transferts en capital bénéficie surtout aux entreprises.

On constate sur le graphique ci-dessous que le volume des subventions et transferts en capital[26] augmente depuis bien avant le Covid : il avait déjà doublé entre 2001 et la veille du déclenchement de la pandémie de Covid, en 2020.

Ces subventions atteignaient déjà 88 milliards d’euros par an. Elles ont à nouveau explosé pendant la crise, pour rester depuis à un niveau très élevé : 120 milliards d’euros en 2022.

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Mais ces chiffres ne sont qu’une partie du soutien public aux entreprises. Car deux autres postes ne sont que partiellement intégrés dans les subventions et transferts en capital qui constituent pourtant des postes très importants :

  • les dépenses fiscales, ou niches fiscales, c’est-à-dire les réductions d’impôt, qui constituent un manque à gagner pour l’État ;
  • les niches sociales, c’est-à-dire les exonérations de cotisations sociales[27], qui constituent un manque à gagner pour la Sécurité sociale.

2)  Une envolée des niches fiscales et sociales au profit des entreprises

En plus de la hausse des aides publiques directes, les entreprises ont aussi largement bénéficié d’une politique continue de réductions (appelées « allègements ») de leurs impôts et cotisations sociales.

Ces politiques ont eu des conséquences très importantes sur les recettes de l’État et de la Sécurité sociale.

a)   Une hausse non maîtrisée des dépenses fiscales

Entre 2022 et 2023, les recettes fiscales ont diminué de 7,4 milliards d’euros[28]. Dans le même temps, le PIB a crû de 6,4 % en valeur.

La baisse des recettes fiscales, hors récession, est un fait rarissime. Si la part que représentent les recettes fiscales dans le PIB était la même en 2023 qu’en 2022, l’État aurait perçu 28,5 milliards d’euros en plus, soit près de deux fois le montant de la cure d’austérité prévue par le gouvernement.

Cette baisse trouve en partie son origine dans la faiblesse de la consommation française. Mais elle est aussi due à l’augmentation d’une autre catégorie : les « dépenses fiscales ».

Les dépenses fiscales, appelées parfois couramment « niches fiscales », sont des dispositions qui permettent de déroger à la norme fiscale. Décidées par voie législative ou réglementaire, elles prennent diverses formes (crédits d’impôt, exonérations, etc.), mais se traduisent toutes par une perte de recettes budgétaires pour l’État.

Les dépenses fiscales sont censées avoir un effet incitatif. Elles peuvent servir à soutenir l’activité économique d’un secteur en particulier et bénéficier aux entreprises, aux ménages, ou aux deux.

Les dépenses fiscales n’ont cessé d’augmenter depuis les années 2000, en nombre et en coût total. Rien qu’entre 2013 et 2022, leur coût a augmenté de 16 %[29]. En 2023, leur coût total atteignait 81,3 milliards d’euros[30], encore en hausse de 1,4 milliard d’euros depuis 2022.

Depenses fiscales maquette V2

Cette hausse des dépenses fiscales semble avoir bien davantage profité aux entreprises. En effet, la part des prélèvements obligatoires payés par les entreprises s’est fortement réduite depuis 30 ans, tandis que celle des ménages a nettement augmenté.

La part des entreprises est passée de près de 56 % en 1995 à moins de 48 % en 2022. Depuis 2015, les ménages paient même une part plus importante des prélèvements fiscaux et sociaux que les entreprises. Une situation inédite.

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Estimer le montant total du manque à gagner pour l’État dû aux dépenses fiscales en faveur des entreprises est très complexe, ce qui est fortement révélateur de l’opacité dans ce domaine.

De façon certaine, les réductions et crédits d’impôt sur l’impôt sur les sociétés (IS) ou sur le revenu (IR)[33], qui bénéficient aux entreprises, représentent un manque à gagner pour l’État de 16,3 milliards d’euros en 2024. Mais ce montant ne compte que la partie émergée de l’iceberg.

D’une part, car de très nombreuses niches bénéficient sans distinction aux entreprises et aux particuliers, comme celles sur la TVA (qui représentent un montant total de 20 milliards d’euros), sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE, appelée communément « taxe sur les carburants ») ou les droits d’enregistrement[34]. Dès lors, il est impossible de les comptabiliser.

D’autre part, certaines « niches » ne font plus, au bout d’un certain nombre d’années, l’objet de comptabilisation et, depuis 2020, ne font même plus l’objet d’estimations. C’est le cas de trois grandes niches dont les coûts étaient pourtant jusque-là estimés comme très élevés :

  • le régime des sociétés mères et filiales[35] estimé en 2018 à 17,6 milliards d’euros ;
  • le « régime d’intégration » pour les groupes de société[36] à 16,4 milliards d’euros ;
  • le régime sur les cessions de titres de participation[37] et sur leur distribution (dite « niche Copé ») à 7 milliards d’euros.

Ces niches s’inscrivent dans le cadre de la politique de l’offre et visent à soutenir les entreprises. En utilisant le mécanisme du crédit ou de la réduction d’impôt plutôt qu’une aide directe, les pouvoirs publics peuvent faire baisser un indicateur très regardé par les marchés : le taux de prélèvements obligatoires.

Mais, à l’inverse, si ces niches sont directement et facilement applicables, c’est parce qu’il n’y a quasiment aucun contrôle effectué. De plus, elles nourrissent la complexité du système fiscal, pourtant largement dénoncée par ailleurs.

b) Des niches sociales en hausse constante malgré une efficacité douteuse

Aux « niches fiscales » qui pénalisent les recettes de l’État s’ajoutent des « niches sociales », c’est-à-dire les réductions ou exonérations de cotisations sociales dont bénéficient les entreprises, et qui constituent donc un manque à gagner pour la Sécurité sociale.

Leur montant atteint des records. Selon la Commission des comptes de la Sécurité sociale, le manque à gagner provenant des différentes exonérations de cotisations sociales est passé de 74,3 milliards d’euros en 2021 à 90,7 milliards pour 2024 soit + 22 % en trois ans[38] !

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, il s’agit notamment de la pérennisation du CICE sous forme d’exonération de cotisations patronales, des déductions sur les heures supplémentaires et des exonérations accordées sur les contrats d’apprentissage.

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La justification habituelle pour la mise en place des « allègements » de cotisations sociales est de favoriser la création ou la sauvegarde des emplois.

Pourtant, l’impact réel des réductions de charges sociales sur l’emploi n’a jamais été établi. Dans son rapport de 2019, la Cour des comptes constatait que les allègements sur la compétitivité ne trouvent pas « à ce jour d’effet significatif sur les exportations, ni pour le CICE, ni pour la réduction de 1,8 point du taux de cotisation famille »[39].

La Cour des comptes propose donc d’« encadrer effectivement le coût des autres dispositifs, en les remettant en cause quand leur efficacité est démentie par des évaluations robustes et en plafonnant ce coût tant qu’elle n’est pas démontrée ».

On ajoutera que ces allègements présentent des effets pervers et constituent de véritables « trappes à bas salaires » puisqu’ils incitent les employeurs à ne pas augmenter les salaires pour continuer à bénéficier des « allègements ».

Enfin, les « niches sociales » ne sont pas entièrement compensées par l’État, ce qui alimente le déficit de la Sécurité sociale. Le volume des exonérations non compensées ne cesse de croître : une hausse moyenne entre 4 % et 5 % par an.

Au total, le manque à gagner lié aux crédits d’impôt et aux « niches sociales » bénéficiant aux entreprises s’élève au minimum à plus de 106 milliards d’euros en 2024.

3)  Une politique de soutien massif aux entreprises financée par l’abandon des services publics

Comment l’explosion de la dépense publique en faveur des entreprises a-t-elle été financée ?

Pour répondre à cette question, nous avons comparé l’évolution respective des dépenses en faveur des entreprises avec celle des autres grands postes de la dépense publique.

Résultat : on constate que, depuis le début des années 2000, la part de la dépense publique consacrée aux services publics diminue, quand celle consacrée aux subventions aux entreprises augmente.

Comme le montre le graphique ci-dessous, la part des services publics dans la dépense publique a baissé dans la période de 5 à 6 points, tandis que celle des subventions et transferts en capital a augmenté de 4 à 5 points.

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On constate les mêmes tendances concernant l’évolution en volume de la dépense publique. Depuis l’an 2000, la dépense publique en subventions et transferts de capital[40] a augmenté de 200 %. Dans le même temps, la dépense publique pour les services publics n’a augmenté que d’environ 25 %.

Les dépenses consacrées aux services publics évoluent donc 5 fois moins vite que les subventions et transferts en capital au service des entreprises !

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L’évolution très lente des dépenses en faveur des services publics est à comparer avec l’évolution des besoins sociaux[41]. Or, les besoins augmentent considérablement pour au moins deux raisons démographiques fondamentales : d’une part, le vieillissement de la population, d’autre part, l’augmentation de la population étudiante due au « baby boom » des années 2000.

On voit d’ailleurs que la dépense publique par habitant pour les services publics stagne depuis la crise de 2008.

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Il apparaît ainsi clairement que les dépenses en faveur des services publics augmentent moins que les besoins des populations. Cela transparaît dans le sentiment des Français d’une baisse de la qualité des services publics[42] et d’un plus grand éloignement des services publics[43], alors que, dans le même temps, ils jugent le niveau des prélèvements obligatoires trop élevé[44].

Conclusion

C’est donc bien un nouveau paradigme budgétaire qui se met en œuvre à bas bruit. Il consiste à favoriser une politique active de soutien au capital financée par l’austérité dans les services publics.

On assiste à l’émergence d’un capitalisme subventionné qui maintient son taux de marge en dépit de la crise de productivité grâce à la perfusion publique dont il bénéficie.

Il est à noter, bien que cela ne soit pas directement abordé dans cette note, qu’il s’agit là d’un mouvement général de la politique budgétaire des pays du Nord, en Europe et aux États-Unis. Partout, on assiste, depuis la crise du Covid, à un approfondissement de cette nouvelle politique budgétaire.

Ce détournement de la politique budgétaire vers le secteur privé est financé par l’austérité sur les services publics et les politiques sociales.

Ainsi, la nouvelle phase de coupes budgétaires annoncée par le gouvernement français, dont l’objectif affiché est le retour dans les clous des règles européennes, approfondira cette tendance.

Celle-ci dessine de plus en plus clairement les contours d’une politique budgétaire de type nouveau : ni keynésienne, ni ordolibérale[45], mais bien néolibérale, c’est-à-dire très interventionniste quand il s’agit de soutenir le capital, mais très restrictive quand il s’agit des services publics et des dépenses sociales.

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30.04.2024 à 15:59

Accidents du travail : les victimes invisibles du libéralisme

Jeanne Huybrechts

Tous les 28 avril depuis 2003, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) commémore la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail. Bien qu’ils soient encore fréquents dans nos sociétés, les accidents du fait du travail représentent aujourd’hui, une « hécatombe invisible »[1]. Si les mutations sociales et économiques ont fait évoluer le type d’accidents, le travail […]
Texte intégral (18222 mots)

Tous les 28 avril depuis 2003, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) commémore la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail. Bien qu’ils soient encore fréquents dans nos sociétés, les accidents du fait du travail représentent aujourd’hui, une « hécatombe invisible »[1]. Si les mutations sociales et économiques ont fait évoluer le type d’accidents, le travail continue de blesser, de handicaper, de tuer[2].

L’histoire sociale de la France est profondément marquée par la lutte pour les conditions de travail et pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. On pense notamment aux mineurs de fond, dont les accidents historiques ont été au cœur de la lutte pour la protection sociale. Ainsi, la catastrophe de Courrières en 1906[3], qui causa le décès de 1 099 personnes, a provoqué un mouvement de grève massif, avec 50 000 mineurs mobilisés, qui déboucha sur l’instauration du repos hebdomadaire en juillet 1906.

Pourtant, dans la période récente, les accidents du travail ne retiennent que très rarement l’attention des médias[4]. Un discours de minimisation des accidents du travail se développe largement, qui véhicule des clichés tels que : « on ne meurt plus au travail aujourd’hui », « le droit du travail est dur pour les employeurs », « c’est la faute de la victime, elle n’avait pas à être là »[5], « aujourd’hui, on forme davantage les jeunes »…

La réalité est tout autre : les accidents du travail sont un fait social massif, et non une somme de faits divers. En 2022, on compte 744 176 accidents du travail déclarés, auxquels s’ajoutent les maladies professionnelles et les accidents sur les trajets domicile-lieu de travail. 738 personnes en France sont mortes sur leur lieu de travail en 2022, soit 2 par jour ! Ces résultats font de la France le troisième pays le plus endeuillé d’Europe dans ce domaine.

Non seulement le nombre d’accidents ne diminue plus depuis 20 ans, mais les « premier·es de corvées », femmes, jeunes et précaires y sont de plus en plus exposé·es. En cause : l’assouplissement des règles sur les conditions de travail, la précarisation grandissante des travailleur·ses et l’affaiblissement des institutions de protection.

Et encore : ces chiffres minimisent en réalité les faits, car ils ne prennent en compte ni le secteur agricole, ni la fonction publique, ni les travailleur·ses indépendant·es. Enfin s’ajoute à ces manques la sous-déclaration, massive, qui est le résultat des obstacles administratifs et des pressions hiérarchiques organisées.

Derrière cette invisibilisation se cache l’idée dominante que les accidents du travail seraient un mal nécessaire et la santé au travail un coût ou une variable d’ajustement. Comme le dit l’avocat des parents de Tom, mort au travail à 18 ans le 25 octobre 2021, qui témoigne dans l’émission « Travail à mort » diffusée sur France 2 en avril 2024 : « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, c’est leur philosophie. Sauf que là, les œufs c’est de l’humain »[6].

Derrière les chiffres se trouvent des vies, des familles frappées par des drames du fait d’un seul et même système : le capitalisme. Comme le dit l’historienne Rima Hawi,« même si le capitalisme a évolué au cours des siècles du capitalisme commercial au capitalisme mondialisé et financiarisé, sous cette diversité, il y a une unité : celle que confère le pouvoir du capital sur les hommes et les choses»[7].

Synthèse :

La France mauvaise élève des accidents du travail

Le rapport de la branche Accidents du travail – Maladies professionnelles (AT-MP) de l’Assurance Maladie de décembre 2022 dénombre, pour l’année 2021 :

  • 744 176 accidents du travail reconnus et indemnisés ;
  • 123 591 accidents de trajet ; et
  • 66 738 cas de maladies professionnelles.

En 2022, l’Assurance Maladie dénombre :

  • 738 décès d’accidents du travail ;
  • 203 décès dus à des maladies professionnelles ;
  • 286 décès d’accidents de trajet.

Ce sont donc 1 227 personnes qui sont mortes en 2022 du fait du travail.

La France enregistre en 2021 l’un des taux d’incidence d’accidents mortels les plus élevés d’Europe : 3,3 accidents mortels au travail en moyenne pour 100 000 travailleur·ses, soit près de deux fois la moyenne européenne, contre moins de 1aux Pays-Bas, en Grèce, en Allemagne et en Finlande.

Les ouvrier·es, les jeunes et les précaires, premières victimes

La fréquence et la gravité des accidents du travail sont particulièrement importantes dans les activités de gros œuvre, de couverture et de charpente, ainsi que dans la manutention de marchandises et de bagages.

Les jeunes de moins de 30 ans représentent 27 % des victimes d’accidents du travail, alors qu’ils et elles représentent environ 15 % des salarié·es. En 2021, on parle de 37 jeunes décédé·es au travail, sur un chantier, en déplaçant des caisses de poulet dans un abattoir, ou sous un arbre en apprenant le métier de bûcheron.

Les politiques libérales responsables de cette hécatombe

La littérature scientifique sur le sujet a identifié plusieurs facteurs accidentogènes dans les réformes concernant le travail menées depuis les années 1990.

Les lois qui ont assoupli l’organisation et la durée du travail, à travers notamment la négociation d’entreprise, de la loi « Fillon » de 2003 aux ordonnances Macron de 2017 en passant par la loi El Khomri, ont eu pour conséquence l’intensification du travail, ce qui a renforcé structurellement le risque d’accident.

Conséquence : la part des salarié·es exposé·es à au moins trois contraintes physiques[8] [SJ1] a presque triplé depuis 1983, de 12,9 % à près de 35 %. En 2015, plus de 40 % des répondants de plus de 55 ans déclaraient ne pas se sentir capables de continuer dans leur travail jusqu’à 60 ans.

Les dispositions qui ont permis le recours plus important au travail précaire, comme les CDD et surtout l’intérim, jouent un rôle important dans le niveau élevé d’accidents du travail et leur sous-déclaration. En effet, ces contrats place les salarié·es dans une position de faiblesse vis-à-vis de leurs patrons pour revendiquer des conditions de travail sécurisées, et cassent les collectifs de travail qui sont de bons facteurs préventifs des accidents[9].

Plus récemment, les réformes en faveur de l’apprentissage ont encore augmenté le nombre de situations accidentogènes. Derrière cette main-d’œuvre bon marché qui séduit le patronat se cache un manque criant d’encadrement, de formation et une précarité grandissante des jeunes travailleur·ses.

Enfin, les attaques contre la place des représentant·es des salarié·es dans l’entreprise favorisent aussi la multiplication des accidents. C’est notamment le cas pour la suppression des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) en 2017 par Macron. Aujourd’hui, seuls 46 % des salarié·es sont couvert·es par la commission dédiée rattachée au Comité social et économique (CSE), quand 75 % l’étaient auparavant par les CHSCT.

Le démantèlement des moyens de l’État

En 2020, on compte un·e agent·e de contrôle de l’inspection du travail pour 9 775 salarié·es, contre un·e pour 8 114 salarié·es dix ans plus tôt, soit une baisse de 17 %. La médecine du travail est en crise. 39 % des salarié·es affirment avoir eu une visite médicale en santé-travail dans l’année écoulée : ils étaient 70 % en 2005.

La moindre présence des agent·es de l’inspection du travail sur les lieux de travail réduit significativement la possibilité pour elles et eux d’identifier les risques auxquels les travailleur·ses sont exposé·es. La raréfaction des personnels de santé au travail et celle des visites médicales privent les travailleur·ses d’interlocuteurs et interlocutrices compétent·es pour évaluer leur état de santé.

Les accidents du travail cachés

Les travailleur·ses indépendant·es, comme les professions libérales, ne sont pas inclus·es dans le décompte des accidents et des maladies professionnelles fait par la branche AT-MP de la sécurité sociale. Cela comprend notamment tous·tes les travailleur·ses ubérisé·es.

Certains accidents ne sont pas non plus reconnus comme tels, soit parce qu’ils sont intervenus chez soi, lors d’une journée de télétravail, soit parce que les lésions n’ont pas entraîné d’arrêt immédiat de travail, mais quelques heures plus tard…

Enfin, les risques psychosociaux sont moins reconnus comme risques professionnels. Ils concernent d’ailleurs davantage des métiers féminisés. Le syndrome de burn-out n’est toujours pas reconnu comme maladie professionnelle dans la loi.

La sous-déclaration des accidents du travail

Les accidents du travail sont structurellement sous-déclarés. D’abord pour des raisons financières : les indemnités journalières, versées en cas d’accident, ne couvrent que 60 % du salaire durant les 28 premiers jours d’arrêt, puis 80 % au-delà.

Ensuite, il faut connaître la procédure au moment même de l’accident : il faut être informé qu’il faut s’arrêter immédiatement de travailler, puis avoir accès à un médecin !

La triche des employeurs

De nombreux employeurs cherchent activement à dissimuler les accidents qui ont lieu dans leur entreprise. En effet, leur taux de cotisation à la caisse AT-MP augmente avec le nombre de déclarations recensées.

Certaines entreprises se font même assister de cabinets de conseils spécialisés dans la contestation des accidents du travail. C’est le cas par exemple de « ATMP Solution », des « spécialistes pour faire baisser les cotisations AT-MP », soit une équipe de 80 personnes qui assure le pilotage prévisionnel des cotisations, orchestre les contentieux sur la tarification et organise des contre-visites médicales.

I. Les accidents du travail n’ont pas disparu

A. La France, mauvaise élève de l’Union européenne

1.     Les accidents du travail sont nombreux, et les arrêts de plus en plus longs

Un rappel de définition s’impose avant toute chose. Un accident du travail est défini non pas par le Code du travail lui-même mais bien par le Code de la sécurité sociale, dans son article L. 411-1. Celui-ci dispose qu’« est considéré comme accident du travail, quelle qu’en soit la cause, l’accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise »[10].

La notion d’accident du travail date de 1898, mais il faut attendre 1954 pour que la Cour de cassation, par sa chambre sociale, énonce les critères repris dans cet article, qui permettent d’identifier ce qui caractérise ou non un accident du travail[11]. Les accidents du travail sont ainsi à différencier des accidents de trajet entre le domicile et le lieu de travail et des maladies professionnelles.

L’Assurance Maladie dénombre, pour l’année 2021, 744 176 accidents du travail reconnus et indemnisés, 123 591 accidents de trajet et 66 738 cas de maladies professionnelles. En cumulant, cela représente 72 010 129 jours d’arrêt de travail pour incapacité temporaire.

Pour l’année 2022, l’Assurance Maladie dénombre 738 décès d’accidents du travail. En comptant les 286 décès d’accidents de trajet et les 203 décès dus aux maladies professionnelles, cela mène à un total de 1 227 décès[12]. On dénombre notamment parmi les décès 36 victimes de moins de 25 ans[13].

On compte donc chaque jour, en France, deux décès d’accidents du travail, plus de 2 000 accidents du travail, 350 accidents de trajet, 300 maladies professionnelles.

Cette situation est étonnante pour un pays industrialisé et qui dispose d’une telle protection sociale. La France enregistre en 2021 l’un des taux d’incidence les plus élevés d’Europe : 3,3 accidents mortels en moyenne pour 100 000 travailleur·ses[14], soit près de deux fois la moyenne européenne, contre moins de 1 par exempleaux Pays-Bas, en Grèce, en Allemagne et en Finlande.

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Titre : Nombre de décès liés aux accidents du travail pour 100 000 employés en 2021, par pays.
Lecture : En 2021, l’Allemagne compte 0,8 décès pour 100 000 employés, contre 3,8 en Lituanie.
Source : Tristan Gaudiaut, « Accidents du travail : la France mauvaise élève en Europe », Statista, janvier 2024, URL :
https://fr.statista.com/infographie/31546/accidents-du-travail-nombre-de-deces-pour-100-000-travailleurs-europe-france

Si le nombre d’accidents du travail a diminué au cours du XXe siècle, la baisse a fortement ralenti depuis 20 ans. L’indice de fréquence, qui mesure le nombre d’accidents dans l’année pour 100 000 salarié·es, a chuté de 118 à 38 entre 1955 et 2008. Mais depuis 2014, il stagne aux environs de 34[15].

Plus grave encore : le taux de gravité augmente depuis 20 ans, c’est-à-dire que les durées des arrêts augmentent, ainsi que le nombre de reconnaissances de séquelles indemnisables.

Le taux de gravité des accidents du travail en France est calculé par la formule suivante : (le nombre de journées perdues par incapacité temporaire divisé par le nombre d’heures travaillées) x 1 000. Ce taux est en augmentation depuis 2001[16], ainsi que la durée moyenne des arrêts dus aux accidents du travail, passée de 50 à 85 jours de 2007 à 2020[17].

Le nombre de décès au travail a également augmenté : 2022 est l’année la plus mortifère chez les salarié·es depuis 2010[18] avec un total de 738 décès.

2. D’importantes disparités entre secteurs

Les accidents du travail ont lieu dans des secteurs où l’on effectue des tâches physiques.

Les accidents du travail sont en majorité des accidents liés à la manutention manuelle, qui représente la moitié des accidents entraînant 4 jours d’arrêt ou plus. Les chutes de plain-pied et les chutes de hauteur sont également fréquentes, avec respectivement autour de 16 % et de 13 % des accidents avec 4 jours d’arrêt ou plus. Ces types de lésions sont également les premiers responsables des décès (respectivement autour de 15 %, 7 % et 18 %), avec les risques routiers (21 % des décès en 2022)[19].

Les secteurs comptant le plus d’accidents sont ceux du BTP, du travail temporaire, de l’action sociale, de la santé, du nettoyage, des transports, de l’alimentation, du bois et de l’ameublement et du commerce non alimentaire, comptant en 2019 des taux d’incidence de 51 accidents avec arrêt pour 1 000 salarié·es (BTP) à 43 (commerce non alimentaire). La fréquence et la gravité des accidents du travail sont particulièrement importantes dans les activités de gros œuvre, de couverture et de charpente, ainsi que dans la manutention de marchandises ou de bagages[20].

Les secteurs de la métallurgie et de la chimie comptent moins d’accidents avec arrêt (taux d’incidence de 28 et 23), tandis que celui des services comme les banques, assurances et administrations a un taux d’incidence de 9[21].

Les risques diffèrent aussi selon le genre : « même à catégorie socioprofessionnelle identique, les hommes sont beaucoup plus exposés aux accidents du travail mortels que les femmes [SJ2] »[22].

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Titre : Fréquence des accidents graves et mortels en fonction du secteur d’activité en 2019 en France.
Lecture : En 2019, on compte dans le secteur de l’intérim près de 1 953 accidents graves[23] pour 1 milliard d’heures rémunérées.
Source : Tableau produit par l’Institut La Boétie à partir des données de : DARES, « Quels sont les salariés les plus touchés par les accidents du travail en 2019 ? », DARES Analyses, no 53, novembre 2022, URL :
https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/quels-sont-les-salaries-les-plus-touches-par-les-accidents-du-travail-en-2019

3. Des chiffres largement incomplets

Quoique déjà très élevés, ces chiffres ne représentent qu’une part de la réalité. Et ce pour une raison simple : ils ne prennent en compte qu’environ 20 millions de salarié·es. En sont exclu·es plus de 6 millions de salarié·es, dont les travailleuses et travailleurs de la fonction publique et du secteur agricole[24], ainsi que les indépendant·es (ou faux-indépendant·es) de tous les secteurs[25], dont notamment les travailleur·ses « ubérisé·es ».

Or, le secteur agricole est par exemple particulièrement accidentogène, avec 26 566 accidents du travail avec arrêt en 2021[26]. C’est notamment le cas dans la foresterie ou l’élevage bovin, dans lesquels le nombre de suicides augmente fortement.

Par ailleurs, les chiffres sont biaisés par une sous-déclaration massive, sur laquelle nous reviendrons dans la partie II.B.[SJ3] 

B. Les politiques néolibérales sur les conditions de travail mettent en danger les travailleur·ses

Au-delà des différences prévisibles entre types d’activité, l’analyse précise des chiffres révèle surtout une tendance de fond : plus les travailleur·ses sont concerné·es par la précarité, l’intensification et la fragmentation du travail, plus ils et elles sont exposé·es au risque d’accidents du travail.

Les politiques néolibérales dites de « flexibilisation » du travail vont en effet directement à l’encontre du premier facteur de prévention des accidents : la capacité des salarié·es à adapter leur manière de travailler, individuellement et collectivement.

1. La précarité fait augmenter les accidents du travail

On observe depuis une vingtaine d’années une augmentation du nombre d’accidents du travail chez les femmes, les jeunes et plus généralement les travailleur·ses précarisé·es.

La part des femmes déclarant avoir été victimes d’un accident du travail dans l’année a doublé au cours des dix dernières années, selon l’Observatoire des inégalités, de 5 à 9 %, quand elle passe de 9 à 12 % chez les hommes[27].

L’augmentation du nombre d’accidents est en effet favorisée par le développement du travail temporaire, la fragmentation du temps de travail et le fait de travailler pour des employeurs multiples.

C’est en particulier de plus en plus le cas dans les activités de services en lien avec la santé et le nettoyage, particulièrement féminins[28], qui sont en développement. Ainsi, le service à la personne comptait 883 000 salarié·es en 2000, contre plus d’un million aujourd’hui. En 2018, ces salarié·es sont plus nombreux·ses que la moyenne à déclarer être en mauvaise santé (6 % contre 3 % en moyenne), avoir des problèmes de santé durables (29 % contre 20 %) ou être en situation de handicap ou de perte d’autonomie (6 % contre 4 %).

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Titre : Évolution du nombre d’accidents du travail selon le sexe entre 2001 et 2019 chez les salarié·es du secteur privé.
Lecture : En 2019, sur 655 715 accidents du travail, 411 157 concernent des hommes, et 244 558 concernent des femmes.
Source : Photographie statistique de la sinistralité au travail en France selon le sexe entre 2001 et 2019, ANACT, juin 2022, URL : https://www.anact.fr/sites/anact/files/photographie_statistique_de_la_sinistralite_au_travail_en_france_selon_le_sexe_2001-2019_vf.pdf

Les jeunes travailleur·ses sont aussi plus touché·es par les accidents du travail, et notamment les apprenti·es provenant des filières professionnelles. La fréquence des accidents du travail est ainsi 2,5 fois plus importante chez les jeunes que chez les autres travailleur·ses[29] : les jeunes de moins de 30 ans représentent 27 % des victimes d’accidents du travail, alors qu’ils sont environ 15 % des salarié·es, soit deux fois moins[30].

En 2021, on parle de 37 jeunes décédé·es au travail[31], certain·es en déplaçant des caisses de poulet dans un abattoir[32], d’autres sur un chantier[33], ou encore sous un arbre en apprenant le métier de bûcheron[34].

Les salarié·es précaires, comme les intérimaires et les sous-traitants sont également surexposé·es au risque d’accident du travail, avec un risque d’accident du travail avec arrêt deux fois plus élevé que la moyenne[35]. C’est en partie lié à leur surreprésentation dans les secteurs accidentogènes tels que l’industrie (6,5 % d’intérimaires) ou le BTP (7 % d’intérimaires) ou le BTP (8 %), tandis qu’ils sont peu présent·es dans le secteur des services (3 %)[36]. Ils et elles sont également plus jeunes, avec une moyenne de 37 ans, contre 42 ans pour l’ensemble des salarié·es[37]. Mais cela ne suffit pas à expliquer leur surexposition aux accidents.

Ces trois catégories – femmes, jeunes, et salarié·es précaires – ont en commun d’exercer de plus en plus des professions concernées par trois phénomènes : l’intensification, la précarisation et la fragmentation. Ces facteurs réduisent la capacité des travailleur·ses à adapter la manière de travailler, faute de temps, de lieux de travail adaptés et de pouvoir de décision sur son propre travail. Or, les ergonomes soulignent le fait que seul·les les travailleur·ses sont en capacité d’adapter leur façon de travailler pour combiner préservation de leur santé et efficacité, à condition qu’ils en aient les moyens[38].

Intensification

L’intensification du travail consiste en l’augmentation du temps passé au travail, du temps consacré au travail (y compris chez soi) et du nombre de tâches à accomplir dans un même temps de travail.

L’intensification se traduit par des productions en flux tendus, l’augmentation des cadences, des obligations de réactivité à la demande du client, le fait de travailler dans l’urgence et en situation de sous-effectifs.

L’intensification du travail se constate dans de nombreux secteurs aujourd’hui.

Dans le service à la personne, par exemple, la part des salarié·es travaillant en soirée a plus que doublé entre 2004 et 2012 (de 4 % à 8 %), ainsi que celle des salarié·es travaillant la nuit (de 2 % à 4 %). Le travail le samedi est également passé de 27 % à 33 %[39].

L’intensification se constate également dans le milieu agricole. En 2019, les trois quarts des salarié·es agricoles et 85 % des agriculteurs exploitants indiquent subir au moins trois contraintes physiques intenses (devoir tenir une posture debout pendant de longues périodes, porter ou déplacer des charges lourdes, subir des secousses ou des vibrations). 45 % des salarié·es agricoles et 71 % des agriculteur·ices exploitant·es indiquent également être exposé·es à des risques physiques (bruit intense, respirer des fumées ou des poussières, contact avec des produits dangereux). Les salarié·es agricoles sont plus du tiers à travailler plus de 40 heures par semaine, et c’est le cas de 87 % des agriculteur·ices exploitant·es[40].

Si l’intensification se fait aux dépens de la sécurité, c’est aussi parce que ceux qui décident de comment travailler ne sont pas confrontés au danger. Les cadres, chargés de définir les règles de sécurité, ne sont pas les principales victimes des accidents du travail : seuls 4 % des cadres ont déclaré avoir subi un accident du travail en 2019, contre 19 % des ouvriers et 11 % des employés[41].

Pour le chercheur Nicolas Jounin, spécialisé dans le secteur du BTP[42], « le savoir constitué par les ouvriers sur la sécurité est ainsi marginalisé, tandis que la définition des règles de gestion de la sécurité est monopolisée par les cadres. Or ceux-ci portent dans le même temps les exigences de cadence, qui s’opposent potentiellement aux prescriptions de sécurité. Les ouvriers, confrontés à l’impossibilité de respecter en même temps la cadence et la sécurité, doivent assumer clandestinement cette contradiction en négligeant l’une ou l’autre. »

Précarisation

La précarisation est un autre phénomène qui conduit à l’augmentation du risque des accidents : les travailleur·ses précarisé·es disposent en effet d’un rapport de force quasi inexistant pour négocier la manière dont ils et elles travaillent, les forçant à accepter des conditions de travail bien plus accidentogènes.

L’instabilité du salaire est un des premiers aspects de cette précarisation. La rémunération à l’activité est en effet un facteur très accidentogène. Ce phénomène a été analysé dans de nombreux secteurs, comme celui de la pêche, où la sociologue Véronique Daubas-Letourneux établit que le système du « salaire à la part », qui existe depuis le XIXe siècle, encourage les prises de risques pour maximiser la production[43]. L’exigence du nombre réduit alors considérablement la capacité des travailleur·ses à adapter la façon dont ils et elles travaillent.

C’est particulièrement le cas quand, par ailleurs, des dispositifs réglementaires contraignent encore le travail, comme le cas de la pêche à la coquille Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc, où celle-ci n’est autorisée que sur des horaires courts, ce qui pousse les salarié·es à prendre des risques importants pour maximiser la pêche et augmenter ainsi leurs salaires[44].

L’instabilité du contrat est un autre facteur accidentogène décisif. C’est le cas du travail en indépendant·e (ou faux-indépendant·e), en intérim ou en apprentissage. La possibilité de perdre facilement son emploi expose davantage aux pressions hiérarchiques, et limite donc la capacité à adapter sa façon de travailler face au risque d’accident.

Cet entretien effectué par Véronique Daubas-Letourneux sur un chantier l’illustre :

« – Est-ce que vous auriez pu leur dire “moi j’y vais pas, c’est dangereux” ?

– Je pense que si j’avais dit “moi j’y vais pas”, le gars, il m’aurait dit “t’as qu’à rentrer chez toi. Si tu veux pas travailler, t’as qu’à rentrer chez toi”. »[45]

La précarisation du contrat de travail peut s’ajouter à une précarité administrative, par exemple pour les personnes en situation irrégulière, particulièrement nombreuses dans ces secteurs précarisés. Ainsi, lors d’un contrôle en mars 2022 par des inspecteur·ices du travail sur le chantier du Village des athlètes en Seine-Saint-Denis, un ouvrier sur six était en situation irrégulière « ce jour-là et sur ce site », où étaient présentes une quinzaine d’entreprises[46].

Les témoignages des études citées dans cette partie évoquent nombre de signalements de situations dangereuses en vain aux employeurs, ou aux encadrants scolaires dans le cadre d’un apprentissage. La subordination des employé·es privé·es de pouvoir dans l’entreprise les met en danger en les exposant davantage aux accidents du travail, aux maladies professionnelles, à l’épuisement et à l’usure morale. L’usure morale crée aussi des conflits au travail, qui oscillent de la tension à la violence, empêchant ainsi les salarié·es de coopérer davantage, un facteur décisif pour la sécurité collective. Ainsi, la détresse psychique explose[47].

Fragmentation

La précarité des salarié·es est aggravée par le phénomène de sous-traitance : pour Michael Quinlan et Annie Thébaud-Mony, la position dominée d’une entreprise dans une chaîne de sous-traitance, ou par rapport à une filiale-mère, est un facteur accidentogène[48].

Elle est en effet à l’origine d’une division du travail qui le désorganise et fait obstacle à la mise en œuvre des dispositifs réglementaires et législatifs de préventions. L’externalisation provoque également une moindre syndicalisation et conduit à l’invisibilisation des activités risquées données au sous-traitant car les entreprises donneuses d’ordre peuvent exiger un zéro-accident dans leurs appels d’offres. Les activités risquées et accidentogènes sont en effet concentrées dans les entreprises en situation de sous-traitance[49].

Benoît Scalvinoni, Laurence Montcharmont et Rachid Belkacem expliquent ainsi que :

« La spécificité de la relation d’intérim, une relation triangulaire, génère plusieurs formes de contrôle : celle qu’exerce l’entreprise utilisatrice (EU) sur le travail, son résultat et son déroulement, mais aussi celle qu’exerce l’entreprise de travail temporaire (ETT) à l’issue de la mission. Ce double contrôle traduit une double soumission de l’intérimaire à l’ETT, qui peut lui proposer d’autres missions s’il donne satisfaction, mais aussi à l’EU, qui peut lui proposer tout simplement une embauche ferme et le soustraire ainsi à la précarité et au chômage récurrent. »[50]

Cette réalité est d’autant plus compliquée à appréhender que la non-déclaration est la norme dans l’intérim. Nombre d’intérimaires craignent en effet qu’une déclaration ne conduise à se faire écarter sur leurs prochaines missions.

Par ailleurs, l’intérim limite fortement le développement des qualifications, qui est un des facteurs les plus efficaces de prévention des accidents. Ce phénomène est ainsi aggravé par la réduction des durées moyennes des missions d’intérim, passées en moyenne de quatre semaines dans les années 1970[51] à deux semaines aujourd’hui[52]. S’y ajoutent des horaires évolutifs et changeants, ainsi que des mobilisations dans l’urgence.

À l’inverse, l’expérience prouve l’efficacité de la discussion collective pour réduire drastiquement les accidents du travail. C’est le cas par exemple de la station de ski du Grand Tourmalet, où a été engagée une démarche d’écoute collective[53]. Chaque responsable d’équipe, du pistage aux remontées mécaniques en passant par la billetterie, a reçu une formation à la méthode de l’entretien, afin de faire parler les salarié·es de leurs difficultés, de leurs craintes et de leurs maux. Puis, des assemblées générales ont discuté des pistes de transformation du travail. Cette mise en mots a créé un climat de confiance propice à la déclaration des accidents mais aussi des « presqu’accidents », considérés comme des expériences à analyser pour en tirer des conclusions pratiques. Par exemple, de nouvelles procédures de descente à ski ont été élaborées. Quant aux prestataires externes, très coûteux et présents ponctuellement, ils sont remplacés par des formateurs internes. Bilan : le nombre d’accidents a chuté, entre 2019 et 2023, de 38 à 26.

2. Les politiques publiques de « flexibilisation du travail » aggravent le triptyque intensification – précarisation – fragmentation

À la fin des années 1970, alors que les gains de productivité s’effondraient, la plupart des gouvernements européens ont tenté l’option néolibérale : déréguler la finance et accroître la mondialisation des échanges. Face à la concurrence internationale, les entreprises ont accru la pression sur les salarié·es, dans tous les secteurs et à tous les niveaux hiérarchiques.

Cette pression est même devenue un objectif des politiques publiques, avec la stratégie de low cost à la française (produire autant avec moins de gens payés moins cher)[54], la multiplication des exonérations de cotisations sociales sur les très bas salaires,la promotion du « lean management » (l’optimisation de tous les temps à tout prix)[55],le sous-financement et l’alignement du service public sur les normes industrielles privées[56] et la suppression des CHSCT en 2017 par Emmanuel Macron. Le cas le plus exemplaire de cette intensification se trouve dans les entrepôts de la grande distribution, où les préparateur·ices travaillent désormais au rythme des consignes d’un logiciel vocal[57].

Premier élément de ce triptyque : l’intensification du travail découle en premier lieu de politiques d’assouplissement des règles sur le temps de travail et les conditions de travail. La loi du 20 août 2008, le décret du 15 octobre 2002, la loi Fillon de 2003, la loi sur l’organisation du temps de travail en 2005, la loi sur la démocratie sociale et la réforme du temps de travail du 20 août 2008, la loi El Khomri en 2016 et les ordonnances Macron en 2017 ont tous contribué à donner plus de liberté au patronat pour décider des temps et des conditions de travail.

Les dernières lois d’Emmanuel Macron ont notamment donné la priorité aux accords d’entreprise sur les accords de branche, privant les salarié·es des protections obtenues par les syndicats pendant les dernières décennies. Enfin, les politiques d’austérité dans les services publics, et notamment dans les secteurs hospitalier et scolaire, ont créé des situations de sous-effectifs alarmantes, à l’origine de l’intensification du travail.

Résultat : on observe une augmentation de 25 % à 35 % entre 2005 et 2016 de la part de salarié·es qui déclarent avoir un rythme de travail imposé par un contrôle ou un suivi informatisé. La part de salarié·es concerné·es par des normes de production à satisfaire en une journée est passée de 42 % à 48 %, celle concernée par des normes de production à satisfaire en une heure de 25 % à 29 %. En 2016, 43 % des salariés déclarent ne pas pouvoir quitter leur travail des yeux, alors qu’ils n’étaient que 34 % en 2005.

Ainsi, en 2015, moins de 60 % des Français·es de 55 ans et moins se sentaient capables de tenir dans leur travail jusqu’à 60 ans, contre 73 % des Européen·nes.

L’intensification du travail concerne notamment les intérimaires :

interim caracteristiques
Titre : Les principales caractéristiques des conditions de travail des intérimaires en 2023.
Lecture : 72 % intérimaires sur 60 interrogés déclarent porter des charges lourdes dans le cadre de leur travail.
Source : Benoît Scalvinoni, Laurence Montcharmont et Rachid Belkacem, « Les intérimaires, des travailleurs surexposés aux accidents du travail », La Revue de l’Ires, 2023, vol. 109, no 1, pp. 61-88, URL :
https://www.cairn.info/revue-de-l-ires-2023-1-page-61.htm ?ora.z_ref=li-93045532-pub

Deuxième élément : la précarisation. Les gouvernements successifs de ces vingt dernières années ont considérablement encouragé l’intérim. Son utilisation, à l’origine très encadrée, est progressivement ouverte, par exemple en 2009 aux marchés de la fonction publique. En 2005, la loi permet de réaliser des recrutements en CDI et en CDD pour le compte d’une entreprise tierce, puis en 2013 elle instaure le CDI intérimaire (CDII) qui permet aux agences d’intérim de fidéliser les intérimaires.

L’intérim est ainsi devenu un instrument de gestion des ressources humaines de plus en plus utilisé dans l’industrie, le BTP, la distribution et la logistique[58]. On comptait en 1985 plus de 120 000 intérimaires, contre près de 800 000 en 2018, soit une multiplication par 7 en 30 ans.

Cet instrument permet aux entreprises d’externaliser les aléas de l’activité (retards dans les plannings de production, accroissement imprévu de l’activité, fin d’un chantier dans l’urgence sous peine de pénalités de retard, développement de nouvelles activités…)[59]. L’intérim concentre donc logiquement ces aléas, et les pressions hiérarchiques qui les accompagnent. Selon Scalvinoni, Montcharmont et Belkacem : « Du fait de la répétitivité des tâches qui ne demandent qu’un temps d’apprentissage très court du point de vue des employeurs, ces salariés doivent affronter des cadences élevées : plus de la moitié des intérimaires enquêtés déclarent y être soumis. »[60]

La courte durée des missions aggrave aussi la déstructuration des collectifs de travail, qui jouent un rôle important dans la remontée d’alerte et le respect des normes de sécurité par les employeurs.

Plus récemment, les réformes en faveur de l’apprentissage ont également contribué à augmenter le nombre de situations accidentogènes. Les salarié·es apprenti·es sont passé·es de 289 938 en 2017 à 698 000 en 2021[61] et « de son côté, le Medef se félicite d’avoir été entendu »[62]. Mais derrière cette main-d’œuvre bon marché qui séduit le patronat se cache un manque criant d’encadrement, de formation des apprentis, et une précarité grandissante des jeunes[63].

Ainsi, les salariés de moins de 20 ans, dont la moitié sont des apprentis, sont victimes de 40,1 accidents du travail par million d’heures rémunérées : près du double de l’ensemble des salarié·es (20,4)[64].

3. L’allongement de la durée du travail favorise les accidents graves

La fréquence des accidents diminue avec l’âge mais la gravité, elle, augmente. Les accidents sont moins nombreux chez les personnes âgées : les salarié·es de plus de 50 ans représentent 25 % des accidents du travail, alors qu’ils sont 29 % des salarié·es. Mais les accidents sont plus graves : 41 % des incapacités permanentes et 58 % des accidents mortels concernent les travailleur·ses de plus de 50 ans, contre respectivement 11 % et 8 % chez les moins de 30 ans[65]. L’âge diminue aussi la capacité à se remettre d’un accident. La durée des arrêts de travail devient plus longue chez les travailleur·ses plus âgé·es à la suite d’un accident du travail.[66]

Vieux
Titre : Fréquence des accidents, accidents graves et accidents mortels en fonction de la tranche d’âge en 2019.
Lecture : En 2019, chez les 60 ans ou plus, on compte 16 accidents par millions d’heures travaillées, 1 512 accidents graves et 54 accidents mortels pour un milliard d’heures travaillées.
Source : tableau produit par l’Institut La Boétie à partir des données de la DARES : « Quels sont les salariés les plus touchés par les accidents du travail en 2019 ? », DARES Analyses, no 53, novembre 2022, URL :
https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/quels-sont-les-salaries-les-plus-touches-par-les-accidents-du-travail-en-2019

Or, les dernières réformes des retraites ont été à contre-courant de la protection des travailleur·ses âgé·es, notamment confronté·es à la pénibilité au travail.

Premièrement, le report de l’âge de départ ou de l’âge de départ pour obtenir la retraite à taux plein force des personnes déjà usées à continuer des métiers usants[67]. Ensuite, la réforme des retraites d’Emmanuel Macron a supprimé les critères de pénibilité suivants : le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et l’exposition aux risques chimiques[68]. Ces critères de pénibilité permettaient de rendre visibles les conditions de travail, et ils permettaient aux salarié·es de bénéficier d’un départ à la retraite bien avant l’âge légal. La Cour des comptes elle-même a dénoncé cette réforme qui « ne prend pas assez en compte le sort des personnes abîmées par leur activité professionnelle »[69].

C. La France ne se donne pas les moyens de la prévention des accidents du travail

Le dispositif français de prévention des accidents du travail a été pensé pour empêcher autant que possible les situations accidentogènes. La loi française exige de l’employeur de « prend[re] les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs »[70], d’investir dans des équipements de protection individuelle et de protection collective, de former et d’informer les salarié·es vis-à-vis de ces risques et d’organiser le travail de façon à les éviter.

Le Code du travail décline ces obligations en dispositions plus précises, selon la nature des risques professionnels[71]. Différentes institutions – l’inspection du travail, la médecine du travail, et les commissions de représentant·es des salarié·es – ont été construites tout au long du XXe siècle pour faire respecter cette législation.

Encore faut-il que ces acteurs disposent des moyens nécessaires pour agir. Or, la tendance est à l’affaiblissement de ces moyens.

Premièrement, l’inspection du travail est en difficulté. En 2020, on compte un·e agent·e de contrôle de l’inspection du travail pour 9 775 salarié·es[72], contre un·e pour 8 114 salarié·es dix ans plus tôt[73]. Cette diminution des effectifs accroît la nécessité de trier entre les dossiers et la difficulté à assurer le suivi des entreprises sur le temps long. Elle empêche des démarches abouties de prévention, en particulier sur les risques professionnels les plus complexes[74].

La baisse des moyens limite aussi les possibilités de vérifier si les entreprises respectent les processus de prévention. Aussi, en 2019, seules 46 % des entreprises respectent l’obligation légale de mise en œuvre et d’actualisation du document unique d’évaluation des risques professionnels (Duerp)[75]. La sanction en cas de non-respect est également peu incitative, avec un montant limité de 1 500 € !

De même, la médecine du travail est en crise. En 2019, 39 % des salarié·es du privé affirment avoir eu une visite médicale en santé-travail dans l’année écoulée, contre 70 % en 2005[76]. Cette baisse se produit dans un contexte de réduction du nombre de médecins du travail, avec de fortes disparités territoriales : en 2023, on compte par exemple en Indre moins d’un médecin du travail pour 100 000 habitant·es, et 2,3 en Guyane, contre plus de 25 à Paris ! De façon générale, on trouve une moyenne de 8,8 médecins du travail pour 100 000 habitant·es[77].

La possibilité de pouvoir peser dans le rapport de force pour décider des manières d’effectuer ses tâches est, on l’a vu, un facteur essentiel pour empêcher les accidents. Or, la part des entreprises de 10 salarié·es ou plus du secteur privé qui sont couvertes par au moins une instance représentative du personnel a diminué de 7,8 % entre 2018 et 2022[78]. Dans ces instances, des salarié·es sont élu·es par leurs collègues pour les représenter auprès de la direction et leur donner prise sur les orientations économiques de l’entreprise et sur la protection contre les risques.

Historiquement, la part de leur mission sur la protection contre les risques s’est consolidée tout au long du XXe siècle, jusqu’à la création des Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) par les lois Auroux en 1982. À l’inverse, depuis le milieu des années 2000, on observe une centralisation progressive des instances représentatives du personnel. Celle-ci atteint son point culminant en 2020 avec la suppression des CHSCT et le transfert de leurs compétences aux Comités sociaux et économiques (CSE).

La conséquence a été de réduire le nombre d’élu·es, et donc le temps dont ils et elles disposent pour se consacrer à leur travail représentatif. Alors que les CHSCT étaient jusqu’ici obligatoires dans les établissements de plus de 50 salarié·es, une commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) au sein d’un CSE n’est désormais obligatoire que dans les entreprises de plus de 300 salarié·es ou dans celles qui présentent des risques particuliers[79].

Aujourd’hui, seul·es 46 % des salarié·es sont couvert·es par un CSSCT, contre 75 % couvert·es par les CHSCT avant leur suppression. Or, l’existence d’une instance spécifique sur les questions de santé et de sécurité augmentait fortement la probabilité que les salarié·es aient été informé·es sur les risques professionnels[80]. Plus largement, plusieurs enquêtes montrent à quel point il peut être compliqué pour ces élu·es de s’opposer frontalement à la direction sur les questions de santé au travail[81]. Cela est d’autant plus le cas qu’aujourd’hui, les élu·es, moins nombreux·ses, doivent en même temps traiter les questions économiques et la préparation des réunions, ce qui réduit le temps disponible pour discuter avec les salarié·es et les éloigne du quotidien du travail[82].

Plusieurs recherches attestent des difficultés des représentant·es du personnel à établir, déjà avant la mise en place des CSE, des rapports de force favorables à la prévention. En particulier, sur certains risques particulièrement techniques comme les risques cancérogènes-mutagènes-reprotoxiques (CMR), il est difficile à l’échelle d’une entreprise de maîtriser les savoirs experts sur ces risques pour les faire valoir auprès de la direction.

Cette diminution des moyens humains des acteurs institutionnels de la santé au travail intervient dans un contexte où la prévention est de plus en plus considérée comme un enjeu managérial de gestion de risques plutôt que comme un enjeu de protection de la santé des salarié·es. Ainsi, le fonctionnement des services de santé au travail est régi de façon croissante par des logiques marchandes[83]. De même, dans certaines entreprises comme la SNCF, les dispositifs de prévention des risques visent avant tout à empêcher les conflits sociaux, et sont donc orientés pour protéger la direction plus que les salarié·es[84].

La réduction des capacités d’action des différents acteurs institutionnels en charge de la santé au travail est lourde de conséquences sur la prévention des accidents du travail : elle prive en effet les travailleur·ses de précieux contre-pouvoirs face aux directions d’entreprise.

La moindre présence des élu·es et des agent·es de l’inspection du travail sur les lieux de travail réduit significativement la possibilité pour elles et eux d’identifier les risques auxquels les travailleur·ses sont exposé·es, et de mobiliser les moyens à leur disposition pour les résorber ou les supprimer.

De même, la raréfaction des personnels de santé au travail et celle des visites médicales privent les travailleur·ses d’interlocuteurs et interlocutrices compétent·es pour évaluer leur état de santé, et à qui ils et elles pourraient signaler l’existence de facteurs de risque.

Enfin, moins de moyens humains signifie également moins de contrôles sur les ristournes de cotisation données aux entreprises lorsqu’elles engagent un plan d’action sur les accidents du travail.

Les entreprises de moins de 200 salarié·es peuvent ainsi bénéficier d’avances jusqu’à 70 % de l’investissement engagé, qui resteront acquises en cas d’atteinte des objectifs[85]. Jusqu’à 70 % du prix d’un consultant en risques psychosociaux, ergonomiques ou chutes peut être couvert par la Sécurité sociale pour les TPE de moins de 50 salarié·es. Enfin, des actions en faveur de la prévention au sein de l’établissement ou sur les trajets domicile-lieu de travail dans les TPE au taux collectif ouvrent la possibilité d’une contrepartie pouvant aller jusqu’à 25 % de diminution de cotisations.

Ces allégements de cotisations sont donc conditionnés à des objectifs spécifiques aux entreprises, qui ne sont pas harmonisés, qui demandent donc plus de temps pour vérifier qu’ils sont bien atteints. Ils sont de ce fait peu vérifiés.

II. Les exclu·es des chiffres : la bataille sur le périmètre et la reconnaissance des accidents du travail

A. Une vision du travail basée sur le salariat de l’ère industrielle

Les principes au fondement de la protection contre les accidents du travail découlent du contexte dans lequel cette protection a été obtenue. Ils ont des conséquences non négligeables sur le périmètre de qui peut bénéficier de cette assurance, et de ce qui peut être considéré comme un accident.

1. La création de la notion d’accident du travail, compromis entre le patronat et le salariat

L’obtention de la protection contre les accidents du travail est une histoire de rapports de force et de compromis. Elle arrive en effet relativement tardivement, avec la loi du 9 avril 1898 concernant les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans le travail, qui aboutit après deux décennies de débats parlementaires tendus, initiés par une proposition des députés Martin Nadaud et Félix Faure, l’un ancien maçon, et l’autre armateur. Il faudra ensuite attendre 1912 pour une loi sur les maladies professionnelles.

À ce moment-là, l’Allemagne dispose depuis plus de vingt ans d’un système d’assurance qui couvre la majorité des travailleur·ses contre les risques de la maladie, de l’accident et de la vieillesse.

Le compromis sur les accidents du travail est le suivant : une reconnaissance d’une « responsabilité sans faute » de l’employeur en échange d’une « indemnisation automatique mais forfaitaire » pour les salarié·es. Il est l’aboutissement de considérations à la fois en direction des ouvrier·es et en direction du patronat :

  • C’est un droit rattaché au statut d’employé·e : en France, l’employeur paie des cotisations sociales à la caisse d’assurance AT-MP, en fonction des risques professionnels de son activité. Ainsi, lorsqu’un accident arrive, c’est la caisse qui paie les indemnités journalières. Dans le cas français, c’est l’employeur qui cotise : l’assurance ne concerne donc à l’origine que les salarié·es.
  • L’employeur est protégé de poursuites judiciaires : la reconnaissance de l’accident ne découle plus du droit civil ou du droit pénal.
  • En échange, les salarié·es n’ont plus besoin de prouver la faute de l’employeur, grâce à la reconnaissance en amont d’un risque professionnel inhérent à chaque situation de travail. Pour Véronique Daubas-Letourneux, « on passe du principe de causalité à celui de présomption d’origine : tout accident survenu dans le cadre du travail est imputable au risque professionnel lié à la situation de travail et doit donc être réparé »[86]. La définition du risque professionnel en amont est donc essentielle pour qu’un événement soit considéré comme un accident du travail.
  • L’indemnisation est basée sur une logique assurantielle : elle protège l’employeur d’amendes soudaines, et les salarié·es d’une perte brutale de revenus. Mais si les salarié·es obtiennent l’assurance d’un droit à des réparations forfaitaires, cela veut dire que ces réparations peuvent être inférieures au dommage causé.
  • La notion de « risque » est bien présente, mais pas celle de « prévention », mettant de côté la question de l’amélioration des conditions de travail. Cette logique assurantielle nourrit une lecture de ces risques à travers leur « coût », encore très prégnante aujourd’hui.

À l’époque, la nécessité de traiter le problème des accidents du travail était criante. La majorité des accidents ne conduisait pas à une compensation : 60 % des enquêtes de la gendarmerie n’aboutissaient pas, privant du jour au lendemain des familles de revenus[87].

Mais apporter une réponse au problème des accidents du travail ne va pas non plus de soi. Certes, des premiers droits ont déjà été acquis, comme une première loi sur le travail des moins de 8 ans en 1841. Les rapports de Louis René Villermé en 1840 sur le travail des enfants et celui de Louis Blanc à la suite de la Révolution de 1848 ont contribué à faire évoluer les mentalités et les législations.

Mais la loi de 1898 sur les accidents du travail s’inscrit en réalité dans une période, qui court de 1890 à 1920, de changement de registre du droit. L’historien Jacques Le Goff l’analyse comme une période d’émergence d’une politique étatique du travail, d’essor de la protection des salarié·es autour du contrat de travail, d’émergence d’un droit collectif et d’un droit à la parole des salarié·es[88].

Le développement de l’État social passe alors par la création de réglementations, d’une bureaucratie et des corps de fonctionnaires spécifiques, comme les inspecteurs du travail dès 1892. L’Office du travail est créé en 1891, le ministère du Travail en 1906, et le premier Code du travail est publié en 1910. Le Front populaire, puis la création de la Sécurité sociale en 1946 institutionnaliseront davantage cet État social, et entre autres les règles de cotisation et d’indemnisation des accidents du travail.

La protection contre les risques de la vie (accident, maladie, vieillesse, parentalité), évidente de nos jours, est donc le résultat d’un processus de luttes et de compromis, et la protection contre les accidents du travail est l’un des premiers de ces compromis fondamentaux. Ses principes se retrouvent dans les compromis suivants sur la protection sociale en France. Mais les limites de ces principes sont bien visibles aujourd’hui.

2. La notion d’accident du travail confrontée la définition du travail en emploi

La protection sociale sur les accidents du travail a été créée dans le contexte de la relation salarié-employeur. Dès lors, la protection de toutes les personnes travaillant hors-emploi est arrivée beaucoup plus tard. Par exemple, il faut attendre la reconnaissance du statut de la fonction publique en 1946 pour les travailleur·ses des services publics.

Encore aujourd’hui, la Sécurité sociale ne reconnaît pas d’accident du travail pour les travailleur·ses indépendant·es (micro-entrepreneur·ses, artisan·es, commerçant·es). Ils et elles bénéficient en revanche depuis 2006, comme les salarié·es, d’indemnités journalières pendant un arrêt de travail, quelle qu’en soit la cause (maladie, maternité ou accident), avec prise en charge d’une partie des frais médicaux. Mais les conditions ne sont pas négligeables – il faut être en activité depuis 12 mois – et les indemnités sont inférieures à celles dans le cas d’un accident du travail (délai de carence de 3 jours, indemnités journalières égales à 1/30e du salaire, donc inférieures par rapport à celles des salarié·es).

Le sujet est d’autant plus prégnant pour les travailleur·ses indépendant·es dit·es « ubérisé·es », c’est-à-dire travaillant pour les plateformes. Cette catégorie d’indépendant·es est particulièrement exposée à un travail intensif, à la précarité, et qui, du fait de l’isolement, n’a que très peu de moyens de peser dans le rapport de force avec les plateformes[89].

Les professions libérales, quant à elles, ne bénéficient d’aucun régime de protection automatique et doivent contracter volontairement des assurances. Les travailleur·ses indépendant·es et les professions libérales peuvent cependant contribuer à une Assurance Volontaire Accident de Travail (ou AVAT) auprès de l’Assurance Maladie. Elle seule permet en cas d’accident du travail le remboursement intégral des frais médicaux, des indemnités en cas d’incapacité permanente, et un remboursement des frais funéraires.

Si les indépendant·es n’ont pas d’employeur à proprement parler, certain·es salarié·es ont plusieurs employeurs qui pourraient être considérés comme responsables. C’est le cas des travailleur·ses en intérim, ou dans des situations de sous-traitance. Ces chaînes d’acteurs en cascade rendent difficile l’imputation de la responsabilité de l’accident à un employeur. Les transformations du marché de l’emploi avec l’explosion de l’apprentissage, du recours à l’intérim ou encore de la sous-traitance poussent donc à questionner le cadre légal des accidents du travail.

La définition des risques professionnels constitue elle aussi un objet de lutte. On peut prendre l’exemple des risques d’accidents en dehors du lieu du travail. En 1946, le législateur a ajouté les accidents survenus pendant les déplacements domicile-lieu de travail, mais à des conditions très strictes : par exemple, si le ou la salarié·e fait un détour pour faire des achats, le trajet n’est plus considéré comme un trajet domicile-travail. De même, un·e salarié·e qui travaillerait à distance mais qui se blesserait à domicile ne pourra pas faire reconnaître cet accident en accident du travail. Ainsi, les nouvelles temporalités au travail, avec l’essor du télétravail ou des problématiques liées au débordement du travail[90], viennent interroger les limites de la définition d’accident du travail.

Autre exemple, une lésion qui apparaît lors du travail mais qui ne conduit pas à un arrêt immédiat du travail peut ne pas être reconnue comme accident du travail. Véronique Daubas-Letourneux et Annie Thébaud-Mony relèvent des prises de position des Caisses Primaires d’Assurance Maladie (CPAM) en ce sens, qui dénoncent des accidents « volontaires », pour justifier des décisions de ne pas reconnaître le caractère professionnel d’un accident[91]. C’est notamment le cas lorsqu’une douleur de dos apparue pendant le travail a conduit le ou la salarié·e à arrêter le travail non pas immédiatement mais quelques heures après, et qui l’empêche de reprendre le travail ensuite.

Le problème est similaire concernant la sous-estimation des risques professionnels auxquels font face les femmes. Pour la sociologue Véronique Daubas-Letourneux, cela s’explique par le fait que la catégorie des accidents du travail est « moins représentative de la pénibilité pour les femmes », notamment dans les services d’aide à la personne, de la petite enfance ou du soin, « car la pénibilité est moins spectaculaire »[92]. Or, ces accidents dans le secteur de la petite enfance, lorsqu’ils sont reconnus, conduisent souvent à des arrêts de longue durée, avec en 2023 une moyenne de 66 jours[93] ! On compte notamment un nombre important d’accidents liés à des manutentions manuelles – comme le port d’enfants, des postures accroupies ou du rangement de jeux – et des chutes.

Jusqu’à récemment, les risques psychosociaux n’étaient pas reconnus parmi les risques d’accidents du travail, encore limités à ceux issus de l’époque industrielle. Sans réforme législative, il a fallu que le juge fasse évoluer la jurisprudence pour que les troubles psychosociaux soient considérés comme des accidents du travail, à la condition d’être rattachés à des événements précis et datés. Le burn out, en revanche, n’est toujours pas reconnu dans la loi, malgré de nombreuses propositions en ce sens au Parlement.

La définition du risque professionnel en amont est donc essentielle pour que le lien entre accident et travail soit reconnu. Ainsi, le premier lien établi officiellement entre travail et cancer date de 1926 lors de la réunion d’un sous-comité de la Société des Nations. Cinq ans plus tard, en 1931, quatre nouveaux tableaux de maladies professionnelles sont créés pour inclure les intoxications par le tétrachloréthane, la benzine, le phosphore blanc et les rayons X.

Pour finir, la législation a récemment évolué concernant les suicides liés au travail. La Cour de cassation, dans une décision rendue le 1er juin 2023, a arbitré qu’un suicide est un accident du travail dès lors que celui-ci est lié à la situation professionnelle. Se pose dès lors la question de la preuve à apporter pour justifier d’une telle causalité.

La définition juridique du lieu de travail et des risques professionnels sont donc au cœur des enjeux de lutte pour la reconnaissance de certaines situations en tant qu’accidents du travail.

Il s’agit de faire reconnaître des risques qui sont bien en lien avec le travail, mais qui sont à la frontière de la définition de l’accident (douleur qui n’empêche pas immédiatement l’arrêt du travail) et du lien avec le travail (travail à domicile, trajet pour se rendre au travail, risques psychosociaux, suicides).

B. La reconnaissance de l’accident du travail est toujours un enjeu de lutte

Les chiffres sur les accidents du travail dissimulent en réalité une multitude d’accidents non ou mal déclarés. Les causes en sont multiples : barrières institutionnelles, pressions hiérarchiques, acceptation internalisée par les salarié·es…

Ces obstacles font l’objet d’une reconnaissance institutionnelle : depuis 1996, la branche AT-MP de l’Assurance Maladie doit verser des sommes à la branche maladie en raison de la sous-déclaration manifeste, qui fait qu’un certain nombre d’arrêts maladie sont causés par des accidents du travail non déclarés. Ces montants dépassent le milliard d’euros depuis 2015 et s’établissent à 1,2 milliard d’euros en 2023[94].

1. Des obstacles institutionnels liés à la complexité des procédures et aux discriminations

Toutes les déclarations d’accident du travail n’aboutissent pas à une reconnaissance du lien entre l’accident et le travail et à une indemnisation.

En 2020, sur les 1 006 769 déclarations d’accidents du travail déposées, 251 678 étaient incomplètes, soit un quart. Sur les déclarations complètes, 94 % ont fait l’objet de décisions favorables de l’Assurance Maladie et abouti à une indemnisation[95].

Le processus suit de nombreuses étapes, dont chacune comporte des obstacles à la déclaration en bonne et due forme, la reconnaissance et l’indemnisation.

Première étape : la déclaration. Dès le jour de l’accident, le salarié doit en informer ou en faire informer l’employeur, au plus tard, dans les 24 heures suivantes (sauf cas de force majeure, d’impossibilité absolue ou de motif légitime), de vive voix ou par lettre recommandée. L’employeur déclare ensuite tout accident dont il a eu connaissance à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM), sous peine de sanctions[96]. Cette déclaration doit être faite même en l’absence de prescription d’arrêt de travail par un médecin, peu importe l’appréciation que peut avoir l’employeur sur le caractère professionnel ou non de l’accident[97]. Le versement d’indemnités journalières par la CPAM commence alors le lendemain du jour de l’accident.

Deuxième étape : la constatation médicale par un médecin du choix de la victime, qui atteste les lésions et leur localisation, ainsi que les symptômes et les séquelles éventuelles et la durée des soins. Une seconde visite médicale est nécessaire lorsque la blessure est guérie ou consolidée, et une troisième en cas de rechute.

Troisième étape : la CPAM doit statuer sur le caractère professionnel de l’accident. S’il ne fait pas débat, la CPAM rend sa décision avant le délai de 30 jours. Si, en revanche, il est discutable, la CPAM doit procéder à une enquête médico-administrative supplémentaire dans un délai de 30 jours à partir de la réception de la déclaration de l’accident du travail et du premier certificat médical, et de deux mois supplémentaires si l’enquête nécessite des compléments. En l’absence de décision de la caisse à l’issue de ce délai supplémentaire, le caractère professionnel de l’accident est implicitement reconnu. Quelle que soit la décision de la CPAM, le salarié et l’employeur disposent ensuite de recours, avec de nouveaux délais.

Quatrième étape : les éventuelles incapacités permanentes. Ce n’est qu’à partir de la reconnaissance par la caisse du caractère professionnel de l’accident que la victime ou ses ayants droit peuvent accéder au paiement des sommes dues à la victime : indemnisation des séquelles et indemnisation en cas de licenciement.

Pour respecter la procédure, il faut d’abord que le ou la salarié·e en ait connaissance : il faut avoir le réflexe d’arrêter immédiatement le travail, de prévenir immédiatement l’employeur et la CPAM.

Ensuite, cela demande l’accès à un médecin, plusieurs fois, et même en situation d’urgence.

Enfin, s’arrêter demande de disposer de ressources financières importantes. Les indemnités journalières ne représentent en effet que 60 % du salaire pendant les 28 jours qui suivent l’accident, puis 90 % à partir du 29e jour. Si les salarié·es avec plus d’un an bénéficient d’indemnités complémentaires pendant une durée limitée, elles n’atteignent jamais la totalité du salaire, et les salarié·es à domicile, intermittents ou intérimaires en sont exclus.

Les travailleur·ses bénéficiant de bas salaires, qui peuvent le moins assumer une baisse de revenus, même temporaire, sont donc incité·es à la non-déclaration. Les intérimaires, les salarié·es intermittent·es ou les apprenti·es, déjà précaires, bénéficient elles et eux d’une protection au rabais du fait des règles d’indemnisation, alors qu’ils et elles sont davantage exposé·es.

Cette procédure complexe est encore moins accessible pour les travailleur·ses sans papiers ou dont le travail est dissimulé[98], pour des raisons évidentes de compréhension de la langue, mais aussi pour des raisons administratives et techniques. En effet, l’obstacle principal consiste dans le fait de produire des preuves qu’ils et elles travaillent bien dans l’entreprise où a eu lieu l’accident, en l’absence de bulletin de salaire ou de contrat de travail, et lorsque l’employeur refuse de fournir une attestation d’emploi.

Dans le cas des travailleur·ses sans papiers mais avec un contrat de travail, les chercheur·ses Pierre Rogel et Stéphanie Séguès[99] montrent que la situation est particulièrement inextricable lorsque l’employeur falsifie des titres de séjour avec des noms d’emprunt. L’accidenté·e doit alors fournir d’autres preuves, comme des documents attestant le transport par les pompiers, ou des témoignages de personnes témoins de l’accident. Ces derniers sont particulièrement difficiles à obtenir dans ce genre de situation car ils supposent la coopération de collègues eux-mêmes et elles-mêmes soumis·es à une forte pression hiérarchique et à la crainte d’être poursuivi·es s’ils ou elles déclarent leur vraie identité.

Le second obstacle réside dans l’accès aux indemnités journalières de la CPAM : les travailleur·ses sans papiers ou dont le travail est dissimulé n’y ont pas accès, et doivent donc attendre les résultats de l’enquête de la CPAM pour recevoir les éventuelles indemnisations des séquelles. La déclaration d’accident est donc un pari coûteux, notamment quand l’employeur peut menacer de licencier le ou la salarié·e pour dissuader d’autres déclarations d’accidents.

Enfin, les enquêtes de terrain de Rogel et Séguès[100] témoignent de discriminations racistes systémiques dont sont victimes les accidenté·es du travail de nationalité étrangère de la part des CPAM. Elle prend la forme de non-remboursement de frais d’hôpitaux malgré la décision du tribunal en ce sens, d’allers-retours incessants entre différentes CPAM dans le cas de déménagements, de délais excessifs dans les jugements et les remboursements qui peuvent prendre des années.

La reconnaissance d’un accident du travail ne va donc pas de soi et se heurte à des obstacles administratifs. Elle prend du temps, son indemnisation est limitée pour les travailleur·ses pauvres et précaires, et est particulièrement difficile d’accès pour les travailleur·ses déjà soumis·es à des difficultés administratives.

2. Des obstacles liés aux pressions des employeurs sur les salarié·es, encouragés par les discours sur la culpabilisation des salarié·es

Les différentes enquêtes de terrain[101] des chercheur·ses qui questionnent les chiffres des accidents du travail témoignent de pressions hiérarchiques extrêmement importantes de la part des employeurs.

Elles peuvent prendre la forme de retenues sur les primes au prorata des absences pour maladies dans un hypermarché[102], d’incitations par les responsables RH ou chef·fes de prendre des congés payés par exemple[103]. L’enquête de la journaliste Pascale Pascariello auprès des salarié·es d’ArcelorMittal[104] témoigne de dissuasions pour empêcher les salarié·es de signaler des blessures en accident du travail, même lorsqu’elles sont graves. Les campagnes « zéro accident » dissimulent parfois le fait de supprimer les primes d’équipe en cas d’accident, et des postes dits « aménagés » pour les victimes d’accidents pour éviter qu’elles ne déclarent l’accident.

Déjà en 2015, les enquêtes de Frédéric Décosse chez les salarié·es agricoles sous contrat saisonnier dit « OMI »[105] illustrent clairement ce type d’abus : déni des employeurs, refus de déclaration ou négociation du caractère professionnel des accidents, injonctions à écourter l’arrêt de travail[106]

L’objectif est d’éviter de faire augmenter le taux d’accident du travail de l’entreprise, qui détermine les bonus ou malus qu’elle doit payer à la caisse AT-MP. Cet enjeu, on le verra plus loin, est devenu l’une des spécialités des cabinets de conseil en « optimisation des coûts ».

Ces enjeux sont très largement intériorisés par les employé·es, avec des impacts importants sur la sous-déclaration des accidents du travail. Véronique Daubas-Letourneux témoigne d’entretiens où les salarié·es justifient l’accident par des logiques commerciales (« dans le souci de l’esthétique du rayon », « il fallait aller vite »)[107]. Elle explique cette intégration des contraintes par le biais du concept des « risques du métier ». Des accidents presque habituels, connus de tous les salarié·es, considérés comme inéluctables, voire qui semblent contribuer pour les salarié·es à « la construction d’une expérience professionnelle ». Il s’agit par exemple des accidents des marins-pêcheurs lors des sorties en mer, des morsures de chien chez les facteurs, des coupures chez les tourneurs de métal… Ce type d’accident est donc peu déclaré, alors qu’il représente un nombre important de lésions.

Chez les travailleur·ses en sous-effectifs, c’est la conscience professionnelle ou la solidarité avec les collègues qui peut les pousser à ne pas déclarer un accident, ou à écourter un arrêt. C’est notamment le cas dans le milieu hospitalier, notoirement en sous-effectifs, où la pression est d’autant plus grande qu’il ne s’agit pas d’objets à produire mais d’êtres humains à soigner.

Autre obstacle : le souhait d’intégration chez les travailleur·ses étranger·es peut les pousser à ne pas déclarer un accident du travail. Le travail reste effectivement pour les travailleur·ses étranger·es un vecteur clé de leur intégration sociale, et les bonnes relations avec leur hiérarchie un enjeu crucial pour leur évolution professionnelle.

La lutte pour la reconnaissance des accidents du travail passe donc par le rapport de force avec les employeurs d’un côté, et un travail de conscientisation des salarié·es pour que les accidents du travail ne soient pas considérés comme des risques inéluctables et habituels, mais pour ce qu’ils sont : des lésions qui doivent être évitées et indemnisées.

C. La difficile reconnaissance de la responsabilité pénale de l’employeur

Bien que, à l’origine, le compromis autour des accidents du travail dispensait l’employeur de toute responsabilité civile et pénale, de nouvelles lois sont venues réintroduire la question de la faute civile et pénale de l’employeur dans le droit.

La responsabilité pénale de l’employeur est introduite par une succession de jurisprudences [SJ5] (Cass. soc. 21 juillet 1986, no 85-11.775 / Cass. soc. 12 octobre 1988, no 86-18.758 / Cass. civ. 11 octobre 2018, no 17-18.712). Un employeur peut donc être condamné au pénal lorsqu’il a personnellement conscience du danger, et que la faute inexcusable pour inaction a été actée au procès civil.

L’employeur est donc légalement dans une obligation de résultat en matière de sécurité des travailleur·ses[108]. De fait, en moyenne, parmi ceux qui sont parvenus au parquet, 95 % des accidents mortels et 62 % des accidents graves du travail font l’objet de poursuites pénales[109].

Ce taux de poursuite important ne doit cependant pas occulter le fait que les affaires d’accidents du travail graves et mortels, comme les autres affaires liées à des infractions au droit du travail, parviennent rarement jusqu’au parquet[110]. L’inspection du travail a l’obligation d’agir et d’enquêter dès qu’elle prend connaissance d’un accident de ce type[111], et peut communiquer les résultats de l’enquête au parquet sous forme de procès-verbal. Mais les agent·es anticipent souvent l’absence de suite pénale donnée à leur affaire, et choisissent parfois de ne pas communiquer l’enquête au parquet du fait du temps passé à rédiger leur procédure et de la situation de sous-effectifs dans lequel ils et elles se trouvent[112].

Par ailleurs, dans un contexte où la justice est elle-même soumise à une situation de sous-effectifs et à des contraintes de gestion des flux[113], les dossiers d’accidents du travail graves et mortels connaissent un taux de relaxe plus élevé que les infractions à la réglementation du travail et que les autres infractions à la législation sur l’emploi[114]. Ces infractions patronales au Code du travail demeurent donc sous-sanctionnées. Or, elles témoignent le plus souvent de dangers qui continuent de peser sur la santé des salarié-es encore vivant·es ou valides.

Leur pénalisation a non seulement un pouvoir dissuasif pour les directions d’entreprise[115], mais est aussi susceptible de revêtir de forts enjeux symboliques pour les victimes et leurs proches.

III. Une offensive pour mettre la main sur l’argent destiné à la prévention et l’indemnisation

Les cotisations à la branche AT-MP couvrent différentes dépenses.

D’une part, les indemnisations consécutives aux accidents du travail, de trajet et des maladies professionnelles pour les salarié·es victimes ainsi que leurs ayants droit. Cette indemnisation correspond aux arrêts de travail, aux soins, au capital ou aux rentes à la suite d’incapacité permanente partielle.

D’autre part, elles financent les mesures de prévention des accidents de travail, via le Fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (FNP) financé par les cotisations pour réparation.

Le système de cotisation de la caisse AT-MP est unique dans le système de l’Assurance Maladie, avec un principe de modulation dès son origine. Chaque entreprise s’acquitte ainsi d’une cotisation mensuelle qui dépend de la fréquence et de la gravité des accidents, de sa taille et de son secteur d’activité. Dit autrement, elle adopte la perspective du « pollueur-payeur » : l’entreprise accidentogène sur-cotise.

Grâce à cela, et en raison de la sous-déclaration massive, la branche AT-MP assure un équilibre financier notable, avec des comptes excédentaires depuis 2013, en dépit des versements annuels qu’elle fait aux autres branches.

Pour rappel, cette sous-déclaration fait l’objet d’une reconnaissance institutionnelle, et la branche AT-MP doit verser des sommes à la branche maladie depuis 1996,qui fait qu’un certain nombre d’arrêts maladie sont causés par des accidents du travail non déclarés. Ces montants dépassent le milliard d’euros depuis 2015 et s’établissent à 1,2 milliard d’euros en 2023[116].

Même après ce transfert, la caisse AT-MP reste excédentaire. Pourtant, les postes de dépenses potentiels ne manquent pas. Les accidents du travail ont des retentissements lourds sur la vie des accidenté·es, à la fois financières et sociales. Or, les indemnités pendant l’arrêt et lors de séquelles sont relativement faibles, et sont loin de couvrir l’ensemble de ces conséquences.

En réalité, la priorité du gouvernement sur la caisse AT-MP est davantage à la recherche d’allégements de cotisation pour les employeurs, ou à l’utilisation de la caisse comme d’une manne financière pour financer des contre-réformes.

A. Des conséquences financières de long terme mal compensées

Les accidents du travail, comme les maladies professionnelles, peuvent avoir un impact très important sur la vie des victimes. Dans certains cas, l’incapacité à reprendre le travail ne se résorbe pas, et le travailleur doit vivre avec les séquelles. On parle alors d’une diminution durable de la capacité physique ou mentale, ou de déficit fonctionnel, et, lorsque la CPAM les reconnaît, d’une incapacité partielle permanente (IPP).

En plus des séquelles, l’IPP a des effets sur la santé à long terme. Les individus ayant eu un accident du travail avec IPP ont une probabilité plus importante de se retrouver en arrêt maladie d’un trimestre ou plus (en moyenne +2,7 % pour les hommes et de +4,1 % pour les femmes), notamment l’année après l’accident[117].

Un accident du travail a pour conséquence une baisse du salaire annuel. Quand il n’entraîne pas d’incapacité de travail, cette baisse est en moyenne de 1 229 € pour les hommes et 1 037 € pour les femmes, et autour de 1 600 € quatre ans après l’accident.

Quand il entraîne une incapacité, la perte est encore plus importante : environ 5 100 € en moins pour les hommes et les femmes l’année de l’accident, puis autour de 7 500 € l’année suivante, avant de baisser progressivement[118]. Les plus touchées sont les femmes de plus 45 ans, avec 6 000 € l’année de l’accident, et 9 000 € l’année suivante.

Les accidents du travail ont ensuite un impact important sur la perte d’emploi ou d’opportunités professionnelles. Après un accident du travail sans incapacité, la probabilité d’être en emploi chute de 4,2 % chez les hommes et 5,7 % chez les femmes. Après un accident avec incapacité, la chute est de 33,9 % pour les femmes et 28,9 % pour les hommes[119] !

Dans tous les cas, la probabilité d’emploi irrégulier, c’est-à-dire de courtes périodes d’emploi ou des emplois à temps partiel, augmente fortement, entraînant des impacts sur la rémunération et les droits à la retraite sur le long terme[120].

À ces pertes de revenus s’ajoute l’augmentation des frais dans la vie personnelle liée aux coûts domestiques pour compenser le handicap ou la maladie, par exemple l’adaptation du domicile ou l’aide pour le ménage[121].

Face à ces conséquences, les voies d’action des accidentés sont peu nombreuses. La reconnaissance de l’incapacité partielle permanente passe par un processus juridique et administratif de reconnaissance relativement lourd. À partir des observations d’un médecin, la CPAM mène une enquête pour reconnaître un taux d’IPP. Si ce taux est inférieur à 10 %, la victime reçoit une indemnisation unique. Si le taux est supérieur, la victime reçoit une pension mensuelle. Les montants des indemnisations et des pensions dépendent du salaire avant l’accident. Ils sont donc rarement élevés chez les ouvriers, les employé·es et les travailleur·ses précaires.

Pour donner un exemple, Véronique Daubas-Letourneux interroge un jeune homme de 20 ans dont les dernières phalanges des deux majeurs ont été amputées à cause d’une presse dépourvue de dispositif de sécurité. Le taux d’IPP reconnu est de 15 %, soit une rente trimestrielle de 215 €. La chercheuse témoigne du nombre important de séquelles sans reconnaissance d’IPP observées au cours de ses enquêtes[122].

La poursuite en justice de l’employeur pour faute inexcusable au civil ou pour faute grave au pénal est possible, mais coûteuse et, on l’a vu, fastidieuse. La tentation peut être par exemple pour les personnes âgées victimes d’incapacités permanentes de se reporter sur une pension d’invalidité[123]. Ce type de stratégie, bien que compréhensible, est dommageable pour la prévention des risques professionnels en entreprise.

B. Des conséquences sociales et psychologiques non prises en compte

Après un accident du travail, 9 % des victimes sont concernées par la nécessité d’aménager leurs tâches, leur temps ou leur charge de travail.

Pourtant, un tiers des employeurs environ ne suit pas, ou que partiellement, les préconisations du médecin du travail, avec principalement des refus d’aménagement de poste, manquant ainsi à leur obligation de sécurité[124]. 13 % des accidenté·es estiment qu’ils et elles n’ont pas bénéficié des aménagements nécessaires. Cela touche en particulier les travailleur·ses âgé·es et les femmes, mais aussi certaines catégories socioprofessionnelles telles que les agriculteurs, les artisans, commerçants et chefs d’entreprise et les employés[125].

Les victimes d’accidents sont aussi confrontées à des risques psychosociaux très importants, notamment quand l’accident a causé un handicap. Ces risques sont d’abord liés à la nécessité de s’adapter à un nouvel emploi, parfois très différent du précédent, après un accident parfois traumatisant.

Mais ils sont liés aussi aux discriminations que vivent les victimes d’accidents. En 2023, 55 % des personnes atteintes d’une maladie chronique déclarent ainsi avoir vécu une situation de harcèlement moral dans l’emploi, contre 35 % pour le reste de la population active[126]. 30 % des personnes malades ou reconnues handicapées sont davantage confrontées lors d’entretiens de recrutement à des propos stigmatisants et à des attentes discriminatoires de l’employeur. Environ une personne sur huit ayant une maladie chronique déclare notamment qu’on lui a déjà fait comprendre, lors d’un entretien pour un poste ou une promotion, qu’elle devait cacher ses problèmes de santé au travail[127].

Dans la sphère personnelle, l’accident de travail crée une situation d’isolement pendant la rémission et pendant les arrêts de travail liés à l’accident. Les accidenté·es sont particulièrement touché·es par les risques psychosociaux et notamment, après l’accident du travail, par leur exposition quotidienne à leurs traumatismes et aux douleurs liées à l’accident, à la diminution de leurs capacités, et à l’isolement[128].

C. Face au manque de contrôle, des entreprises à l’affût pour diminuer leurs cotisations

Les politiques gouvernementales, on l’a vu, ne cessent de diminuer les moyens humains dans le contrôle des pratiques des entreprises autour des accidents du travail. Or, baisser à tout prix le taux d’accident du travail est doublement stratégique pour les entreprises.

Premièrement, il s’agit d’un enjeu d’image : les entreprises ont besoin d’indicateurs favorables pour rassurer les candidat·es au recrutement et les partenaires commerciaux, dont certains intègrent des objectifs de sécurité à leurs appels d’offres.

Deuxièmement, il s’agit d’un enjeu financier lié aux cotisations : les employeurs paient des malus ajoutés à leurs cotisations lorsque leurs entreprises comptent davantage d’accidents par rapport aux moyennes de leur branche d’activité.

Le taux exact est déterminé chaque année par la CARSAT (Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail) ou la CRAMIF (Caisse Régionale d’Assurance Maladie d’Île-de-France). Lorsque l’établissement compte moins de 20 salarié·es, l’entreprise paie un taux forfaitaire, fixé au niveau de la branche. Ainsi, une TPE d’entretien de réseaux de gaz s’acquitte d’une cotisation de 4,72 % de la masse salariale, quand un petit restaurant verse 2,04 % et un cabinet d’architectes 0,81 %.

Pour une PME, entre 20 et 149 salarié·es, le taux de cotisation associe les résultats généraux du secteur et les accidents recensés au sein de l’entreprise depuis 3 ans. Enfin, les grandes entreprises de plus de 150 salarié·es ne répondent que de leur propre politique de sécurité. Elles paient en fonction des arrêts ou maladies professionnelles déclarés, à la fois en matière de nombre (chaque cas est retenu) et de gravité (plus l’arrêt est long, plus la cotisation est élevée).

Cette logique assurantielle fait débat. En théorie, elle encourage les entreprises à faire de la prévention contre les risques d’accidents. Mais elle peut aussi les pousser à éviter, voire à empêcher la déclaration de sinistre.

Certaines entreprises se font assister de cabinets de conseils spécialisés dans la contestation des accidents du travail. Certains de ces « cost killers » sont dédiés à la prévention des risques au sein de l’entreprise, ce qui est légitime. Maisla plupart privilégient l’optimisation financière des dépenses AT-MP. C’est le cas par exemple de « ATMP solution », des « spécialistes pour faire baisser les cotisations AT-MP »[129], soit une équipe de 80 personnes qui assure le pilotage prévisionnel des cotisations, orchestre les contentieux sur la tarification et organise des contre-visites médicales.

On retrouve cette orientation dans nombre de cabinets de conseils ou d’avocats, qui facturent des formations sur la déclaration des accidents, le suivi des dossiers, l’acquittement des cotisations, mais aussi la contestation des accidents, des incapacités permanentes ou des taux de cotisation. Une société de conseils comme BDO revendique ainsi 15 millions d’euros d’économie pour ses clients sur le taux 2018 – lesquels clients comptent le groupe ADP, Europcar, Décathlon, IKKS, HauptPharma, Eurostar, etc.

Certaines grandes entreprises déploient, elles, des stratégies pour minimiser leurs cotisations : fractionner l’activité entre de petites unités ou réaffecter les salarié·es à un autre établissement quand survient un accident. Plutôt que d’assumer les risques de 200 personnes, certains employeurs découpent ainsi l’entreprise en quatre établissements de 50 personnes, pour s’appuyer sur les taux collectifs du secteur, alors même que leur fréquence d’accidents est plus élevée. Bilan : elles sous-cotisent par rapport aux accidents observés.

D’après la Cour des comptes, les entreprises comportant plus de 20 établissements différents ont ainsi soustrait 100 millions d’euros à la Sécurité sociale en 2017[130].

D. La bataille pour récupérer le « magot » de la caisse AT-MP

Le financement de la branche AT-MP demeure largement à la charge du patronat, puisque 91 % de ses recettes proviennent de cotisations patronales. Dès lors, la sous-reconnaissance ou la non-reconnaissance ont pour conséquence de reporter le coût des prises en charge sur les autres caisses de l’Assurance Maladie, au bénéfice du patronat. En effet, avec la « diversification » des sources de financement, la branche maladie n’est plus alimentée qu’à 33 % par les cotisations employeur. Le reste est notamment divisé entre 32 % de taxes sur la consommation et 23 % de CSG.

La logique utilisée jusqu’ici a été en conséquence de prévoir des versements depuis la caisse AT-MP vers les autres caisses, venant compenser la sous-déclaration. Mais cette logique vient en réalité acter la sous-déclaration comme un fait inévitable.

Les fonds de la caisse AT-MP pourraient plutôt être utilisés pour relever les montants des indemnités journalières et des pensions d’invalidité, ce qui limiterait la sous-déclaration pour raisons financières.

Ils pourraient également venir financer davantage les actions de prévention, ainsi que l’accompagnement à moyen et long terme des victimes d’accidents du travail, dont on a vu qu’elles souffrent de risques psychosociaux et de discriminations très peu reconnus.

En réalité, le gouvernement refuse ce type de dépenses car il considère les excédents de la caisse AT-MP comme un « magot » à récupérer, au même titre que l’assurance chômage. En témoigne ainsi la décision d’Élisabeth Borne, en janvier 2023, de diminuer de 800 millions d’euros la contribution patronale à la branche AT-MP, pour venir compenser le déficit de la branche vieillesse, aggravé par le report à 64 ans de l’âge de départ à la retraite… pourtant censé permettre de réaliser des économies[131].

Conclusion

La reconnaissance, l’indemnisation et la prévention des accidents du travail ont toujours été des enjeux centraux dans la lutte des classes. De la création des inspecteurs du travail en 1892 à la loi de 1898 sur les accidents du travail, de la création de la caisse AT-MP en 1946, en passant par celle du ministère du Travail en 1906, la reconnaissance des maladies professionnelles en 1912 ou la première intégration des substances toxiques à leur tableau en 1931, toutes les avancées en la matière sont filles des luttes ouvrières.

C’est toujours le cas aujourd’hui. Avec la vague néolibérale qui a déferlé sur le monde et la France à partir des années 1980, le patronat a imposé en la matière un certain nombre de reculs ou des contournements de la législation sociale qui visaient à prévenir les accidents du travail.

Si ses conséquences sont très concrètes – des vies broyées ou détruites –, il y a au cœur de cette lutte un enjeu idéologique. Le patronat, de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, a toujours tenté de naturaliser la souffrance au travail. Son objectif : faire passer l’organisation du travail qu’il met en place, et les souffrances qu’il engendre sur les corps, comme un processus anhistorique, naturel. Il n’y aurait pas à rechercher ses causes dans l’exploitation capitaliste du travail, mais bien plutôt dans « les risques du métier », malheureux mais inéluctables.

Dans leur logique, toute réglementation, toute surveillance, toute tentative de prévention pour réduire les risques d’accidents est vue comme une intrusion inutile et entravante pour la production. C’est bien sûr la raison réelle derrière la suppression des Comités d’hygiène et de sécurité des conditions de travail (CHSCT), la suppression de critères de pénibilité, et la batterie d’arguments rhétoriques de toute sorte déployée pour refuser la reconnaissance de nouveaux risques pourtant constatés unanimement, comme les risques psychosociaux.

Ce discours de dépolitisation des conditions de travail a eu la main depuis une quarantaine d’années. Nous pouvons en mesurer aujourd’hui les effets réels : l’augmentation du nombre de morts au travail.

Pour inverser la tendance, et préserver les vies des travailleur·ses, reconstruire un contre-discours sur les accidents du travail est un impératif.

Non, ces accidents ne surviennent pas par hasard. Ils sont liés à une organisation du travail, conditionnés par la recherche sans fin du profit, qui est directement responsable des processus d’intensification, de précarisation, de fragmentation du travail.

Ces processus ne viennent eux-mêmes pas de nulle part. Ils ont été encouragés par des décisions politiques et des lois, qui ont détricoté sciemment des pans entiers du Code du travail, créé de nouveaux statuts d’emploi précaires et accompagné les stratégies capitalistes de déstructuration des collectifs de travail.

Il faut mettre en lumière ces mécanismes, ce que cette note contribue à faire. C’est la condition sine qua non pour enclencher de nouvelles politiques de mise en sécurité des  travailleur·ses.

Sans discours offensif sur les accidents, la porte est laissée grand ouverte à de nouveaux abus de pouvoir. Ils sont légion et parfois pernicieux : création d’une véritable industrie privée pour aider le patronat à cacher les accidents, volonté pour le gouvernement de faire main basse sur la caisse AT-MP pour financer ses réductions massives d’impôts aux entreprises et aux plus riches, ou encore mise en ruine des services publics de l’inspection et de la médecine du travail.

Une autre politique est possible. Elle consisterait à envisager les évolutions de la législation du travail à travers le prisme prioritaire de la réduction des risques pour les travailleur·ses. Elle renforcerait l’autonomie des collectifs de travail et le pouvoir des salariés sur l’organisation du travail. Elle travaillerait à la reconnaissance de nouveaux risques d’accidents et de nouvelles maladies professionnelles.

C’est une bataille. Elle a pour objectif de sauver des vies. Nous voulons apporter notre modeste pierre à l’édifice.


08.04.2024 à 17:57

Journée d’étude sur l’État. « Aujourd’hui, que faire de l’État ? »

Claire Jacquin

Le samedi 6 avril, l'Institut La Boétie organisait une journée d'étude sur l'État. La troisième et dernière table ronde de la journée s'intitulait « Aujourd’hui, que faire de l’État ? ». Il s'agissait de s'interroger sur les forces de résistance à cette logique autoritaire, sur la façon de relancer un projet démocratique d'organisation collective. Comment envisager, dans le cadre d'un projet de rupture, une prise du pouvoir d'État et sa transformation radicale en lien avec les mobilisations populaires ? Des questions qui englobent celles de la refonte et de l'extension des services publics, de la construction d'une orientation écologique et sociale, et interrogent donc la construction libérale de l'Europe ainsi que la dimension internationale et internationaliste d'un tel projet.
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Le samedi 6 avril, l’Institut La Boétie organisait une journée d’étude sur l’État.

La troisième et dernière table ronde de la journée s’intitulait « Aujourd’hui, que faire de l’État ? ». Elle était animée par Matteo Polleri, docteur en philosophie politique.

Intervenant·es :
– Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie au CNRS et à Paris-Dauphine PSL, autrice de L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique (2023)
– Claire Lejeune, doctorante sur la planification écologique, co-animatrice du département de planification écologique de l’Institut La Boétie
– Claire Lemercier, directrice de recherches en histoire au CNRS, co-autrice de La valeur du service public (2021)
– Stefano Palombarini, maître de conférences en économie, membre du Conseil scientifique de l’Institut La Boétie, co-auteur de L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français (2018) et Où va le bloc bourgeois ? (2022)

Il s’agissait de s’interroger sur les forces de résistance à cette logique autoritaire, sur la façon de relancer un projet démocratique d’organisation collective. Comment envisager, dans le cadre d’un projet de rupture, une prise du pouvoir d’État et sa transformation radicale en lien avec les mobilisations populaires ?
Des questions qui englobent celles de la refonte et de l’extension des services publics, de la construction d’une orientation écologique et sociale, et interrogent donc la construction libérale de l’Europe ainsi que la dimension internationale et internationaliste d’un tel projet.

08.04.2024 à 17:34

Journée d’étude sur l’État. Ce qu’est l’État : généalogie et champ de bataille.

Claire Jacquin

Le samedi 6 avril, l'Institut La Boétie organisait une journée d'étude sur l'État. Sa première table ronde, intitulée « Ce qu’est l’État : généalogie et champ de bataille », comprenait les interventions de Isabelle Garo (co-animatrice du département de philosophie de l'Institut La Boétie), Ludivine Bantigny (maîtresse de conférences en histoire), Pierre Crétois (maître de conférences en philosophie) et Stathis Kouvélakis (chercheur en philosophie politique).
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Le samedi 6 avril, l’Institut La Boétie organisait une journée d’étude sur l’État.

Sa première table ronde, intitulée « Ce qu’est l’État : généalogie et champ de bataille », comprenait les interventions de Isabelle Garo (co-animatrice du département de philosophie de l’Institut La Boétie), Ludivine Bantigny (maîtresse de conférences en histoire), Pierre Crétois (maître de conférences en philosophie) et Stathis Kouvélakis (chercheur en philosophie politique).

Il s’agissait d’aborder le rapport à l’État sous l’angle des différentes traditions historiques de la pensée critique et du mouvement ouvrier et de leurs développements contemporains. Refonte démocratique, anti-étatisme, fédéralisme, communalisme, etc. : comment penser l’État hier et aujourd’hui ?

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