
24.12.2025 à 07:00
Marion Rousset
Moins d’un Français sur deux lit plus d’un livre par an en dehors de l’école et du travail… Un chiffre en chute libre. Le livre va-t-il, un jour, devenir un objet obsolète ? Le recul de la lecture a pris de telles proportions que le phénomène affole désormais certains neuroscientifiques.
T ourner les pages d’un roman sans voir les heures filer, la tête confortablement calée sur l’oreiller. Cette image appartiendra-t-elle bientôt au passé ? Et si les livres n’étaient pas condamnés à finir au bûcher comme dans Fahrenheit 451, mais entre les mains d’une élite très restreinte, avec les conséquences décrites par Ray Bradbury dans sa dystopie qui met en scène une société lobotomisée ? Le recul de la lecture a pris de telles proportions – tous âges confondus – que le phénomène affole désormais bien au-delà des cercles réactionnaires qui tiennent des discours aux accents déclinistes. À commencer par certains neuroscientifiques et chercheurs en psychologie cognitive, qui en viennent à échafauder des hypothèses n’ayant rien à envier aux récits d’anticipation des auteurs de science-fiction. « Depuis la révolution numérique, au tournant du 21èmesiècle, le temps que le cerveau des jeunes consacre aux livres a été très nettement réduit, supplanté par le temps consacré aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo, soit à des textes très courts, peu soignés, et à des images sur écrans, pointe Olivier Houdé, professeur de psychologie, spécialiste du développement cognitif des enfants.
Depuis l’imprimerie, le réseau neuro-culturel impliqué dans la lecture s’est renforcé, puis il s’est massivement étendu avec l’avènement des lois Ferry qui ont institué l’école obligatoire. Une évolution qui pourrait arriver à un point de bascule
L’une des conséquences probables, pour les générations à venir, est une atrophie progressive du réseau neuronal de la lecture. Il restera, certes, toujours une sorte de « kit minimal de survie », telle une boîte aux lettres du cerveau humain, évitant l’illettrisme, qui permettra de décoder des consignes, messages et textes courts. Et concernant ce kit, rien n’exclut qu’une intelligence artificielle le remplace très vite ! » C’est dire combien pour lui, l’heure est grave. Et elle l’est d’autant plus quand cette désaffection pour la lecture touche des enfants et des adolescents en plein développement, selon Michel Desmurget, chercheur en neurosciences : « Des adultes ayant grandi avec des livres qui cesseraient de lire pendant cinq ans auraient toutes les chances de réussir à s’y remettre s’ils décidaient de revenir à cette activité. Car les bases sont acquises. Pour des enfants et des adolescents, ce n’est pas la même histoire », affirme cet auteur d’un ouvrage intituléFaites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital. « La construction cérébrale dépend de la nature des aliments donnés au cerveau dans les périodes critiques. Plus un enfant passe de temps sur les écrans, moins la structure anatomique de son cerveau va se mettre en place. »
Contemporaine des premières statistiques sur les pratiques culturelles des Français, au milieu des années 1950, l’inquiétude ne date pas d’hier. Mais longtemps, le camp progressiste a balayé ces lamentations se moquant du « C’était mieux avant », des attaques visant d’abord la jeunesse qui ne serait plus ce qu’elle était. Au milieu des années 2010, la sociologue Sylvie Octobre clamait ainsi dans les colonnes du Monde : « Les jeunes lisent toujours, mais pas des livres ». Même son de cloche du côté du cofondateur de Mediapart, Edwy Plenel, qui s’inscrivait en faux contre ce constat d’un effondrement de la lecture, dans une interview donnée à la revue des Cahiers pédagogiques : « On dit que les jeunes lisent moins : mais ils n’arrêtent pas de lire ! » En 2023, Carine Roucan, enseignante en littérature à l’université Le Havre Normandie, tentait encore d’apaiser les craintes dans un article intitulé « Oui, les jeunes lisent encore. Mais différemment ! », paru sur le site The Conversation. Et en un sens, ils ont raison : les jeunes continuent bien de lire… mais pas des romans, exception faite de la new romance – des histoires d’amour populaires abordant des sujets actuels – qui a le vent en poupe chez les adolescentes. À part les mangas et bandes dessinées qui n’ont pas disparu des bibliothèques, surtout de textes courts sur Internet, de posts sur les réseaux sociaux, de fils WhatsApp, etc. Entendons-nous bien, ce n’est pas la lecture en général qui est en perte de vitesse, mais bien celle des livres – imprimés ou numériques.
Force est de constater que les Français lisent de moins en moins d’ouvrages, quelle que soit la classe d’âge. La soif de romans et d’essais se tarit, y compris chez les vieux. En 1988, 73% des Français de 15 ans et plus lisaient au moins un livre par an en dehors de l’école et du travail. En 2018, ils n’étaient plus que 62% et le pourcentage est même tombé à 48% aujourd’hui. À noter que la BD n’est pas épargnée par ce recul. À quoi s’ajoute la part de lecture quotidienne, qui a atteint son plus bas niveau depuis dix ans, selon la sixième édition du baromètre « Les Français et la lecture », réalisé par Ipsos pour le Centre national du livre (CNL), dont les résultats ont été rendus publics au printemps dernier. Sans oublier un renversement qui n’est pas rassurant : alors qu’il y a trente ans, les gros lecteurs étaient jeunes, aujourd’hui ils sont âgés. Bref, tous les clignotants sont au rouge. Et ça commence à se voir.
En cause ? De nombreuses études incriminent un usage intensif des écrans qui empiète sur la lecture de livres. « Sur leur temps libre, les Français consacrent ainsi presque une journée par semaine aux écrans (hors études/travail) et jusqu’à plus de 35 heures chez les moins de 25 ans, soit quasiment autant de temps aux écrans chaque jour qu’à lire des livres chaque semaine », révèle ainsi l’enquête menée pour le CNL. Nul doute que les notifications permanentes capturent l’attention au détriment d’activités qui demandent de la concentration. Cerise sur le gâteau, ces moments déjà réduits à portion congrue sont aussi parasités par l’envoi de messages ou la fréquentation des réseaux sociaux qui contribuent à hacher la lecture. Ainsi, 27% des lecteurs et plus de la moitié des 15-24 ans se laissent distraire par leur smartphone alors qu’ils tournent les pages. À ce propos, Bruno Patino établit une comparaison surprenante, dans La Civilisation du poisson rouge, entre le temps d’attention de ce vertébré aquatique et celui de la génération Y, dite « digital native » : « 8 secondes, c’est le temps d’attention d’un poisson rouge : au-delà, ce dernier remet à zéro son univers mental et découvre ainsi un monde nouveau à chaque tour de bocal […] 9 seconde, c’est le temps d’attention d’un Millenial : au-delà, son cerveau décroche et il lui faut un nouveau stimulus », affirme-t-il sur la foi de calculs réalisés par les ingénieurs de Google. Et d’en conclure : « Nous sommes tous sur le chemin de l’addiction : enfants, jeunes, adultes. »
Nul doute que la surconsommation d’écrans en tout genre détourne enfants comme adultes des livres. Mais sur un plan plus philosophique, il se peut que la lecture pâtisse aussi, dans l’ombre, d’une accélération du temps inhérente à la modernité. C’est en tout cas l’hypothèse de l’historienne Mona Ozouf qui insiste, dans La Cause des livres, sur « la difficulté de se procurer, dans notre société, les biens qui [lui] sont indispensables : le silence, la solitude et même l’ennui ». Diagnostic conforté par la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, dans Télérama, il y a plusieurs années de cela : « J’entends déplorer fréquemment que les élèves ne lisent plus, ou, plus souvent encore, qu’ils ne savent plus lire un livre du début à la fin et se satisfont de fragments, soulignait-elle alors. Mais la lecture fragmentée n’est pas liée simplement à l’existence autour de nous des écrans qui nous sollicitent en permanence. Elle s’explique plus profondément par le rapport qu’entretient l’individu contemporain avec le temps – ce qu’on appelle le « présentisme », à savoir la prégnance de l’instant, de l’immédiateté, l’appréhension du temps comme une succession de moments au détriment de la prise en compte de la durée, de l’existence du passé et de l’avenir. Cette incapacité à envisager la longue durée affecte fatalement la pratique de la lecture, qui est à la fois de l’ordre de la mémoire et du projet. » Dans son ouvrage intitulé Accélération. Une critique sociale du temps, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa relève l’existence d’un paradoxe : alors que les outils techniques promettaient de nous faire gagner du temps, nous n’avons jamais eu autant l’impression de manquer de temps.
Les jeunes continuent bien de lire… mais pas des romans. À part les mangas et bandes dessinées qui n’ont pas disparu des bibliothèques, il s’agit surtout de textes courts sur Internet, de posts sur les réseaux sociaux, de fils WhatsApp, etc. Ce n’est pas la lecture en général qui est en perte de vitesse, mais bien celle des livres – imprimés ou numériques.
Fast-food, speed-dating, haut débit… Le quotidien est pris dans une frénésie qui participe de la victoire du « format court dans tous les domaines », souligne le sociologue Bernard Lahire, auteur d’un manifeste intitulé Savoir ou périr paru à la rentrée. « Dans les années 90, le cinéma arrivait en tête des préférences des jeunes, devant la lecture, dans les enquêtes sur leurs préférences. Interrogés, ils disaient qu’en deux heures, ils avaient toute l’histoire », souligne Bernard Lahire. Cette tendance à l’accélération affecte jusqu’à l’école qui peine, du même coup, à fabriquer des lecteurs : « Depuis très longtemps, elle habitue les élèves à ne pas lire ! Les enseignants manquent de temps, on leur demande d’aller toujours plus vite, ce qui n’est pas compatible avec la lecture de textes longs. » Plus longtemps les élèves séjournent à l’école, moins ils lisent pour eux-mêmes, montraient déjà les sociologues Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez en 1999, dans Et pourtant, ils lisent… Sauf qu’à l’époque, le décrochage avait lieu au lycée, à l’approche du bac. Aujourd’hui, la pression commence bien plus tôt. Selon Bernard Lahire, c’est toute la machine scolaire – soumise à une obsession de l’évaluation – qui tourne à l’envers : on la cadence pour terminer le programme et pouvoir noter les copies lors des examens et concours. Autrement dit, l’école ne permet plus de développer, en toute tranquillité, des apprentissages. Ce qui contribue, selon ce sociologue, à une « culture du découpage des œuvres en petits morceaux, en extraits de textes. Les semaines sont si surchargées, les programmes si denses que les élèves manquent de disponibilité pour lire des œuvres du début à la fin ».
Mais le désamour pour les livres pourrait aussi être lié à une hiérarchie scolaire qui fait la part belle aux mathématiques, si l’on en croit la sociologue Sylvie Octobre, autrice de Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique. Interrogée dans Le Monde, elle invoquait il y a déjà dix ans le « glissement de notre société de ce qu’on appelait les humanités vers le technico-commercial. Auparavant, les filières les plus prestigieuses nécessitaient une pratique assidue de la lecture. Or la lecture, en tant que loisir tout du moins, n’est plus vraiment obligatoire pour devenir ingénieur. » Plutôt que des romans, expliquait-elle alors, « les 15-29 ans lisent des textos, Wikipédia, des blogs… Il y a bien des façons de lire. En réalité, on n’a jamais tant lu : des textes, des publicités, des articles, etc. ». Depuis, les faits lui ont largement donné raison.
Reste une question : faut-il voir dans cette victoire de la lecture fragmentée une véritable rupture anthropologique, ou au contraire dédramatiser la désaffection grandissante pour les bouquins, sujette à déploration depuis des décennies ? Craindre que l’explosion des non-lecteurs n’ait des conséquences désastreuses, ou se rassurer sur la capacité des livres-audio et autres supports à prendre le relais ? « Les discours d’affolement, de déclin, me laissent circonspect. Même des collègues qui étaient assez prudents se lâchent plus aujourd’hui, on a l’impression qu’un seuil a été dépassé. Pourtant, les données montrent que les gens lisent moins de livres, mais la lecture ne se réduit pas à la lecture de livres », insiste Bernard Lahire qui refuse de céder à la panique morale. D’autant que cette baisse, qui peut interpeller lorsqu’elle touche les sciences humaines et sociales, n’a pas le même impact dans toutes les disciplines, selon lui : « Dans beaucoup de domaines scientifiques, les innovations ou les révolutions viennent de ceux qui ont su s’approprier des connaissances très étendues, ce qui se traduit par une pratique intensive de la lecture dans le cas des sciences humaines et sociales avec Marx, Durkheim, Freud, etc., et sans doute aussi de la biologie si l’on pense à Darwin. C’est pourquoi je plaide, en Sciences Humaines et Sociales, pour que les étudiants lisent des livres en entier, pas des bribes et des commentaires sur ces livres », reconnaît-il. Mais, pondère-t-il, « on peut être un ingénieur formidable sans lire énormément. Le mathématicien Alexandre Grothendieck n’aimait pas du tout lire les ouvrages de ses collègues, il préférait téléphoner aux gens pour leur demander de lui résumer le propos ! »
Il n’empêche que l’organisation sociale que nous connaissons aujourd’hui et son rapport à la science se sont construits sur un savoir qui s’est sédimenté dans des textes, depuis l’invention de l’écriture. Une histoire qui a débuté en Mésopotamie et en Égypte il y a près de 6000 ans, et façonné les sociétés lettrées d’aujourd’hui. « On peut supposer que l’ensemble des mutations de la connaissance en Occident, depuis la Mésopotamie et la Grèce antique, doit être attribuée à une configuration historique très particulière. Celle-ci allie des techniques (l’écriture et la lecture) et des formes institutionnelles de transmission et d’accumulation des savoirs (l’école, la classe, la pédagogie et la culture scolaire) », analyse le chercheur Jean-Claude Ruano-Borbalan dans un article intitulé « Des sociétés orales aux sociétés scolaires », paru dans le magazine Sciences humaines. Ce lien au livre est d’ailleurs si central que l’on a pris l’habitude de « décrire […] le monde comme un texte ou un texte comme le monde », observe Alberto Manguel, essayiste canado-argentin, dans son Histoire de la lecture. Une métaphore qui traverse les sociétés juive, chrétienne et islamique, lesquelles font des livres sacrés le Verbe divin lui-même. « Pour la plupart des sociétés alphabétisées – pour l’islam, pour les sociétés juives et chrétiennes telles que la mienne, pour les anciens Mayas, pour les vastes cultures bouddhistes – la lecture se trouve au début du contrat social », insiste Alberto Manguel. De sorte que l’apprentissage de la lecture s’apparente à un rite initiatique, comme dans la société juive médiévale qui célébrait ce passage lors de la fête de Shavuot : on drapait alors le garçon qui allait être initié dans un châle de prière, puis son père le conduisait au maître qui prenait celui-ci sur ses genoux et lui montrait une ardoise où figuraient l’alphabet hébreu. Le maître lisait chaque mot à haute voix et l’enfant répétait. Ensuite on enduisait l’ardoise de miel et l’enfant la léchait, « assimilant ainsi physiquement les mots sacrés ». Il mangeait aussi des œufs durs épluchés et des gâteaux au miel sur lesquels étaient inscrits des versets bibliques, après les avoir lus à haute voix. « L’enfant qui apprend à lire est admis dans la mémoire commune par la voie des livres et découvre ainsi un passé partagé qu’il ou elle renouvelle, à un degré plus ou moins grand, à chaque lecture », résume Alberto Manguel.
Cette dimension symbolique s’est accompagnée du développement de compétences cognitives spécifiques, rappelle Olivier Houdé : « Le réseau neuronal de la lecture n’existait pas biologiquement dans le cerveau de nos lointains ancêtres avant l’invention de l’écriture et de la lecture. Ce réseau a dû se construire par recyclage neuronal et une empreinte culturelle nouvelle dans des régions cérébrales antérieurement dédiées à la vision des objets qui, elle, existait depuis la nuit des temps. De la même façon, le réseau neuronal de la lecture doit se reconstruire, se façonner, telle une empreinte éducative singulière et nouvelle, dans le cerveau de chaque enfant au cours de son développement cognitif, en particulier à l’école en CP. C’est un formidable défi, tout à la fois biologique et culturel ! », explique-t-il. De la révolution de l’imprimerie – et la relative démocratisation du livre – à la Renaissance, le réseau neuro-culturel impliqué dans la lecture s’est renforcé, puis il s’est massivement étendu avec l’avènement des lois Ferry qui ont institué l’école obligatoire. Une évolution qui pourrait arriver à un point de bascule : « La richesse et la profondeur du réseau neuro-culturel de la lecture d’antan, jusqu’aux joies inégalables que procurent la littérature et la poésie et que connaissaient encore les générations de la fin du 20ème siècle, auront probablement bientôt disparu de la population générale. Resteront quelques exceptions, comme les érudits au Moyen Âge, gamberge Olivier Houdé. Par ce scénario encore hypothétique, les circuits courts du cerveau, de l’œil au pouce, auront peu à peu colonisé, puis remplacé les circuits longs : ceux de la pensée élaborée et du raisonnement. Ces circuits courts œil-pouce tourneront alors de plus en plus rapidement, mais in fine à vide. »
De quoi dessiner un scénario catastrophe : si cette hypothèse scientifique se vérifie, la désaffection pour les livres pourrait affecter nos capacités à décrypter les fake news qui empoisonnent la vie démocratique et même la manière de faire société. « Depuis l’émergence du langage, l’humanité n’a rien inventé de mieux que la lecture pour structurer la pensée, organiser le développement du cerveau et civiliser notre rapport au monde ; le livre construit littéralement l’enfant dans sa triple composante intellectuelle, émotionnelle et sociale », énumère Michel Demurget dans Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital. Loin d’être un simple loisir, la lecture forge des cerveaux à même de comprendre des réalités complexes, et contribue à cimenter la société : « J’ai épluché la littérature scientifique dans tous les sens et je n’ai pas trouvé de meilleur antidote à l’abêtissement des esprits que la lecture. Elle est une véritable machine à façonner l’intelligence dans sa dimension cognitive (celle qui permet de penser, de réfléchir et de raisonner), mais aussi, plus largement, socio-émotionnelle (celle qui permet de se comprendre et de comprendre autrui, au bénéfice des relations sociales) », défend ce chercheur en neurosciences. Des travaux ont notamment permis de montrer l’influence positive du volume de lecture – surtout s’il s’agit de fiction – accumulé tout au long de la vie sur le degré d’empathie. En donnant accès à la psyché des personnages, à leurs émotions et leurs pensées, la littérature offre, en effet, la possibilité au lecteur d’éprouver une myriade de vies. Autre intérêt – et non des moindres – de la lecture approfondie : elle favorise la capacité à distinguer le vrai du faux, à écarter les fausses informations amplifiées aujourd’hui par l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux et à développer l’esprit critique. Autant de compétences indispensables, par les temps qui courent. Pour éviter que la réalité ne rattrape la fiction, relisons donc Ray Bradbury qui prophétisait dès 1953 : « Il n’y a pas besoin de brûler des livres pour détruire une culture. Juste de faire en sorte que les gens arrêtent de les lire. »
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Cet article est extrait du n°63 de la revue Regards, publié en octobre 2025 et toujours disponible dans notre boutique !
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23.12.2025 à 11:48
la Rédaction

L’affaire Epstein, du nom de ce prédateur sexuel américain, suicidé en prison en 2019, revient par vagues, par fracas successifs, charriant son lot de documents, de photos, de révélations partielles et de fantasmes totaux. Ces derniers jours, des milliers de pages ont été rendues publiques par l’administration américaine qui aura fini par y consentir sous une pression devenue intenable. On y voit Jeffrey Epstein poser avec des figures du pouvoir et de la célébrité : Bill Clinton, Mick Jagger, princes, milliardaires, stars mondialisées, intellectuels. La promesse était celle de la transparence. Le résultat est tout autre : les images sont caviardées, les visages floutés, les noms parfois masqués.
C’est là que la mécanique politique déraille. Pour les militants de la galaxie complotiste influente parmi les soutiens Maga de Trump, ces rectangles noirs apposés sur les photos sont une preuve en soi. La preuve que « l’État profond » continue de protéger les puissants. La preuve que la vérité existe, mais qu’on la leur vole. Peu importe que le caviardage réponde à des impératifs juridiques élémentaires, présomption d’innocence, protection de tiers non mis en cause. Peu importe que la présence sur une photo ne constitue pas une preuve de crime. Ce qui compte, c’est l’impression persistante d’un mensonge organisé.
Car au fond, ce que cherchent les MAGA n’est pas la vérité. Ils cherchent leur vérité. Une vérité dans laquelle les élites sont nécessairement coupables, pédocriminelles, corrompues jusqu’à l’os. Chaque document devient une pièce à conviction, même lorsqu’il ne dit rien. Chaque silence, chaque flou, chaque noir devient un aveu. La réalité n’est plus ce qui est établi, mais ce qui conforte une vision du monde déjà verrouillée.
Le drame est que cette dynamique ne relève plus de la simple marginalité politique. Elle ronge le cœur même de la démocratie américaine. La défiance envers les élites s’est muée en ressentiment, puis en haine. Une haine indistincte, paranoïaque, qui ne distingue plus le pouvoir économique du champ culturel, ni les crimes avérés des soupçons fabriqués. Comme au temps des sorcières de Salem, on traque des signes qui n’en sont pas. Comme au temps du maccarthysme, on désigne des ennemis de l’intérieur, accusés de conspirer contre la nation.
L’affaire Epstein agit ici comme un révélateur brutal. Oui, il y a eu des crimes massifs. Oui, il y a eu des complicités. Oui, la justice américaine manque toujours à l’appel. Mais cette vérité-là, documentée, complexe, incomplète, les Qanons n’en veulent pas. Ils lui préfèrent une mythologie totale, où tout est lié, où tout confirme tout, où l’ennemi est partout et donc nulle part.
Le danger est grand ; il est même déjà là. Quand une société cesse de chercher le vrai pour ne plus chercher que la confirmation de ses haines, elle bascule. Non vers plus de justice, mais vers la chasse. Non vers la démocratie, mais vers le soupçon permanent. Epstein n’est plus seulement un criminel mort. Il est devenu le gouffre où une Amérique y projette ses fantasmes les plus sordides… et s’y perd.
NAZIS DU JOUR
Ce week-end à Phoenix se tenait l’AmericaFest, grand rassemblement de la galaxie trumpiste MAGA. L’édition 2025 n’a pas été marquée par des discours ouvertement antisémites, mais par une fracture interne autour des théories complotistes et de la place accordée à des figures d’extrême droite radicale comme Nick Fuentes, influenceur suprémaciste et antisémite notoire. Sur scène, certains ont refusé de tracer des lignes rouges face à l’antisémitisme, au nom de l’unité du mouvement. D’autres ont dénoncé cette complaisance. Voilà où en est le débat du côté du camp républicain. Coincé entre ses ambitions et une base radicalisée, le vice-président J. D. Vance, présent pour conclure le raout, s’est situé du côté de ceux qui condamnait l’antisémitisme… mais il refuse de les mettre au ban du grand mouvement MAGA. À AmericaFest, ce n’est pas l’extrême droite antisémite qui a triomphé, mais son droit à exister au cœur du trumpisme.
L.L.C.

« La Fabrique du mensonge – Elon Musk : la conquête du pouvoir en 80 000 tweets », un documentaire de France 2. On suit la transformation de ce démocrate, écolo, technophile devenu soutien actif de Trump via son refus des syndicats puis son déni du covid. Sa méchanceté et sa mythomanie sont sans limite. Sa fortune stratosphérique (600 milliards) est désormais mise au service de son idéologie néonazie et transhumaniste. Depuis des années, il bénéficie des financements publics ; désormais, il compte sur l’appui de toute l’administration américaine. Ce documentaire donne la mesure du danger des oligarques.



Macron n’a jamais autant mouillé le maillot pour nous vendre l’armée
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23.12.2025 à 11:33
Pablo Pillaud-Vivien
Sous couvert de dénoncer les puissants, la galaxie trumpiste transforme l’affaire Epstein en mythe total, dissolvant les faits dans le soupçon permanent.
L’affaire Epstein, du nom de ce prédateur sexuel américain, suicidé en prison en 2019, revient par vagues, par fracas successifs, charriant son lot de documents, de photos, de révélations partielles et de fantasmes totaux. Ces derniers jours, des milliers de pages ont été rendues publiques par l’administration américaine qui aura fini par y consentir sous une pression devenue intenable. On y voit Jeffrey Epstein poser avec des figures du pouvoir et de la célébrité : Bill Clinton, Mick Jagger, princes, milliardaires, stars mondialisées, intellectuels. La promesse était celle de la transparence. Le résultat est tout autre : les images sont caviardées, les visages floutés, les noms parfois masqués.
C’est là que la mécanique politique déraille. Pour les militants de la galaxie complotiste influente parmi les soutiens Maga de Trump, ces rectangles noirs apposés sur les photos sont une preuve en soi. La preuve que « l’État profond » continue de protéger les puissants. La preuve que la vérité existe, mais qu’on la leur vole. Peu importe que le caviardage réponde à des impératifs juridiques élémentaires, présomption d’innocence, protection de tiers non mis en cause. Peu importe que la présence sur une photo ne constitue pas une preuve de crime. Ce qui compte, c’est l’impression persistante d’un mensonge organisé.
Car au fond, ce que cherchent les MAGA n’est pas la vérité. Ils cherchent leur vérité. Une vérité dans laquelle les élites sont nécessairement coupables, pédocriminelles, corrompues jusqu’à l’os. Chaque document devient une pièce à conviction, même lorsqu’il ne dit rien. Chaque silence, chaque flou, chaque noir devient un aveu. La réalité n’est plus ce qui est établi, mais ce qui conforte une vision du monde déjà verrouillée.
Le drame est que cette dynamique ne relève plus de la simple marginalité politique. Elle ronge le cœur même de la démocratie américaine. La défiance envers les élites s’est muée en ressentiment, puis en haine. Une haine indistincte, paranoïaque, qui ne distingue plus le pouvoir économique du champ culturel, ni les crimes avérés des soupçons fabriqués. Comme au temps des sorcières de Salem, on traque des signes qui n’en sont pas. Comme au temps du maccarthysme, on désigne des ennemis de l’intérieur, accusés de conspirer contre la nation.
L’affaire Epstein agit ici comme un révélateur brutal. Oui, il y a eu des crimes massifs. Oui, il y a eu des complicités. Oui, la justice américaine manque toujours à l’appel. Mais cette vérité-là, documentée, complexe, incomplète, les Qanons n’en veulent pas. Ils lui préfèrent une mythologie totale, où tout est lié, où tout confirme tout, où l’ennemi est partout et donc nulle part.
Le danger est grand ; il est même déjà là. Quand une société cesse de chercher le vrai pour ne plus chercher que la confirmation de ses haines, elle bascule. Non vers plus de justice, mais vers la chasse. Non vers la démocratie, mais vers le soupçon permanent. Epstein n’est plus seulement un criminel mort. Il est devenu le gouffre où une Amérique y projette ses fantasmes les plus sordides… et s’y perd.