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26.07.2024 à 20:03

L’éducation à la sexualité sous tension

Mathilde Blézat

Au début de 2024, dans un lycée public d’une petite ville occitane, la réalisatrice Nina Faure projette son documentaire We are coming, qui aborde la sexualité d’un point de vue féministe. Plusieurs classes y assistent, par groupes d’une centaine d’élèves, encadré·es par leurs professeur·es, mais sans préparation pédagogique préalable. Dès les premières minutes, la réalisatrice […]
Texte intégral (3488 mots)

Au début de 2024, dans un lycée public d’une petite ville occitane, la réalisatrice Nina Faure projette son documentaire We are coming, qui aborde la sexualité d’un point de vue féministe. Plusieurs classes y assistent, par groupes d’une centaine d’élèves, encadré·es par leurs professeur·es, mais sans préparation pédagogique préalable.

Dès les premières minutes, la réalisatrice comprend à leurs réactions que ces jeunes spectateur·ices « prennent le film à l’envers », ne saisissant pas, par exemple, le second degré de certaines scènes. Elle met le film en pause et fait le point : le documentaire a déjà été vu par des quantités d’élèves sans que cela ait posé problème, il est classé « tout public » et entre dans le champ de l’éducation à la vie affective et sexuelle (EAS), un enseignement obligatoire de la maternelle à la terminale (1). Deux élèves quittent tout de même la projection, et les échanges à l’issue de celle-ci sont tendus. « On aurait dit que c’était la première fois que ces jeunes étaient confronté·es à une discussion publique sur la sexualité », explique-t-elle avec le recul.

 

Si l’absence de préparation peut expliquer la réception compliquée du film, l’hostilité est aussi alimentée par un petit groupe de garçons affiliés à l’extrême droite, qui couvrent la voix des élèves ayant apprécié le film. Nina Faure se souvient notamment d’un élève offensif qui lui reproche de cacher que ce seraient « principalement les Noirs et les Arabes qui agressent les femmes en France », une information infondée régulièrement colportée par l’extrême droite. Un autre élève se dit choqué par le t‑shirt d’une des interviewées, représentant une Vierge dans une vulve, et commence à propager une rumeur selon laquelle « la Vierge se fait poutrer » dans le film. Ces élèves vont jusqu’à lancer une pétition pour dénoncer l’« atteinte à la laïcité et à la neutralité politique » qu’aurait constituées cette projection. Le personnel éducatif mettra une bonne semaine à faire redescendre la tension.

Sébastien (son prénom a été modifié) est professeur de philosophie et « référent égalité » – depuis 2018, tous les établissements de second cycle sont obligés de nommer ces référent·es, sur la base du volontariat, parmi leur personnel éducatif. Dans le lycée où est projeté le documentaire de Nina Faure, c’est donc lui qui est chargé de la promotion de l’égalité filles-garçons, de la prévention des violences sexistes et sexuelles et des LGBTphobies, en soutien aux intervenant·es en EAS. Sébastien explique que ces élèves d’extrême droite, qui « se vantent d’aller aux meetings de Bardella » et qui « parviennent à instaurer dans le quotidien de la classe une ambiance lourdement misogyne » se révèlent particulièrement virulents lors des séances d’éducation à la sexualité, lorsqu’ils s’offusquent par exemple de discussions sur la reproduction ou sur la transidentité. À ceux-là s’ajoutent des élèves « très chrétien·nes » : choqué·es par We are coming, elles et ils ont soutenu la pétition lancée après sa projection. Sébastien se heurte au fait qu’une partie des jeunes qu’il a en classe jugent « qu’on ne doit pas parler de sexualité à l’école, qu’on est trop jeunes, que c’est privé » – alors que, en parallèle, plusieurs filles lui confient avoir subi des viols, y compris de la part de camarades de classe.

 


« On aurait dit que c’était la première fois que ces jeunes étaient confronté·es à une discussion publique sur la sexualité. »

Nina Faure, réalisatrice


 

Chevaux de bataille de la droite radicale

Au lycée, une partie des élèves sont majeur·es ou proches de la majorité ; l’éducation à la sexualité a donc moins de risques qu’à l’école primaire ou au collège d’impliquer les parents et de provoquer un scandale médiatique – comme cela s’était passé avec les ABCD de l’égalité en 2014, et comme tentent de le faire aujourd’hui plusieurs collectifs proches de l’extrême droite, tels SOS Éducation ou Parents vigilants (2). Au lycée, des élèves prennent le relais de l’entreprise de déstabilisation de ces enseignements, chevaux de bataille historiques de la droite radicale et des associations catholiques intégristes. En 1894, déjà, l’antisémite notoire Édouard Drumont s’indignait contre le « système pornographique de coéducation des sexes » (c’est-à-dire la mixité à l’école), mis en place par des instituteur·ices libertaires comme Paul Robin. Ce dernier avait développé dans un orphelinat un enseignement multidisciplinaire émancipateur, athée, antipatriotique… et mixte, avec « filles et garçons [qui] suivent ensemble tous les enseignements et activités (couture, cuisine, travail du fer et du bois) (3) ».

 

Le collectif ultraréactionnaire Parents vigilants a tenu en novembre 2023 un colloque au Sénat qui s’est clos par une prise de parole d’Éric Zemmour (à gauche). QUENTIN DE GROEVE / HANS LUCAS

Le collectif ultraréactionnaire Parents vigilants a tenu en novembre 2023 un colloque au Sénat qui s’est clos par une prise de parole d’Éric Zemmour (à gauche). Crédit : Quentin de Groeve /HANS LUCAS

Au-delà de l’affiliation aux partis d’extrême droite et à des organisations identitaires, les jeunes hommes sont de manière générale particulièrement ciblés par les mouvements masculinistes (4), qui pullulent sur Internet et prônent un antiféminisme souvent violent et « centré sur la victimisation des hommes », selon les sociologues Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri. Pour Sébastien, la misogynie et la LGBTphobie ordinaires exprimées bruyamment par une partie des garçons, « qui trouvent qu’on parle trop de ces sujets et préfèrent faire des blagues sur la place des femmes à la cuisine », sont un phénomène « plus insidieux, mais tout aussi contaminateur, car plus fréquent, que les prises de parole des élèves zemmouristes ». Cette aversion pour des rapports plus égalitaires, que l’on retrouve dans toutes les sphères sociales, l’interroge : « Est-ce que parler de consentement et de violences dans cette ambiance, ça ne fait pas plus de mal aux victimes que de ne pas en parler du tout ? » Une remarque qui prêche en faveur de configurations non mixtes sur certains sujets… mais aussi surtout pour une politique beaucoup plus ambitieuse en ce qui concerne l’éducation à la vie affective et sexuelle.

En mars 2024, le gouvernement avait annoncé la mise en place à la rentrée suivante d’un programme complet d’EAS du CP à la terminale, avec des thématiques précises pour chaque niveau et une approche transversale touchant toutes les disciplines. Mais l’initiative a été suspendue au moment des élections législatives de juin, et cet enseignement, tout comme les postes afférents, est pour l’heure dépourvu de budget à la hauteur des enjeux et repose sur la volonté des directions de monter (ou pas) des dossiers de financement pour faire intervenir des associations, acheter du matériel, former les enseignant·es, etc. Malgré l’obligation d’avoir au moins un·e référent·e égalité par lycée, il apparaît dans un sondage réalisé par l’association NousToutes en 2021 que seuls 41 % des lycées publics en ont nommé, et 11 % des lycées privés (5).

 

Dans les établissements où il y en a, ces référent·es manquent cruellement de temps et de formation appropriée, d’échanges entre pairs et de supports. Elles et ils ne sont pas non plus suffisamment rémunéré·es. En effet, les textes réglementaires ne déterminent pas de nombre d’heures ou d’augmentation de salaire pour cette mission, cela reste à la discrétion des chef·fes d’établissement : certain·es, comme Sébastien, peuvent simplement prendre des heures sur leur temps de travail sans rémunération supplémentaire, d’autres ont 15 minutes libérées par semaine, d’autres encore reçoivent un complément de salaire de quelques dizaines d’euros par mois. Elles et ils se heurtent aussi bien souvent au désintérêt de leurs collègues et supérieur·es, voire à leur hostilité. Quand, dépassé par les histoires de viols que lui ont confiées certaines élèves, Sébastien a voulu faire venir une association spécialiste des violences sexistes et sexuelles, la proviseure a refusé, arguant de l’absence de moyens financiers. Il a été renvoyé aux heures qu’il peut débloquer pour intervenir lui-même, alors qu’il n’est pas formé sur le sujet. « On a quand même l’impression que l’effet d’annonce [du gouvernement Attal] visait à maintenir la structure de domination, en mettant une charge énorme sur les quelques personnes investies », résume Nina Faure, qui a eu l’occasion d’échanger avec bon nombre de référent·es égalité au cours de ses projections en milieu scolaire.

 

Un levier de lutte contre les discriminations

Angelina Duc est infirmière depuis deux ans dans un lycée public drômois, et chargée de l’EAS. Elle regrette elle aussi ce manque de temps, de personnel formé et d’implication générale sur ce sujet. Depuis la dernière réforme du lycée, les emplois du temps sont très individualisés, les élèves ne sont plus souvent en classe entière et, avec Parcoursup et le contrôle continu, tous·tes subissent une pression accrue dès la seconde. Certes, la hiérarchie soutient les actions que mène Angelina Duc, « mais ce qui compte finalement, ce sont les bons résultats au bac, alors beaucoup d’enseignant·es ne veulent pas faire sauter une heure de cours pour ça ». Autre frein important selon elle, la mauvaise santé mentale des enfants, qui la mobilise beaucoup en tant qu’infirmière. « Un grand nombre d’élèves font des phobies scolaires, des tentatives de suicide, relève-t-elle. Le covid, les réseaux sociaux, l’état du monde, la pression scolaire, ajoutés à des situations familiales compliquées, aux violences sexuelles, à l’homophobie et la transphobie, cela fait beaucoup de choses qui augmentent leur anxiété. »

L’éducation à la sexualité et à l’égalité dès le plus jeune âge est reconnue, par l’État comme par les associations féministes et le milieu éducatif, comme étant primordiale pour lutter contre les violences et les discriminations, pour améliorer la vie de tous·tes et notamment celle des filles et des personnes queers. Elles et ils en sont bien conscient·es.

Depuis deux ans, j’interviens sur le sujet de l’autodéfense féministe dans une classe de seconde pro accompagnement, soins et services à la personne (ASSP) d’un lycée privé catholique de la Drôme. Anne-Lise et Florence, professeures de français et de sciences médico-sociales, ont choisi ensemble de faire travailler les élèves sur une sélection de livres féministes, alors que l’EAS n’était jusqu’alors quasiment pas dispensée dans ce lycée. Dans leurs fiches de lecture, les lycéennes expriment le soulagement, la libération, les solutions que cela leur apporte à propos des violences sexuelles ou conjugales qu’elles subissent. Dans cette section, les garçons, très minoritaires, performent souvent des masculinités moins virilistes, disent aussi subir des discriminations et sont plus réceptifs à ces questions. La seule opposition à laquelle les enseignantes ont été confrontées est celle de parents d’une famille « très connue et puissante dans le milieu catholique intégriste », qui ont refusé que leur fille lise la BD Le Chœur des femmes (6), la jugeant « pornographique » et « contraire à leurs valeurs ». Ils ont essayé d’imposer une autre liste de livres aux enseignantes.

Plus globalement, dans les lycées, ce sont des élèves, féministes, LGBT+, antiracistes, des filles et des personnes queers surtout, qui sont les acteur·ices de la résistance aux idées réactionnaires. Toutes ces personnes sont par exemple souvent les premiers soutiens de leurs camarades trans, adoptant avant les adultes les nouveaux pronom et prénom. Conscientisé·es à ces questions par les réseaux sociaux, ces élèves réclament des interventions, les organisent, trouvent parfois de leur propre chef des financements : c’est notamment arrivé dans le lycée d’Angelina Duc, dans la Drôme, où je suis intervenue à l’initiative de lycéennes féministes. Celles-ci ont également poussé l’infirmière et une professeure de SVT à monter avec elles une grande exposition sur les questions d’orientation sexuelle, d’identité de genre, de santé sexuelle et reproductive, etc., que près de 500 élèves sont venu·es visiter.

 


Dans les lycées, les élèves, féministes, LGBT+, antiracistes sont les acteur·ices de la résistance aux idées réactionnaires.


 

Écoute et dialogue entre pairs

Dans ce contexte de moyens très limités, personnels et élèves engagé·es construisent autant que possible des actions pour favoriser une culture de l’égalité et consolider la résistance aux idées réactionnaires dans leurs établissements. Par exemple, avec une entrée progressive dans les thématiques, une répartition des élèves dans l’espace de façon à casser les logiques de boys’club, ou encore des interventions en non-mixité ou sur la base du volontariat afin de favoriser un espace de parole libre et bienveillant pour les participant·es.

Une autre piste est de soutenir d’abord les personnes les plus motivées et concernées, comme cela se fait au lycée général, technologique et professionnel Joseph-Vallot, situé dans la commune occitane de Lodève, où je suis intervenue en avril 2024. Maëva Béguin-Way, professeure d’anglais et référente égalité, et Mona Clot, conseillère principale d’éducation, ont décidé cette année de concentrer leurs efforts sur la constitution d’un groupe d’égaux-délégué·es, des élèves volontaires et déjà conscient·es des discriminations, susceptibles de devenir des personnes ressources pour leurs camarades. « Passé l’école primaire et le collège, où les adultes sont encore beaucoup sollicité·es pour régler les conflits, explique Mona Clot, au lycée, les élèves semblent perdre confiance en l’action des adultes et préfèrent se taire ou se tourner vers leurs ami·es pour avoir de l’écoute. » Ces jeunes ont bénéficié de trois journées complètes de formation sur les LGBTphobies, au repérage des violences, à l’autodéfense féministe et à l’accueil de la parole de victimes. L’une de leurs premières actions a consisté à organiser un Mois des fiertés au programme chargé : journée des vêtements non genrés, quiz de culture LGBT+, projections, vente au profit de l’association SOS Homophobie, enquête sur la répartition genrée des personnes dans l’espace scolaire, etc.

 

Un long chemin à parcourir

À partir de septembre 2024, ces égaux-délégué·es pourront intervenir dans des classes pour former à leur tour d’autres élèves à ces questions, afin que, petit à petit, la culture de l’égalité de genre essaime. En parallèle, Maëva Béguin-Way et une vingtaine d’enseignant·es du lycée Vallot et du collège voisin sont en train de rédiger un programme complet de séances d’EAS intégrées aux cours de la 6e à la terminale, qui seront ensuite dispensées pour que tous les sujets soient abordés au fil des années et que la totalité des élèves en bénéficie.

Pour ses actions, Maëva Béguin-Way peut compter sur le « soutien total » de la direction, avec une rémunération de 1 250 euros et un budget de 1 000 euros pour l’année. Un soutien qui a un effet sur ses collègues : si, au départ, une bonne partie d’entre elles et eux ne voyaient pas l’intérêt de la mission, plusieurs ont, depuis, suivi des formations « égalité » – mises en place par l’académie de Montpellier et dispensées notamment par Maëva Béguin-Way –, et se sont emparé·es de ces questions dans leurs cours, n’hésitant pas à venir la consulter pour aider des élèves. « Le fait que le proviseur encourage ce que l’on fait, ça aide, analyse-t-elle. J’ai peut-être des collègues qui n’adhèrent pas pleinement, mais ils ne se sentent pas légitimes à exprimer leur opposition frontalement. » Consciente du chemin qu’il reste à parcourir, elle est aussi impliquée au niveau de l’académie de Montpellier, en tant que membre de l’observatoire des violences de genre, qui recense les « faits établissements » relevant de violences sexistes et sexuelles. Si elle explique craindre parfois une vague de harcèlement par des militant·es d’extrême droite, à l’occasion du Mois des fiertés au lycée par exemple, elle est déterminée : « C’est un combat que je ne lâcherai pas et que je suis fière de mener collectivement avec les élèves et les membres de la communauté éducative qui portent ces valeurs. Je suis prête à en découdre avec n’importe qui. »

Face à divers phénomènes – l’offensive de la droite conservatrice contre les mineur·es trans, l’augmentation des actes LGBTphobes (7), ou encore le dénigrement jusqu’au sommet de l’État des dénonciations de violences sexuelles –, l’éducation à la sexualité, qui cristallise tant de clivages, est un enseignement ancré dans les vécus, qui répond à des besoins urgents. Dans le contexte d’extrême droitisation de la société, elle est aussi un rempart, un front de résistance à tenir, centimètre par centimètre, pour bloquer la prolifération des idées réactionnaires. •

Cet article a été édité par Diane Milelli.


(1) La loi du 4 juillet 2001 établit que les élèves doivent se voir dispenser au moins trois séances par an. En 2021, un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale constate que moins de 20 % des collégien·nes et moins de 15 % des écolier·es et lycéen·nes en bénéficiaient.

(2) Créée en 2001, SOS Éducation est proche des milieux ultralibéraux et d’extrême droite. Né en 2022 dans le sillage du parti d’extrême droite Reconquête !, le groupe Parents vigilants cherche à infiltrer les conseils d’école afin de contrer les initiatives de lutte contre les inégalités sociales, raciales et genrées.

(3) Grégory Chambat, Quand l’extrême droite rêve de faire école. Une bataille culturelle et sociale, éditions du Croquant, 2023.

(4) Lire à ce sujet l’article de Pauline Ferrari, « Masculinisme et biologie : le grand détournement »

(5) Sur un échantillon de 720 ayant répondu par « oui » ou par « non » parmi les 1 000 lycées interrogés par téléphone en juin 2021.

(6) Signée Aude Mermilliod (Le Lombard, 2021), elle est adaptée du roman du même nom du médecin Martin Winckler (P.O.L, 2009).

(7) Dans son rapport de 2024, l’association SOS Homophobie note par exemple une augmentation de 40 % des témoignages d’agressions physiques par rapport à 2022.

26.07.2024 à 19:47

Masculinisme et biologie : le grand détournement

Pauline Ferrari

« Un vrai homme doit prendre soin de son corps, parce que tout passe par le corps, tout est une question d’hormones », indique Killian Sensei, casquette vissée sur la tête et muscles saillants, à ses 189 000 abonné·es sur YouTube. Parmi les vidéos les plus populaires sur la chaîne de celui qui se décrit comme « motivateur masculin », nombreuses […]
Texte intégral (3362 mots)

« Un vrai homme doit prendre soin de son corps, parce que tout passe par le corps, tout est une question d’hormones », indique Killian Sensei, casquette vissée sur la tête et muscles saillants, à ses 189 000 abonné·es sur YouTube.

Parmi les vidéos les plus populaires sur la chaîne de celui qui se décrit comme « motivateur masculin », nombreuses sont celles qui proposent des solutions pour booster son taux de testostérone. Si elle est sécrétée en grande quantité, la testostérone permet selon lui de renforcer les muscles, d’augmenter la libido, voire de favoriser les comportements agressifs – approuvés par les masculinistes. De nombreux influenceurs vantent ce genre de supposées vertus miracles ; certains affirment même arrêter d’éjaculer et, donc, de se masturber – la rétention séminale ayant prétendument un effet sur leur testostérone.

Comme l’explique l’anthropologue Mélanie Gourarier, spécialiste des questions de genre et autrice de Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (Seuil, 2017), les masculinistes tentent de prouver que les hormones différencient les hommes et les femmes : « Cela s’inscrit dans une généalogie de la recherche de ce qui fait le genre, sur lequel vient s’adosser la pensée différentialiste. Ils vont faire des analyses de sang, se mesurer, etc. Ils cherchent dans l’observation et l’analyse de leur propre corps à éprouver une certaine vérité sur ce qui constitue la masculinité. » Pourtant, la testostérone est présente aussi chez les femmes, et son action est beaucoup plus complexe que ce que les masculinistes prétendent, comme le précisent les scientifiques.

Ainsi la neurobiologiste Catherine Vidal insiste-t-elle sur la plasticité du cerveau et la capacité de l’organisme à s’adapter à des influences extérieures, pointant le rôle des constructions sociales et du milieu culturel pour expliquer les comportements, davantage que des taux hormonaux. Sur une vidéo, l’influenceuse identitaire et antiféministe Thaïs d’Escufon affirme de son côté que « plus une femme a multiplié les expériences, moins elle produit d’ocytocine », hormone qui renforcerait la fidélité dans un couple. Son argumentaire a été réfuté sur France Info par des spécialistes, qui dénoncent une approche faite d’amalgames et d’idées préconçues ne correspondant pas à la réalité scientifique. Sa vidéo a néanmoins récolté plus de 26 000 likes sur TikTok.

Captures d’écran de la chaîne YouTube de Killian Sensei, 189 000 abonné·es. Ses vidéos les plus populaires proposent des solutions pour booster son taux de testostérone. Les masculinistes tentent de prouver que les hormones différencient les hommes et les femmes, explique l’anthropologue Mélanie Gourarier.

Captures d’écran de la chaîne YouTube de Killian Sensei, 189 000 abonné·es. Ses vidéos les plus populaires proposent des solutions pour booster son taux de testostérone. Les masculinistes tentent de prouver que les hormones différencient les hommes et les femmes, explique l’anthropologue Mélanie Gourarier.

 

Conspirationnisme et pseudoscience

Sur les réseaux sociaux, des milliers de contenus issus des sphères antiféministes et réactionnaires prétendent démontrer, chiffres ou études à l’appui, les différences biologiques et neuronales entre hommes et femmes, ces dernières étant par exemple trop émotives ou vénales à cause de certaines hormones ou caractéristiques physiologiques. Ainsi, les inégalités ne seraient pas sociales, mais simplement biologiques. En 2023, une étude de l’École d’anthropologie et de conservation de l’université du Kent montrait comment les membres des communautés masculinistes détournent les études scientifiques pour valider leurs croyances à propos des femmes.

L’un des coauteurs, le chercheur Louis Bachaud, qui réalise sa thèse entre le Royaume-Uni et la France sur l’usage des sciences de la vie dans les discours masculinistes en ligne, explique que l’histoire de la biologie a toujours été corrélée à des biais sexistes et racistes. Il observe d’ailleurs, depuis les années 2010, une récupération de théories scientifiques par les communautés antiféministes et d’extrême droite : celles-ci se radicalisent et créent des groupes hybrides, « avec des chevauchements de thèmes, des discours plus durs, et des mèmes qui circulent entre les communautés », explicite-t-il.

Parmi ces thèmes : un déclin de l’Occident blanc et hétérosexuel, doublé d’un antisémitisme et d’un racisme islamophobe, et la dénonciation d’un lobby féministe accusé de vouloir déviriliser les hommes. Le tout basé sur des théories conspirationnistes et pseudo­scientifiques : « L’extrême droite s’est toujours servie d’un vernis scientifique pour prétendre tenir un discours de vérité », rappelle Mélanie Gourarier. Ce qui change peut-être, avec Internet, c’est la rapidité de propagation de ces messages.

« Pour légitimer et justifier un discours sur la hiérarchie des genres, on récupère la nature et l’observation de celle-ci », poursuit Mélanie Gourarier. Ainsi, les communautés antiféministes n’hésitent pas à utiliser la science, puisant dans la biologie ou la zoologie, pour forger leurs arguments. « Les coachs en séduction veulent commercialiser leurs services, alors ils se concentrent sur les préférences sexuelles, et mettent en avant les choses qui peuvent être changées, comme la confiance en soi. Les Incels (1), qui pensent être condamnés par leur génétique, mettent en avant des recherches sur les désavantages d’une petite taille, de la neuro-atypie, des caractères immuables », observe Louis Bachaud. Si leur discours réactionnaire recourt à des justifications présentées comme scientifiques, les masculinistes sont souvent défiants vis-à-vis des savoirs perçus comme officiels ou faisant consensus. « On retrouve des personnes qui s’affirment comme autodidactes et qui font reposer la valeur de leur savoir sur le fait qu’elles l’ont acquis de façon “autonome”, en dehors des institutions scientifiques, voire contre », ajoute Mélanie Gourarier.

 


« Autre concept récupéré par les communautés virilistes : celui du « mâle alpha », qui désignerait le chef de meute chez les loups. »


 

Les communautés masculinistes ne cessent de se comparer aux espèces animales. Ils citent par exemple souvent « la loi de Briffault », du nom d’un anthropologue et écrivain franco-­britannique (2), affirmant que « c’est la femelle, et non le mâle, qui détermine les conditions d’existence d’une famille animale. Si la femelle ne peut obtenir aucun bénéfice d’une association avec le mâle, alors il n’y a pas d’association. » Un principe qui justifierait le concept d’hypergamie féminine, postulant que toutes les femmes voudraient s’unir avec des hommes aux ressources financières et sociales plus élevées qu’elles. « Cette “loi”, tirée d’un vieux livre prônant la domination masculine, n’a aucune existence dans le reste de la littérature scientifique », souligne Odile Fillod, chercheuse indépendante qui analyse la construction des discours biologiques autour du genre. « Utiliser cette citation est d’autant plus ridicule que Briffault parle ici de ce qu’il appelle la famille animale par opposition à la famille humaine : selon lui, si chez les animaux ce sont les femmes qui déterminent les conditions de la famille, chez les humains, ce sont les mâles qui dominent », ajoute-t-elle.

Autre concept récupéré par les communautés virilistes : celui du « mâle alpha », qui désignerait le chef de meute chez les loups, et dominerait les autres par un accès prioritaire à la reproduction. Problème : ce concept du zoologiste allemand Rudolf Schenkel a été développé en 1947 à partir de l’observation de loups en captivité. Depuis, de nombreux zoologistes ont démontré qu’il ne correspondait absolument pas au comportement des meutes en milieu naturel.

 

Darwin a bon dos

« Depuis le milieu du xixe siècle, les théories de Darwin sur la sélection naturelle et sexuelle ont été utilisées pour justifier tout et n’importe quoi », rappelle Louis Bachaud. C’est encore le cas aujourd’hui. Or, comme le précise Odile Fillod, « la théorie darwinienne de la sélection sexuelle explique juste pourquoi certains traits génétiques ont été sélectionnés au cours de l’évolution. La recherche scientifique n’a pas davantage produit de données montrant que les hommes seraient naturellement prédisposés à choisir les femmes en fonction de tel ou tel trait que de données prouvant l’existence de prédispositions féminines à choisir les hommes ayant tel ou tel trait physique ou autre. »

Cela n’empêche pas le youtubeur antiféministe Valek, presque 400 000 abonné·es, d’indiquer dans ses contenus que l’amitié homme-femme serait impossible parce que « les hommes en tant que prédateurs choisissent souvent leurs amies en fonction de leur attractivité physique ». Une vidéo qui compte près de 500 000 vues, mais qui ne comporte aucune source scientifique, et pour cause : il ne s’agit pas tant de se comparer à la nature que de vouloir la faire correspondre à une vision idéologique de la société. « Ils considèrent que la nature est aujourd’hui viciée, et qu’il faut la transformer par un retour vers une nature plus “authentique” », pointe Mélanie Gourarier (3).

 


« Les inégalités de genre s’expliqueraient par le fait que les femmes seraient des êtres naturellement inférieurs, notamment du point de vue de l’intelligence. »


 

Construit en glanant et détournant des résultats mis en lumière par la biologie comportementale, le prétendu « retour à la nature » promu par les masculinistes est en réalité la validation d’un modèle de société conservateur : schéma familial reposant sur des rôles genrés, rejet de l’immigration, et antiféminisme. On observe aussi un recours à la psychologie évolutionniste, courant controversé qui postule que nos pensées et comportements sont le résultat de l’évolution, et donc de la sélection naturelle et sexuelle théorisée par Darwin, quitte à simplifier ou même trahir sa pensée. « C’est une discipline qui parle beaucoup de préférence sexuelle. Cela attire les masculinistes parce que c’est une discipline critiquée par les féministes, mais aussi parce que ça pose la question de la nature profonde des hommes et des femmes, qui va parfaitement avec leur idéologie », résume le chercheur Louis Bachaud. Pourtant la psychologie évolutionniste reste de l’ordre des prédictions hypothétiques de l’évolution sur les comportements des individus, tient-il à rappeler. « Les gens s’approprient la recherche scientifique pour donner du sens au réel. Mais il n’y a jamais d’études empiriques ou d’expériences : ce prisme darwinien, on peut l’appliquer à tout », ajoute-t-il.

Les communautés masculinistes interprètent les théories scientifiques de façon à pouvoir gommer toute responsabilité sociale et toute oppression systémique. « L’importance des constructions sociales est largement surestimée si on veut expliquer les différences entre les hommes et les femmes. Elles sont principalement dues à la biologie (génétique, hormones, etc.) et [à] l’environnement non social (politique, économie, climat, maladies infectieuses, etc.) », pouvait-on ainsi lire en 2020 sur le site MGTOW-france.fr, issu du mouvement Men Going Their Own Way (MGTOW), un groupe masculiniste rassemblant des hommes qui ne désirent plus relationner avec des femmes. Dans ces espaces politiques, les inégalités de genre sont expliquées par le fait que les femmes seraient des êtres naturellement inférieurs, notamment du point de vue de l’intelligence. Cette vision des femmes comme moins cérébrales et moins rationnelles s’appuie notamment sur les travaux du psychologue britannique Richard Lynn (4), très apprécié non seulement dans les sphères masculinistes, mais aussi dans les cercles d’extrême droite.

Peggy Sastre, l’évoféminisme au service des inégalités de genre

Les courants masculinistes ne sont pas les seuls à utiliser la science pour justifier les inégalités. Docteure en philosophie et passionnée de Darwin, Peggy Sastre est invitée régulièrement dans les médias conservateurs tels que Le Figaro pour critiquer le féminisme – tout en se revendiquant elle-même de ce courant de pensée. Elle fut la corédactrice de la tribune faisant valoir la « liberté d’importuner » aux côtés de Catherine Deneuve, en plein mouvement #MeToo.

Peggy Sastre se définit comme « évoféministe », « c’est-à-dire un féminisme qui prend comme base, comme matière, le paradigme darwinien et évolutionnaire », s’appuie sur la psychologie évolutionniste, assure que la domination masculine n’existe pas, et s’acharne souvent sur les « néo-féministes » et les « wokistes », qui semblent l’obséder. Dans les colonnes du journal Le Point, auquel elle collabore régulièrement, elle affirme ainsi que, « aux États-Unis, la chasse au patriarcat vient de s’inviter chez des anthropologues idéologues, faisant une victime : la science ». Mais elle-même n’hésite pas à sélectionner les études susceptibles de conforter ses croyances. Dans un de ses ouvrages, paru en 2018, Comment l’amour empoisonne les femmes, elle affirmait ainsi que les militantes féministes seraient « plus “masculinisées” que la moyenne des femmes, c’est-à-dire qu’elles ont été exposées à davantage de testostérone lorsqu’elles étaient dans l’utérus de leur mère » – la preuve par l’annulaire qui, dans ce cas, serait plus grand que l’index chez les futures rebelles. Une théorie qu’elle reconnaît elle-même comme peu fiable, mais qu’elle n’hésite pas à relayer pour appuyer ses propos sur la différence des sexes. La science est apparemment victime, ici, de celle qui prétendait la sauver.

Racisme à la carte

Lynn est également auteur d’une « carte mondiale des QI », supposée montrer une différence de niveau intellectuel selon les pays, et qui tourne depuis plusieurs années dans les réseaux racistes. « La comparaison entre pays de scores moyens à des tests de QI a peu de sens dès lors que leurs cultures diffèrent : soit le test est mieux adapté à l’un qu’à l’autre, soit des tests différents ont été utilisés. De plus, des facteurs environnementaux en moyenne plus favorables dans les pays occidentaux influent positivement sur les scores à ces tests, et rien ne permet a contrario d’affirmer que des différences génétiques jouent ici un rôle. Cette carte ne montre donc pas que le QI baisserait dans un pays occidental par l’incorporation à son pool génétique de variants plus fréquents ailleurs », analyse Odile Fillod. Mais le mal est fait : des influenceurs masculinistes et d’extrême droite ne manquent pas de citer cette carte en référence, comme Julien Rochedy, directeur du Front national de la jeunesse entre 2012 et 2014, et animateur d’une chaîne YouTube comptant 166 000 abonné·es.

Les théories pseudoscientifiques visant à établir des différenciations biologiques entre les individus, dans un but raciste ou sexiste, voyagent sur la Toile, de tweets en groupes Facebook ou en fils de discussion sur Telegram. À mesure que les communautés réactionnaires se mélangent et se rejoignent autour de certaines théories conspirationnistes, elles ne restent pas confinées au Web occidental. « On retrouve des discours masculinistes en Afrique du Nord, en Amérique du Sud, en Inde… On les retrouve dans les sociétés qui s’ouvrent à la mondialisation, et où il y a une restructuration, car la place des femmes dans la société change », remarque Louis Bachaud, qui rappelle que les discours masculinistes, en se basant sur une supposée crise de la masculinité, prennent de multiples formes. Ces théories biologisantes touchent même certaines sphères se revendiquant comme féministes, à l’image des militantes anti-trans Marguerite Stern et Dora Moutot, qui se définissent comme « femellistes », et qui affirment qu’être une femme, c’est être une « femelle humaine », « ancrée dans la réalité biologique de son corps ». Un discours essentialisant, à rebrousse-poil de la célèbre citation de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient. »

Les communautés masculinistes et d’extrême droite s’adossent à des théories scientifiques qu’elles instrumentalisent, selon Mélanie Gourarier. « Ils sont méfiants à l’égard des discours scientifiques, mais vont en même temps reprendre des données décontextualisées des recherches. Le risque, c’est un grand mélange et une mécompréhension des résultats », souligne-t-elle. Or, comme le montrent les témoignages d’anciens masculinistes, les arguments scientifiques ont un grand pouvoir de conviction : ils donnent de la légitimité à un ressenti. « Ce serait facile de dire qu’ils n’ont rien compris, ou que c’est de la mauvaise science. Mais le fait est que tout savoir scientifique, surtout quand il est descriptif, risque toujours d’être réapproprié de travers », affirme Louis Bachaud. C’est ainsi que des savoirs venus de plusieurs disciplines servent d’argumentaire pour défendre une certaine vision du monde, et deviennent des armes permettant de mener des batailles idéologiques. Des armes qui, ensuite, peuvent même tirer des balles réelles : fin mai 2024, près de Bordeaux, la police a interpellé un jeune homme de 26 ans qui avait revendiqué sur Facebook sa fascination pour Elliot Rodger, masculiniste auteur d’une tuerie de masse aux États-Unis en 2014. Célibataire « condamné à l’Incel dream depuis six ans », selon ses propres mots, Axel G., possesseur d’une arme, aurait expliqué, en garde à vue, avoir envisagé un attentat. •

Cette enquête a été éditée par Élise Thiébaut.


(1) Les Incels (pour « involuntary celibates », abstinents sexuels involontaires) sont une communauté de jeunes hommes qui se plaignent d’un manque d’accès aux relations affectives et sexuelles avec les femmes, qu’ils rendent responsables de cette exclusion.

(2) Dans The Mothers: A Study of the Origins of Sentiments and Institutions, publié en 1927, Robert Stephen Briffault (1876–1948) fait l’hypothèse, dans une prose teintée de sexisme et de racisme, que les sociétés préhistoriques étaient des matriarcats, et que l’avènement de la civilisation passe par celle du patriarcat.

(3) Sur ce sujet, lire « Écologie : les pensées réactionnaires en embuscade », de Christelle Gilabert (page 128).

(4) Titulaire d’un doctorat en psychologie à Cambridge, Richard Lynn (1930–2023) se décrivait lui-même comme un « raciste scientifique ». L’université d’Ulster lui a retiré en 2018 son titre de professeur émérite.

26.07.2024 à 19:31

Le Planning familial face aux « antichoix »

Maya Elboudrari

Le Planning familial est coutumier des attaques lancées par les mouvements anti-IVG. Avez-vous constaté une évolution de cette rhétorique réactionnaire ? VÉRONIQUE SÉHIER La Manif pour tous, au début des années 2010, a marqué un tournant : on a vu les mouvements conservateurs s’organiser en réseaux. Les groupes opposés à la loi dite Taubira du mariage pour […]
Texte intégral (1706 mots)

Le Planning familial est coutumier des attaques lancées par les mouvements anti-IVG. Avez-vous constaté une évolution de cette rhétorique réactionnaire ?

VÉRONIQUE SÉHIER La Manif pour tous, au début des années 2010, a marqué un tournant : on a vu les mouvements conservateurs s’organiser en réseaux. Les groupes opposés à la loi dite Taubira du mariage pour tous et toutes ont, par exemple, développé une communication commune avec le collectif anti-IVG Les Survivants, multipliant les attaques contre l’éducation à la sexualité, accusée de promouvoir la « théorie du genre » [lire le glossaire]. Aujourd’hui, les mouvements qu’on appelle « antichoix » s’opposent aux droits sexuels et reproductifs, en particulier à l’avortement, mais aussi à l’éducation à la sexualité à l’école et aux droits des personnes LGBT+. Ils militent pour la restauration d’un supposé « ordre naturel » des choses : les femmes et les hommes doivent se marier entre eux, la sexualité doit avoir un but procréatif… Au Planning, nous défendons le droit de chacun·e à vivre une sexualité libre et épanouie, quelles que soient son orientation sexuelle ou son identité de genre.

Réunion de travail du groupe de lutte contre les « antichoix » au Planning familial, le 17 juin 2024, à Paris.

Réunion de travail du groupe de lutte contre les « antichoix » au Planning familial, le 17 juin 2024, à Paris. Crédit : Sophie Palmier pour La Déferlante.

Dans quel contexte le Planning en est-il venu à monter un groupe de lutte contre ces collectifs ?

VÉRONIQUE SÉHIER Au sein du Planning, on était plusieurs à voir que, contrairement à une idée reçue, il ne s’agissait pas de quelques petits cathos vieillissants, mais d’une relève organisée, avec des moyens financiers importants : en matière de communication ou de levée de fonds, on ne leur arrivait pas à la cheville. Organiser la riposte, ça demandait des moyens, du temps, de l’organisation. Finalement, en 2019, au terme du congrès du Planning (1), la lutte contre les antichoix a été adoptée comme orientation politique du mouvement. Le premier objectif, c’était de développer au sein de notre structure la récolte d’informations et la sensibilisation autour de ce sujet.

Quels sont les liens entre mouvements antichoix et extrême droite ?

VÉRONIQUE SÉHIER Les mouvements anti-IVG ont toujours eu des connexions très fortes avec l’extrême droite : par exemple dans les années 2000, le GUD (2) faisait le service d’ordre des personnes qui organisaient des prières devant le Planning familial. L’un des axes forts à venir dans le travail global que nous menons au Planning sera d’affiner notre connaissance des ramifications existant entre ces collectifs antichoix et l’extrême droite. Ce n’est pas un hasard si le Planning est justement souvent attaqué dans des villes où les réseaux de l’extrême droite sont bien implantés, comme à Bordeaux, Lyon, Strasbourg ou Lille.


« Les mouvements anti-IVG ont toujours eu des connexions très fortes avec l’extrême droite. »
Véronique Séhier


DOMINIQUE MAUVILLAIN Pour moi, toute personne d’extrême droite est antichoix, mais tout antichoix n’est pas nécessairement d’extrême droite. Certes, une partie des député·es du Rassemblement national (RN) ont voté pour la constitutionnalisation de la liberté des femmes à recourir à l’IVG, mais c’était le fruit d’une stratégie électoraliste, puisque la majorité de la population était pour. Ils et elles ont pu se dire que c’était une mesure symbolique, qui n’empêcherait pas le parti, s’il arrive au pouvoir, de dérembourser l’avortement ou de réduire le délai légal d’accès par exemple.

VÉRONIQUE SÉHIER Ça montre comment, en dix ans, les fronts de lutte ont évolué. Les mouvements antichoix savent que ce n’est plus la peine de s’attaquer autant à l’IVG, parce que sa constitutionnalisation faisait consensus en France. Par contre, ils y vont très fort contre les droits des personnes trans, au nom de l’opposition à la « théorie du genre ». Leurs stratégies aussi ont changé. Aujour­d’hui, les collectifs antichoix sont très forts sur les réseaux sociaux. Ils font de l’entrisme dans des organisations institutionnelles, par exemple dans celles liées à l’ONU. Ils se sont emparés des leviers de la démocratie participative : en 2013, la fédération antiavortement One of Us a déposé une initiative citoyenne européenne (ICE) pour interdire le versement de fonds européens à des cliniques pratiquant l’avortement3. Ils s’attaquent aux organisations comme le Planning ou les associations LGBT+ en multipliant les fake news, par exemple sur les mineur·es trans.

Lire aussi : En arrière toutes

Quelles stratégies adoptez-vous contre ces fausses informations ?

VÉRONIQUE SÉHIER Là où il y a de la désinformation sur les droits des femmes ou des personnes LGBT+, là où des personnes partagent des thèses pseudo­scientifiques, on essaie d’apporter un contre-discours factuel. L’année dernière, la psychanalyste et essayiste Caroline Eliacheff est venue parler de son livre La Fabrique de l’enfant transgenre (4) à Lille. Sur la question des enfants trans, elle se permet de dire des choses qui dépassent complètement ses compétences. Donc on a décidé de faire des conférences ouvertes au grand public, en invitant par exemple des soignant·es qui accompagnent réellement des enfants trans et savent de quoi elles et ils parlent. L’idée, c’est de déconstruire toutes les fausses idées que des livres comme celui-là véhiculent. C’est un enjeu qui dépasse les cercles conservateurs. Récemment, alors que j’intervenais dans une collectivité territoriale à la demande de personnes a priori de gauche et prochoix, une élue m’a expliqué que l’avortement ne pourrait jamais être un soin comme les autres, parce que « quand même, c’est traumatisant ». Cette musique de fond persistante sur le caractère traumatisant d’une IVG empêche d’en faire un droit à part entière.

L’un des ouvrages disponibles au centre de documentation du Planning familial, une étude dont Véronique Sehier est l’autrice. Crédit : Sophie Palmier pour La Déferlante.

Comment répondez-vous aux attaques physiques ?

DOMINIQUE MAUVILLAIN On a édité un document qui explique comment réagir et se protéger en cas d’attaque. On met aussi en contact nos antennes départementales avec des associations locales qui proposent des formations que nous, en interne, n’avons pas encore les moyens d’assurer, sur l’autodéfense ou sur la sécurisation d’une manifestation ou d’un stand. Enfin, on propose une information juridique : on explique aux membres du Planning familial comment trouver un avocat et déposer plainte, quelle est la jurisprudence, etc. Même si les plaintes n’aboutissent pas, on veut documenter les attaques, pouvoir communiquer à la justice leur nombre et laisser une trace officielle aux pouvoirs publics.

VÉRONIQUE SÉHIER À Lille, le local du Planning a été attaqué cette année par des activistes antiavortement le jour de la cérémonie de scellement de la Constitution (4) le 8 mars. Ils ont tagué sur la vitrine « IVG = meurtre, assassins ». Dans ce cas-là, la tentation, c’est de prendre des photos et de les diffuser. Mais les mouvements anti-IVG sont très contents quand on fait ça : ce qu’ils veulent, c’est de la visibilité. Et donc, c’est important de demander aux associations départementales ou aux médias de ne pas publier ces photos, pour ne pas entrer dans leur jeu.

Comment envisagez-vous l’évolution de votre groupe de lutte ?

DOMINIQUE MAUVILLAIN Notre travail et nos priorités évoluent en fonction de la situation sur le terrain. Nous venons d’échapper au pire en France. Nous devons renforcer ce travail d’information et intensifier la mobilisation au sein du Planning, avec les groupes de travail sur les questions LGBTQIA+ et l’IVG, et bien au-delà, pour faire front à ces attaques permanentes contre les droits fondamentaux. •


(1) Le Planning familial fédère environ 80 associations départementales recevant du public. Le congrès qui les réunit tous les trois ans  permet de voter les orientations politiques.
(2) Particulièrement actif dans les années 1970, le Groupe union défense (GUD) est une organisation étudiante d’extrême droite qui pratique l’action violente.
(3) Coécrit avec Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre (L’Observatoire, 2022), sous couvert de protection des enfants, remet en cause le droit des enfants et adolescent·es à changer de genre.
(4) Journée symbolique actant la modification de la Constitution et l’inscription de la liberté garantie des femmes de recourir à l’IVG.

26.07.2024 à 19:16

En Argentine, une nouvelle génération contre le fascisme

Eva Tapiero

Karen Maydana Galván affiche un large sourire. « Je suis vraiment émue qu’il y ait autant de monde », souffle la jeune femme de 29 ans, membre du collectif Nietes (« Petits-enfants », en langage inclusif espagnol) en scrutant l’agitation alentour. Des milliers d’étudiant·es, comme elle, sont en train de se rassembler place du Congrès, dans le centre de […]
Texte intégral (4866 mots)

Karen Maydana Galván affiche un large sourire. « Je suis vraiment émue qu’il y ait autant de monde », souffle la jeune femme de 29 ans, membre du collectif Nietes (« Petits-enfants », en langage inclusif espagnol) en scrutant l’agitation alentour. Des milliers d’étudiant·es, comme elle, sont en train de se rassembler place du Congrès, dans le centre de Buenos Aires, d’où un cortège doit s’élancer pour rejoindre la place de Mai, selon le parcours emblématique des manifestations de la capitale argentine.

 

Ce 23 avril 2024, après des jours de pluies torrentielles, les rayons du soleil sont arrivés à point nommé pour cette mobilisation prévue depuis plusieurs semaines, à laquelle participent aussi des organisations de travailleur·euses. Karen brandit un petit fanzine dont la couverture proclame « La educación es un derecho que da derechos » (L’éducation est un droit qui donne des droits).

Sur la célèbre place de Mai, au centre de Buenos Aires, une nouvelle génération a pris le relais des Mères et des Grands-Mères qui marchaient pour dénoncer les crimes de la dictature (1976-1983). Ici le 23 avril 2024, lors d’une mobilisation en faveur de l’éducation, mise à mal par le nouveau président d’extrême droite Javier Milei.

Sur la célèbre place de Mai, le 23 avril 2024, lors d’une mobilisation en faveur de l’éducation, mise à mal par le nouveau président d’extrême droite Javier Milei. Crédit : Anita Pouchard pour La Déferlante

 

L’université publique est la dernière cible en date du gouvernement de Javier Milei. Cet économiste de 54 ans a été élu fin novembre 2023 avec 56 % des voix, sur un programme ancré à l’extrême droite, prônant, entre autres, l’austérité économique. Sur ses réseaux sociaux, le dirigeant s’en prend au système éducatif et aux professeur·es, dénonçant leur prétendu « endoctrinement ». Dans le corps enseignant, la crainte ne cesse de grandir. « Va-t-on bientôt nous poursuivre en justice à cause de ce que nous enseignons ? », s’interroge Patricia Sepúlveda, historienne et professeure à l’université nationale de Quilmes, dans la banlieue de Buenos Aires.

 

L’argument permet en tout cas au chef de l’État de justifier les coupes dans les dépenses de l’enseignement secondaire. Le gel budgétaire annoncé en 2023, dans un contexte d’inflation de plus de 200 % en un an, équivaut à une baisse drastique des ressources. De nombreux établissements du supérieur ont déjà informé leurs étudiant·es que certains projets de recherche seraient suspendus. Si la tendance se poursuit, on peut craindre, dans les années à venir, l’arrêt de certains cursus, voire la fermeture de plusieurs universités. « Cela s’est déjà produit par le passé », rappelle Ana Ríos Brandana, 25 ans, étudiante en psychologie et membre fondatrice de Nietes, rencontrée lors d’une réunion du collectif. « Pendant la dernière dictature, la fac de psychologie a fermé pendant six ans », précise-t-elle.

 Des membres du collectif Nietes, lors de cette mobilisation.

Des membres du collectif Nietes, lors de cette mobilisation. Crédit: Anita Pouchard pour La Déferlante.

Le risque que l’histoire se répète

De 1976 à 1983, à la suite d’un coup d’État, une junte militaire a exercé le pouvoir en Argentine. Pendant les sept ans de cette dictature civilo- militaire, les opposant·es politiques au régime (militant·es, étudiant·es, syndicalistes…) ont été enlevé·es, séquestré·es, torturé·es et assassiné·es dans les quelque 800 centres de détention clandestins, les CCD, centros clandestinos de detención, disséminés dans le pays. Les bourreaux faisaient ensuite presque systématiquement disparaître les corps de leurs victimes. Cette période reste une plaie ouverte dans la société argentine, qui recense 30 000 « disparu·es » et environ 500 enfants volés. Ces bébés ou très jeunes enfants étaient enlevés à leurs parents au moment de leur arrestation ou bien naissaient en détention. Les femmes enceintes arrêtées poursuivaient le plus souvent leur grossesse dans les CDD, où elles donnaient naissance à leur bébé avant d’être tuées. L’identité des enfants était ensuite falsifiée afin qu’ils puissent être, le plus souvent, donnés à l’adoption à des familles proches du pouvoir.

 

« Nous sommes les petits-enfants [nietes] des 30 000 disparu·es. Nous sommes leur sang, leur lutte et leurs rêves transmis de génération en génération. Nous sommes la preuve concrète qu’ils ne nous ont pas ­vaincu·es », écrivaient, en 2019, les membres de Nietes dans leur manifeste fondateur. Cette année-là, à La Plata, une ville située à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Buenos Aires, un petit groupe d’adolescent·es et jeunes adultes descendant·es de victimes voyait le jour, dessinant les prémices du mouvement, qui compte aujourd’hui plusieurs centaines de membres dans tout le pays. Une initiative alors jugée nécessaire face à la « progression importante du discours négationniste », analyse Ana, qui marque une pause avant d’ajouter : « et ça n’avait pourtant rien à voir avec l’ampleur que ce discours a pris aujourd’hui… »

 

Lors de la grande mobilisation pour l’éducation publique du 23 avril 2024, à Buenos Aires. Karen Maydana Galván porte le tee shirt du collectif Nietes.

Lors de la grande mobilisation pour l’éducation publique du 23 avril 2024, à Buenos Aires. Karen Maydana Galván porte le tee shirt du collectif Nietes. Crédit : Anita Pouchard pour La Déferlante

 

La condamnation ces dernières décennies de plus d’un millier de bourreaux pour crimes contre l’humanité (1) n’empêche pas le nouveau président argentin de nier l’étendue des exactions commises pendant les sept années de dictature. Ce processus d’effacement fait trembler les défenseur·euses de l’État de droit. « Pour la première fois, nous sommes sous la menace imminente de voir l’histoire se répéter », martèle la députée de Buenos Aires Victoria Montenegro. Fille de militant·es disparu·es, elle a été enlevée puis adoptée lorsqu’elle était enfant. Une fois son identité « récupérée » en 2000, elle a pu retrouver sa famille biologique. En mars dernier, devant l’assemblée municipale de Buenos Aires, elle exprimait sa crainte et sa colère à l’égard de Javier Milei et de sa politique : « C’est exactement le même danger, ce sont les mêmes intérêts économiques, mais cette fois, ils sont arrivés au pouvoir démocratiquement, en étant élus par le peuple. »

 

Parmi les projets les plus inquiétants évoqués par l’exécutif actuel, celui de transformer complètement le site de l’ancienne Escuela de Mecánica de la Armada (l’école de mécanique de la Marine, connue sous son sigle Esma). Ancien centre de détention clandestin, lieu de torture et d’exécution de 1976 à 1983, le bâtiment reconverti en musée abrite aujourd’hui des espaces dédiés à la transmission de la mémoire des crimes de la dictature ainsi qu’un centre de recherche scientifique pour l’identification des enfants volés. Depuis 2023, l’ex-Esma est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco.

Dans la même manifestation, Karen Maydana Galván brandit une publication de Nietes : « L’Éducation est un droit qui donne des droits ».

Dans la même manifestation, Karen Maydana Galván brandit une publication de Nietes : « L’Éducation est un droit qui donne des droits ». Crédit : Anita Pouchard pour La Déferlante

Une transmission de génération en génération

Dès l’entrée du site, qui s’étend sur plusieurs hectares, on tombe sur un petit avion à hélice autour duquel des écolier·es sont ce jour-là rassemblé·es. Un guide leur explique son histoire : la junte militaire, souhaitant dissimuler au maximum les preuves matérielles des crimes commis et empêcher le décompte des morts, avait mis en place les « vuelos de la muerte »

 

(vols de la mort). Prétextant des transferts, les geôliers transportaient parfois les prisonnier·es drogué·es dans des avions avant de les jeter vivant·es dans l’océan Atlantique ou dans l’estuaire du Río de la Plata, tandis que d’autres rotations transportaient les dépouilles de prisonnier·es déjà mort·es

 

Ici, chaque centimètre carré rappelle la violence de l’État. Des photos issues de diverses commémorations sont restées accrochées, des fresques murales ont été peintes, et, çà et là, des symboles sont dessinés sur le sol. Parmi eux, le foulard blanc de celles qu’on appelle « las Madres y Abuelas de Plaza de Mayo » (les Mères et Grands-Mères de la place de Mai). Dès avril 1977, en pleine dictature, des femmes se retrouvaient au centre de Buenos Aires, tous les jeudis, pour marcher autour de la place de Mai, protester et échanger des informations sur leurs enfants arrêté·es et sur leurs petits-enfants, en bas âge ou à naître, dont elles n’avaient plus de nouvelles. Le foulard symbolise les langes de leurs enfants disparus ou de leurs petits-enfants volés. Quarante-sept ans plus tard, 137 cas de disparitions d’enfants ont été résolus, mais plus de 300 personnes n’ont pas encore été restituées dans leur identité et n’ont donc pas retrouvé leur véritable famille.

Ana Ríos Brandana, l’une des membres fondatrices du collectif Nietes. Sur la manche de son tee shirt figure le foulard symbole des Grands-Mères de la place de Mai.

Ana Ríos Brandana, l’une des membres fondatrices du collectif Nietes. Sur la manche de son tee shirt figure le foulard symbole des Grands-Mères de la place de Mai.

Juan Pablo Moyano, petit-fils « retrouvé »

Juan Pablo Moyano,
petit-fils « retrouvé ».

 

 

L’enceinte de l’ex-Esma abrite la Casa por la Identidad (la maison pour l’identité), l’un des espaces dédiés à la mémoire et aux archives de la dictature. Assis sur un banc, Juan Pablo Moyano (en photo page de droite) dispose son nécessaire à maté (2) devant lui. Né en 1976 non loin de Buenos Aires, il est le dix-huitième « nieto recuperado » (petit-fils retrouvé) et travaille depuis 2003 dans ce bâtiment, qui est aussi le siège de l’association des Abuelas de Plaza de Mayo.

Tout autour de lui sont affichés les visages de femmes et d’hommes « desaparecidos ». De celles qui ont lutté pour les retrouver aussi. Le quadragénaire parle tout bas, comme s’il nous confiait un objet précieux dont il fallait prendre soin. En 1977, son père est arrêté, puis sa mère en 1978. « On m’a enlevé de ses bras quand j’avais 18 mois, comme un sac à main qu’on arrache », dit-il, les yeux brillants. Ce n’est pas la première fois qu’il raconte cet épisode : la transmission est le cœur de son métier. « Mais je ne veux pas parler uniquement de moi, nuance-t-il. L’histoire que je veux raconter est bien plus importante. En Argentine, nous sommes champions du monde de foot. Mais nous sommes aussi champions en ce qui concerne les droits humains. Le monde entier regarde nos politiques à ce sujet et apprend du travail que nous menons depuis des décennies. »

Il montre un cliché noir et blanc de trois femmes attablées, dont Estela De Carlotto, présidente et militante historique des Abuelas : « À l’époque, on les traitait de vieilles folles. Mais ce sont elles qui ont maintenu en vie cette histoire, qui l’ont transmise, de génération en génération, de bouche à oreille. Ce n’est pas rien ! »

 

Un héritage de luttes

Ce n’est tellement pas « rien » que Nietes s’inscrit aujourd’hui dans une volonté affichée de prendre la suite de ces femmes combattantes. « Comme nous l’ont enseigné Las Madres y Abuelas [les Mères et Grands-Mères], la seule lutte perdue est celle qui est abandonnée. […] Nous sommes la jeunesse disposée à résister à l’ultradroite fasciste », affirme encore le collectif dans son manifeste. Elles et ils se réclament aussi des combats militants passés, notamment ceux des opposant·es politiques dans les années 1970. Une filiation idéologique que tempère toutefois l’historienne Patricia Sepúlveda : « Les conditions d’émergence du mouvement actuel, comme la façon de militer, sont très différentes. » Par exemple, dans les années 1970, il était admis dans l’opinion que la résistance ait recours aux armes. « Je dirais plutôt que les militant·es d’aujourd’hui font partie d’un processus qui est celui de la construction de la démocratie en Argentine à partir des années 1980, après la fin de la dictature. » L’enseignante se réjouit néanmoins de l’engagement d’une nouvelle génération. La résistance au gouvernement de Javier Milei est « essentielle ». « Pour le moment, heureusement, les conditions de lutte sont très différentes », poursuit-elle. Est-ce qu’elles pourraient se durcir ? « Disons que ce gouvernement a déjà prouvé qu’il n’avait pas beaucoup de limites… »

 

Visite scolaire dans un ancien centre clandestin de détention et de torture sous la dictature, aujourd’hui centre de mémoire. Les avions étaient utilisés pour les « vuelos de la muerte » (vols de la mort), durant lesquels les opposant·es étaient jeté·es, parfois vivant·es, dans l’océan Atlantique.

Visite scolaire dans un ancien centre clandestin de détention et de torture sous la dictature, aujourd’hui centre de mémoire. Les avions étaient utilisés pour les « vuelos de la muerte » (vols de la mort), durant lesquels les opposant·es étaient jeté·es, parfois vivant·es, dans l’océan Atlantique. Crédit : Anita Pouchard pour La Déferlante.

Tout en étant conscient·es de ne pas vivre la même époque, les membres de Nietes souhaitent mettre en lumière le combat de leurs aînées. Elles et ils voient une continuité dans le fait de lutter « pour un pays plus juste ». Avec une spécificité générationnelle qui a son importance : la revendication féministe. Symbole de cet engagement, le « e » à la fin de Nietes, qui est une marque d’écriture inclusive (3). « Cette décision a fait l’objet d’un débat entre nous, précise Ana, mais au final, nous étions nombreux·ses à souhaiter créer un espace féministe. » Cette décision marque une nouvelle rupture avec les pratiques des opposant·es à la dictature dans les années 1970, qui « n’étaient pas féministes, note Patricia Sepúlveda. C’est fondamental de le comprendre pour ne pas faire dire au passé ce que nous voyons avec notre regard actuel. Les féministes existaient, mais ne faisaient pas partie des mêmes cercles. Elles étaient considérées par les femmes des mouvements armés comme des petites bourgeoises qui se trompaient de lutte. » Néanmoins, elle admet qu’en s’éloignant des catégories habituelles leurs actions pourraient être aujourd’hui qualifiées de féministes : « Celles qui ont intégré les organisations armées, politiques, ont construit des espaces dans lesquels leur parole était écoutée par les hommes, ce qui n’était pas le cas ailleurs. »

Au sein de Nietes, une grande majorité des membres sont des femmes. S’agit-il encore une fois d’un héritage des engagements de leurs aînées dans les années 1970, 1980 ou 1990 ? Si Patricia Sepúlveda se refuse à tracer une ligne droite entre ces générations, elle souligne : « Le féminisme ne peut pas se réinventer totalement tous les dix ans. Rechercher les racines, tenter de tracer un chemin entre des luttes passées et présentes me paraît crucial pour continuer à avancer. »

Une fresque représentant les manifestations des Mères et Grands-Mères de la place de Mai, qui continuent de réclamer la vérité sur les disparu·es.

Une fresque représentant les manifestations des Mères et Grands-Mères de la place de Mai, qui continuent de réclamer la vérité sur les disparu·es. Crédit : Anita Pouchard pour La Déferlante.

Un nouveau combat pour la démocratie

Depuis son arrivée au pouvoir, le président argentin s’en prend violemment aux femmes, et l’une de ses premières mesures a été la suppression du ministère des Droits des femmes. Le droit à l’avortement, conquis en 2020 après une mobilisation colossale des Argentin·es, est lui aussi remis en cause4. La couleur verte déclinée dans l’identité visuelle de Nietes fait justement référence au mouvement pour le droit à l’avortement.

 

« Qu’est-ce qui nous attend ? », soupire Karen Maydana Galván (en photo page de droite) en préparant une nouvelle réunion du collectif de la région de Buenos Aires. L’élection de Javier Milei a bouleversé les membres de Nietes. « L’incertitude engendre aussi de l’anxiété, de la panique, ça pèse sur notre santé mentale. » Se retrouver pour parler du futur avec ses camarades, c’est aussi un moyen de se soutenir, de ne pas se sentir seul·es. « Sincèrement, je pense que je suis en état de choc, confie la jeune femme, mais c’est un “choc actif”. »

 


« La mémoire, ce n’est pas juste un mot romantique. C’est un outil puissant, indépendamment de qui est au gouvernement. »

Juan Pablo Moyano, petit-fils « retrouvé »


 

L’arrivée d’un négationniste au pouvoir ravive un traumatisme qui traverse quotidiennement des milliers de familles, puisque quarante ans après la fin de la dictature, elles continuent à chercher des informations sur leurs proches disparu·es : les conditions de détention, les circonstances et le lieu de leur mort. Chaque jour, une nouvelle découverte peut potentiellement bouleverser leur vie. En 2010, Karen et sa famille apprennent que les restes de son grand-père ont été retrouvés et qu’il a été exécuté un 8 décembre au petit matin. Cette date a soudainement pris une importance symbolique, puisque Karen est née un 8 décembre, aux premières heures du jour, dix-huit ans jour pour jour après la mort de son grand-père. La jeune militante tient à réhabiliter le souvenir de son aïeul, au-delà des souffrances qu’il a endurées : « Ce n’est pas juste une histoire triste. Nous voulons aussi nous souvenir qu’il s’agit de personnes “normales” : mon grand-père aimait le foot, passer du temps avec sa famille et boire du maté. »

Dans le Musée et lieu de mémoire de l’Esma, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, des photos des 30 000 disparu·es pendant la dictature.

Dans le Musée et lieu de mémoire de l’Esma, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, des photos des 30 000 disparu·es pendant la dictature. Crédit : Anita Pouchard pour La Déferlante.

L’objectif des interventions, dans le cadre scolaire ou ailleurs, est de créer un pont entre ces récits et le présent. « Certain·es pensent que c’est un truc qui s’est passé il y a longtemps, et voilà c’est fini. En nous voyant à peine plus âgé·es, elles et ils nous écoutent et se disent “finalement, ce n’est pas si loin de nous, peut-être que ça aurait pu nous arriver” », poursuit Karen. Ainsi, parfois, des conversations se nouent avec des partisan·es de Javier Milei, qui finissent par s’interroger sur leur choix.

 

Pour Juan Pablo aussi, le nerf de la guerre est le dialogue. Il lie la poussée fasciste actuelle à l’ignorance et aux faiblesses de la mémoire collective. « C’est pour ça que nous passons notre temps à en parler, dit-il. La mémoire, ce n’est pas juste un mot romantique. C’est un outil puissant. Indépendamment de qui est au gouvernement, nous devons continuer. Il faut sortir, parler aux gens qui ne savent pas, convaincre, conscientiser. C’est ce que nous faisons tous les jours, à la Casa por la Identidad. »

 


« Ce qui me paraît dingue, c’est de désirer la même chose que mes grands-parents. Un souhait si simple, contenu en deux mots : une Argentine juste et équitable. »

Lucila Soto, étudiante en audiovisuel


 

Au-delà des mesures mettant en péril l’État de droit, l’Argentine connaît également une explosion de la pauvreté, alimentée par la politique d’austérité orchestrée par Javier Milei.
À Río Grande, dans la province de Terre de Feu, à l’extrême sud de ce pays gigantesque, Lucila Soto, 24 ans, étudiante en audiovisuel, mène elle aussi le combat de Nietes. Par le biais de messages instantanés, elle raconte : « J’ai peur pour ma famille, pour moi, pour les gens qui m’entourent et les autres. Ne pas savoir si nous arriverons à boucler les fins de mois est insupportable. » Elle explique qu’il y a seulement quelques mois, sa famille faisait partie de la classe moyenne et vivait grâce au salaire de sage-femme de sa mère, qui exerce dans un hôpital public. Aujourd’hui, elle a réduit de moitié son alimentation et ne consomme quasiment plus de fruits et de légumes… « Ce qui me paraît dingue, c’est de désirer la même chose que mes grands-parents. Un souhait si simple, contenu en deux mots : une Argentine juste et équitable. » Une aspiration et une inquiétude partagées par Ana, l’étudiante en psychologie : « L’avancée de l’extrême droite, on la voit en Argentine, mais c’est une réalité mondiale. C’est très préoccupant. On espère que le monde entier nous regarde. » •

Karen Maydana Galván, l’une des membres du collectif Nietes.

Karen Maydana Galván, l’une des membres du collectif Nietes. Crédit : Anita Pouchard pour La Déferlante.

Plusieurs générations d’activistes pour la justice et la vérité

L’action des Nietes s’inscrit dans une longue généalogie de luttes pour la mémoire, la justice et la vérité débutée en avril 1977 avec la naissance du mouvement des Mères de la place de Mai, bientôt suivi de celui des Grands-Mères de la place de Mai (Madres y Abuelas de Plaza de Mayo) : une poignée de femmes qui, en pleine dictature militaire, demandent la vérité sur la disparition de leurs enfants, souvent de jeunes adultes, et de leurs petits-enfants alors bébés ou en bas âge.

Une génération plus tard, en 1995, celle des enfants des 30 000 disparu·es devenu·es adultes crée l’association Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio (dont l’acronyme, écrit avec des points, H.I.J.O.S, signifie « fils et filles » en espagnol).

Dans la lignée des Madres et des Abuelas, en réponse à l’impunité et aux lois d’amnistie, elles et ils réclament la condamnation de toutes les personnes responsables des meurtres et disparitions sous la dictature.
Les « procès pour la vérité » n’ont véritablement commencé que dans les années 2000. À l’heure actuelle, alors que Javier Milei relativise et justifie les crimes contre l’humanité commis par la dictature et remet en cause le bilan des 30 000 disparu·es, 80 procédures sont toujours en cours.

 

Ce reportage a été édité par Chloé Devis.


(1) À la date du 22 mars 2024, 1 176 personnes ont été condamnées selon les chiffres gouvernementaux.

(2) Le maté est une infusion de feuilles de hierba maté séchées, dont la consommation est très répandue en Argentine.

(3) En espagnol, petite-fille se dit « nieta » et petit-fils « nieto ». Le pluriel s’exprime classiquement par le masculin générique « nietos ». Le « e » inclusif dans nietes efface les marques du genre.

(4) En février 2024, des député·es du parti présidentiel ont présenté une proposition de loi qualifiant l’avortement de délit, passible d’une peine carcérale.

26.07.2024 à 18:58

Face au nationalisme, la voix des juifs et juives décoloniales

Tal Madesta

Il y a vingt ans, j’ai accompagné ma grand-mère à Tunis, où elle est née. Elle n’y avait pas remis les pieds depuis les années 1950. Au gré de nos longues marches dans le quartier juif de la médina, je la voyais reconnaître des endroits qui lui étaient familiers. On s’adressait à elle en tunisien, […]
Texte intégral (4037 mots)

Il y a vingt ans, j’ai accompagné ma grand-mère à Tunis, où elle est née. Elle n’y avait pas remis les pieds depuis les années 1950. Au gré de nos longues marches dans le quartier juif de la médina, je la voyais reconnaître des endroits qui lui étaient familiers.

On s’adressait à elle en tunisien, sa langue maternelle, qu’elle n’avait pas parlé depuis un demi-siècle, comme s’il était évident que cette touriste n’en était pas vraiment une. Elle comprenait tout, mais ne répondait qu’en français. Lorsqu’elle formula auprès d’un vieux monsieur de lointains souvenirs de noms de rue, il fit un geste de la main et nous le suivîmes. Nous arrivâmes alors devant une maison haute à la peinture écaillée, habillée d’une large porte – peut-être me semblait-elle immense parce que j’étais tout petit. Face à l’immeuble qui l’a vue grandir, son émotion pudique me saisit. C’est à cet endroit que j’ai rencontré ma grand-mère.

Avec ses parents et ses dix frères et sœurs, elle est arrivée en France quelque temps après l’indépendance de la Tunisie, proclamée en 1956. Une fois sur place, elle a juré à ses parents de ne dire à personne qu’elle était juive et tunisienne. À ce jour, promesse tenue. Sa judéité a été engloutie, son prénom francisé, sa langue maternelle oubliée dans le fond de sa gorge. Son accent est la seule marque qui résiste à l’assimilation : une amie tunisienne me l’a fait remarquer, en l’entendant un jour au téléphone. Ma grand-mère m’en voudrait de raconter son secret. Pardonne-moi : tu veux oublier notre tunisianité et notre judéité, quand je les cherche frénétiquement dans tous tes tristes sourires.

Je n’ai jamais vu ton regard s’illuminer lorsque tu me parles d’Israël. Je ne crois pas que cette terre existe autrement que comme une idée sans contours. L’appel du retour qui t’anime en silence est un rêve tunisien. Ton parcours de migration postcolonial a pulvérisé ta judéité. En ce qui me concerne, l’attaque du 7 octobre 2023 et la réponse génocidaire d’Israël ont précipité ma crise identitaire. Je ne suis pas le seul : le 31 octobre 2023, nous étions 85 à signer une tribune dans Libération, refusant que ce massacre soit commis en notre nom (1). Nous sommes beaucoup de juifs et de juives à tisser des liens entre l’écrasement des Palestinien·nes et notre histoire millénaire d’engloutissement. Ce tressage fait réémerger la notion de diasporisme, ce vœu de dispersion partout sur terre qui nous invite à « construire notre foyer partout où nous sommes » plutôt que de tomber dans le piège du sionisme, qui « exige qu’on “rentre à la maison” », selon la formule fulgurante de la poétesse états-unienne Melanie Kaye/Kantrowitz.

« Faux juifs et fausses juives », « idiot·es utiles de l’antisémitisme », « juifs et juives qui se détestent »… certaines organisations juives, de droite comme de gauche, multiplient les critiques à l’égard des diasporistes. Pourtant, c’est précisément cette voix juive, transnationale et connectée aux traumatismes des autres, qui me guérit. Celle qui entend faire bloc contre le nationalisme, le racisme d’État et la destruction des Palestinien·nes. La même qui rêve à la réparation.


« La diaspora est une libre circulation, un mouvement continu, incompatible avec la rigidité nationaliste de l’extrême droite. »

Sam Leter, du collectif Tsedek !


Pour Sarah*, la mise en cause du sionisme est née d’une « expérience personnelle de la violence d’État en Israël ». Membre de Kessem, un collectif juif féministe décolonial né en novembre 2023 réunissant militantes associatives et syndicales, cette Franco-Israélienne de 35 ans se souvient de son enfance passée dans une colonie israélienne à « s’enfuir de l’école dès 9 ans, afin d’échapper au lavage de cerveau qu’y subissent les petit·es. Là-bas, on te montre des photos d’enfants déporté·es dans un gymnase pour la Journée de la Shoah. Puis un soldat armé vient te dire que, à 18 ans, il faudra défendre le pays pour empêcher que ça arrive de nouveau. Israël prétend vouloir protéger les juifs et les juives, mais on y naît pour devenir de la chair à canon. »

Une histoire manipulée pour justifier la violence d’Israël

 

Certain·es s’opposent à ce destin. Micki*, Franco-Israélienne de 39 ans, a refusé de faire son service militaire au début des années 2000 : « La réalité palestinienne n’est pas montrée dans les médias israéliens, explique-t-elle. Il faut la découvrir par d’autres moyens. J’ai commencé à lire des historien·nes, des journalistes, et j’ai pris conscience de ces horreurs cachées. Je me suis politisée comme ça. » Après plusieurs années de mobilisation en Cisjordanie contre la construction du mur de séparation (2), elle émigre en France en 2005. Au lendemain du 7 octobre, avec plusieurs ami·es, elle crée Oy Gevalt ! (une expression yiddish qui exprime la détresse dans une situation de danger), une collective juive (3) queer antiraciste composée d’Israélien·nes, de Français·es et d’États-Unien·nes qui souhaitent construire leur place en tant que juifs et juives dans le mouvement de solidarité avec la Palestine. Depuis, la collective marche derrière la banderole du Bloc juif, ce groupe de collectifs juifs – dont Kessem – présent dans toutes les manifestations parisiennes unitaires en soutien à Gaza.

Pour ces militant·es, leur investissement de la judéité et la lutte pour la libération de la Palestine s’inscrivent dans un mouvement commun. « La solidarité des juifs et juives avec la Palestine est un idéal de justice qui intègre notre propre processus de guérison en tant que juifs et juives, par lequel nous nous reconnectons à notre histoire, qui a été manipulée pour justifier la violence d’État en Israël », argumente Ita Segev, artiste trans et membre de Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), organisation antisioniste réunissant des milliers de personnes aux États-Unis. Engagée depuis plusieurs années dans les mobilisations en soutien à la Palestine et dans les espaces communautaires trans à New York, la militante dénonce « la mythologisation de la douleur juive » par Israël, qui sert à justifier les « pires exactions à Gaza et en Cisjordanie » autant qu’à faire des traumatismes des juifs et des juives un élément indépassable de leur identité. « Si cette douleur pouvait être transformée, guérie, quelle serait la nécessité d’un État ethnique surmilitarisé ? », ironise-t-elle.

À la mi-décembre 2023, à Paris, devant le ministère des Affaires étrangères, le Bloc juif, composé de différents collectifs juifs antiracistes, dénonce la guerre et la politique de colonisation menées par l’État israélien avec le soutien du gouvernement français. Anna Margueritat / Hans Lucas

À la mi-décembre 2023, à Paris, devant le ministère des Affaires étrangères, le Bloc juif, composé de différents collectifs juifs antiracistes, dénonce la guerre et la politique de colonisation menées par l’État israélien avec le soutien du gouvernement français.
Crédit : Anna Margueritat / Hans Lucas

Joana Cavaco, membre du collectif juif antisioniste Erev Rav (4), établi aux Pays-Bas, qui compte désormais plus de quatre-vingts membres, aspire de son côté à ce que les juifs et juives du monde entier « coupent le cordon ombilical empoisonné qui les relie à l’État d’Israël ».

Instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme

 

La connexion de ces militant·es avec le peuple palestinien ne date pas des massacres commis à Gaza après le 7 octobre. Elle s’inscrit dans un rapport familier à la terre, à l’arrachement et à l’exil. Abby Stein, rabbine trans de 32 ans, le résume en une phrase : « Les juifs et juives sont attaché·es à la terre d’Israël – la terre et non l’État – depuis deux mille ans. Malgré les exils, personne n’a réussi à tuer cet attachement. Dans quel monde a‑t-on pu penser que les Palestinien·nes allaient oublier leur maison en quatre-vingts ans ? » Engagée de longue date dans les luttes féministes aux États-Unis, elle est une des cofondatrices de Rabbis4Ceasefire (Rabbin·es pour un cessez-le-feu) et membre de If Not Now (Si ce n’est pas maintenant), mouvement juif états-unien contre l’occupation en Palestine, et de T’ruah, « l’appel rabbinique pour les droits humains ».

Abby Stein a grandi dans une communauté hassidique profondément opposée à l’idée d’un nationalisme juif : « J’ai entendu toute mon enfance que l’État d’Israël ne mettait pas les juifs et les juives en sécurité », se souvient-elle. « Diasporisme » est pour elle « un autre mot pour dire “judaïsme” », qui renvoie à la notion yiddish de doykeit : « l’idée que notre maison se trouve partout où nous souhaitons bâtir nos vies ». Le fait de vivre en diaspora – donc d’être minoritaires là où on réside – permet à ces militant·es de faire bloc aux côtés d’autres populations marginalisées, en lutte permanente contre leur propre effacement, et de penser leur place dans le monde, en tant que juifs et juives et en tant que minorité.

En Europe, ces voix juives qui se mobilisent pour la libération palestinienne tentent de se faire une place dans le débat public. Certaines existent depuis longtemps : pour Gérard Preszow, 69 ans, qui a rejoint l’Union des progressistes juifs de Belgique en cachette de ses parents lorsqu’il avait 15 ans, « être juif ou juive ici et maintenant » est la condition sine qua non pour se faire entendre. Mais la répression est intense, notamment – ironie cruelle – en Allemagne. Wieland, 46 ans, est membre de Jüdische Stimme (Voix juive), un collectif diasporiste investi par des juifs et des juives de toutes nationalités. Il raconte comment le fait d’« être piégé dans le discours allemand et son utilisation abusive de l’identité juive pour soutenir Israël a amené le groupe à être régulièrement censuré » : événements annulés, comptes bancaires du collectif fermés à deux reprises… Les militant·es ressentent « une immense frustration ». Mais comme tous les autres groupes diasporistes, ses effectifs explosent depuis le 7 octobre.

Selon Sam Leter, membre depuis 2023 du collectif juif décolonial Tsedek ! (Justice, en hébreu) et cofondateur du Decolonial Film Festival, « [en France,] la nécessaire lutte contre l’antisémitisme est instrumentalisée à des fins islamophobes et de soutien à Israël », et le diasporisme s’entend comme « outil de lutte contre la droite et l’extrême droite ». En effet, explique-t-il, « la diaspora est une libre circulation, un mouvement continu : tu n’es pas fixe dans un endroit », un principe « incompatible avec la rigidité nationaliste de l’extrême droite ». « La diaspora, c’est le contraire de la loi immigration, votée par les mêmes qui appelaient à marcher contre l’antisémitisme le 12 novembre », résume-t-il (5).


« Ce n’est pas anodin que les droites soutiennent autant le sionisme. J’y vois leur espoir que les juifs et les juives qui vivent dans leur entourage partent en Israël. »

Abby Stein, rabbine new-yorkaise


En Allemagne aussi, « il y a l’idée très populaire d’un antisémitisme importé par les migrants qui justifierait une politique d’immigration plus stricte », résume Wieland. Ainsi, selon Sarah, refus du sionisme et lutte contre le racisme ne sont « pas décorrélables » : « On ne peut pas dire qu’on crée un front antiraciste ici tout en ne remettant pas en cause le nœud patriote et nationaliste d’un État colonial. » C’est pour cette raison qu’Israël « méprise les diasporistes », analyse Sam Leter.

Pour ces militant·es, l’Europe peine à prendre la mesure de son antisémitisme. À leurs yeux, le phénomène n’aurait pas disparu après la Shoah et continuerait de se manifester aujourd’hui dans le champ politique institutionnel. Ainsi, en 2018, Emmanuel Macron avait jugé « légitime » un hommage au maréchal Pétain, estimant qu’il avait été, lors de la Première Guerre mondiale, « un grand soldat ».

Pour parer les contorsions historiques et rendre visible la présence juive, Oy Gevalt ! organise régulièrement des fêtes juives dans l’espace public. Le 28 avril 2024, un séder (dîner) de Pessah, la Pâque juive, s’est tenu dans les rues de Paris en soutien à la Palestine. « La France se revendique de la laïcité, mais c’est surtout un État à majorité blanche et chrétienne qui pense que toute expression d’une autre religion est un signe de “communautarisme” », dénonce Micki, la fondatrice d’Oy Gevalt !, pour qui « le fait de montrer la religion juive dans la rue, c’est déjà lutter contre l’antisémitisme ». Selon la rabbine Abby Stein, la visibilité juive en diaspora « empêche les gouvernements et les États de contrôler l’identité juive ». Elle repense aux Israélien·nes qu’elle rencontre à New York : « Ils me disent que, dans leur pays, elles et ils se sentent israélien·nes, mais qu’aux États-Unis elles et ils se sentent juifs et juives. »

L’engagement décolonial comme réparation du monde

 

La répression des voix juives décoloniales en Europe et aux États-Unis est selon ces militant·es un moyen pour les États de se débarrasser de vieilles culpabilités liées à leur propre exercice de l’antisémitisme. « Nous voyons apparaître ce discours public selon lequel critiquer Israël ou questionner les modalités de son existence mettrait en danger les membres de la diaspora juive », observe Abby Stein. À plusieurs reprises, elle s’est offusquée des propos de Joe Biden. En décembre 2023, lors d’une réception à la Maison-Blanche à l’occasion de la fête de Hanoukka, il a prétendu que les juifs et juives ne pouvaient être pleinement en sécurité qu’en Israël : « Ça me sidère d’entendre mon président dire que nous avons besoin d’un État étranger pour nous protéger, alors que c’est son travail ! »

La rabbine new-yorkaise voit dans ce positionnement une manière de se débarrasser du « problème juif » : « Ce n’est pas anodin que les droites soutiennent autant le sionisme. J’y vois leur espoir que tous les juifs et toutes les juives qui vivent dans leur entourage partent en Israël. L’idée que les juifs et les juives sont censé·es être dans un endroit spécifique est intrinsèquement antisémite », dénonce-t-elle. Depuis la Belgique, Gérard Preszow résume : « Le diasporisme est un outil contre l’antisémitisme, alors que le sionisme s’en nourrit. »

Surtout, affirmer sa judéité dans les mouvements de lutte antiracistes et contre l’extrême droite est un outil puissant de lutte contre l’antisémitisme, défend Sarah, la militante du collectif Kessem. Habituée des assemblées générales féministes et en soutien à la Palestine, elle affirme que cette présence « incarnée » permet de créer des ponts entre les personnes. « On est là pour nos camarades, donc ils et elles sont là pour nous. Vivre avec d’autres individus dont on partage les combats, c’est lutter organiquement contre l’antisémitisme. »

Le 12 mars 2024, à Washington, la rabbine Abby Stein (à gauche) interpelle, en compagnie d’autres membres de Jewish Voice for Peace, Hakeem Jeffries, élu démocrate à la Chambre des représentants, qui a multiplié ces derniers mois les prises de position pro-israéliennes.Alex Wong / Getty Images / AFP

Le 12 mars 2024, à Washington, la rabbine Abby Stein (à gauche) interpelle, en compagnie d’autres membres de Jewish Voice for Peace, Hakeem Jeffries, élu démocrate à la Chambre des représentants, qui a multiplié ces derniers mois les prises de position pro-israéliennes.
Alex Wong / Getty Images / AFP

Cette solidarité avec d’autres groupes marginalisés, « c’est notre seule sauvegarde contre l’extrême droite, contre le fascisme, contre la destruction de la planète, contre toutes les forces plus intéressées par l’accumulation de richesse et la cupidité que par la vie humaine », défend l’artiste états-unienne Ita Segev.

La Shoah, les migrations postcoloniales, les exils successifs qui ponctuent les trajectoires des communautés juives sont autant de traumatismes que l’augmentation des actes antisémites un peu partout dans le monde appelle à regarder en face. Pour Gérard Preszow, la « crainte de la renaissance de la “question juive” » est une évidence qui expliquerait le climat de grande tension parmi les juifs et les juives vivant hors d’Israël. Depuis le 7 octobre, nombre de familles, d’amitiés et d’espaces religieux ont éclaté : « Lorsqu’on voit les conflits qui traversent nos communautés, des juifs et des juives qui en accusent d’autres d’être des traîtres, on peut se dire qu’un traumatisme supplémentaire a été ajouté à la liste », se désole Wieland, le militant diasporiste allemand.

Minorité dans la minorité, les juifs et les juives diasporistes anticoloniaux se réunissent pour soigner ces plaies et conjurer la solitude. Chez Kessem, la notion de soin est « essentielle », affirme Rose*, 42 ans. « On s’est rencontrées à partir d’un mal-être et d’un sentiment d’isolement. On se réconforte, on accompagne nos doutes, on crée des échos entre nos histoires. » Aux Pays-Bas, Joana Cavaco parle de la « bouée de sauvetage » que constitue « l’engagement en tant que juif ou juive dans toutes les luttes contre les dominations ».

« En Israël, la condition juive est majoritaire, donc elle est impensée », analyse Micki. Au contraire, selon la rabbine états-unienne Abby Stein, la condition minoritaire en diaspora « donne l’occasion de créer quelque chose de sublime, ancré là où nous sommes ».

Dans la religion juive, il existe un précepte fondateur : le tikkun olam – réparation du monde, en hébreu – qui désigne le devoir de lutte contre les injustices sociales. Le tikkun olam n’est pas une utopie : il s’inscrit dans l’ici et le maintenant… comme la diaspora. Devant le chaos que le 7 octobre et l’offensive génocidaire à Gaza ont généré, les militant·es voient pourtant s’amenuiser l’espoir de guérisons collectives. Ita Segev a grandi à Jérusalem, qu’elle a quitté en 2011 : « Dans un monde où la Palestine est libre », elle n’exclut pas de retourner sur cette terre. « Si nous pouvons faire foyer partout où nous sommes, ça pourrait aussi être le cas en Palestine », à condition de s’atteler à un travail de réparation impliquant « la décolonisation, le droit au retour et une véritable libération du fleuve à la mer ». « Je crains de ne pas le voir de mon vivant », se désole-t-elle. Ça ne l’empêche pas de rêver à cet horizon. Le même espoir m’anime : les cris des grands-mères palestiniennes – déplacées lors de la Nakba, spoliées de leurs terres en Cisjordanie, massacrées à Gaza… – répondent au silence de la mienne. •

* Micki et Sarah sont des prénoms d’emprunt ; Rose a souhaité que son nom de famille ne soit pas mentionné.

Tal Madesta Journaliste indépendant spécialisé dans les questions de discriminations, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des monstres (La Déferlante Éditions, 2023).


(1) « Frappes sur Gaza : “Vous n’aurez pas le silence des juifs de France” », Libération, 31 octobre 2023.

(2) En 2002, Ariel Sharon, Premier ministre israélien, lance la construction d’un mur entre Israël et la Cisjordanie occupée. Long d’environ 700 kilomètres, il accentue l’isolement des territoires palestiniens.

(3) Le terme « collective » est utilisé dans les milieux féministes et queers pour démasculiniser l’approche de la lutte.

(4) Dans la Bible, erev rav désigne des personnes issues de différents peuples qui se joignent aux Hébreux·ses fuyant l’Égypte, et qui sont considérées comme des converties insincères. Par extension, le mot désigne les traîtres à la tradition juive.

(5) Le 12 novembre 2023, dans un contexte de recrudescence des actes antisémites, une « marche pour la République et contre l’antisémitisme » est organisé dans plusieurs villes de France. Des personnalités politiques de différents bords y participent, dont le Rassemblement national.

26.07.2024 à 18:47

Comment résister à l’extrême-droitisation des médias ?

Sarah Bos

Maboula Soumahoro est maîtresse de conférences à l’université de Tours, spécialiste en études états-uniennes, africaines-américaines et de la diaspora noire africaine. Elle est l’autrice, entre autres, du Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire, (La Découverte, 2020). Pauline Perrenot est coanimatrice de l’observatoire des médias Action-Critique-Médias (Acrimed), journaliste notamment pour Le Monde diplomatique, et autrice des Médias contre la gauche […]
Texte intégral (4748 mots)

Maboula Soumahoro est maîtresse de conférences à l’université de Tours, spécialiste en études états-uniennes, africaines-américaines et de la diaspora noire africaine. Elle est l’autrice, entre autres, du Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire, (La Découverte, 2020).

Pauline Perrenot est coanimatrice de l’observatoire des médias Action-Critique-Médias (Acrimed), journaliste notamment pour Le Monde diplomatique, et autrice des Médias contre la gauche (Agone, 2023).

Sihame Assbague est journaliste et militante antiraciste, ancienne porte-parole du collectif Stop le contrôle au faciès. Elle a notamment écrit dans la Revue du crieur.

 

Quelles sont les responsabilités des médias face à la poussée de l’extrême droite ?

PAULINE PERRENOT Le rôle des médias dans la banalisation des idées conservatrices et racistes est immense.

On le voit à travers la centralité des préoccupations historiques de l’extrême droite dans l’agenda journalistique : l’insécurité, l’islam, l’immigration. Les cadrages de l’extrême droite sur ces questions sont désormais normalisés, en particulier dans l’audiovisuel et dans une large partie de la presse hebdomadaire. Entre CNews, Europe 1, le Journal du dimanche (JDD) ou l’émission de Cyril Hanouna sur C8, on assiste à la consolidation d’un pôle frontalement réactionnaire. Tous sous la coupe du milliardaire Vincent Bolloré, ces médias sont légitimés par le gouvernement et la classe politique.Ils ont une influence sur le reste de la sphère médiatique, ainsi qu’un rôle dans la circulation et l’amplification d’emballements réactionnaires. Mais à Acrimed [Action-Critique-Médias], on estime qu’il n’y a pas d’étanchéité entre les médias d’extrême droite et le reste du paysage médiatique. Par exemple, le sociologue Abdellali Hajjat (1) a montré qu’au cours des années 2000 et 2010 nombre de journalistes et chroniqueur·euses de Valeurs actuelles étaient régulièrement invité·es sur différentes chaînes généralistes de l’audiovisuel.

 


« On assiste à la consolidation d’un pôle de médias frontalement réactionnaires, sous la coupe du milliardaire Vincent Bolloré, légitimés par la classe politique. »

Pauline Perrenot


 

SIHAME ASSBAGUE On a tendance à taper facilement sur un racisme médiatique ouvertement assumé, tout en occultant le caractère structurel du racisme dans le champ médiatique. On se focalise beaucoup – et à juste titre – sur des médias qui propagent clairement des idées d’extrême droite, mais en même temps, en lisant de grands quotidiens tout à fait respectés et en regardant des émissions d’information du service public, on retrouve parfois exactement les mêmes débats. On fait une différence entre l’expression outrancière du racisme et son expression un peu plus distinguée. Mais dans les deux cas, cela reste l’expression d’une certaine hiérarchisation des individus. À partir du moment où le racisme structure la société, ses modes de pensée et ses représentations, il n’est pas étonnant de le retrouver sous des formes différentes, dans un grand nombre de productions culturelles et médiatiques.

MABOULA SOUMAHORO L’extrême-droitisation, c’est un mouvement de fond, qui s’accélère peut-être ces dernières années, mais qui était déjà en marche depuis plusieurs décennies. Il y a toujours eu des journalistes qui ont essayé de bien faire, de produire un travail sourcé. Mais quel poids ont-ils face à la puissance des médias qui font le plus d’audience, ou sont le plus respectés, et qui vont prendre toute la place ? Quel poids face aux chaînes d’information en continu, qui doivent produire sans arrêt et à tout prix ? Nous sommes dans des structures capitalistes, qui ont pour objectif principal de faire du profit, mais aussi de maîtriser la diffusion et de créer des conglomérats. Des médias indépendants et des journalistes essaient de faire leur travail, même s’ils et elles sont silencié·es et moins
puissant·es structurellement.

 

Au sein des rédactions, où se concentre le pouvoir éditorial ?

PAULINE PERRENOT Ce sont les chefferies médiatiques – sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes – qui décident des sujets. Et plus généralement, une poignée de commentateur·ices, éditorialistes et intervieweur·euses captent la parole et s’expriment dans plusieurs médias. Quant à la frange intermédiaire de cette profession, les sociologues observent qu’elle est en voie d’embourgeoisement (2). Les professionnel·les au bas de l’échelle subissent pour leur part une précarisation croissante et une dégradation de leurs conditions de travail. Dans de telles conditions matérielles, comment peut-on prendre du recul, du temps pour l’analyse ? Comment simplement s’extraire du rythme médiatique effréné, du mimétisme et du matraquage ?

SIHAME ASSBAGUE Malgré tout, je constate que sur les quinze dernières années, il y a eu des évolutions, par exemple au niveau du traitement médiatique des violences policières. C’est d’abord dû à la progression des luttes, mais aussi grâce aux réseaux sociaux. Il y a ce que produisent les médias et il y a tout ce qui existe par ailleurs sur Internet, qui permet de faire entendre nos voix. Cela existait avant, évidemment, mais il y a désormais une démocratisation de l’accès à ce savoir-là. Le renouveau des luttes depuis le combat du comité Adama, puis Black Lives Matter (3) a très certainement permis une meilleure prise en compte de ces enjeux par certains médias.
Le fait qu’il y ait plus de journalistes non blanc·hes, c’est également le fruit des luttes : ce ne sont pas les médias – y compris les médias de gauche – qui se sont levés un matin en se disant qu’ils allaient recruter des Noir·es et des Arabes. C’est parce qu’il y a des luttes qui accompagnent cette avancée, qui l’imposent. Il y a donc une évolution, mais elle a ses limites. Un exemple, qui me semble assez frappant, c’est la question de la déracialisation (4). Aujourd’hui en France, les personnes qui sont principalement visées par la police et la justice, ce sont les hommes non blancs et pauvres. C’est un point crucial, et pourtant cela n’apparaît quasiment nulle part. C’est une forme d’invisibilisation : on déracialise les victimes dont on nous raconte les histoires. On ne sait jamais qui elles sont. Pourtant, quand on parle des États-Unis, on dira « un homme noir a été tué par un policier blanc ». En France, on dira « un homme a été tué par la police ». Faire apparaître le groupe racial des victimes est primordial, parce que cela permet de relier les éléments entre eux. Cela témoigne d’une impossibilité de considérer les personnes non blanches, en particulier les hommes, en tant que victimes.

MABOULA SOUMAHORO On ne veut pas parler de la race, mais on en parle tout le temps de manière détournée : on ne nomme pas les choses directement, mais c’est ce qu’on sous-entend quand on donne les nom et prénom, les lieux de naissance ou les lieux où se sont passés les faits. Ces données là sont très racialisées. Quand on parle de l’islam en France, on parle des Arabes, on ne parle pas des Sénégalais·es ou des Malien·nes. Et quand on parle de quelqu’un qui a commis un crime en précisant qu’il est né à Fort-de-France, on renvoie inévitablement à sa racialisation. On assiste ainsi à un double mouvement d’invisibilisation et d’énonciation permanente et subtile. Il y a une sorte de langage codé, sans dire directement de qui on parle. Il suffira, pour se dédouaner, de dire que « l’islam n’est pas une race », que la banlieue « n’est pas raciale », que ce qu’on appelle les « outre-mer » ne désigne pas des lieux d’exclusion et de marginalisation qui renvoient directement à l’histoire coloniale esclavagiste. Et pourtant c’est ce qu’on dit de manière détournée.

Avec la manière dont sont cadrés les débats, avez-vous le sentiment de pouvoir dérouler votre pensée quand vous intervenez sur des plateaux ?

MABOULA SOUMAHORO Notre présence dans les médias mainstream est nécessairement biaisée et piégeuse. Quand tu y vas, en tant que personne racisée portant une parole féministe ou anti­raciste, tu es seule, et c’est ça l’exercice. Tu seras toujours en minorité d’opinion, mais ils ont pourtant besoin de ta présence, parce qu’ils veulent se donner l’air d’être ouvert·es. Si tu tiens bon, avec une forme de dignité, il y a un buzz ou un clash presque assuré. C’est ça qui va faire des vues. C’est comme si nous étions sur une scène de théâtre, où chacun·e est casté·e dans un rôle. Et toi, tu es dans le rôle de la personne qu’on va s’amuser à faire semblant d’écouter aujourd’hui. L’exercice est d’essayer de dérouler ta pensée alors que rien n’est fait pour. Il suffit d’analyser les images pour voir combien de fois on te coupe la parole. Est-ce que tu peux finir une phrase ou non ? Est-ce qu’on te donne la parole et à quelle fréquence par rapport aux autres invité·es ? L’exercice est d’essayer de dire quelque chose malgré ces conditions défavorables. Il y a quelque chose de profondément pervers dans le fait de t’inviter sans te donner l’occasion de parler. Au fond, on ne veut pas que tu sois là. Mais ton corps, lui, est présent, et ce n’est pas parce que tu es invitée que tu es accueillie. Cela se voit dans la façon dont on s’adresse à toi, au défi de tous les codes habituels d’interaction : la façon dont on te présente, ou même la façon dont on prononce ton nom.

 

Une forte concentration des médias et très peu de contrôle

En France, une dizaine d’hommes d’affaires détiennent la grande majorité des groupes de presse privés. C’est le cas par exemple de la famille Bouygues (groupe TF1), de Patrick Drahi (BFMTV, RMC, Libération), de Xavier Niel (Le Monde, Télérama) ou encore de Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien, Radio classique). Mais c’est surtout le cas du milliardaire Vincent Bolloré qui soulève des inquiétudes, notamment depuis sa reprise du groupe Canal+ en 2015, la mue d’i‑Télé en CNews deux ans plus tard, avant sa prise de contrôle sur le groupe Lagardère, ou encore son rachat du groupe d’édition Hachette. Selon la Fédération internationale des journalistes (FIJ), cette situation « est une menace envers la liberté de la presse, léguant un pouvoir excessif à des individus, des gouvernements ou des personnalités politiques ». Elle renforce chaque année davantage le niveau de défiance du public vis-à-vis des médias.

Si, depuis 1986, les entreprises de presse sont soumises à une régulation visant à garantir la liberté des médias, les décisions de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) sont souvent perçues comme trop peu contraignantes. En février 2024, le Conseil d’État, saisi par Reporters sans frontières, a donné six mois à l’Arcom pour revoir ses modalités de contrôle de l’indépendance de l’information pour CNews. Il s’agit de veiller à ce que l’Arcom contrôle le pluralisme des idées en prenant en compte les chroniqueur·euses, animateur·ices et invité·es, et plus uniquement le temps de parole des personnalités politiques.

 

SIHAME ASSBAGUE Les interviews de Rima Hassan [juriste d’origine palestinienne et candidate La France insoumise aux européennes] sont pour moi assez emblématiques de tout ce non-accueil. Elles me donnent l’impression d’assister à une garde à vue. Il y a un dispositif particulier de contrôle réservé aux figures d’opposition. C’est particulièrement vrai pour les personnes non blanches et les classes populaires. Récemment, j’ai été convoquée à une audition pour apologie du terrorisme sur la base d’un tweet [de soutien à la Palestine]. Et quand Rima Hassan a été interviewée sur le plateau de France Info (5), ça ressemblait exactement à ma convocation devant la police. On aurait pu mettre le policier à la place du journaliste, on était dans le même dispositif, avec les mêmes questions, les mêmes intonations. Dans ce type de situation, l’interviewée est accusée d’emblée. Elle n’est pas invitée pour participer au débat, mais pour y répondre de gré ou de force, selon des règles écrites à l’avance. Comme le résume le sociologue Harold Garfinkel (6), ce type d’interviews ressemble à des « cérémonies publiques de dégradation », qui sont faites pour remettre une personne à sa place. On la soumet à un interrogatoire et on ne lui laisse aucun espace.

PAULINE PERRENOT Les interrogatoires médiatiques contre la gauche politique, sociale, syndicale, etc., sont ordinaires. Mais les travers sont vraiment exacerbés dans le cas de Rima Hassan, et la manifestation du racisme est évidente. La violence symbolique est extrême contre tout discours s’écartant un peu du récit dominant qui a été cadré à la suite des attaques du Hamas le 7 octobre et de la guerre menée par Israël sur la bande de Gaza7. Ces interviews sont une matérialisation de la suspicion à l’égard de ce type d’invité·es, d’une présomption de mensonge et d’ambiguïté. Et cela concerne aussi les actrices et acteurs locaux : très peu de personnes résidant à Gaza ont été interviewées. Des informations et des récits qui viennent de Gaza, il y en a énormément sur les réseaux sociaux et dans les médias indépendants qui ont fait remonter des témoignages. Mais la faiblesse de l’utilisation de ce matériau par les médias dominants est criante. Et pour le moment, on ne voit aucune remise en question de ces pratiques par les têtes d’affiche. Ils et elles continuent de faire semblant de ne pas comprendre le déséquilibre structurel des « débats ». C’est un processus de long terme, avec des décennies de marginalisation, voire d’invisibilisation du travail de chercheur·euses qui pourraient apporter une contradiction étayée au prêt-à-penser sécuritaire, autoritaire dans les médias.

MABOULA SOUMAHORO On observe aussi des récits complètement décontextualisés. On a par exemple l’impression que l’histoire du « conflit israélo-palestinien » a débuté le 7 octobre, en laissant complètement de côté des décennies de tensions et de tragédies. La mise en place de l’État d’Israël a une histoire. Si l’on commence le récit au 7 octobre, c’est vraiment une mainmise sur la chronologie. C’est une forme de négationnisme qui propose une chronologie arrangeante, complètement erronée et qui ancre les événements dans un présent sans histoire, sans racines, sans précédents. C’est un accaparement puissant.

 


« Il y a quelque chose de profondément pervers dans le fait de nous inviter sans nous donner l’occasion de parler. »

Maboula Soumahoro


 

Qu’est-ce que cela coûte d’intervenir dans les médias ? Et ce coût est-il encore plus fort pour les femmes ?

MABOULA SOUMAHORO Chaque apparition dans l’espace public mainstream est une exposition qui a des conséquences. Ces apparitions sont la seule forme de militantisme que je revendique. Quand tu arrives dans cet espace-là, c’est littéralement une guerre qui est menée à travers ton corps. Si tu n’endosses pas le rôle de la minorité reconnaissante, tu es harcelée et ce sont des tombereaux d’insultes, d’emails, de lettres, de caricatures racistes qui circulent sur les réseaux sociaux et inondent même ton adresse personnelle. C’est très réel. Et il y a un désengagement des médias sur cette question : ils ont déjà bénéficié de ta présence, qui leur sert pour se présenter au monde comme des institutions ouvertes au débat. Mais pour toi, les conséquences sont immenses et pérennes : des vidéos vont circuler pendant des années, l’origine d’une petite phrase va être perdue et la séquence va devenir un mème.

On va toujours la ressortir pour te disqualifier.

Tout est décontextualisé. On va te dire que c’était en 2020 alors que c’était en 2016, que c’était à Paris alors que c’était à Lyon. J’ai déjà porté plainte, à plusieurs reprises. Chaque fois que des gens se sont mobilisés contre moi, c’était lié à mon statut de maîtresse de conférences. Les gens ne se remettent pas de ce statut, parce que, selon eux, je ne devrais pas enseigner à l’université. Ce qui dérange, c’est ton non-conformisme. Ce n’est pas seulement ta personne, c’est ce que tu représentes. Ils se disent : « C’est qui cette négresse ? » Et cette représentation, cette symbolisation sont dans ton corps. Avec ce statut, tu n’as pas le droit d’être contestataire.

SIHAME ASSBAGUE Ces attaques visent toutes les paroles minoritaires, qui présentent d’une manière ou d’une autre une infraction à l’ordre établi. Mais il y a des violences qui concernent spécifiquement les femmes, notamment beaucoup de commentaires sur le physique, avec énormément d’insultes et de remarques sexistes sur le corps. C’est une violence supplémentaire, à laquelle on ne peut pas échapper. Si ta séquence devient virale et tombe entre de mauvaises mains, même en intervenant dans un petit média indépendant, cela débouchera sur une campagne de harcèlement. Et quand on reçoit des centaines ou des milliers de messages privés, ou qu’ils sont envoyés à ton employeur·euse, on peut vite perdre pied. Il vaut mieux être entourée, s’assurer d’avoir un cadre collectif sur lequel s’appuyer quand ça arrive.

PAULINE PERRENOT Le collectif, c’est une bonne manière de se prémunir contre ces effets, mais il est très difficile de donner à voir une parole collective dans la plupart des médias, qui imposent souvent une certaine individualisation de la parole. Il faudrait qu’ils réfléchissent à comment davantage faire exister les collectifs. Si les médias ne sont pas responsables des vagues de harcèlement qui peuvent avoir lieu sur les réseaux sociaux, ils ne documentent pas suffisamment ce phénomène.

 

Le 13 juin 2024, deux semaines avant le premier tour des élections législatives, sur le plateau de Touche pas à mon poste sur C8, Cyril Hanouna appelle en direct Jordan Bardella pour organiser un rapprochement avec Sarah Knafo (Reconquête !).Touche pas à mon poste ! / D.R.

Le 13 juin 2024, deux semaines avant le premier tour des élections législatives, sur le plateau de Touche pas à mon poste sur C8, Cyril Hanouna appelle en direct Jordan Bardella pour organiser un rapprochement avec Sarah Knafo (Reconquête !). Touche pas à mon poste ! / D.R.

 

Dans ce contexte, comment fait-on pour rendre visibles les enjeux féministes et antiracistes ? Faut-il investir d’autres espaces ?

MABOULA SOUMAHORO La réponse, c’est la lutte et l’investissement de tous les espaces possibles selon nos orientations. Celles et ceux qui veulent manifester manifestent, celles et ceux qui peuvent faire grève le font. Celles et ceux qui veulent aller dans les espaces mainstream y vont pour les travailler de l’intérieur. Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une seule position à adopter. Nous devons continuer à lutter en ayant une conscience, une histoire des luttes politiques en tête, car on s’inscrit dans un continuum. Il y a toujours eu des espaces alternatifs, des espaces autogérés ou gérés par des collectifs. On continue à se battre, on trouve un lieu, ou bien on l’invente, on le maintient, mais en se souvenant qu’il y a eu d’autres exemples avant nous.

PAULINE PERRENOT Si on est un syndicat, un parti, la désertion totale des médias qui ont une forte audience n’est évidemment pas une option. Il faut en effet avoir conscience de la longue histoire des luttes, mais aussi politiser notre rapport aux médias. Un certain nombre d’acteur·ices à gauche continuent d’y entretenir un rapport dépolitisé, alors que c’est un terrain de lutte au sein duquel il est possible d’imposer des conditions. La question de la nécessité d’avoir des commentateur·ices « de gauche » se pose souvent. Mais elle est vaine s’ils ou elles ne servent que de cautions, si on ne maîtrise pas ce qui est à l’agenda ou la composition des plateaux, bref, si on n’a pas la clé des dispositifs. Il y a sans doute plus à gagner en renforçant le soutien aux médias indépendants, en créant nos propres espaces. Sans avoir non plus un discours naïf sur les médias indépendants : ils ne sont pas nécessairement étanches aux systèmes de domination, ni aux pratiques journalistiques problématiques, mais ils incarnent le visage du pluralisme. Nous avons besoin de reportages, d’enquêtes, d’angles nouveaux et de place pour les universitaires. Tout cela ne doit pas nous faire perdre de vue la nécessité de formuler des propositions de transformation radicale des médias existants. Ces espaces dominants sont encore très lus et écoutés, beaucoup plus que de nombreux petits médias. Il n’y a aucune raison de ne pas revendiquer leur réappropriation démocratique. La gauche devrait s’en emparer pour ce qu’elle est : une question politique de premier plan. Il en va du droit d’informer et d’être informé·e.

SIHAME ASSBAGUE On aurait pu se dire qu’avec l’émergence d’Internet et de tous les cadres alternatifs (les réseaux sociaux, YouTube, Twitch, etc.), la télévision allait rapidement perdre de son influence. Mais en réalité, elle est partout. Sur les plateformes en ligne, ce sont souvent les extraits télévisuels qui marchent le mieux en matière d’audience. Personne ne peut faire abstraction de ce qui y est dit. Il faut prendre en compte le monde tel qu’il est. Dans l’inconscient collectif, les personnes qui passent à la télévision conservent une forme de crédibilité, et ce, malgré toutes les critiques qui peuvent exister sur ce qu’on y voit. Se défaire de ce pouvoir va prendre du temps. Difficile donc de passer à côté de ce terrain de lutte que sont les plateaux télé. Tout dépend de la raison pour laquelle on y va en tant qu’intervenant·e, du cadre de notre intervention, et de notre degré de préparation.

 


« Il est encore possible d’investir certains espaces médiatiques dominants. Il faut y aller en conscience, avec des stratégies et des objectifs. »

Sihame Assbague


 

Je crois qu’il est encore possible d’investir certains espaces médiatiques dominants. Il faut y aller en conscience politique de ce qui s’y joue, avec des stratégies et des objectifs.
Il y a peu de temps, on m’a proposé d’intervenir sur « Touche pas à mon poste » (C8) face à Éric Zemmour. On m’a dit : « Si vous ne venez pas, la chaise restera vide. » Je leur ai répondu : « Qu’elle reste vide. » Une des nécessités absolues, c’est de refuser d’y aller si cet argument-là est mobilisé. C’est avec ça qu’ils réussissent à faire venir les gens. Certains se disent : « Si je n’y vais pas, qui va nous défendre face à Zemmour ? C’est le sort de ma communauté qui est en jeu. » Ce n’est pas un bon argument. On a nos propres médias, nos réseaux sociaux. Il y a un bouillonnement de production culturelle, médiatique, de réflexions, d’espaces. Il faut les renforcer, il faut les multiplier, leur donner de la force. Et je pense que c’est aussi important de continuer la critique des médias. Il faut participer à visibiliser la fabrique de l’information et de ce qu’elle produit sur la société. •

Entretien réalisé en visioconférence le 30 avril 2024 par Sarah Bos. Article édité par Diane Milelli.

 


 

(1) Abdellali Hajjat, « L’emprise de Valeurs actuelles », Carnet de recherche Racismes (blog), 2020.

2. Jean-Baptiste Comby et Benjamin Ferron, « La subordination du journalisme au pouvoir économique », revue Savoir/Agir, no 46, 2018 (accessible sur le site d’Acrimed).

3. Adama Traoré a été tué par des gendarmes le 19 juillet 2016 dans le Val‑d’Oise. Depuis, le comité Vérité et Justice pour Adama (lire la rencontre avec Assa Traoré) se mobilise pour faire reconnaître ce crime.
Aux États-Unis, les manifestations consécutives à la mort de George Floyd lors d’une interpellation le 25 mai 2020 ont réactivé le mot d’ordre « Black Lives Matter ».

4. Les processus de racialisation ou de déracialisation renvoient aux assignations raciales construites à travers l’histoire, héritées notamment du passé colonial français.

5. Interview de Rima Hassan au JT de 19/20 de France Info le 29 avril 2024, à la veille de sa convocation au commissariat dans le cadre d’une enquête pour apologie du terrorisme.

6. Harold Garfinkel, « Conditions of successful degradation cérémonies », American Journal of Sociology, no 5, 1956.

7. Lire le n°49 de la revue Médiacritiques intitulé « Israël-Palestine : le naufrage du débat public », janvier-mars 2024

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