LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
La Déferlante
Souscrire à ce flux
La revue des révolutions féministes

ACCÈS LIBRE

▸ les 10 dernières parutions

21.10.2024 à 18:47

« Les cagoles montrent tout : les émotions, les seins, les fesses. »

Alix Bayle

Comment définissez-vous la cagole ? Une cagole, c’est une femme du Sud à la fois sexy, drôle et vulgaire, qui n’a pas sa langue dans sa poche, occupe l’espace public et ne se laisse pas faire. Les cagoles sont bien reconnaissables, elles sont habillées très court et super flashy. Elles remettent en cause l’idée d’une sexualité […]
Texte intégral (1759 mots)

Comment définissez-vous la cagole ?

Une cagole, c’est une femme du Sud à la fois sexy, drôle et vulgaire, qui n’a pas sa langue dans sa poche, occupe l’espace public et ne se laisse pas faire. Les cagoles sont bien reconnaissables, elles sont habillées très court et super flashy. Elles remettent en cause l’idée d’une sexualité féminine retenue, qui ne se dévoilerait que dans l’intime.

C’est rare dans un pays aussi misogyne que la France, où on demande aux femmes d’être pudiques et élégantes, c’est-à-dire de se contenir. Les cagoles montrent tout : les émotions, les seins, les fesses. Elles travaillent souvent en extérieur, dans la restauration, dans les bars, sur les marchés ou comme travailleuses du sexe. Elles font la fête, elles boivent, elles sont indépendantes et parlent fort. « Caguer » signifie « déféquer » en argot du sud de la France : la cagole, c’est celle qui fait chier (1). En fait, elles résistent à la misogynie des rues marseillaises par l’expression d’une féminité puissante. La cagole, c’est aussi un délire populaire qui n’a rien à voir avec les codes bourgeois de la féminité parisienne. Se revendiquer cagole, c’est répondre à un mépris parisien et de classe.

Peut-on dire que l’habit fait la cagole ?

Les vêtements, c’est le nerf de la guerre pour la cagole. C’est un peu sa vitrine, c’est à ça qu’on la reconnaît : la minijupe, les bijoux fantaisie comme les créoles, les faux ongles, les cheveux longs. Sans vêtements, il n’y a pas de cagole, juste une meuf qui insulte des gens dans la rue. Mais ce n’est pas parce qu’on porte une jupe léopard le temps d’une soirée qu’on en est forcément une. Être une cagole, c’est aussi une manière de se tenir, de se comporter, de parler. Et les cagoles sont plurielles. Une cagole en RTT – qui porte un jogging rose, des claquettes, des pinces dans les cheveux – est tout aussi identifiable ! Même en pyjama, elle dégage un truc sexy, féminin et vulgaire.

Lisa Granado, Miss Cagole 2024, à La Plaine (place Jean-Jaurès) à Marseille.

Lisa Granado, Miss Cagole 2024, à La Plaine (place Jean-Jaurès) à Marseille. © Gaëlle Matata pour La Déferlante

Selon vous, en quoi ça peut être féministe d’être une cagole ?

La cagole s’habille de manière extrêmement désirable en sachant que son allure dérange et qu’elle va devoir se défendre face à un harcèlement constant. Cela demande du courage et de la détermination d’assumer qui l’on est et de résister au machisme quotidien. La cagole vit selon ses propres règles. Être une femme qui fait ce qu’elle veut, ça me semble être une bonne définition de l’adjectif « féministe ».

Que répondez-vous à celles et ceux qui pensent que la cagole serait construite par et pour le regard masculin ?

La gagnante de Miss Cagole 2023, Meureh, est une grosse gouine, je suis moi-même une grosse gouine. On n’en a rien à faire du regard des hommes. Cette idée que les femmes qui sont féminines et sexys seraient forcément aliénées, c’est de la femphobie (2). Au contraire, l’hyper­féminité des cagoles est tout sauf conforme, elle est hors normes. Notre société a un problème quand elle estime qu’être féminine est dévalorisant. Pour moi, les cagoles et les femmes à la féminité exacerbée sont en avance : elles ont dépassé cette idée qu’il faudrait se masculiniser pour être une « bonne » femme. S’habiller comme on l’entend, c’est libérateur. C’est vrai quand on est une cagole et qu’on décide d’embrasser sa cagolitude, ça l’est également quand on est butch et que l’on décide de s’habiller au rayon hommes ou de se couper les cheveux.

Est-ce qu’il y a une dimension queer dans la figure de la cagole ?

Bien entendu, même si certain·es n’en ont pas forcément conscience. Être une femme ou une personne queer, et choisir de ressembler à qui l’on souhaite être, à qui l’on est réellement : voilà le véritable empouvoirement.
La cagole fait bouger les normes de genre. Il y a quelque chose de très masculin dans sa façon de se comporter – le fait de picoler, de traîner dans les bars, de parler fort.

Pourquoi vous êtes-vous présentée au concours Miss Cagole ?

C’était une évidence. J’ai grandi au cours Ju’-La Plaine (3), pas loin du bar qui organise ce concours [lire l’encadré ci-dessous]. J’habite à Paris, mais j’étais à Marseille au moment du concours, donc je me suis présentée, et j’ai gagné ! Je me considère comme une cagole et une bonne représentante de ma ville. Je connais les habitant·es du quartier, donc c’est aussi un truc sentimental. L’élection de Miss Cagole est un événement à la bonne franquette, sans enjeu, si ce n’est celui de vouloir résister à la gentrification. Le Marseille populaire est très prisé des bourgeois·es et des Parisien·nes. Il y a une exotisation et une romantisation de sa culture, de ses populations paupérisées. Des personnes qui ne vivent absolument pas ces réalités-là se réapproprient certains codes, surtout vestimentaires. Il y a donc quelque chose de jubilatoire à affirmer : vous nous kiffez mais vous serez toujours des fakes – des fakes Marseillais·es, des fakes cagoles, des fakes kékés (4).

Être cagole, c’est donc une identité ?

Pour être une bonne Miss Cagole, il faut être une cagole au quotidien. Sinon, c’est du déguisement. Cette identité, tu l’as ou tu ne l’as pas. La cagole, c’est une femme de caractère, avec une identité complexe : elle est marseillaise ou originaire de la Côte d’Azur, elle a de la répartie mais aussi des qualités humaines. Une cagole, ça réconforte, ça fait rire, ça utilise des noms doux. C’est l’un des seuls archétypes de femmes sexys à être plus qu’un corps. Les autres sont déshumanisés. La femme fatale, par exemple, c’est un personnage de film, une sculpture, pas une femme qui pourrait exister. Les bimbos ou les vamps n’ont ni histoire ni vie réelle. Les cagoles ont une personnalité, de l’humour, et donc elles sont intelligentes… Prêter des capacités intellectuelles à une femme sexy, vulgaire et populaire, ça n’arrive jamais. La société n’a pas l’habitude d’humaniser les gens d’origine populaire. La cagole, elle, remet l’église au centre du village. •

Concours Miss Cagole : potache et politique

Antithèse du concours Miss France, l’élection de la Miss Cagole du quartier de La Plaine à Marseille a sa propre grammaire : défilé, karaoké et concours de tchatche… Son histoire a autant de trous qu’un bas résille : la première édition du concours aurait eu lieu vers 1995, probablement jusqu’en 1998, quand le bar du quartier où se tenait la compétition s’appelait encore L’Avenir, avant de devenir Le Traquenard. Anaelle Loze, sa nouvelle propriétaire et gérante, a relancé la tradition une première fois en 2017, puis en 2022. Face à une gentrification accélérée par la crise sanitaire du Covid, elle ravive une occasion d’affirmer un certain esprit du quartier, en célébrant un Marseille « vivant, populaire, engagé, inclusif… et antiraciste aussi, c’est important en ce moment ».
On comprend qu’il s’agit également de combattre la réappropriation de la cagole à des fins commerciales. Depuis 2021, un autre concours – Miss Cagole Nomade – est organisé par une entreprise d’événementiel éponyme. Tous ces concours ne participeraient-ils pas paradoxalement à la boboïsation de la ville et de ses symboles ? C’est tout ce que réfute Anaelle Loze : « Ah non ! C’est pour ça qu’on le fait hors saison touristique. Pour nous, c’est surtout une teuf. Et le prix, c’est un pot de moutarde, c’est dire si c’est une grosse blague. »

Entretien réalisé par Alix Bayle, en juin 2024, par téléphone. Cet article a été édité par Camille Drouet Chades.


(1) Autre origine étymologique admise : le mot « cagole » viendrait du mot provençal « cagoulo », un long tablier porté par les femmes employées naguère dans les usines d’empaquetage de dattes. Mal payées, certaines devaient se prostituer pour subsister.

(2) Dépréciation ou hostilité à l’égard des personnes qui se présentent comme féminines. En anglais, « femme » (prononcé « fèm ») désigne les lesbiennes dont l’apparence est jugée féminine, en opposition au terme « butch » qui qualifie les lesbiennes dont l’apparence est jugée masculine.

(3) Le cours Julien et La Plaine sont deux places du centre de Marseille.

(4) En anglais, « fake » désigne un faux, une contrefaçon ou une imitation. Le « kéké », aussi appelé « cake », est un homme qui prend soin de sa plastique et se met en scène dans l’espace public pour attirer l’attention.

21.10.2024 à 18:40

La mode est-elle toujours raciste ?

Jennifer Padjemi

En 1910, le couturier Paul Poiret – célèbre pour avoir « libéré la femme du corset » – lance une collection orientaliste lors d’une soirée mémorable intitulée « La mille et deuxième nuit », en référence aux célèbres contes qui viennent d’être traduits en français. Le texte de l’invitation est édifiant. Revisitant un imaginaire persan bourré de stéréotypes, il promet pour cet […]
Texte intégral (1984 mots)

En 1910, le couturier Paul Poiret – célèbre pour avoir « libéré la femme du corset » – lance une collection orientaliste lors d’une soirée mémorable intitulée « La mille et deuxième nuit », en référence aux célèbres contes qui viennent d’être traduits en français. Le texte de l’invitation est édifiant.

Revisitant un imaginaire persan bourré de stéréotypes, il promet pour cet événement : une danseuse « mince & flexible comme le rameau de l’Arbre Tan », un « vieux potier myope », un « marchand d’esclaves dont la moins belle vaut mille dinars d’or », un « savetier pouilleux » et un « tailleur cacochyme »…

L’orientalisme : tout commence au milieu du XVIIIe siècle avec ce mouvement artistique et littéraire qui a contribué à ancrer l’industrie naissante de la mode dans un « ailleurs » fantasmé, expression de la domination de l’Occident sur l’Orient. Pour l’écrivain palestinien Edward Saïd, qui décrivit la pensée orientaliste dès 1978, ce « style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient » est pensé autour d’une esthétique occidentale, et plus précisément française.

Les expositions universelles et les nombreux zoos humains, mettant en scène des corps non blancs exotisés devant un public européen, ont été, dès la fin des années 1800, une source inépuisable d’inspiration pour les industries créatives. Jusqu’à la fin du XXe siècle, ils nourrissent notamment l’imagination des couturiers comme Jeanne Lanvin ou plus tard Yves Saint Laurent, qui se plaisent à « découvrir » et collectionner les objets, tissus, drapés issus de cultures « orientales ».

Pour l’historien d’art Khémaïs Ben Lakhdar, auteur de L’Appropriation culturelle. Histoire, domination et création : aux origines d’un pillage occidental (Stock 2024), les liens entre l’expansion des empires coloniaux européens et l’orientalisme de la couture parisienne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle pourraient se résumer à une expression : « l’appropriation culturelle ». Ce mécanisme d’oppression, par le biais duquel une personne ou un groupe en situation de domination pille les ressources d’un groupe minorisé en décontextualisant l’objet pillé à des fins capitalistes, perpétue des stéréotypes colonialistes et raciaux. Parmi les exemples récents les plus marquants, on peut évoquer Dolce & Gabbana et sa publicité pour promouvoir son arrivée sur le marché chinois, mettant en scène une mannequin asiatique tentant de manger une pizza et des spaghettis avec des baguettes. De son côté, Prada a été critiqué pour avoir créé un pull orné d’une bouche rouge évoquant un blackface (1).

Sous la pression des réseaux sociaux, ces polémiques ont entraîné des excuses publiques, sans rien changer en profondeur. La journaliste et critique de mode Mélody Thomas parle d’une « économie de la visibilité », qui pousserait les marques à policer provisoirement leur communication, avant de revenir à leur cible et à leurs valeurs originelles. Dans La mode est politique (Les Insolentes, 2022), elle décrit cette industrie comme un miroir grossissant de sujets de société impliquant des personnes minorisées, qui sont encore quotidiennement invisibilisées, manipulées, volées et silenciées.

Continuum colonial

Même quand elles sont racisées, les personnes qui travaillent dans la mode sont prises dans un système de représentation qui relève de l’appropriation culturelle. En 2023, l’artiste, musicien, producteur et styliste états-unien Pharrell Williams est nommé directeur artistique de la collection Homme chez Louis Vuitton. Inspirée du Far West, sa troisième collection, présentée en janvier 2024, est censée, selon la communication de la maison de couture, « réinventer le vestiaire du western américain », et par là rendre hommage à aux cultures natives nord-américaines. Le défilé spectacle a suscité de nombreuses réactions positives et a été plébiscité pour son « inclusivité ».

Pourtant, Khémaïs Ben Lakhdar l’utilise dans ses cours comme un cas d’école qui dit l’inverse : « Le continuum colonial est fascinant. Le défilé s’est déroulé au jardin d’acclimatation, qui, ironiquement, est aussi le lieu de la monstration des sauvages à Paris, où les zoos humains ont été installés au début du XXe siècle. Tandis que Buffalo Bill faisait sensation avec un spectacle sur “les Indiens et les cowboys” (2). Ni les producteurs du défilé, ni Pharrell Williams, ni la marque… personne n’a fait le rapprochement ! Ils sont tellement ignorants de cette histoire coloniale qu’ils reproduisent la même chose. » Le communiqué de presse de la collection – pas plus que le site de Louis Vuitton – ne mentionne les quatre couturiers et couturières natives américaines qui ont collaboré à cette collection : Lauren Good Day, Trae Littlesky, Jocy Littlesky et Kendra Red House.


« Décoloniser la mode, c’est aussi couvrir d’autres fashion weeks que celles de Paris, Milan, New York et Londres, afin de montrer que la mode se construit et s’organise en dehors de l’Occident. »

Khémaïs Ben Lakhdar, historien


Les mannequins, clés d’une réelle évolution

Pour l’essayiste Christelle Bakima Poundza, autrice de Corps noirs. Réflexions sur la mode et les femmes noires (Les Insolentes, 2023), « plusieurs projets concrétisés au début des années 2020 doivent beaucoup au mouvement antiraciste né en 2013 aux États-Unis Black Lives Matter, le problème est que le sujet est resté sur la morale, or il est ailleurs ». Comme elle, Khémaïs Ben Lakhdar pense que ce sont les moyens de production et l’utilisation de certains matériaux qu’il faut remettre en question : « Décoloniser la mode, c’est aussi demander à des journalistes de couvrir d’autres fashion weeks que les quatre plus importantes que sont Paris, Milan, New York et Londres, afin de montrer que la mode se construit et s’organise en dehors de l’Occident. C’est un réseau qui doit être global, en repensant la chaîne en entier. »

L’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza en 2013, qui a fait plus de 1 130 mort·es à Dacca au Bangladesh, a sonné l’alerte sur les conditions catastrophiques dans lesquelles les marques occidentales font fabriquer leurs produits à l’autre bout du monde (lire notre reportage en Turquie et l’entretien avec Audrey Millet). Pour Mélody Thomas, c’est un enjeu de formation : « La mode en France est limitée par les notions de méritocratie et d’universalisme et tend à recruter les étudiant·es sur des critères très sélectifs avec des coûts d’admission élevés. L’idéologie française reste passéiste sur l’histoire du costume, sans jamais évoquer l’histoire des colonies ni les rapports Nord-Sud, ce qui permettrait pourtant aux étudiant·es d’en savoir plus sur l’industrie qu’ils vont intégrer. »

Au-delà de l’enseignement de l’histoire, il importe, pour déconstruire les logiques d’oppression, de prendre en compte les réalités de genre, de corpulences et de cultures, en plus des questions raciales. Les mannequins sont « les clés pour une réelle évolution, car ce sont celles qui voient tous les ressorts de cette industrie, des coulisses aux médias, elles sont en contact avec tout le monde », estime Christelle Bakima Poundza, qui les replace au centre de sa réflexion. Dans son essai Corps noirs. Réflexions sur la mode et les femmes noires, elle affirme : « L’industrie s’en sert comme faire-valoir […] et n’hésite pas à enfermer ces femmes dans le narratif unidimensionnel de la jeune fille noire africaine sortie de la pauvreté grâce au mannequinat. » Une référence aux processus de fétichisation, d’animalisation et de misogynoir (lire l’encadré dans l’article “L’aube d’un #MeToo pour les femmes racisées”) dont elles restent victimes, à plus forte raison quand elles sont originaires d’Afrique, et plus précisément du Soudan du Sud, comme c’est très souvent le cas sur les podiums ces dernières années.


« L’idéologie française reste passéiste sur l’histoire du costume, sans jamais évoquer l’histoire des colonies ni des rapports Nord-Sud »

Mélody Thomas


Certaines initiatives, comme celle de la maison Chanel qui présente, depuis deux décennies, une collection « métiers d’art » autour du savoir-faire des brodeuses, plumassières ou encore des modistes, vont dans la bonne direction, souligne Khémaïs Ben Lakhdar. Pour son vingtième anniversaire, l’équipe de la directrice artistique Virginie Viard (qui a annoncé son départ en juin 2024) a choisi Dakar, au Sénégal, pour présenter sa collection. « Ils sont allés apprendre auprès des artisans locaux, en découvrant que d’autres étaient sans doute mieux formés, avec un réel savoir-faire », note l’historien.

Des emprunts culturels recontextualisés

Certain·es créateur·ices semblent être pour le moment les plus aptes à faire changer la vision d’un ancien monde. Mélody Thomas cite le créateur Raul Lopez, fondateur de la marque Luar, « qui repense les questions queer », tandis que Khémaïs Ben Lakhdar salue l’approche « réflexive et artisanale » de Grace Wales Bonner : « Elle intègre la notion d’hybridité qui est une des notions clés de la pensée postcoloniale, entre la Grande-Bretagne et la Jamaïque notamment. » Cette créatrice, qui était pressentie pour reprendre la maison Louis Vuitton, propose après chacun de ses défilés une bibliographie et des informations approfondies afin de recontextualiser les emprunts et inspirations culturelles de ses créations.

Pour Christelle Bakima Poundza, la personne qui pourrait être véritablement l’incarnation d’une mode décoloniale, voire décolonisée est Marvin M’toumo. Cet artiste designer, scénographe, performeur, poète guadeloupéen, propose une mode de haute couture pluridisciplinaire : « Il raconte quelque chose dans ses collections, qui sont des performances. C’est un acteur qui repense la mode avec des choses qui se voient. Son casting, les espaces dans lesquels il présente ses collections changent totalement le rapport de qui regarde quoi », avance l’autrice.

Un rappel que la haute couture hexagonale n’est pas seulement une industrie, mais une institution qui se pense comme un héritage de traditions. « Il serait peut-être temps d’intégrer des chercheurs et penseurs aux studios, suggère Khémaïs Ben Lakhdar. Pour faire les bons liens et donner le bon contexte. Alors, on pourra éventuellement décoloniser la mode. »


(1) La pratique du blackface (littéralement, « visage noir ») consiste, pour une personne blanche, à se grimer en personne noire, soit pour se moquer, soit pour tirer avantage de la culture noire, comme le faisaient aux États-Unis les jazzmen blancs.

(2) Dans ce spectacle qui a tourné en France en 1889 puis en 1905, des Natifs et Natives américain·es étaient sommé·es de jouer leur propre rôle de vaincu·es. Cette esthétique de western a, par la suite, puissamment imprégné l’imaginaire occidental.

21.10.2024 à 18:36

Quand l’habit fait le genre

Sarah Bosquet

Le 4 mai 1897, un incendie se déclare au milieu du Bazar de la Charité, à Paris, un lieu mondain d’événements de bienfaisance, géré par des œuvres caritatives, où se rendent bourgeois·es et aristocrates. Dans ce grand hangar, des dizaines de comptoirs et décors en bois ont été installés pour mettre en scène les bijoux, […]
Texte intégral (2778 mots)

Le 4 mai 1897, un incendie se déclare au milieu du Bazar de la Charité, à Paris, un lieu mondain d’événements de bienfaisance, géré par des œuvres caritatives, où se rendent bourgeois·es et aristocrates. Dans ce grand hangar, des dizaines de comptoirs et décors en bois ont été installés pour mettre en scène les bijoux, œuvres d’art et bibelots destinés à la vente.

À proximité d’un projecteur, un rideau prend feu. L’incendie s’étend rapidement aux boiseries et au plafond, jusqu’à transformer le lieu en brasier. « J’ai reçu, sur ma charlotte […] une goutte enflammée, témoigne ainsi une rescapée en 1956 dans une émission de radio (1). Cette goutte enflammée a glissé sur la charlotte, a enflammé les cheveux que je portais long, a abîmé ma robe, m’a fait d’abord très mal, m’a donné une peur horrible. La porte d’entrée, dont je n’étais pas très éloignée, était entrouverte. J’ai eu la force de m’arracher aux bras de Mme Legrand et je suis sortie une des premières, en flammes. »

Parmi les 125 personnes qui périssent brûlées vives ou dans le mouvement de foule, 118 sont des femmes. Une des causes de leur surreprésentation parmi les victimes : les vêtements qu’elles portaient – une profusion de mousselines, taffetas et chapeaux de paille, qui entravent et flambent facilement –, alors que le port du pantalon a permis aux hommes de fuir plus vite.

Ce fait divers tragique est loin d’être unique : au XIXe siècle, « on ne compte plus les malheureuses victimes des tramways, emportées à la suite de leur robe et de leur manteau », écrit l’historienne Christine Bard dans Une histoire politique du pantalon (Seuil, 2010). Les crinolines, sortes de cerceaux tressés placés sous les vêtements, rendent le bas des robes très volumineux. « Attirées vers le fonds par le poids de leurs vêtements, les femmes sont aussi surexposées au risque de noyade », complète la chercheuse.

Le corset, accessoire qui comprime la poitrine et la taille au moyen d’un système de tiges étroites et semi-rigides, règne quant à lui en maître sur la mode féminine depuis le XVIe siècle, en particulier au sein des classes dominantes, où « l’injonction à se tenir droit[e] est un signe de distinction sociale », souligne Isabelle Paresys, enseignante-chercheuse en histoire culturelle de la mode et du vêtement à l’université de Lille 3. L’examen des portraits de l’époque et des inventaires de garde-robes enseigne toutefois qu’à partir du XVIIIe siècle, le corset se diffuse dans d’autres classes sociales, dans des versions plus souples ou plus légères, adaptées aux mouvements, qui permettent par exemple aux ouvrières de travailler.

« Il faut bien qu’elle respire »

Déformations du squelette, fonctions respiratoires et circulatoires amoindries, déplacements d’organes digestifs ou génitaux…, les premières critiques des dangers du corset viennent des Lumières. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau s’inquiète ainsi de son utilisation pour les enfants, dont le corps doit pouvoir se former libre de contraintes. Certains médecins accusent aussi ce vêtement de provoquer des fausses couches – même s’il existe alors des corsets creux adaptés au ventre des femmes enceintes et pensés pour soulager leur dos.

Mais la mode du corset perdure. Après la Révolution française, une partie des femmes arborent des silhouettes irréelles qui évoluent au gré des modes : tailles très fines, poitrines projetées en avant, fesses en arrière ou encore reins cambrés. « Je réduisais ma taille à une orange et demie, à l’âge de Prudence… », explique une aristocrate anglaise dans le premier épisode de la série La Chronique des Bridgerton (Netflix, 2020) qui se déroule dans la haute société londonienne durant l’époque de la Régence (1811–1820). Sous ses yeux, sa fille est en train de suffoquer parce qu’une gouvernante tire à l’extrême les fils de son corset. En arrière-plan, la sœur cadette proteste sans être entendue : « Il faut bien qu’elle respire, mère ! »

Finalement, au début du XXe siècle, des médecins finissent par condamner le corsetage extrême, pour des raisons sanitaires mais surtout natalistes. « Le corps des femmes doit servir à porter les enfants sans menacer la santé de ces derniers, explique Isabelle Paresys. À l’époque, on craint une baisse démographique après la défaite contre la Prusse, il faut préserver la fertilité des Françaises… » Dans les années 1930, guêpières et gaines remplacent l’action mécanique du corset. Mais si celui-ci disparaît, l’injonction faite aux femmes d’avoir une taille fine reste un mantra jusqu’à aujourd’hui – l’autocontrôle du poids et le culte de la minceur, l’obsession pour un corps filiforme et musclé prennent le relais des accessoires.

La différenciation genrée des pratiques vestimentaires occidentales n’est pourtant pas toujours allée de soi. Dans les représentations de la noblesse du Moyen Âge auxquelles les historien·nes ont accès, hommes et femmes portent tous et toutes un habit long, des manteaux ou des robes qui descendent jusqu’aux pieds. Mais à la fin de cette période, marins et travailleurs des chantiers adoptent des chausses larges, genre de pantalons trois quarts, plus commodes et protecteurs. Cette tendance se diffuse au-delà de ces corps de métiers, et l’habit fermé sur les jambes devient l’apanage des hommes, sauf pour l’exercice de certaines fonctions intellectuelles (magistrats, clergé, universitaires…). De son côté, « l’habit ouvert et long commence à identifier le genre féminin », explique Isabelle Paresys.

Les hommes renoncent à la frivolité

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les hommes de l’aristocratie arborent encore des tenues brillantes, colorées et sophistiquées, et n’hésitent pas à porter des chaussures à talons. Mais le passage d’une société de cour à une société bourgeoise avec la Révolution française s’accompagne de ce que le psychologue britannique John Carl Flügel nommera plus tard – non sans humour – « la grande renonciation masculine » : pour incarner des valeurs républicaines, les hommes sacrifient ces parures, désormais associées à l’exhibition et à la frivolité, au genre féminin. Toutefois, quelques projets utopiques de faire habit commun émergent à cette époque : « Dans le plan d’éducation de Lepeletier de Saint-Fargeau présenté à la Convention par Robespierre le 13 juillet 1793, les enfants sont tous vêtus de manière identique », écrit Christine Bard. Elle relève aussi la proposition récurrente, de 1791 à 1793, préconisée par le docteur Faust, médecin et auteur d’un ouvrage sur la réforme du costume, d’« un habillement “égal, uniforme et national”, sans distinction de sexe », ou encore, « plus radical », le projet d’un « citoyen anonyme […] à la Convention en novembre-décembre 1793, [qui] imagine un uniforme civil pour les deux sexes ».

Malgré ces initiatives, les révolutionnaires maintiennent les genres vestimentaires : la loi du 29 octobre 1793 proclame la liberté du costume, mais elle précise que cela doit se faire « dans le respect de la différence des sexes ». La période s’accompagne surtout d’une grande peur de la « virilisation » des femmes – en réalité, de leur entrée dans les espaces politiques et de pouvoir. En 1800, une ordonnance de la préfecture de police de Paris leur interdit ainsi le costume masculin, à moins d’en demander l’autorisation en préfecture : dans les faits, l’initiative est « plus dissuasive que répressive », précise Christine Bard, qui raconte n’avoir retrouvé que peu de traces (amendes, courtes peines d’emprisonnement…) de l’application du texte.

Dans le courant du XIXe siècle, quelques rares femmes obtiennent l’autorisation de se travestir, c’est-à-dire, notamment, de porter le pantalon. C’est le cas de la peintresse Rosa Bonheur, de Marguerite Boulanger, la maîtresse de Napoléon III, ou encore des « femmes à barbe », comme la célèbre Clémentine Delait. Le travestissement est aussi parfois toléré pour des femmes qui s’engagent dans l’armée en se faisant passer pour des hommes (certaines continuent à aller sur le front après avoir été « démasquées »), pour les prostituées qui infiltrent l’arrière des lignes de front… Ou encore pour les femmes qui voyagent, dans le but d’assurer leur sécurité. Des archives judiciaires gardent aussi trace de celles qui portent la culotte pour exercer des métiers réservés aux hommes ou gagner un meilleur salaire. Dans Une histoire politique du pantalon, Christine Bard rapporte ainsi le cas de Mlle Foucauld, fille d’un industriel ruiné, qui devient ouvrière d’imprimerie. Quand elle demande à être intégrée à l’atelier des hommes, son patron refuse. Elle démissionne, se coupe les cheveux et réussit à intégrer ledit atelier quelques jours plus tard, en se faisant passer pour l’un d’entre eux.

Si le port de vêtements dits masculins reste longtemps associé à des pratiques sexuelles jugées déviantes et souvent considéré comme un outrage à la pudeur, l’interdit sera régulièrement transgressé par des féministes de la fin du XIXe siècle. Elles revendiquent le pantalon comme symbole d’égalité et du « pouvoir et des libertés dont jouissent les hommes », pointe Christine Bard. Elles voient aussi dans ce vêtement un moyen de se protéger des regards et des agressions sexuelles, contrairement aux robes, jupes et sous-vêtements, lesquels sont jusqu’au XXe siècle fendus, ouverts ou inexistants.

La liberté de mouvement que le pantalon procure fait que les femmes vont commencer à l’adopter au-delà des cercles féministes. Au XIXe siècle, les jeunes filles anglaises portent un « pantalon de dessous » pour faire du sport. À la même période, la militante des droits des femmes états-unienne Amelia Bloomer se fait remarquer en portant des pantalons bouffants auxquels on donne son nom et qui s’imposent peu à peu dans l’espace public. En France, une circulaire du ministère de l’Intérieur de 1892 autorise le port de la « culotte » « aux fins de sport vélocipédique ». C’est ainsi que le développement de la pratique féminine du vélo permet de faire entrer le pantalon dans le droit, puis dans les mœurs.

Il faut attendre les années 1960 pour qu’il soit adopté massivement par les femmes. Mais des résistances perdurent : les hôtesses d’Air France n’y ont eu droit qu’en 2005, les polytechniciennes en 2020, et il existe encore des écoles privées qui l’interdisent aux filles. Selon l’article L1321‑3 du Code du travail, les employeur·euses de certains secteurs peuvent même imposer le port de la jupe, s’il est justifié « par la nature du travail à accomplir et proportionné au but recherché ».

Les ambivalences de la mode

Si l’adoption progressive du pantalon est, pour les femmes, symbole d’émancipation, la jupe est-elle pour autant un « enclos symbolique » des normes de féminité, comme l’affirme Pierre Bourdieu dans La Domination masculine (Seuil, 1998) ? Dans la culture occidentale, ce vêtement reste un symbole du féminin, mais la jupe change de forme et de longueur tout au long du XXe siècle. Dans les années 1920, les « garçonnes », comme on les appelle à l’époque, gagnent en confort en adoptant le tailleur sans volutes ni dentelles, les robes taille basse et les jupes longues. Au début des années 1960, la minijupe, créée par la styliste anglaise Mary Quant et popularisée par le couturier français André Courrèges, débarque en Europe. Elle devient rapidement symbole de modernité, de jeunesse et de liberté. « L’idée de décence est attaquée, alors que les structures traditionnelles perdent de leur influence. En libérant les jambes, la minijupe prolonge la volonté d’alléger le corps féminin des contraintes du vêtement », analyse Sarah Banon, spécialiste des questions de genre à l’université Paris 8 et enseignante à l’Institut français de la mode. Pourtant, la minijupe exclut les corps âgés ou gros, et expose encore plus aux regards. « C’est une ambivalence récurrente, souligne-t-elle. Est-ce qu’on se réapproprie son corps en mettant ou en enlevant tel ou tel vêtement, ou est-ce qu’on essaie de satisfaire un regard masculin ? On a le même débat avec le soutien-gorge : si vous l’enlevez, vous êtes plus libre de vos mouvements, mais votre poitrine devient plus visible, ce qui peut exposer à des commentaires ou des agressions sexistes. »
Ni les femmes ni les féministes n’ont finalement délaissé la jupe. « Un même vêtement peut avoir des significations différentes […], ce n’est pas le vêtement qui pose problème : c’est l’assignation à un vêtement et, à travers lui, à un certain rôle », résume la journaliste Mona Chollet dans son essai Beauté fatale (Zones, 2012). La sexualisation que la jupe implique dans la culture patriarcale peut être revendiquée, le stigmate retourné, la notion de praticité questionnée : certains pantalons féminins trop serrés peuvent être inconfortables, à l’inverse de certaines robes ou jupes. « Les champs universitaire et militant ont longtemps méprisé la mode, l’associant à un instrument du patriarcat sans prendre le temps de justifier leurs critiques, regrette ainsi Sarah Banon. Les réalités sont pourtant plus complexes. On a manqué d’études autour des expériences de femmes qui porteraient tel ou tel vêtement. »

Des vestiaires cloisonnés

Parmi les créateur·ices qui, à l’instar d’Agnès B, Sonia Rykiel ou Viviane Westwood, questionnent le genre des vêtements, Jeanne Friot, une jeune styliste lesbienne française tente depuis 2020, de briser les carcans qui perdurent, en proposant des collections non stéréotypées, aux formes larges et ajustables. Fondatrice de la marque qui porte son nom, elle est influencée par les écrits de Monique Wittig, Virginie Despentes ou Judith Butler. Avec Viviane Westwood, marraine anglaise du mouvement punk, elle partage l’amour du tartan (un tissu à carreaux utilisé notamment dans la confection des kilts) et de la robe-ceinture, qu’elle revisite « comme une armure guerrière ».

Baignée dans la culture queer, Jeanne Friot souligne le potentiel émancipateur de la mode autant qu’elle en critique les conditions de production. « Dans les années 1990–2000, on ne voyait que des corps squelettiques et blancs sur les podiums. Il n’y avait pas de diversité, pas de fluidité dans les genres. » Si les maisons de haute couture font défiler de plus en plus de femmes androgynes et mélangent depuis les années 1990 hommes et femmes sur leurs podiums, la créatrice rappelle que dans la vie de tous les jours, dans les grands magasins, les espaces réservés aux vêtements féminins et masculins restent clairement cloisonnés. Quant aux vêtements dits unisexes ou neutres, ils s’inspirent toujours du vestiaire masculin – jamais l’inverse. Quand une femme met un pantalon ou une veste à larges épaules, elle s’approprie un symbole de pouvoir, alors qu’un homme qui porte des robes risque toujours d’être stigmatisé. En mettant en valeur des mannequins trans et non binaires dans ses défilés, elle espère confronter, changer les regards. « Jusqu’au jour où il sera possible pour tout le monde de porter ce qu’on veut en étant libre et en sécurité. »


(1) Émission de radio « Soyez témoin », diffusée sur la Chaîne parisienne, le 13 avril 1956.

21.10.2024 à 18:29

Au Groenland, des Inuites stérilisées de force

Juliette Pavy

« Quand j’ai appris l’existence de cette campagne de stérilisation forcée, je me suis penchée sur ma propre famille. Ma sœur et mes belles-sœurs ont cinq ans de moins que moi et n’ont jamais eu d’enfants. Pour la première fois, je leur en ai parlé, et elles m’ont dit qu’on leur avait posé une “spirale”. » Celle […]
Texte intégral (2459 mots)

« Quand j’ai appris l’existence de cette campagne de stérilisation forcée, je me suis penchée sur ma propre famille. Ma sœur et mes belles-sœurs ont cinq ans de moins que moi et n’ont jamais eu d’enfants. Pour la première fois, je leur en ai parlé, et elles m’ont dit qu’on leur avait posé une “spirale”. »

Celle qui raconte cela à Juliette Pavy est Mimi Karlsen, ministre de la Santé du Groenland. La « spirale » qu’elle mentionne est un dispositif intra-utérin plus gros que le stérilet, tirant son nom de sa forme. Entre 1966 et 1975 environ, les autorités sanitaires du Danemark en ont fait l’instrument d’une politique contraceptive de masse dans l’île arctique, demeurée sous domination danoise jusqu’en 1979, date de l’obtention d’une autonomie relative. Cette politique contraceptive s’est exercée sous contrainte et très souvent à l’insu des premières concernées, dont les plus jeunes n’avaient que 12 ans. Au nom d’une prétendue modernisation, l’objectif était d’infléchir la croissance démographique du Groenland, dont la population est très majoritairement inuite. Sur ce territoire, entre 4 500 et 9 000 jeunes filles et femmes en âge de procréer se sont ainsi vu poser ce type de stérilet. Le nombre de naissances a alors chuté de moitié. Même si la natalité a repris depuis, les membres de la génération né·es durant cette campagne sont deux fois moins nombreux·ses que les autres.

L’autre particularité de la Spiralkampagnen (campagne des « spirales »), c’est le silence qui l’a longtemps entourée. Il y a deux ans seulement, après avoir pris connaissance du témoignage de Naja Lyberth, la journaliste danoise Celine Klint a réalisé une grande enquête qui a donné au scandale une ampleur médiatique inédite. Pour éclaircir les conditions de cette campagne de contraception forcée, le gouvernement danois a ouvert en octobre 2022, à la demande du Parlement groenlandais, une enquête sur une période courant jusqu’en 1991, date à laquelle l’ancienne colonie (1) a repris en main sa politique de santé. Les conclusions sont attendues pour mai 2025. Les victimes, elles, restent marquées à vie par les conséquences des violences gynécologiques à caractère discriminatoire endurées il y a plus de cinquante ans au nom d’intérêts économiques et coloniaux.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Sur la radio d’une patiente récupérée par Aviaja Siegstad, gynécologue à l’hôpital de Nuuk, apparaît le type de stérilet utilisé pendant la Spiralkampagnen. Inadapté au corps des adolescentes, il était souvent à l’origine de douleurs, de saignements, voire d’infections graves. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Naja Lyberth avait 13 ans seulement lorsqu’on lui a posé une « spirale », sans que ses parents en soient informés, comme les autres filles de sa classe, à Maniitsoq, une île du sud-ouest du Groenland. Toutes sont aussitôt retournées à l’école. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Nuuk, la capitale du Groenland, qui compte aujourd’hui presque 20 000 habitant·es, a été moins touchée par la Spiralkampagnen. Pour Aviaja Siegstad, gynécologue installée dans cette ville, ce serait dû à la mixité de la population et au fait que les médecins locaux auraient moins adhéré à la démarche. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

En 1973, Holga Platuu, alors pensionnaire au collège de Maniitsoq, a subi l’implantation d’une « spirale » à l’hôpital. L’intervention a entraîné des complications, et elle est restée stérile malgré le retrait ultérieur du dispositif. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Holga Platuu montre une photo d’elle et de ses camarades du collège de Maniitsoq, âgées de 13 à 14 ans, qui se sont elles aussi vu poser une « spirale », à leur insu comme à celle de leurs parents. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

« À l’époque, les collègues pensaient que c’était le fait de médecins peu scrupuleux, mais ils n’imaginaient pas que c’était une décision politique du Danemark », relate la gynécologue Aviaja Siegstad. Dans son cabinet, elle a reçu, dans les années 1990, nombre de femmes qui ont appris qu’elles étaient sous contraception alors qu’elles venaient consulter pour infertilité. « Les victimes ont été visées pour leur ethnicité. Les Danoises habitant au Groenland n’ont jamais eu de “spirale” dans ces conditions. L’objectif était clairement de limiter la population groenlandaise », assure la praticienne. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

C’est dans ce bâtiment des archives de Copenhague que la journaliste danoise Celine Klint a découvert en mai 2022 plusieurs documents officiels attestant de la mise en œuvre d’une politique étatique de stérilisation de masse des Groenlandaises dans les années 1960 et 1970. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Sur la photo qu’elle présente, Jytte Lyberth a 14 ans, l’âge auquel des soignant·es lui ont inséré un stérilet. Elle raconte que, après une visite médicale scolaire, elle est allée à l’hôpital. Les soignant·es lui ont demandé d’enlever ses vêtements, sans explication. Quelques mois après, elle a ressenti de fortes douleurs liées à la « spirale » et celle-ci lui a été retirée. Elle n’a jamais pu avoir d’enfants. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pav

Jytte Lyberth et Anelise Albrechtsen dans la cour de l’école de Maniitsoq, à l’entrée du bâtiment où, à l’âge de 14 ans, après avoir passé une visite médicale, elles ont été envoyées à l’hôpital pour l’implantation d’une « spirale », sans leur consentement. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

« C’était vraiment traumatique, j’étais plongée dans un brouillard, je me sentais seule et je pleurais souvent. » À l’âge de 13 ans, alors interne dans le village de Paamiut, au sud de Nuuk, Bula Larsen a été emmenée à l’hôpital avec une dizaine de camarades pour se voir insérer une « spirale », là encore sans que ses parents soient mis au courant. Par la suite, elle a essayé pendant plus de sept ans de tomber enceinte : après une opération des trompes, infectées par la « spirale » trop grosse, elle a procédé à plusieurs inséminations, tentatives infructueuses et coûteuses. Finalement, à 38 ans, elle a adopté une petite fille, Aviaja. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Henriette Berthelsen a 15 ans sur cette photo. Elle en avait 13 quand on lui a implanté une « spirale » à l’hôpital de Nuuk, comme à une dizaine de camarades, en 1966. Durant toute sa scolarité, elle a été forcée de suivre un programme d’assimilation imposé par le gouvernement danois pour effacer la culture inuite. Elle a dû déménager dès ses 11 ans pour aller à l’école en internat à Copenhague durant deux ans, puis à Nuuk. Elle n’a jamais pu retourner vivre avec sa famille dans sa ville natale. La « spirale » lui a causé de sévères infections. Crédit photo : Juliette Pavy.

 

Crédit photo : Juliette Pavy

Sur les mains d’Henriette Berthelsen, un tatouage représente la divinité la plus importante du panthéon animiste inuit : Sila, l’esprit de l’air, du climat et de l’espace – le mot signifie aussi « conscience ». Crédit photo : Juliette Pavy.


(1) La politique monétaire, la défense et les relations internationales restent sous tutelle danoise.

21.10.2024 à 18:23

L’armoire de ma mère

Anne-Laure Pineau

Dans le placard parental, côté mère, il y a une étagère pleine de chutes de tissu. De l’écossais, du madras, du wax, du coton uni, du Liberty, de la toile épaisse. Des morceaux de toutes tailles enroulés en boudins, parfois rassemblés dans des sacs plastique ou juste laissés en vrac, car trop grands pour y […]
Texte intégral (2449 mots)

Dans le placard parental, côté mère, il y a une étagère pleine de chutes de tissu. De l’écossais, du madras, du wax, du coton uni, du Liberty, de la toile épaisse. Des morceaux de toutes tailles enroulés en boudins, parfois rassemblés dans des sacs plastique ou juste laissés en vrac, car trop grands pour y entrer. Rien n’est jeté : les doublures des vêtements d’enfants sont des restants de chemises pour adultes.

Les rubans de soie peuvent épouser des boutonnières, garnir des bords de manches ou décorer des coussins. Un canevas d’antan est épinglé au dossier d’un fauteuil du salon. Ma mère a toujours été fascinée par les patchworks, mais ne s’y est jamais vraiment essayée, alors tout est gardé en attente d’une utilisation future. Je passe la main dans sa penderie, et de ces vêtements qu’elle a imaginés et cousus, déborde sa coquetterie, sa fantaisie aussi.

Le corps de ma mère n’est pas taillé pour la fast-fashion, ni pour la fashion tout court. Petits bras, épaules minuscules et inégales, grosse poitrine, dos pas droit, ventre sans abdos d’où l’on a extrait trois enfants. Sanglée à sa jambe gauche pour soutenir la marche, une orthèse imposante, de fer et de cuir, qui accélère l’usure des vêtements à la cuisse : ma mère vit avec la polio depuis qu’elle est en âge de se tenir debout. 90 % de ses muscles ne fonctionnent pas. Elle a appris à marcher en composant avec les absences, utilisant tous les subterfuges pour évoluer librement.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau (deuxième enfant en partant de la droite de la photo) entourée de ses frères et sœurs. Les vêtements des enfants étaient cousus par sa mère.

Marie-Claire Pineau Bénudeau (deuxième enfant en partant de la droite de la photo) entourée de ses frères et sœurs. Les vêtements des enfants étaient cousus par sa mère.

 

Les vêtements de la grande distribution sont faits pour les minces, pour la démarche des gens que l’on dit valides, pas pour celle, balancée, de ma mère, quand elle marchait encore. Encore moins pour l’assise dans le fauteuil roulant. Alors pour être à l’aise et grappiller son droit à la coquetterie, ses vêtements, elle les a faits sur mesure. Elle les a adaptés à sa vie.

 


Le corps de ma mère n’est pas taillé pour la fast-fashion, ni pour la fashion tout court.


 

Ado, elle s’obstinait à se rendre aux bals du village, où elle regardait ses sœurs danser la valse, le tango, la java. Elle faisait bonne figure. Il faut bien appartenir à quelque chose. Sa mère lui fabriquait – comme à ses neufs frères et sœurs – des tenues adorables, un jumper avec des petits motifs, des robes courtes mais pas trop, des chasubles col bateau, des pantalons évasés, parfaits pour l’orthèse. Elle se sentait « très mode », avec ses longs cheveux tressés, son air de gentille baba cool proprette. Son seul regret : ne pas pouvoir porter des panties en dentelle qui dépassaient des jupes de ses camarades de classe et que son orthèse aurait déchirés tout de suite.

Mais, toujours, elle s’efforçait de voir les choses du bon côté : son handicap lui donnait toute liberté d’explorer des chemins de traverse. Fumer la pipe, manquer les cours, rouler en voiture pour aller chercher les soleils couchants. Les bonnes sœurs du collège la réprimandaient, mais pas tant que ça.

Quand je lui ai demandé quelle était la première tenue qu’elle avait vraiment confectionnée, après des années à porter les créations maternelles, j’imaginais une blouse seventies, un pantalon pattes d’eph’, bref quelque chose de seyant. Maman m’a dit « un peignoir, sans modèle, sans patron ». Fuyant alors le destin de secrétaire dans les poulaillers industriels qui lui tendait les bras, elle quittait la ferme familiale pour partir à Rennes faire ses études. Elle allait avoir son espace, sa salle de bains, puis son métier, sa vie indépendante.

Avant de mettre ses affaires dans sa petite Austin et de tailler sa route, elle s’était donc fabriqué un peignoir, comme ceux qu’elle voyait petite dans les vitrines à Angers, quand sa mère l’amenait chez le kiné une fois par semaine. « Nous on s’essuyait avec des serviettes, c’était efficace. Pour moi ce vêtement en éponge c’était la montée dans le rang social où on pense au confort aussi. C’est douillet, c’est le repos, la vie saine. » Elle était allée chez l’une de ses sœurs pour travailler sur une machine électrique et le terminer à temps, ce vêtement synonyme de revanche sur la prédestination. Des années plus tard, avec l’argent reçu en cadeau de mariage, mon père et elle avaient décidé d’acheter une machine à coudre. Son coin couture : sa chambre à elle, dans leur chambre à eux.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de broder.

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de broder. Crédit photo : Mélanie Bahuon / Neutral Grey pour La Déferlante.

 

Année après année, elle a adapté ses créations à l’évolution de son corps. Elle a taillé des pantalons de grossesse sans prendre modèle nulle part. Et puis une sortie-de-bain pour l’enfant à venir, avec des petites chouettes brodées à la machine. Ses pantalons, elle était la seule à savoir les faire car la seule à les habiter : des poches et une ceinture faisant office de sangle abdominale pour aider à la marche, des jambes larges, des renforts aux endroits de frottement. Pour les chemises, elle taillait une épaule plus haute que l’autre, des emmanchures larges pour que ses bras puissent s’appuyer sur sa poitrine et conserver toute latitude pour se gratter la tête, se nourrir, attraper, enfourner, couper, coiffer ou chatouiller.

 


Son handicap lui donnait toute liberté d’explorer des chemins de traverse. Fumer la pipe, manquer les cours, rouler en voiture pour aller chercher les soleils couchants.


 

Et un jour il a fallu accepter le fauteuil roulant, temporairement, puis pour toujours. Une dure étape qu’elle a pu tourner à son avantage grâce à son éducation dure au mal… et à la mode. Car elle a pu enfin se fabriquer des robes amples et légères dans des tissus fleuris, des tops, ses jambes nues ont retrouvé le vent frais, elles qui s’étaient habituées à la fournaise du pantalon, porté toute l’année.

Elle a commencé à mettre des colliers, du rouge à lèvres, des bracelets, des bagues, elle s’est acheté de belles et imposantes lunettes. Elle voulait attirer l’attention sur le haut du corps comme pour regagner la crédibilité que le fauteuil lui enlèverait forcément, dans un monde bâti pour les verticaux. Elle garde toujours dans un coin de sa tête l’image de Léone, la femme du village si jolie et si bien habillée, malgré ses déformations terribles, aux bras et aux jambes. Son visage poudré, sa mise en plis et ses petits chemisiers pastel étaient une revanche sur les sœurs de l’orphelinat qui l’exposaient – « façon foire aux bestiaux » – pour obtenir les dons des « bonnes gens ».

Aujourd’hui, l’atelier de couture de ma mère occupe l’ancienne chambre de mon frère, son fauteuil électrique passe facilement du couloir à sa table, pas besoin de manœuvrer pour se mettre au travail. Quand j’étais petite, l’odeur de l’huile dans la bouteille jaune, le ronronnement de la machine, les morceaux de fils en pagaille, les gigantesques papiers calques, les piles de Modes et Travaux faisaient partie de mon quotidien. La petite main de maman qui touche les tissus, vérifie la texture. Sa bouche pleine d’aiguilles piquantes quand elle nous faisait essayer des tenues reprisées ou confectionnées. Il fallait que ça tienne. On se piquait toujours.

Quand j’ai eu douze ans, ma mère m’a fait cadeau d’une boîte à couture. Une jolie boîte blanche, avec des compartiments aimantés pour les aiguilles, un espace pour les bobines, les petits ciseaux, le mètre, le dé à coudre. Quelques semaines plus tard, je la vidais et j’en faisais ma nouvelle boîte à crayons, toujours dans mon tiroir aujourd’hui. Elle adorait l’odeur des merceries, moi c’était les papeteries. Elle avait déjà tenté de m’offrir des canevas, qui à peine entamés – pour lui faire plaisir –, mouraient dans le fond d’un tiroir. Elle a tenté de m’impliquer dans la fabrication des vêtements de poupée, dans la réparation des chaussettes et des boutonnières, mais rien n’y faisait : la couture, pour moi ce n’était pas une passion comme ça l’était pour elle, pour sa mère avant elle, et peut-être pour celle d’avant, qui partageait la même date de naissance que moi. Cette transmission de mère en fille, elle a dû y renoncer.

Ma grand-mère, déjà, adorait vêtir ses filles, surtout. Les pantalons des garçons, elle les achetait. Mais la couture était aussi une question de bon sens paysan : un sou est un sou et ce qu’on peut faire soi-même, pourquoi l’acheter ? Quand elle allait à la ville avec ma mère et un autre de ses enfants parfois, elle passait au magasin de tissus et achetait des mètres de nylon, de percale de coton. Ma mère circulait – démarche chaloupée – entre les étagères en bois, où les rouleaux étaient bien organisés.

Elle imaginait qu’un jour elle aurait un meuble comme celui-là, en bois ciré. Elle regardait les dames de la ville, avec des vêtements qui les mettaient en valeur, leurs coiffures, leurs rouges à lèvres. Dans sa petite tête ronde, se dessinaient des modèles qui pourraient lui aller, avec des adaptations. Elle en voulait presque à sa mère courage de se coiffer avec des peignes dans les cheveux, pour les ramasser, plus que pour les décorer et d’éternellement porter des robes « coupe princesse » qui galbent les hanches fortes, les mollets musculeux, mais sans excès de coquetterie.

 

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de choisir un tissu parmi les chutes.

Marie-Claire Pineau Bénudeau en train de choisir un tissu parmi les chutes. Crédit photo : Mélanie Bahuon / Neutral Grey pour La Déferlante.

 

Pour habiller ses enfants, ma grand-mère prenait modèle sur d’anciens vêtements – les patrons étaient trop chers – les adaptait en fonction des centimètres gagnés des plus petits. Elle leur demandait de tourner autour de la grande table, pour regarder le vêtement bouger sur leurs petits membres. Elle voulait que ce soit parfait. Elle finissait les coutures dans la nuit, les enfants s’endormaient avec le battement de la machine mécanique, et le matin chacun·e avait sa tenue toute neuve, bien pliée. Le bonheur régnait dans la maison.

Pour les mariages, les baptêmes, ma grand-mère s’offrait exceptionnellement un tissu de qualité, pour elle. Ma mère a gardé cette habitude, pour les grandes occasions, de confectionner quelque chose de particulier, de se lancer dans un défi : un pli dans le dos, une couture alambiquée, du tissu très fin et cher qu’il ne faudrait pas gâcher. Sur la table du salon, elle passe des heures à faufiler, la couture à la main a sa préférence. Et puis elle tire une grande fierté de fabriquer pour pas cher, plutôt que d’acheter des « trucs fabriqués en Chine par des enfants ».

Un jour, au lycée, ma meilleure amie Jennifer m’a demandé de l’accompagner faire du shopping avec sa mère dans un centre commercial d’Angers. Je les observais faire, elles connaissaient les tailles des vêtements et avaient leurs boutiques. Peut-être aurais-je aimé aussi partager cela avec ma mère ? Quand on allait faire le trousseau de rentrée, dans la galerie commerciale, on ne s’attardait pas longtemps dans les magasins de vêtements, m’habiller n’était pas une de mes préoccupations. Ni coudre, ni danser. Comme si je refusais ce à quoi mon corps valide avait droit.

Mais aujourd’hui, quand je passe du temps dans la maison parentale ou quand je discute avec ma mère en visio, ce que j’aime le plus c’est quand elle me raconte les avancées de ses travaux de couture, et les commentaires sur mes vêtements.

Et quand elle dit : « Tu sais te mettre en valeur », résonne dans mon cœur la chanson de Dolly Parton Coat of many colors : « Je me sentais si riche dans ce manteau de toutes les couleurs et je racontais l’amour que ma mère mettait dans chaque coup d’aiguille, toutes les histoires qu’elle me disait quand elle faisait la couture. Mon manteau de toutes les couleurs valait bien plus que tous leurs vêtements réunis. » •

21.10.2024 à 18:17

Belkis Ayón, graveuse d’ombres et de lumières

Coline Clavaud-Mégevand

L’encre gluante, d’un noir de jais, tranche avec la lame argentée de la spatule. On dirait du goudron. Belkis Ayón l’étale sur une matrice, qu’elle place ensuite entre deux grandes feuilles blanches. Direction l’impressionnante presse mécanique qui trône dans son atelier et dont elle actionne la manivelle. Dans cette vidéo tournée à La Havane en […]
Texte intégral (2802 mots)

L’encre gluante, d’un noir de jais, tranche avec la lame argentée de la spatule. On dirait du goudron. Belkis Ayón l’étale sur une matrice, qu’elle place ensuite entre deux grandes feuilles blanches.

Direction l’impressionnante presse mécanique qui trône dans son atelier et dont elle actionne la manivelle. Dans cette vidéo tournée à La Havane en 1998 (1), la plasticienne dévoile le processus de la collagraphie, une technique qui tient à la fois du collage – la matrice est composée de différents matériaux texturés : carton, toile, corde… – et de la gravure. De la presse mécanique sort une planche en noir, blanc et nuances de gris aux reliefs saisissants. Belkis Ayón, 31 ans sur ces images, est alors « au sommet d’une brillante carrière », explique Sylvie Mégevand, spécialiste d’iconographie cubaine, professeure émérite à l’université Toulouse-Jean-Jaurès [elle est aussi la mère de l’autrice de ces lignes]. « À Cuba, elle expose, enseigne, assure la curation d’expositions… »

La plasticienne, qui a grandi à La Havane dans une famille noire de la classe moyenne, est née en 1967, année hautement symbolique. En octobre est assassiné Ernesto Che Guevara, figure charismatique de la révolution qui a libéré Cuba du joug états-unien en 1959. Sur l’impulsion de Fidel Castro, son ex-compagnon de lutte devenu líder máximo, l’île entre alors dans une phase de soviétisation, c’est-à-dire de dépendance économique et politique à l’URSS (lire l’encadré en fin d’article). Ce qui n’empêche pas Cuba de cultiver ses spécificités, en particulier sur le plan culturel.

À peine trentenaire, Belkis Ayón obtient la vice-présidence de l’association des artistes plasticiens de l’Unión Nacional de Escritores y Artistas de Cuba (l’Uneac), qui regroupe auteur·ices, musicien·nes, plasticien·nes ou encore sculpteur·ices validé·es par le régime. Belkis Ayón, artiste officielle ? Michèle Guicharnaud-Tollis, professeure émérite de littérature et civilisation latino-américaines à l’université de Pau et des pays de l’Adour, contextualise : « À son arrivée au pouvoir en 1959, Fidel Castro a voulu alphabétiser les masses puis, très vite, promouvoir l’art, qui devait servir exclusivement la cause révolutionnaire. »

La plasticienne a directement bénéficié de cette politique en étant formée à la prestigieuse Academia Nacional de Bellas Artes San Alejandro, à La Havane, puis à l’Instituto Superior de Arte, créé en 1976 par le gouvernement. « La politique de propagande stimulait alors les arts graphiques et notamment celui de l’affiche, idéal pour reproduire à l’infini images et slogans », souligne Sylvie Mégevand, qui y voit un lien indéniable avec le choix de Belkis Ayón d’embrasser la collagraphie. Grâce à cette technique, alors que ses études sont à peine achevées, la jeune femme connaît un succès certain, avançant au pas du régime… en apparence.

Société secrète et messages cachés

« Propuesta a los Veinte Años » (Proposition à 20 ans), la première exposition importante de Belkis Ayón, se tient à La Havane en 1988. La plasticienne y présente de grandes planches ornées de mystérieuses silhouettes sans visage mais dotées d’immenses yeux scrutateurs. « Belkis Ayón donne corps aux personnages vénérés par l’Abakuá, une société secrète cubaine strictement réservée aux hommes hétérosexuels », explique Sylvie Mégevand en se référant à cette fraternité initiatique, également appelée Ñañiguismo, établie à Cuba dès 1836. « Le culte, fondé sur une tradition uniquement orale et musicale à base de tambours, est pratiqué à Cuba par les caïds des quartiers populaires, descendants des esclaves originaires du Calabar, dans le sud-est du Nigeria et à l’ouest du Cameroun actuels. »

Dans une interview de 1993, Belkis Ayón explique avoir découvert l’Abakuá durant ses études, en procédant à des recherches sur les religions afro-cubaines dans des ouvrages anthropologiques. « L’Abakuá est son thème quasi exclusif, ses livres de chevet y sont consacrés. On peut faire l’hypothèse d’une profonde quête de ses racines », analyse Sylvie Mégevand, qui y voit une importante transgression, dans une société qui refuse d’aborder le sujet des identités en dehors des classes sociales. « La révolution prétend avoir réglé toutes les inégalités, détaille Mélanie Moreau-Lebert, spécialiste de Cuba, maîtresse de conférences en civilisation hispano-américaine à l’université Bordeaux-Montaigne. Mais dans les faits, elles persistent, et Belkis Ayón, femme et noire, vit forcément à l’intersection du machisme et du racisme. On peut penser qu’elle utilise l’Abakuá, qui exclut et invisibilise les femmes et les homosexuels, comme miroir de la société cubaine. » L’artiste s’identifie d’ailleurs à l’unique personnage féminin du culte, la princesse Sikán, assassinée, selon la légende, par la communauté pour en avoir dévoilé le secret. Dans un texte de 1998, Belkis Ayón écrit : « Je me considère comme Sikán, une observatrice, une intermédiaire et une révélatrice. Sikán est une transgresseuse, et comme je la vois, je me vois. »

Lors d’une conférence en Allemagne en 2023, la critique d’art et curatrice Cristina Vives, amie de la plasticienne, explique que l’Abakuá, en tant que terrain artistique vierge, « lui a donné une liberté certaine […] pour exprimer les conflits de son temps », à l’époque où la moindre critique vaut censure et répression. Jamais, dans la décennie qui suivra cette première exposition, Belkis Ayón ne laissera filtrer de messages directement politiques. Au contraire, elle déclare « ne pas être féministe », tout en multipliant les représentations d’une Sikán dominante, et dit explorer le mythe abakuá pour « tendre vers l’universel », plutôt que pour défendre une perspective afro-descendante. Là encore, « une dichotomie typiquement cubaine entre le discours et la réalité », analyse Mélanie Moreau-Lebert.


Belkis Ayón en 7 dates

1967

Naissance de Belkis Ayón Manso à La Havane, à Cuba.

1986

Elle devient élève de l’Instituto Superior de Arte à La Havane, où elle enseignera par la suite.

1992

Ses expositions à l’étranger se multiplient : Brésil, États-Unis, Allemagne, Espagne, Pays-Bas…

1998

Elle devient vice-présidente de l’Asociación de Artistas Plásticos, au sein de l’Unión Nacional de Escritores y Artistas de Cuba (Uneac).

1999

Belkis Ayón se suicide avec le revolver de son père.

2016

L’exposition itinérante « Nkame » est présentée à Los Angeles. Suivront New York, Houston, Chicago…

2021

Première rétrospective européenne au musée Reina Sofía de Madrid, avec près de 50 collagraphies exposées.


À partir de 1991, alors que Belkis Ayón multiplie les expositions à Cuba, l’île s’enlise dans la récession. Le bloc de l’Est, seul allié d’une nation isolée politiquement et soumise à l’embargo états-unien, s’effondre. Tout vient à manquer, même chez les mieux loti·es : nourriture, médicaments, essence, vêtements… Fidel Castro décrète la « période spéciale en temps de paix », une crise économique si grave qu’on pourrait croire le pays en guerre. « Le besoin de création s’en est trouvé démultiplié », explique Michèle Guicharnaud-Tollis. D’abord, pour survivre : les habitant·es de l’île ont recours au « resolver », l’art de la débrouille à la cubaine, et au « riquimbili », le bricolage d’objets de récupération pour rendre le quotidien plus supportable. « Les artistes ont aussi davantage écrit, produit, comme si la pénurie de matériel avait créé un enrichissement intellectuel, note l’universitaire. Certain·es se sont mis·es à utiliser des petits objets, de la terre, des choses très simples pour créer leurs œuvres. »

Celles de Belkis Ayón, au contraire, sont de plus en plus imposantes, au point que certaines se muent en installations en trois dimensions, tandis qu’elles deviennent fragiles en raison de la baisse de qualité des matières premières. Ce qui ne les empêche pas de voyager. « Le marché de l’art cubain, comme tout le reste, périclite, poursuit Sylvie Mégevand. Cuba se tourne donc vers le marché international, ses biennales et ses mécènes, non sans difficultés du fait du blocus imposé par les États-Unis. »

Entre 1992 et 1997, les œuvres de la plasticienne sont exposées en Allemagne, aux États-Unis ou en Corée du Sud. Certaines sont acquises par le MoMa, à New York, ou le prestigieux Ludwig Forum für Internationale Kunst d’Aix-la-Chapelle. « La collagraphie est une technique originale ; les œuvres de Belkis sont d’une taille et d’une qualité plastique (détails, textures…) qui les rendent particulièrement remarquables aux yeux du public international, sans parler de leur thème qui aiguise sa curiosité. Il y voit sans doute aussi une concrétisation de l’arte povera (2), le retour attendu à un geste plus simple, plus direct », souligne la chercheuse.

Et pour cause : la condition des artistes cubain·es n’en finit pas de se détériorer. Après les vagues d’émigration postrévolution pour raisons politiques, c’est la misère que l’on fuit. « Pour figurer le sentiment d’enfermement qui les conduit à l’exil, les auteur·ices cubain·es ont souvent employé l’image d’un labyrinthe circulaire, d’une spirale sans fin », note Michèle Guicharnaud-Tollis, tandis que Sylvie Mégevand souligne la forme des dernières œuvres de Belkis Ayón. En 1998, elle réalise deux tondi, des formats ronds : My Vernicle o ¿tu amor me condena? (Mon vernis ou ton amour me condamne-t-il ?), qui représente une silhouette aux yeux exorbités sur fond de puzzle, et Déjame salir (Laisse-moi sortir), dont le personnage repousse le cadre de ses paumes tendues vers le public, tandis que des flammes semblent le dévorer.

(Re)découvrir Belkis Ayón

Lorsqu’elle se suicide le 11 septembre 1999, l’artiste ne laisse ni lettre, ni indices autres que ceux que l’on croit trouver a posteriori dans ses collagraphies. Il faut ensuite cinq ans à ses proches, en collaboration avec les instances officielles, pour créer la Belkis Ayón Estate (l’Estate de Belkis Ayón en espagnol), une fondation dont le but est de « promouvoir, préserver et restaurer son œuvre » – en particulier, les fragiles matrices dispersées à travers le monde. Un travail assuré par sa sœur, Katia Ayón, disparue en 2019, son amie Cristina Vives, son beau-frère, Ernesto Leyva, et, désormais, sa nièce, Yadira Leyva Ayón. En tout, dix-sept années s’écoulent entre la mort de l’artiste et les premiers grands événements internationaux commémoratifs hors de l’île, « où l’on présente volontiers Belkis Ayón comme une “découverte”, malgré la reconnaissance dont elle bénéficiait de son vivant, en particulier en Amérique latine », pointe Sylvie Mégevand.

À partir de 2016, la rétrospective itinérante « Nkame » (« Salutations » dans la communauté abakuá) parcourt les États-Unis, symbole de la détente des relations sous Barack Obama, avant que de nouvelles sanctions trumpiennes, toujours en vigueur, ne s’abattent sur Cuba (lire l’encadré ci-dessous). En Europe, c’est le musée Reina Sofía de Madrid qui accueille la rétrospective « Colografías » en 2021.

La Belkis Ayón Estate est par ailleurs très active dans sa communication : site Internet fourni, posts Instagram accompagnés des hashtags #colografía et #ArteCubano… L’accès à Internet, qui se démocratise à Cuba, est à double tranchant pour le régime : il peut servir à promouvoir la culture insulaire autant qu’à propager la contestation. « Sous la présidence de Miguel Díaz-Canel, au pouvoir depuis 2018, les règles se sont à nouveau durcies : plus possible de créer sans validation du projet par le ministère de la Culture, explique Mélanie Moreau-Lebert. La contestation, portée par des artistes et des personnes LGBT+, et baptisée “Movimiento San Isidro”, gêne beaucoup les autorités du fait de la viralité de certaines de ses actions. »

Dans ce contexte, Belkis Ayón devient un symbole politique, elle qui est restée à Cuba, quand tant d’autres fuyaient vers Miami, New York ou Madrid, et qui n’a jamais frontalement critiqué le régime. « Au-delà d’un effort mémoriel sincère, il y a aujourd’hui une volonté des autorités cubaines de faire de Belkis Ayón un modèle dans ce contexte de résistance, analyse Sylvie Mégevand. Si, en Occident, on la voit volontiers comme une figure créatrice puissante qui coche toutes les cases de l’intersectionnalité, à Cuba, on en parle comme d’un exemple de créativité, de travail et d’abnégation pour la jeunesse. » Une source d’inspiration toute relative pour le peuple : depuis 2022, 533 000 personnes se sont exilées pour les États-Unis, soit près de 5 % de la population cubaine. Prodige des institutions, transgresseuse masquée ou martyre qui ne dit pas son nom, c’est depuis une île désenchantée que rayonne désormais Belkis Ayón.


Cuba, vie et mort des utopies

C’est en 1902 que l’île caribéenne, ex-colonie espagnole, obtient l’indépendance. Mais l’influence économique et politique des États-Unis ne cesse de croître, en même temps que les inégalités. L’été 1953 signe le début de la révolution avec, à sa tête, Fidel Castro. Six ans plus tard, elle vient à bout de la dictature de Fulgencio Batista, à la solde des États-Unis. Fidel Castro devient le tout-puissant leader de la République de Cuba.

C’est d’abord la censure et la répression qui poussent à l’exil, de façon illégale et souvent périlleuse, une partie de la population, à commencer par des intellectuel·les, des artistes et des homosexuel·les. En 1991, l’effondrement de l’URSS entraîne une crise économique dont l’île, par ailleurs asphyxiée par l’embargo états-unien mis en place en 1962, ne se relèvera pas. En août 1994, plus de 30 000 Cubain·es tentent de gagner la Floride, à seulement 144 kilomètres au nord, à bord de radeaux de fortune. En 2016, Fidel Castro meurt à 90 ans. Son frère, Raúl, assure la relève jusqu’à ses 89 ans, puis passe la main  à son disciple, Miguel Díaz-Canel, en 2018. Au durcissement idéologique qu’il impose s’ajoutent les 190 nouvelles sanctions contre Cuba prises durant la mandature de Donald Trump : les croisières touristiques états-uniennes sont de nouveau interdites, les transferts d’argent des exilé·es à leurs proches resté·es sur l’île fortement limités. En janvier 2021, quelques jours avant la fin de son mandat, le président républicain, farouchement anticommuniste, remet même l’île sur la liste des pays soutenant le terrorisme. Il faut attendre mars 2024 pour que le secrétaire d’État Antony Blinken l’en retire. Présenté comme une main tendue de l’administration Biden à l’égard de Cuba, le geste a en fait suscité l’ire des nations caribéennes, pour qui cette décision est un leurre visant à détourner l’attention des sanctions économiques et commerciales qui, elles, sont encore bien d’actualité, et continuent à asphyxier le pays.


(1) Ce très court documentaire est visible sur YouTube sous le titre “Belkis Ayón. A Documentary Video Work in Progress”, sur la page du Fowler Museum at UCLA.

(2) Mouvement né en Italie, l’arte povera (art pauvre) revendique une approche épurée de la création plastique : l’œuvre créée se caractérise par la sobriété des moyens, à l’inverse de la sophistication du pop art et de la société consumériste que celui-ci célèbre.

6 / 10
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplomatique
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  Pas des sites de confiance
Contre-Attaque
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓