06.09.2025 à 01:00
Pour cette rentrée agitée politiquement et socialement, on vous propose un dossier sous le signe de détente (pas tant que ça) : les jeux vidéos. Une industrie bien capitaliste reproduisant toujours les mêmes dominations. Mais certains·es irréductibles luttent pour déconstruire tout ça. Allez, à vos manettes ! Hors dossier, on analyse de la hausse des droits de douane, on prend des nouvelles (peu réjouissantes) des indépendantistes Kanaks jugés devant les tribunaux, on donne la parole aux (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Philémon Collafarina, SommairePour cette rentrée agitée politiquement et socialement, on vous propose un dossier sous le signe de détente (pas tant que ça) : les jeux vidéos. Une industrie bien capitaliste reproduisant toujours les mêmes dominations. Mais certains·es irréductibles luttent pour déconstruire tout ça. Allez, à vos manettes ! Hors dossier, on analyse de la hausse des droits de douane, on prend des nouvelles (peu réjouissantes) des indépendantistes Kanaks jugés devant les tribunaux, on donne la parole aux pompiers du Sud, en première ligne face au incendies et on s'intéresse aux violences policières en Belgique.
Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...
En couverture : « On ne joue plus » par Philémon Collafarina
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– Collectif Afrogameuses : « Certains hommes blancs considèrent encore le jeu vidéo comme leur chasse gardée » – Sur la scène vidéoludique, un univers où le jeune mâle blanc et hétérosexuel semble régner en maître, difficile, quand on vient des marges, de déverrouiller la partie. Entretien avec Jennifer Lufau, consultante et fondatrice de l'association Afrogameuses.
– Les queers aussi sont aux manettes ! – Publié en 2024, un rapport révèle qu'aux États-Unis, 17 % des joueur·euses interrogé·es sont des personnes queers. Une étude nous invitant à repenser leur place dans l'industrie vidéoludique.
– Un empire nommé Ubi – Chez Ubisoft, l'un des plus grands studios de développement de jeux vidéo au monde, le harcèlement semble être solidement ancré au sein de la culture d'entreprise.
– L'entreprise, cette grande famille – Dans un jeu vidéo, le dernier boss est le plus puissant de tous les ennemis. Et dans la jeune industrie, le boss final, c'est le patronat. Un adversaire particulièrement coriace. Pour déjouer ses stratégies, des travailleur·euses s'organisent au sein d'un syndicat. Mavis, l'une d'entre elleux, nous raconte la complexité de construire un rapport de force dans ce secteur. Témoignage.
– Arcane, vitrine queer – Avec la série Arcane, adaptée du jeu vidéo League of Legends, les studios Riot Games ont tenté le grand reset réputationnel : personnages féminins, queers et badass, ambiance révolte sociale... Mais malgré son succès, cette petite virée dans le monde de l'inclusion n'a pas pris. La communauté la plus bruyante du jeu reste à l'image de l'entreprise qui l'a créé : toxique.
– Qui rêve encore de moutons électriques ? – Un écran noir, une musique mélancolique. « Dès votre réveil, vous ressentez comme une déconnexion. » Cliquez sur CONTINUER. Ainsi débute Citizen Sleeper, un jeu indépendant sorti en 2022, entre RPG, visual novel et poésie existentielle sur fond de fable cyberpunk.
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– Hausse des droits de douanes : le capitalisme en crise – Faut-il voir dans le retour fracassant des barrières commerciales un simple épisode de protectionnisme, ou bien le signe d'un basculement plus profond ? Une grille de lecture, héritée des débats du mouvement ouvrier et de Rosa Luxemburg, suggère que les crises du capitalisme et leurs résolutions ne sont pas des accidents mais des moments récurrents de son histoire.
– Les militants indépendantistes kanak face à la justice française – Pour s'être levés contre le projet de loi de dégel du corps électoral calédonien au cours de l'année 2024, des centaines de militants indépendantistes kanak se sont retrouvés devant les tribunaux, avec parfois des peines de prison ferme à la clef. L'association Urgence Kanaky recense depuis plusieurs mois ces condamnations.
– Militants kanak : témoignages du camp Est – Condamné à deux ans de prison pour violences sur forces de l'ordre lors des révoltes de 2024, S.* est enfermé à la prison du Camp Est depuis plus d'un an. Depuis sa cellule, il écrit régulièrement des lettres manuscrites à ses soutiens, à l'extérieur. Avec leurs accords, nous publions des extraits de sa correspondance. Pour sa participation aux émeutes de mai 2024, V.* a été incarcéré au Camp Est. Aujourd'hui libéré, il a purgé une peine de neuf mois de prison en semi-liberté. Ses propos ont été recueillis à l'automne dernier par Urgence Kanaky. V. racontait alors ses conditions de détention.
– Y a le feu au lac – Après les feux de cet été qui ont ravagé une partie du nord de Marseille et des Corbières dans l'Aude, les pompiers alertent sur notre impréparation collective face aux risques d'incendie.
– En Belgique aussi la police tue – Depuis le début de l'année, en Belgique, au moins quatre personnes sont décédées suite à l'intervention de la police. Alors que juges et tribunaux couvrent l'institution policière, familles et militant·es tentent de connaître la vérité et d'obtenir justice.
– L'agro-industrie à l'assaut de l'influence – Depuis quelques années, les acteurs du monde agricole investissent massivement les réseaux sociaux, faisant ainsi la promotion d'une agriculture très largement automatisée et intensive.
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– Lu dans... | Privés de leurs terres, les agriculteurs du nord-ouest du Nigéria travaillent désormais pour des terroristes - Dans HumAngle, média subsaharien, le journaliste Labbo Abdullahi propose une enquête sur le calvaire d'agriculteur·ices nigérian·es qui font face à l'accaparement de leur gagne-pain par des groupes armés. Extraits.
– Sur la Sellette : Tout de suite – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.
– Échec scolaire | Sous contrat – Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?
– Kick, le mauvais coup des plateformes –Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Cette onzième chronique est une reprise de flambeau, une succession, une relève : notre chère Constance a dû mettre les voiles, longue vie à elle ! Thelma, grande fureteuse de l'internet, reprend la barre. L'occasion pour elle de plonger dans l'abominable affaire Jean Pormanove.
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– La villa des fonctionnaires brisés – Tous les six ont démissionné de la fonction publique : une magistrate, un facteur, un policier, deux enseignantes et une médecin. Pour son documentaire de création Hors-service, le réalisateur Jean Boiron-Lajous les a fait se rencontrer au sein d'un hôpital abandonné. Dans un huis clos intimiste, ils racontent leurs souffrances et désillusions au travail.
– Anarcute ou « Mignon anar' » – Dans une ville aux couleurs vives et où le capital est roi, les médias corrompus et les forces de l'ordre fliquent tout mouvement – toute ressemblance avec la réalité est purement fortuite –, un mignon petit crocodile bipède décide de rejoindre ses camarades pour tout casser. C'est le scénario génial du jeu Anarcute.
– Le monde selon Bernard – Inspiré des travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie, Camille Leboulanger imagine un monde sans propriété où chaque habitant·e touche un revenu garanti à vie. Son roman, Eutopia, n'est pas une utopie, c'est mieux que ça : une alternative concrète au capitalisme.
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– L'édito – Tout niquer avec méthode
– Ça brûle ! – Buffalo Grille
– L'animal du mois – La méduse anti-nucléaire et anti-touristes
– Abonnement - (par ici)
06.09.2025 à 01:00
L'équipe de CQFD
Tiens, jolie rentrée. Prometteuse. Dans les discours tout du moins. Partout, ça bruisse. Ça s'emballe. Ça discute stratégie. Ça ressuscite le fantôme encore vivace des Gilets jaunes. Ça proclame que cette fois, c'est la bonne, z'allez voir ce que vous z'allez voir, nom d'une Louise Michel. Chez les gauchistes plus ou moins radicaux de France et de Navarre, il y a comme une folle attente autour du 10-Septembre, pour lequel le mot d'ordre est clair : on bloque tout ! Alors oui, vendre la peau (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Garte, ÉditoTiens, jolie rentrée. Prometteuse. Dans les discours tout du moins. Partout, ça bruisse. Ça s'emballe. Ça discute stratégie. Ça ressuscite le fantôme encore vivace des Gilets jaunes. Ça proclame que cette fois, c'est la bonne, z'allez voir ce que vous z'allez voir, nom d'une Louise Michel. Chez les gauchistes plus ou moins radicaux de France et de Navarre, il y a comme une folle attente autour du 10-Septembre, pour lequel le mot d'ordre est clair : on bloque tout ! Alors oui, vendre la peau des ours néo-libéraux avant de les empailler, c'est s'exposer à un fort risque de désillusion. Mais on a envie d'y croire. Alors où est-ce qu'on va, qu'est-ce qu'on fait ?
On ne va pas lister les raisons de se foutre en rogne, aussi nombreuses que des acariens au salon de la moquette d'occasion. Depuis notre grotte marseillaise, forcément, notre focale est locale. Et on entend les idées qui jaillissent des bas-fonds de la ville. Au hasard ? Le port de Marseille-Fos. Ne dit-on pas que bloquer les flux, c'est paralyser le système ? Coup de bol, ledit port est situé juste à côté de l'hideuse tour CMA-CGM, entreprise de transport maritime pilotée par le squale Rodolphe Saadé, proche de Macron et par ailleurs proprio de RMC, BFM et La Provence. On ne voudrait pas donner d'idées trop radicales, vous nous connaissez, on est aussi responsables que le premier pyromane venu, mais bon : « retenir » au pain sec et à l'eau-de-vie le top management des lieux façon Kleber-Michelin et Goodyear, ça aurait une certaine gueule. Côté grandes surfaces, avec la maréchaussée affairée à éborgner les manifestant·es, organiser des petites opé « auto-réduction » s'avère une perspective alléchante. Autre horizon, honni des marseillais·es : le tunnel Prado-Carénage et son euro cinquante le kilomètre. Pourquoi ne pas le rendre gratuit le temps d'une matinée par le biais d'une opération péage libre à la sauce Gilets jaunes, avec un chapeau pour recueillir des dons pour la caisse de grève ? Car il faudra bien soutenir nos grévistes acharné·es pour qu'iels tiennent leurs piquets et mettent un coup d'arrêt à la production. Puis converger gaiement sur les rails des gares du coin, histoire de stopper les trains de touristes et de marchandises. Quant aux immeubles inoccupés depuis des années rue de la République, on sait bien qu'ils ne sont pas faits pour être habités, mais pour spéculer. Il faut pourtant bien loger les mineur·es isolé·es récemment expulsé·es du kiosque des Réformés. Ou bien se dénicher un espace permettant aux mécontent·es en tout genre de construire les suites de ce fameux 10-Septembre.
On dit ça, on dit rien. Ce ne sont que de doux rêves pour l'instant. Mais si vous décidez de vous lancer dans quelques aventures de ce genre, prévenez‑nous, on ne voudrait pas manquer la fête.
06.09.2025 à 01:00
Léo Michel
Faut-il voir dans le retour fracassant des barrières commerciales un simple épisode de protectionnisme, ou bien le signe d'un basculement plus profond ? Une grille de lecture, héritée des débats du mouvement ouvrier et de Rosa Luxemburg, suggère que les crises du capitalisme et leurs résolutions ne sont pas des accidents mais des moments récurrents de son histoire. L'accord de Turnberry (Écosse), signé le 27 juillet dernier entre Donald Trump et Ursula von der Leyen, marque bien plus qu'un (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Baptiste Alchourroun, ActualitésFaut-il voir dans le retour fracassant des barrières commerciales un simple épisode de protectionnisme, ou bien le signe d'un basculement plus profond ? Une grille de lecture, héritée des débats du mouvement ouvrier et de Rosa Luxemburg, suggère que les crises du capitalisme et leurs résolutions ne sont pas des accidents mais des moments récurrents de son histoire.
L'accord de Turnberry (Écosse), signé le 27 juillet dernier entre Donald Trump et Ursula von der Leyen, marque bien plus qu'un épisode de tension commerciale transatlantique. Pour la première fois depuis 1945, l'Europe accepte une mise sous tutelle économique explicite, contractuelle. 15 % de droits de douane sur l'essentiel de ses exportations (contre moins de 5 % en 2022), mais aussi la promesse d'acheter pour 750 milliards de dollars d'énergie fossile américaine, 600 milliards d'investissements supplémentaires sur le sol états-unien et une hausse des dépenses militaires sous bannière otanienne. Derrière le langage policé de la « coopération transatlantique », une réalité crue s'impose : Washington dicte, Bruxelles s'exécute. Résumer Turnberry, comme l'a fait une grande partie de la presse française, à un simple « revirement protectionniste » apparaît dès lors comme réducteur. L'accord condense les contradictions profondes du capitalisme contemporain. Le libre-échange, matrice de l'expansion capitaliste depuis la fin des années 1970, semble aujourd'hui se retourner contre ses initiateurs.
Le régime d'accumulation capitaliste contemporain repose historiquement sur deux vecteurs complémentaires. D'un côté, l'extension géographique des marchés avec l'intégration dans le circuit mondial de centaines de millions de travailleurs et consommateurs issus de la Chine, de l'Inde et de l'Europe de l'Est. De l'autre côté, l'intensification de la production, appuyée par une diffusion à grande échelle de l'automatisation, de l'informatisation et de formes organisationnelles toujours plus extractives. Cette double dynamique a permis une remontée temporaire du taux de profit dans les années 1990 et 20001 : l'ouverture chinoise a joué un rôle moteur en comprimant les coûts salariaux mondiaux et en élargissant les débouchés. Mais, cette expansion a aussi nourri ses propres limites. La suraccumulation de capital au détriment du facteur travail – seul producteur de valeur – débouche sur des crises de surproduction : les capacités productives excèdent les débouchés, les salaires stagnent ou reculent, et la rentabilité globale finit par s'éroder. Un phénomène que les marxistes connaissent bien et nomment la baisse tendancielle du taux de profit.
Si l'on raisonne à politique inchangée, la tendance sous-jacente reste celle d'une rentabilité déclinante
L'économiste Michael Roberts estime ainsi que le taux de profit américain du secteur non financier a chuté de près de 27 % entre 1945 et 2021. De son côté, Michael Smolyansky, économiste à la Réserve fédérale (FED), a montré que près de 40 % de la croissance des profits des entreprises américaines depuis les années 1980 provient non pas de la dynamique propre du capital productif, mais des politiques monétaires et fiscales – baisse des taux d'intérêt et réduction des impôts sur les sociétés. Autrement dit, si l'on raisonne à politique inchangée, la tendance sous-jacente reste bien celle d'une rentabilité déclinante.
Surgissent alors les réponses politiques libérales, dont l'une des fonctions est de contrebalancer la tendance baissière. Celles-ci permettent d'accroître la mobilisation directe du facteur travail en allongeant, par exemple, la durée de vie active (réforme des retraites) ou en remettant en question les temps de repos (suppression de jours fériés), tout en étendant l'emprise du capital sur de nouveaux champs de valorisation par la privatisation des services publics.
Au sein de ce grand mouvement, la montée en puissance de la Chine a constitué un tournant décisif. Loin de se limiter au rôle de simple atelier du monde, le pays est peu à peu devenu un centre technologique à part entière. En 2024, selon l'Agence internationale de l'énergie, Pékin produisait près de 70 % des batteries électriques mondiales et écoulait davantage de véhicules électriques que les États-Unis et l'Europe réunis. Elle domine désormais l'industrie photovoltaïque et contrôle des segments clés des semi-conducteurs. Ce faisant, une vérité émerge : le libre-échange, au lieu de consolider l'hégémonie américaine, a permis l'ascension d'un concurrent systémique. D'instrument de domination, l'ouverture commerciale s'est muée en menace existentielle pour les intérêts états-uniens et plus largement pour les vieux « centres » capitalistes, l'Europe et le Japon. Voilà qui explique la première vague de réactions à laquelle nous faisons aujourd'hui face, à savoir le retour des barrières tarifaires. Il s'agit ainsi de protéger les entreprises nationales de la concurrence chinoise et de transformer les alliés en marchés captifs. Mais cette protection commerciale n'est qu'un premier mouvement. La reproduction du capital exige d'autres instruments tels que la monnaie.
D'instrument de domination, l'ouverture commerciale s'est muée en menace existentielle pour les intérêts états-uniens et plus largement pour les vieux « centres » capitalistes
Depuis 1944 et les accords de Bretton Woods, la monnaie américaine est à la fois étalon international des échanges et réserve mondiale de valeur. Dans les années 1980-1990, l'hégémonie du dollar s'est consolidée grâce à trois vecteurs complémentaires : la financiarisation, la dérégulation et le rôle des institutions internationales. Dans ce cadre, chaque crise devient l'occasion d'un approfondissement de cette centralité. En 2008, dans l'œil du cyclone de la crise financière, née au cœur de Wall Street, la planète entière s'est ruée sur les Treasuries2, perçus comme des actifs sûrs, et le dollar, vu comme monnaie refuge. Mais aujourd'hui, cette fonction impériale du dollar rencontre ses limites. La montée en puissance de la Chine et le développement de systèmes alternatifs signalent un effritement relatif du monopole. En 2023 par exemple, TotalEnergies et la Chine scellaient leur premier contrat de livraison de gaz en yuans à travers la plateforme Shanghai Petroleum and Natural Gas Exchange (SHPGX), spécialement créée par la Chine pour imposer sa monnaie dans ses exportations et importations d'hydrocarbures. Dès lors, si le privilège exorbitant des États-Unis demeure, il semble qu'il ne soit plus indiscuté. D'où la brutalité de la diplomatie économique américaine : pour compenser un avantage structurel menacé, Washington multiplie les dispositifs coercitifs, qu'il s'agisse de barrières commerciales, d'obligations d'achat ou de sanctions.
Le libre-échange, qui avait été l'instrument principal de l'accumulation, devient un obstacle.
Lorsque ni la guerre commerciale ni la guerre monétaire ne suffisent, reste le troisième pilier : la guerre militaire. En détruisant du capital excédentaire, en ouvrant de nouveaux débouchés, en restructurant les chaînes de valeur, la guerre rétablit temporairement les conditions de l'accumulation. Ukraine aujourd'hui, Taïwan demain3, Proche-Orient en permanence : ces foyers de conflictualité ne sont pas des anomalies mais les moments d'une purge.
Depuis quelques années, tout indique que l'un des points d'orgue de la contradiction capitaliste soit atteint : le libre-échange, qui avait été l'instrument principal de l'accumulation, devient un obstacle. Le capital doit dès lors se recomposer par la guerre commerciale, par la destruction des droits sociaux (autoritarisme, racisme, sexisme), par les manipulations monétaires et par la guerre. Chacune de ces étapes est une réponse à la baisse tendancielle du taux de profit, chacune sans s'y résumer complètement, manifeste l'incapacité du capital à se reproduire spontanément. Cette logique n'implique toutefois pas forcément un effondrement mécanique. Le capitalisme a toujours trouvé des voies de recomposition, aussi brutales soient-elles. Mais il met aujourd'hui à nu sa dépendance absolue : il ne survit qu'en détruisant ce qui le rend possible – le travail humain, la nature, la paix.
La question est donc posée : qui paiera la facture de cette recomposition ? Les peuples, sommés d'accepter précarité, austérité, militarisation ? Ou bien émergera une autre voie, qui refuse la paupérisation et la guerre ? La tâche historique n'est pas de réformer ce système en crise, mais de lui opposer une résolution progressiste qui fasse primer les besoins humains sur la logique aveugle de l'accumulation. Voilà la leçon véritable de cet épisode, et la perspective qui s'impose à quiconque ne veut pas voir l'avenir réduit à la barbarie.
1 Lire « Rentabilité et profitabilité du capital : le cas de six pays industrialisés », Arnaud Sylvain, Économie et statistique, 2001.
2 } Bons du Trésor américains, des titres de la dette publique émis par l'État pour se financer.
3 Sur fond de tension entre les États-Unis et la Chine, le risque d'une invasion de Taïwan par la Chine pèse sur l'île.
06.09.2025 à 01:00
Adri Ciambarella, Alex Pommatau
S'il y a bien quelque chose que certains droitards et gauchos ont en commun, c'est un mépris pour l'art vidéoludique. Source intarissable de paniques morales pour les un·es, outil de propagande américaniste pour les autres, le jeu vidéo concentre critiques et fantasmes de tous bords. Le président Macron lui-même n'a pas pu résister à la tentation des vieux clichés condescendants lorsqu'en 2023, pendant les révoltes suite au meurtre de Nahel par la police, il avait lancé à l'adresse des (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Le dossierS'il y a bien quelque chose que certains droitards et gauchos ont en commun, c'est un mépris pour l'art vidéoludique. Source intarissable de paniques morales pour les un·es, outil de propagande américaniste pour les autres, le jeu vidéo concentre critiques et fantasmes de tous bords. Le président Macron lui-même n'a pas pu résister à la tentation des vieux clichés condescendants lorsqu'en 2023, pendant les révoltes suite au meurtre de Nahel par la police, il avait lancé à l'adresse des manifestant·es : « On a le sentiment parfois que certains d'entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués. » Alors, un fléau social qui empoisonne les jeunes esprits, le jeu vidéo ? Rappelons d'abord que c'est une industrie qui pèse lourd : 187,7 milliards de dollars au niveau mondial en 2024, 5,7 milliards d'euros en France – soit davantage que le box-office du cinéma. Il paraît même que notre pays est « une terre de studios de développement avec 600 studios et 1 257 jeux en cours de production » en 2023 et que 38,3 millions de français·es sont des gameur·euses – adultes comme enfants – soit 70 % de la population. Ça fait beaucoup d'intoxiqué·es.
Alors d'accord, comme tout art opérant à système capitaliste constant, l'industrie du jeu vidéo brasse des enjeux à coups de milliards, met aux prises salarié·es et patron·nes dans de rudes conflits sociaux, agrège des communautés hétéroclites. Eh oui, certains joueurs collent tout à fait à l'archétype du geek mascu d'extrême droite que vous vous imaginez. Les campagnes de harcèlement en ligne – misogynes, racistes – vont bon train et les héroïnes hypersexualisées de (au hasard) League of Legends continuent d'être populaires. Mais des poches de résistances existent... et s'organisent. Des joueur·euses et acteur·ices du secteur se regroupent et se soutiennent. Même certains studios tout-puissants ne peuvent plus totalement feindre de les ignorer : il leur faut désormais composer avec ces voix dissonantes qui réclament d'autres récits, d'autres corps, d'autres façons de faire.
Dans notre podcast Gaming et politique1, c'est à ces voix que nous donnons la parole, pour analyser ensemble, les ressorts politiques de cet étrange objet culturel qu'est le jeu vidéo. Et pour CQFD, nous avons accepté de concocter un dossier spécial sur cette industrie, traversée par des mouvements contradictoires, et de plus en plus bousculée par sa base.
1 Disponible sur Spectre Média, Deezer, Arte Radio.
06.09.2025 à 01:00
Gaëlle Desnos
Sur la scène vidéoludique, un univers où le jeune mâle blanc et hétérosexuel semble régner en maître, difficile, quand on vient des marges, de déverrouiller la partie. Entretien avec Jennifer Lufau, consultante et fondatrice de l'association Afrogameuses. Dans le monde, 48 % des joueurs de jeux vidéo sont des joueuses, et même des utilisatrices régulières, c'est-à-dire plus d'une fois par semaine, voire quotidiennes pour 56 % des 16-30 ans. Quant au public non blanc, il semble qu'il soit (…)
- CQFD n°244 (septembre 2025) / Garte, Le dossierSur la scène vidéoludique, un univers où le jeune mâle blanc et hétérosexuel semble régner en maître, difficile, quand on vient des marges, de déverrouiller la partie. Entretien avec Jennifer Lufau, consultante et fondatrice de l'association Afrogameuses.
Dans le monde, 48 % des joueurs de jeux vidéo sont des joueuses, et même des utilisatrices régulières, c'est-à-dire plus d'une fois par semaine, voire quotidiennes pour 56 % des 16-30 ans. Quant au public non blanc, il semble qu'il soit tout aussi présent dans la communauté. Alors pourquoi ce tenace sentiment que le jeu vidéo, son industrie et son écosystème, demeure la chasse gardée de quelques hommes blancs ? Parce que tous les autres ont été et sont encore invisibilisés, tranche Jennifer Lufau. Cette consultante accompagne la création d'univers immersifs et authentiques, et milite au sein de l'association Afrogameuses pour la visibilité des joueurs et joueuses non blancs sur la scène vidéoludique. Elle nous a expliqué comment le jeu vidéo a été colonisé par des stéréotypes raciaux et sexistes, mais aussi comment, depuis les marges, la résistance s'organise...
Quelle part représente les minorités au sein de l'industrie des jeux vidéo ? Comment y sont-elles accueillies ?
« L'idée selon laquelle le jeu vidéo est avant tout masculin et blanc s'est solidement ancrée »
« Au niveau de la parité, les femmes ne représentent que 24 % des professionnels du secteur et les personnes non binaires 5 %. Sur le plan ethnique, la France ne fait pas ce genre de statistiques, donc on ne peut s'en tenir qu'aux perceptions. Mais depuis mon expérience, je peux dire que l'industrie française du jeu vidéo reste peu diverse. J'y suis entrée via Ubisoft, en pleine vague d'accusations de discrimination et de harcèlement sexuel [lire « Un empire nommé Ubi » page 8]. C'était un peu anxiogène mais j'avais besoin de travailler et ce studio est une case à cocher dans le milieu. Heureusement, je n'ai pas été victime de harcèlement. Mais j'ai vite compris que j'étais une des seules personnes non blanches de la boîte et qu'il faudrait que je fasse mes preuves plus que quiconque. Au début, on me prenait pour une stagiaire, je devais tout le temps préciser que j'étais en CDI. Je faisais partie d'un groupe travaillant à améliorer la représentation des personnes noires en interne et avec mon engagement militant en dehors, on me sollicitait beaucoup sur ces questions. Mais j'ai peu à peu eu le sentiment d'être utilisée comme un token1. Si je ne mettais pas des limites, ces demandes empiétaient sur mon temps de travail. En fin de compte j'ai constaté que j'étais moins payée que des collègues arrivés après moi, avec moins d'expérience, dans la même équipe. C'était clairement le signal que je n'évoluerais pas chez Ubisoft et je suis partie. »
Quels sont les freins principaux à l'inclusivité dans cette industrie ? Pourquoi semblent-ils autant persister ?
« Pour comprendre, il faut remonter au début des années 1980. À l'époque plusieurs études documentent une forte représentation des hommes parmi les joueurs de jeux vidéo. Nintendo décide alors d'ajuster sa stratégie et lance une nouvelle console, la NES, marketée pour les jeunes garçons blancs des banlieues pavillonnaires américaines. Le succès est immédiat. Dans la foulée, la marque sort l'un de ses produits les plus emblématiques : la Game Boy. Un nom qui ne laisse plus aucun doute sur son cœur de cible ! Ensuite, l'industrie va peu à peu se mettre à concevoir des jeux à l'aune de ce qu'elle suppose être les attentes du consommateur type : combat, sport, armes, voitures…
« Il m'a fallu dix ans de gaming avant de jouer un personnage de femme noire pour la première fois »
Aujourd'hui, on sait qu'il y a quasiment autant de joueurs que de joueuses dans le monde. Et les personnes non blanches sont aussi très nombreuses ! Mais l'idée selon laquelle le jeu vidéo est avant tout masculin et blanc s'est solidement ancrée. Ça s'accompagne d'un fort gatekeeping [littéralement « garder la porte », autrement dit le fait de contrôler l'accès à un espace, une communauté, une activité ou un savoir, de manière arbitraire ou discriminatoire, ndlr] de la part d'hommes qui considèrent encore le jeu vidéo comme leur chasse gardée. Certaines pratiques sont même dépréciées : quand tu ne joues pas à des FPS [« First-Person Shooter », un genre de jeu vidéo où l'on voit l'action à travers les yeux du personnage, souvent avec une arme visible au bas de l'écran, ndlr], à des jeux de guerre ou très difficiles, on ne considère pas que tu es un gamer [un joueur, ndlr]. L'industrie de la création vidéoludique a donc quasiment été configurée par et pour des hommes blancs. Difficile, quand on est une femme, non blanc ou quand on a des pratiques de jeu différentes, de se faire une place. »
Cela va aussi avoir un impact au sein des jeux avec un déficit de personnages principaux femmes ou non blancs…
« Aujourd'hui, les personnages de femmes ou non blancs sont plus présents qu'avant, mais on se contente trop souvent de puiser dans des clichés pour les concevoir »
« Dans les jeux, il y a longtemps eu toutes sortes de créatures imaginaires : des monstres, des robots, des elfes… Mais des avatars féminins noirs, c'était quasi inimaginable ! Pour ma part, il m'a fallu dix ans de gaming avant de jouer un personnage de femme noire pour la première fois. Je me souviens de l'impact immense que ça eu sur moi : je me suis rendue compte que j'avais le droit d'exister dans ce monde-là. Diamond Lobby, un site spécialisé dans le gaming, a enquêté sur 100 jeux majeurs sortis entre 2017 et 2021. Les résultats sont accablants : 80 % des protagonistes principaux sont des hommes, plus de la moitié sont blancs, le reste représentent toutes les autres origines, et 8 % seulement sont à la fois femmes et non blanches. On est vraiment loin du “grand remplacement wokiste” invoqué par les geeks mascu ! »
Comment les studios, majoritairement composés d'hommes blancs, peuvent-il créer des personnages racisés, féminins crédibles ?
« Effectivement, à partir du moment où les studios sont majoritairement masculins et blancs, la question se pose. Aujourd'hui, les personnages de femmes ou non blancs sont plus présents qu'avant, mais on se contente trop souvent de puiser dans des clichés pour les concevoir. Je pense notamment au tout dernier Tekken : Miary Zo, une combattante malgache, y est représentée en haut de bikini et mini-short moulant, avec des accessoires de style “tribal”. Cacao et Vanilla, deux petits lémuriens, l'animal emblématique de Madagascar, l'accompagnent. Une exotisation typique. Même l'excellent jeu Banishers : Ghosts of New Eden n'échappe pas à certains écueils : son unique personnage noir meurt dès le départ. Pourtant ce trope narratif raciste dans lequel le personnage noir meurt en premier dans les œuvres de fiction, le “Black Guy Dies First”, a été identifié depuis les années 1970-80 !
« La question ne résume pas à une affaire de quotas de personnages noirs ou féminins : il y a un véritable enjeu autour de la représentation du monde non occidental »
Est-ce que les studios doivent pour autant renoncer à créer ces personnages ? Je ne crois pas. Je suis convaincue qu'on peut tous raconter des histoires qui ne nous appartiennent pas. Il suffit d'avoir envie de le faire avec justesse, de s'entourer des bonnes personnes, de faire des recherches, de travailler les personnages, leur langue, leur culture… Et de ne pas le faire seulement pour éviter le bad buzz. »
Et au-delà des personnages, les univers, les codes visuels et les arcs narratifs sont aussi occidentalo-centrés…
« Tout à fait, la question ne résume pas à une affaire de quotas de personnages noirs ou féminins. Il y a un véritable enjeu autour de la représentation du monde non occidental. Celui-ci est peu représenté, et quand il l'est, c'est bien souvent à travers le prisme colonial. Parmi les exemples les plus marquants : Resident Evil 5. L'action se déroule en Afrique subsaharienne, dans une région fictive où une grande partie de la population est infectée par un virus qui la transforme en zombie. Le personnage principal est un enquêteur blanc chargé de nettoyer la zone et de sauver la population locale. Là, vraiment, on sent que personne n'a réfléchi au message !
Pour autant, l'afrofantasy, qui s'inspire des mythes, légendes, cosmogonies et cultures africaines pour créer des récits, est un genre qui commence peu à peu à émerger. Je peux notamment citer le jeu Tales of Kenzera : ZAU, sorti en 2024, dans lequel on incarne un jeune chaman confronté à la perte de son père. Il y a également Relooted, développé par la studio sud-africain Nyamakop, qui se rapproche des codes de l'afrofuturisme, un genre qui puise dans les cultures africaines et afrodiasporiques pour imaginer des futurs où les expériences noires façonnent le monde. Le joueur est plongé dans un futur proche et doit braquer des musées pour restituer des œuvres spoliées pendant la colonisation. Ces narrations, bien qu'encore minoritaires, fleurissent de plus en plus sur la scène vidéoludique ! »
1 Un « token » désigne une personne issue d'un groupe minoritaire incluse principalement pour donner l'impression de diversité plutôt que pour ses compétences réelles.