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06.07.2025 à 19:35

Au sommaire du n°243 (en kiosque)

Dans ce numéro d'été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d'été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l'idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l'alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l'international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (2402 mots)

Dans ce numéro d'été, on se met à table ! Littéralement. Dans le dossier d'été, CQFD est allé explorer les assiettes et leur dimensions politiques... Oubliés le rosé et le barbeuc, l'idée est plutôt de comprendre les pratiques sociales autour de l'alimentation en France. De quoi se régaler ! Hors dossier : un mois de mobilisation pour la Palestine à l'international, reportage sur le mouvement de réquisition des logements à Marseille, interview de Mathieu Rigouste qui nous parle de la contre-insurrection et rencontre avec deux syndicalistes de Sudéduc' pour évoquer l'assassinat d'une Assistante d'éducation en Haute-Marne...

Quelques articles seront mis en ligne au cours du mois. Les autres seront archivés sur notre site progressivement, après la parution du prochain numéro. Ce qui vous laisse tout le temps d'aller saluer votre marchand de journaux ou de vous abonner...

En couverture : « Qu'est-ce qu'on mange ? » par Aurélien Godin

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Dossier « A TAAABLE ! »

Intro : : La grande régalade – Au départ, on voulait se faire plaisir en mode La Grande Bouffe. Placer ce dossier sous le signe du kif gustatif. On rêvait d'ouvrir vos papilles aussi grands que nos bras, de vous emporter dans une farandole de repas partagés ou de construire la convergence des luttes à partir des cuisines collectives. Bah, c'est râpé. Car même bouffer est politique.

Les mythes au sujet de la gastronomie avec Nora Bouazzouni – Sacralisée, la gastronomie française repose sur toute une mythologie occultant exploitation, inégalités et violences. Entretien avec la journaliste Nora Bouazzouni, qui démonte cette grande fable nourrissant une image bien lisse, bien flatteuse de notre cher pays.

La recette empoisonnée des réseaux sociaux – Sur les réseaux sociaux, la cuisine a la cote. Iels sont nombreux·ses à proposer leurs recettes les plus gourmandes ou les plus rapides à exécuter. Mais derrière d'innocentes lasagnes, se cache un monde cruel, prêt à tous·tes nous mettre dans la sauce…

Ceci n'est pas une baguette : c'est un sac Moschino – Supermarché Chanel, burgers géants signés Moschino, orgies néo-baroques chez Gucci… Le luxe s'empare de la nourriture pour en faire une démonstration d'abondance, une esthétique de la satiété qui oublie volontiers la faim des autres.

Les journalistes gastro « prescrivent autant qu'ils décrivent » – Dans la marre aux canards, la rubrique culinaire est un drôle d'oiseau : ses plumes plongent leur bec dans la mangeoire des chefs qu'elles vont ensuite célébrer de leurs plus belles envolées… Ou tailler en pièces. Pas étonnant qu'elles soient scrutées d'un œil suspicieux. On remonte le fil de l'histoire de la critique gastro avec la sociologue Sidonie Naulin.

Tais-toi et mange – Entre le repas du dimanche ou les grandes tablées de fin d'année, se retrouver pour manger ensemble est une tradition à laquelle il est dur d'échapper. Derrière l'image d'un moment convivial, se cachent souvent des rapports de pouvoir : classe, genre, race… À table, il ne s'agit pas seulement de se nourrir : il faut aussi performer.

Le ventre creux de la Commune – 1870-1871, l'année terrible. La population parisienne assiégée d'abord par les Prussiens puis par les Versaillais connaît une situation de pénurie qui la pousse à réinventer l'assiette du quotidien… entre famine, bidoche d'éléphant et rêves de liberté.

Les Beaux Mets : obéir et servir – La prison des Baumettes à Marseille se distingue par son nombre record de suicides en détention mais aussi, depuis 2022, par le fait d'accueillir le premier restaurant ouvert au public. Aux Beaux Mets, une poignée de détenus servent des plats gastronomiques aux cols blancs dans un décorum qui fait oublier les rats et les cafards.

La débrouille derrière les grilles ! – Dans son premier ouvrage « Surveiller et nourrir – Comprendre ce que la prison a dans le ventre », la journaliste Lucie Inland nous livre une enquête sur le contenu des assiettes en taule.

Bouffer de la culture, ça ne fait pas grossir – Avec Manger, Eleonore Marchal explore les troubles du comportement alimentaire à travers un récit intime et déjanté. Une BD foisonnante qui raconte l'évolution d'une maladie de plus en plus répandue, mais aussi, l'espoir d'une guérison sous les auspices d'un monde créatif chatoyant.

Le potager, un truc de bobo ? – Si depuis le Coronavirus les jardins potagers ont le vent en poupe, leur contribution réelle à l'alimentation des ménages continue à décroître. Souvent associée aux urbains surdiplômés, faire pousser ses légumes pour se nourrir reste pourtant une pratique fortement ancrée au sein des classes populaires.

AMAP : un modèle que personne n'a vu vieillir ? – Nées en 2001, les AMAP entendaient incarner un modèle de solidarité entre producteurs et consommateurs, pensé pour bouleverser nos façons de cultiver et de manger. Mais deux décennies plus tard, le mouvement semble avoir atteint son plafond de verre, sans parvenir à le briser.

Test de l'été : Quel gastro-gaucho es-tu ?

Mini-jeux de l'été : Kikadikoi

La faim justifie les moyens – Les émissions consacrées à la cuisine ont la cote en France ? C'est pareil aux États-Unis, à une époque où la chasse aux migrants est devenue sport national. De là à imaginer qu'une ambitieuse productrice concocte une émission conciliant les deux via des « défis » gastronomiques imposés à des personnes exilées, il n'y a qu'un pas…

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Actualités d'ici & d'ailleurs

Un mois de mobilisations internationales pour la Palestine – Alors que les puissances occidentales s'acharnent dans leur collaboration avec Israël, à travers le monde, la société civile s'est organisée en ce mois de juin pour tenter de briser le blocus sur Gaza et endiguer les livraisons d'armes à l'État sioniste.

« briser le cycle de la guerre » – « Si vous me poursuivez / Prévenez vos gendarmes / Que je n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer » conclut Boris Vian à la fin de sa chanson « Le Déserteur ». Dans son dernier livre Nous refusons. Dire non à l'armée en Israël (Libertalia, 2025), le photographe Martin Barzilai brosse le portrait d'hommes et de femmes qui refusent de prendre les armes.

Réquisition : la solution ? – Des milliers de personnes à la rue à Marseille et tout autant de logements vides. Face à cette situation absurde, un collectif d'élu·es, d'associations et d'organisations politiques exige du maire qu'il exerce son pouvoir de réquisition. Simple mesure d'urgence ou prémices de l'abolition de la propriété privée lucrative ?

Taules de haute sécurité : histoire d'une lutte à mener – Les premières « narcoprisons » de Darmanin doivent ouvrir cet été. Le régime ultra-restrictif de ces établissements n'a rien de nouveau. Il s'inspire de la stratégie antimafia en vigueur en Italie et des Quartiers de haute sécurité (QHS) français contre lesquels prisonniers et militants ont lutté ardemment dans les années 1970.

« Les empires s'épuisent avant les peuples » – Dans son dernier livre, La guerre globale contre les peuples – Mécanique impériale de l'ordre sécuritaire (La Fabrique, 2025) Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales et militant, nous embarque dans une histoire moderne de la contre-insurrection. Face aux régimes et leurs innovations sécuritaires, les peuples, qui savent ce qu'ils veulent, gagnent du terrain. Entretien.

Qui poignarde vraiment l'école ? – Le 10 juin 2025, un élève de 14 ans de Nogent, commune de Haute-Marne, a poignardé et tué une Assistante d'éducation (AED) aux abords du collège. Le gouvernement et les plateaux télé, bien incapables d'en comprendre les raisons profondes, s'enfoncent dans des impasses sécuritaires. On discute du drame et de ses récupérations avec deux syndicalistes de Sudéduc'.

Cisjordanie : récolter malgré les colons – Léonore et Aurélien se sont rendus en Cisjordanie, gouvernorat de Ramallah, dans le cadre d'une mission de l'Union des comités de travail agricole (UAWC). Ils ont aidé aux travaux agricoles et étaient en première ligne pour documenter la violence des colons israéliens qui n'en finissent plus de s'accaparer les terres en semant la terreur. Récit.

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Côté chroniques

Lu dans... | Témoin secret : comment Imamoğlu et beaucoup d'autres sont incriminés en Turquie - Ekrem Imamoğlu, maire d'Istanbul et opposant au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, est en prison depuis deux mois. Il est notamment accusé de corruption, suite à des allégations portées par des personnes anonymes. Extrait d'un article du site en ligne Turkey Recap

Sur la Sellette : Nullité – En comparution immédiate, on traite à la chaîne la petite délinquance urbaine, on entend souvent les mots « vol » et « stupéfiants », on ne parle pas toujours français et on finit la plupart du temps en prison. Une justice expéditive dont cette chronique livre un instantané.

[Échec scolaire | Du pain-pizza – Loïc est prof d'histoire et de français, contractuel, dans un lycée pro des quartiers Nord de Marseille. Chaque mois, il raconte ses tribulations au sein d'une institution toute pétée. Entre sa classe et la salle des profs, face à sa hiérarchie ou devant ses élèves, il se demande : où est-ce qu'on s'est planté ?

Capture d'écran – Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées.Ce mois-ci, alors que les sites pornos viennent d'être bloqués, Constance Vilanova plonge dans les tréfonds d'une autre plateforme qui fait le buzz : OnlyFans. Quand la surenchère sexuelle devient stratégie marketing…

Aïe Tech | Adieu veaux, vaches, robots-cochons – Mois après mois, Aïe tech défonce la technologie et ses vains mirages. Ultime épisode consacré à la grande déprime du contempteur des folies high-tech, versant cochons mutants.

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Côté culture

Je hais donc je suis – Avec Haïr le monde, recueil de textes et de poésies dédié « aux irrécupérables / aux casse-couilles / et aux mécontents », Leïla Chaix rue joliment dans les brancards. Réhabilitant la haine comme moteur du jaillissement des affects, elle plante un clou bien raide dans le cercueil de notre civilisation agonisante.

L'amour ne meurt jamais – Dans La montagne entre nous, Marcel Shorjian et Jeanne Sterkers racontent les retrouvailles de deux femmes queers dans un village de montagne. Une BD pudique et sensible sur l'exil, les silences et l'amour qui persiste malgré les années.

Au village sans prétention, Rebecca et la réputation – Si une existence tient à la mémoire qu'on laisse derrière soi, Rebecca a eu mille vies. Dans un chœur de voix plus ou moins anonymes se dessinent les contours flous de cette femme, retrouvée morte chez son compagnon. Antoine Messager-Pasqualini a mené une enquête radiophonique pour recoller les souvenirs et redonner à Rebecca une place entre les on-dit.

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Et aussi...

L'édito – Chacun son facho

Ça brûle ! – Père fouettard, père courage

L'animal du mois – Le farouche Goéland Leucophée

Abonnement - (par ici)

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06.07.2025 à 19:21

Education à la français

Un dessin de Atsemtex

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) /
Texte intégral (2402 mots)

Un dessin de Atsemtex

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06.07.2025 à 19:14

Alerte canicule

Texte intégral (2402 mots)

Un dessin de Rémy Cattelain

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05.07.2025 à 00:05

Only fans : machine à clic… et à trauma

Constance Vilanova

Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, alors que les sites pornos viennent d'être bloqués, Constance Vilanova plonge dans les tréfonds d'une autre plateforme qui fait le buzz : OnlyFans. Quand la surenchère sexuelle devient stratégie marketing… Yeux bleus, bronzage parfait, en interview la Britannique de 26 ans décrit fièrement son prochain « challenge » : « Je (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (642 mots)

Les bas-fonds des réseaux sociaux, c'est la jungle, un conglomérat de zones de non-droits où règnent appât du gain, désinformation et innovations pétées. Ce mois-ci, alors que les sites pornos viennent d'être bloqués, Constance Vilanova plonge dans les tréfonds d'une autre plateforme qui fait le buzz : OnlyFans. Quand la surenchère sexuelle devient stratégie marketing…

Yeux bleus, bronzage parfait, en interview la Britannique de 26 ans décrit fièrement son prochain « challenge » : « Je serai attachée dans une boîte transparente. […] Les gens peuvent me toucher, se joindre à moi. Je veux atteindre 2 000 rapports ». Elle, c'est Bonnie Blue, superstar d'Onlyfans. Sur cette plateforme née en 2016, les utilisateurs peuvent vendre des contenus intimes à leurs abonnés. Officiellement, c'est un outil d'indépendance pour les travailleuses du sexe. Officieusement, c'est devenu une arène algorithmique où l'attention se monnaie au prix fort – parfois, au détriment de la santé physique ou mentale.

Une fois l'annonce faite, tollé sur les réseaux sociaux pour le « zoo de Bonnie » devant se dérouler le 15 juin. Événement annulé. Compte Only Fans banni. Il faut dire que Bonnie Blue n'en est pas à son coup d'essai : en janvier, elle publie une vidéo où elle affirme avoir eu 1 057 rapports en 12 heures, battant ainsi Lily Phillips, autre star britannique d'OnlyFans, qui en avait revendiqué 100 sur 24 heures quelques mois plus tôt.

Le cas de Lily Phillips choque particulièrement au Royaume-Uni. Le Times et le Evening Standard comparent les hommes venus faire la queue pour son défi sexuel aux violeurs de Mazan. Des images d'hommes cagoulés, file d'attente en silence, ambiance sinistre. À l'époque je la joins pour une enquête : « C'est assez ironique que des féministes critiquent la performance d'une femme qui est libre avec son corps et qui aime avoir des relations sexuelles. » Fin janvier, nouveau défi, « coucher avec le plus de mec possible », au cours duquel elle documente sa prise de PrEP, traitement préventif contre le VIH. Bonnie contre Lily : la rivalité entre les deux femmes devient un arc narratif sur les réseaux sociaux et dans les tabloïds. Sauf que derrière les clashs, il y a les coulisses. Julia Philippo, actrice X de 18 ans confie avoir été traumatisée après un tournage avec Bonnie Blue. Pour Annie Knight, modèle australienne OnlyFans, le « marathon sexuel » dans lequel elle s'était lancée se termine à l'hôpital.

La plafetorme comptait en 2023 plus de 4,1 millions de créateurs pour 305 millions d'abonnés. Mais 1 % des créatrices captent 33 % des revenus, 10 % en captent 73 %. Bonnie Blue, c'est 700 000 euros par mois. Les autres ? Un complément de revenu de quelques dizaines d'euros par mois. Alors chaque post, chaque buzz devient une tentative de sortir du lot, de gagner en abonnés, de rester dans la course. Et plus les plateformes traditionnelles comme Pornhub ou RedTube sont restreintes, plus la pression sur OnlyFans s'intensifie.

OnlyFans promettait l'autonomie. Il a transformé la sexualité en performance extrême, soumise aux mêmes lois de l'algorithme que n'importe quel influenceur. Mais ici, le prix du clic se paie en chair. Et la vraie performance, désormais, c'est de ne pas s'écrouler.

Constance Vilanova
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05.07.2025 à 00:04

Les mythes de la gastronomie avec Nora Bouazzouni

Gaëlle Desnos

Sacralisée, la gastronomie française repose sur toute une mythologie occultant exploitation, inégalités et violences. Entretien avec la journaliste Nora Bouazzouni, qui démonte cette grande fable nourrissant une image bien lisse, bien flatteuse de notre cher pays. Du prolo au bourgeois, du routard au sédentaire, du bon gaucho au pire droitard, l'idée selon laquelle, quand même, en France, « on sait manger » : voilà un consensus qui ne fait pas querelle de troquet. Mais d'où vient qu'on (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (3647 mots)

Sacralisée, la gastronomie française repose sur toute une mythologie occultant exploitation, inégalités et violences. Entretien avec la journaliste Nora Bouazzouni, qui démonte cette grande fable nourrissant une image bien lisse, bien flatteuse de notre cher pays.

Du prolo au bourgeois, du routard au sédentaire, du bon gaucho au pire droitard, l'idée selon laquelle, quand même, en France, « on sait manger » : voilà un consensus qui ne fait pas querelle de troquet. Mais d'où vient qu'on soit aussi unanimement présomptueux ? D'un mythe, répond la journaliste Nora Bouazzouni dans son dernier livre Violences en cuisine, une omerta à la française (Éditions Stock, 2025). D'un mythe tenace qui a hissé la cuisine française au rang de quasi-religion « avec ses dogmes irréfutables et ses “papes” indétrônables ». D'un mythe qui « se transmet à travers des discours, des attitudes et des rites initiatiques produits et relayés par les différents acteurs du secteur : écoles, chefs, collègues, entourages, médias, œuvres culturelles, institutions ». Le sociologue Gérard Bouchard rappelle que pareilles fables cimentent « les visions du monde, les idéologies et les solidarités en permettant aux sociétés de se rallier autour d'objectifs ou de finalités spécifiques, en aidant à colmater leurs divisions, à gérer efficacement leurs tensions et leurs conflits »1. À trop polir la légende, on finit par rabattre le couvercle sur un ragoût nettement moins reluisant. Sous le rayonnement culturel de la grande gastronomie française… L'exploitation en cuisine, le despotisme des chefs, l'inégalité d'accès à la nourriture. Pour découvrir ce que mijote vraiment ce mythe, ce qu'il dissimule et à qui profite la tambouille, on en a parlé avec Nora, qui nous a bien fait déchanter.

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Dès les premières pages de votre livre Violences en cuisine, une omerta à la française, vous écrivez que « la gastronomie française est un mythe ». De quoi ce mythe est-il fait ?

« À vrai dire, il est organisé en plusieurs étages. D'abord, le terme “gastronomie” est largement dévoyé. On l'associe trop souvent à une cuisine de luxe, alors qu'il englobe en réalité l'ensemble des pratiques, des savoirs et des discours alimentaires. La gastronomie n'est donc pas censée se limiter à la haute cuisine. Pourtant, depuis deux siècles, la France confond ces deux définitions en s'autoproclamant grande patrie de la gastronomie. Elle serait le seul pays où l'on sait manger et cuisiner avec un degré inégalé de sophistication. Il va de soi que l'enjeu est politique : la table est un lieu historique du pouvoir et les mets dispendieux qu'on y sert servent à éblouir les convives. Cette forme particulière de soft power porte un nom : la “gastrodiplomatie”. Elle vise à faire de la cuisine un emblème national pouvant générer des retombées symboliques et des bénéfices économiques. Et, sur ce terrain-là, la France soigne son image [voir encadré] !

D'autre part, on est tellement convaincu de régner sur la cuisine mondiale, qu'on s'imagine que le reste du monde veut nous piquer la couronne. C'est le deuxième étage du mythe : l'idée selon laquelle la cuisine française serait en danger. Quand, en 2002, le magazine britannique Restaurant lance le classement « The World's 50 Best Restaurants » et que seules six tables françaises y figurent (aucune sur le podium), les chefs sont littéralement furieux. En guise de contre-offensive, la presse nationale a alors multiplié les enquêtes à charge discréditant le classement. En 2014, un rapport sur le tourisme remis au ministère des Affaires étrangères évoque même ces polémiques en affirmant dès les premières lignes que l'image gastronomique du pays est menacée. »

Mais concrètement, de quoi a-t-on peur ?

« Cela tient en un hypothétique “et si ?” Et si la France perdait son titre de meilleure nation gastronomique au monde ? Et s'il y avait moins de restaurants ? Et si nos étoilés mettaient la clé sous la porte ? Certes, la France est une destination gastro-touristique : plus de 200 000 entreprises sont en activité dans la filière restauration, dont 600 étoilés. Un ralentissement du secteur pourrait avoir des conséquences économiques. Mais celui-ci est déjà littéralement sous perfusion ! Allègement des cotisations sociales, baisses de TVA, aide à l'apprentissage et chômage partiel pendant la pandémie… On croirait presque qu'il s'agit d'un service public. À ceci près que tout le monde ne peut pas se payer une soirée au restaurant. Rappelons que huit millions de personnes vivent en situation de précarité alimentaire dans le pays. On subventionne donc littéralement les repas des riches. »

Marketing à la française

En 2008, alors que la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco est entrée en vigueur depuis deux ans, le président Sarkozy se saisit de l'occasion pour officialiser la prééminence de la gastronomie française. La démarche de l'Unesco avait pourtant pour vocation initiale de mettre en valeur les traditions populaires, notamment celles des pays du Sud. Peu importe ! La France met sur pied une Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires (principalement composée d'hommes) pour porter sa candidature. De la presse au ministère des Affaires étrangères, tout le monde s'active. Ce grand barnum aboutira finalement à l'inscription du repas gastronomique français au patrimoine culturel immatériel de l'humanité en 2010.

Vous citez Roland Barthes qui rappelle que « le mythe a pour fonction d'évacuer le réel ». Très concrètement, quel est ce « réel » que l'on cherche à faire disparaître ?

« Dans la cuisine professionnelle, le mythe escamote à la fois le travail et les violences. La restauration est un monde vertical, militaire : on parle de “brigade”, de “coup de feu”, on s'adresse à son supérieur par un “oui-chef” – dans quelle entreprise nomme-t-on ainsi son patron2 ? L'individu s'efface au profit du collectif dans un objectif prétendument supérieur : la sainte cuisine française. Les grands chefs capitalisent sur cette idée de collectif : on entend beaucoup “on est tous dans le même bateau, allons décrocher cette étoile !” Obtenir cette reconnaissance peut certes susciter de la fierté au sein de l'équipe, mais à qui profite-t-elle ? D'abord et surtout au chef : apothéose médiatique, nouveaux contrats, passages télé, livres… Il peut augmenter le prix de ses menus et sa rémunération. Cette mécanique toxique n'est d'ailleurs pas l'apanage des étoilés ; on la retrouve dans quantité de restaurants plus abordables. Concrètement, les assiettes sont préparées par des personnes sous-payées, dans un climat de violences, d'insultes et d'humiliations quotidiennes [voir encadré 2]. Sans parler de la détresse des paysans… Les salariés, parfois simples saisonniers, souvent jeunes, issus de milieux populaires (voire sans papiers), sont piégés dans ce système d'exploitation. Et pour ceux qui ont une véritable vocation, on la retourne contre eux : c'est le fameux “no pain no gain” (“il faut souffrir pour réussir”). Dans la restauration, le mythe méritocratique fonctionne à plein régime car, sauf à être héritier d'un grand nom et avoir obtenu quelques passe-droits, tout le monde débute comme commis. La vérité, c'est qu'il faut quand même passer par des écoles réputées (qui coûtent une petite fortune) pour se hisser dans la hiérarchie, que la récente glamourisation du métier incite la classe dominante à se tourner davantage vers le métier (celle-ci rafle alors les places prestigieuses). Quant aux personnes des classes populaires qui parviennent malgré tout à réussir, on peut se demander : à quel prix ? Du sang et des larmes bien souvent. Lors de mon enquête, une cuisinière m'a parfaitement résumé cette logique mortifère : “Chez Peugeot, un ouvrier sait qu'il ne deviendra jamais patron, mais pas dans le milieu de la restauration.” En cuisine, on entretient l'illusion que chacun peut, un jour, devenir chef. Et cette perspective individuelle tue dans l'œuf toute contestation : améliorer la convention collective du secteur de la restauration aujourd'hui, c'est compliquer la vie… du futur patron que l'on rêve d'être demain. »

Les forçats des cuisines

Si nombre de secteurs fonctionnent déjà grâce au quasi-bénévolat de ses travailleurs – la culture ou l'art, par exemple –, la restauration en a fait une norme assumée. Du trois étoiles à la table bistronomique, on y enchaîne couramment 12 à 15 heures de travail par jour, cinq jours sur sept, quand bien même les contrats affichent imperturbablement 39 heures : c'est l'une des multiples dérogations au Code du travail que s'arroge la convention collective du secteur, au nom de contraintes prétendument inhérentes à la profession. Ambre*, salariée dans un restaurant deux étoiles parisien, témoigne : « Le chef faisait signer des papiers avec des faux horaires, 39 heures au lieu de 80 travaillées, en nous disant que toute heure supp' était considérée comme du volontariat. »

Vous expliquez également que le mythe gastronomique sert bien souvent de paravent à ce que vous nommez le « gastronationalisme ».

« Exactement. En faisant croire à un péril, on déclenche un réflexe d'union sacrée. Ce n'est plus seulement la cuisine française qui est en jeu, mais la France elle-même ! Il s'agit d'une instrumentalisation du fait culinaire à des fins nationalistes, voire racistes. Dans mon livre, je mentionne des écrits du début du XXe siècle qui faisaient déjà de la “subtilité” gastronomique française une qualité prétendument “innée” à la “race”. Plus près de nous, dans les années 2010, on peut citer les fameux “apéros saucisson-pinard” de l'extrême droite pour contrer les soi-disant prières de rue3. Dans cet élan identitaire, végans ou personnes racisées sont accusés de “déclarer la guerre” aux traditions. Derrière, il y a cette idée d'une France figée, qui a toujours mangé de la même manière. Schématiquement : du bœuf bourguignon ou de la poule au pot. Mais c'est faux ! D'une région à l'autre, voire même à l'intérieur des territoires, les cuisines ont longtemps été très différentes. D'une classe à l'autre aussi : les personnes pauvres n'ont eu accès à la viande que très tardivement. Malgré tout, on continue de fantasmer un âge d'or de la gastronomie française. »

Pourtant, ces dernières années, la tendance de la « cuisine fusion » – mêlant saveurs et cultures – a conquis de nombreux chefs étoilés et cuisiniers…

« En fait, la France et ses relais du mythe gastronomique – médias, institutions et écoles, chefs, pouvoir politique – se positionnent comme juges et arbitres des cultures culinaires mondiales. On a, par exemple, adoubé la cuisine japonaise quand, dans les années 1980, des chefs étoilés français partis au Japon sont revenus conquis. Depuis les sushis ont gagné nos tables. Ce sentiment de supériorité saute particulièrement aux yeux dans des émissions comme Top Chef. Lors des épreuves, les candidats “subliment” les plats traditionnels des autres cultures, mais sitôt qu'il est question d'un emblème hexagonal, on parle plutôt de le “revisiter”. On sublime un mafé ; on ne sublime pas un bœuf bourguignon : il est déjà parfait. Les chefs français seraient ces alchimistes capables de “transcender” la cuisine des autres. Néanmoins ce que j'observe, c'est qu'il y a plutôt un regain de la tradition et du terroir aussi bien dans la cuisine étoilée que moins luxueuse. On voit notamment fleurir des bistrots et bouillons reprenant une imagerie rétro avec des rideaux aux fenêtres et des nappes à carreaux. »

Dans votre précédent livre, Mangez les riches (Nouriturfu, 2023), vous parlez d'une autre tendance émergente : l'alimentation saine, focalisée sur les apports nutritionnels. Ce mouvement semble à première vue contredire la haute gastronomie française réputée riche et gourmande. Comment ces deux mouvements coexistent ?

« C'est Jean-Pierre Poulain qui évoque le premier cette tendance en parlant de “nutritionnalisation de l'alimentation”, c'est-à-dire ce phénomène par lequel on relègue le plaisir au second plan et où la nourriture est réduite à une simple somme de nutriments – lipides, glucides, protéines, vitamines, magnésium, calcium, fer, etc. Ce mouvement se marie très bien avec une forme de gourmandise parce qu'il s'adresse au même milieu : aux bourgeois. Dans l'imaginaire collectif, on part du principe que la classe dominante a naturellement de bonnes habitudes alimentaires : elle mange cinq fruits et légumes par jour, ses plats ne sont ni trop gras, ni trop sucrés, ni trop salés, elle fait du sport. Elle peut donc se permettre d'aller au restaurant, voire de se montrer sur les réseaux sociaux en train de s'étouffer de junk food ! »

Une gourmandise qu'on refuse aux classes populaires…

« Tout à fait. On se rappelle du mépris de classe auquel on avait assisté lorsqu'en 2018, plusieurs magasins Intermarché avaient vendu des pots de Nutella à prix très réduit, provoquant des bousculades dans les rayons. Les moqueries sont allées bon train. Aujourd'hui, on sait très bien que la recommandation, ou plutôt l'injonction, à manger cinq fruits et légumes par jour est intenable pour de nombreux Français. Pendant l'inflation, ces deux produits ont respectivement augmenté de 4,6 % et de 9,8 % entre février 2022 et février 2023. Et il ne s'agit pas seulement de prix à l'achat ! Il faut aussi du temps, du matériel, de l'énergie autant physique qu'électrique (dont le prix a également augmenté ces dernières années) pour les cuisiner. À cela s'ajoute l'importance du ratio “coût-calories” : un paquet de pâtes remplit davantage l'estomac qu'un kilo de carottes ! »

Comment peut-on s'affranchir des effets néfastes engendrés par toute cette mythologie autour de la gastronomie française ?

« La première étape consiste à lever le voile. C'est ce que je m'efforce de faire en montrant qu'une foule d'éléments que nous croyons “naturels” relèvent en réalité de constructions sociales, historiques, politiques et économiques. Nous avons tous intériorisé quantité de stéréotypes et de mythes au sujet de la gastronomie. Mais on peut aussi rappeler que des projets comme la Sécurité sociale de l'alimentation4 ne sont déjà plus une utopie. La SSA est déjà testée dans une trentaine de villes et les premiers retours prouvent qu'elle fonctionne. Il est donc temps de cesser de qualifier ses défenseurs de doux rêveurs. En tant que mangeurs et mangeuses ayant la chance d'aller au restaurant, repérer certains signaux d'alerte est un bon début. Si, d'une fois à l'autre, les visages des employés changent sans cesse (en salle comme en cuisine), c'est déjà un red flag. Lorsqu'un établissement recrute sans arrêt, cela signifie que les salariés sont pressés comme des citrons. D'ailleurs, la tension est souvent palpable : des serveurs au visage fermé, des cuisines silencieuses, des piques entre salariés sont plutôt signe d'un climat toxique. Au passage, les cuisines ouvertes ne prouvent rien en matière de bien-être des équipes : les mains baladeuses et les humiliations infligées à un employé agenouillé sous le comptoir, les coups de pied, les insultes chuchotées sont autant de pressions qui échappent facilement aux clients. Mais le problème est aussi structurel. Bien des chefs qui se targuent dans les médias de prendre soin de leurs équipes ne rémunèrent pas les heures supplémentaires. Quand on les questionne à ce sujet, ils admettent que s'ils payaient ces heures, ils mettraient la clé sous la porte. Pourtant, dans quel autre secteur lance-t-on une entreprise en sachant qu'on ne pourra pas rémunérer la totalité des heures travaillées [voir encadré 3] ? Et pourquoi persister à ouvrir des restaurants alors que bien des mangeurs et mangeuses ne peuvent plus y aller ? Il s'agirait peut-être d'y réfléchir un peu et de repenser le système. »

Propos recueillis par Gaëlle Desnos

Cruauté

Dans Violences en cuisine, une omerta à la française, Nora Bouazzouni relaie la voix des salariés de la restauration, qui dénoncent des violences physiques, sexuelles et psychologiques. En voici quelques extraits : « Ma cheffe faisait manger des plats à base de porc et de vin au plongeur musulman. Un jour, elle m'a dit : “Quand il va aux toilettes, il ne tire pas la chasse, il a l'habitude que les femmes passent derrière lui, on sait bien comment ça se passe chez eux.” » Lou*, 32 ans.

« Le chef m'avait vendu de la bienveillance en entretien d'embauche, mais me faisait sans arrêt des réflexions sur une éventuelle grossesse. […] Un jour, j'en ai eu assez, j'ai dit : “T'inquiète je suis déjà enceinte.” Il m'a répondu : “Fais gaffe, parce qu'on va t'accompagner dans les escaliers et puis tu vas tomber, ça nous fera quinze jours d'arrêt maladie, mais au moins, on sera tranquilles pendant neuf mois.” Ça m'avait fait monter les larmes. Je n'étais plus un humain, j'avais l'impression d'être un objet. » Éléonore*, 35 ans (dans un café de luxe).

« Un soir, j'ai travaillé pendant six heures avec un doigt tranché en deux. C'était mon deuxième accident là-bas, la première fois je m'étais sectionné les tendons en coupant les ailes d'une poulette. La sous-cheffe n'a pas arrêté de me dire “tu ne vas pas assez vite” et “tu fous du sang partout”. Aujourd'hui j'ai deux doigts flingués. » Lou*, 32 ans (dans un restaurant étoilé).

« Quand on ne dort pas, on n'a pas le temps de prendre du recul. Et quand on passe le week-end à dormir, on n'a pas le temps de réfléchir à ce qui nous arrive. C'est aussi comme ça que ce système tient. » Alice, 29 ans.

« J'ai débarqué en BTS, mes camarades baignaient depuis plusieurs années dans ce milieu, pour eux c'était normal de se conformer à cette tyrannie […]. Ils se font cadenasser la cervelle, ils arrivent tellement jeunes dans le milieu que c'est du formatage, presque une secte. » Éric*, 34 ans.

* prénoms modifiés


1 « Pour une nouvelle sociologie des mythes sociaux », Revue des sciences sociales, 2013.

2 Un peu plus d'un chef sur trois dirige (ou co-dirige) son propre établissement.

3 Lancé sur Facebook, cet événement s'inspirait de la mode des « apéros géants » apparue en France en 2009. Ici, le rassemblement festif avait une visée politique sur fond de polémique concernant les « prières de rue » auxquelles les musulmans se livreraient le vendredi. L'événement a finalement été annulé par la Préfecture.

4 Lire « Du bio pour les précaires ! », CQFD n°229 (avril 2024).

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05.07.2025 à 00:03

Qui poignarde vraiment l'école ?

Étienne Jallot

Le 10 juin 2025, un élève de 14 ans de Nogent, commune de Haute-Marne, a poignardé et tué une Assistante d'éducation (AED) aux abords du collège. Le gouvernement et les plateaux télé, bien incapables d'en comprendre les raisons profondes, s'enfoncent dans des impasses sécuritaires. On discute du drame et de ses récupérations avec deux syndicalistes de Sudéduc'. Le 10 juin dernier, aux abords du collège de Nogent en Haute-Marne, un élève de 14 ans surine une Assistante d'éducation (AED). (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) /
Texte intégral (1752 mots)

Le 10 juin 2025, un élève de 14 ans de Nogent, commune de Haute-Marne, a poignardé et tué une Assistante d'éducation (AED) aux abords du collège. Le gouvernement et les plateaux télé, bien incapables d'en comprendre les raisons profondes, s'enfoncent dans des impasses sécuritaires. On discute du drame et de ses récupérations avec deux syndicalistes de Sudéduc'.

Le 10 juin dernier, aux abords du collège de Nogent en Haute-Marne, un élève de 14 ans surine une Assistante d'éducation (AED). Les flics sur place procèdent à des fouilles de sacs aléatoires lorsque Mélanie Grapinet, 31 ans, est poignardée. Elle décède peu après. Un membre de l'État islamique ? Un jeune sous influence frériste ? Raté, l'auteur des faits a 14 ans, n'est pas racisé, et n'a pas de mobile particulier. Des plateaux télé au sommet de l'État, l'habituel refrain essentialisant ne marche plus. On invoque vaguement les jeux vidéo ou les réseaux sociaux comme causes possibles et on propose davantage de sécuritaire à l'avenir. On fait cependant peu de cas de la situation des AED et du personnel de l'Éduc nat', en sous-effectif, précaire et souvent peu formé. On a discuté de l'évènement, de ses récupérations et des pistes (de gauche) pour une école plus apaisée avec deux membres de Sudéduc 13 : Victor et Rémi, respectivement AED et instituteur à Marseille. Entretien.

***

En tant que personnels de l'Éduc nat', quel est votre premier sentiment quand vous apprenez la mort de Mélanie Grapinet ?

« Mélanie Grapinet est morte sur son lieu de travail, les causes sont aussi à aller chercher de ce côté-là »

Victor « La colère d'abord. J'ai appris sa mort par les médias classiques. La récupération et la déformation des faits étaient déjà enclenchées. Les médias discutaient de “renforcer” davantage la sécurité aux abords des établissements, d'y mettre des portiques de sécurité. Le jour même, l'institution disait plus ou moins la même chose. À la télé, Bayrou déclarait vouloir limiter la vente de couteaux sur internet et Macron proposait d'interdire les réseaux sociaux pour les moins de 15 ans... Les collègues en vie scolaire exprimaient la même colère que moi, on avait tous l'impression que les réponses étaient à côté de la plaque. » Rémi « Très vite, cet événement a été qualifié de “fait divers”. C'est dépolitisant et ça permet d'évacuer le contexte. Mélanie Grapinet est morte sur son lieu de travail. Les causes sont aussi à aller chercher de ce côté-là. Depuis fin mars, la circulaire Borne-Retailleau [écrite conjointement par les ministères de l'Éducation et de l'Intérieur, ndlr] permet aux préfectures de déclencher des fouilles aléatoires devant les établissements jugés “tendus”. À Marseille, certains policiers cagoulés ont procédé à des fouilles de collégiens de onze ans, toujours dans des quartiers défavorisés. On stigmatise l'élève comme danger potentiel. Et cela produit toujours plus de tensions ! »

Pourquoi, d'après vous, les médias et le pouvoir s'enfoncent dans le tout sécuritaire ?

« À Marseille, certains policiers cagoulés ont procédé à des fouilles de collégiens de onze ans, toujours dans des quartiers défavorisés »

V « D'après moi, cela permet de nier les responsabilités. Les médias parlent d'insécurité à longueur de journée, du fait qu'il faut se défendre, que le danger est partout. Pas étonnant que certain·es jeunes sortent armé·es ! La dégradation de l'institution scolaire joue également un rôle crucial dans le mal-être des jeunes. Moins de personnel, des classes surchargées. Cela accentue la maltraitance envers les élèves. Se focaliser sur le couteau permet de faire porter la responsabilité sur l'extérieur : les parents ou les enfants eux-mêmes. » R « Le pédagogue Eric Debordieux a montré que depuis 30 ou 40 ans, les violences à l'école n'avaient pas augmenté [voir encadré]. Les réponses sécuritaires elles, n'ont cessé de se multiplier. Cela permet d'occulter également la réalité de l'Éducation nationale. Depuis des décennies, on baisse les budgets et dégrade les conditions de travail, ce qui impacte forcément les relations entre les élèves et le personnel. Les AED sont recruté·es par CDD d'un an renouvelable. Iels sont très mal payé·es [le SMIC, ndlr], souvent peu formé·es et peu considéré·es. »

Comment se fait-il d'après vous que ce drame ne suscite que peu de réactions autant du côté de la société civile que du corps professoral ou des organisations de gauche ?

« Les médias parlent d'insécurité à longueur de journée, du fait qu'il faut se défendre, que le danger est partout : pas étonnant que certain·es jeunes sortent armé·es ! »

V « Bien sûr, l'effet “fin d'année” joue, mais il y a d'autres facteurs. Premièrement, le sexisme et le classisme. Mélanie Grapinet n'était pas un homme professeur, mais une femme précaire, une “petite main” de l'Éducation nationale, ce qui suscite peu d'intérêt, y compris de la part des enseignant·es. J'y vois aussi une sorte d'islamophobie renversée : ce meurtre n'a pas été revendiqué par une idéologie [l'assassinat de Samuel Paty avait été revendiqué par l'État islamique, ndlr], il ne s'inscrit pas dans un “combat civilisationnel contre la barbarie”, donc ça ne mobilise pas les franges réactionnaires »

Dans l'idéal, quelles solutions peut-on imaginer pour assurer de meilleures relations entre les élèves et le personnel ?

R « À SUD, on milite pour la création d'un poste d'éducateur scolaire avec un statut de fonctionnaire publique. Cela permettrait de revaloriser le métier, de sortir les AED de la précarité et de leur fournir une vraie formation. L'éducateur·ice serait alors un·e acteur·rice référent·e dans le parcours des élèves. On milite aussi pour des classes moins chargées ou l'arrêt du financement des écoles privées par le public [l'État les finance à 75 %, ndlr]. À Marseille, par exemple, les élèves qui ont de bonnes conditions matérielles échappent à l'école publique, ce qui participe à la ghettoïser. Au contraire, l'école devrait être mieux connectée à l'extérieur. Avec les centres sociaux, les psys, elle devrait être au centre d'un maillage de services publics qui permettrait de mieux accompagner les jeunes. Cela nécessite évidemment des changements d'ordre plus globaux et des luttes qui engagent la société tout entière. À propos de la mobilisation, si elle reste faible, tout l'enjeu va d'être de raviver l'élan à la rentrée autour de nos thèmes : ne pas laisser le tout sécuritaire s'imposer. »

Propos recueillis par Étienne Jallot

L'élève comme bouc émissaire

Dans Zéro Pointé. Une histoire de la violence politique à l'école (Les liens qui libèrent, 2025) le pédagogue Éric Debarbieux s'intéresse à la violence au sein de l'école et aux politiques répressives contre les élèves, moyen privilégié pour l'endiguer. Depuis 60 ans, onze personnes ont été tuées à l'école. Sans minimiser ces événements dramatiques, le pédagogue propose de dézoomer. On y découvre que la violence à l'école c'est d'abord entre adultes. Les profs disent subir davantage de harcèlement de la part de leur direction et des parents que de la part des élèves. La violence est également institutionnelle, quand les réformes s'enchaînent et qu'on abandonne souvent le personnel sur le terrain : moins de formations, précarité... Enfin le harcèlement entre élèves, qui vise souvent les minorités, constitue une part importante de la violence à l'école. L'intérêt pour ce thème émerge au début des années 1990, avec comme seule focale l'élève et le danger qu'il ferait peser sur l'institution. Les politiques font alors des « plans » anti-violence afin de « protéger » les établissements. L'Éduc nat' travaille maintenant étroitement avec la police et la justice. Et si de brefs intérêts pour le harcèlement ont pu émerger par la suite, la focalisation sur la dangerosité présumée des élèves continue jusqu'à aujourd'hui, avec une tendance à « ethniciser et racialiser la violence scolaire ». L'auteur s'inquiète : comment endiguer les violences quand l'école abandonne la lutte contre le sexisme et le racisme qui alimentent le harcèlement1 ? Comment l'élève peut-il maintenir un rapport sain à l'autre quand les idées réactionnaires, qui refusent les droits des minorités, sont maintenant légitimes ? Enfin, le contexte géopolitique, marqué par un désintérêt pour la vie des personnes non blanches, met ces derniers en danger dans les cours d'école comme devant l'institution. Alors, c'est qui les violents ?


1 Comme ce fut le cas en 2014 au moment de la polémique autour de l'ABCD de l'égalité, programme qui visait à lutter contre les stéréotypes de genre à l'école. Il a finalement été abandonné après la mobilisation d'association de parents et de partis politiques comme l'UMP (ex-Les Républicains).

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