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23.07.2024 à 12:41

Nicolas Framont : « La lutte des classes au boulot n'est pas morte »

Émilien Bernard

Sociologue, essayiste, rédacteur en chef de la détonante revue Frustration, Nicolas Framont a connu le monde bourgeois de l'intérieur, notamment via ses nombreuses missions d'expertise en santé et conditions du travail pour les comités sociaux et économiques de grandes entreprises. Il nous parle ici du mépris de cette caste, mais aussi des stratégies de résistance au grand rouleau compresseur néolibéral dans le monde du travail. Défini en ses termes comme un « ouvrage de développement (…)

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Texte intégral (1746 mots)

Sociologue, essayiste, rédacteur en chef de la détonante revue Frustration, Nicolas Framont a connu le monde bourgeois de l'intérieur, notamment via ses nombreuses missions d'expertise en santé et conditions du travail pour les comités sociaux et économiques de grandes entreprises. Il nous parle ici du mépris de cette caste, mais aussi des stratégies de résistance au grand rouleau compresseur néolibéral dans le monde du travail.

Quentin Dugay

Défini en ses termes comme un « ouvrage de développement collectif », Parasites1, publié l'année dernière par Nicolas Framont, est un essai combatif qui ne mâche pas ses maux. Aux premiers rangs desquels, la bourgeoisie, « qui se nourrit de notre travail, de nos impôts, de notre vie politique, de nos besoins et de nos rêves ». Autre cible, parallèle, le patronat, « pire assisté de France ». Quant aux garde-chiourmes des médias de masse, ils en prennent également pour leur grade, eux qui perpétuent un bruit de fond néolibéral atténuant toute idée de résistance à l'ordre de choses. Niveau boulot, Nicolas Framont pose ce constat : « Ce que le capitalisme veut annihiler chez l'ouvrier, c'est son désir de donner un sens à ce qu'il fait et d'exercer son intelligence dans son travail. » Processus d'aliénation qui continue heureusement à rencontrer quelques obstacles… Entretien.

La période qu'on traverse donne l'impression d'un gouffre entre la souffrance au travail, endémique, et l'absence de revendications portées par la rue…

« On sous-estime souvent le niveau de résistance individuelle. Toute une partie de la lutte contre le capitalisme passe sous les radars du militantisme classique. On reste trop focalisés sur les grands indicateurs, comme par exemple le taux de syndicalisation. Alors qu'en réalité on note une mobilité toujours plus marquée de la main-d'œuvre, avec des vagues de démission depuis 2020. Il y a eu, notamment en France et aux États-Unis, des phénomènes de désertions de masse, pas mal médiatisés. C'était du jamais vu en la matière. En France, des milliers de personnes démissionnent chaque mois. Pour certains, ça augmente la précarité : rester dans un boulot, même horrible, c'est acquérir de l'ancienneté, pouvoir grimper dans la hiérarchie, avoir un meilleur salaire. Mais ils sont nombreux à penser qu'il vaut mieux partir que rester. C'est un bon signe. Résultat : beaucoup d'entreprises privées déplorent ne plus disposer d'un réservoir de salariés stable. Il faut aussi noter que toutes les formes de désengagement au travail comme la démission silencieuse, qui consiste à en faire le moins possible, semblent se développer, pas seulement chez les jeunes générations, et ça produit des effets. Depuis deux ans, les chiffres montrent une baisse de la productivité en France. Il y a aussi la hausse des arrêts de travail, mais qui eux sont également liés à l'épuisement et à la souffrance psychique, c'est-à-dire souvent subis. En tout cas je rencontre beaucoup de gens qui essayent d'en faire le moins possible. Il y a donc une résistance forte au travail mais qui ne passe plus vraiment par les canaux habituels, les partis de gauche et les syndicats, et qui opère de manière plus individuelle (ce qui ne veut pas dire individualiste). »

Il y a aussi des modalités d'actions moins passives ?

« Oui, bien sûr. L'autre solution pour aller mieux dans son travail, c'est la lutte collective qui s'adapte aux cas de figure. Par exemple se liguer contre un chef inapte, en se passant de lui. J'ai eu des témoignages d'ouvriers qui, pendant des mois, ont fait la démonstration qu'on travaille mieux sans chef qu'avec un chef incompétent. Autre forme de résistance dont on parle peu, le sabotage au quotidien, qu'on évoque dans le dernier numéro de Frustration2. Nombre de salariés expliquent qu'ils occupent leur temps à lire ou à mettre à jour des pages Wikipédia. Il y a aussi un grand nombre de salariés du public qui expliquent essayer de “faire le bien” : proposer la gratuité dans les bibliothèques à des gens qui ne sont pas éligibles, rappeler leurs droits à des allocations à des gens qui sinon passeraient à côté… Enfin, les dernières enquêtes du ministère du Travail montrent que le nombre de grèves a augmenté en France ces deux dernières années. Sachant que cela reste le mode d'action le plus efficace. Elles passent inaperçues dans les médias, mais ont des effets. Il faut y ajouter les menaces de grève, un outil qui permet aussi d'obtenir des résultats. Bref, la conflictualité au travail se porte mieux qu'on ne le pense et contrecarre les désirs des capitalistes. La lutte des classes au boulot n'est pas morte : des coups sont rendus. »

À cette « organisation patronale de type super parasitaire » que tu dénonces, vient s'ajouter le mépris toujours plus marqué des élites envers les « assistés », les « feignasses »… Pourquoi si peu d'explosions sociales en retour ?

« Rappelons déjà que le mouvement des Gilets jaunes en 2018 et 2019 a été une véritable détonation, qui dénonçait notamment ce mépris et l'exploitation de classe. Pour le reste, il faut avoir en tête que les organisations militantes ne veulent pas endosser de véritables conflictualités. Les confédérations syndicales, CGT incluse, n'ont aucun intérêt à ce que la rue explose. C'est lié en partie à la dimension bureaucratique de ces organisations. La bureaucratie cherche juste à survivre, si bien qu'elle déteste l'inconnu. Quant aux partis électoralistes, ils ne voient le progrès que par le biais de la voie électorale. Mettre en valeur ces formes de résistances n'est pas dans leur logique d'accession au pouvoir. Résultat : il n'existe aucune organisation nationale ou internationale visant à mettre en place un dispositif de résistance aux brutalités du monde du travail. Avec Frustration, on cherche à concilier le meilleur des syndicats et des gilets jaunes. On pense que le syndicalisme actuel a perdu une grande partie de sa capacité de subversion, notamment parce qu'il est happé par du “dialogue social” complètement vain et parce qu'il ne porte plus de projet de transformation du travail, mais il peut encore être sauvé. De leur côté, les Gilets jaunes ont apporté une grande leçon : il existe toute une population prête à adhérer à des actions radicales tant qu'elles ne sont pas récupérées par des instances ou des porte-paroles intéressés. »

Parlons des vrais parasites, les bourgeois et les politiques à leur service. Est-ce que cette idée des chômeurs et marginaux comme profiteurs, assistés est une constante chez eux ? « J'en ai croisé beaucoup dans mon boulot, et je peux te dire que le mépris de classe des macronistes est une pure évidence. Le reste de l'humanité n'existe pas à leurs yeux. Ils pensent à leurs collègues, leur cousin-patron, leur oncle-avocat d'affaires. Ils ont conscience de la classe à laquelle ils appartiennent et conservent leurs intérêts. C'est pour ça que ça ne les dérange pas de faire passer toutes les réformes en force : ils œuvrent pour leurs semblables. »

Pour finir, renversons la perspective, en parlant glandouille côté patrons et Cie. Ce sont vraiment des bourreaux de travail ?

« Ce sont surtout des gens qui brassent énormément de vent. J'ai fait plein d'entretiens avec des chefs de grandes entreprises qui ne connaissaient rien à leur boîte, pas même son processus opérationnel. Leur spécialité : les grands discours, notamment pour vendre de la confiance aux actionnaires. À côté de ça, ils ne sont pas très intelligents ni très productifs, voire souvent carrément nuls. Quant à leur rémunération indécente, elle n'est pas corrélée à leurs performances. Il y a plein de patrons qui ont fait couler leur boîte sans aucune incidence, comme le Bernard Tapie des années 1980 et d'après, vu comme un bosseur dynamique alors qu'il a fait couler toutes ses boîtes. Citons aussi, entre mille, Thierry Breton, un temps ministre de l'Économie, ancien dirigeant de Thomson et Atos, qu'il a laissé en grande difficulté, ce qui ne l'a pas empêché de devenir commissaire européen.

Il faut déconstruire le mythe du travail acharné des patrons. Outre qu'ils ne payent jamais le prix de leurs erreurs et de leur incompétence, ces gens ont des tas de collaborateurs qui leur prémâchent le travail, leur écrivent discours et notes… Les chefs adorent mettre en scène leur travail éreintant, à l'image d'un Attal se décrivant comme insomniaque laborieux, alors que personne ne peut vérifier la réalité de leur labeur. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 2023, Les Liens qui libèrent.

2 Numéro de 2024, titré « Et maintenant on fait quoi ? ».

23.07.2024 à 12:41

Maltraitance à Pôle emploi, récit de l'intérieur

Gaëlle Desnos

Après quatorze ans de bons et loyaux services en tant que conseiller à l'agence Pôle emploi de Rennes, Yann Gaudin a été licencié pour avoir commis l'irréparable : aider des usagers à obtenir leurs droits ! À Pôle emploi (ou France Travail, on perd le fil…), Yann Gaudin s'est taillé une petite réputation. La raison ? Il est celui qui a « trop aidé les chômeurs », notamment en leur permettant de récupérer des allocations non versées auxquelles ils avaient droit. « C'est là que vous avez (…)

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Après quatorze ans de bons et loyaux services en tant que conseiller à l'agence Pôle emploi de Rennes, Yann Gaudin a été licencié pour avoir commis l'irréparable : aider des usagers à obtenir leurs droits !

Alex Less

À Pôle emploi (ou France Travail, on perd le fil…), Yann Gaudin s'est taillé une petite réputation. La raison ? Il est celui qui a « trop aidé les chômeurs », notamment en leur permettant de récupérer des allocations non versées auxquelles ils avaient droit. « C'est là que vous avez merdé ! » ironisait Guillaume Meurice dans l'une de ses chroniques sur France Inter en 20201 alors qu'il interrogeait Yann sur les motifs de sa convocation à un entretien disciplinaire avec sa hiérarchie. Rire (un peu nerveux) de l'intéressé qui, une semaine après, se faisait carrément virer de l'agence sous prétexte qu'il aurait outrepassé son rôle. Lui reprochait-on d'avoir trop bien fait son job ?

Le visage du service au public

En 2006, quand Yann décroche son poste de conseiller emploi à l'ANPE (ex-Pôle emploi), tout semble pourtant bien engagé. Assis à la table d'un kebab dans un quartier populaire de Rennes, il raconte : « J'étais fier d'entrer dans le service public et confiant dans ma hiérarchie. » Ses années de commercial chez un sous-traitant de Ouest-France, à Pierre&Vacances ou encore à Maison du Café, l'avaient essoré : « Je visitais des ateliers où je croisais des personnes qui avaient le double de mon âge et travaillaient dans le bruit et la poussière, pour un salaire deux fois inférieur au mien », se remémore-t-il en tirant sur sa cigarette. Face à cette réalité « dégueulasse », difficile de tenir ; il tente un moment « de jouer les rebelles », avant de claquer la porte.

En poussant celle de l'ANPE, Yann a davantage le sentiment de se mettre au service de l'intérêt collectif. Et sans mauvais jeu de mots, il a la tête de l'emploi : moustache soignée, sourire accueillant, il répond avec sérieux aux questions posées. De ses premières années au sein de l'institution, il garde un bon souvenir : « On faisait vraiment le job : coordonner, accompagner, mettre en relation, rendre les choses plus fluides… »

La loi des chiffres

Puis déboule 2008, le grand chambardement. Partie des États-Unis, la crise économique se propage en Europe. En France, les licenciements en cascade propulsent le nombre de chômeurs au-delà des deux millions. La même année, le gouvernement Fillon-Sarkozy met en place la fusion de l'ANPE avec les Assédic. C'est la naissance de Pôle emploi, fameux « guichet unique » inspiré des job centers britanniques. Les usagers là-dedans ? Des « dossiers », ou « DE », pour « demandeurs d'emplois », répartis dans des « portefeuilles », se désole Yann. « À Pôle emploi, on aime parler en acronyme, en numéros d'identifiant ou en tableur Excel. » Témoin des glissements progressifs de l'institution, il décrit des managers de plus en plus obnubilés par les chiffres, poussant les conseillers à « caser » les usagers dans telle ou telle prestation. Aujourd'hui, la situation n'a pas changé d'un iota : avec cinq millions d'inscrits au chômage2, les 54 500 agents du service public de l'emploi français n'ont plus le temps de faire dans la dentelle. « C'est la volumétrie qui prime ! » déplore Yann.

Quant au discours sur les « chômeurs­-parasites », il monte crescendo, répété ad nauseam dans de nombreux médias. Même si, en interne, Yann assure que cette vision ne reflète pas le discours de ses collègues, il admet néanmoins un manque de remise en question : « Pour le conseiller, c'est toujours le DE qui a tort, qui a mal compris, ou qui a mal rempli son formulaire. » Voire une culture du soupçon : « En cas de trop-perçu, l'hypothèse de la fraude est souvent la première envisagée. »

Être conseiller, c'est politique !

« On recrute les conseillers à la va-vite : tu te présentes, tu poses ton CV et c'est quasiment dans la poche », déplore Yann. Très peu formés3, ces conseillers ont pourtant « la vie des gens entre leurs mains », rappelle-t-il. Une responsabilité qui prend une dimension plus grave encore, au vu des chiffres alarmants : 10 à 14 000 personnes décèdent chaque année des conséquences du chômage4. Cette situation « exige une approche fine », insiste l'ancien agent, se remémorant une époque où l'ANPE offrait des formations en psychologie.

Pour Yann, être conseiller est intrinsèquement politique : « On est à l'intersection de tant de problématiques ! On devrait se considérer comme des travailleurs sociaux. » Lorsqu'il évoque ses interactions avec les usagers, Yann décrit avec émotion leur dignité : « Souvent, les gens dissimulent leurs peines et leur détresse ; lorsqu'ils viennent en entretien, ils sont tout endimanchés. » Dans ce qu'il décrit comme un « jeu de dupe », c'est au conseiller de protéger l'usager : « Si nous visons une réinsertion durable dans l'emploi, la cruauté n'a pas sa place. Quand je voyais un demandeur d'emploi brisé par une expérience professionnelle éprouvante, il m'arrivait de lui suggérer de prendre directement les 35 jours de repos autorisés par Pôle emploi » confie-t-il.

Des anomalies vous dites ?

Le fossé entre la mission de conseiller, telle que Yann la conçoit, et la vision que s'en fait l'institution, n'en finit pas de se creuser. En 2014, l'agent découvre une « première anomalie » touchant les intermittents du spectacle dont il a la responsabilité. Ces derniers sont privés de l'allocation de solidarité spécifique (ASS), initialement prévue pour tous les usagers en fin de droits. Une faille que l'établissement ne semble pas pressé de corriger, malgré les alertes répétées de Yann. Commence alors une longue bataille avec sa hiérarchie, parsemée de brimades, courriels et autres entretiens inopinés. Après un avertissement en 2015, l'agent commence à sérieusement douter : « Des centaines d'intermittents étaient spoliés et personne ne semblait s'en émouvoir ! » Dès lors, il ne se contente plus de suivre aveuglément les consignes internes et se met à éplucher les textes de loi, le Code du travail et les réglementations de la Sécurité sociale. Il revérifie tout et son comportement agace la direction. « Quand je découvrais d'autres anomalies, on me disait de laisser tomber ou on me reprochait de tenir les usagers au courant. » De guerre lasse, il crée un blog sur Mediapart en 2019 pour alerter sur le sujet et reçoit dans la foulée des centaines de demandes d'aides d'allocataires en difficulté. La machine médiatique emboîte le pas : d'abord la presse locale, puis la presse nationale, forçant l'institution à réagir.

Cet entêtement lui coûte son poste en juillet 2020. « Au final, ils ont admis que c'était mes interventions médiatiques qui les dérangeaient » affirme Yann. Alors que son audience aux prud'hommes, prévue le 12 septembre prochain, approche à grands pas, il se dit plutôt serein : « J'ai toujours veillé à respecter la loi, notamment celle définissant le statut de lanceur d'alerte », explique-t-il. On dirait bien que le job (d'intérêt public) que Yann fait le mieux, c'est celui du « caillou dans la chaussure ». Et à ce niveau-là, on regrette carrément le plein emploi.

Par Gaëlle Desnos
Alex Less

1 Le moment Meurice : Le conseiller Pôle emploi qui aidait les chômeurs », Par Jupiter !, France Inter, 24 juin 2020.

2 En avril 2024, la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) comptait 5 368 500 demandeurs d'emploi inscrits à France Travail en catégorie A, B, C en France.

3 Ma vie de conseiller Pôle emploi », Envoyé spécial, France 2, 25 mars 2021. Cet épisode raconte les formations expéditives que Pôle emploi dispense à ses nouvelles recrues avant de les mettre au contact des usagers.

4 Selon une étude de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), publiée en 2015.

23.07.2024 à 12:41

Faire raquer le travail domestique

Livia Stahl

Quand on pense « droit au repos », on bute direct sur le travail gratuit qui grignote notre temps libre avec, en première ligne, le travail ménager. Il est temps de faire payer ceux à qui il profite. Mais comment ? Allons faire un petit tour du côté des féministes marxistes… 27 février 2023, jour noir pour les machos. En Espagne, un homme est condamné à verser 204 624 euros à son ex-épouse, « au titre de compensation pour le travail domestique non rémunéré effectué à domicile [pendant 20 (…)

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Quand on pense « droit au repos », on bute direct sur le travail gratuit qui grignote notre temps libre avec, en première ligne, le travail ménager. Il est temps de faire payer ceux à qui il profite. Mais comment ? Allons faire un petit tour du côté des féministes marxistes…

Baptiste Alchouroun

27 février 2023, jour noir pour les machos. En Espagne, un homme est condamné à verser 204 624 euros à son ex-épouse, « au titre de compensation pour le travail domestique non rémunéré effectué à domicile [pendant 20 ans], dans le cadre du régime de séparation des biens ». En 2019 et 2021, l'Argentine et le Portugal ont connu deux jugements similaires. Le 1er janvier 2021, la Chine a même adopté une loi en ce sens1 Un progrès ? Pas vraiment. Ces condamnations ont le mérite de faire sortir de l'invisibilité le travail domestique non rémunéré, mais l'octroi, au cas par cas, d'indemnisations lors de divorces ne permet ni de penser la véritable nature de ce travail, ni de le penser politiquement.

Si le droit au repos peut être défini comme le « temps au cours duquel le salarié […] peut vaquer librement à ses occupations2force est de constater qu'en dehors du travail, on se sent surtout libres de « vaquer » à nos tâches domestiques. Un impératif s'impose donc : sortir ce travail gratuit de l'invisibilité et le faire payer à ceux qui en jouissent. Des hommes oui, mais surtout des capitalistes.

L'« autre usine » du capital

Le travail domestique n'est pas une conséquence malheureuse du contrat de mariage : il en est le ciment. Il est nécessaire à ce que les marxistes nomment la « reproduction de la force de travail ». La cuisine, le ménage, les courses, les trajets en voiture, le soin aux enfants, aux personnes âgées et la myriade de formes de soutien psychologique apportées aux membres du foyer « consiste[nt] à fournir à la société des gens qui peuvent fonctionner jour après jour3 », aller travailler et mettre en valeur le capital. Cette « autre usine », qui restaure la force de travail des classes laborieuses et soutient l'économie en silence, reste pourtant cachée dans la sphère privée du foyer. Une invisibilisation qui profite largement aux employeurs, leur permettant de bénéficier du travail domestique sans en assumer les coûts : entre 33 % et 77 % du PIB selon l'Insee4.

L'ampleur du travail domestique est considérable : chaque jour, ce sont trois à quatre heures de temps « libre » qui sont consacrées au travail domestique, soit 27 heures par semaine. Dans les couples hétéros avec enfant(s), l'homme en fait 18 heures par semaine… et la femme 34 : un second temps plein ! À l'échelle nationale, c'est colossal : le travail ménager total représente 77 milliards d'heures, contre 38 milliards d'heures de travail rémunéré. Comment le faire valoir ? Certain·es plaident pour une reconnaissance par l'octroi d'un salaire. Une revendication essentielle pour rémunérer diverses formes de travail gratuit (bénévolat associatif, formation universitaire, création intellectuelle et artistique, heures supplémentaires informelles), mais qui peut se révéler dangereuse en ce qui concerne le travail domestique.

Une fausse bonne idée

Entre 1972 et 1977, le collectif Féministe international, porte une stratégie révolutionnaire prometteuse : faire prendre conscience aux femmes qu'en refusant d'exécuter ce travail gratuit, « elles peuvent ébranler le pilier qui porte l'actuelle organisation capitaliste du travail, à savoir la famille [et ainsi] subvertir le processus d'accumulation du capital ». Leur revendication ? Un « salaire au travail ménager », payé par le capital et reversé par l'État. Pour elles, ce salaire serait à la fois « révélateur du travail invisible5 » et levier de pouvoir pour les femmes.

Mais il comporte un angle mort, et de taille : l'inégale répartition des tâches entre les femmes et les hommes. En quoi le salariat serait-il garant d'un meilleur partage ? Permettrait-il réellement de décharger les ménagères ? Au contraire, le salaire au travail ménager risquerait de légitimer le travail domestique dans la sphère privée et de clouer à la maison celles qui l'exercent déjà. Pire : quand on laisse chaque foyer le gérer « en interne », on observe que les plus riches embauchent des femmes pauvres, venues de pays pauvres pour prendre en charge le travail de la maison. Cette sous-traitance « coloniale », pointée par Silvia Federici, cofondatrice du collectif6, permet à des femmes occidentales en quête d'émancipation de s'offrir les services de femmes de ménage. Pour permettre une réelle émancipation des femmes, et pas seulement des blanches et des riches, d'autres militantes marxistes défendent tout autre chose : la collectivisation des tâches ménagères.

Fuir la maison

À l'instar d'Alexandra Kollontaï7, ministre de la Santé dans la Russie révolutionnaire après 1917, la majorité des militantes marxistes des années 1970 pensent que l'émancipation des femmes doit se faire à l'extérieur du foyer. Comment ? Par le travail salarié, qui leur garantit une indépendance économique vis-à-vis de leurs maris, mais aussi par la prise en charge par la collectivité de leurs tâches ménagères, au travers de services publics conséquents : cantines de quartier, service de ménage et blanchisseries, garde d'enfants et services éducatifs émancipateurs8.

En effet, reconnaître par un salaire l'existence de leur travail gratuit ne suffit pas. C'est le fait de penser le passage de balai comme une activité « naturellement féminine » qu'il faut combattre. Sans cela, les tâches domestiques seront toujours déconsidérées, et ce au foyer comme dans le monde du travail. C'est ce que nous montrent de manière très actuelle les travaux de l'économiste Emmanuelle Puissant, qui portent sur la non-reconnaissance du travail effectué par les aides à domicile aujourd'hui : « C'est justement parce que leur travail est d'abord considéré comme domestique et donc “naturellement féminin” qu'il est socialement dévalorisé et sous-payé. Une partie de leur travail n'est pas payée du tout 9 . Dans les secteurs dans lesquels les hommes sont majoritaires, la reconnaissance des qualifications, de tous les temps de travail et des salaires est beaucoup moins en retard. »

Au final, la lutte pour la reconnaissance du travail ménager est tout sauf un combat d'arrière-garde. Comment se mène-t-il aujourd'hui ? Hors de la maison. Au travail, dans les secteurs qui emploient en majorité des femmes, sous-payées pour les tâches qu'elles prennent en charge. À Saint-Étienne, des aides à domicile demandent reconnaissance, à Montpellier, les femmes de ménage de l'entreprise Onet bataillent pour de meilleures conditions de travail, à Grenoble, ce sont celles du groupe Elior-Derichebourg [voir Lu Dansdu n°232] et à Marseille, celles de l'hôtel Radisson Blu. Soutenir leurs combats, c'est déjà une première piste pour sortir de l'exploitation du travail domestique.

Par Livia Stahl

1 « La rémunération du travail domestique, un nouveau casse-tête juridique ? », Slate, 02/04 2021..

2 Définition du “repos” en droit du travail, Editions Tissot.

3 « Le salaire au travail ménager, 1972-1977 : retour sur un courant féministe évanoui », Recherche féministes n°1, 2016.

4 33 % du PIB si une heure de travail domestique était payée au Smic avec cotisations sociales, et 77 % du PIB si elle était payée au coût moyen d'une prestation comparable sur le marché, selon l'Enquête « Emploi du temps »,Insee en 2010.

5 « Les luttes des CUTE sont filles du mouvement du salaire au travail ménager » dans Grève des stages, grève des femmes. Anthologie d'une lutte féministe pour un salaire étudiant (2016-2019), Les éditions du remue ménage, 2021.

6 Silvia Federici,« Reproduction et luttes féministes dans la nouvelle division internationale du travail », Cahiers genre et développement, 2002.

7 Voir « Koko la coco », CQFD, n°229 (avril 2024).

8 L'École émancipée est un regroupement de militants syndicaux et pédagogiques qui porte des valeurs anticapitalistes, féministes et antimilitaristes.

9 Leurs heures de travail sont fragmentées sur la journée, du matin tôt jusqu'au soir, en fonction des interventions. Ainsi, bien que leurs journées soient souvent longues, elles sont considérées être en temps partiel et payées en moyenne 25 heures par semaine.Les interventions annulées au dernier moment ne sont pas rémunérées. Voir : Aide à domicile, un métier en souffrance, Les éditions de l'Atelier, 2023.

15.07.2024 à 16:06

Votez Pacha

Émilien Bernard

Je l'ignorais en le contactant, mais Stanislas Carmont est désormais une star. Il a même grimpé le tapis rouge à Cannes pour son rôle remarqué dans le film Un petit quelque chose de plus (2024, près de 8 millions d'entrées). Perso, je le connais comme membre du groupe Astéréotypie, qui mêle quatre musiciens professionnels et quatre personnes autistes aux paroles et au chant. Il y a composé des textes magnifiques, viscéraux, dont l'un met sa paresse en scène. « Le Pacha » est un morceau que (…)

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Je l'ignorais en le contactant, mais Stanislas Carmont est désormais une star. Il a même grimpé le tapis rouge à Cannes pour son rôle remarqué dans le film Un petit quelque chose de plus (2024, près de 8 millions d'entrées). Perso, je le connais comme membre du groupe Astéréotypie, qui mêle quatre musiciens professionnels et quatre personnes autistes aux paroles et au chant. Il y a composé des textes magnifiques, viscéraux, dont l'un met sa paresse en scène.

« Le Pacha » est un morceau que j'ai écouté compulsivement pendant des semaines entières, fasciné par sa fantaisie et sa puissance sonore, mais aussi par le message qu'il porte, à la fois tentateur et politiquement douteux. On pourrait le résumer par ce passage : « Je veux être considéré comme pacha / Je n'aurai plus d'obligations mais des propositions / Plus de contraintes. » Au début de ce tube en puissance, Stanislas Carmont, qui a écrit les paroles et les chante avec poigne, parle de son grand-père arménien, qui lui aurait légué « un livre sur [sa] famille, qui raconte l'histoire des grandes familles arméniennes », avant de clamer : « Je suis le descendant de princes. »

Bon, je suis pas fan des « princes », soyons clairs. Mais ce à quoi joue Stanislas dans ce morceau, c'est à inverser l'injonction si macroniste à la productivité. En assumant ce qui en lui crie paresse et en adoptant le costume de démiurge entouré de serviteurs, il retourne l'image d'assisté que prennent dans les dents toutes celles et ceux qui ne sont pas adaptés au rythme du marché. Mais il sait bien qu'au fond le devenir « pacha » n'est pas une solution : « Ce serait une vie de rêve, sans l'être vraiment », confie-t-il au téléphone. « On finirait par s'ennuyer, parce qu'on ne ferait rien. En pacha, je resterais chez moi à gambader, rien d'autre. Ce serait pesant, pour moi comme pour les autres. »

Son aversion revendiquée (en chanson comme en discours) des tâches ménagères et son côté feignasse du quotidien, il ne les relie pas à son trouble, d'autant qu'il fait tant de choses dans la vie que ça donne le tournis (musicien, donc, mais aussi comédien de théâtre et de cinéma, et rédacteur pour le journal Le Papotin) : « L'autisme n'a rien à voir là-dedans. Il y a plein de gens qui ont des manques de volonté. Le truc c'est que j'arrive plus à me bouger pour les choses que j'aime faire. Quand on doit accomplir des tâches déplaisantes, il y a quelque chose de négatif qui s'impose à vous, ce qu'il faut parfois dépasser. J'ai honte quand je ne participe pas au ménage avec les autres comédiens du Théâtre du Cristal1. Le prix de la réussite, c'est aussi apprendre à faire quelque chose qu'on n'aime pas. »

Le décrivant comme « un collègue de travail » et « un artiste au talent fou », son « accompagnateur », Christophe L'Huillier, déplore que le succès du film Un petit quelque chose en plus focalise l'attention sur son handicap : « Avec Astéréotypie, les gens le voient d'abord comme un musicien, ce qui est moins le cas dans les sollicitations médiatiques qui pleuvent sur lui en ce moment ». Le groupe, dont il faut absolument écouter en boucle les deux premiers albums, Personne ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme (2022) et L'Énergie positive des Dieux (2018), est né il y a treize ans dans un institut médico-éducatif (IME) de Bourg-la-Reine où Christophe organisait des ateliers musicaux2. Il y a vite découvert la créativité et la pulsation punko-éléctrique des pensionnaires du lieu, criant haut et fort dans leurs écrits/cris que « la vie réelle est agaçante ». Depuis, la formation3 fait son petit bonhomme de chemin, commence à connaître le succès, voire la hype.

Stanislas n'est pas d'accord avec Christophe sur les éventuels effets négatifs de sa médiatisation : « Oui, parfois ça me gêne un peu qu'on me parle de handicap en premier lieu, mais après je n'oublie pas qui je suis, mon identité. Le film Un petit quelque chose en plus traite de ce sujet. Moi, je me reconnais en tant qu'autiste, et je n'ai pas envie de me détacher complètement de ça : ce handicap a participé à mon histoire, à mon art, au combat que mes parents ont mené, au chemin parcouru dans ma vie. C'est vrai que j'ai très souvent envie d'en sortir, que je ne veux pas être freiné par rapport aux gens neurotypiques, ordinaires. Mais ça reste une marque importante de ma vie et un combat quotidien pour faire accepter la différence. » Et pour les amoureux transis d'Astéréotypie, à l'image de votre serviteur, une bonne nouvelle : le groupe travaille sur un troisième album. Fin juin 2024 est sorti un single intitulé « Que la biche soit en nous ». La chanteuse Claire Ottaway y proclame notamment : « Dans les vergers des bois / Telle la chasseresse comme je me considère / Je me sens inspirée d'un portrait / Sans comparaison / C'est la source de silence et de douceur / Si j'ai toujours les yeux de biche / Je me montrerai lucide et charitable / À bramer au clair de lune dans cette lisière paisible. » Et le refrain retentissant de répéter encore et encore, comme un mantra libérateur : « Que la biche soit en moi / Avec le vol de chaque flèche chasseresse. » Dans ce temps néolibéral forcené où l'on clapote à la traîne de boussoles égarées, cette « flèche chasseresse » est comme le rêve du « Pacha », un jet joyeux, une respiration, et un bon uppercut dans ce réel si désastreux quand il se pique de normativité et s'enferme dans la peur de la différence, quelle qu'elle soit.

Que la biche soit en vous, et avec votre esprit.

Par Émilien Bernard
Parole au « Pacha »

« J'aimais énormément mon grand-père C'était quelqu'un de passionnant Il connaissait par cœur l'histoire d'Arménie Je le surnommais Atabaille Je porte sur moi le livre qu'il a écrit Un livre sur ma famille Qui raconte l'histoire des grandes familles arméniennes. Je suis le descendant de princes Mon grand-père était diplomate À Johannesburg à São Paulo à Alexandrie Il n'aimait pas trop son père Mais il aimait beaucoup sa grand-mère C'est le meilleur des grands-pères Dans mes veines coule du sang royal, noble Je sens l'héritage d'Atabaille Je ne suis pas comme vous Je ne suis pas comme n'importe qui Je viens d'une famille exceptionnelle C'est pour ça que je ne parle pas comme les autres de mon âge Mais comme un historien Je veux être considéré comme pacha Je veux être considéré comme pacha Je n'aurai plus d'obligations mais des propositions Plus de contraintes Je n'aurai pas à faire la vaisselle, à essuyer les assiettes Je veux être servi, je veux qu'on me lave Que l'on remplisse mon bain Je veux même plus écrire les SMS moi-même Je veux qu'on le fasse à ma place Qu'on me tienne le téléphone sur l'oreille Je veux être porté par plusieurs servants Sans devoir marcher jusqu'à l'avion Jusqu'à la première classe Je veux qu'on aille au McDo à ma place Pour me chercher ce que je désire J'aimerais être un pacha en mode Pacha Apportez-moi des gâteaux Emmenez-moi dans le jardin quand il fait beau Préparez-moi à manger… tout de suite ! Coiffez-moi ! Habillez-moi ! Laissez-les entrer ce sont des amis Préparez le repas pendant que je discute avec eux Je veux être un pacha assis confortablement Que l'on soit à mon service, en mode pacha JE VEUX, JE DOIS, JE VEUX ÊTRE UN PACHA ! » (x 22)

15.07.2024 à 15:51

Les forçats de la téléréalité

Constance Vilanova

Avec Vivre pour les caméras : ce que la téléréalité a fait de nous (JC Lattès, 2024.), Constance Vilanova signe une enquête qui démonte le présupposé selon lequel les candidats de téléréalité seraient « payés à rien foutre ». Elle nous fait ici passer de l'autre côté du miroir pour réaliser que la flemme, mise en scène, est un travail éreintant. Mars 2014. Une quinzaine de vingtenaires, affalés sur des transats sous un soleil écrasant sud-américain. Certains corps huilés se rapprochent. (…)

- CQFD n°232 /
Texte intégral (1694 mots)

Avec Vivre pour les caméras : ce que la téléréalité a fait de nous (JC Lattès, 2024.), Constance Vilanova signe une enquête qui démonte le présupposé selon lequel les candidats de téléréalité seraient « payés à rien foutre ». Elle nous fait ici passer de l'autre côté du miroir pour réaliser que la flemme, mise en scène, est un travail éreintant.

Killian Pelletier

Mars 2014. Une quinzaine de vingtenaires, affalés sur des transats sous un soleil écrasant sud-américain. Certains corps huilés se rapprochent. D'un côté de la terrasse, les micros bikinis cachent à peine les poitrines boostées aux implants mammaires, de l'autre les shorts de bain fluo dévoilent des plastiques bodybuildées et tatouées. Bienvenue sur NRJ12 dans la sixième saison des Anges de la téléréalité.

Ce genre de saynète pullule dans des programmes comme Les Marseillais, La Villa des cœurs brisés ou Secret Story. La trame de ces émissions ? Farniente autour de la piscine ou temps morts vautrés dans le canapé gigantesque d'une villa luxueuse. Ces scènes de paresse sont aux fondements de ce type de programme depuis Loft Story (2001). La toute première émission de téléréalité française nous a d'ailleurs offert LA scène de piscine. Diffusée en direct, on y voyait Loana en topless, et Jean-Edouard, se frottant ardemment l'un contre l'autre dans des remous chlorés.

De l'ennui vint l'audimat

Avant de se demander si les candidats sont de grosses feignasses, petite définition de ces émissions appartenant autrefois au registre des programmes « d'enfermement » et aujourd'hui « de vie collective ». À l'aube des années 2010, ces téléréalités inondent quotidiennement les chaînes de la TNT. Dans une maison de rêve, souvent à l'étranger, des caméras suivent une bande de jeunes qui enchaînent des missions caritatives ou professionnelles. Avec Les Anges de la téléréalité (2011) qui remet à l'écran des vedettes vues dans d'autres programmes ou Les Marseillais (2012) qui font cohabiter les plus gros stéréotypes de « la cité phocéenne », les personnages passent d'un programme, d'une chaîne à une autre. Ils se professionnalisent. S'y ajoutent les émissions de dating comme La Villa des cœurs brisés, Les Princes et les princesses de l'amour ou des jeux comme le récent The Power. Les participants doivent remporter une série d'épreuves, réussir dans le domaine professionnel, rencontrer l'amour, etc. Mais ils doivent surtout se clasher et coucher entre eux. Et ça cartonne niveau audience (1 million de téléspectateurs le 31 mars 2020, en plein confinement, pour Les Marseillais aux Caraïbes). Selon le CSA, ex-gendarme de l'audiovisuel, en 2021, l'ensemble de la téléréalité de ce type sur une période de 10 ans et sur les sept chaînes qui les diffusent totalise 17 113 heures d'images1.

Les candidats de téléréalité sont nourris, logés, blanchis pendant le tournage qui s'étale de 3 semaines à 3 mois. Et selon leurs détracteurs, ils seraient payés à rien foutre. « Cette image méprisante est une construction qui n'a rien à voir avec ce qui se passe sur les tournages en termes de logistique, me raconte Maureen Lepers, docteure en cinéma et audiovisuel qui a lancé il y a deux ans à la Sorbonne-Nouvelle à Paris un cours consacré à la téléréalité. Ces morceaux de farniente sont des choix des boîtes de production. Elles construisent une image de vie rêvée, faite d'oisiveté, pour des candidats issus de milieux populaires, qui se retrouvent dans ces maisons luxueuses à profiter des vacances. » Mais selon cette spécialiste, ces moments où les participants « ne font rien » permettent de faire avancer la narration : « Pendant ces temps d'attente, il y a des rapprochements romantiques, des débriefs. Si on occupe les candidats en permanence, ces récits ne peuvent pas se déployer. » Et elle rappelle surtout : « Il y a un boulot monstre de la part des candidates pour trouver la bonne posture, les bons vêtements, le bon maquillage, le bon angle pour rester à l'image sans rien faire. »

Et oui, s'apprêter tous les jours, jouer des coudes pour attirer les caméras et trouver la petite phrase qui sera reprise sur les réseaux sociaux, c'est un taf. Or, il a fallu attendre 2009 pour que la Cour de cassation considère pour la première fois que des candidats de téléréalité – L'Île de la tentation à l'époque – devaient être liés à la boîte de production qui les emploient par un contrat de travail et non par « un contrat de participation2 ». Ils ont désormais droit à une heure de « pause CSA » sans être filmés et à un jour off par semaine.

S'épuiser dans les temps morts

Victoria Carayon Dufaye est directrice d'agence de casting. Elle a assisté à de nombreux tournages. Elle insiste sur le contraste entre cette fainéantise aiguë montrée à l'écran et la charge de travail des candidats : « Sur un tournage, les rythmes sont très soutenus. Les candidats sont réveillés aux environs de 8 heures et les équipes débutent le tournage à 9 heures. Ça tourne toute la journée jusqu'à minuit et il y a des interviews jusqu'à 4 heures du matin. » Ce sont les fameuses séquences dites du « confessionnal », gimmick face caméra pendant lesquels les participants racontent leurs journées. Victoria Carayon Dufaye estime que « même si les candidats ne sont pas dans toutes les séquences, ils sont à l'affût et doivent être disponible à n'importe quel moment pour les sorties, interviews, activités à l'extérieur et doivent être force de proposition ». Il faut de la matière pour la boîte de production : une journée de tournage correspond à deux épisodes. Endurance donc, et manque de sommeil.

Antoine Goretti, ex-candidat de téléréalité, confirme. Il a participé à trois programmes du genre : 10 couples parfaits, La Villa des cœurs brisés 5 et Les Marseillais contre le reste du monde. Trois ans que ce trentenaire à la gueule d'ange a quitté le milieu et multiplie les coups de gueule depuis son compte Instagram. Il me décrit des tournages « éprouvant moralement avec une fourchette horaire comprise entre 9 h et minuit voire 2 heures du matin ». Selon lui, ce qui épuise ce sont « ces temps morts, entre les différentes activités et l'installation des techniciens, du matériel. Tu te retrouves à attendre en boîte de nuit, à devoir avoir l'air enjoué en permanence, au max de ta sociabilité, et à boire du Red Bull pour tenir la longueur. » Et ça paye ? Rarement. Une poignée est parvenue à se bâtir un empire grâce à cette industrie. Certains paradent à Dubaï où ils ont fui leurs obligations fiscales. Pour les autres, le cachet des participants s'étale entre 200 et 1000 euros la journée, selon leurs notoriétés. 200 euros la journée de 15 heures minimum sous les caméras ? C'est deux euros au-dessus du SMIC horaire.

Selon Maureen Lepers, « le discours “ils sont payés à rien foutre” raconte le snobisme de ceux qui ne regardent pas ces programmes. Il traduit aussi un mépris de classe pour les candidats eux-mêmes, souvent issus de milieux sociaux très pauvres qui incarnent tout un réseau de valeurs. Rappelons que le temps libre, l'oisiveté, étaient défendus par le Front populaire. Dans le régime néolibéral actuel, ce réseau de valeur a basculé dans le négatif. D'un autre côté, les candidats sont devenus des figures d'auto-entrepreneurs au sens propre du terme : ils se vendent eux-mêmes en tant que produit. »

C'est ici que la téléréalité marque une énième victoire du néolibéralisme médiatique. Les modèles de vie ultra-capitalistes prônés sont eux-mêmes enchaînés à des contraintes professionnelles extrêmes, tout en étant outrageusement mis en scène comme un mélange de feignasses ultimes et de grands vainqueurs du game social. L'aliénation totale est dans le pré…

Par Constance Vilanova

1 « La téléréalité a 20 ans : évolution et influence », Rapport du CSA, janvier 2021.

2 « Candidat un métier comme les autres », La revue des médias, 17/03/ 2021.

15.07.2024 à 15:51

Aux lopettes poil à gratter du monde

Jonas Schnyder

Écrit dans les années 2000 par Hervé Brizon et réédité en 2023 par les éditions Terrasses, La vie rêvée de sainte Tapiole est un roman déjanté et jouissif, où minorités sexuelles et marges déviantes prennent les armes contre le capitalisme hétéropatriarcal. Tout commence par la scène absurde d'un éléphant qui s'échappe de son enclos pour débouler furieusement sur le terrain de golf voisin et écraser la tête de Loulette, enceinte de 7 mois et à deux doigts de réussir le trou n° 9. L'enfant (…)

- CQFD n°232
Texte intégral (780 mots)

Écrit dans les années 2000 par Hervé Brizon et réédité en 2023 par les éditions Terrasses, La vie rêvée de sainte Tapiole est un roman déjanté et jouissif, où minorités sexuelles et marges déviantes prennent les armes contre le capitalisme hétéropatriarcal.

La Terrasse

Tout commence par la scène absurde d'un éléphant qui s'échappe de son enclos pour débouler furieusement sur le terrain de golf voisin et écraser la tête de Loulette, enceinte de 7 mois et à deux doigts de réussir le trou n° 9. L'enfant naît sur place, sauvé par un golfeur ricain qui l'adopte, avant de réaliser qu'élever un enfant n'est guère compatible avec son envie de « se faire sauter […] plusieurs fois par semaine ». Ruth et Bertha, couple lesbien naturophile, l'emmènent grandir dans les Cévennes. Ado, notre héros, déjà adepte du sexe « façon guerre du feu, que Woody Allen », prend la route des marges parisiennes. De là démarrent les aventures jubilatoires de La vie rêvée de sainte Tapiole (Terrasses, 2023), seul roman d'Hervé Brizon, édité une première fois en 2000 au rayon gay des éditions Balland.

La suite ? C'est comme si La Cage aux folles montait une opération chaos à la Fight club. Face aux violences du monde hétéro, tout un « ramassis de vieilles tapettes et de folles déglinguées » crée le « T.G.P., le Terrorisme Gouine et Pédé » et pose des bombes dans les lieux de pouvoir ; un atout majeur dans leur manche : notre héros découvre rapidement qu'il peut voler dans les airs dès lors qu'il sniffe du poppers et se fait enculer. Le TGP piège ensuite des ministres qui, honteux que leurs cachotteries sexuelles soient dévoilées publiquement, se dénoncent entre eux. S'ensuivent démissions, suicides et scènes hilarantes d'un monde hétéro en perte de repères. Mais l'hétéropatriarcat capitaliste récupère la lutte pour en faire un « nouvel ordre moral ». Il impose une « normalité officielle de l'homosexualité » et lance une chasse aux sorcières contre nos « folles tordues, petits gros, gouines camionneuses, baiseurs étranges, tantes hors normes »… De cette épopée délirante, le message est clair : la marge devenue norme du pouvoir sera toujours oppressive.

« C'est un roman important pour les marges queer gauchistes parce qu'il met en scène la partie la plus shlag et honnie des LGBTQI, celle qui est sale, gênante, incorrecte, raconte Antoine, membre des éditions1 . Notre objectif, c'est de lutter contre la gentrification – ou le “devenir cool” – des espaces de littérature fragiles, parce que populaires, marginaux, révolutionnaires. » Et cela passe par la publication de « récits irrécupérables, inabsorbables » qui, à l'image de sainte Tapiole, parlent des minorités sexuelles révolutionnaires en lutte, non pas pour leur communauté, mais pour tout le monde. Au centre du viseur de cette fiction, on retrouve autant la « normalité gay » (« D'une main vous graisser la queue qui va vous mettre et […] de l'autre vous serrez la main de la police qui nous pourchasse ») que le monde hétéropatriarcal – aussi fascisant qu'ennuyeux. Une attaque radicale autant qu'un message d'amour : « Notre souhait était bel et bien l'instauration d'une quatrième dimension, celle des tordus en tout genre, des obsédés du cul, des folles du silicone, des brouteuses de minou. Un monde d'électrons libres et déglingués, sans référence aucune à quelconque école ou idéologie. »

Par Jonas Schnyder

1 plus d'infos sur : terrasses.net.

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