08.07.2025 à 11:46
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Mathieu Yon avait évoqué les vers déchirants de la poétesse palestinienne Alaa al-Qatraoui, qui lui avait répondu par ici. Voici la suite de leur correspondance.
Pas une tête, pas une pierre,
pas une tente, pas un toit,
pas un cri, pas une voix
ne doivent dépasser à Gaza.
Tout est nivelé.
La vie, l'espace, la parole.
Tsahal s'est donné la tâche
de tuer le temps, de le décomposer.
Ils l'ont attrapé une nuit
et ne l'ont plus lâché
le temps.
Ils s'amusent avec dans une torpeur hostile,
lui arrachant les ailes, les pattes,
pour voir s'il marche encore.
Et je tremble,
en songeant à mon arrière grand-oncle
déporté à Auschwitz dans le convoi 69.
Ma mémoire se renverse sur une table orpheline.
Ô Alaa, j'ai reçu ta lettre de Gaza.
J'entends le bruit des drones pulvérisant les corps
de causes létales,
les criblant de mystères
impossibles à percer.
J'entends les obus tomber sur des foules
immenses dans les nuits étoilées de Gaza.
Est-ce que tu survis aux détonations
constellant le sol de cadavres ?
Tsahal a d'abord détruit vos serres et vos champs,
pour décider ensuite de vous nourrir, ou de vous affamer.
Moi, j'implorerai la lune
qu'elle puisse moudre les étoiles
et remplir vos sacs de farines célestes.
Leurs chars sont incapables d'abattre la nuit !
Ô Alaa, tu évoques ta « terreur »
en songeant aux trois étages
effondrés sur ta fille.
Tu n'as pas pu l'ensevelir dans un rituel funéraire,
mais tu l'as enveloppée de pensées,
et les anges descendent du ciel en pèlerinage
pour lui rendre visite.
Ô Alaa, s'ils refusent de te rendre ta terre, la Palestine,
je te laisserai mon âme en guise de territoire.
Je m'effacerai pour te laisser la place, et ta Palestine vivra.
Et tu dresseras une table de fête
pour tout ceux qui ont faim et soif de Justice.
Mathieu Yon
08.07.2025 à 11:08
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« On dit que l'Histoire bégaie. Je l'entends plutôt bêler. »
- 7 juillet / Avec une grosse photo en haut, Positions, Littérature, 2« Se souvenir que nous ne savons jamais qui nous sauvons en écrivant, comme nous ne savons pas qui nous a sauvé parce qu'il écrivit. »
Wajdi Mouawad, L'ombre en soi qui écrit
En temps de détresse et de dureté, je me retourne souvent vers Rabelais, vers son œuvre savoureuse et savante, gourmande et populaire, joyeuse et grave. Il sait la guerre fratricide, les crispations identitaires, la déroute d'un monde finissant et le bonheur d'en découvrir un autre. Tous sangs mêlés. Tous sentiments emmêlés. Son œuvre reste un miroir dégrossissant de la « complexité infinie du réel » (Patrick Chamoiseau) qui nous entoure.
Au commencement ils avaient faim. Manger ensemble. C'est le préalable à toute vie commune : Aristote ne faisait-il pas du banquet l'exemple même de la démocratie ? Cet appétit reste ambigu : quand la faim justifie les moyens, elle devient casus belli. C'est ce que nous dit le conflit picrocholin : comment la guerre débute, comment elle s'entretient, comment elle se termine. Ce sont les deux premières étapes qui m'intéressent ici.
« Dérivé de Picrochole, personnage de Rabelais au nom formé à partir du grec pikros, ‘'piquant, amer'', et kholê, ‘'bile''. Ne s'emploie guère que dans la locution Guerre picrocholine, pour désigner une querelle, un conflit dont les causes paraissent obscures, dérisoires ou ridicules [1]. »
Dans le Gargantua de Rabelais, la seconde partie est largement dédiée à la narration de la Guerre picrocholine qui oppose Grandgousier à Picrochole. Plus précisément, les chapitres XXV et XXVI donnent à voir ce que certains qualifieraient d'une guerre « pour des prunes ». Que nenni. Le point de départ et la transformation en conflit sanglant vient d'une histoire de fouace. Mais comment une situation a priori sans conséquence peut dériver en violence à cause d'une interprétation malheureuse ou opportuniste, pour ne pas dire, de manière anachronique, une « récupération politique » ?
Des bergers du fief de Grandgousier, croisent des fouaciers (marchands de fouaces) et en acheter. Ces derniers refusent catégoriquement, avec des mots fleuris, dont Rabelais a le secret. Ils ajoutent que les bergers « n'étaient pas dignes de manger de ces belles fouaces et qu'ils devraient se contenter de gros pain bis et de tourte. »
Atteints dans leur dignité, les bergers ne tardent pas à répliquer et le « Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers » n'y tenant plus, vient à mettre un bon coup de gourdin sur le groin de Frogier, un berger.
S'en suit une bastonnade générale : les métayers du coin s'en mêlent, les autres bergers accourent… les fouaciers se font battre « à grands coups de cailloux, qui tombaient si serrés qu'on aurait dit de la grêle ».
Beaux joueurs les bergers tout de même, puisqu'ils prennent une dizaine de fouaces mais les paient argent comptant, en laissant quelques noix pour compenser les beignes mises aux fouaciers. Tout est bien qui finit repu.
Seulement, au chapitre suivant, les fouaciers rentrent dans leur fief, à Lerné, et se plaignent à leur seigneur, Picrochole. C'est là que nous entrons dans le vif du sujet :
« Les fouaciers, rentrés à Lerné, immédiatement, sans prendre le temps de boire ni de manger, se transportèrent au Capitole et là, devant leur roi nommé Picrochole troisième du nom, exposèrent leurs doléances en montrant leurs paniers crevés, leurs bonnets enfoncés, leurs habits déchirés, leurs fouaces pillées et surtout Marquet énormément blessé. Ils dirent que tout cela avait été fait par les bergers et métayers de Grandgousier, près du grand carrefour, de l'autre côté de Seuilly.
Picrochole, incontinent, entra dans une colère folle et, sans s'interroger davantage sur le pourquoi ni le comment, fit crier par son pays ban et arrière-ban et ordonner que chacun, sous peine de la corde, se trouvât en armes sur la grande place devant le château, à midi [2]. »
Selon Daniel Kahneman (économiste et psychologue), deux systèmes de pensée coexistent chez l'humain :
1. Le mode de réflexion émotionnelle
2. La réflexion « en profondeur »
Dans le cas de Picrochole, ses sujets se sont adressés à son système 1 pour susciter une réaction affective « en montrant », et non en argumentant. Ils ont choisi d'étonner plutôt que d'informer, de capter l'attention en attisant l'émotion : « leurs paniers crevés, leurs bonnets enfoncés, leurs habits déchirés, leurs fouaces pillées et surtout Marquet énormément blessé. »
Or, pour transformer l'information en connaissance, toujours selon Kanheman, il faut la passer au tamis du système 2. Sinon, le risque est une disparition de la nuance et donc… d'une Guerre picrocholine.
Extrapolons un peu : à partir de là, c'est tout le débat public qui se cristallise sur ce qui est le plus spectaculaire (l'agression des fouaciers), et s'autoalimente pour trouver toutes les « bonnes raisons » d'entrer en guerre. Nous risquons toutes et tous d'être pris dans ces mêmes mécanismes si nous restons dans un entre-soi médiatique et prenons l'information que nous jugeons légitime comme la seule vérité.
Des siècles avant les médias de masse, les chaînes d'informations en continu, les réseaux sociaux, nous pouvons lire l'anecdote de Picrochole comme un véritable appel à la vigilance informationnelle, sous peine de tomber dans une spirale de haine et de massacrer aveuglément ses voisins, ses prochains :
« C'était un tohu-bohu innommable que leurs agissements, et ils ne trouvaient personne qui leur résistât. Tous se rendaient à leur merci, les suppliant de les traiter avec plus d'humanité, eu égard à ce qu'ils avaient de tout temps vécu en bon et cordial voisinage, et ne commirent jamais à leur endroit d'excès ni d'outrage pour être ainsi subitement malmenés par eux. »
Le fait est que les fouaciers n'ont pas menti : ils se sont bien pris une déculottée. Mais dans l'interstice du non-dit, ils ont laissé une ornière pour que la guerre vienne se loger.
Dans le chapitre XXXIII, « Comment certains gouverneurs de Picrochole, par leur précipitation, le mirent au dernier péril », la soif de vengeance populaire trouve son corolaire dans l'appétit du pouvoir des courtisans de Picrochole. Ces derniers voient là une opportunité d'étendre le royaume de Lerné et de gagner en influence auprès d'un souverain crédule.
Le duc de Menuail, le comte Spadassin et le capitaine Merdaille [3], ses proches conseillers, le flattent d'abord : « Sire, aujourd'hui nous faisons de vous le prince le plus valeureux et le plus chevaleresque qui ait jamais été depuis la mort d'Alexandre de Macédoine » ; puis ils déroulent leur plan d'attaque pour conquérir le monde du Saintonge aux Baléares en passant les Cyclades jusqu'à l'Euphrate. On s'arrêtera raisonnablement avant le Mont Sinaï, « ce n'est pas nécessaire pour l'instant ». Pour l'instant. La folie des grandeurs appelle la folie des grandeurs. D'ailleurs, l'affaire est déjà faite : « Nous avons déjà donné ordre à tout, dirent-ils. »
Ce qui est notable, c'est qu'ils le parsèment de menues flagorneries pour convaincre leur roi : « Vous passerez par le détroit de Séville et dresserez là deux colonnes plus magnifiques que celles d'Hercule pour perpétuer le souvenir de votre nom. Ce détroit sera nommé mer Picrocholine. » Nous en connaissons d'autres qui renomment aujourd'hui mers et détroits en brandissant les armes.
Chauffé à blanc par ses gouverneurs, Picrochole qui se voit désormais « empereur de Trébizonde » finit de se dépouiller lui-même lorsqu'il consent à céder une grande partie de ces conquêtes fictives aux trois renards : « Vous donnerez leurs biens et leurs terres à ceux qui vous auront loyalement servi. », lui dirent-ils, ce à quoi il répond : « La raison le veut, dit-il. C'est justice. Je vous donne la Caramanie, la Syrie et toute la Palestine. »
Anachroniquement parlant, on pourrait dire que Rabelais nous a donné les clefs pour voir venir la stratégie fécale de Steve Bannon « inonder l'espace [médiatique] avec de la merde » [4]. Fondée sur le triptyque « submerger, distraire et contrôler le récit [5] » avant que d'autres ne puissent le faire comme Échéphron (le sage, le prudent) qui dit à Picrochole :
« J'ai bien peur que toute cette entreprise ne soit semblable à la farce du pot au lait dont un cordonnier tirait une fortune en rêve. Ensuite, quand le pot fut cassé, il n'eut pas de quoi manger. Qu'attendez-vous de ces belles conquêtes ? Quelle sera la fin de tant d'embarras et de barrages ? »
Mais rien n'y fait. La diarrhée verbale des trois gouverneurs fait en sorte qu'aucune controverse ne dure longtemps parce qu'il y en a toujours une conquête, un appât du gain pour la remplacer. Ils font évènement en flux continu.
Aujourd'hui qu'est-ce que l'événement ? C'est le passage des yeux. Et il ne dure que le temps de ce regard posé. Aussitôt vu, aussitôt passé. A tel point que l'on ne se rend pas bien compte de ce qui est ou va être fait. C'est ainsi que Picrochole cour à sa perte : « Sus ! sus ! dit Picrochole, qu'on mette tout en train et qui m'aime me suive ! »
Et nous donc ?
« Un des pires châtiments de notre époque, c'est qu'en moins de 50 ans l'Europe ait réussi, en reniant la notion de tragédie, à l'écarter de la démocratie et l'abandonner aux dictatures pour en faire un synonyme de barbarie. »
Wajdi Mouawad, L'ombre en soi qui écrit
Ça colle au mur, ça sidère la guerre. Ça fait sortir le temps de ses gonds, déboule et bouscule-bascule le présent, enfonce-défonce les certitudes. C'est là qu'intervient Rabelais avec ses mots effilés sur la meule de la catastrophe des fratricides guerres de religion sur fond de découverte du Nouveau Monde. Coïncidence entre délitement des solidarités nationales et passage à un nouvel ordre mondial. Coïncidence avec notre temps ?
On dit que l'Histoire bégaie. Je l'entends plutôt bêler. Particulièrement quand il s'agit de l'histoire des guerres. Elle revient en dents de scie, jamais tout à fait avec le même élan, mais par relents, le souffle court et l'haleine fétide.
Comme un bêlement.
Comme le chant du bouc.
loan diaz
[1] « Picrocholine », définition du Dictionnaire de l'Académie, 9e édition (en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/academie9/picrocholine, dernière consultation le 29/06/2025).
[2] Cet extrait et ceux qui suivent sont extraites de La vie très horrificque du grand Gargantua père de Pantagruel (1534). Source : Contes populaires
(texte en français modernisé), consultable en ligne : http://ldm.phm.free.fr/Oeuvres/GargantuaFM.htm# (dernière consultation le 19/10/2024).
[3] Comme toujours chez Rabelais, l'onomastique est signifiante. Le nom des trois gouverneurs ne laisse pas de doute sur leurs intentions : Menuail évoque le menu peuple, la canaille ; Spadassin renvoie à celui qui se bat à l'épée ; quant à Merdaille…
[4] Hasard prophétique de la littérature, c'est précisément Merdaille le plus entreprenant des trois, et celui qui finit de convaincre Picrochole ? « Il est facile, dit Merdaille : un beau petit ordre de mobilisation que vous enverrez aux Moscovites vous mettra sur pied en un moment quatre cent cinquante mille combattants d'élite. Oh ! si vous me faites lieutenant à cette occasion, je tuerai un peigne pour un mercier ! Je mords, je rue, je frappe, j'attrape, je tue, je renie ! »
[5] Formule d'Evan Nierman, fondateur et directeur général de l'agence spécialisée dans la communication de crise Red Banyan.
08.07.2025 à 10:27
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Une histoire de quartiers populaires, de révoltes et de répression en France [Podcast Mayday]
- 7 juillet / Avec une grosse photo en haut, audios, Histoire, 4Il y a 2 ans, après l'assassinat de Nahel Merzouk par la police le 27 juin 2023, les banlieues françaises entraient pendant plusieurs jours dans le plus grand mouvement de révolte qu'elles aient connu depuis 2005.
Dans cette émission, Mayday revient sur l'histoire des grands ensembles français, la chasse à l'homme qui depuis les débuts y a cours, crimes policiers et crimes racistes, la concentration de la misère, les révoltes et les formes de luttes qui y ont pris racine depuis le début des années 80, et leur répression.
Une émission qui déplie cette histoire des banlieues françaises depuis le bidonville de Nanterre au début des années 60, les cités de transit des années 70, les premières émeutes des années 80 et les formes de solidarité et de conflictualité qui depuis lors s'y jouent. Une histoire notamment faite de crimes policiers et de révoltes.
On y entendra des voix multiples tirées d'archives nombreuses et d'entretiens que l'on a pu réaliser avec Mohammed Kenzi qui habitait les baraquements de Nanterre dans les années 60. Lakhdar le Lascar qui avec sa famille emménage au Minguettes au début des années 70. Mahmoud Hassan percuté par la police sur un scooter à Vénissieux avec son ami Mehdi qui décède lors de l'accident. Farid El Yamni le frère de Wissam assassiné par la police en 2012 à Clermont-Ferrand. Andréa arrêtée lors des émeutes de Juin 2023 qui revient à notre micro sur son expérience de la prison.
08.07.2025 à 10:05
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Pour servir à une critique radicale de la concentration dans l'édition
- 7 juillet / Avec une grosse photo en haut, 2, PositionsEn complément du [lundisoir de la semaine dernière autour de l'ouvrage collectif « Déborder Bolloré »], Philippe Godard quelques considérations supplémentaires pour servir à une critique radicale de la concentration dans l'édition.
« Déborder Bolloré » est une excellente initiative, qui nous invite à faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre. L'ouvrage paru sous ce titre présente le monde de l'édition à partir de nombreuses approches, suffisamment variées et pertinentes pour que nous y trouvions toutes et tous des pistes de réflexion radicales et motivantes pour l'avenir. Nous formulons ici quelques compléments, dans l'idée de mettre au jour d'autres pistes d'action politique contre la concentration dans l'édition.
Tout d'abord, une précision qui concerne l'édition pour la jeunesse. Ce secteur se situe en troisième position dans la production éditoriale, avec 385 millions d'€ de chiffre d'affaires en 2024, derrière la littérature générale (627,8 M€) et la bande-dessinée (466,8 M€). Alors qu'il se publiait environ 5000 nouveautés par an en jeunesse dans les années 2005, ce chiffre est monté jusqu'à 12000 à la fin des années 2010 pour stagner depuis, voire entamer une baisse, importante chez certaines maisons d'édition, nulle chez d'autres. Il est évident que la surproduction est, pour l'essentiel, due aux grands groupes, qui ont cannibalisé l'édition pour la jeunesse, mais certaines maisons appartenant à des grands groupes ont commencé à « décroître ».
Or, il se trouve que, d'un point de vue pédagogique et politique émancipateur, l'édition pour la jeunesse peut jouer un rôle non pas crucial, mais important, dans la compréhension du monde et la prise de conscience politique des enfants et des jeunes. Il ne s'agit pas là d'« embrigader » la jeunesse comme le rêvent les fascistes et les staliniens de tous calibres. Mais de procurer aux enfants et aux jeunes des pistes de réflexion, des ouvertures, d'élargir leurs horizons, et c'est possible, y compris en publiant dans les grands groupes. Nous en voulons pour preuve les collections de documentaires pour la jeunesse que nous avons pu réaliser, qui ont abouti, entre autres, à publier certains discours de révolutionnaires qui ne l'ont jamais été, même « en littérature adulte », comme Malcolm X ou Che Guevara, ou encore Chef Joseph. Ceux-là et d'autres ont été publiés pour la première fois dans une maison d'édition jeunesse, Syros, appartenant à… Editis. Chez La Martinière, il a été possible de publier Marre des politiques, un ouvrage tirant à boulets rouges sur les politiciens, d'un point de vue anticapitaliste. Et les exemples sont nombreux, sans le moindre doute, même si l'évolution actuelle nous amène à dire que c'est de plus en plus difficile d'aller dans un sens émancipateur.
Raison de plus pour en arriver à un autre « impensé » des actions en cours contre Bolloré et, plus largement, contre la concentration de l'édition dans une demi-douzaine de grands groupes : que disons-nous aux personnes qui travaillent dans ces groupes aux postes éditoriaux, en secteurs adultes comme en jeunesse ? Que proposons-nous à celles qui tiennent des positions que nous pourrions qualifier de « pédagogiques-émancipatrices » ou plus directement politiques, et en tout cas humanistes en un sens radical ? Car nous voulons faire réfléchir les enfants, les jeunes et les adultes, au sort de l'humanité, les intéresser à d'autres « valeurs » que l'argent et des flux financiers, les amener à se positionner du côté des humains et pas des machines, de l'IA ou des banques… Or, dans ces grands groupes, des femmes (surtout) et des hommes luttent contre… les commerciaux, les gestionnaires, les actionnaires, et cherchent à lancer des ouvrages qui ne sont pas du Zemmour, du Houellebecq ou du Bardella. La réalité, pour ces éditrices « de base », se résume à peu près à : les actionnaires font pression sur les gestionnaires, qui harcèlent les commerciaux, qui angoissent les éditrices, qui sont sans cesse sur la brèche et évitent les propositions d'ouvrages trop hasardeux commercialement, suivant hélas l'idée qu'il faut tout de même « faire tourner la maison »… D'où ce flot ininterrompu d'ouvrages consensuels et prétendument vendeurs. Face à eux, nous ne trouvons que trop peu d'ouvrages différents. Aussi, il serait extrêmement utile d'appuyer ces éditrices qui tentent de faire publier des ouvrages tournés vers l'émancipation, qui sont bien trop peu nombreux ; ce serait là encore un moyen de contrer la fascisation bolloréenne ou autre…
Cet axe de lutte, qui implique de nous regrouper, y compris avec certain.e.s salarié.e.s d'Hachette ou des autres grands groupes, pourrait aussi se développer au profit direct des maisons indépendantes, en adoptant une stratégie de « débauchage » : et si nous proposions aux auteurs que nous apprécions de trouver d'autres éditeurs qu'Hachette, Editis, Média Participation et Madrigall ? Ce serait logique et… politique ! Avis aux maisons d'édition indépendantes : aidez ces auteurs à « venir chez vous », pour être en accord avec leurs idées.
Dans tous les cas, évitons de faire porter la pression du boycott de Bolloré sur les seul.e.s libraires, auxquel.le.s nous demandons de ne pas mettre trop en avant les titres bolloréens. Or, pour le moment, et parce que nous parlons de boycott, c'est bien à une sorte de pression mise sur les libraires « indépendants » que nous aboutissons, ou aux propositions symboliques des Soulèvements de la Terre (qu'ils exposent à la fin de Déborder Bolloré).
Davantage sur le fond, peut-être ne devrions-nous pas éviter plus longtemps cette question lancinante et complexe : « Pourquoi une importante proportion de lectrices et de lecteurs lisent de mauvais livres écrits par de mauvais auteurs, des réactionnaires, des fascistes plus ou moins avoués ? » Pourquoi le sens de l'histoire semble aller à contresens de l'émancipation ?
Le phénomène n'est pas nouveau : depuis qu'elle a pris son envol en Europe, l'édition a toujours été le reflet des rapports de forces entre tenants de l'oppression et acteurs de l'émancipation humaine. Lors de la Réforme, la plupart des livres publiés ont été des torchons papistes ou protestants, et rares sont les éditeurs et les auteur qui ont « sauvé » l'honneur de l'édition. Étienne Dolet y a laissé la vie, et Sébastien Castellion, l'inventeur de la tolérance religieuse, a dû publier anonymement, sans lieu ni date, ses Conseils à la France désolée pour ne pas finir, lui aussi, au bûcher.
Or, depuis quelques années, la tendance devient évidente : nous marchons gaiement vers l'oppression, vers le « chacun pour soi » (visible au rayon « Bien-Être » des librairies), vers le manque de réflexion politique (avec les best-sellers des auteurs à succès qui ne sont des best-sellers que parce qu'ils prônent des solutions toujours contraires à l'émancipation et oublieuses de toutes les formes de luttes). L'édition indépendante ne relèvera pas le défi seule. Cela, tout le monde en est d'accord. Conséquence : il faut absolument élargir notre combat !
C'est pour cette raison qu'il serait utile, à l'automne, d'organiser des « Soulèvements de la Culture », dans une optique non seulement anti-concentration éditoriale, mais plus largement : faire le lien entre différents mondes qui ne se connaissent que peu, l'édition, le cinéma, la photographie, les arts de la rue, la musique, la danse, l'artisanat d'art, la peinture, etc. ; proposer des contreprojets forts aux projets des grands groupes en matière de politique éditoriale ou culturelle générale – tout ceci restant à préciser, mais en tout cas, sortir du ghetto dans lequel la concentration dans l'édition ou la baisse drastique des subventions pour toutes les formes d'art tend à nous précipiter.
Débordons Bolloré, et débordons-le de tous les côtés, y compris en aidant les salariés des grands groupes éditoriaux à résister au rouleau compresseur actionnaires-gestionnaires-commerciaux, et en soulevant toutes les actrices et tous les acteurs culturel.le.s contre l'écrasement voulu par l'État et les oppresseurs de toutes natures. Que la culture se soulève contre le fascisme et la guerre à nos portes, l'aliénation galopante, la domination/soumission !
Philippe Godard
08.07.2025 à 09:47
dev
30 juin
Tu me demandes si je vais poursuivre ce « journal », si je vais tenir. Je me le demande moi-même. Et je sais bien que cette question ne se pose pas qu'à moi, que plus d'un d'entre nous n'ose plus trop se la poser à voix haute.
Tenir debout malgré tout. Pour qui, sinon pour eux…
L'instant présent, chaque instant, fût-il sans fin.
1 juillet
Six cent trente-trois jours, six cent trente-trois nuits.
C'est à dire chaque jour, chaque nuit.
Si loin et si proche. Et inversement. Chaque kilomètre, chaque mètre, chaque coudée, chaque onde, chaque courbe, chaque relief, chaque maquis, chaque gorge, chaque main, chaque projectile, chaque éclat, chaque triangle, chaque battement d'ailes…
Plus que jamais.
Pour tenter de conjurer le sort en ce premier juillet deux mille vingt-cinq, je me force de me rappeler que le nom de Gaza a ses racines dans plus d'une langue sémitique, qu'il découlerait fort vraisemblablement de la racine cananéenne Ġazzā, ou Azzaz, la « forte » ou la « forteresse », ou encore « puissant ». Je me force de me rappeler que la ville de Gaza est l'une des plus anciennes cités, qu'elle a été plus d'une fois assiégée, affamée et détruite dans l'Histoire, y compris par Alexandre Le Grand et sa redoutable armée. Plus d'une fois reconstruite donc.
Plus d'une fois.
2 juillet
S'adressant à une jeune Israélienne dans Notre Musique, de Jean-Luc Godard, Mahmoud Darwich disait ceci : « Savez-vous pourquoi les Palestiniens sont célèbres ? Parce que vous êtes notre ennemi. L'intérêt qu'on nous porte est lié à la question Juive. Oui, l'intérêt se porte sur vous pas sur moi. Nous sommes peu chanceux de vous avoir pour ennemi. Mais nous sommes aussi chanceux que ce soit Israël notre ennemi, parce que les Juifs sont au centre de l'intérêt du monde. Ainsi vous nous avez apporté le malheur et vous nous avez donné la célébrité. »… Foutue célébrité !
Il est plus qu'évident que le problème des États-Unis d'Amérique et des autres complices de l'État hébreux n'est bien entendu ni les multiples crimes commis contre ladite humanité, ni le génocide en cours (ce terme, grands dieux !), ni quelconque violation de toute loi possible et imaginable, le problème est que les forces armées sionistes mettent trop de temps à se débarrasser des Palestiniens et de la question Palestinienne. Ça traîne depuis trop longtemps !
Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ? écrivait Guillaume Apollinaire au sortir d'une longue guerre dévastatrice. Oui, pourquoi persistes-tu ?
Le vent s'est un peu levé en cette fin de journée, pas suffisamment cependant pour balayer qui ou quoi que ce soit. Déjà retombé. La mer, elle, s'entête dans son immobilité, les nuages dans leur absence.
4 juillet
Où le jour d'indépendance des colons américains, c'est à dire principalement des européens (autant des membres de la noblesse et de la bourgeoisie, que des paysans, des artisans, des aventuriers, des explorateurs, que ceux fuyant la misère, sans parler des puritains et autres du genre), contre l'Empire Anglais sans lequel ils n'auraient pas pu commencer d'affluer et de se répandre sur ce nouveau monde, cette autre terre promise. De même le versant sud du continent américain et les nombreuses îles au large. Et au diable les indigènes ! Que les ethnologues et consorts s'en préoccupent, que la représentation des natifs, pour ne pas dire des primitifs, remplissent autant de pages et d'étagères qu'il le faut, qu'elle s'exhibe encore et encore sur les différents écrans.
Ce mot tout de même, Amérique. Il nous vient semble-t-il du prénom du navigateur florentin Amerigo Vespucci. Comment les différents peuples indigènes nommaient le continent où ils vivaient avant l'invasion des blancs, si jamais ils le nommaient, s'ils avaient même besoin de le nommer, importe peu ! En 1992, lors d'une grande assemblée, les nations autochtones du continent décident d'adopter le terme kuna « Abya Yala » pour désigner l'ensemble du territoire américain avant la colonisation européenne, c'est à dire « terre dans sa pleine maturité », ou « terre généreuse ».
Les corbeaux pie persistent dans le survol de mon quartier. Toujours au déclin du jour. Le son strident qu'ils produisent. Est-ce eux qui ont détruit le nid qui prenait tranquillement forme sur le petit balcon du côté des chambres ? Un œuf écrasé par terre, un peu de jaune répandu.
« Make Lebanon Great Again », dit un panneau publicitaire quelque part en ville. Il semble qu'une casquette rouge avec cette phrase brodée ou imprimée est mise en vente, qu'on peut même la commander via internet. Je ne suis pas sûr du prix.
Rire aux larmes, pour imiter un émoji en vogue.
5 juillet
On me demande si l'image, la visibilité par l'image sont à la fois désespérantes et nécessaires, peut-être le seul recours face à l'impuissance… Que répondre, sinon Akh comme on dit chez nous quand on ne sait plus comment exprimer une profonde douleur.
La simple réalité est que chaque jour, chaque nuit, blanche ou noire, on encore grise, repoussent encore plus le probable de l'improbable, nouent encore plus le témoin du martyr.
Et je me dis que seule l'olive, seul le pain, seul le thym, seule l'huile, seule la vigne, seul le verbe, seule la danse, seul le chant, seul le grain, seule la terre, seule la branche, seul l'argile, seule la pénombre, seul un cri, seule l'aube, seules nos traces, seule la pluie, seul le rivage, seules les mailles, seules les dunes, seul l'enfant, seul le cerceau, seule l'encre, seule l'aiguille, seul l'acier, seule la poudre, seule l'odeur, seuls les couloirs, seuls les sentiers, seuls les bosquets, seules les bêtes.
Je sais, je me répète.
7 juillet
Autant fermer les yeux.
Ghassan Salhab
Peinture de Samir Khaddaj
08.07.2025 à 09:40
dev
Un pari pour sortir de l'escalade belliciste [Groupe Grothendieck]
- 7 juillet / Avec une grosse photo en haut, Positions, 2À mesure que la guerre, « la vraie, celle qui tue, viole, massacre, rase » se rapproche du coeur de l'Occident et pénètre les discours de nos gouvernants, les questions de l'anti-militarisme, de la désertion et de la résistance ressurgissent. Nous en parlions d'ailleurs récemment avec des participants à la campagne Guerre à la guerre ainsi qu'avec Mathieu Rigouste. Le groupe Grothendieck, vient ici rejoindre le débat autour d'une idée convergente : substituer aux guerres entre États, la guerre au capital.
Il est une réalité que tout le monde aura pu constater : tous les pays du sommet capitaliste se réarment massivement : 2,1 % du PIB pour la France sont investis en dépenses militaires (bientôt 3,5 % si la loi de programmation militaire est respectée et peut-être 5 % avec la nouvelle proposition de l'Otan [1] ), sans compter des rallonges envisagées.
La France donc, mais aussi l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Chine, l'Inde, bien sûr les États-Unis etc, tous courent l'un après l'autre pour engranger canons, missiles, drones et hommes enrégimentés. Comment sortir de cette escalade guerrière ?
Il est une autre réalité, concomitante à la première, dont il va falloir sérieusement se préoccuper. Ce sont les anarchistes, refusant la première Guerre mondiale qui nous l'on enseignéA :
« La guerre était inévitable : d'où qu'elle vînt, elle devait éclater. Ce n'est pas en vain que depuis un demi-siècle, on prépare fiévreusement les plus formidables armements et que l'on accroît tous les jours davantage les budgets de la mort. À perfectionner constamment le matériel de guerre, à tendre continûment tous les esprits et toutes les volontés vers la meilleure organisation de la machine militaire, on ne travaille pas à la paix. [2] »
Effectivement, qu'elle soit mondiale (deux camps répartis sur un ou plusieurs fronts) ou « mondialisée » (plusieurs types de coalitions et d'alliances répartis sur de multiples fronts chauds ou tièdes), cette guerre (la Guerre !), les états-majors s'y préparent intensément. L'actuel numéro deux au sein de la hiérarchie militaire française, le général Vincent Giraud le confirme dans le dernier numéro du magazine des armées, Esprit de défense, consacrée à la guerre dite « de haute-intensité » :
« Nos armées sont au rendez-vous[...] Nous avons donc imaginé une échelle de "stade de défense". Elle va du niveau Stadef 5, lorsque la situation est stable au niveau Stadef 1, qui correspond à un état de guerre. [3] »
Voilà qui n'est pas là pour nous rassurer quel que soit le niveau actuel !
Cette guerre à beau être high-tech avec ses drones, ses satellites et son IA, (et possiblement ses robots tueurs [4]), elle reste une créature avide de sang humain, de beaucoup de sang frais ! La guerre russo-ukrainienne par exemple est la plus grande boucherie humaine sur le sol européen depuis la Seconde guerre mondiale (280 000 morts et 800 000 blessés [5] en constante augmentation). Et c'est pourquoi les États qui se réarment, ont besoin pour cette « guerre-déjà-là » de beaucoup d'hommes et de femmes en capacités de se battre (de se sacrifier seraient plus juste).
Chaque État du sommet estime devoir fournir pour le début d'une guerre de haute-intensité environ 300 000 soldats formés [6]. Avec ses 200 000 soldats, ses 45 000 réservistes de la réserve opérationnelle, ses 37 000 réservistes de la gendarmerie et ses 60 000 anciens militaires mobilisables, la France est bientôt prête à attaquer (ou à « se défendre » selon la terminologie euphémisante des armées).
Cette réserve est un véritable réservoir à chair à canon permettant « de régénérer un front » (c'est leur vocabulaire). Sans compter qu'un pays ne peut faire la guerre sans un fort soutien de sa population (moral des troupes à l'arrière, reconnaissance du « travail de sacrifice », base arrière volontaire, facilité de mobilisation générale de la jeunesse, main-d'œuvre dans les arsenaux, dénonciations des "refusant", etc). C'est ce que les stratèges des armées appellent le « lien Armée-Nation » et les « forces morales de la Nation ».
Toujours dans la revue des armées, Esprit de défense, dans le numéro traitant justement du lien Armée-Nation, on comprend que les militaires font tout pour renforcer la cohésion entre bidasses et civils : « Remettons le citoyen dans la boucle, en axant sur la jeunesse » [7], et le laboratoire à tombeau ouvert qu'est la guerre en Ukraine sert d'exemple :
« L'inspiration vient aussi d'Ukraine,"très pertinente sur les réservistes". Selon le général Gardy, le pays a vécu la montée en puissance de sa réserve "sous contrainte" en 2014, lors de l'invasion du Donbass. Le modèle n'étant pas au point, les Ukrainiens ont perdu. D'où la création d'une réserve territoriale par province et d'unités de combat qui étaient prêtes, en février 2022, à tenir un morceau de front ou à remplacer des unités professionnelles. « En quelques années, les Ukrainiens ont atteint un bon niveau de “forces morales”. Leur exemple nous rend assez optimistes. [8] »
D'où la création en France en 2017 de la « réserve citoyenne de défense et de sécurité » qui jouera le rôle de suppléant, portant les caisses de munitions et remplissant les sacs de sable pendant que la « réserve industrielle de défense » servira à « renforcer les chaînes de production et de maintien en condition opérationnelle de l'industrie de l'armement en cas de crise ou de guerre. [9] » Tout le dispositif militariste de la France est en train de se consolider et de s'agrandir par des maillons citoyens de plus en plus dense. Ces propagandés d'un nouveau genre sont comme des vigies qui s'enclencheront et seront soldés le jour où l'État enclenchera le régime de guerre…
La guerre n'est plus optionnelle, elle est la voie désirée.
Tous ces réservoirs à chair à canon et à industrie, présents non seulement en France mais dans tous les pays du sommet, sont le retour du bellicisme propre aux périodes de guerre totale (« totale Krieg » disait les généraux prussiens). Ce « capitalisme de la finitude » [10] est prégnant depuis les années 2015 en France (Charlie) et 2001 aux États-Unis (11 septembre) : chaque État utilise ses « ressources internes et externes » pour attaquer au moindre sentiment d'agression dans une hypothèse douteuse de conquête rapide. La guerre d'Irak (2003-2011) et d'Afghanistan (2001-2021) n'étaient que des amuses-gueules en comparaison des guerres que Trump/Macron/Poutine/Netanyahou et consorts fomentent.
Là où dans les années 90, une ingérence étrangère ou le kidnapping de tell personne haut-placée par une puissance « ennemie », se soldait la plupart du temps par un règlement à l'amiable : valises de billets et échanges de prisonniers en retour... Aujourd'hui, il devient préférable d'enclencher une guerre qui, comme on le voit avec la Russie, l'Iran ou la Palestine, ne brise pas forcément les équilibres géostratégiques et commerciaux mais les reconfigurent de manière rapide et efficace via les hautes-technologies et les grands circuits logistiques mondiaux permettant de pallier rapidement aux embargos, pénuries ou sanctions. Un canal commercial se ferme ? Un logiciel de transaction financier sous licence américaine ne marche plus ? Hop, on passe ailleurs, ou on utilise un logiciel chinois et ça repart !
Le monde multipolaire a ça de bon qu'il n'y a plus vraiment d'alliers inconditionnels (regardez les US par rapport à l'Europe) et que l'ennemi politique peut être par ailleurs un bon commerçant. Voyez l'exemple de la Turquie, qui n'arrête pas de traiter Israël de « Grand Satan » tout en continuant de lui vendre du pétrole. Idem pour la France qui malgré les paroles de nos politiciens n'a pas arrêté d'acheter l'uranium enrichi à la Russie tout en lui vendant du matériel à double usage pour ses drones et missiles en passant par des pays-tiers [11].
Il faut comprendre que, dans l'ère industrielle que nous traversons (avec difficulté) depuis le début du XVIII siècle, la guerre (elle aussi industrielle) n'est pas une phase transitoire entre deux périodes de paix. C'est plutôt l'inverse. Aux guerres impériales et coloniales puis à la première Grande guerre (1914-1945 [12]) succède aujourd'hui la seconde qui n'est pas prête de s'arrêter. La période de relative accalmie que certains nomment « parenthèse néo-libérale » est en réalité le report de la logique guerrière du capital, sur d'autres fronts que celui de la boucherie « conventionnelle » (guerre à la nature, guerre à la terre=bétonisation, guerre au vivant et financiarisation) et cela selon la devise : « chacun chez soi et n'allons pas trop chez les autres ». Cette logique intensive s'accompagnait bien sûr de nombreux échanges commerciaux « pacifiques » et de guerre mais, le plus souvent, la « diplomatie » et quelques escouades armées faisaient l'affaires.
Manque de bol, cette guerre intensive ne peut totalement suppléer aux guerres extensives, aux guerres conventionnelles, car les conquistadors que sont les États et la logique de croissance infinie du capital sous-tendant tout ce système, ont un besoin impérieux d'assurer un haut taux de profit. Conséquence : dans un monde "croissanciste", où toutes les limites planétaires sont atteintes et où les fronts des nouveaux cycles économiques peinent à démarrer (New Space, biotechnologie, virtuel, corps humain), il convient pour chaque État du sommet de repartir sur de bonnes base sde conquêtes traditionnelles extensives (le tabou en Europe a sauté en 2014 avec l'annexion de la Crimée) qui apporteront les ressources dont le capitalisme aura toujours besoin (minerais, gaz, pétrole, territoire fertile, voire main-d'œuvre facile et nouveaux consommateurs).
Cette extension du capital ne peut se faire sans le retour de la puissance étatique (renforcement de la puissance régalienne, retour de l'économie des canons et fusils et de l'emprunt massif, mobilisation scientifique pour la guerre, durcissement de la coercition, construction de la figure de l'ennemi, voire dictature et enfermement des opposants), même si cela impute fortement sur « l'État social » et précarise les couches les plus pauvres de la population [13]. La guerre des puissances industrielles est donc déclarée et les petits seront mangés les premiers : Ukraine, Gaza, Haut-Karabagh, peut-être Taïwan, etc., bien que les raisons historiques soient complètement différentes, les causes structurelles à ces guerres sont convergentes et courent vers l'embrasement multi-fronts. Nous voici donc installés, bien malgré nous, aux premières loges de la deuxième manche du match mondial !
Alors, si la guerre, - la vraie, celle qui tue, viole, massacre, rase-, est dans les starting-blocks (c.f. les Gazaouis si vous voulez comprendre en version accélérée et concentrée ce qui peut arriver à d'autres populations), que nous reste-t-il comme marge de manœuvre ?
Nous devons donc prendre très au sérieux les paroles de nos va-t-en-guerre et commencer à réfléchir, nous, simples citoyens, aux stratégies de décroissance de la guerre (et donc de décroissance du capital qui en est le corollaire).
La première chose à faire est de démonter la propagande guerrière qui amalgame les intérêts du capital et de la puissance avec les intérêts des citoyens, comme il est proposé depuis un certain temps par différents collectifs et revues [14]. Nous n'avons aucun intérêt à tirer des balles ou des missiles sur la tête de personnes qui ne nous ont rien fait et qui sont pour la plupart dans le même état de peur et d'anxiété que nous concernant leurs vies et celles de leurs proches. Nous pensons qu'il est possible d'arrêter cette course, cette belligérance entre les États et pour ce faire la première étape consiste à arrêter d'avoir peur : peur de se faire envahir, peur de se faire tuer, peur de se faire humilier, en somme la peur de perdre.
« Oui mais si on ne fait rien…, Poutine va envahir l'Europe ». D'abord on en sait rien. Pour l'instant, l'État capitaliste russe ne fait que consolider ses approvisionnements et construire un glacis autour de l'Otan, il n'a pas les moyens ni l'envie de faire plus [15] et il ne sert à rien de jouer aux stratèges sous peine de devenir aussi connards qu'eux. Et si des alliances stratégiques lui redonnaient les moyens de s'étendre plus, cela ne serait toujours pas dans l'intérêt des peuples de s'armer, de se « défendre » et de se sacrifier parce qu'alors la puissance de feu nucléaire de la Russie, de la France ou de l'Angleterre anéantirait tout.
« Oui mais la solidarité inter-peuple ? » : Nous n'aimons pas beaucoup les grands mots et les phrases culpabilisantes et il est clair pour nous qu'on ne peut pas être solidaire, à notre époque et dans notre monde, un fusil à la main ou avec un joystick de drone. Au lieu d'avancer tête baissée et arme au poing, il faudrait avant tout se poser, arrêter le bouillonnement et réfléchir.
Extirpons le soldat en nous, sortons de ces peurs qui ne sont pas les nôtres, regardons le monde en face et disons collectivement dès à présent que nous n'irons pas nous battre : constituer dès maintenant en France une « Réserve » de "refusants" et "refusantes" et se coaliser avec les refuzniks russes, ukrainiens, israéliens, palestiniens.
Bien sûr, il y a des combats qui sont utiles, voire salutaires, ce sont ceux contre la logique, la vision étatiste, « impériale ». Loin du romantisme révolutionnaire, nos vraies « armes », celles dont nous avons besoin aujourd'hui sont le raisonnement fin, la dialectique, l'altruisme, le dialogue, l'amitié, la non-puissance. Nous devons être utopistes et accepter peut-être de tout perdre pour sortir de cette course qui tient sur le lien Armée-Nation, n'en déplaise aux anarchistes va-t-en-guerre.
Car, après avoir refusé la peur, il faudra alors refuser ce poison d'allégeance absolue au monstre qui tourne à vide qu'est l'État [16], en critiquant cette figure mythique qui serait le « ciment » du lien social et en promouvant une posture de « sociétaire de la société ». Comme le disait il y a bien longtemps Bernard Charbonneau :
« Croire à l'État voilà la vérité du nihilisme totalitaire. Mais on ne croit pas à l'État, on lui obéit, la foi se définit ici par un refus de penser qui accepte aveuglément tout ce qui vient de lui. Si à l'intérieur de l'État comme à l'intérieur de l'armée, le nihilisme des chefs consiste dans le culte de la nécessité, celui des subordonnés consiste dans le culte de l'obéissance »
L'obéissance passe d'abord par l'acceptation de l'histoire qu'on nous raconte, par la vision étatiste en nous, selon laquelle il serait de notre intérêt de nous battre. Sans vous faire un dessin des divergences d'intérêts entre l'État/le Capital et sa population, une des chose que nous aimerions promouvoir c'est l'irrévérence : il faut être irrévérencieux, non-reconnaissant, face à un État, parfois social, souvent anti-social, mais toujours mortifère et annihilateur des solidarités intra- et inter-peuples. « Triste, mais vrai : l'infidélité peut être une vertu. » nous enseignait Günther Anders dans un domaine assez proche [17].
La déliaison État-citoyen est le préalable à la déliaison capital-travail : ces deux rapports sont les deux faces de la guerre au vivant menée de manière intensive et extensive depuis le début du XXe siècle.
Si dans un pays comme la France, la nation la mieux armée d'Europe, détenant l'arme atomique, sa population clamait haut et fort qu'elle ne combattra pas, qu'elle ne fera pas allégeance au Moloch, grand saigneur de guerre, cela aura un retentissement inouï. D'autres populations pourraient suivre la voie pacifique, et cela enclencherait une désescalade de la violence comme une traînée de poudre : le cycle infernal menace-peur-armement-guerre serait rompu et l'histoire mondiale aurait un autre avenir, un peu moins sombre. Cela est un pari sur l'avenir, il faut le tenter sous peine de rester les bras ballants à s'enfoncer de jour en jour vers des moments irrémédiables. Alors à quand le retour de l'Internationale des réfusants à la guerre ?
Groupe Grothendieck
juillet 2025
groupe-grothendieck@riseup.net
P.S. : nous vous tiendrons au courant des menées pacifistes que nous engagerons.
[1] « OTAN : vers un accord sur un objectif de dépense de Défense », Le Monde, 7 juin 2025.
[2] L'Internationale anarchiste et la guerre, « Manifeste des 35 », Londres, février 1915.
[3] Esprit de défense, n°15, printemps 2025.
[4] « Robotique terrestre : La DGA notifie l'accord-cadre DROIDE », sur le site du ministère des Armées », Robotique terrestre : La DGA notifie l'accord-cadre DROIDE
[5] « One Million Are Now Dead or Injured in the Russia-Ukraine War », Wall Street Journal, 17 septembre 2024.
[6] Esprit de défense, n°8, été 2023, p35.
[7] Ibid. p33.
[8] Ibid. p35
[9] Communiqué du DICoD, « La DGA, l'armée de l'Air et de l'Espace et MBDA signent une convention de partenariat au bénéfice de la réserve industrielle de défense »,7 mai 2025.
[10] Voir l'interview d'Arnaud Orain dans La Décroissance n°218, mai-juin 2025, p20-21.
[11] « La France a continué à exporter des biens à double usage à la Russie en 2022 », L'Observatoire des armements (Obsarm), septembre 2023.
[12] Enzo Traverso, A feu et à sang. de la guerre civile européenne 1914-1945, Stock 2007.
[13] par exemple : Denis Bayon, « Financer la puissance, ruiner la société », La Décroissance n°218, mai-juin 2025.
[14] Par exemple la Coordination Anti-Armement et Militarisme (CRAAM) https://craam.noblogs.org, ou le journal La Décroissance et son dossier de juin 2025 sur la critique de la puissance.
[15] Pour des explications détaillées de la position russe actuelle, voir le dossier très fourni « le piège du grand réarmement », Le Monde diplomatique, Avril 2025.
[16] Pour une critique virulente de l'État et la guerre, voir Bernard Charbonneau, l'État, édition Economica, 1987, [1949].
[17] Nous, fils d'Eichmann, Éditions Payot & Rivages, 1999.