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27.07.2024 à 09:00

La nage olympique ou l’art de fendre l’eau

hschlegel

La nage olympique ou l’art de fendre l’eau hschlegel sam 27/07/2024 - 09:00

Gilles Deleuze différencie deux genres de personnes : ceux qui barbotent et ceux qui nagent vraiment, avec vitesse et excellence – à l’instar du champion français Léon Marchand. Penseurs et nageurs nous aident à comprendre les rudiments de la natation professionnelle.

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« La nage est une conquête de l’existence », affirmait Deleuze dans son cours sur Spinoza. Cette conquête est menée actuellement à un niveau olympique par le Français Léon Marchand, l’un des plus grands espoirs de ces jeux. Déjà double champion du monde, le nageur est qualifié sur quatre épreuves : 200 mètres papillon, 200 mètres brasse, 200 et 400 mètres quatre nages. Il vise évidemment la médaille d’or pour chacune d’entre elles. Qu’est-ce qui fait la force d’un nageur de cette envergure ? Et plus largement, que fait-on lorsqu’on nage comme un athlète de haut niveau ? 

Un savoir du rythme

Respirer correctement. C’est l’une des premières choses que l’on apprend lorsqu’on fait de la natation. À un plus haut niveau, c’est entre autres cette connaissance précise et intime du bon rythme aquatique à adopter qui différencie un grand nageur d’un « barboteur », comme l’explique Deleuze. Celui qui nage peu, ou mal, est en partie à la merci de l’eau. Il se laisser bercer, voire malmener par elle. Il ne connaît rien « au rapport qui se compose ou qui se décompose » dans l’élément et se retrouve ballotté par les flots. Le nageur possède à l’inverse « un savoir-faire étonnant », qui est une « espèce de sens du rythme ». Il apprend à composer avec l’eau, à faire en sorte qu’elle ne soit plus un obstacle, mais une alliée. « Le nageur de compétition donne l’impression de nager dans une descente, de se propulser plutôt que de flotter », explique le nageur et écrivain Gilles Bornais dans Le Nageur et ses démons, 2019.

Plonger

Le plongeon, toute première étape d’une compétition de natation, possède une dimension aérienne. Mais ce moment de propulsion, qui part de la terre et se poursuit dans les airs est entièrement dirigé vers l’eau. L’impulsion vise à pratiquer ce que l’on appelle en natation la « coulée », qui est un mouvement d’ondulation du bassin suivant immédiatement le plongeon et permettant d’entretenir la vitesse accumulée lors de la propulsion. Dans son roman Aurélien (1944), Louis Aragon décrit joliment ce geste : « Il plongea. Il aimait ouvrir les yeux sous l’eau, et déplongeant, repiquer entre deux eaux, comme un dauphin. »

La nage libre (ou le crawl)

Comme son nom l’indique, la nage libre est censée permettre au nageur de choisir la nage qu’il souhaite. Dans les faits, quasi tous les athlètes choisissent le crawl, qui allie vitesse et efficacité sur les longues distances. L’écrivain Paul Morand (1888-1976) – par ailleurs discrédité pour ses positions antisémites et réactionnaires – propose une description phénoménologique très juste de la natation. « Le crawl, c’est non seulement la nage la plus rapide, mais c’est celle où le corps humain atteint à la plus grande beauté, la beauté reptilienne », écrit-il dans Bains de mer, avant de poursuivre par une description détaillée et esthétique de cette nage : 

“Comme pour le galop et pour le slalom, cet harmonieux balancement part des hanches ; les bras et les jambes ne font qu’obéir à l’impulsion hélicoïdale [en forme d’hélice] donnée par la ceinture, mouvement qui va se développant et s’amplifiant jusqu’aux extrémités ; la tête rentre dans l’horizontale, dominée par les épaules noueuses, luisantes, bosselées chez les champions de muscles admirables”

Chez le nageur expérimenté, le crawl s’associe à un plaisir du geste juste et maîtrisé. « Le crawl est une esquisse mille fois recommencée. Le plaisir couronne la satisfaction de bien œuvrer, quand le coude et l’épaule tracent la juste ligne projetée par l’esprit. Le muscle se réjouit autant que le cerveau », écrit Gilles Bornais.

Le dos crawlé

Le dos crawlé est un crawl, mais sur le dos. Le « dos crawlé » a selon Morand « l’élégance du crawl » tout en possédant l’avantage d’être soutenu « sans fatigue puisque la bouche n’est pas immergée ». Pas besoin donc de se soucier des rythmes de respiration parfois fastidieux. En revanche, cette nage a un revers de médaille, sans doute connu des photographes sportifs. Elle donne selon le nageur un visage assez particulier : un « aspect fermé, volontaire et maussade », semblable à « certains masques mortuaires ». En revanche, les mouvements des pieds possèdent selon lui une certaine grâce. « Les battements me ravissent des longs pieds d’une beauté flottante, aux orteils bien sculptés, travaillant un peu en dedans, serrés l’un contre l’autre comme des pieds frileux qui se réchauffent l’hiver au sortir d’un lit ».

La brasse coulée

On l’appelle aussi « la nage de la grenouille », car le mouvement des jambes semble imiter celui du batracien. C’est souvent la nage la plus intuitive, et la première que l’on apprend lorsqu’on découvre la natation. Mais on peut aller au-delà de cette comparaison peu flatteuse et enfantine pour évoquer l’amplitude, la majesté de ce geste, comme le fait Annie Leclerc dans son Éloge de la nage (2002) : « En quelques brasses bien coulées, en quelques étirements alanguis des membres, en quelques pénétrations liquides bien ourlées, me voici accueillie à bras ouverts dans la maison de l’eau », écrit-elle. Pour la nageuse de brasse, l’eau n’est pas un ennemi hostile mais bien un refuge.

Le papillon 

C’est la nage la plus technique et la plus difficile à apprendre. Elle se caractérise par des mouvements de bassin semblables à ceux de la coulée que l’on appelle également ondulation, et par une traction et poussée des deux bras. Ce double mouvement coordonné est particulièrement éprouvant pour le nageur. « La nage papillon […] est splendide, mais désormais au-dessus de ma capacité thoracique et de mes moyens cardiaques », écrit Morand dans Bains de mer. On peut s’étonner de ce nom, qui évoque un petit animal aérien, pour désigner une nage tout en muscle, en dos, en puissance. Les Italiens et les Allemands, qui l’appellent la nage « dauphin » (delfino et Delfin), sont peut-être plus proches de l’image qu’elle évoque. On retrouve cette métaphore très aquatique chez l’auteur allemand John von Düffel, dans son roman Schwimmen (« Nager »), qui évoque les pieds d’un nageur « qui semblaient déjà comme soudés pour former une nageoire ».

Peu importe la nage que l’on choisit, le but de la natation à un niveau olympique est évidemment la vitesse. Mais par rapport à l’air, l’eau dispose d’un avantage : elle est capable de matérialiser la vitesse, de la rendre visible, de lui donner une forme. C’est ce qui fait de la natation un spectacle si attrayant. Lors des épreuves de natation, notamment celle du 400 mètres quatre nages qui auront lieu le 28 (pour les femmes) et le 29 (pour les hommes) juillet à 20h30, on peut tenter d’observer comment la vitesse se manifeste, pour donner une forme à l’eau, en ayant en tête cette définition proposée par Gilles Bornais : « Nager, c’est sculpter le flot. »

juillet 2024

26.07.2024 à 17:14

La Seine des écrivains : de la fange à l’enchantement

hschlegel

La Seine des écrivains : de la fange à l’enchantement hschlegel ven 26/07/2024 - 17:14

Les vidéos de la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castera et de la maire de Paris Anne Hidalgo se baignant dans la Seine ont été abondamment relayées… et moquées. Et pour cause, la Seine charrie une image ambivalente relayée par les écrivains et les poètes : entre l’immondice crasse et le romantisme le plus charmant. 

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« La Seine charriait des nappes grasses, de vieux bouchons et des épluchures de légumes, un tas d’ordures qu’un tourbillon retenait un instant, dans l’eau inquiétante, tout assombrie par l’ombre de la voûte. » Voici comment Émile Zola décrit la Seine dans son roman, L’Assommoir (1877), consacré entre autres à l’alcoolisme des milieux populaires. Les immondices qui traînent à la surface de l’eau trouble font ici écho à l’âme des personnages, embrumée par la misère et la boisson.

L’écrivain n’a pas connu le grand chantier d’épuration de la Seine (1,4 milliard d’euros) qui a récemment permis de rendre – en principe – la Seine baignable pour tous les Parisiens. Une idée qui étonne, voire écœure ceux qui contemplent en détail cette eau trouble et marron. 

Pour le poète Théophile Gautier, le fait même d’y immerger un orteil est déjà une prise de risque inconsidérée. « La Seine, noir égout des rues / Fleuve immonde fait de ruisseaux / Salit mon pied », confie-t-il sobrement dans son recueil Émaux et camées (1852). Non seulement le fleuve est considéré comme sale, mais il est aussi vu comme une eau inintéressante, sans charme ni particularité. C’est notamment ce qu’évoque Verlaine dans ses Poèmes saturniens (1866) : 

“Toi, Seine, tu n’as rien. Deux quais, et voilà tout,Deux quais crasseux, semés de l’un à l’autre boutD’affreux bouquins moisis et d’une foule insigneQui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne” 

Paul Verlaine, op. cit.

Des eaux sanglantes

La répugnance suscitée par le fleuve parisien vient peut-être aussi d’une association plus ancienne entre ce fleuve et le thème de la mort, notamment relayée par Alexandre Dumas qui relate, dans la pièce de théâtre La Tour de Nesle (1832), une mystérieuse recrudescence de noyés : « Depuis quelque temps la Seine charrie bien des cadavres, la grève reçoit bien des morts ; mais c’est surtout de gentilshommes étrangers qu’on fait chaque jour aux rives du fleuve la sanglante récolte. Prends garde, frère, prends garde ! », avertit Gaultier, l’un des personnages. On retrouve ce lien entre la mort et la Seine chez Verlaine, encore, qui y ajoute une langueur et une grisaille presque gothiques : « Roule, roule ton flot indolent, morne Seine / Sur tes ponts qu’environne une vapeur malsaine / Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris, / Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris. » Pour l’écrivain Alfred de Vigny, le fleuve faussement calme, qui dort « sans bruit replié dans son cours », est en réalité « une couleuvre » dangereuse serpentant sournoisement, prête à anéantir ceux qui s’y aventurent de trop près (Poèmes antiques et modernes, 1826).

Mais le mystère inquiétant du fleuve peut parfois prendre une dimension sublime. Dans son poème Le paysan de Paris chante (1939), Aragon associe le fleuve à la cathédrale Notre-Dame de Paris pour en faire un motif à la fois magnifique et terrifiant : 

“Qui n’a pas vu le jour se lever sur la SeineIgnore ce que c’est que ce déchirementQuand prise sur le fait la nuit qui se démentSe défend se défait les yeux rouges, obscèneEt Notre-Dame sort des eaux comme un aimant”

Louis Aragon, op. cit.

Cette Seine rougeoyante d’où émerge la cathédrale trouve des échos dans le roman surréaliste d’André Breton Nadja (1928) : l’héroïne est ébahie d’apercevoir « une main sur la Seine », qui « flambe sur l’eau ». Cette œuvre surréaliste, en forme de divagation poétique dans un Paris mythifié, confère à ce fleuve une aura de mystère poétique.

Seine d’amour

Quand la Seine se couvre de rouge, c’est aussi, parfois, pour célébrer les amants, dans une capitale largement associée par le monde entier au romantisme. Dans leur roman Charles Demailly (1860), les frères Jules et Edmond de Goncourt racontent la bucolique promenade en barque du couple Charles et Marthe, qui se repaissent des éclats mordorés et de la lumière flamboyante recouvrant ces eaux paisibles.

“À cette heure, la Seine rayonnait éblouissante ; l’œil clignotant, le regard perdu dans l’incendie rayé par le sillon de la barque, ne percevaient plus que des éclairs çà et là, les ricochets de feu le long des troncs de saules et des estacades, la ligne de feu qui lignait le bord d’une nacelle, la raie de feu d’un jonc droit dans l’eau”

Jules et Edmond de Goncourt, op. cit.

Si la Seine marron écœure, elle fascine quand elle se pare de lumière. Théophile Gautier n’était pas prêt à y plonger un orteil quand elle est trouble, mais dès qu’elle se met à briller, il en fait un diamant scintillant (dans son poème Notre-Dame, in : La Comédie de la mort, 1838). 

“Aux lueurs du couchant, l’eau s’allume, et la SeineBerce plus de joyaux, certes, que jamais reineN’en porte à son col les grands jours”

Théophile Gautier, op. cit.

Le fleuve n’est plus un tas d’ordure liquide mais une eau souveraine pleine de brillants secrets. Cette Seine lumineuse et fastueuse est alors envisagée comme l’espace d’un renouveau, d’une fraîcheur retrouvée. Dans L’Éducation sentimentale (1869), Gustave Flaubert fait du fleuve un lieu revigorant : « La Seine […] touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric l’aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureuses et des émanations intellectuelles. » Cette fraîcheur est associée à une forme de tendresse, voire d’érotisme. Pour Aragon à nouveau, la Seine est l’amante onirique de l’île Saint-Louis. « La Seine profonde / Dans ses bras de blonde / Au milieu du monde / [..] enserre [l’île] en rêvant », écrit-il dans son poème Quai de Béthune. Même dans la grisaille de l’hiver, le fleuve conserve pour certains poètes une douceur propice à l’amour, comme dans les Premières Poésies (1829-1835) d’Alfred de Musset qui s’exclame :

“Que j’aimais ce temps gris, ces passants, et la SeineSous ses mille falots assise en souveraine !J’allais revoir l’hiver. – Et toi, ma vie, et toi !”

Alfred de Musset, op. cit.

Qu’elle soit considérée comme morbide, sanglante et putride, ou louée pour sa beauté mystérieuse et sa puissance érotique : la Seine ne laisse personne indifférent. Si elle est à ce point ancrée dans l’imaginaire collectif, c’est parce qu’elle est aussi le lieu de naissance de la ville de Paris : le fleuve autour duquel la capitale s’est construite. Victor Hugo relate cette genèse dans Notre-Dame de Paris (1831) : « Paris est né, comme on sait, dans cette vieille île de la Cité qui a la forme d’un berceau. La grève de cette île fut sa première enceinte, la Seine son premier fossé. » Ce fleuve par lequel tout a commencé est-il une infâme eau croupie ou un flot féerique ? Les futurs baigneurs pourront peut-être répondre à cette question plus clairement que les poètes.

juillet 2024

26.07.2024 à 15:03

Benjamine Weill : “Prétendre que le rap est anti-féministe, c’est maltraiter et le féminisme et le rap”

hschlegel

Benjamine Weill : “Prétendre que le rap est anti-féministe, c’est maltraiter et le féminisme et le rap” hschlegel ven 26/07/2024 - 15:03

On réduit souvent le rap au sexisme, voire à la « culture du viol ». Or pour Benjamine Weill, spécialiste du hip-hop, c’est non seulement opérer une réduction injuste, mais aussi rater le problème réel du sexisme et du racisme dans le rap, qui se situerait plutôt dans sa récupération par le capitalisme. Entretien.

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On reproche au rap d’être sexiste, voire d’incarner la “culture du viol”. N’est-ce pas un peu réducteur ?

Benjamine Weill : Il y a d’abord un problème à voir le rap comme un bloc unique. Pour prendre un exemple, de nombreux cinéastes ont été accusés d’agression sexuelle ou de viol. Jamais personne n’a pour autant réduit l’art cinématographique à la « culture du viol » : l’industrie considère qu’il s’agit de cas isolés. Dans le rap, lorsqu’une situation similaire apparaît, c’est le rap tout entier qui devient une « culture du viol ». Or le rap, comme tout art, est une façon de présenter, d’assumer une vision du monde. C’est donc une question politique. D’autre part, il y a une vision primitiviste dans le fait de considérer que le rap en tant qu’art n’a pas d’histoire. De la même manière qu’on a considéré que le continent africain n’était pas entré dans l’histoire et qu’il ne produisait que de l’art primitif, il y a là un fond raciste, qui s’appuie sur une essentialisation et une réduction. Que signifie l’histoire d’un art ? Cela signifie avoir un passé, un présent et un avenir, une capacité d’évolution, d’émancipation. Refuser au rap la possibilité d’avoir une histoire, c’est lui refuser cette autodétermination. Ces réductions du rap au sexisme et au primitivisme fonctionnent sur la même structure de domination : le patriarcat, le capitalisme et la blanchité, qui sont les trois faces d’une même pyramide et se déclinent en fonction du point de vue économique, géopolitique et du vivre-ensemble. D’où l’impossibilité de pouvoir lire le rap sans en avoir une lecture intersectionnelle.

 

Est-ce que vous pourriez définir la blanchité ?

La blanchité est le système qui privilégie et valorise les personnes et la culture perçues comme blanches. C’est plus complexe qu’une histoire de couleur de peau : il s’agit d’une construction sociale. Par exemple, à l’université parisienne, personne n’explique que quand on est une femme non blanche, on ne va pas s’en sortir. La blanchité, c’est le système qui fait qu’être bien vu, être bien inséré, c’est être un homme blanc.

“Le hip-hop n’est pas une contre-révolution ; sa question est de savoir comment trouver un espace dans ce système qui correspondrait à nos valeurs”

 

Dans votre essai, vous soutenez que le rap n’a pas toujours été considéré comme une culture sexiste, en particulier dans les années 1990…

Je ne dis pas qu’il n’y avait pas de sexisme dans les années 90 ; seulement, on ne le vivait pas au même endroit et de la même manière. Dans la culture hip-hop, qui démarre aux États-Unis avec un enjeu de sublimation de la violence et de réappropriation de son environnement urbain, il y avait une inclusivité à la McDonald’s avec son fameux slogan « Venez comme vous êtes ». L’esprit était d’une certaine manière républicain : il s’agissait de venir comme on était, malgré nos gueules cassées, malgré nos histoires un peu ravagées, malgré le sentiment d’exclusion. Il y avait aussi des femmes dans les soirées hip-hop qui prenaient le micro, plus que dans les soirées punk ou rock. Le sexisme était plus ordinaire qu’idéologique. Il faut savoir distinguer le racisme ou sexisme ordinaire, qui relève d’habitudes culturelles apprises dans un système patriarcal blanc capitaliste, et le racisme ou sexisme idéologique, qui est théorisé. Le premier se déconstruit, se travaille, alors que le second ne se déconstruit pas : il s’attaque. Dans le rap, le sexisme est surtout ordinaire. Il y avait bien sûr des choses très sexistes, comme À propos de Tass (1995) du groupe Tout simplement noir, texte le plus misogyne qu’on ait jamais eu. En même temps, c’est l’un des groupes qui exprimait le plus crûment la vie des quartiers à cette époque ; moi, j’adorais. Quelque part, cette misogynie était très drôle pour nous en tant que femmes, parce que c’était tellement caricaturé qu’il y avait presque un retournement du stigmate.

“Le capitalisme a pour objectif de vider son objet de tout sens politique. C’est ce qui est arrivé au hip-hop français, qui était marqué par une culture du collectif, de l’union”

 

Vous faites la distinction dans votre livre entre “le sale” comme esthétique du cru, qui peut avoir un renversement humoristique, et le sexisme pur et dur. 

Le « sale » comme esthétique du rap, c’est l’idée du renversement des termes. Dans Nouvelle École, la téléréalité de rap actuellement diffusée sur la plateforme Netflix, le rappeur Julien Schwarzer, dit SCH, qui est un membre du jury, a un gimmick [une expression récurrente] qui est de commenter « Tu as des placements [des manières de poser voix et texte sur l’acompagnement musical] bêtes », en tant que compliment. Faisons un peu de grammaire et de linguistique : le fait de mettre l’adjectif « bête » avant le nom « placement » le situe au premier degré : un « bête de placement », c’est un excellent placement. Alors que quand l’adjectif vient après, il devient une expression, il devient métaphorique. C’est un renversement de la grammaire elle-même. On touche ici à l’esthétique du « sale », qui n’est pas une esthétique puante et poussiéreuse. C’est une esthétique lancinante, qui peut être un peu terrifiante à certains endroits, comme avec les genres de la trap music [terme définissant à l’origine les ghettos d’Atlanta, aux États-Unis, où le trafic de drogue s’effectue dans des trap houses, des « maisons-pièges » qui trap (« piègent ») le trafiquant dans le cycle de la vente pour survivre, ayant ensuite évolué pour désigner le style rythmique et musical de rap dominant internationalement la scène hip-hop depuis les années 2010] ou de la drill [une évolution du genre aux sonorités encore plus sombres, oppressantes et agressives, dont les textes se concentrent sur l’expression crue des violences et des blessures], mais qui viennent signifier comment un environnement a priori négatif peut se réapproprier d’un point de vue positif. C’est le retournement du stigmate. Damso [un rappeur belgo-congolais contemporain à succès dans le monde francophone] explique aussi que le sale est une esthétique qui a du sens quand on vise autre chose que la simple revendication capitaliste. Il doit y avoir une visée. 

 

De ce point de vue-là, comment le hip-hop ou le rap pourrait-il constituer un outil d’émancipation pour les sujets “postcoloniaux” ?

La première étape pour pouvoir entrer dans la culture hip-hop, c’est de s’être un peu émancipé d’une représentation purement capitaliste du monde. Ensuite, le hip-hop peut être une manière de s’émanciper parce qu’il consiste à créer une façon de vivre et de s’épanouir à côté du système – et non pas en-dehors. Le hip-hop n’est pas une contre-révolution ; sa question est de savoir comment trouver un espace dans ce système qui correspondrait à nos valeurs.

“Le capitalisme ‘essore’ le rap jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la matière première brute : du divertissement”

 

Quelle est la différence entre la culture street et la “street cred’” ?

La culture street, c’est celle de la débrouille, du système D. Elle relève du hustling, qui consiste à « travailler pour chaque dollar produit » et subsister par tous les moyens. Cette culture de la rue est une culture de la solidarité : le hustling mène à la redistribution. La « street crédibilité », elle, est construite par les maisons de disques, les radios et les institutions de l’industrie musicale. Elle relève de l’individualisme capitaliste. Sa figure par excellence est l’Américain Jay-Z, qui promeut la culture de la réussite individuelle et entrepreneuriale. La « street crédibilité », c’est aussi afficher son blason de gangster, sa domination et son pouvoir. Cela mène à une association raciste entre gangstering et non-Blancs. Les corps des hommes non blancs deviennent des corps sauvages, dangereux. Cette représentation est ce sur quoi l’industrie musicale capitalise, parce que c’est ce qui vend le mieux.

 

De quelle manière le capitalisme a-t-il façonné et dépolitisé le rap ?

Le capitalisme a pour objectif de vider son objet de tout sens politique. C’est ce qui est arrivé au hip-hop français, qui était marqué par une culture du collectif, de l’union. En dépolitisant le rap, le capitalisme le récupère pour ne garder qu’un hustling à l’américaine. Cette nouvelle image du rap est celle que les producteurs lui donnent. Ce sont eux qui font fantasmer les quartiers populaires en tant qu’espaces violents, intolérants etc. Le capitalisme « essore » le rap jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la matière première brute : du divertissement.

“En dépolitisant le rap, le capitalisme le récupère pour ne garder qu’un ‘hustling’ à l’américaine”

 

C’est ce que vous appelez la fétichisation ?

Exactement – le signifiant unique devient un indicateur absolu. On lisse le rap, mais pas comme la variété : la variété est civilisée, le rap est sauvage. Dans les théories du marketing, on apprend qu’il faut mettre en avant un concept, une idée, pas deux. On fait du rap sa propre caricature. Les rappeurs, en reprenant ces stéréotypes, adoptent les codes du capitalisme de la blanchité et du racisme.

 

Est-ce qu’on peut parler d’appropriation culturelle ?

Complètement. Les capitalistes utilisent le rap pour passer pour des antiracistes, quitte à renforcer le sexisme. Par ailleurs, l’opposition entre rap et féminisme participe à ce que l’essayiste Valérie Rey-Robert appelle « la culture du viol à la française », qui est cette façon de considérer que l’agresseur est toujours l’autre, c’est-à-dire le non-Blanc.

“Prendre le micro ne fait pas d’une femme une féministe ! Il faut distinguer pouvoir et puissance : la puissance est ce qui permet à soi et aux autres d’émerger, alors que le pouvoir écrase les autres”

 

Comment les rappeuses peuvent-elles se construire des identités féminines émancipées ?

Tout d’abord, prendre le micro ne fait pas d’une femme une féministe ! Ma vision du féminisme n’est pas celle du féminisme libéral, qui consiste à dire que dès qu’une femme accède à du pouvoir, elle est féministe. Il y a des femmes qui rappent sans avoir de revendications féministes, mais il y a aussi des femmes qui se réapproprient une puissance à travers le rap. Il faut distinguer ici pouvoir et puissance : la puissance est ce qui permet à soi et aux autres d’émerger, alors que le pouvoir écrase les autres. Le rap permet d’exprimer sa rage et de proposer un point de vue sur le monde incarné : la puissance du rap n’est donc pas intrinsèquement féministe, mais elle est politique. Ensuite, il y a les manières de s’approprier ce moyen et de se positionner. Quand une Eesah Yasuke rappelle les souffrances des enfants placés en foyer, comme dans Prophétie ou Chaud l’hiver, on peut considérer ça comme un féminisme queer sur certains points. Le Juiice (nom de scène de la rappeuse Joyce Okrou), à travers son personnage de Trap Mama – le personnage de boss lady qu’elle s’est forgé –, peut apparaître comme capitaliste, mais elle exprime d’abord une revanche sociale et se soucie toujours de redistribution. D’un autre côté, les musiques de Nayra relèvent d’un féminisme intersectionnel. Celle-ci a une punchline qui proclame : « Le système a mis mon identité en miettes / Je les ai ramassées pour en faire des paillettes. » Je la lie aussi à la Kahina, une reine guerrière berbère historique : il y a ici un rappel de l’identité des femmes d’origine africaine. Les identités des femmes sont multiples, et le féminisme l’est aussi. C’est pourquoi prétendre que le rap est anti-féministe, c’est maltraiter et le féminisme et le rap.

 

À qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, de Benjamine Weill, est paru aux Éditions Payot. 240 p., 20,50€, disponible ici.

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