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La Lettre de Philosophie Magazine

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12.02.2025 à 18:00

Gazon béni

nfoiry

Gazon béni nfoiry mer 12/02/2025 - 18:00

« “Full bush in a bikini !!” Non, il ne s’agit pas d’une énième variation à la laque Elnett du postiche trumpien mais d’une tendance TikTok qui, au plus profond de l’hiver, vient réchauffer autant les cœurs que les culottes. C’est la magie des réseaux sociaux qui, même contrôlés par des algorithmes malveillants programmés par des incels au bras tendu, parviennent à faire coexister la haine d’un slogan féministe détourné comme “Your body, MY choice” et l’enthousiasme de millions de jeunes femmes pour une photo où des poils pubiens dépassent d’un maillot de bain.

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Tout commence par un commentaire posté mi-janvier sur la plateforme de vente en ligne Etsy : une jeune femme y exprime sa satisfaction d’y avoir commandé un modèle de bikini en illustrant son propos d’une photo portée. Audace suprême : aucun rasoir, aucune crème dépilatoire ni bande de cire n’ont été sollicitées pour conformer ce maillot aux standards actuels de beauté, et la cliente affiche donc, comme si c’était la chose la plus naturelle et la plus anodine du monde, une toison qui dépasse gaiement du tissu. Étape suivante : une tiktokeuse tombe sur la photo en question et se filme en train de répéter comme une formule magique destinée à libérer le Jason qui sommeille en nous : “Full bush in a bikini !”, une dizaine de fois. Et des milliers d’internautes de lui emboîter le pas, au point que Vogue décrète dans la foulée que les poils pubiens sont désormais “couture”.

De la barbe du philosophe antique aux favoris IIIe République, en passant par la moustache du hipster contemporain, les poils masculins sont tantôt un emblème de pouvoir, tantôt un signe de sagesse ou de coolitude. Même lorsqu’ils perdent leurs cheveux, les hommes sont relativement peu pénalisés socialement. À présent que l’on sait que la calvitie résulte de la transformation de la testostérone en l’un de ses dérivés, la dihydrotestostérone, les chauves sont même perçus comme des modèles de virilité. Rien de tel pour les poils féminins, que l’on aime surtout cachés, rasés, épilés. Dans une enquête menée en 2020 par le collectif “Liberté, Pilosité, Sororité”, près de trois quarts des répondantes (72,3 %) disent avoir déjà rencontré une réaction négative au moins une fois dans leur vie au sujet de leur pilosité. La proportion grimpe parmi les plus jeunes : elles sont 80,4 % dans ce même cas, contre 49,4 % chez les plus de 55 ans. Le porno et sa mode des vulves imberbes, dominantes à partir des années 2000, sont les explications mises en avant.

Dans la hiérarchie des poils – car, oui, il y en a une –, les poils pubiens demeurent les plus tabous d’entre tous. Si on observe une certaine libération des poils féminins de jambe ou d’aisselle, rares, voire inexistants sont les maillots fournis sur les plages. Alors que la nudité féminine ne pose aucun problème aux artistes, du moment qu’elle s’affiche lisse et pimpante, les monts de Vénus sont en revanche sponsorisés par l’ancêtre de Body Minute option “intégral”. Il faut attendre les nus de Suzanne Valadon à la fin du XIXe siècle pour voir des femmes afficher insolemment leurs toisons – et, non, L’Origine du monde de Courbet ne compte pas : il s’agit d’une allégorie sans visage. Qu’a donc le poil pubien féminin pour nous faire tant rougir ?

Hypothèse – peut-être capillotractée, mais garantie sans repousse : potentiellement tout aussi fournies que leurs pendants masculins, les vulves féminines laissées en jachère signaleraient l’impossibilité pour les genres de se distinguer, au sens sociologique du terme. Regardées sous une ceinture fournie, la séparation et la hiérarchisation des genres sont paradoxalement moins évidentes, alors même que le sexe biologique est censé ne plus pouvoir jouer sur l’ambiguïté. À moins d’un dérèglement hormonal, pas de barbe luxuriante pour les femmes. En revanche, sous un boxer comme sous un tanga, les touffes jouent à égalité. Comme il serait dommage d’en tirer des conclusions trop généreuses en termes d’égalité de principe et de fluidité, les hygiénistes, les psychanalystes et les critiques d’art ont inventé tout un tas d’arguments scientifiques et esthétiques pour inviter ces dames à retrouver la fragilité et la vulnérabilité de leur enfance, moyennant douleur, mycoses à répétition… et beaucoup trop de temps perdu. Des arguments dont on sait désormais qu’ils résultent essentiellement de préjugés et d’une volonté de contrôle et de coercition. Alors qu’un vent mauvais souffle sur nos gazons, rappelons-nous que la résistance peut aussi se jouer au fond de la culotte. »

février 2025

12.02.2025 à 17:00

Sommet et contre-sommet de l’intelligence artificielle à Paris : deux salles, deux ambiances !

nfoiry

Sommet et contre-sommet de l’intelligence artificielle à Paris : deux salles, deux ambiances ! nfoiry mer 12/02/2025 - 17:00

Les 10 et 11 février, deux événements sur l’intelligence artificielle (IA) ont eu lieu à Paris : un sommet officiel initié par le président Emmanuel Macron, enthousiaste sur ses avancées, et un contre-sommet au Théâtre de la Concorde initié par le philosophe Éric Sadin, qui se montre, lui, beaucoup plus critique. Entre optimisme et inquiétudes, deux visions du monde s’affrontent. Reportage et retour sur les arguments des « pro » et « anti » IA.

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Le lundi 10 février se tenaient deux événements : le « Sommet pour l’action sur l’IA », organisé par la présidence de la République, et un « Contre-Sommet de l’IA » à l’initiative du philosophe Éric Sadin. D’un côté, le discours officiel très enthousiaste quant aux promesses et aux effets de ces nouveaux outils ; de l’autre, une contre-parole beaucoup plus critique et dubitative. Nous avons pu assister à ce contre-sommet et suivre en direct la retranscription de l’officiel, qui avait lieu au même moment. Le contraste nous a frappés : deux ambiances, deux éthiques, deux visions du monde et de la technique se sont déployées en ce début de semaine. Nous présentons ici les points de vue, les figures de proues, et les limites des « pro » et des « anti » IA.

 

« Toujours plus vite » ?

109 milliards d’investissement pour l’intelligence artificielle. C’est sous les auspices de cette annonce fracassante d’Emanuel Macron, que s’est tenu le grand sommet pour l’action sur l’IA, le 10 et 11 février. Chefs d’État, magnats de la « tech » et chercheurs en IA génératives se sont réunis au Grand Palais, agrémenté pour l’occasion de structures en forme de boules à facettes géantes, illuminées en bleu, blanc et rouge à la tombée de la nuit. 

“L’approche de Notre-Dame sera adaptée pour l’IA”Emmanuel Macron

Le but de cette grand-messe internationale a été martelé à plusieurs reprises par le président de la République : « Profiter de ce sommet pour aller toujours plus vite » en matière de développement de l’IA, afin de ne pas se faire doubler par le reste du monde. « L’approche de Notre-Dame sera adaptée pour l’IA », a annoncé Emmanuel Macron en référence à la mobilisation exceptionnelle de moyens qui a permis la reconstruction rapide de la cathédrale. C’est officiel : l’Hexagone entre pleinement dans « la course » à la « construction de data centers », a également affirmé le chef de l’État, qui s’est même fendu d’un « plug, baby, plug » (« branche, bébé, branche ») parodiant le « drill, baby, drill » (« fore, bébé, fore ») de Donald Trump. 

Au même moment, à seulement 700 mètres de là,  une curieuse contre-offensive s’organisait. Le Théâtre de la Concorde, plein à craquer, accueillait le contre-sommet de l’IA à Paris, intitulé « pour un humanisme de notre temps ». Présidée par le philosophe critique de la technique Éric Sadin et par Éric Barbier, journaliste et délégué syndical à L’Est Républicain, la rencontre réunissait les inquiets, les sceptiques et, plus largement, toutes celles et ceux qui se méfient de l’enthousiasme qui règne en maître au sommet officiel. Dès son commencement, le contre-sommet a été pris d’assaut par une vingtaine de militants du groupe « Révolution anti-tech contre l’IA », qui ont dénoncé la politique de surveillance à l’œuvre pendant les jeux Olympiques, entonnant des chants hostiles au président de la République et clamant leur opposition à la maire de Paris Anne Hidalgo, censée intervenir en ouverture du contre-sommet – elle a finalement rebroussé chemin. Cette intervention imprévue a déplu à la salle autant qu’aux organisateurs, mais elle a donné le ton du reste de l’après-midi, régulièrement marqué par des prises de parole intempestives, voire des invectives et des cris d’indignation appelant à plus de radicalité. 

 

Arendt ou Turing ? 

Ces deux lieux de rencontre pourtant proches semblaient donc séparés par un fossé aussi bien éthique que linguistique. D’un côté : la langue technocratique des enthousiastes de la « tech », de l’autre, les propos fleuris, voire survoltés de ses contempteurs. Citant le philosophe italien Antonio Gramsci, l’organisateur Éric Sadin a appelé de ses vœux, une « bataille des idées », sur le terrain des « représentations », censée mettre fin à « l’hégémonie culturelle » des pro-IA. Il a également cité la philosophe Hannah Arendt : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. » Un vide qui désigne, selon lui, l’absence de réflexion quant aux effets du déploiement de l’IA, qui risque à terme de façonner une « humanité dégradée » et « absente à elle-même ». 

“Les cerveaux sont simplement des machines bloquées dans l’obscurité de notre crâne”Fei-Fei Li, chercheuse en IA

Au Grand Palais, d’autres figures ont été portées en étendard. C’est le cas du mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954), pionnier dans la recherche en informatique, que la chercheuse Fei-Fei Li, professeure à Stanford spécialisée dans l’IA, a présenté comme « son héros » lors de la conférence inaugurale du sommet. Inventeur d’un test qui porte son nom – le test de Turing –, le mathématicien s’est très tôt posé la question de savoir si les machines pouvaient penser. En 2025, et selon la chercheuse, la réponse par l’affirmative semble ne plus faire aucun doute. « Aujourd’hui, nous ne nous satisfaisons plus de recevoir le cadeau de l’intelligence de la nature. Aujourd’hui, notre intelligence nous permet de créer des machines aussi intelligentes que nous, voire davantage », a-t-elle affirmé. Là où le sommet officiel voit dans l’intelligence artificielle un équivalent de l’intelligence humaine – en mieux ! –, l’officieux y voit un vide, voire un anéantissement de toute pensée.

 

Cerveau libéré vs. esprit imparfait 

Ce sont également deux visions de la pensée qui s’opposent dans ces deux sommets. Si l’on en croit encore la chercheuse Fei-Fei Li, « les cerveaux sont simplement des machines bloquées dans l’obscurité de notre crâne ». Pas de grande différence, donc, entre nos synapses et un algorithme élaboré, comme nous enseignent, selon elle, les « sciences de la cognition ». L’humanité, hybridée, déjà façonnée sur le modèle de la machine – qu’elle inspire en retour – aurait donc tout à gagner de ce surplus technologique offert par le déploiement des intelligences artificielles.

À rebours de cette conception machiniste de l’intelligence humaine, les membres du contre-sommet estiment que l’IA générative corrompt en profondeur l’esprit humain. Loin d’en appeler à une accélération de l’hybridation, ils plaident pour une prise de conscience de ses effets délétères. Lors de son intervention, le musicien Bertrand Burgalat a, par exemple, regretté que la musique générée par intelligence artificielle nous ait habitués à « une grande prédictibilité » et à « une fausse perfection rythmique et phonique ». Revenir à une appréhension plus humaine de la musique, de l’art, et de la pensée en général, impliquerait de se réhabituer aux « couacs », aux fausses notes, et aux aspérités des œuvres de l’esprit produites sans béquille technique. 

“Il n’y a que le fait main, ce qui a une âme, qui va pouvoir subsister”Bertrand Burgalat, musicien

Ces deux manières d’envisager la pensée dessinent deux champs de valeur bien distincts : d’un côté, la célébration de la perfection et de l’exactitude des techno-enthousiastes, de l’autre la valorisation de ce qui relève de « l’esprit » et de l’âme humaine, dans tout ce qu’elles ont d’imparfait, prônée par les techno-critiques. « Il n’y a que le fait main, ce qui a une âme, qui va pouvoir subsister », a ainsi prédit Bertrand Burgalat. 

Les artisans de ce contre-sommet sont peut-être en train de poser les premières pierres d’une aristocratie d’un nouveau genre en pleine formation : celles des artistes, des philosophes, des intellectuels techno-critiques qui, dans les prochaines années, feront du non-usage des IA génératives un trait distinctif, une valeur à rechercher. Cette élite fera-t-elle le poids face à la bourgeoisie d’affaire issue du monde de la finance, de la « tech » et des cryptomonnaies qu’elle cherche à combattre ? 

 

Automatisation et “business day”

Les techno-critiques du contre-sommet ont en tout cas insisté sur le sentiment de solitude, de tristesse et de vulnérabilité qu’il pouvait ressentir face à la croissance exponentielle des technologies relatives à l’IA. Dans la salle, l’atmosphère s’est faite particulièrement grave, lorsque les représentants de différents corps de métiers sont venus témoigner de la manière dont les IA génératives sont venues fracturer le sens qu’ils donnaient à leur travail. Marie Vairon, qui travaille à la Poste, a ainsi raconté l’histoire de « Lucie », un robot conversationnel qui remplace petit à petit les agents de chair et d’os censé répondre aux questions des usagers, et qui bientôt sera chargé de « coacher » les commerciaux. En guise de réponse aux inquiétudes des employés, « Lucie » a été personnifiée sous forme d’une petite statuette à poser sur le bureau des employés. Sandrine Larizza, employée à France Travail chargée de calculer les droits à l’allocation chômage, a quant à elle expliqué que son travail a été réduit à un ensemble de « micro-tâches à la chaîne », sans aucune « capacité psychique pour se mobiliser ». Une automatisation généralisée qui, estime-t-elle, « déqualifie et crée des emplois inhumains sous-traités ».  

Le grand sommet pour l’IA n’a donné aucun écho à ce genre de témoignages portés par des personnes touchées dans leur chair par les transformations à venir. L’atelier « Comment réussir l'intégration de l'IA sur le lieu de travail », qui aurait pu couvrir ses questions, était essentiellement pris en charge par des hauts représentants de comité et des grands patrons, comme Pascal Daloz (Directeur général de Dassault Systèmes) ou Roberto Suárez Santos (Secrétaire général adjoint de l’Organisation internationale des employeurs). La majeure partie des discours et des ateliers qui ont animé le sommet se sont concentrés sur la dimension lucrative de l’IA, qui a culminé lors de la journée du 11 février, avec un « business day » uniquement dédié au monde de l’entreprise. 

“On est pillé de manière journalière, on nous fait dire des choses qu’on n’a pas voulu dire”Brigitte Lecordier, doubleuse

Au contre-sommet, des traducteurs, des comédiens, des acteurs, des professionnels de l’image ont également témoigné de la façon dont les IA génératives venaient graduellement remplacer leur travail, au détriment de la créativité et des droits d’auteur. « On est pillé de manière journalière, on nous fait dire des choses qu’on n’a pas voulu dire », a dénoncé Brigitte Lecordier, célèbre doubleuse voix du personnage de Son Goku dans Dragon Ball, de Oui-oui, ou encore de Nicolas dans Bonne Nuit les petits. L’acteur Vincent Elbaz a expliqué que dans le prochain film ou il va jouer, certains plans sur lequel il apparaîtra à l’écran « seront tournés avec une IA qui reproduira [s]a silhouette », tandis que son maquillage sera réalisé en post-production. Éric Sadin a vigoureusement dénoncé la façon dont les IA vont graduellement supprimer « les corps » de chair et d’os, des acteurs et de toutes celles et ceux qui, dans l’ombre, participent à la création d’un film. 

 

Contradictions de part et d’autre

Au sommet officiel, cette inquiétude a été prise en charge par une seule voix : celle du réalisateur Nabil Ayouch, qui a dénoncé les « risques exponentiels », en matière de droits d’auteur d’une IA non réglementée. Sa prise de parole, pour le moins furtive, a rapidement été balayée par la rengaine sans cesse assénée : il faut aller plus vite dans l’amélioration et le développement des IA. Une contradiction se fait jour. Comment peut-on associer le temps long du législateur capable d’encadrer les usages de ces nouveaux outils, et le temps court – celui de l’accélération tous azimuts – prôné par Emmanuel Macron ? Une même difficulté se dessine sur le plan environnemental. Le sommet officiel en appelle explicitement à une intelligence artificielle « frugale », tandis que le président annonce un grand coup d’accélérateur à la création de nouveau data centers. Peut-on vraiment faire tenir ensemble cet idéal de sobriété avec ces grands projets de développement annoncés ? 

Si les membres du contre-sommet ont eu le mérite de donner la parole à des personnes de la société civiles véritablement concernées par les effets des IA, leur discours n’est pas non plus exempt de contradictions. L’une d’entre elles est particulièrement patente : d’un côté, ces techno-critiques manifestent un mépris profond pour la nullité – la stupidité – d’une intelligence artificielle qui ne mérite même pas le nom d’« intelligence » et ne pourra jamais égaler la profondeur de l’esprit humain. De l’autre, ils insistent sur la force destructrice d’une force qui risque de tout emporter sur son passage. Faut-il mépriser l’IA comme une stupide machine, ou faut-il la combattre comme un ennemi suprême ? est-on tenté de leur demander. Cette vive critique, portée par les différents intervenants et spectateurs présents au contre-sommet est par ailleurs marquée par une technophobie au sens littéral du terme : une peur viscérale de la technique en général. Un événement apparemment anecdotique mais représentatif de l’atmosphère qui régnait au Théâtre de la Concorde nous a interpellés : nous avons été apostrophés de manière très virulente lorsque nous avons eu le malheur de regarder notre téléphone lors de la pause. 

En dépit de leurs oppositions, de leurs limites et de leurs contradictions respectives, les deux sommets semblent partager un constat : qu’on le veuille ou non, l’IA est là, et ce que nous sommes en train de vivre est une révolution. Entre les prophètes d’un monde sans machine et les fanatiques des big data, il y a peut-être la place pour un troisième sommet. Un sommet qui poserait d’autres questions, comme l’a fait la comédienne Brigitte Lecordier, lorsqu’elle s’est adressée à la salle en ces termes : « Et maintenant, quelle société propose-t-on ? »

février 2025

12.02.2025 à 12:00

Qui est mon prochain ? Kierkegaard contre le vice-président américain J. D. Vance

nfoiry

Qui est mon prochain ? Kierkegaard contre le vice-président américain J. D. Vance nfoiry mer 12/02/2025 - 12:00

Pour le nouveau vice-président américain J. D. Vance, notre affection doit se porter avant tout vers nos plus proches relations avant de se tourner vers les autres. Il s’appuie pour justifier cette vision éminemment politique sur un supposé message chrétien… Et si le philosophe Søren Kierkegaard permettait de pourfendre cet autoproclamé « chevalier de la foi » ? 

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« Le vieux concept – très chrétien, soit dit en passant – veut que l’on aime sa famille, puis son voisin, puis sa communauté, puis ses concitoyens, et enfin seulement que l’on se tourne vers le reste du monde. Une grande partie de l’extrême gauche a complètement inversé ce concept. » C’est en ces termes que le vice-président américain J. D. Vance défendait récemment sa vision politique – celle qu’il met désormais en œuvre aux côtés de Donald Trump (lutte contre l’immigration, suspension des aides au développement, etc.)

On lui donnera sans doute raison sur la seconde partie de l’affirmation. Gilles Deleuze, un des grands penseurs de la gauche contemporaine, auquel nous avons consacré notre dernier numéro hors-série, le revendiquait (sans parler d’amour) : « Être de gauche, c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi ; être de droite c’est l’inverse. » Quant à la première formule – la hiérarchisation des amours en fonction d’une proximité géographique, sociale et affective, qui serait un grand principe chrétien –, il est permis d’être plus dubitatif. Plusieurs passages bibliques ont été brandis au secours des propos du vice-président. On lit, par exemple, dans la première épître de Paul à Timothée (5:8) : « Si quelqu’un n’a pas soin des siens, et principalement de ceux de sa famille, il a renié la foi, et il est pire qu’un infidèle. » Mais le vrai message du christianisme sur l’amour est pourtant ailleurs. Tandis que Paul proclame la fin des distinctions entre les nations, les statuts, les genres même (« il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ » – Épître aux Galates, 3:28), la nouvelle définition de l’amour est celle d’un lien inconditionnel vis-à-vis du prochain… si lointain soit-il. C’est en tout cas ce qu’affirmait le philosophe Søren Kierkegaard dans Les Œuvres de l’amour (1847).

 

Le prochain, “premier toi”

Pour Kierkegaard, l’amour chrétien, l’agapé, se distingue de ce que l’on nomme l’amitié ou, en un sens ordinaire, l’amour. « Si quelqu’un pense qu’un homme, en tombant amoureux ou en ayant trouvé une amante, a appris à connaître l’amour chrétien, il se trompe lourdement. » Ce que nous appelons communément amour est tissé d’inclinaisons. Ici, nous aimons l’autre parce qu’il nous complète, nous apporte quelque chose, nous fait éprouver de la joie. Cet amour-là, personnel, est « partial » : il « discrimine », se fonde sur des « différences » : celui-ci ou celle-ci, et pas celui-là ou celle-là. C’est aussi un amour qui conserve toujours une dose d’« égoïsme » : j’aime l’autre par rapport à moi, pour ce qu’il me fait vivre et ressentir. À cet autre-là ne peut s’appliquer le principe chrétien : « Aime ton prochain comme toi-même ». Je n’aime pas cet autre comme je m’aime moi, je l’aime comme un autre, dans sa particularité, avec ses qualités que j’ai besoin de temps pour découvrir et apprécier. Ce n’est pas en ce sens que j’approche le prochain.  « On ne se rapproche pas du prochain, car le prochain est le premier toi », écrit Kierkegaard.

“L’amour du prochain a vraiment un objet qui est sans discrimination”Søren Kierkegaard

L’enseignement du christianisme, pour Kierkegaard, est donc à l’opposé de l’amour au sens convenu, d’une personne doté de traits particuliers et propres à lui seul : « L’amour du prochain a vraiment un objet qui est sans discrimination. » Je l’aime simplement en tant qu’il est, au-delà de toute particularité. Même l’ennemi peut et doit être aimé en tant que prochain. Le prochain est, positivement, un être sans qualités. « Le prochain est l’autre homme en ce sens que l’autre homme est tous les autres hommes. » Par conséquent, « si un homme aime son prochain dans un seul autre homme, alors il aime tous les hommes ».

 

L’amour chrétien, grand égalisateur

S’ouvrir à cet amour exige de « fermer les yeux » : « Alors, lorsque votre esprit n’est pas distrait et détourné par l’examen de l’objet de votre amour et de la différence dans l’objet, vous devenez simplement une oreille pour entendre la parole du commandement qui vous a dit, à vous et à vous seul, que “tu” aimeras ton prochain. » À la rencontre du « premier tu », le « je » aussi devient un « tu » auquel s’adresse le commandement. Arrachant l’ego, l’amour chrétien est le grand égalisateur. « Roi, mendiant, savant, riche, pauvre, homme, femme et ainsi de suite, nous ne nous ressemblons pas, c’est justement là que résident nos différences ; mais comme prochains, nous nous ressemblons tous inconditionnellement. La différence est la confusion de l’existence temporelle qui marque chaque homme différemment, mais le prochain est la marque de l’éternel en sur chaque homme. »

Pour Kierkegaard, la Bible fait sans cesse signe dans cette direction. Rappelant l’exemple du Christ, le philosophe écrit : « Son amour ne faisait aucune différence, pas même […] entre sa mère et les autres hommes, car il désignait son disciple et disait : “voici ma mère”. Encore une fois, son amour ne faisait aucune différence entre ses disciples, car son seul désir était que chacun devienne son disciple. » L’amour chrétien n’a pas de bornes : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » (Actes, 1:8) Il faut aimer jusqu’à l’autre que l’on ne connaît pas, l’autre qui ne s’est pas encore présenté à moi. 

“L’idée d’une progression de l’amour par cercle concentrique est étrangère au christianisme, du point de vue de Kierkegaard”

Cette indiscrimination de l’amour ne veut évidemment pas dire, pour Kierkegaard, qu’il faille aimer le plus lointain davantage que le plus proche, géographiquement, socialement, culturellement – pas plus qu’il n’est question d’aimer l’autre plus que soi-même. « Le christianisme enseigne qu’il faut aimer tout être humain, donc aussi sa femme et son ami, en toute conscience. » Il est même bien normal que ce soit avec eux que nous fassions, pour la première fois, l’épreuve de l’amour, car c’est d’abord à eux que la réalité concrète de l’existence terrestre nous lie. Mais l’idée d’une progression de l’amour par cercle concentrique est étrangère au christianisme, du point de vue de Kierkegaard. L’amour ne se donne pas d’abord à quelques-uns et ensuite, s’il en a encore les moyens, à d’autres plus éloignés. Dès lors que l’on aime vraiment quelqu’un, accueilli comme un prochain, on aime immédiatement tous les hommes, sans restriction. Un amour qui se réserverait, se conditionnerait, n’est pas un amour sincère : c’est un amour possessif, étriqué, égoïste, qui abdique son « infinité ». « Aimez votre bien-aimé fidèlement et tendrement, mais que l’amour pour votre prochain soit d’autant plus sacré […] Aimez votre ami avec sincérité et dévouement, mais que votre amour pour le prochain soit ce que vous apprenez l’un de l’autre dans la confiance de l’amitié ! »

Que cette éthique inconditionnelle, absolue, démesurée de l’amour soit peut-être impraticable dans la réalité terrestre – la question mérite assurément d’être posée. Mais une chose est sûre, c’est commettre un contre-sens total d’entendre, comme J. D. Vance, l’invitation chrétienne à aimer son prochain comme un précepte qui recommanderait d’aimer ses proches en priorité… C’est du moins ce qu’aurait soutenu sans réserve Søren Kierkegaard.

février 2025

12.02.2025 à 08:00

Peut-on réussir sa mort ? Rencontre entre Cynthia Fleury, Costa-Gavras et Denis Podalydès à l’occasion de la sortie du “Dernier Souffle”

nfoiry

Peut-on réussir sa mort ? Rencontre entre Cynthia Fleury, Costa-Gavras et Denis Podalydès à l’occasion de la sortie du “Dernier Souffle” nfoiry mer 12/02/2025 - 08:00

Dans son nouveau film (à retrouver dès aujourd’hui en salles) Le Dernier Souffle, le cinéaste Costa-Gavras se saisit de la fin de vie, interrogeant la liberté de décider de l’instant de sa mort. Avec l’un de ses acteurs, Denis Podalydès, et la philosophe Cynthia Fleury, spécialiste d’éthique médicale, nous les avons réunis pour un dialogue exceptionnel et passionnant. Nous vous proposons de le découvrir en avant-première avant sa publication dans notre nouveau numéro.

février 2025

11.02.2025 à 18:00

De la démocratie (contre le droit) en Amérique

nfoiry

De la démocratie (contre le droit) en Amérique nfoiry mar 11/02/2025 - 18:00

« La première grande bataille de Donald Trump est lancée. Elle oppose son équipe à la justice qui tente de suspendre ses décisions – remise en cause du droit du sol, gel de dépenses fédérales, suppression de l’agence d’aide internationale, prise de contrôle des systèmes de paiement du Trésor américain, etc. L’exécutif résiste. Or, s’il réussit à mater le droit, le pays entrera vraiment dans une nouvelle dimension, sous l’égide de Carl Schmitt et d’Alexis de Tocqueville.

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Le premier mandat de Donald Trump avait en partie échoué du fait de la résistance de la justice et des hauts fonctionnaires. Les premiers avaient retoqué une bonne partie de ses décrets, tandis que les “adultes dans la pièce” avaient endigué les élans du président. “Trump 2” est mieux préparé. Il entend se débarrasser des agents de l’État rétifs à sa révolution et est sur le point de faire accepter la nomination des plus invraisemblables freaks complotistes liés à la Russie à des postes clés de la santé et du renseignement. Reste maintenant à mettre au pas la justice, pilier de la démocratie américaine. Il suffit de lire le New York Times du jour pour comprendre que le combat est engagé. Alors qu’un juriste considère que “les actes inconstitutionnels et illégaux systématiques créent une crise constitutionnelle”, c’est la première fois qu’un juge fédéral, celui de Rhode Island, affirme expressément que l’administration Trump désobéit à un mandat judiciaire. Pendant ce temps le vice-président J. D. Vance assure que “les juges ne sont pas autorisés à contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif”, car “ toute contestation juridique contre lui n'est rien de plus qu'une tentative de saper la volonté du peuple américain”. Les jours qui viennent seront donc décisifs, car, si le droit est respecté, l’exécutif devra reculer. Or, aux yeux de la nouvelle équipe au pouvoir, c’est juste impensable.

Remettre en cause la primauté du droit ressemble à une hérésie aux États-Unis, car c’est lui qui a institué l’État. La Déclaration d’indépendance énumère, en préambule, les droits fondamentaux, qui sont les conditions de la création d’une nouvelle communauté politique. C’est pourtant ce qui risque de se passer. En effet, la haine du droit est l’un des piliers du trumpisme. Le mépris du droit international qu’il manifeste depuis trois semaines en témoigne. Le droit serait l’apanage de ces “nice people”, éduqués et politiquement corrects, qui constituent, dans l’esprit de Donald Trump, l’élite détestée. Au nom de la défense abstraite et hypocrite des minorités, ils trahissent la volonté de la majorité. Pour le nouveau président, la souveraineté vient du peuple, pas des incompréhensibles arguties d’un code que personne ne comprend.

Ce débat est ancien en philosophie du droit. Il a opposé, au début des années 1930, l’Autrichien Hans Kelsen (naturalisé américain après avoir fui le nazisme) et l’Allemand Carl Schmitt, qui deviendra le juriste en chef du régime hitlérien. Leur querelle porte sur le rôle de l’instance suprême garantissant la constitution d’un État. Partisan d’une cour constitutionnelle indépendante, Kelsen s’oppose à Schmitt qui considère que le droit doit être subordonné au politique. Pour le premier, quoi qu’il arrive, “on doit se conduire comme la Constitution le prévoit” (Théorie pure du droit, 1934). Selon Schmitt, en revanche, affirmer que “ce ne sont pas des hommes, mais des normes et des lois qui doivent dominer et être ‘souveraines’” est absurde. En effet, “une constitution est valide parce qu’elle émane d’un pouvoir constituant (c’est-à-dire un pouvoir ou une autorité) et est posée par celle-ci” (Théorie de la Constitution, 1928). Ainsi, la constitution authentique, d’après Schmitt, “repose sur une décision politique” sous le forme d’une “volonté”. Bref, l’origine d’une constitution n’est pas “une norme éthique ou juridique”, mais un acte éminemment politique. La légitimité politique est supérieure à la légalité constitutionnelle. C’est très exactement ce que signifie J. D. Vance.

Mais à cette inspiration schmittienne s’ajoute une dimension entrevue par le philosophe français Alexis de Tocqueville. Dans son étude sur la démocratie américaine, il s’émeut d’une “tyrannie de la majorité”» (De la démocratie en Amérique, t. 1, chapitre 7) : “Ce que je reproche le plus au gouvernement démocratique, tel qu’on l’a organisé aux États-Unis, ce n’est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n’est pas l’extrême liberté qui y règne, c’est le peu de garantie qu’on y trouve contre la tyrannie.” C’est bien au nom de la majorité qui l’a élue que l’équipe Trump va essayer de bousculer le droit. Le match Kelsen-Schmitt a commencé.

J’oubliais : Tocqueville considère que ce qui se déroule en Amérique nous arrivera aussi à nous dans l’avenir. »

février 2025

11.02.2025 à 17:40

Qu’est-ce qu’être français ? Les philosophes répondent à François Bayrou

nfoiry

Qu’est-ce qu’être français ? Les philosophes répondent à François Bayrou nfoiry mar 11/02/2025 - 17:40

Le Premier ministre François Bayrou a appelé à relancer un grand débat sur ce que signifie aujourd’hui « être français ». Au-delà des droits et de devoirs de chacun, « À quoi croit-on quand on est Français ? », a-t-il demandé. Nous avons posé la question aux philosophes, de Montaigne et Voltaire à Édouard Glissant et Jacques Derrida. À vous de trouver, parmi leurs réponses, celles qui se rapprochent le plus de la vôtre.

[CTA2]

Aimer se rebeller… sauf contre Paris Michel de Montaigne

« Je ne veux pas oublier ceci : j’ai beau me rebeller contre la France, je vois toujours Paris d’un bon œil. Cette ville a conquis mon cœur dès mon enfance. Je l’aime par elle-même, plus par ce qu’elle est tout simplement que renforcée d’apparats étrangers. Je ne suis français que par cette grande cité. C’est la gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde. Puisse Dieu chasser loin d’elle nos divisions ! Si elle est entière et unie, elle est à l’abri de toute autre violence. » — Michel de Montaigne, Essais, livre III (1580). 

Ancré dans la ville et la région de Bordeaux, Montaigne fait de la rébellion un des ressorts paradoxaux de l’identité française. Diplomate et philosophe, l’auteur des Essais (1580) séjourne plusieurs fois à Paris au cours de sa vie. Celui qui fut élu maire de Bordeaux en 1581 renouvelle plusieurs fois son amour pour cette ville, notamment dans les Essais, et en fait la raison principale de sa francité. Montaigne avait perçu bien avant tout le monde le rôle qu’allait jouer la ville de Paris dans l’histoire longue, centre névralgique de la nation, carrefour de l’humanité et point de rencontre d’un certain centralisme politique et intellectuel. 

La ruse, la douceur de vivre… et la sottise Voltaire

« On aperçut enfin les côtes de France. “Avez-vous jamais été en France, monsieur Martin ?” dit Candide. “Oui, dit Martin, j’ai parcouru plusieurs provinces. Il y en a où la moitié des habitants est folle, quelques-unes où l’on est trop rusé, d’autres où l’on est communément assez doux, et assez bête ; d’autres où l’on fait le bel esprit ; et dans toute la principale occupation est l’amour, la seconde de médire, et la troisième de dire des sottises.” »— Voltaire, Candide (1759). 

C’est en recourant à l’ironie et à s’attachant à la diversité de ses provinces que le penseur emblématique des Lumières définit ce qu’est, selon lui, un Français. Proposant dans Candide une critique mémorable de l’optimisme d’un Leibniz d’après qui Dieu aurait créé « le meilleur des mondes », Voltaire utilise aussi une plume ironique et impertinente pour dresser un portrait peu élogieux du peuple de France, médisant, sot ou fou, en proie à ses passions (politiques, religieuses, amoureuses). Non, pour le philosophe combattant des fanatismes, nous ne vivons décidément pas dans le meilleur des mondes (et des pays) ! 

La passion de l’égalitéJean-Jacques Rousseau

« Par quelque côté qu’on remonte au principe, on arrive toujours à la même conclusion ; savoir, que le pacte social établit entre les citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous sous les mêmes conditions, et doivent jouir tous des mêmes droits. Ainsi par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale oblige ou favorise également tous les citoyens, en sorte que le souverain connaît seulement le corps de la nation et ne distingue aucun de ceux qui la composent. » — Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762). 

C’est à un penseur genevois, critique du progrès et des Lumières, que les Français doivent peut-être la définition la plus claire de leur aspiration politique la plus profonde : l’égalité et la souveraineté. Penseur de la démocratie radicale et de la transparence politique, Jean-Jacques Rousseau pose dans Du contrat social le principe de la souveraineté du peuple. Le pacte social, établi entre tous les citoyens, met chaque individu sur le même pied d’égalité. Dans ce système fondateur où priment la liberté et l'égalité de chacun, le souverain ne distingue pas des individus mais un tout, une volonté générale. L’empreinte de cette proposition sur l’esprit français a été presque immédiate, puisque les artisans de la Révolution française se saisiront des concepts du philosophe jusqu’à intégrer l’expression de la volonté générale dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. 

La quête de la réconciliation Victor Hugo

« Cette nation des nations, ce peuple de 1830, ce peuple de 1848, cette race de géants qui écrasait les bastilles, cette patrie du genre humain qui produisait les héros et les penseurs, cette France dont le nom voulait dire liberté, cette espèce d’âme du monde qui rayonnait en Europe, cette lumière, eh bien ! quelqu’un a marché dessus, et l’a éteinte. Il n’y a plus de France. C’est fini. Regardez, ténèbres partout. » — Victor Hugo, Napoléon le Petit (1852). 

Attachés à leurs particularités et déchirés par leurs divisions et leurs tumultes politiques, les Français se veulent aussi le peuple de l’universelle réconciliation du genre humain. C’est le trait que met en avant Victor Hugo dans son opposition à Napoléon III. Grande plume romantique, Victor Hugo est un féroce contempteur de l’empereur, auquel il dédie un pamphlet, Napoléon le Petit. Contre le despotisme et la tyrannie, la France d’Hugo est éminemment révolutionnaire. Le peuple révolutionnaire est mythifié en une « race de géants », créatures héroïques. S’exprime à travers lui toute la communauté nationale ici rassemblée en un seul mouvement : penseurs et héros. Mais Napoléon réduit à néant les espoirs de la France retrouvée de 1789, 1830 et 1848, par son coup d’État du 2 décembre 1851. La France libérée exaltée par Hugo est meurtrie. Aux yeux du monde, elle n’est plus, et les ténèbres grondent. 

La volonté de faire valoir un héritageErnest Renan

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. »— Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? (1882).

Ernest Renan prononce en Sorbonne en mars 1882 un discours qui marquera durablement la philosophie de la nation française. Principe spirituel, la nation de Renan est un « plébiscite de tous les jours ». Le philosophe insiste sur une vision volontariste de la nation et une envie chaque jour réaffirmée de vivre en commun. Il s’oppose à la vision romantique allemande de la nation de Fichte et Herder, moins ouverte, qui circonscrit la nation à un peuple culturel et s’appuie sur une langue et une culture communes comme outil de la cohésion nationale. Mais il insiste aussi sur le fait qu’être français, c’est devoir assumer un passé en totalité, « indivis », alors même qu’il est contradictoire. 

Une satisfaction de soi un peu datée Emil Cioran

« La France s’est contentée d’elle-même. Ni langues étrangères, ni imports de culture, ni curiosités tournées vers le monde. Tel est le défaut glorieux d’une culture parfaite, – qui trouve, dans sa loi, sa seule forme de vie. [...] Les Français, depuis leur naissance, sont restés chez eux, ont eu une patrie physique et intime qu’ils ont aimée sans réserve et n’ont pas humiliée par des comparaisons ; ils n’ont pas été déracinés chez eux, ils n’ont pas vécu le tumulte d’une nostalgie insatiable. » — Emil Cioran, De la France (1941). 

Emil Cioran, dans De la France, dissèque sa patrie d’accueil et analyse ses grandeurs comme ses faiblesses. Écrit durant l’Occupation, Cioran évoque, à travers la France, sa propre condition, lui qui a été interdit de séjour en Roumanie, après l’arrivée au pouvoir des communistes en 1946. Le philosophe dresse le portrait d’une France orgueilleuse, à la culture parfaite, qui se replie sur elle-même et ne se compare pas avec les autres nations, que le Français cajole comme une petite chose à soi. Ils n’ont pas vécu comme Cioran le « tumulte d’une nostalgie insatiable », l’impossible retour à un pays dont le passé autrefois glorieux ne brille plus. Pourtant, soixante-quinze ans plus tard, ne serions-nous pas pleins, nous Français, de cette nostalgie ? 

Un impalpable qui colle à la peau… et à l’âmeSimone Weil

« Aujourd'hui, tous les Français savent ce qui leur a manqué dès que la France a sombré. Ils le savent comme ils savent ce qui manque quand on ne mange pas. Ils savent qu’une partie de leur âme colle tellement à la France que lorsque la France leur est ôtée elle y reste collée, comme à la peau à un objet brûlant, et est ainsi arrachée. Il existe donc une chose à laquelle est collée une partie de l'âme de chaque Français, la même pour tous, unique, réelle quoique impalpable. » — Simone Weil, L’Enracinement (1949).

Simone Weil écrit ces lignes en 1943, alors qu’elle a rejoint la France libre à Londres. Dans L’Enracinement, livre-testament et programme politique de reconstruction, Weil souhaite redonner une âme au pays et fonder l’idée d’un patriotisme de la compassion. Après la trahison d’une partie du pays acquise au régime de Vichy, il faut donner à aimer de nouveau la France. Chaque âme, dit-elle, est collée au principe spirituel de la nation, et ce sans distinction de race, de classe ni d'argent. Et pour éviter à nouveau trahison ou destruction, la philosophe conditionne ce nouveau patriotisme à une obligation envers la patrie, sous la forme d’un certain nombre de devoirs très concrets. 

Se projeter dans l’Europe… comme si elle était française Raymond Aron

« Toujours je me suis fait une certaine idée de la France. Chaque Européen se faisait une certaine idée de sa patrie et de sa destination. Étrange moment de la pensée européenne : tous les Européens avaient conscience de la force du sentiment national. » — Raymond Aron, L’Europe, avenir d’un mythe (1975). 

Est-ce un travers que partagent tous les Français, celui de voir l’Europe comme une aventure française ? C’est peut-être ce que leur reproche le penseur libéral Raymond Aron, engagé dans la France libre aux côtés de De Gaulle, critique des totalitarismes nazi et communiste, et méfiant vis-à-vis des partialités nationales. Reprenant dans un texte consacré à l’Europe la célèbre formule de De Gaulle – « Toujours, je me suis fait une certaine idée de la France » –, il fait valoir que tous les Européens se font eux aussi une idée de leur nation… Et d’inviter les nations européennes à faire en sorte que la force du sentiment national de chaque peuple européen, au lieu de les diviser, puisse raffermir l’idée européenne elle-même, préalable nécessaire, à une paix durable. 

Être hanté par des fantômes  Jacques Derrida

« La métropole, la Ville-Capitale-Mère-Patrie, la cité de la langue maternelle, voilà un lieu qui figurait, sans l'être, un pays lointain, proche mais lointain, non pas étranger, ce serait trop simple, mais étrange, fantastique et fantomal. Au fond, l'une de mes premières et plus imposantes figures de la spectralité, la spectralité elle-même, je me demande si ce ne fut pas la France, je veux dire tout ce qui portait ce nom. Un pays de rêve, donc, à une distance inobjectivable. » — Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre (1996). 

Né en 1930, à El Biar, sur les hauteurs d’Alger, alors colonie française, ayant eu à subir pendant la guerre les persécutions contre la communauté juive qui le contraignent à des études dans un lycée « réservé », le philosophe Jacques Derrida, arrivé en 1949 en métropole, se donne pour tâche de déconstruire les identités autant que les clivages de la tradition métaphysique. Rétif à toute assignation identitaire, doué pour démanteler les illusions de présence à soi que recèlent tous les patriotismes, le philosophe ne se débarrasse cependant pas complètement de son attachement à la France. Comme toutes les idées qui résistent à la déconstruction, il voit en elle un spectre, c’est-à-dire une présence creusée par l’absence et la mort mais qui ne cesse de nous hanter et auquel nous devons une certaine fidélité.

La promesse d’une créolisation à venirÉdouard Glissant

« Nous commençons à peine de concevoir qu'il est grande barbarie à exiger d'une communauté d'immigrés qu'elle “s’intègre” à la communauté qui la reçoit. La créolisation n'est pas une fusion, elle requiert que chaque composante persiste, même alors qu'elle change déjà. L'intégration est un rêve centraliste et autocratique. Un pays qui se créolise n'est pas un pays qui s'uniformise. La cadence bariolée des populations convient à la diversité-monde. La beauté d'un pays grandit de sa multiplicité. »— Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde (1997). 

Penseur martiniquais de la créolisation, Édouard Glissant a inscrit son empreinte dans le paysage intellectuel de son époque. Arborant une approche décoloniale, Glissant est très critique à l’égard de la France, qu’il estime trop fragile de l’intérieur et en proie à ses pulsions xénophobes. Glissant propose une nouvelle France, créolisée et fruit de la diversité, où les cultures s’entrecroisent et s'entremêlent dans un acte transcendant. 

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