07.09.2025 à 08:00
nfoiry
Il en fait des histoires, Emmanuel Carrère ! Dans son nouveau livre Kohlkoze – en lice pour le prix Goncourt –, il retrace l'histoire de sa famille maternelle tout en l'éclairant d'un jour nouveau. Une façon de tisser sa propre histoire ? Réponse de Michel Eltchaninoff dans notre nouveau numéro.
septembre 202506.09.2025 à 15:00
hschlegel
En quelques films marquants, Grave, Titane et Alpha pour Ducournau, et Revenge et The Substance pour Fargeat, les deux réalisatrices se sont imposées comme des figures incontournables du cinéma contemporain. Pour Valentin Husson, cela tient à la place inédite qu’elles ont su faire au corps. Il nous propose de parcourir leurs films sous l’œil de Descartes, Spinoza et Heidegger.
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Le cinéma montre plus qu’il ne dit. C’est en cela qu’il n’est ni théâtre ni opéra. Il montre la vérité des émotions, des caractères, d’une histoire vécue – qu’elle soit collective ou individuelle. Pour cela, un cinéaste n’a pas nécessairement besoin de raconter une histoire. La narration compte moins que la monstration. Cette dernière est l’acte de montrer, d’exposer à la vue. Cette ostension, dans le cinéma d’horreur ou fantastique, est ostentatoire. Cela n’a rien de péjoratif : c’est son essence même. La monstration vise à présenter, dans pareil cas, la cruauté de l’existence, sa brutalité. Cruauté vient de cruor : le sang. Ce qui est cru, cinématographiquement, est sanguinolent. Le cinéma de Julia Ducournau et de Coralie Fargeat vise cette cruelle monstration, cette exposition du monstre dans sa crudité. Car monstre, montrer, monstration sont un seul et même mot.
“Monstre, montrer, monstration sont un seul et même mot”
Sans doute est-ce cela le point commun de leurs différents longs-métrages : Grave (2016), Titane (2021), et Alpha (2025) de Julia Ducournau ; Revenge (2017) et The Substance (2024) de Coralie Fargeat. On connaît la sentence de Godard : « La photographie, c’est la vérité, et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. » Ducournau et Fargeat, c’est 24 fois la monstration d’une vérité crue par seconde, 24 fois l’étalage cruel d’une vérité monstrueuse. Si monstrueuse que personne ne veut la voir.
Ton corps n’est pas à toi : concurrence féminine et réappropriation du corpsDans le film The Substance, Elisabeth Sparkle (jouée par Demi Moore) est une star de la télé, virée à 50 ans parce qu’ayant dépassé la date limite du fantasme qu’elle incarnait. C’est à ce moment-là qu’on lui propose une solution miracle, « la substance », qui, une fois injectée, lui permettra de se dédoubler, de faire naître un clone d’elle-même plus parfait, plus jeune. Une meilleure version d’elle-même, comme on dit aujourd’hui. Le deal est simple : pour que l’expérience se passe au mieux, elle doit être une semaine l’une et une semaine l’autre. Même si elles sont deux personnes, le protocole rappelle qu’elles ne font qu’un. Elle s’injecte la substance ; la division cellulaire a lieu. Une autre femme sort d’elle en laissant l’exuvie de son corps flétri et vieilli derrière soi. La nouvelle Elisabeth s’appelle Sue (jouée par Margaret Qualley), elle est belle, ses seins tiennent fièrement, ses fesses sont fermes ; la peau est lisse, la cuisse et le ventre tendus. Sue la remplace à la télé, devient une star parmi les stars. Cette transformation nécessite toutefois l’injection d’un liquide stabilisateur obtenu par une ponction lombaire dans le corps d’Elisabeth. Mais Sue ne veut plus redevenir Elisabeth. Dès lors, elle en ponctionne qu’il n’en faut. Plus Sue maintient sa jeunesse, plus Elisabeth vieillit. Lorsque la première redevient la seconde, elle se réincarne en un corps encore plus dégradé qu’il ne l’était. Elisabeth est désormais grabataire. Elle paraît avoir 90, 100 ans. Elle veut mettre fin à l’expérience, injecte un produit pour la stopper, ne va pas jusqu’au bout, Sue se réveille. Elles coexistent toutes les deux et vont désormais jusqu’à s’entretuer.
“Faut-il que le corps meure pour revivre à nouveau ?”
Le film est complexe et fait de nombreuses références au genre du « body horror » : à La Mouche (1986) de David Cronenberg, mais à Elephant Man (1980) de David Lynch aussi. Un Portrait de Dorian Gray au féminin, en somme. Coralie Fargeat ne montre pas le corps humain en général, mais le rapport que la femme a à son propre corps, étant entendu que son corps ne lui appartient pas, mais appartient à la société, qui lui intime d’être toujours beau et désirable. C’est un film qui questionne tout encore la difficultueuse sororité qui se transforme le plus souvent en une agressivité entre les femmes, mises en concurrence sur le marché du désir.
Son premier long-métrage, Revenge, traite aussi de ce rapport au corps. L’héroïne, Jennifer (Matilda Lutz), se fait violer lors d’un séjour avec trois riches amis français. Ceux-là la laissent pour morte après l’avoir jetée d’une falaise. Empalée sur une branche d’arbre, elle se réveille. Revient à la vie. Ressuscite. C’est en tous les cas ce que montre Fargeat : une renaissance du corps, tel un phénix (qui est un symbole récurrent du film). Jennifer en vient à se réapproprier son corps par la vengeance. Se mettant à la poursuite de ses bourreaux, elle les tue un par un. Comme s’il fallait que son enveloppe physique meure pour qu’elle revive à nouveau.
Le corps, ce grand dérangementToute l’œuvre de Ducournau met également en scène cette complexité du rapport à soi. Dans Grave, Justine (Garance Marillier) complexe de son corps d’adolescente qui change et se transforme. Jeune étudiante vétérinaire, elle est bizutée et doit manger le rein d’un cheval. S’ensuit une mutation radicale où elle devient cannibale, assoiffée de sang et de chair humaine. Et c’est vrai que ça bouffe le corps, ça nous bouffe, et ça nous ronge de l’intérieur, jusqu’à se ronger les sangs, jusqu’à ne plus savoir quoi en faire de cette charnelle tunique de Nessus qui nous empoisonne la vie.
Le corps est ce grand dérangement que les femmes connaissent, non pas simplement par leurs menstruations, que Ducournau filme pour un sens dans Grave (avec un clin d’œil à Carrie, réalisé par Brian de Palma en 1976), mais encore par la grossesse, telle qu’elle est représentée dans Titane. Une grossesse que le personnage d’Alexia (Agathe Rousselle) vit comme un changement qui lui est quasiment extérieur et qui l’aliène. Quelque chose se passe en elle, à son corps défendant. Elle est grosse d’un être de métal. D’où vient-il ? Qu’est-il ? L’enfant est moi sans être moi. « L’enfant est un étranger (Isaïe 49) [...]. C’est moi étranger à soi », résume Emmanuel Levinas dans Totalité et Infini (1961). Il est ma continuité et ma discontinuité. Le même et l’autre. Inévitablement, il est de l’ordre d’un Alien (pensons à la fameuse scène où Sigourney Weaver, dans le film éponyme de Ridley Scott en 1979, accouche d’un monstre), d’une aliénation familière et familiale.
“Le corps peut être une hantise, où l’on projette peur, stupeur, pétrification”
C’est ce lien familier et familial, quasi toxique, qui est montré dans Alpha : la mère de famille s’approprie le corps de sa fille, dont elle a peur qu’elle ait contracté le sida, après sa rentrée d’une fête tatouée sur le bras d’un mystérieux « A ». L’aiguille n’était pas propre, peut-être contaminée ? La mère est médecin et fait subir des tests à sa fille pour s’assurer qu’elle n’est pas séropositive. Ainsi voit-elle revenir le fantôme de son frère – Amin, incarné par Tahar Rahim – toxicomane, mort des suites du sida et qu’elle n’a pu sauver. Amin devient Alpha, et inversement. Le « A » tatoué est le symbole de cette confusion. Il devient une hantise, celle d’un corps malade pour lequel le médecin ne peut rien faire. C’est ainsi que les corps des malades admis à l’hôpital deviennent des statues de marbre. Ils sont pétrifiés comme l’est cette mère pour sa fille en qui elle voit son frère décédé. Elle projette sa peur, sa stupeur, sa pétrification. La sauvagerie maternelle, pensée par Anne Dufourmantelle, est à son comble : l’amour d’une mère pourrit l’existence de son enfant et lui vole quelque chose de sa vie par cette aliénation parentale même.
Le corps désaccordéCette vérité monstrueuse du cinéma du Ducournau et Fargeat est donc celle d’un corps désaccordé d’avec soi. Il est moi sans être moi. Ce corps supplicié nous hante tel un fantôme. Nous sommes faits de chair et d’os, et cette chair est le plus souvent vécue comme un « sac d’os », comme quelque chose d’encombrant – substance étendue détestée et dégoûtante que l’on tente, par des régimes ou des séances de sport, de sculpter à notre image, c’est-à-dire à l’image d’une société nous vendant son canon de beauté du moment. C’est le paradoxe : plus on prend soin de notre corps, plus on en est dépossédé. On le cède, de ce fait, à la société et à ce qu’elle exige de nous. Ce qui vaut à l’inverse : plus on le détruit, moins il nous appartient.
“Plus on prend soin de notre corps, plus on en est dépossédé”
Notre corps, de fait, nous est étranger : le viol de Jennifer dans Revenge est un vol de celui-ci ; le corps de Justine dans Grave change malgré elle en devenant cannibale ; celui d’Alexia dans Titane se transforme en étant enceinte d’une boule de métal ; celui de Demi Moore dans The Substance est dérobé par Sue ; et Alpha voit le sien contrôlé par sa mère médecin. Tous ces corps nous rappellent que si l’on est son corps, on ne l’a pas. Exister, c’est être exproprié. Chose que Heidegger ne cesse de clamer dans ses Beiträge zur Philosophie (Apports à la philosophie, 1936-38), comme Jean-Luc Nancy dans Corpus (1992) après lui. Variation éternelle autour du Phédon de Platon, où celui-ci soutient que « le corps est le tombeau de l’âme ». Le tatouage, si à la mode, n’est qu’une tentative de réappropriation de celui-ci. L’homophonie, totalement contingente, en français, de tatou qui s’entend comme « t’as tout », est parlante. Mon corps – le plus souvent – je ne l’ai pas, je le hais. Vérité ô combien féminine, et féministe chez Fargeat et Ducournau, mais qui s’étend au corps générique de l’être humain. C’est cela l’horreur de la condition humaine, le fameux body horror.
« Nous ne savons pas ce que peut un corps », écrit Spinoza dans l’Éthique (1677). Nous ne savons pas même si nous sommes ce corps ou si nous l’avons. La substance étendue de Descartes devient une substance pesante. Pire encore, elle est fondamentalement une substance distendue. Chose dilatée, gonflée, vieillie, pendante, dégoulinante de peau flétrie ou de graisse, qu’on aimerait rajeunir, tonifier, raffermir, par une substance miracle qui en ferait une chose tendue, plus qu’étendue. « Mon corps m’appartient », c’était le slogan en Mai-68 du MLF. Le féminisme de Ducournau et Fargeat affirme l’inverse : mon corps ne m’appartient pas, ou plus. La société, les hommes, et même la cruauté des femmes entre elles, nous en dépossèdent. Cette vérité cruelle ne rend pas caduque la première, mais la réaffirme avec force comme son horizon indépassable.
Pour la première fois de ma vie, j’assiste à un cinéma en train de se faire, de se créer. De prendre corps. Et rien n’est plus exaltant et passionnant.
septembre 202506.09.2025 à 08:00
nfoiry
Dans notre nouveau numéro, nous vous proposons une expérience exceptionnelle : nous avons invité le philosophe Vincent Descombes à éprouver les capacités d’un système d’intelligence artificielle en les faisant dialoguer sur le concept d’identité. Et, tel Socrate, c’est par le questionnement que le penseur a poussé celui qu’il appelle l’« automate » dans ses derniers retranchements.
septembre 202505.09.2025 à 18:24
hschlegel
Notre journaliste Cédric Enjalbert a vu La Femme qui en savait trop, de Nader Saeivar et Jafar Panahi, en ce moment à l’affiche. Qu’est-on prêt à perdre au nom de la liberté ? C’est l’une des questions qu’illustre sans détours ce film iranien, qui suit notamment le destin d’une femme d’un certain âge en butte au régime inique des mollahs.
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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« “Je ne peux pas me taire”, déclare sans ciller l’héroïne de ce film tourné clandestinement à Téhéran par le cinéaste iranien Nader Saeivar. Ce dernier a été le scénariste de son confrère Jafar Panahi, auprès duquel il a trouvé le courage de co-écrire La Femme qui en savait trop. Avec son titre hitchcockien, ce long-métrage construit comme une intrigue policière met en scène trois générations de femmes opprimées par le régime, et un meurtre. Il ménage une tension constante, portée par l’interprétation remarquable de l’actrice Maryam Boubani. Connue pour son engagement politique, l’actrice a été l’une des premières à retirer son hidjab lors du mouvement “Femme, Vie, Liberté”. Elle incarne ici Tarla, une femme âgée, engagée dans une quête de justice depuis qu’elle a été le témoin d’un féminicide. Enseignante, syndicaliste, elle a déjà sacrifié sa vie de famille et son confort pour défendre ses convictions. Mais jusqu’où ira-t-elle cette fois-ci pour faire valoir la vérité contre la violence du régime ? Qu’est-elle prête à perdre au nom de la liberté ? Où puise-t-elle finalement le courage de cet engagement ? Peut-être est-ce moins un raisonnement ou un risque calculé qui la pousse à agir, qu’un sentiment : celui d’être inéluctablement “embarquée”, d’être responsable en tant que “témoin” et de n’avoir pas le choix de se taire. »
La Femme qui en savait trop. Un film de Nader Saeivar écrit par Jafar Panahi. En salles.
septembre 202505.09.2025 à 17:00
hschlegel
Comme chaque année, le département d’État américain a publié un rapport sur la situation dans tous les pays du monde. Pour Valentine Zuber, historienne et autrice du livre Les droits humains, qu’est-ce que ça change ? (Labor et Fides, 2025), la dernière version n’a jamais été aussi orientée idéologiquement, rompant ainsi avec une doctrine internationale lentement élaborée depuis 1948.
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Comment interprétez-vous cette redéfinition des droits humains par l’administration américaine ?
Valentine Zuber : Le rapport du gouvernement américain utilise toujours le langage des droits humains : nous y retrouvons toutes les sections relatives au fonctionnement de la justice, aux droits des travailleurs ou encore à la protection des enfants. Pourtant, par rapport aux versions des années précédentes, un tri entre les différents droits a été opéré. Par exemple, la sécurité devient plus importante que les arrestations arbitraires. Amnesty International en avait ainsi documenté des cas, en particulier au Salvador, mais le département d’État américain écrit tout de même qu’il n’a pu s’appuyer sur « aucun rapport crédible faisant état de violations significatives des droits de l’homme ». Nous pouvons également noter une survalorisation de la défense de la liberté d’expression des individus, faisant écho aux déclarations du vice-président des États-Unis J. D. Vance qui pointait, lors de son discours à Munich en février 2025, la mise en danger de la liberté d’expression en Europe. Selon le rapport, le respect des droits humains se serait ainsi dégradé en Allemagne à cet égard pendant l’année 2024.
Comment l’expliquer ?
Dans une certaine mesure, les États-Unis sont déterminés par leur philosophie politique qui considère que les droits doivent surtout protéger les citoyens américains contre un État potentiellement intrusif. En Europe, nous aurions plutôt tendance à penser que c’est précisément l’État qui doit garantir les droits individuels. C’est ainsi que l’on peut comprendre cette critique de la restriction de la liberté d’expression en Europe, même pour des discours de haine à l’égard des immigrés ou des minorités sexuelles. Toute réglementation est ainsi assimilée à de la censure. Ensuite, ce déterminisme historico-culturel ne doit pas cacher que le gouvernement américain fait aussi valoir ses propres lignes idéologiques. S’il attaque l’Allemagne, c’est parce qu’il vise en particulier la restriction de la propagande d’extrême droite, et plus largement l’Union européenne qui a fait beaucoup d’efforts ces dernières années pour lutter contre la haine en ligne, en imposant notamment de lourdes amendes aux géants américains du numérique lorsqu’ils ne modèrent pas suffisamment les contenus diffusés sur leurs plateformes. Sans le dire explicitement, le rapport américain sur les droits humains est aussi une façon de contre-attaquer la politique de Bruxelles vis-à-vis des Gafam.
“Pour les États-Unis, toute réglementation a tendance à être assimilée à de la censure” Valentine Zuber
Manipuler les critères des droits humains serait donc une façon de se protéger, pour les États-Unis ?
Oui, et nous pouvons multiplier les exemples. L’accusation d’antisémitisme devient un moyen de disqualifier des pays comme le Brésil, dont le président Lula se rendrait coupable d’incitation à la haine des Juifs parce qu’il a utilisé le mot « génocide » pour parler de la guerre que mène Israël contre Gaza. Mais c’est aussi, sur le plan intérieur, une façon de critiquer une partie du discours de la gauche américaine. De fait, dans le rapport du département d’État, les questions des droits des femmes, les discriminations envers les personnes LGBT+ ou les poursuites contre les immigrés sont marginalisées. Et c’est une façon de se protéger des accusations que d’autres pays pourraient leur faire en retour. Ils minimisent ainsi des actes qui leur seraient légitimement reprochés s’ils se conformaient vraiment à la conception historique et libérale des droits humains.
Derrière l’influence des idéologues de Donald Trump, quelles sont les inspirations de cette redéfinition ?
Nous retrouvons évidemment l’influence prépondérante des courants évangéliques de la droite dure qui soutiennent activement le mouvement MAGA. Cela explique ainsi la défense farouche de la liberté religieuse. Le vice-président américain avait par exemple critiqué la police écossaise qui avait arrêté une vieille femme parce qu’elle priait devant une clinique où l’on pratiquait l’avortement. Côté écossais, c’était une atteinte au droit des femmes ; côté américain, une restriction illégitime à la liberté religieuse. Chez certains évangéliques, la liberté première est la liberté de témoigner de sa foi chrétienne, même si cela doit passer par des actes antisociaux. En 2018, la Cour suprême des États-Unis avait quand même donné raison à un pâtissier qui avait refusé de faire un gâteau de mariage pour un couple homosexuel au nom de sa liberté religieuse. Si par ailleurs, nous considérons le soutien très net apporté par l’administration américaine au gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou, nous pouvons aussi évoquer l’influence majeure du sionisme chrétien, un mouvement idéologique peu connu en Europe. Celui-ci, regroupant essentiellement des protestants évangéliques, considère que lorsque les Juifs seront tous enfin réunis sur la terre promise, ils se convertiront massivement et la fin des temps pourra arriver. Ce récit de type eschatologique s’est associé, avec le temps, à la défense du droit des Juifs à se rassembler dans un même État, même si cela se fait au détriment de ses autres occupants. Ce mouvement religieux ancien est très largement réactivé par l’administration actuelle.
“Chez certains évangéliques, la liberté première est la liberté de témoigner de sa foi chrétienne, même si cela doit passer par des actes antisociaux” Valentine Zuber
Cette prise de distance vis-à-vis de la philosophie des droits humains est-elle inédite ?
Les États-Unis ont toujours conservé une certaine distance avec le système international des droits humains auquel ils ont pourtant grandement contribué à l’origine. Ils ont été ainsi très actifs dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais aussi des pactes et des conventions multilatérales qui ont suivi, même s’ils n’ont finalement pas ratifié les plus contraignants. Par exemple, les éventuels jugements de la Cour pénale internationale vis-à-vis de citoyens américains ne sont pas reconnus par les États-Unis. Par ailleurs, le rapport annuel sur l’état des droits humains dans les pays du monde est une compétence que ces derniers se sont auto-octroyés. Pour être réellement objectif, ce rapport devrait être rédigé par les organismes dédiés aux Nations unies. C’est en raison de cette mainmise américaine que la neutralité de ce rapport en matière de recommandations en matière de droits humains tels qu’ils ont été définis par l’assemblée des différents peuples après la Seconde Guerre mondiale, reste toujours sujette à caution. Sa dernière livraison prouve encore que les Etats-Unis ont interprété leur conception des droits humains dans une perspective à la fois culturaliste et encore plus orientée idéologiquement qu’auparavant.
Pour quelles conséquences, d’après vous ?
Les États-Unis sortent un peu plus de l’ordre international et de sa doctrine lentement et péniblement édifiée tout au long de la seconde partie du XXe siècle. Ils produisent leur propre conception des droits humains, comme l’ont fait de leur côté certains pays arabes, au prétexte de leur allégeance aux valeurs islamiques, ou plusieurs pays asiatiques. À la suite de Singapour dans les années 1980, la Chine a ainsi déclaré que le respect des « valeurs asiatiques » devait être privilégié par rapport à celui des principes historiques des droits humains. En opérant un rapprochement entre le néoconfucianisme et le marxisme du Parti communiste chinois, les droits collectifs doivent alors primer sur les droits individuels, le développement économique est plus important que les libertés politiques et le rôle de la famille est privilégié. À travers ces différentes contestations culturalistes, le caractère universel des droits humains est particulièrement menacé.
“Les États-Unis ont toujours conservé une certaine distance avec le système international des droits humains auquel ils ont pourtant grandement contribué à l’origine” Valentine Zuber
Beaucoup de pays reprochent aussi à la philosophie des droits humains d’être très déterminée culturellement…
Oui – ce serait même, pour ceux qui en contestent l’universalité, une manifestation néocoloniale et impérialiste de l’Occident tentant d’imposer ses propres valeurs au reste du monde… Il n’empêche que dans de nombreux États, y compris les plus autoritaires, nous trouvons toujours des personnes qui militent pour l’établissement et le respect des droits humains dans leur pays. Ils se réclament d’abord de cette philosophie libérale qui serait la meilleure garantie de leur liberté et de leur dignité en tant qu’être humain. De plus, si la conception des droits humains est bien née dans un terreau occidental chrétien, ses inspirations ont toujours été multiples. Celles-ci découlent de l’influence de la philosophie des Lumières en France, mais aussi de l’affirmation de la primauté de la liberté religieuse américaine, qui a permis la coexistence de différentes croyances sur son territoire, et finalement de la mise en avant d’une philosophie libérale faisant de l’individu et de la garantie de ses libertés l’objectif d’un bon gouvernement. Certains mettent aussi en avant l’influence des théoriciens d’un droit naturel qui serait identique dans les fondements de toutes les cultures humaines. Enfin, d’autres courants philosophiques et religieux trouvent des correspondances dans leurs sagesses propres avec les principes laïques défendus par les droits humains. La question des origines et de l’universalité des droits humains se pose donc depuis leur apparition et ne sont pas près d’être résolus. Ce qui est certain, c’est que leur exigence même, le respect de la dignité de tous les êtres humains sans exception, représente un véritable défi politique que les États illibéraux ne manquent pas de contester sous des prétextes divers. Et ces derniers sont de plus en plus nombreux…
Les droits humains, qu’est-ce que ça change ?, de Valentine Zuber, vient de paraître aux Éditions Labor et Fides. 152 p., 10€, disponible ici.
septembre 202505.09.2025 à 12:00
hschlegel
Est-il possible de composer aujourd’hui à la manière des maîtres baroques, et d’amener une tonalité nouvelle, une voix originale ? C’est le défi que vient de relever Patrick Ayrton avec son étonnant Astrophil & Stella (Voces8 Records, 2025), un projet un peu fou, à l’écart des modes, mais joyeux et enivrant.
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Quelle est la genèse de ce projet de disque singulier et à contre-courant, Astrophil & Stella ?
Patrick Ayrton : Depuis toujours, ma pratique de la musique classique ou baroque est très liée à l’improvisation, que ce soit à l’orgue, au clavecin ou au piano. Mais l’improvisation, ce n’est pas la liberté de n’en faire qu’à sa tête. En musique, il s’agit d’une discipline exigeante qui mobilise les règles de la composition. Et il a fallu que j’attende d’avoir presque soixante ans pour que je me dise, un beau jour, au moment du confinement : « Et si je couchais sur le papier toutes ces choses que j’ai sorties de moi, au fil du temps, dans mes improvisations ? Si j’essayais de les cristalliser de manière définitive ? » Alors je me suis lancé, et me suis mis à composer dans un style qui me passionne, celui de la polyphonie. L’art du contrepoint, une technique qui consiste à entrelacer plusieurs lignes mélodiques, a émergé à la fin du Moyen Âge. Un certain nombre de règles de composition ont été posées par les musiciens de la Renaissance et ont été utilisées par les grands maîtres du baroque. Si je simplifie un peu, c’est avec Wolfgang Amadeus Mozart que le contrepoint, qui avait été porté à des sommets de raffinement par Jean-Sébastien Bach, va être abandonné. À partir de Mozart, c’est la ligne mélodique simple qui l’emporte, on sort des combinaisons très savantes…
Patrick Ayrton, Fairy Land, sur un texte de William Shakespeare (2025)
Dans son Dictionnaire de la musique (1764), Jean-Jacques Rousseau explique justement que le contrepoint ou la recherche de l’harmonie amènent des sophistications excessives, que cela donne lieu à de la musique pour intellectuels, et il fait l’éloge de la mélodie…
Absolument – Rousseau est un visionnaire et il anticipe de quelques années sur les grandes réalisations de Mozart. Aujourd’hui nos goûts musicaux sont encore largement conditionnés par ce goût de la ligne mélodique unique, simple, légère. Pourtant, moi, ce qui m’intéresse, c’est bien la polyphonie, et je m’inspire de règles de composition plus anciennes, baroques. Rien de plus émouvant pour moi que les voix interconnectées qu’on entend chez les grands maîtres italiens comme Giovanni Pierlugi da Palestrina (1525-1594) ou Claudio Monteverdi (1567-1643). L’école italienne du XVIe et du XVIIe siècles a fasciné toute une génération de compositeurs anglais, parmi lesquels William Byrd (1539-1623) ou Henry Purcell (1659-1695), dont l’une des œuvres les plus magistrales est le Fairy Queen. À l’époque, les Anglais n’avaient pas bien compris ce qu’était un opéra ; ils pensaient qu’il s’agissait d’une sorte de music-hall, d’un happening pour lequel on réunissait des musiciens et où l’on lisait des textes, avec de la danse, des dialogues… J’ai voulu créer une musique d’aujourd’hui en reprenant cet esprit, plus humoristique, bien plus dansant que certains usages assez lourds du contrepoint qui – à juste titre – mécontentaient Rousseau.
“J’ai voulu créer une musique d’aujourd’hui en reprenant l’esprit du baroque anglais, plus humoristique et bien plus dansant que certains usages assez lourds du contrepoint” Patrick Ayrton
Mais justement, est-il possible de faire quelque chose de frais, de nouveau, à la manière de la musique baroque, en 2025 ?
L’un de mes maîtres, à qui j’ai envoyé le disque, a parfaitement saisi l’essence de mon projet. Il m’a fait le plus beau compliment qui soit, il m’a écrit : « C’est du Purcell, avec un twist. » Qu’est-ce qui est tellement émouvant pour moi chez Purcell, et qu’on ne retrouve plus chez Bach ? Je crois que c’est une certaine manière de jouer avec la dissonance, très caractéristique du baroque, et que l’époque classique va rejeter. Chez Purcell, il y a des aspérités. C’est un coloriste. Il laisse des silences. Il est maniériste à l’italienne. Quand vous écoutez Bach, disons que c’est l’équivalent dans le domaine de la peinture d’un Rubens. Mais Purcell, c’est un Caravage. Il jette de la couleur de manière très vive – puis tout à coup, il obscurcit l’atmosphère.
Le goût pour la dissonance, c’est donc ce qui fait le lien entre le style baroque et nous ?
Oui, car j’ajoute aussitôt qu’Astrophil & Stella puise à une autre source d’inspiration. Je suis de la génération du rock progressif. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup écouté des groupes comme Yes, Genesis, Gentle Giant ou encore King Crimson. Quand j’étais adolescent, j’étais dingue de cette musique ! Parce que c’est du rock symphonique, qui se nourrit énormément des maîtres anciens. Même Queen est encore dans cette mouvance. D’ailleurs je digresse, mais un jour, à quinze ans, j’ai passé une soirée avec Freddie Mercury et Brian May. Ils avaient besoin d’un petit son d’orgue pour un de leur disque, et moi j’étais organiste dans une petite église anglicane, où j’accompagnais les offices. Un copain ingénieur du son collaborait avec les Queen sur leur album Jazz (1978), et quand ils ont réclamé d’avoir de l’orgue, ils sont venus à moi, ils ont enregistré quelques notes avec la technologie de l’époque, éloignée de celle d’aujourd’hui. Pour me remercier, Freddie Mercury m’a invité au pub, un lieu où je n’avais pas le droit d’aller, interdit au moins de 18 ans. Ils m’ont payé une bière. Or, ces gens étaient nourris des musiques qui les avaient précédés. Ils connaissaient parfaitement le baroque et le classique, comme ce fut évident lors de notre conversation. Prenez les notes de We Will Rock You, par exemple : elles sont très proches de celles de l’Amen de Johannes Ockeghem (1420-1497), un compositeur méconnu. En fait, en musique, on n’invente rien. Mais pour en revenir à Astrophil & Stella, j’ai utilisé les règles de la polyphonie à la façon d’un Purcell, mais le twist que je leur ai apporté vient clairement du rock progressif.
“Quand vous écoutez Bach, c’est l’équivalent dans le domaine de la peinture d’un Rubens. Mais Purcell, c’est un Caravage. Il jette de la couleur de manière très vive – puis tout à coup, il obscurcit l’atmosphère” Patrick Ayrton
Que diriez-vous pour guider l’écoute d’un de vos morceaux, par exemple Fairy Land, que vous avez composé mais également dirigé en choisissant vous-même vos musiciens ?
J’ai rassemblé un orchestre tel que Purcell l’aurait connu, avec des violons, un hautbois, des flûtes à bec, très présentes dans l’Angleterre du XVIIe siècle, et un théorbe, soit un luth avec un immense manche pour faire des notes d’accompagnement très graves. Il me fallait un clavecin, instrument à partir duquel on dirigeait, un orgue positif, mais aussi des percussions et, surtout, du chant, assuré ici par la talentueuse soprano anglaise Lauren Lodge-Campbell. Fairy Land dure quatre minutes. Il est composé à partir d’un texte, extrait du deuxième acte du Songe d’une nuit d’été (vers 1594) de William Shakespeare. On y est plongé dans un monde onirique, somnambule, mystérieux. Au début du texte, la reine des fées admoneste les animaux néfastes, le monde des serpents, des hérissons, ce qui pique et dérange, elle leur demande de s’écarter et de ne pas troubler son sommeil. Donc je suis parti de quelque chose d’aiguisé, d’un peu dérangeant, et j’ai utilisé des rythmes pointés, une mélodie saccadée, anguleuse. « Stay away, stay away… », « Éloignez-vous… » Et puis la reine des fées commence à chanter une berceuse elle-même, alors j’ai composé un air qui berce, en utilisant le rythme de la sicilienne, ce qu’on appelle un « 6-8 » en musique, employé pour les barcarolles, c’est un peu somnifère. La reine interrompt sa berceuse et repart dans son avertissement à tous les êtres maléfiques de la nuit, et je suis revenu à la musique de départ, avant de retrouver ma berceuse. La forme du morceau est donc très élémentaire, en A-B/A-B. Et puis, comme il me fallait une fin, j’ai rajouté ce qu’on appelle une coda. Voilà. Avec ce disque, je me suis fait plaisir, et j’ai essayé de faire plaisir à mes auditeurs. Mes musiciens me disaient que les airs leur trottaient dans la tête la nuit, ce qui est pour moi le meilleur des compliments. Je ne voudrais pas passer pour un béotien, mais avez-vous déjà croisé quelqu’un dans la rue en train de chantonner du Boulez ?
Paru chez Voces8 Records, Astrophil & Stella est disponible sur toutes les plateformes. Le profil Instagram de Patrick Ayrton est à retrouver ici.
septembre 2025