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13.01.2025 à 14:00

À propos de l'idée de constitution. Entretien avec Lauréline Fontaine

La professeure de droit public Lauréline Fontaine , qui avait critiqué le fonctionnement du Conseil constitutionnel dans un livre remarqué, La Constitution maltraitée , en 2023, examine cette fois plus largement dans son nouvel ouvrage, La Constitution au XXI e siècle. Histoire d’un fétiche social (Editions Amsterdam, 2025), l’idée de constitution, confrontant la bonne image dont celle-ci bénéficie aujourd’hui dans le monde entier à sa capacité à tenir ou non ses promesses. Elle a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre à nos lecteurs. Nonfiction : Quelle image a-t-on de la constitution ? Comment expliquer que celle-ci bénéficie d’une telle aura dans le monde ? Que peut-on attendre d'une constitution ? Lauréline Fontaine : Dans l’histoire récente, on a pu voir que beaucoup d’espoirs étaient mis dans la rédaction de constitutions partout dans le monde. Toutes les dernières « révolutions » se sont soldées par la rédaction de nouveaux textes constitutionnels : en Europe, après l’effondrement du bloc soviétique, en Afrique du Sud, après la fin de l’Apartheid, ou encore dans le monde arabe. Au Chili, si les révolutions étudiantes puis citoyennes n’ont pas encore conduit à un changement de constitution, le processus a été entamé et les travaux ont été importants. En France, des appels à un changement de constitution, qui constituerait une issue aux différentes crises politiques, sont fréquemment lancés, que ce soit par des forces politiques ou des collectifs de citoyens. Il y avait d’ailleurs eu un travail en ce sens dans le mouvement des gilets jaunes. De même, on peut constater que chaque nouvelle révision, comme celle qui a conduit à l’inscription de la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse dans le texte constitutionnel, est saluée comme une nouvelle victoire. C’est avec cette idée que j’entame l’ouvrage : le monde aime l’idée de constitution, qu’on se représente volontiers comme un bienfait. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord on aime les constitutions pour que ce qu’elles disent : la liberté, l’égalité, le bonheur de tous, ou toute valeur à laquelle on adhère. Ensuite, on les aime parce qu’on les associe à l’idée d’un contrat qui unirait l’ensemble des membres du corps social et qui obligerait les gouvernés. À ce sujet, la représentation de la constitution comme un bienfait est beaucoup le résultat des discours produits à propos des constitutions à partir du XVIII e siècle. À proprement parler, le lien entre la constitution et le peuple est purement imaginaire, car il n’a jamais rédigé la constitution, et le fait qu’il en soit à l’instigation est la plupart du temps très discutable. C’est à cet endroit qu’on peut commencer à apercevoir la notion de « fétiche » : on croit aux bienfaits des constitutions alors qu’il n’existe aucune preuve véritable, ni qu’elles soient un instrument réellement populaire, ni qu’elles aient réalisé un jour ce dont elles parlent, au moins au plan du discours social. Car il y a un point où les constitutions réussissent très bien, c’est au plan de l’institution des pouvoirs : elles sont en effet toujours un moyen d’habilitation du pouvoir qui s’exerce, que ce dernier paraisse parfaitement « dans les clous » de la constitution ou qu’il la détourne à son profit. Si la fonction théorique de la constitution est de permettre la critique du pouvoir, sa fonction effective est de soutenir et de légitimer l’exercice de celui-ci. Quelle appréciation porter sur son ou ses contenus et sa mise en œuvre ? Le repérage de différentes catégories d’énoncés dans les constitutions et le constat qu’elles n’ont pas toutes la même effectivité permet de prendre la mesure de ce qui se fait avec et par les constitutions. Il y a les énoncés qui peuvent provoquer le sentiment d’appartenance à un pays ou une nation (énoncés historiques, symboles nationaux, etc.) ; il y a ceux qui nous font adhérer à l’idée constitutionnelle en proposant des valeurs « aimables » ; et enfin, il y a ceux, en général les plus nombreux, qui ont spécifiquement pour objet d’instituer les pouvoirs et leurs procédures d’exercice. Si on constate que les énoncés les plus intéressants pour le corps social, ceux dont on se revendique le plus volontiers (l’égalité, les différentes libertés, etc.), sont aussi ceux qui ont eu jusqu’ici le moins d’effectivité (pouvons-nous sérieusement affirmer que, pour l’essentiel, nos sociétés sont égalitaires, et que les pouvoirs institués ne cessent de s’employer à y parvenir ?), cela nous aide à réaliser que l’effet principal des constitutions est bien d’assurer aux pouvoirs et aux personnes qui les exerceront une légitimité pour le faire. Cette légitimité est en quelque sorte mécanique et pas si souvent interrogée : elle repose sur le fait qu’on se représente la constitution, et ce qui en découle, comme seule de nature à donner sa légitimité au pouvoir qui s’exerce sur l’ensemble du corps politique et social. Peu importe si ce qui fait qu’on aime les constitutions – ce qu’elles racontent – ne se réalise pas, et peu importe aussi si elles donnent de la réalité politique et sociale une vision fantasmée, voire complètement fausse. Je vais jusqu’à consacrer presqu’un chapitre entier à la question de la valeur des énoncés constitutionnels qui disent le contraire des pratiques génocidaires, esclavagistes ou colonialistes de ceux qui les ont écrits, dès la fin du XVIII e siècle, aux Etats-Unis et en France d’abord, comme si les discours remplaçaient, voire effaçaient, les pratiques. Lorsqu’on présente les institutions politiques françaises de la III e République dans les manuels ou cours de droit constitutionnel et institutions politiques, on ne mentionne ni n’interroge quasiment jamais la logique colonialiste qu’elles supportaient : celle-ci était déjà à l’époque reléguée à l’idée d’exceptionnalité, alors qu’il s’agissait d’une pratique tout à fait « normale » au sens où elle n’était pas remise en cause. Elle est toujours invisibilisée aujourd’hui, comme si elle était détachable des énoncés constitutionnels.  Dans un autre registre, l’idée de République « sociale » figure à l’article 1 er de la Constitution française de 1958, ce qui contribue à la popularité du texte, tout en étant fréquemment contrariée par les différentes lois adoptées par nos institutions et superbement ignorée par le Conseil constitutionnel qui n’en a jamais fait le fondement de la moindre décision. Malgré cette réalité historique, les organes de pouvoirs investis par et selon les règles constitutionnelles apparaissent légitimes dans leurs fonctions, quand bien même ils seraient indifférents aux principes constitutionnels. Cette légitimité donnée par la constitution nous condamne à une forme d’impuissance vis-à-vis de l’exercice du pouvoir, quand bien même nous critiquons ses modalités. Même mal interprétée ou tout simplement ignorée, la constitution remplit quand même la fonction de soutenir l’exercice du pouvoir par ceux qui ont réussi à y accéder. Pour les organes de pouvoir, la constitution est donc essentielle, car elle est l’instrument à brandir pour faire taire les procès en illégitimité. Pas étonnant alors que ces mêmes pouvoirs aient produit et véhiculé, depuis toujours, des discours laudateurs à l’égard des constitutions (même s’il s’agit de critiquer leur contenu). Le maintien du principe constitutionnel est vital pour eux. La fonction de légitimation des pouvoirs institués se double au surplus d’une capacité à lire le texte et les procédures à l’avantage des pouvoirs institués, et en particulier aujourd’hui à ceux des organes et/ou forces politiques qui ressortent « gagnants » du jeu constitutionnel. C’est ce que j’appelle le « bonus constitutionnel du gagnant », offert sur le dos du corps politique et social, grâce à l’imaginaire produit par le récit constitutionnel. Comment en garantit-on, ou pas, la mise en œuvre ? Quels mécanismes la constitution prévoit-elle ou suppose-t-elle en la matière ? Quelle appréciation porter sur ceux-ci ? On dit bien sûr qu’il existe des mécanismes visant à garantir le respect de la constitution, à l’instar de la justice constitutionnelle. Toutefois, comme on peut distinguer entre plusieurs catégories d’énoncés, on peut aussi distinguer entre ce dont on veut effectivement assurer le respect et ce qui paraît en réalité indifférent aux mécanismes de garantie. C’est en tout cas ce qui ressort de l’analyse de l’histoire de l’écriture des constitutions et des pratiques : d’une part, il y a la plupart du temps une volonté faible de contraindre les organes institués à respecter le cadre constitutionnel, soit parce qu’il n’existe pas de mécanismes spécifiques de sanction (par exemple, le Président de la République en France ne se voit pas opposer d’obstacle au fait de recourir au référendum pour faire réviser la Constitution sans passer par le Parlement, alors que ce n’est pas ce qui est organisé par le texte constitutionnel, comme ça s’est passé en 1962 et 1969 et comme certains candidats à la présidence de la République en font le souhait aujourd’hui), soit parce que ces mécanismes de contrôle ou de sanction sont en réalité maîtrisés par les mêmes organes : c’est en général le cas de la justice constitutionnelle, dont l’effet est en partie neutralisé par ses conditions de fonctionnement et d’exercice. D’autre part, et comme la conséquence de cela, le respect de la constitution s’impose le plus souvent lorsqu’il s’agit de donner raison au « gagnant » et à la philosophie qui a présidé historiquement au constitutionnalisme, à savoir la protection des intérêts économiques (ce que j’analyse dans le chapitre 2 de l’ouvrage). Cette impuissance de la justice constitutionnelle à arrêter le pouvoir et son tropisme économique, je les avais montrés dans mon livre précédent, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel (Amsterdam, 2023) . Le Conseil constitutionnel français – tout comme la Cour constitutionnelle allemande ou la Cour suprême américaine – joue ainsi parfaitement son rôle de protecteur du pouvoir institué et des libertés économiques, alors qu’il est bien moins efficace dans la protection des droits sociaux, en paraissant même souvent s’extraire de la question lorsque par exemple il ne répond pas à un argument visant le principe de solidarité ( décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013 ). Pourriez-vous revenir sur la fonction de la constitution, peut-être la plus simple à appréhender, de limitation du pouvoir des gouvernants, dont vous montrez qu’elle est fortement amoindrie par toute une série de mécanismes ? Avant toute chose, on ne doit pas oublier que la motivation principale des premiers constituants historiques, aux Etats-Unis ou en France, était d’ordre économique : l’américain Madison estimait à cet égard qu’il ne fallait pas instituer un gouvernement populaire tant c’était dangereux pour la propriété, et le français Siéyès valorisait le gouvernement représentatif comme un moyen de garantir la propriété. Cette motivation s’incarnait dans la nécessité de limiter l’action de l’Etat, dont la monarchie absolue avait révélé la dangerosité à l’égard des affaires et de la propriété : parfois trop de guerres et trop d’argent dépensé sans succès, et des interventions intempestives dans le cycle économique. Pour le dire vite, contrôler et maîtriser le pouvoir d’Etat était donc devenu une nécessité absolue pour un ensemble d’hommes qui n’avaient aucun lien affectif avec le pouvoir monarchique, n’étant ni nobles, ni magistrats, ni guerriers. Et même ces derniers avaient fini par endosser les vertus du commerce libre. L’écriture du pouvoir à la fin du XVIII e siècle remplissait donc cette fonction de limitation du pouvoir, en posant deux principes essentiels : la séparation des pouvoirs, qui était censée empêcher l’abus du pouvoir, et la garantie des droits dont entendaient alors disposer les hommes « libres », c’est-à-dire les hommes propriétaires. La fonction de la constitution est donc essentiellement d’ordre limitatif. Ce n’est pas sans raison que je rappelle la motivation économique des premiers principes constitutionnels écrits. C’est, outre cette remise en contexte nécessaire, pour permettre de comprendre l’émergence de mécanismes qui secondarisent la constitution dont le rôle dans la protection des intérêts économiques n’est pas toujours garanti. Par exemple, je mets en lumière que l’inefficacité de la Constitution colombienne contemporaine vis-à-vis de la protection de la nature, dont pourtant elle déclare le caractère constitutionnel, est la conséquence de ce que d’autres normes sont privilégiées par l’Etat, notamment celles issues de traités internationaux relatifs aux investissements étrangers sur le territoire de l’Etat. Contournement donc, mais pas illogique. De la même manière, la primauté du droit de l’Union Européenne sur les normes nationales, y compris constitutionnelles, permet surtout la prévalence des normes relatives à la libre circulation des biens, services et capitaux, peut-être avant celle des personnes. S’il est vrai qu’on peut aussi parfois analyser les contournements ou évitements des prescrits constitutionnels indépendamment de l’esprit économique du constitutionnalisme, il est quand même nécessaire de garder cette question en tête. Peut-être faut-il d’ailleurs à ce sujet revenir sur ce qui s’est passé en France en 2023 : le gouvernement français a réussi à ce que l’âge légal de départ à la retraite soit acté par le biais d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale, ce qu’il n’aurait pas réussi à faire en passant par une loi ordinaire, et peut-être même pas par la loi de finances annuelle. Le recours à cette procédure spéciale de l’article 47-1 n’est pas seulement « astucieux », il est contraire à ce qu’avait organisé le texte constitutionnel. Mais le Conseil constitutionnel a validé cet usage, en recourant à un argument grossier : la mesure envisagée avait un impact sur les finances de la sécurité sociale, là où il eut fallu, pour admettre de passer par-dessus le Parlement, que la mesure soit à strictement parler une mesure de financement : ce n’est pas du tout la même chose, même si le jeu avec les mots ne permet pas forcément de l’apercevoir d’emblée. Dans de nombreux cas, comme lorsque Barak Obama a été empêché de nommer un nouveau membre à la Cour suprême des Etats-Unis entre le mois de mars 2016 et la fin de son mandat en janvier 2017, on s’aperçoit que l’organisation des pouvoirs ne permet pas que le pouvoir arrête le pouvoir, pour paraphraser Montesquieu ( « il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » , De L’Esprit des Lois, XI, 4 ). Cela pose évidemment la question de savoir si cette organisation est imaginable et si, en conséquence, les limites posées par le texte servent effectivement à quelque chose. Vous défendez dans l’ouvrage l’idée d’une histoire comparative des constitutions, qui ne fasse pas abstraction des discriminations, exploitations et déshumanisations dont celles-ci se sont accommodées sinon rendues coupables, et d’une manière dessillée de considérer le constitutionnalisme dans son rapport à la démocratie. Pourriez-vous là encore en dire un mot ? Les premières constitutions ont été écrites il y a environ 250 ans sur quelques territoires du monde occidental. Depuis, le monde entier s’est rallié à l’idée constitutionnelle, car pratiquement plus aucun pays aujourd’hui ne se passe de ce document pour fonder la légitimité des pouvoirs institués. Si on veut donc faire un bilan de ce phénomène, il est nécessaire de commencer par se demander ce qu’on cherche vraiment : s’il s’agit seulement d’analyser des discours, on peut se contenter d’analyser les textes un par un, en faisant éventuellement des rapprochements entre différents textes dans le temps et dans l’espace. On s’apercevra vite que, au-delà de leurs singularités, ils se ressemblent tous beaucoup, alors que les sociétés qu’ils concernent sont assez différentes. Mais justement, si on veut aller un peu au-delà de ce constat, et ne pas se contenter de l’axiome selon lequel il y a un « vrai » – celui libéral et occidental – et un « faux » constitutionnalisme – celui non libéral et la plupart du temps non occidental –, alors on doit surtout se demander ce qui a vraiment été réalisé avec ou malgré les constitutions. Je suis donc partie à la recherche de ce qui s’est passé dans les sociétés depuis que les constitutions s’écrivent , en ayant évidemment en tête les discours portés par elles et l’obligation qui en découle de les mettre en perspective avec la réalité des pratiques. S’il s’est agi de parler de souveraineté du peuple et/ou de la nation, de la liberté des hommes, de l’égalité entre tous, de justice ou de paix, des concepts auxquels tous les textes sans exception se réfèrent et/ou paraissent s’y reconnaître, alors comment ne pas s’apercevoir que les premières nations constitutionnelles (l’Angleterre, malgré le fait qu’elle n’ait pas de constitution écrite – c’est un apparent paradoxe sur lequel je ne m’étends pas du tout dans l’ouvrage –, les Etats-Unis et la France), l’ont été sur fond de génocide, d’esclavagisme et de colonialisme, des phénomènes avec lesquels les textes se sont arrangé ? Cela a beau être un truisme aux yeux de certains, la question n’est pas plus approfondie que cela, et on se contente de se dire que c’était une autre époque. Mais ça me paraît à moi fondamental. Contrairement à des discours trop facilement reçus, le constitutionnalisme historique n’est pas libérateur. Pas plus aujourd’hui qu’hier. À proprement parler, il n’a jamais été démocratique non plus. Il est même né dans le rejet de la démocratie, mais notre histoire a fini par donner le nom de démocratie à ce qui n’avait jamais été qualifié ainsi, par le seul effet du suffrage dit « universel » dont il faut aussi interroger la réalité, en quelque sorte sociologique. Ce sont ces différents éléments que je mets bout à bout, dans leur lien avec la question constitutionnelle, pour proposer une autre grille d’analyse du constitutionnalisme. Dans la situation contemporaine, cette réflexion pourrait être utile, au lieu que nous soyons condamnés à une forme d’impuissance analytique vis-à-vis de cette question. Vous évoquez peu la question des libertés publiques, dont le pouvoir est de plus en plus enclin à s’affranchir, et dont le lien avec la constitution est de moins en moins évoqué, pourriez-vous en dire un mot ? Sur cette question, beaucoup a déjà été dit et écrit : le sujet des droits et libertés a fait intervenir beaucoup de juristes dans l’espace public. Il n’est donc un secret pour presque plus personne que la protection et l’intérêt pour les droits et libertés sont en déclin, partout dans le monde, et dans nos sociétés occidentales de la même manière. À ce sujet, je dis d’ailleurs dans l’ouvrage que ce n’est pas tant un état d’exception qui deviendrait permanent que le pouvoir qui se « déconstitutionnalise » progressivement. Ce que j’essaie d’apporter au débat néanmoins, en creux, c’est que ce n’est peut-être pas aux textes constitutionnels que nous pouvions devoir le respect et la protection de certains droits et que, de toute évidence, les constitutions sont de quasi nul effet pour enrayer ce que je pourrais appeler la ringardisation des droits et du droit. On pense encore que l’inscription d’une question dans le texte constitutionnel est une garantie supplémentaire de sa valeur, mais cela reste très largement imaginaire et indexé à l’état de ce qui est accepté ou acceptable dans une société donnée. Et peut-être aussi faut-il faire ici une distinction entre l’aspect libéral des droits et la question sociale : le libéralisme, qui accouche du constitutionnalisme, est la conséquence d’une volonté de préserver les intérêts d’un groupe minoritaire du corps politique et social. S’il s’agit de défendre les droits et libertés, c’est historiquement parce que c’est leur respect qui permet d’assurer la continuité des affaires. Notre attachement au libéralisme explique ainsi pourquoi la justice sociale ne s’est jamais véritablement imposée comme source du bon gouvernement, et que la justice constitutionnelle ne parait pas s’y intéresser. À propos de justice sociale, l’économiste Hayek parlait, à la fois avec cynisme et lucidité, d’un « mirage ». S’il ne s’agit pas seulement que la constitution assure la stabilité de l’ordre juridique – raison pour laquelle son importance a été valorisée par les grandes institutions financières internationales depuis les années 1990 –, mais qu’elle participe à la construction d’une société plus égalitaire, nous ne devons sans doute pas attendre grand-chose du texte constitutionnel.

07.01.2025 à 09:00

Robert Darnton : l'humeur révolutionnaire à Paris au XVIIIe siècle

Dans ce Chemin d’histoire, Robert Darnton revient sur son dernier ouvrage, L'Humeur révolutionnaire. Paris, 1748-1789 (Gallimard, 2024). Liant histoire évènementielle et histoire des mentalités, l’auteur y analyse l’évolution de la mentalité révolutionnaire dans le Paris du second XVIII e siècle, à travers des moments forts qui ont marqué le cœur des Parisiens. Par quels processus, et quelles dynamiques collectives, les Parisiens du 14 juillet 1789 sont-ils devenus des révolutionnaires ? C'est cette question que Robert Darnton s'efforce de repenser, à partir de la perspective de l'information. *  Chemins d'histoire  est un podcast d'actualité historiographique animé par Luc Daireaux. Cet épisode est  le 202 e .     L’invité : Robert Darnton , professeur émérite aux universités de Princeton et de Harvard, ancien directeur de la bibliothèque d’Harvard, est l'auteur chez Gallimard d’un livre traduit de l’anglais par Hélène Borraz, intitulé L’Humeur révolutionnaire . Paris, 1748-1789 (Gallimard, 2024).

05.01.2025 à 11:00

DÉBAT - À bord des géants des mers (30 janvier 2025)

L' APSE *, partenaire de Nonfiction, vous invite à une rencontre-débat gratuite et ouverte à toutes et tous à Marseille (et également en visioconférence), le jeudi 30 janvier 2025 à 17h30 . Dans le cadre d'un cycle de rencontres-débats sur les enjeux et les problématiques contemporaines du travail, l'APSE recevra Claire Flécher , sociologue, maîtresse de conférences à l’Institut d’Etudes du Travail de l’Université Lyon 2 (IETL) et au Centre Max Weber, autour de son ouvrage À bord des géants des mers (La Découverte, 2023). Alors que plus de 90% du volume de marchandises produites dans le monde transitent chaque année par la mer, le transport maritime demeure un univers largement méconnu. Comment s’organisent ces flux de marchandises ? Que se passe-t-il sur ces géants de la mondialisation que sont les navires de commerce ? Qui y travaille, comment, et à quel prix ? À partir d’une enquête ethnographique, cet ouvrage propose de découvrir l’envers de l’acheminement des biens que nous consommons et de saisir le travail mondialisé « par le bas ». Tandis que les profondes transformations qui ont affecté le secteur ces dernières années ont instauré une rationalisation extrême, commandée par la logique marchande, ce qui faisait le sel de la vie de marin semble s’être réduit comme peau de chagrin. Dans ce huis clos de la mondialisation, le collectif de travail doit répondre à des injonctions contradictoires : assurer la sécurité de tous tout en transportant davantage et en flux continu, garantir des formes de solidarité malgré les inégalités de statut et de rémunération. Selon les situations, les identités de classe, de race et de genre se font et se défont, sans pour autant donner lieu à une remise en cause des hiérarchies sociales – il en va de la paix sociale à bord. Au cours de cette rencontre-débat, l'APSE explorera avec Claire Flécher les questions suivantes : Que se passe-t-il aujourd'hui sur les navires de commerce ? Comment les rapports professionnels sont-ils organisés ? Quels sont les modalités concrètes d’une « ethnographie embarquée » ? En quoi ce secteur est-il emblématique de la mondialisation et de ses effets ? Cet évènement est gratuit et ouvert à toutes et tous, mais l'inscription préalable est nécessaire. Merci de vous inscrire sur le site de l'APSE en cliquant ici pour recevoir un rappel des informations pratiques à proximité de l’évènement . Cette rencontre-débat est également proposée en visioconférence pour permettre aux personnes ne résidant pas à Marseille d’y assister. pour des raisons logistiques, merci de préciser lors de votre inscription si vous participerez sur place ou à distance (vous recevrez les instructions de connexion en ligne le jour de l’évènement). Retrouvez également sur Nonfiction un entretien avec Claire Flécher, « Des vies de marins, à l'heure de la mondialisation », réalisé par Jean Bastien. --- (*) L' Association Pour la Sociologie de l'Entreprise (APSE) , fondée en 1998 par le sociologue Renaud Sainsaulieu, est une association d'intérêt général réunissant chercheurs, sociologues en entreprise, étudiants et professionnels. Elle organise depuis plus de 25 ans des rencontres régulières sur les usages de la sociologie dans le monde économique afin de mieux comprendre les situations de travail et les entreprises pour contribuer à les transformer.

16.12.2024 à 19:20

L’odyssée contemporaine d’un jeune migrant en bande dessinée

Dans une autre vie, Antonio Altarriba enseignait le français à l’université de Vitoria-Gasteiz (Pays basque espagnol). En 2011, avec son roman graphique L’Art de voler ( El arte de volar [2009], dessin de Kim, Denoël Graphic), un cap est franchi. Il dévoile le parcours de son père, républicain espagnol antifranquiste durant la seconde partie du XX e siècle, qui se suicide à 90 ans en sautant du quatrième étage de la maison de retraite. Ensuite, sa trilogie, Moi, assassin (2014), Moi, fou (2018) et Moi, menteur (2021) lui permet de continuer à se consacrer à l’écriture de scénarios. Un récit puissant Pour Le Ciel dans la tête , Altarriba s’attaque à la question migratoire avec un récit très fort à mi-chemin entre l’allégorie et le documentaire. Une brutalité dans le propos trouve dans le dessin de Sergio García Sánchez et les couleurs de Lola Moral un relais efficace, qui installe l’ouvrage dans le domaine artistique. Nivek, un adolescent congolais de 12 ans, trime dans une exploitation illégale de coltan. Enseveli sous un éboulement de pierres, sauvé par son ami Joseph, il tue le garde qui menace ce dernier pour abandon de poste. Acte fondateur, Nivek devient kadogo, enfant-soldat dans la milice paramilitaire chargée de surveiller la mine. De survivant, il se transforme en guerrier. L’apprentissage des armes à feu et leur cruelle utilisation lui font prendre conscience de l’inanité de son environnement. Il décide de fuir vers le nord. Au-delà du parcours migratoire, chaque étape du périple correspond à une nouvelle expérience au cours de laquelle Nivek franchit un palier symbolique. Au départ, dans la jungle, il apprend le partage et la générosité. La traversée de la savane est l’occasion de recevoir la connaissance du marabout. Fort de cet enseignement humaniste, le passage dans le désert coïncide avec la souffrance physique causée par la chaleur, mais aussi la solitude. La Libye, le retour à la civilisation, est synonyme du cynisme le plus mauvais. Traverser la Méditerranée représente l’ultime défi, avant l’éden espagnol et ses tentations futures. Le parfait équilibre Oscillant en permanence entre la rédemption d’un enfant-soldat et le parcours dramatique d’un migrant, Le ciel dans la tête interpelle le lecteur. L’exploitation, la corruption, l’humiliation côtoient la bonté naturelle, le fantastique et l’espérance. Cette ambivalence est magnifiée par la richesse graphique de Sergio García Sánchez. La composition des planches varie d’une page à l’autre ; elle tempère le récit. Des incrustations sur la planche ou une pleine page en plan large renforcent telle idée, une séquence rapide utilise la case pour insister sur le propos. Les couleurs de Lola Moral se fondent dans l’ensemble, en respectant les particularismes locaux, la jungle, la brousse, le désert sans en appuyer l’exubérance. Cet équilibre entre le sujet et sa représentation donne toute sa force au récit, de l’insupportable au lisible. Avec cette comédie humaine actualisée, Altarriba nous apostrophe : de tous les dangers que Nivek rencontre, le pire est celui qui entretient la misère ambiante pour en faire son profit.

12.12.2024 à 11:00

Réédition d’un superbe livre-objet de Niki de Saint Phalle

Un récit intime par l’une des plus grandes artistes du XX e siècle Artiste franco-américaine reconnue internationalement pour ses œuvres engagées et colorées, tour à tour plasticienne, peintre et sculptrice, Niki de Saint Phalle (1930-2002) s’est également consacrée à l’écriture et a publié plusieurs ouvrages autobiographiques illustrés, notamment Traces , livre d’abord paru en 1999 et réédité en 2023 1 . Le livre-objet publié cette année par Gallimard est un livre d’artiste, rare et longtemps introuvable, reproduit à l’identique de l’édition originale, telle que Niki de Saint Phalle l’avait imaginée. Un monstre est caché dans ce livre Au milieu des fleurs très colorées, des étoiles, du soleil, des arbres magnifiques et des lettres d’amour, tout en bleu, se cache un monstre effrayant, tout noir : « I dreamt about the monster again. » Comme si l’amour le plus fort et le plus lumineux ne pouvait pas consoler et protéger des souvenirs atroces de l’enfance, parmi lesquels l’inceste dont l’artiste a été victime et qu’elle représente en plein milieu du livre, sous la forme de ce monstre énorme et sombre qui aspire une petite nana toute nue et sans couleurs, qui ne dit qu’un mot : « Help ». Contre cette violence et cette noirceur, Niki de Saint Phalle sublime la puissance des couleurs, le pouvoir des fleurs et la force de la générosité. Dans la double-page « Here I am », par exemple, elle apparaît à gauche tout en rose et en douceur, un cœur rouge en guise de sexe, tandis qu’elle fait une liste à droite : « I would like to give you everything », en détaillant par des mots et des illustrations ce qu’elle voudrait donner : « my mouth, my heart, my money, my imagination, my breasts, my time, my terrific cooking, my everything. » Quand l’amour s’en va : des larmes et des pétales Avec les nuages et la pluie, suivis d’un immense point d’interrogation, viennent les larmes de la fin de l’amour, qui était comme une fleur magnifique : « Winter came and the petals started to fall and the flower died ». Ni rancune ni ressentiment pour autant, mais une force vive à garder en soi : « I took the petals and put them in a box. And I locked the box in my heart ». Ce livre-objet splendide se lit lentement, pour bien en savourer chaque détail, avec une jubilation intense et salvatrice, qui s’apparente à celle de l’enfant qui toujours en nous ne demande qu’à être consolé, par des histoires dont il connaît la fin, mais qui l’enchanteront toujours. Notes : 1 - Voir notre compte rendu sur Nonfiction

10.12.2024 à 19:00

Le dialogue social sous contrôle : entretien avec Baptiste Giraud

Le politiste Baptiste Giraud a codirigé avec le sociologue Jérôme Pélisse le petit livre Le dialogue social sous contrôle qui vient de paraître aux PUF, dans l’objectif de faire le point sur les évolutions du dialogue social et de la négociation collective dans notre pays. L'ouvrage vient corriger utilement les appréciations souvent très positives qu'on peut lire dans la presse, qui se félicitent de l'augmentation du nombre d'accords signés et de la promotion du dialogue social par les gouvernements successifs. Or celles-ci ne correspondent que d'assez loin à la réalité. Baptiste Giraud a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter ce livre aux lecteurs de Nonfiction. Nonfiction : L'ouvrage que vous venez de faire paraître propose de faire le point sur le dialogue social en France à différents niveaux : protection sociale et interprofessionnel, branches professionnelles et négociation d’entreprise. Avant de nous concentrer sur la négociation collective d’entreprise, pourriez-vous dire un mot des deux premiers ? Baptiste Giraud : L’objectif de cet ouvrage collectif est en effet d’éclairer les évolutions de la négociation collective et du dialogue social à ses différents niveaux, afin de mettre en relief les dynamiques d’ensemble qui en ressortent. En l’occurrence, comme le rappelle Jean-Pascal Higelé dans sa contribution, on peut d’abord observer une mise sous pression politique du paritarisme, les gouvernements laissant de moins en moins de marges de manœuvre aux dits partenaires sociaux dans la négociation des réformes de la protection sociale ou du marché du travail. Cette tendance a atteint une certaine forme de paroxysme sous la présidence Macron, créant les conditions d’une mobilisation syndicale unitaire en 2023, suffisamment rare pour être rappelée. Entre gouvernements et syndicats, la négociation s’apparente de plus en plus à une forme de « concertation », et on peut faire là le parallèle avec ce dont se plaignent beaucoup de syndicalistes en entreprise, à savoir que les discussions s’apparentent plus à des échanges formels qu’à de véritables négociations de compromis. On parle d’ailleurs souvent moins de négociation collective que de dialogue social, terme très flou comme le rappelle Élodie Béthoux en introduction de l’ouvrage, et qui peut servir à légitimer une décision politique ou patronale au motif qu’elle a été « concertée » sans pour autant qu’un compromis ait été recherché. Dans le même temps, l’État a modifié de manière substantielle les règles de la négociation collective dans un sens qui vise à affaiblir le pouvoir de régulation des négociations de branche, puisque depuis les ordonnances travail de 2017 les accords d’entreprise l’emportent désormais sur les accords de branche dans une majorité de domaines. C’est une révolution juridique majeure par rapport à l’histoire du droit de la négociation collective, qui faisait auparavant de la branche professionnelle le pilier de cette négociation. Ce rôle de régulation n’a pas disparu. Noélie Delahaie, Anne Fretel et Héloïse Petit montrent que les conventions de branche restent un cadre de référence prioritaire pour une majorité de directions d’entreprise, notamment pour une grande partie des petites et moyennes entreprises. Les syndicats y sont peu implantés et les directions perçoivent d’abord cet exercice comme une contrainte bureaucratique et normative qu’elles préfèrent déléguer à la branche. Reste que la nature des compromis négociés à l’échelle des branches est très inégale et que la nature des textes qu’elles produisent est elle-même très variable. Pour certaines, elles déterminent désormais moins des normes de droit qui s’imposent aux entreprises que des préconisations, des recommandations, une forme de soft law destinée à orienter les politiques de gestion des entreprises. Autrement dit, si les branches conservent un pouvoir de régulation, ses modalités sont en train de se recomposer. À propos de la négociation d’entreprise, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de promouvoir celle-ci, à travers toute une série de réformes menées depuis le début des années 2000. De fait, le nombre d’accords enregistrés s’est beaucoup accru. Quelle appréciation d’ensemble peut-on alors porter sur ces réformes ? C’est effectivement un premier élément important que de rappeler que les ordonnances de 2017 marquent moins une rupture qu’elles ne s’inscrivent dans la continuité d’une succession de réformes engagées depuis le début des années 2000 pour renforcer le rôle de la négociation d’entreprise dans la régulation de la relation salariale. Cette politique de décentralisation de la négociation collective a accompagné une évolution substantielle du rôle des négociations d’entreprise. Auparavant, et notamment dans les lois Auroux, les négociations d’entreprise étaient d’abord pensées comme un droit à la disposition des salariés et de leurs représentants syndicaux pour négocier des compromis améliorant leurs rémunérations ou leurs conditions de travail. Désormais, et c’est le sens de la volonté affichée de donner la priorité aux négociations d’entreprise sur les négociations de branche, la négociation d’entreprise est d’abord envisagée, du point de vue des gouvernements et des organisations patronales qui soutiennent cette inversion des normes, comme le moyen de faciliter l’adaptation des règles de la relation salariale aux exigences de compétitivité des entreprises. Par exemple en facilitant la possibilité de flexibiliser l’organisation du temps de travail. Dans ce contexte, en effet, le nombre d’accords signés en entreprise a augmenté. Notons toutefois que cette évolution n’a rien de linéaire et connaît des évolutions conjoncturelles significatives, signe que l’intensité des négociations d’entreprise reste pour partie très dépendante des obligations ou des incitations économiques à négocier mises en œuvre par l’État. Depuis les ordonnances de 2017, le nombre d’accords a certes augmenté de manière significative. C’est vrai aussi pour les petites et moyennes entreprises. Mais pour interpréter cette évolution, il faut d’abord avoir à l’esprit que le recours à la pratique de la négociation collective reste très inégal. Un accord est signé dans moins de 20% des établissements de plus dix salariés. Dans les petites et moyennes entreprises en particulier, l’absence de négociation collective reste la situation la plus fréquente. Au-delà du nombre d’accords, c’est par ailleurs la nature de leur contenu qu’il faut questionner. De ce point de vue, il est d’abord clair que la pratique de la négociation collective intervient dans un contexte où elle est de plus en plus contrainte par les évolutions du capitalisme (financiarisation, mondialisation, développement de la sous-traitance) : tendanciellement, le « grain à moudre », comme on disait, s’est beaucoup réduit. Bien sûr, les syndicats conservent dans certaines entreprises un pouvoir de négociation. Mais ce n’est pas vrai partout, loin de là. L’indicateur statistique du nombre d’accords masque de ce point de vue de grandes inégalités. Dans certains contextes d’entreprise, les syndicats ont la capacité à obtenir des compromis avantageux pour les salariés. Dans d’autres, quand les syndicats sont faiblement ancrés, que les salariés sont plus facilement interchangeables, les compromis obtenus sont beaucoup plus faibles, quand la négociation ne reste pas littéralement sous le seul contrôle des directions. Toutes ne se sont pas, loin s’en faut, converties aux vertus du dialogue social avec les syndicats. Plusieurs enquêtes montrent ainsi que dans les petites entreprises, les accords de négociations découlent en réalité de décisions unilatérales de l’employeur et aboutissent plus souvent à des mesures défavorables aux salariés (flexibilisation du temps de travail, baisse de majoration des heures supplémentaires) qu’à des progrès sociaux. Ensuite, même dans les grandes entreprises où la pratique de la négociation collective s’est institutionnalisée, le contenu de beaucoup d’accords apparaît encore très formel. Enfin, n’oublions pas que sur la dernière période, l’augmentation du nombre d’accords tient aussi à la mise en place des CSE [comités sociaux économiques], accords qui ont généralement plutôt accompagné une régression des droits syndicaux. Derrière le nombre d’accords signés, c’est donc bien la nature des compromis qu’ils servent à construire qui reste posée. Ces réformes se sont notamment traduites pour les entreprises par une obligation de négocier sur un nombre croissant de sujets ou encore d’informer et de consulter, sur ces sujets ou d’autres, leurs représentants du personnel. Or ces négociations apparaissent avoir peu d’effets sur l’émergence de nouveaux droits pour les salariés, même si certaines dispositions peuvent y contribuer à la marge. On observe surtout peu d’amélioration quant à la possibilité pour ces instances représentatives de peser réellement sur les orientations ou les décisions de l’entreprise. Comment l’expliquez-vous ? Dans la volonté de faire des dispositifs de la négociation d’entreprise le socle de construction de nouveaux compromis salariaux, le champ des négociations d’entreprise s’est en effet considérablement élargi. D’un côté, il a été offert aux directions d’entreprise la possibilité d’en faire un levier pour négocier les modalités d’adaptation des rémunérations et des organisations du travail aux stratégies de compétitivité de l’entreprise. De l’autre, l’État en a aussi fait l’outil privilégié pour négocier, en échange, de nouveaux droits en faveurs des salariés, par exemple sur le terrain de l’égalité professionnelle, des conditions de travail et de la formation professionnelle. Sur ces derniers points, les enquêtes convergent cependant pour constater que si ces questions font l’objet de négociations plus fréquentes, les accords qui en ressortent sont tendanciellement assez pauvres dans leur contenu. Cela est d’abord lié au cadre juridique des négociations : l’État incite ou oblige à ouvrir à des négociations mais n’impose aucune obligation de résultat, puisque les négociations peuvent généralement se conclure par une décision unilatérale de l’employeur. Et j’ajoute que le contrôle de l’application des accords est très faible. C’est cohérent avec la philosophie qui a présidé à la promotion de la négociation d’entreprise ces dernières années, puisqu’elle est pensée comme un instrument permettant d’assouplir le cadre normatif qui s’impose aux entreprises. Le législateur défend ce faisant une conception beaucoup plus procédurale que substantielle de la négociation collective : l’essentiel est que les partenaires sociaux développent une culture du dialogue sur ces sujets, beaucoup plus que de s’assurer de l’effectivité des droits que ces échanges permettent d’instaurer. Or le contexte économique de ces négociations est, on l’a dit, très contraint, et les syndicats sont globalement affaiblis dans leur capacité de mobilisation collective. Les salaires et la défense de l’emploi demeurent les enjeux sur lesquels il leur est plus facile de (re)mobiliser les salariés. Sur les autres sujets, cela reste très compliqué, et cela ne les aide clairement pas à inciter les directions à davantage de compromis. En revanche, sous couvert de rationalisation, les moyens et les possibilités d’action autonome des délégués syndicaux et/ou des représentants du personnel ont été sensiblement réduits. Cela a été notamment le cas à travers la réforme des CSE et les ordonnances de 2017, dont il question dans un chapitre du livre. Pourriez-vous en dire un mot ? Effectivement, la mise en place des CSE a modifié substantiellement les conditions de la représentation syndicale, surtout dans les grandes entreprises. Arnaud Mias y revient à l’appui d’une enquête collective, qui montre d’abord que cette réforme, en réduisant le nombre de représentants titulaires de mandats renforce la tendance à la professionnalisation des représentants du personnel. Cela peut être envisagé par les promoteurs de cette réforme comme un vecteur d’amélioration de la qualité du dialogue social entre partenaires sociaux, mais cela induit aussi un risque évident d’affaiblir encore davantage le lien entre ces représentants et leurs mandants. Alors que le développement de la négociation d’entreprise est généralement plébiscité au motif de privilégier un échelon de proximité, la mise en place du CSE contribue au contraire à éloigner ces représentants de ceux qu’ils ont vocation à représenter. Sous cet angle, la fusion des instances de représentation des personnels va ainsi dans le sens d’une reconfiguration des formes de la représentation syndicale selon des logiques plus ajustées aux attentes du management, mais au risque d’affaiblir son ancrage militant dans les collectifs de travail. Deuxième sujet de préoccupation pour les syndicalistes, la réduction du nombre de mandats à pourvoir ( un accord récent, qui attend toutefois un agrément de l'État, y met fin ) limite les possibilités pour préparer les relèves militantes, tandis que l’accroissement de la charge de travail des élus semble freiner l’émergence de nouvelles vocations militantes, sans oublier les risques de burn-out militant auxquels elle expose les élus. Enfin, sous l’effet conjugué de l’éloignement des élus du travail, de la suppression du CHSCT [comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail] et des arbitrages qu’ils sont contraints de faire dans l’exercice de mandats de plus en plus étendus, c’est la capacité même des élus à prendre en charge les enjeux liés aux conditions de travail qui semble se trouver amenuisée, alors même que les questions du sens du travail et de la santé au travail s’imposent comme des enjeux de première importance au regard des mutations des contextes productifs. On évoque largement depuis quelque temps, sous le vocable de « dialogue professionnel », la nécessité d’approfondir le dialogue social en se rapprochant du terrain et des situations de travail que vivent les salariés, pour essayer de remédier aux difficultés qu’ils rencontrent. Quelle appréciation porter sur cette possibilité ? Pourriez-vous là encore en dire un mot ? En soi, la montée en puissance de cette thématique, du côté des RH comme des syndicats est en elle-même, à mes yeux, le symptôme d’un constat assez partagé d’un épuisement des dispositifs de la représentation du personnel dans leur capacité à créer des espaces de délibération et à produire des compromis. Du côté des syndicats, il y a manifestement l’espoir que la création de dispositifs de mise en débat du travail soit un point d’appui pour démocratiser les espaces de travail et remobiliser les salariés. Reste que, comme celle de dialogue social, la notion de dialogue professionnel est assurément investie de sens différents, et sans doute souvent concurrents, du côté des directions, et que les conditions de possibilité de mise en œuvre de tels espaces de délibération du travail restent à définir. C’est ce que nous avons voulu rappeler en revenant sur les modalités de mise en œuvre du droit d’expression imaginé par les lois Auroux, à travers une enquête de Camille Dupuy, de Jules Simha et d’Alexis Louvion. Elle montre d’abord que les accords sur cette question sont restés limités en nombre et que, lorsqu’ils ont été mis en œuvre, ces dispositifs sont restés sous la mainmise de l’encadrement et n’ont pas réellement donné de pouvoir d’intervention aux salariés dans les processus de décision sur leur travail. L’histoire n’est évidemment pas condamnée à se répéter. Mais alors que la financiarisation du capitalisme a eu plutôt tendance à accentuer la pression des marchés et à renforcer les contraintes organisationnelles dans le travail, cette expérience passée met en garde contre les nombreux obstacles qui restent à surmonter pour faire du dialogue professionnel autre chose qu’une simple incantation ou qu’un nouveau dispositif de concertation sans pouvoir. À lire également sur Nonfiction : Notre entretien avec Baptiste Giraud et Camille Signoretto sur Un compromis salarial en crise (Editions du Croquant, 2023)
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