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20.10.2024 à 10:00

Voir Alger autrement : entretien avec Salah Badis

Dans Des choses qui arrivent , un recueil de nouvelles écrites en langue arabe et récemment traduites en français par Lotfi Nia, l’auteur et traducteur Salah Badis dessine un nouveau visage des lettres algériennes, loin de tout repli identitaire et de toute fermeture linguistique. Il a accepté de répondre à nos questions sur sa conception de l’écriture et des circulations fructueuses entre les langues.   Nonfiction : En lisant votre recueil de nouvelles, on a l’impression de tenir entre les mains le livre d’un marcheur. Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre livre et de votre façon d’écrire, en langue arabe ? Salah Badis : L’espace et ses détails occupent une place majeure dans mon travail d’écriture. Dans mon premier recueil de poèmes, La Mélancolie des paquebots (non traduit), j’ai exploré la géographie algéroise et ses dimensions métaphysiques, et je continue de l’explorer dans mes nouvelles et différents écrits. Pour moi, l’écriture consiste à établir une carte géographique avec la langue, les langues d’un espace donné. Je porte un grand intérêt à la figure du flâneur de Baudelaire, à ces gens qui habitent le monde avec lenteur au milieu de l’accélération du temps au XIX e siècle. Au début était donc un désir de narrer la lenteur, dans le poème comme dans la nouvelle, avec la volonté de trouver un genre littéraire et un style qui me permettrait d’utiliser plusieurs registres de langue : l’arabe algérien, l’arabe littéraire moderne et classique, et le français. Votre écriture donne à voir sous un angle singulier les rapports entre géographie et expérience sociale. Vos personnages, souvent issus des banlieues populaires d’Alger, parlent de problèmes politiques, de fin de mois difficiles et de précarité immobilière, mais n’aspirent aucunement à obtenir la « reconnaissance » des classes privilégiées ou de faire partie de leur univers. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ? Les personnages de mes nouvelles semblent vouloir affronter et surmonter les déterminismes de classes. Ils ont de l’ambition, ils ne veulent pas rester à leur place. En un mot, ils veulent réussir. Mais, quand la chance leur sourit, ils ne désirent guère l’obtention de la « reconnaissance » des classes bourgeoises. Plutôt que le capital symbolique bourgeois, mes personnages s’intéressent aux avantages matériels des bourgeoisies en Algérie. Par ailleurs, d’autres personnages de mon livre peuvent paraître absurdes, voire nihilistes, en raison de leur mode de vie minimaliste qu’on peut résumer ainsi : « Du pain pour ce jour / Et que le fleuve emporte le reste des jours ». Dans l’une de vos nouvelles, « Une idée de génie », une femme médecin, face aux nombreux blocages institutionnels et à la précarité qui frappe les étudiants de la faculté de médecine, décide, avec son mari, d’ouvrir une laverie à Alger. Que pouvez-vous nous dire à propos de cette scène aussi absurde que drolatique ? Cette scène, que vous qualifiez d’« absurde », est très probablement l’une des seules solutions qui se présentent aux habitants d’un pays sourd aux cris de détresse d’un peuple réduit au silence, à l’invisibilité. Une situation absurde comme celle-ci nécessite des réponses aussi étonnantes que le projet d’une laverie porté par une femme médecin et son mari. Mais, une question demeure, et je persiste à me la poser : est-ce une véritable solution ou une simple fuite en avant ? Les tremblements de terre, mais aussi les tremblements sociaux et politiques, occupent une place centrale dans chacune de vos nouvelles. Pourquoi un tel choix esthétique ? Pendant que j’écrivais ces nouvelles, entre 2016 et 2018, l’Algérie a connu plusieurs tremblements de terre. Ce phénomène naturel relevait de mon quotidien d’écrivain. Après, en relisant mes nouvelles durant les épreuves de corrections chez l’éditeur (je parle ici de l’édition en arabe), j’ai réalisé qu’une « brèche » traverse mes écrits, une déchirure romanesque qui est le « mouvement » qui faisait face à la « stagnation » politique en Algérie (dans les autres domaines aussi). Naturellement, j’avais en tête le roman célèbre de Tahar Ouettar (1936-2010), Ez-Zilzel ( Le Séisme , 1974), mais je n’avais pas l’intention de faire le même usage symbolique du séisme comme le faisait ce dernier. Les tremblements (de terre, politiques ou sociaux) que je vis imprègnent mon imaginaire et mes histoires. Mon recueil de nouvelles est paru en 2019, l’année du Hirak . Certains ont interprété le séisme comme le mouvement de révolte populaire et citoyenne que les personnages attendaient. Je n’étais pas d’accord avec cette lecture. Dans mes fictions, le séisme habite surtout le passé, les souvenirs, mais aussi le présent, sous une forme particulière : la menace. Ce danger qui ne disparaît jamais. Généralement, les gens en Algérie n’aiment pas les surprises. Et les séismes sociaux et politiques, encore une fois, sont le réel des Algériens. Leurs surprises ! Ils expriment les cris d’une société cadenassée qui résiste. Le désir de liberté est plus fort que le glaive ; il brisera un jour le mur de l’aveuglement et de la répression. Avez-vous recouru aux archives durant la rédaction de vos nouvelles ? Durant mes études en sciences politiques, c’était vers la fin du règne de Bouteflika, j’ai travaillé avec mes professeurs sur les statistiques de la Sûreté nationale. Nous avions constaté que durant la décennie 2010-2020, quelques 20 000 manifestations avaient lieu annuellement sur l’ensemble du territoire national. C’est là où j’aime l’archive, quand l’écrivain peut la mettre au service d’un projet littéraire, quand elle féconde l’imagination. Rentrer dans le détail de ces mouvements de contestations nécessiterait des pages et des pages. Naturellement, les sociologues et les anthropologues s’occuperont de cette tâche, mais tout ce je peux vous dire, c’est que l’acte de contestation a servi de cadre à certaines de mes nouvelles. Vos nouvelles dépeignent plusieurs figures féminines qui manifestent, travaillent, festoient, s’enivrent d’alcools de marque, aiment, désirent et se révoltent contre la domination masculine et les injonctions puritaines de l’« authenticité » nationale et religieuse. Comment avez-vous construit de tels parcours féminins ? Avec le recul, je me dis que j’aurais dû consacrer plus d’espace aux femmes dans mes nouvelles. Un espace pour leurs voix. Je construis souvent mes personnages, tous genres confondus, en écoutant et en méditant les histoires des gens, leurs parcours, lisses ou tortueux. J’essaie de rentrer dans ces histoires, dans la langue qui les raconte, et j’imagine ensuite mes personnages et leur cadre de vie romanesque. Et les parcours individuels m’intéressent beaucoup. J’ai une grande curiosité pour comprendre comment les diplômes, les appartenances familiales, l’entregent, le rapport à la langue et autres phénomènes sociaux colorent différemment, et de façon éminemment contrastée, les parcours de vie. Comment vivent les classes populaires et moyennes, surtout les jeunes qui peinent à se marier et à se loger dignement, dans l’Alger que vous décrivez ? Les gens agissent selon leurs appartenances de classe, leurs cheminements individuels aussi. Un ami artiste contemporain, Hichem Merouche, a exploré cette question dans l’une de ses œuvres, exposée à la galerie Rhizome à Alger (printemps 2023). Son travail, qui s’intitule Friendly Islands , raconte les vies d’une partie de la jeunesse algéroise qui veut créer des espaces de sociabilité en dehors des cercles de la famille et du quartier de résidence. Il parle de façon passionnante de certains lieux de sociabilité et de mixité alternatifs, comme les appartements, les garages, les studios, etc. À Didouche Mourad, à Bab Ez-Zouar comme à Aïn el-Bénian, ces classes sociales qui se fréquentent, hommes et femmes, souffrent de la précarité du logement. L’accès au logement est très difficile en Algérie, surtout pour les jeunes. D’ailleurs, cette question obsède la quasi-totalité de mes personnages : l’espace privé, l’espace public et la relations, souvent tendue, qu’ils entretiennent. Dans la nouvelle « Peugeot 505 », pouvez-vous nous dire de quelle manière les démons de la guerre civile algérienne (1990-2002) continuent de hanter l’imaginaire de Krimo ? Le regret. Le regret d’une vie sacrifiée sur l’autel de la guerre fratricide. En même temps, les années 1990, celles de la guerre civile algérienne (souvent qualifiée par euphémisme de « Décennie noire ») fait partie de la jeunesse de Krimo, en dépit de leur folie et leur caractère sanguinaire. Ce moment historique atroce est aussi celui de sa jeunesse, de son éveil aux plaisirs de la vie, aussi précaire soit-elle. Et c’est pour cette raison qu’il éprouve pour cette période une certaine tendresse, une sorte de nostalgie raisonnable, si je puis m’exprimer ainsi. Comme les autres personnages de mes nouvelles, Krimo est aussi un flâneur en quête de lenteur, d’une lenteur vitale pour raconter aux jeunes générations les scènes de morts auxquelles il a assisté, pour apprendre à mettre des mots sur les sentiments qu’elles lui inspirent. Contrairement à ce qui se dit dans certains médias, cette guerre fratricide intéresse énormément les jeunes Algériens et Algériennes, sans qu’ils tombent pour autant dans l’écueil de la relativisation de l’histoire coloniale. Nombre de références artistiques émaillent vos textes : les musiques raï et chaâbi , la photographie et le cinéma. Concevez-vous le métier d’écrivain à la confluence des arts ? J’aime concevoir la littérature, au même titre que le cinéma, comme une « chambre d’amis », un « divan pour invités », qui peut accueillir les autres arts de façon singulière et simple, comme dire, par exemple, que tel ou tel personnage est amoureux des films de Tariq Teguia ou des chansons de Chebba Zahouania. Par ailleurs, la musique populaire jouit d’une présence considérable dans l’ensemble des régions du pays. Elle est le pilier des cultures orales algériennes. La chanson rend plus tangibles les distinctions des anthropologues, la dichotomie « Écriture » versus « Oralité », qu’il faut revoir à mon avis. L’oralité et l’écriture ont cohabité pendant des siècles. Et même, parler, chanter, dire de la poésie, c’est écrire avec sa bouche. Vous écrivez en arabe et vous utilisez avec finesse les parlers algériens et le français dans vos textes ; enfin, vous traduisez du français à l’arabe 1 . Quelle place occupent les transferts entre langues et la traduction dans votre travail de création littéraire ? J’aime souvent citer l’expression d’un écrivain et traducteur, l’Égyptien Yasser Abdellatif, qui disait : « Je suis un ouvrier du langage ». J’écris en arabe, dans tous les arabes, et c’est ainsi que mon écriture devient la traduction de toutes mes langues. Quand je traduis du français à l’arabe, je deviens le manuscrit et l’exemplaire du texte que je traduis. Je sculpte mes mots, je réécris jusqu’à l’émergence d’un texte au pied duquel j’éprouve une certaine satisfaction…très temporaire. Vos nouvelles dessinent en arrière-plan la précarité des artistes en Algérie. Quel regard portez-vous sur la scène littéraire et la critique en Algérie, surtout dans le contexte de l’offensive réactionnaire et intégriste menée contre la personne de l’écrivaine et traductrice In‘âm Bayoud, depuis que son roman a reçu le Grand Prix Assia Djebar le 9 juillet 2024 ? Bien avant la génération des écrivains à laquelle j’appartiens, Kateb Yacine parlait déjà en son temps, au sujet de la scène culturelle algérienne, d’« atelier en ruines ». Sans vouloir occulter les réalisations effectives de l’État algérien, le constat katébien demeure valide aujourd’hui. S’agissant de « L’affaire In‘âm Bayoud », et en toute brièveté, elle dévoile avant tout la rareté culturelle. La rareté des institutions et des lieux où l’État distribue quelques miettes avariées de la rente pétrolière, chose qui génère d’immenses tensions et querelles entre les écrivains et les artistes (au lieu de critiquer l’institution, nos très chers « hommes de lettres » préfèrent guerroyer vainement entre eux, s’attaquer lâchement aux femmes qui écrivent par-delà leur « consentement » !). Mais aussi la rareté des espaces d’expression qui, regrettablement, sont quasi inexistants (la presse, les revues, les campus, les théâtres, etc.). Et je ne parlerai même pas de la paralysie totale que connaît l’édition dans notre pays… À vrai dire, tout cela ne m’étonne guère. Quand on sabre les financements de la culture, quand on piétine la liberté d’expression et les principes démocratiques, le terrain ne peut être que propice à la concurrence victimaire et à l’expression d’un certain ressentiment élitiste, dirigé surtout contre les femmes et contre ceux qui prônent la pluralité des idées et des opinions et la liberté de leur communication. J’espère que l’Algérie adoptera un jour des politiques culturelles plus ouvertes au dialogue, des politiques garantissant l’expression d’un pluralisme qui n’élude pas les antagonismes inhérents à chaque société. Il ne peut y avoir de libre création que dans ces conditions. Notes : 1 - Lire la traduction arabe de Congo (Actes Sud, 2012) d’Éric Vuillard publiée (édition bilingue) chez Barzakh en 2019 : http://www.editions-barzakh.com/catalogue/congo-bilingue-francais-arabe

10.10.2024 à 11:00

Dans l'intimité des présidents américains

À la veille d’une nouvelle élection présidentielle, capitale pour les Américains mais aussi pour la relation que le pays entretient au monde, l’historien Thomas Snégaroff fait le choix de nous plonger dans l’intimité des présidents, depuis Abraham Lincoln jusqu’à Joe Biden. Les photographies sélectionnées donnent à voir les présidents au sein de leur famille, face à leurs épreuves personnelles ou au cœur de la Maison Blanche. Elles invitent aussi à réfléchir à la place de la communication dans la construction de ces « personnages », et aux évolutions de la frontière, de plus en plus ténue, voire poreuse, entre vie privée et vie publique.   Nonfiction.fr : L’élection de 2024 implique des conséquences radicalement opposées, en fonction du ou de la future présidente, pour la société américaine et la géopolitique mondiale. Vous faîtes pour votre part un pas de côté en plongeant votre lecteur dans l’intimité des présidents. Comment est né ce projet ? Thomas Snégaroff : Il est né il y a longtemps, quand j’ai commencé à m’intéresser au corps du président américain. En 2012, j’ai publié un essai chez Armand Colin, intitulé L’Amérique dans la peau. Quand le président fait corps avec la nation . J’y travaillais notamment les questions de virilité et d’empathie. C’est un sujet que je n’ai ensuite cessé de creuser en m’attardant sur des présidences en particulier. D’abord, celle de John F. Kennedy 1 , puis celle du couple Clinton 2 . Si ces biographies comprenaient les passages obligés d’un tel exercice, je focalise mon attention sur le corps et les valeurs qui s’en dégagent. Les cas de Kennedy et des Clinton, à trois décennies d’écart, sont fascinants tant ils permettent de saisir à la fois l’évolution du regard médiatique, de l’attente démocratique, mais aussi les permanences de l’usage jusqu’à la corde de l’intimité à des fins politiques. C’est ainsi qu’est née l’idée d’un livre très illustré, non pas sur la vie intime des présidents d’ailleurs, mais sur l’usage de leur intimité pour se porter ou se maintenir au pouvoir. L’enjeu du livre est de montrer à quel point l’intime est une arme politique. A double tranchant !   Pour cela vous passez par la photographie mais choisissez un nombre limité de clichés dont certains nous apprennent beaucoup sur ces hommes : la photo de Théodore Roosevelt avec sa famille, celle de George Bush père épinglant les barrettes de lieutenant sur l’uniforme de son fils, ou encore celle d’Obama quand il était étudiant. Vous avez dû avoir l’embarras du choix : comment avez-vous sélectionné les photographies retenues ? C’est l’une des grandes difficultés du livre ! Choisir…et donc éliminer ! On a travaillé avec une formidable documentaliste, Karine Granier-Deferre, qui a opéré une première sélection en fonction des indications que je lui envoyais, président par président. Entre les bibliothèques présidentielles et les agences, ce sont des milliers, voire des millions d’images dont on dispose. Une fois ce premier tri effectué, une deuxième sélection a été faite avec l’accord de l’éditrice : accord éditorial mais aussi financier, parce que les photographies n’ont pas le même prix ! J’ai choisi quatre à cinq images par président. L’enjeu pour moi était à la fois de choisir des photos rares, mais aussi certaines iconiques que l’on regarderait différemment après avoir lu le texte. Ces photographies ne sont en tout cas certainement pas là pour illustrer mon propos. Elles sont en elles-mêmes une source d’information majeure, puisqu’utiliser son intimité à des fins politiques, c’est en parler, mais surtout la montrer ! Dans ces conditions, nous avons accordé un soin particulier aux légendes qui justifient le choix des images.   Vous ouvrez votre introduction sur l’affaire Monica Lewinsky et la fin d’un droit à la vie privée. Vous comparez le traitement médiatique de Bill Clinton avec celui dont bénéficiait encore John Fitzgerald Kennedy, qui pouvait entretenir la fausse image d’un président « en pleine santé, amoureux et fidèle à sa femme ». Comment s’est opéré ce glissement ? Le glissement a été brutal. En effet, Kennedy n’aurait guère résisté aux années 1990. Les femmes bien sûr, mais aussi son corps en réalité faible et malade, tout cela aurait été scruté par les médias. Monica Lewinsky a coutume de dire qu’elle est la première victime d’Internet, c’est vrai. L’infidélité de Bill Clinton a été d’abord présente sur le net. Brutal, donc, le glissement l’a été. Et pour cela, il faut en revenir au début des années 1970, quelques années seulement après l’assassinat de Kennedy à Dallas. Les mensonges de Nixon, avec le scandale du Watergate, a été un véritable choc dans le pays. Le président a menti. Il a démissionné. Certains ont parlé de « fin de l’innocence ». C’est en effet la fin d’une certaine perception, sacralisée, de la fonction présidentielle et du corps de celui qui l’occupe. Désormais, le ver est dans le fruit. Et l’œil scrutateur des médias n’est que le résultat d’une demande sociale de transparence. Après Nixon, et Gerald Ford, dont le pardon accordé à son prédécesseur termine le cycle, plus rien ne sera pareil. Mais cette transparence se traduit par une désacralisation de la fonction présidentielle. Le corps biologique vient affaiblir le corps politique, si l’on veut parler comme Kantorowicz. L’élimination de Gary Hart en 1988 3 ouvre parfaitement cette nouvelle ère, même si les politiques, à l’image de Clinton, ont eu du mal à le comprendre… L’intimité reste une arme utilisée, mais elle est désormais à double tranchant. Gare à celui qui l’utilise si elle vient contredire une image publique.   L’intime n’est donc pas à séparer du politique puisqu’au fil du XX e siècle, il est utilisé à des fins politique « en faisant appel à l’émotion plus qu’à la raison ». Vous y voyez une forme de dérive des institutions américaines, contraire à l’idéologie des Pères fondateurs. Pourquoi ? Oui, les Pères fondateurs se méfiaient comme de la peste de la personnalisation du pouvoir. Ils y voyaient une contradiction avec l’idéal républicain, bien plus que démocratique d’ailleurs, qu’ils portaient. J’ai choisi de mettre dans le livre un président du XIX e siècle, Abraham Lincoln, parce que non seulement il est le premier à avoir été à ce point vendu aux électeurs par le biais de son intimité, mais aussi parce qu’il y a résisté, sans grand succès finalement, voyant lui-même dans cette manière de faire une contradiction avec le modèle politique américain. La mise en avant de l’intimité comme arme politique en appelle en effet moins à la raison qu’à l’émotion, et plus encore, peut-être, à l’identification. J’ai coutume de dire que le président américain tend un miroir flatteur aux Américains. Il lui offre un corps que le corps politique veut se donner comme représentation. Et dans ce cadre, on est tout de même assez loin d’un président ciment de la nation, gardien de la stabilité des institutions, tel que l’avaient pensé les Pères fondateurs. Mais là n’est évidemment pas la seule dérive des institutions américaines !   Certaines photographies révèlent la faiblesse du Président : la chute de Gerald Ford en 1975 à Salzbourg et celle de Jimmy Carter lors d’un footing en 1981 sont interprétées comme le signe d'un affaiblissement des présidents, alors que les clichés de Roosevelt sur son fauteuil roulant ou de Lyndon Johnson en train de travailler sur son lit d’hôpital après une opération de la vésicule biliaire semblent donner l’image d’une détermination à toute épreuve. Comment ces clichés deviennent-ils des objets de communication ? Oui, il y a là quelque chose de fascinant. Le corps du président américain porte en lui un discours politique. Vous parlez de FDR dans son fauteuil roulant, mais on ne le voit jamais ainsi, sauf à la toute fin de sa vie politique, à son retour de Yalta, devant le Congrès des États-Unis ​​. Bien au contraire, Franklin Delano Roosevelt « vend » un corps soigné de la polio, et ne cesse de prononcer des verbes d’action pour lutter contre la crise économique d’abord, puis le nazisme ensuite. JFK en fera de même, évoquant avant d’arriver au pouvoir un « muscle gap » plus qu’un « missil gap » avec l’URSS. Dans ces conditions, l’affaiblissement visible d’un corps traduit l’affaiblissement politique du président. Les chutes à répétitions de Gerald Ford ou celle de Jimmy Carter - les deux sont dans le livre - deviennent la métaphore de présidences à la dérive. Quant à Johnson, c’est un peu différent. Président viril s’il en est, il veut montrer qu’il n’a rien à cacher - contrairement à son prédécesseur - et qu’il surmonte la douleur, un peu comme l’Amérique après la mort de Kennedy. Tous ces clichés, qu’ils inventent une intimité ou qu’ils la mettent en scène, deviennent une arme politique majeure. Bien plus que de longs discours, ils disent tout de l’action ou de l’inaction politique.   Parmi les derniers présidents, tout oppose les mandats de Barack Obama et de Donald Trump. En lisant les pages que vous leur consacrez, ce constat se confirme dans l’intimité. Dans quelle mesure cette dichotomie est-elle réelle ou bien accentuée par leurs conseillers en communication ? En effet, on retrouve, dans l’enchaînement des présidences Obama et Trump, le cycle que je mets en lumière : demande d’empathie, puis de virilité. Obama a fait campagne en 2008 sur le volet empathique dans le pays. Un pays fatigué par deux guerres. Une image d’autant plus nécessaire que le préjugé racial conduisait les Américains à s’inquiéter de la virilité d’un homme noir. Les photos du livre montrent à quel point Obama a tout fait pour sortir de ce piège et offrir une intimité empathique. Puis déboule Donald Trump. Là, et c’est l’un des grands enseignements de sa présidence, la révélation d’une intimité amorale (souvenons-nous de ses propos outrageants sur les femmes) ne lui a pas nui, parce que cela ne contredisait pas son discours politique, bien au contraire ! Cette dichotomie est bien réelle entre deux hommes que tout oppose, mais bien entendu les communicants s’en sont donnés à cœur joie pour exagérer des traits qui correspondaient à l’horizon d’attente des électeurs à un moment. Je me répète, mais c’est un miroir flatteur. Et je ne suis pas du tout certain qu’Obama l’aurait emporté en 2016 et Trump en 2008. Une élection, c’est la rencontre d’un corps et d’un moment.   L’arrivée potentielle d’une femme, Kamala Harris, à la Maison Blanche pourrait-elle changer cette place de l’intime dans la campagne présidentielle, mais aussi dans la pratique du pouvoir ? Je ne pense pas. La campagne telle qu’elle se déroule n’infléchit pas le rôle de l’intime. Parce que les Américains la connaissent peu, elle ne cesse de parler d’elle, de son enfance, de son mariage, de ses beaux-enfants. Elle sait aussi, parce qu’elle a analysé avec soin les deux campagnes présidentielles perdues d’Hillary Clinton, que l’intimité est peut-être encore plus difficile à mobiliser pour une femme. Faire preuve d’une trop grande empathie fera de vous une petite chose incapable d’affronter les défis colossaux d’un monde dangereux. Faire preuve d’une trop grande virilité fera de vous une femme froide et sans cœur. Ce double standard rend plus complexe et piégeux l’usage de l’intimité pour une femme. Notes : 1 - Kennedy, une vie en clair-obscur en 2013 2 - Hillary et Bill Clinton, l’obsession du pouvoir , 2016 3 - qui se retire de la primaire démocrate en raison d’un scandale sur sa vie privée.

27.09.2024 à 10:00

Delphine de Girardin et l’inconvénient d’être beau

Le jeune héros de ce roman si délicieux qu’on le lit d’une traite se nomme Tancrède Dorimont : « Porter à la fois un nom de tragédie et un vieux nom de comédie, et de plus être fait comme un héros de roman ! » Il a reçu du ciel « un don fatal », comme l’indiquent le titre très ironique du premier chapitre et le mystérieux incipit : « Il est un malheur que personne ne plaint, un danger que personne ne craint, un fléau que personne n’évite : ce fléau, à dire vrai, n’est contagieux que d’une manière, par l’hérédité, et encore n’est-il que d’une succession bien incertaine. » Ces quelques lignes suffisent à se faire une idée du grand talent de Delphine de Girardin, née Delphine Gay, qui épousa en 1831 le « Napoléon de la presse », Émile de Girardin, et qui fut une auteure extrêmement célèbre en son temps, poétesse, romancière, dramaturge et journaliste. Sous le pseudonyme masculin de « vicomte de Launay », elle signe à partir de 1836, l’année de parution de La Canne de Balzac , un feuilleton hebdomadaire dans le journal de son mari. Elle écrit par exemple le 7 mars 1847 : « Pour les buveurs, la vérité est dans le vin ; pour nous, la vérité est dans l’encre. […] Il faut bien nous résigner et nous consoler un peu de l’ennui d’écrire par le plaisir de dire au moins notre pensée. » Un garçon qui a le don d’invisibilité La beauté de Tancrède attire le regard des femmes, ce qui déplaît aux maris et aux fils, qui s’empressent de l’éloigner de leurs épouses ou de leurs mères. Désespéré par ce fardeau de la beauté qui lui ferme la porte de toutes les maisons, le laissant sans emploi et sans maîtresse, le jeune homme émet le souhait d’être invisible. Malicieuse, l’auteure attribue un tel pouvoir à la célèbre canne de Balzac, qui a beaucoup fait parler d’elle à son époque, en raison de la richesse de ses ornements. Cette édition contient d’ailleurs un florilège de gravures représentant Balzac et sa fameuse canne (par Daumier, Grandville…). Cette canne, aujourd’hui visible à la Maison de Balzac à Paris, avait été commandée par le romancier à un bijoutier de la rue de Castiglione, et livrée en août 1834. Pouvant se faire invisible ad libitum , le jeune Tancrède accédera à ses rêves de richesse et d’amour, et ne sera plus obligé de se cacher du monde. Cette comique traversée des apparences mêle la fantaisie d’une plume aussi acide qu’élégante à une observation aiguë de la société. L’auteure croque avec malice les travers de ses contemporains. Parodie du roman sentimental, La Canne de M. de Balzac participe aussi de cette « littérature panoramique » (selon l’expression de Walter Benjamin) qui se caractérise par de nombreuses « physiologies » et une peinture de la société. Le chemin du héros vers son destin finalement heureux nous entraîne chez un riche banquier, un directeur de compagnie d’assurances, un concessionnaire de lignes de chemin de fer, un ministre de Louis-Philippe, une coquette, une pédante, une cantatrice ou encore une jeune ingénue. Un remarquable travail d’édition Martine Reid, bien connue notamment pour l’ouvrage collectif Femmes et littérature qu’elle a dirigé, et fidèle à son objectif de faire lire aujourd’hui les auteures que l’histoire littéraire a injustement effacées, salue ce que Delphine de Girardin elle-même appelait sa « science observatrice », son don de « mémorien », néologisme par lequel elle voulait résumer son rôle de témoin exceptionnel d’un milieu et d’un moment, dont elle rendait compte dans ses articles hebdomadaires, réunis sous le titre Lettres parisiennes . En plus d’une préface très riche et très suggestive, Martine Reid fournit une chronologie inédite de la vie de l’auteure, et reproduit l’hommage rédigé par Théophile Gautier pour la préface aux Œuvres complètes de Madame Émile de Girardin née Delphine Gay , publiées en 1861 : « Les Œuvres complètes de madame Émile de Girardin n’avaient pas encore été réunies dans un format digne d’elles. Désormais les amoureux de ce charmant esprit ne seront plus obligés de le chercher à travers des volumes disparates, peu faits pour les rayons d’une bibliothèque sérieuse. Ce monument manquait à cette chère mémoire, car le plus durable tombeau qu’on puisse élever à un poète, c’est cette édition définitive, corrigée par une main pieuse et un cœur qui se souvient. » Signalons, dans la même collection, la réédition, avec une préface inédite d’Olivier Rolin, des trois premières nouvelles de La Comédie humaine , dans l’ordre voulu par Balzac : La Maison du chat-qui-pelote , Le Bal de Sceaux , La Bourse , avec pour thématique commune la question du choix amoureux. On appréciera, à la lecture des deux volumes, l’effet de symétrie entre les récits de Balzac et ce roman où il figure en belle place dès le titre, mais dont il n’est qu’un personnage secondaire cherchant à échapper à la célébrité.

25.09.2024 à 14:00

Pour une histoire des lettres arabes en France, avec Coline Houssais

Mettre en valeur la richesse des créations littéraires et intellectuelles arabes et le dynamisme de leurs circulations entre le Machrek, le Maghreb, la France, et plus particulièrement la Ville Lumière : c’est l’ambition de Paris en lettres arabes, de Coline Houssais. À rebours d’une certaine idéologie identitaire qui promeut l’incommensurabilité des cultures et des civilisations, voire leur « incompatibilité » et la fatalité de leur « antagonisme perpétuel », le nouveau livre de Coline Houssais retrace savamment et rigoureusement l’histoire de treize siècles de présences arabes en France, et plus particulièrement à Paris. À la fois auteure, traductrice, journaliste et chercheuse indépendante spécialisée dans l’histoire culturelle de l’immigration maghrébine et proche-orientale en Europe, ainsi que dans les musiques du monde arabe, Coline Houssais a accepté de répondre aux questions de Nonfiction . Dans cet entretien, elle retrace une histoire arabe de la France, inscrite dans un cadre cosmopolitique , afin de mieux comprendre comment la Ville Lumière a joué, pendant plus d’un siècle et demi, un rôle singulier dans l’essor de la pensée et de la culture des pays de l’espace arabe. Nonfiction : Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre livre ? Coline Houssais : D’une certaine manière ce livre est la translation, sous forme littéraire, d’une dynamique à la fois journalistique (j’ai fondé en 2011 Ustaza à Paris, l’agenda culturel arabe de la région Ile-de-France, devenu depuis une agence de production de contenu sous le nom de L’agence Ustaza), de recherche et personnelle qui m’a menée pendant près de vingt ans à m’intéresser aux impressions mutuelles entre Paris et le monde arabe, sur le plan symbolique et intellectuel, mais aussi parfois très charnel, ou du moins matériel : au-delà de la chronique historique et de l’essai, Paris en lettres arabes est ainsi à hauteur de femme une déambulation de rue en rue à travers le temps et l’espace, mêlant petite et grande histoire, passé et présent. Les personnes qui formaient le « Tout-Paris » littéraire et intellectuel arabe, qui étaient-elles ? Celles-ci sont trop nombreuses, et trop diverses pour les énumérer toutes ici ! Pendant longtemps, c’est à dire plusieurs siècles, on vient à Paris — et dans les centres politiques et culturels hexagonaux — en tant que diplomate, administrateur marchand ou homme d’Église : déjà ces individus se situent dans le domaine de l’écrit et de la pensée, mais ce n’est qu’à partir du XVII e siècle que des érudits puis des intellectuels, sous une forme de plus en plus moderne, font leur apparition. Il est intéressant de noter un changement de paradigme, avec le passage de ce que j’appelle une dynamique de la demande à une dynamique de l’offre : jusqu’à la Révolution, les autorités françaises font appel à des lettrés arabophones pour bénéficier du savoir de ces derniers. Après celle-ci, les hommes de lettres — journalistes, théoriciens, écrivains — sont conviés à venir s’abreuver à la source de la pensée, de la culture et de la langue française, en parallèle de l’éclosion d’établissements d’enseignement francophones en Afrique du Nord et au Proche-Orient, qui vient préfigurer une « passion française », composée en grande partie de représentations de Paris en capitale des arts et des lettres, et de projection de soi faisant partie de cette centralité, par la seule grâce d’un passage dans la capitale française. Vous avez consacré d’importantes pages aux professeurs de langue arabe installés en France et à Paris depuis au moins le XVI e siècle. Puisqu’il est impossible de les énumérer tous, pouvez-vous nous dire qui était Jibra’il al-Sahyuni, dit Gabriel Sionite ? Gabriel Sionite est l’un des tous premiers lettrés arabes parisiens clairement identifiés, et l’un des rares individus cités dans l’ouvrage qui possède une plaque commémorative apposée sur le bâtiment où il a vécu, sur l’île Saint-Louis. Moine maronite originaire du Mont-Liban, il étudie au Collège maronite de Rome avant de contribuer à la création de la première imprimerie arabe de France. Traducteur, correcteur, professeur d’arabe, il contribue également à actualiser les traités de géographie d’al-Idrissi et publie plusieurs ouvrages de linguistique. Contributeur essentiel à la Bible polyglotte de Paris parue en 1645, il n’est cependant pas reconnu en France, voire tout simplement écarté de la postérité, à commencer par ceux qui ont eu recours à ses connaissances. C’est aussi le cas pour beaucoup d’autres lettrés de l’époque (Youhanna al-Hasrouni dit Jean Hasrounite, Victor Scialac, Ibrahim al-Haqilani, Sarkis al-Jamrî, Ishâq al-Chidrâwî, Pierre Dyâb…). Quelles sont les œuvres les importantes, les classiques des lettres arabes écrits à, sur et en dialogue avec la France, avec Paris surtout ? Là encore, les ouvrages sont nombreux, même si paradoxalement, la littérature arabe (arabophone et francophone principalement) dédiée à Paris est faible en termes de volume. Sur le plan qualitatif de surcroît, hormis les récits de voyage convenus ou parfois naïfs, peu d’ouvrages se démarquent : ce n’est pas un hasard si je n’emploie pas une fois le mot « muse » en parlant de Paris, ce qu’elle n’est clairement pas. La Ville-Lumière est en effet davantage un espace physique et immatériel qui offre les conditions du développement de l’écrivain et de sa production, par ce qu’elle permet sur le plan politico-économique, culturel et humain, en tant que lieu capital de rencontre entre les intellectuels arabes et avec des lettrés originaires d’autres régions du monde, même si également l’impact des hommes de lettres arabes sur la vie littéraire française est limité. Enfin, ceci, et notamment les raisons de ce phénomène, sont une autre histoire. À noter néanmoins D’Alep à Paris de Hanna Diyab, L’Or de Paris de Rifaat Al-Tahtawi, Al-Hay al-latini de Souhail Idriss (non traduit), Un Irakien à Paris de Samuel Shimon, sans oublier des ouvrages plus récents, souvent autobiographiques eux aussi. Vous écrivez que vers la fin du XVII e siècle, en France, on est passé d’« une si étroite et si proche altérité » avec les Arabes à une « inversion du regard » qu’on portait sur eux. Comment et pourquoi ? Ce n’est pas exactement cela : l’inversion du regard est une expression qui concerne justement l’émergence des premiers écrivains-voyageurs arabes qui, dans un Grand Tour inversé, viennent effectuer un voyage initiatique sur le plan personnel comme intellectuel en Europe, comme le faisaient en Méditerranée une partie des élites masculines d’Europe du Nord quelque temps plus tôt. Par cette présence le plus souvent temporaire et par le récit qui en est fait — un récit par ailleurs publié à la faveur du développement de la presse dans le monde arabe —, c’est une image de Paris et de la France façonnée par un regard arabe qui apparaît. L’Occident devient à son tour objet d’étude, et de fantasmes, alors que l’orientalisme façonne de manière trop souvent réductrice le regard européen sur le monde arabe. Après la Révolution française, Paris, à côté de plusieurs capitales européennes, a été la capitale du colonialisme, mais aussi celle du refuge de la presse arabe d’opposition. Comment les écrivains et les intellectuels arabes ont vécu la tension d’un tel paradoxe ? Dans une belle ambiguïté ! Il existe plusieurs factures expliquant cela : une certaine dichotomie existant entre « Paris », symbole émancipatoire des Lumières sur le plan intellectuel, culturel et politique, et « la France », pouvoir colonisateur à combattre, quand bien même Paris se trouve être la capitale de la France, où est centralisé par ailleurs l’essentiel de ses institutions politiques et militaires. Une absence chez certains de solidarité entre l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, corollaire de l’absence d’un sentiment d’appartenance à l’échelle du monde arabe à l’heure où ce dernier, dans son acceptation moderne sous la forme du nationalisme arabe, n’en est encore qu’à ses balbutiements. Une approbation — directe ou non — par une partie de ces lettrés de la politique étrangère française, y compris dans leur pays d’origine, si celle-ci sert leurs intérêts personnels. Quant à ceux qui s’opposent frontalement à cette dernière, Paris offre davantage de libertés pour mener leur combat qu’Alger, Beyrouth, Casablanca, Tunis, Damas, le Caire, sous domination ottomane, britannique… ou française. Quel était le rôle de cette « avant-garde arabe sur les bords de Seine » dans l’essor des mouvements d’indépendances du Maghreb et du Machrek ? Je parle dans mon ouvrage de Paris comme d’une « antichambre » de la pensée politique et littéraire arabe, dans le sens où, comme je l’expliquais précédemment, la capitale française a su offrir des conditions politiques (liberté d’expression, paix) et intellectuelles (puissance des institutions culturelles et d’enseignement) propices au développement de réflexions qui ont pu trouver un aboutissement dans l’action politique. Ce qui est fascinant, c’est que les élites pro-indépendance arabes ont trouvé dans la gueule du « loup colonial », comme le nomme l’écrivain algérien Kateb Yacine, la latitude pour faire mûrir leur combat d’une manière qui n’aurait pas été possible dans leur pays d’origine… pour certains sous domination française. Mais l’avant-garde n’est pas uniquement politique au sens strict du terme : les artistes et écrivains arabes, par leur contribution au renouvellement de productions intellectuelles et artistiques nationales, ont permis de donner corps à ces nouveaux États. Par de-là les ignorances mutuelles et le narcissisme des petites différences si répandu au Maghreb comme au Machrek, voyez-vous dans cette histoire de Paris en lettres arabes une ressource pour refonder un nouvel horizon panarabe qui serait cosmopolite, pluraliste, démocratique et citoyen avant tout ? Paris en lettres arabes peut être une ressource dans le sens où il retrace le fil de l’Histoire et permet, sans nostalgie aucune, de poser un regard à la fois apaisé et critique sur le passé afin d’avancer sur des bases plus saines. C’est peut-être la conclusion de ce livre : il existe une relation riche et ancienne entre Paris – en tant que capitale française et ville-monde – et le monde arabe, qui semble avoir néanmoins souffert en permanence du poids des fantasmes, de soi comme de l’autre. Le but n’est pas de faire à tout prix de Paris la capitale ad-vitam aeternam des lettres arabes. Mais plutôt de profiter d’une certaine fin de règne pour réinventer la place de chacun en relation avec l’autre. Les représentations Maghreb-Machrek n'échappent presque jamais à une certaine concurrence victimaire. Que diriez-vous à ceux qui vous diront qu'il n'y a pas assez de Maghreb ou de Machrek ? Tout propos est par essence un parti pris : j’ai néanmoins tenté de dresser l’image la plus fidèle possible de quatre siècles d’histoire intellectuelle et littéraire arabe à Paris, en replaçant certains déséquilibres dans leur contexte. Tout en sachant que les absences sont aussi éloquentes parfois que les présences.

25.09.2024 à 11:00

Au secours le SAMU ! Histoire des services d'urgence

En mai 2023, la Cour des Comptes publie un rapport qui décrit qu’en 2021, près de 27.8 millions d’appels furent passés dans l’un des 100 Samu de France. Ce nombre considérable d’appels démontre l’importance cruciale des services d’urgences dans la société contemporaine. Il est aussi le fruit d'une longue histoire. Comment fut créé ce monde où nous pouvons être secourus n’importe où et en un temps record ? Quelles furent les étapes dans la construction de ce service de santé ?  Dans cet épisode, Jonas Eveilleau s’entretient avec Charles-Antoine Wanecq, post-doctorant au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains et membre du projet « Masques », afin de comprendre l’origine et l’histoire du Samu.    

21.09.2024 à 12:00

Bande dessinée : 1964-2024

L’exposition Bande dessinée : 1964-2024 englobe une partie de la production internationale contemporaine, de l’ underground californien et nippon des années 1960, en passant par le large spectre de la franco-belge, jusqu’au récent Chris Ware . 130 artistes et davantage de planches retracent cette période très féconde en termes de production et valident le phénomène de légitimation du neuvième art aux yeux du grand public. Une longue séquence invite le spectateur dans les méandres du musée. Douze salles s’enchaînent selon un parcours thématique imaginé par les commissaires d’exposition Anne Lemonnier et Emmanuèle Payen, avec le conseil scientifique de Thierry Groensteen et Lucas Hureau. L’entrée est historique : sous les auspices de la contre-culture, la décennie 1960 indique le changement radical de ton avec la période précédente, surtout par rapport à la production franco-belge alors soumise à la loi de 1949 sur la protection infantile. Cette dernière cloisonne la créativité des auteurs – de l’aventure pour des jeunes lecteurs masculins – autant qu’elle consacre la production belge, de Hergé à Franquin. La contre-culture californienne rebat les cartes, avec la revue underground Zap Comix (animée par Robert Crumb) en tête d’affiche. En France, l’éditeur Éric Losfeld publie Barbarella (1964) de Jean-Claude Forest et Valentina (1969) de Guido Crépax, deux nouvelles héroïnes face à la Schtroumpfette (1967) de Peyo. Côté nippon, la présentation des premiers numéros de la revue japonaise Garo ouvre l’exposition à l’univers graphique du moment, le manga, à travers l’une de ses expressions les plus singulières. Magazine avant-gardiste, Garo (1964-2022) propose une vision du Japon à travers des productions plus personnelles. Parmi ces œuvres destinées à un lectorat adulte, pointent çà et là les orientations les plus récentes du neuvième art, l’autobiographie ou la bande dessinée du réel ; la Bande dessinée devient citoyenne. Ce cadre posé, le spectateur suit la piste. Onze propositions thématiques occupent chacune un espace plus ou moins adapté. Devant l’objectif d’embrasser une large partie de la production mondiale des soixante dernières années, la scénographie doit être minimaliste, voire minimale. D’emblée, l’espace rire crée le lien entre le belge Franquin, chef de la ligne ronde, vieille école qui se développe dans le magazine Spirou , et le jeune Gotlib, acteur majeur de la période Pilote , puis fondateur de l’Écho des Savanes et de Fluide Glacial . Après le rire, l’effroi, la peur, l’héritage gore de l’épouvante des comics américains des années 1950 rejaillit dans la production étrange et fantastique de Daniel Clowes, Emil Ferris ou encore chez Ludovic Debeurme et Stéphane Blanquet. De la peur au rêve, il n’y a qu’une salle, l’occasion de voir un mur décoré de 32 illustrations de Killoffer, donnant naissance à une page. Peu à peu la thématique s’étiole, il faut faire quelques efforts de compréhension pour suivre les salles 5,6 et 7 : l’écriture de soi au fil des jours en noir et blanc. L’occasion de (re)voir le travail de Camille Jourdy, de David B. ou encore de Nina Bunjevac. Les salles 8, 9 et 10 font appel à la science humaine : histoire, mémoire, littérature et science-fiction sont tout autant d’occasions d’admirer les travaux originaux de Spigelman ( Maus ), de Rébecca Dautremer, de l’explosif Winchluss, mais aussi du génial Moebius ou encore du tout aussi génial Druillet . Une dernière boucle aborde les villes et la géométrie, le novateur De Crécy anime la cité et l’original Jochen Gerner célèbre l’abstraction. La Bande dessinée au musée Fort de ces nouvelles connaissances graphiques, le Centre Pompidou joue les prolongations un étage en dessous avec La Bande dessinée au musée . Un hommage suggère plusieurs rapprochements entre artistes. Différents auteurs se retrouvent au côté d’un ancien (par exemple Catherine Meurisse et Mark Rothko). D’anciens auteurs, comme le Français Edmond-François Calvo ou l’américain Georges Herriman, occupent les traverses. La bande dessinée est un art jeune. Pour le novice et l’amateur, cette visite dans le passé récent du neuvième art est incontournable. Reste qu'aborder simultanément 130 artistes exige un effort conséquent, surtout devant la qualité de la sélection. La majeure partie des planches exposées proviennent du fonds Michel-Edouard Leclerc : l’actionnaire des supermarchés éponymes est l’évergète de la bande dessinée, alors que seuls quelques auteurs avisés sont propriétaires de leurs originaux (L. Trondheim, J. Sfar ou P. Rabaté entre autres). Dans ces conditions, seul un tel collectionneur peut offrir un panorama aussi large de la production des soixante dernières années, au risque parfois de laisser quelques auteurs talentueux sur le carreau, Christian Cailleaux ou Hugues Micol par exemple. Pour ceux qui ne sont pas encore rassasiés, Hugo Pratt et son Corto Maltese font l’objet d’une présentation à la bibliothèque du Centre Pompidou (la BPI), au deuxième étage. Si l’espace est moindre, la scénographie est ramassée. C'est l’occasion de découvrir de nombreuses pièces autour du héros emblématique de l’univers d’Hugo Pratt, avec lequel la bande dessinée bascule vers le roman graphique lors de La ballade de la mer salée . La diversité du public nombreux entrevu est une clé de compréhension (à distance) du succès de l’exposition fondatrice de 1967, Bande dessinée et Figuration narrative , qui avait reçu 500 000 visiteurs à l’époque. Cette exposition avait autorisé le médium à s’exposer aux cimaises du musée des Arts décoratifs de Paris. Bande dessinée : 1964-2024 est la consécration de « l’arrachement de la Bande dessinée au statut d’art mineur réservé à la jeunesse 1 », l’aboutissement d’une révolution entamée dans les années 1960, marquée depuis par l’arrivée du manga (1990) et par une croissance économique exponentielle. La bande dessinée serait-elle devenue un art comme un autre ? Notes : 1 - T. Groensteen, Une vie dans les cases , p. 223.
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