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05.12.2025 à 22:00

Contre le roman national-républicain : Olivier Le Cour Grandmaison

Lorsqu’on travaille en historien ou en politiste sur les évolutions récentes de la société française, on est désormais immanquablement confronté au « roman national ». D’où cet ouvrage, La fabrique du roman national-républicain (Amsterdam, 2025), où Olivier Le Cour Grandmaison, qui en a régulièrement fait l’expérience, se penche sur les origines, les usages et les principaux arguments de ce roman, pour tâcher de nous vacciner contre ce virus que veulent, à toute force, nous inoculer des responsables politiques et qu’une partie des médias diffuse désormais à longueur de temps. Il ne s’agit pas ici de faire l’histoire du sentiment national, qui appellerait d’autres méthodes et analyses, mais bien celle de discours qui traversent les époques, avec des visées politiques très éloignées de l’émancipation et des idéaux de la Révolution française, alors même que ceux qui tiennent de tels discours se revendiquent des principes de liberté et, parfois, d'égalité. Olivier Le Cour Grandmaison publie dans le même temps  Oradour coloniaux français. Contre le « roman national » (Les Liens qui Libèrent, 2025), consacré aux massacres perpétrés par l'armée française en Algérie notamment, en réaction aux polémiques déclenchées par les propos de Jean-Michel Apathie, qui vaut comme une illustration du révisionnisme et de l’euphémisation des discours précités.   Nonfiction : Vous venez de faire paraître aux Editions Amsterdam La fabrique du roman national-républicain . Pour commencer, pourriez-vous expliquer ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce sujet, et comment vous le définiriez ? Olivier Le Cour Grandmaison : En raison de mes travaux antérieurs sur la colonisation française, les racismes et l’islamophobie, j’ai été depuis longtemps confronté à des réticences politiques et, parfois, universitaires. Le plus souvent, elles sont en fait des résistances établies, entre autres, sur des éléments conjoncturels passés ou puisés dans l’actualité. Relativement aux violences coloniales passées, comme aux violences policières présentes et aux pratiques racistes des forces de l’ordre telles que les contrôles au faciès, on constate que toutes sont minorées : les unes sont imputées non à l’Etat, mais à des comportements individuels condamnables et condamnés, les autres sont justifiées. Mais ces résistances me semblaient d’autant plus fortes que je les soupçonnais de reposer sur des éléments structurels plus anciens. Ces éléments, je les ai trouvés dans les différents chapitres constitutifs du roman national-républicain. Roman qui a été élaboré par la majorité des élites politiques et universitaires de la Troisième République, puis diffusé par la construction d’un très puissant Etat éducateur et moralisateur qui s’est appuyé sur l’institution scolaire et d’innombrables manuels pour nationaliser ce roman apologétique destiné à faire « aimer la France et la République », comme le soutiennent nombre de contemporains. Pour atteindre ce but, ils ont écrit une histoire édifiante du pays, une véritable mythologie en fait, qui est tout à la fois un récit des origines et d’un passé plus récent, annonciateur d’un avenir naturellement remarquable. De là également un sublime portrait de Marianne réputée être toujours fidèle à ses principes et au célèbre tableau de Delacroix, La liberté guidant le peuple . Ajoutons qu’il s’agit aussi de civiliser les classes pauvres et dangereuses, comme on l’écrit alors, dans un contexte où les fondateurs et les premiers dirigeants de la Troisième République sont, à la suite de la Commune de Paris, hantés par la révolution à laquelle ils entendent mettre un terme grâce à cette éducation-moralisation, notamment. A la suite de la conquête de nombreuses colonies, entre 1885 et 1913, les républicains et leurs alliés ont ajouté une autre mythologie : celle que je qualifie de mythologie impériale-républicaine, destinée à sceller les noces pour le moins singulières de l’impérialisme et de la République, en faisant accroire que cette dernière guide aussi les peuples qu’elle a conquis. Récit d’un passé mythifié, ce roman prospère également sur la promotion de grands hommes héroïsés qui sont réputés avoir construit la France pour la porter au sommet des civilisations. C’est également à cette période que Jeanne d’Arc est intégrée au Panthéon symbolique de la République, puisqu’elle est présentée comme l’incarnation du courage et de la résistance, et érigée en modèle patriotique en raison de sa lutte supposée pour la liberté du peuple français.   Le livre se compose de trois parties. Il traite d’abord des origines de ce « roman national », puis de l’usage qui en a été fait, et enfin, de deux mythologies dont vous montrez qu’elles sont au cœur de celui-ci, et qui continuent d’être réactivées : l’idée, d’une part, que la France serait exceptionnelle, et, d’autre part, que son glorieux passé la protégerait contre un certain nombre de travers, dont le racisme… Précisons, tout d’abord que ce livre analyse les origines, les mutations et les usages les plus immédiatement contemporains du roman national-républicain qui est fréquemment mobilisé par de nombreux responsables politiques, des académiciens, Pierre Nora et plusieurs autres, des historiens-mythographes, des philosophes-idéologues comme Alain Finkielkraut et des essayistes pressés, Pascal Bruckner notamment. De là une approche que l’on peut qualifier, en usant d’un néologisme, de déchronologisée. A la suite de Michel Foucault, elle est aussi dédisciplinarisée, car contrairement à ce qui a été beaucoup écrit et dit, le roman national-républicain n’a pas été seulement élaboré par des historiens. Des philosophes comme Henri Bergson, des géographes tels qu’Onésime Reclus, le sociologue Emile Durkheim, André Siegfried, celui qui est aujourd’hui encore présenté comme le fondateur de la science politique française, et des juristes ont, à des degrés divers et dans ces différents champs disciplinaires, participé activement à sa rédaction et à sa diffusion. Mon livre combine donc ces deux approches qui, conjuguées, permettent d’avoir une connaissance aussi précise et complète que possible de ce roman national-républicain, même si des domaines spécifiques – je pense en particulier aux sciences dites dures, aux arts et à la culture – sont mentionnés sans être complètement explorés en raison de l’ampleur et de la variété du corpus. Au sein de ce roman, deux éléments sont essentiels : le premier est celui que je nomme « l’exceptionnalisme français ». Il s’agit d’une construction discursive et politique que l’on retrouve dans de nombreux ouvrages et manuels de la Troisième République. Toujours sollicitée aujourd’hui, cette construction est destinée à faire accroire que ce pays est depuis toujours et pour toujours remarquable en raison, notamment, de ses origines et de ses traditions prestigieuses héritées des Lumières, de la Révolution française, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et, bien sûr, de son universalisme sans équivalent loué par une multitude de mythographes. Ainsi s’explique le second élément que je qualifie de « mythologie immunitaire », qui est la conséquence de cet exceptionnalisme, puisque la France est supposée échapper à de nombreux maux sociaux et raciaux, ayant existé ou existant toujours dans d’autres Etats. Par la grâce de cette immunité, l’Hexagone serait ainsi exempt de discriminations et de racisme institutionnels, et de racisme d’Etat. Plus encore, cette mythologie immunitaire permettrait de préserver envers et contre tout l’innocence et la pureté quasi ontologiques de la France et des différentes républiques. De même, la somme de ces qualités nationales expliquerait la singularité du colonialisme français, réputé avoir été animé par une ambition civilisatrice attentive au sort des « indigènes », à la différence des colonisations espagnole et britannique, fondées sur les massacres, la domination et l’exploitation des colonisés et des territoires conquis. A preuve, aujourd’hui encore, la réhabilitation toujours plus insistante du passé impérial-républicain par les extrêmes-droites et les droites dites « de gouvernement ».   Si l’on revient sur les origines, vous montrez que ce discours est la réponse des élites de la Troisième République à « un amas de désastres » (défaite de 1870 et Commune de Paris), qui légitime une telle construction et l’engagement des élites académiques derrière ce projet. Pourriez-vous en dire un mot ?  Aux origines du roman national-républicain, on ne découvre pas des triomphes éclatants qui, ayant confirmé la supériorité française en de nombreux domaines, auraient été mis en récit par leurs auteurs fiers de leurs succès et soucieux de les inscrire dans les annales, mais la défaite de 1870 devant les armées prussiennes, vécue comme une catastrophe. De là, cet « amas de désastres », écrit Emile Zola dans son célèbre roman La Débâcle (1892), qui doit se lire comme une passionnante investigation littéraire, politique et historique. Sans précédent au regard de ses conséquences nationales, européennes et coloniales, cette catastrophe est la cause de la terrible humiliation des vaincus taraudés par ce qu’ils interprètent comme les prodromes d’une décadence à venir plus dangereuse encore. S’y ajoutent la victoire momentanée des « Rouges » et la Commune de Paris : deux cauchemars intérieurs qui hantent la majorité des contemporains terrorisés par la révolution que beaucoup d’entre eux ont déjà connue et parfois affrontée en juin 1848. Hors de l’Hexagone, la situation est tout aussi préoccupante. L’insurrection de la Kabylie (en mars 1871), conduite par le bachaga El Mokrani dont les combattants sont parvenus jusqu’aux environs d’Alger, en atteste. La conjonction de ces calamités diverses, susceptibles d’affaiblir la jeune République et de ravaler le pays au rang de contrée secondaire en Europe et dans le monde, effraie plus encore la majorité des contemporains. Dans son roman, Emile Zola écrit : « Tout une France à refaire », et la majorité des élites politiques, universitaires et intellectuelles de l’époque partage ce constat, quand bien même des oppositions importantes les séparent parfois sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Quoi qu’il en soit, les unes et les autres estiment que l’urgence de l’heure est d’instaurer enfin une paix civile durable, de rétablir l’unité et la grandeur de l’Hexagone au plan discursif, symbolique et collectif. Autant d’objectifs qui exigent, entre autres, l’élaboration d’un récit national apologétique indispensable pour faire aimer la France et la République, et pour reformet ainsi un corps national, politique et social cohérent, notamment dans le but de clore enfin l’ère des insurrections et des révolutions. Intégrés dans une vaste fresque mythologique remontant aux origines prestigieuses de la France – incluant la Grèce, Rome et la Gaule –, les désastres récents et d’autres plus anciens sont ainsi minorés par la mise en exergue d’événements historiques destinés à rappeler qu’en dépit de crises intérieures significatives et de défaites extérieures parfois gravissimes, le pays est toujours parvenu à recouvrer une place éminente dans le concert des nations. Plus encore, ce passé reconstruit et glorieux est mobilisé comme une preuve que la France a été, demeure et sera, en raison de ses caractéristiques remarquables, une grande puissance influente et évidemment rayonnante. In fine , le roman national-républicain est une véritable « mythidéologie » – j’emprunte ce concept à Marcel Détienne – qui repose sur une conception très articulée du monde et de la place toujours admirable que la France y occupe dans tous les domaines.   Même si cette réussite a été acquise sur le dos d’un certain nombre d’acteurs, et tout particulièrement des peuples colonisés, ne pourrait-on dire que, d’une certaine manière et du point de vue de ces élites, ce discours a, au moins dans un premier temps, rempli ses objectifs ? Ce qui pourrait expliquer au demeurant que les critiques qu’il s’est attiré, très tôt, ont été marginalisées. De la construction de l’empire colonial, les républicains et ceux qui les soutiennent sont très fiers, parce qu’ils estiment avoir réussi là où leurs prédécesseurs, à la tête de régimes politiques autres, ont échoué. En 1913, en raison de l’ampleur de ses possessions coloniales présentes sur tous les continents, la France est désormais la seconde puissance impériale du monde, juste derrière la Grande-Bretagne, ce qui est sans précédent. Et les hommes politiques de l’époque mettent cette réussite à leur crédit, bien sûr, et à celui de la République. De là, aussi, la multiplication d’ouvrages apologétiques de « l’aventure coloniale » dans différentes disciplines comme l’histoire, le droit, la science politique, la psychologie ethnique, l’hygiène et la médecine coloniales. Toutes ces disciplines sont mobilisées pour rendre compte de ce succès et entretenir aussi l’opinion selon laquelle la colonisation apporte paix civile, développement, prospérité, santé et civilisation aux « indigènes ». De même, les manuels scolaires, en particulier ceux de Isaac et Malet, ont joué un rôle majeur dans la diffusion de ces représentations, jusqu’au début des années 1960. Si des personnalités importantes, comme Georges Clemenceau, se sont opposées à la construction de l’empire dès 1885, elles ont été battues puis marginalisées. Et ce d’autant plus que de nombreux dirigeants, Georges Clemenceau lui-même et de beaucoup d’autres, et des partis politiques, la SFIO notamment, se sont rapidement ralliés à la politique coloniale. Rappelons enfin que l’exposition coloniale internationale de 1931, où des zoos humains furent une nouvelle fois mis en place, poursuivait des finalités identiques : célébrer la grandeur impériale et civilisatrice de l’Hexagone, et faire partager cette croyance à des millions d’élèves et de citoyens et citoyennes.   L’impérialisme et l’euphémisation ou la négation des souffrances et des torts que la France a pu causer aux peuples colonisés sont un élément essentiel de ce discours depuis le tournant des années 1880, même si la conquête de l’Algérie est antérieure. Vous venez parallèlement d’y consacrer un autre livre, sous-titré Contre le « roman national ». Pourriez-vous ainsi également en dire un mot ? Le point de départ de ce livre, dont le titre exact est Oradour coloniaux français. Contre le « roman national » , est le « scandale Jean-Michel Aphatie », forgé par les Républicains, les extrêmes-droites et les médias de propagande continue à la solde du Croisé Bolloré, bien servi, entre autres, par ces deux mercenaires incultes que sont Cyril Hanouna et Pascal Praud, qui prennent leurs vociférations rebattues pour de fortes pensées. Les uns et les autres prétendent aimer l’histoire, mais ils sont les dangereux ventriloques de la mythologie impériale-républicaine précitée. Ce faisant, tous consacrent non l’ère de la post-vérité, comme il est dit trop souvent, mais celle de contre-vérités qui prospèrent sur l’euphémisation, sur des mensonges par omission, voire même dans certains cas sur la négation des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la France et plusieurs républiques dans de nombreux territoires ultra-marins. Au-delà de l’analyse de la fabrication politiquement intéressée de ce scandale, il s’agissait aussi de rappeler qu’après 1945 et plus encore après le début de la dernière guerre d’Algérie, le 1 er novembre 1954, de nombreux contemporains et anciens résistants – Claude Bourdet, Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger, Hubert Beuve-Méry, directeur du journal Le Monde  – font référence aux Oradour coloniaux et à la Gestapo française pour dénoncer la torture systématique, les exécutions sommaires et les disparitions forcées des combattants et combattantes comme des militants et militantes du FLN. Ajoutons que la guerre contre-révolutionnaire menée en Algérie doit aussi beaucoup à la guerre de conquête conduite par le général Bugeaud dans les années 1840. Autant de guerres coloniales qui doivent être analysées comme des guerres totales pour des raisons qui sont exposées de façon précise dans ce livre.   Ce discours impérial-républicain a désormais surtout une application nationale, puisqu’il vient avant tout justifier la manière de traiter des concitoyens racisés. Cela ne dispense pas, expliquez-vous en conclusion de La fabrique du roman national-républicain , de se poser la question des conséquences à tirer de sa répudiation, si l’on se convainc qu’elle serait nécessaire, en termes de « reconnaissance, réparations et restitutions ». Là encore, pourriez-vous en dire un mot ? Compte tenu de la situation présente et de l’offensive politico-culturelle des forces et des médias cités à l’instant, il est plus que jamais nécessaire de défendre l’indépendance de la recherche et la connaissance contre leurs mensonges politiquement intéressés, et de défendre aussi la décolonisation de la République et de l’espace public, notamment. Cet espace public où les bourreaux des colonisés sont encore trop souvent célébrés en héros, alors même que certains d’entre eux, Bugeaud notamment, furent aussi des ennemis farouches de la République qu’ils ont constamment combattue. Plus encore, au regard de la somme des éléments depuis longtemps établis par de nombreux chercheurs français et étrangers issus de disciplines différentes, il faut exiger des plus hautes autorités de l’Etat la reconnaissance pleine et entière des crimes commis, des réparations et des restitutions. En ces matières, contrairement à la mythologie de l’exceptionnalisme hexagonal, la France est un sinistre contre-exemple perclus de conservatismes et de nostalgies indécentes, qui sont autant d’insultes à la mémoire des héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale. A preuve, d’anciennes puissances impériales comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique et, pour des raisons distinctes, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ont reconnu et parfois accordé des réparations financières très substantielles aux victimes ou à leurs descendants. Sur ces sujets, notamment, la comparaison est un puissant révélateur qui met au jour une situation française inacceptable car elle entretient le déni et de scandaleuses discriminations mémorielles et commémorielles.
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02.12.2025 à 16:00

Les cathares, ennemis de l'intérieur

Dans Les Cathares, ennemis de l’intérieur (La Fabrique, 2025), Arnaud Fossier retrace l'histoire des cathares de 1120 à 1330 et livre une synthèse inédite sur cette hérésie médiévale, largement construite comme telle par les clercs catholiques, puis objet de nombreuses réappropriations depuis le XIX e siècle. Ce 229 e épisode des Chemins d'histoire reviennent avec lui sur son ouvrage, qui vise à « expliquer de quoi les cathares furent le nom, en prenant au sérieux les sources dont nous disposons, mais aussi en mettant à bonne distance nos fantasmes sur le caractère prétendument ‘précurseur’ des cathares […], pour finalement rendre justice » à ces hommes et à ces femmes.       
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02.12.2025 à 13:00

Le Musée Dobrée de Nantes « à cœurs ouverts »

« Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? » C’est avec ces mots tirés du Colloque sentimental de Paul Verlaine (1869) que commence l’exposition « À cœurs ouverts », présentée au musée Dobrée, à Nantes, du 17 octobre 2025 au 1 er mars 2026. Faisant elle-même rebattre le cœur de l’établissement après plus de dix ans de travaux, cette première exposition temporaire depuis la réouverture au public en 2024 représente un renouveau pour le musée départemental d’art et d’histoire. Ce parcours, imaginé par la conservatrice en cheffe Julie Pellegrin* et l’historien Yann Lignereux*, et mis en oeuvre par Marion Ploquin*, est conçu comme une extension du parcours permanent du musée. Il emmène les visiteurs et visiteuses dans un « voyage sensible et érudit, mêlant art, histoire et culture populaire », se présentant comme le manifeste du projet à l’origine du musée dans sa version mise à jour. Cette présentation illustre aussi la volonté du musée de concevoir des expositions fondées sur ses collections, en commençant par valoriser sa pièce maîtresse, le cardiotaphe, un réceptacle pour le cœur d’Anne de Bretagne. Volée en 2018, mais retrouvée après quelques jours, cette œuvre n’est pas présentée dans l'exposition pour des raisons de sécurité. Elle sert néanmoins de point de départ, afin d’explorer plus largement la thématique du cœur. La visite peut par ailleurs être prolongée par celle de la collection permanente, à laquelle le billet d’entrée donne également accès. Ainsi, l’exposition « À cœurs ouverts » propose aux publics de s’interroger sur le cœur à travers un parcours muséographique s'étendant sur deux étages. Salle après salle, les visiteurs sont amenés à découvrir les multiples facettes du cœur : après une présentation du cœur dans sa dimension anatomique, le parcours explore le cœur comme un symbole de l’amour courtois, puis comme centre des amours romantiques. Il est ensuite envisagé en tant qu'emblème et dans ses dimensions sacrées et religieuses. Au terme de ce parcours, l’exposition ouvre une réflexion sur le cœur comme expression testamentaire et politique. Anatomie d’un cœur Le plus intime de tous les cœurs, le nôtre, est l’organe avec lequel se confond notre vie. C’est au rythme de ses pulsations que débute cette exposition. Trois témoignages audio, de Sabine, une cardiologue, et de Suzy et Gaëlle, deux femmes ayant reçu une greffe, nous racontent leurs liens avec cet organe. Suzy reçoit un nouveau cœur à 21 ans, après plusieurs années d’incertitude à son domicile. Pour Gaëlle, l’attente a duré plusieurs mois à l’hôpital avant que son greffon n’arrive. Ce cœur nouveau, cœur d’un autre devenu le sien, il leur a fallu le découvrir, l’accepter et lui faire place dans la vie quotidienne. Sabine raconte que ses patients fêtent deux anniversaires : celui de leur naissance et celui de leur greffe. Ce rituel fait de leur nouveau cœur un personnage à part entière dans leur vie. Avec beaucoup d’émotion, Suzy raconte sa deuxième greffe. Elle nous parle de la perte de son ancien organe qui lui a permis de vivre les trente dernières années, des tests médicaux très longs et lourds, mais surtout de la peur de mourir. Se seconde greffe est un succès, mais Suzi doit encore découvrir ce nouveau cœur et apprendre à vivre avec. La mécanique du coeur Comme symbole que l’on partage, que l’on brandit et que l’on revendique haut et fort, le cœur représente bien des choses. Courtois, on le dédie à une dame inatteignable : il représente un amour impossible en raison d’une différence de rang ou de mariages déjà arrangés. Cet amour répond souvent à des idéaux de piété, de fidélité, de courage. Romancé et mis en scène, notamment par William Shakespeare dans Roméo et Juliette , il est l'image d'un amour empli de nostalgie pour le temps révolu de la chevalerie. Le symbole du cœur bilobé est né de la poésie du XII e siècle, le fin’amor . L’image du cœur exprime depuis lors de multiples vertus, telles que la bonté (avoir du cœur), le courage (étymologiquement cœur-age), la piété (pureté du cœur) ou la concorde (de bon cœur). Mais il est aussi l’organe des péchés, de la vanité ou de l’envie : dans L’Envie , de Jacques Callot, on voit une allégorie de cette passion destructrice dévorer son propre cœur. [Jacques Callot, Les péchés capitaux : Invidia, 1621. © Musée Dobrée-Département de Loire-Atlantique.]   Du Sacré-Cœur au cœur solidaire Les trois grandes religions monothéistes ont fondé une part de leur imaginaire sur le cœur. À la fois essentiel à la vie et inaccessible aux autres, il est le lieu privilégié de la relation personnelle avec Dieu. Le catholicisme s’est particulièrement emparé de ce symbole. Marguerite-Marie Alacoque, membre de l’ordre de la Visitation de la fin du XVII e siècle, raconte ses visions de Jésus lui montrant son cœur : un bilobe surmonté d’une flamme. Ce symbole va rapidement inonder l’espace symbolique dans l’Europe catholique. [Cœur en or massif pour la statue du Sacré-Cœur de Saint-Donatien. © Diocèse de Nantes / Cl. H. Neveu-Dérotrie.] Dans le même temps, le cœur représente la dévotion à Dieu. La statue tombale d’Antoinette de Fontette, datant du milieu du XVI e siècle et présentée au centre de cette section, montre une dame de la noblesse agenouillée avec son cœur dans ses mains, qui le présente comme une offrande au milieu de ce qui semble être une prière ( voir l’image en tête de cet article ). À l'angle opposé de cette salle et contemporaine de cette statue, on voit Le Transi de René de Chalon : une statue à taille humaine, un corps mort, décharné, debout, qui brandit son cœur intact et le donne en testament. [Moulage du Monument du cœur de René de Châlon. © Nicolas Leblanc / Département de la Meuse.] La sculpture rappelle les inhumations séparées de l’organe et du corps des souverains. Le point de départ de cette exposition, le cardiotaphe d’Anne de Bretagne, a été créé pour cela : le corps de l’épouse de Charles VIII puis de Louis XII a été enterré dans la basilique Saint-Denis avec ceux des rois et reines de France, mais son cœur en a été séparé selon sa volonté, pour être acheminé dans son duché de Bretagne, dont elle a affirmé la souveraineté. Le cœur devient un objet politique. Lors de la Révolution française, une véritable bataille symbolique se joue autour du cœur. Le Sacré-Cœur, ou le cœur bilobé surmonté d’une croix latine, devient l’emblème des royalistes et des Vendéens, défenseurs de la « vraie foi » et partisans du retour des Bourbons. En face, les républicains s’approprient à leur tour le symbole, ornant leurs cœurs bilobés de bonnets phrygiens. Deux siècles plus tard, le symbole est encore utilisé en politique et dans la société : de l’émoji aux débats présidentiels, il reste au centre de nos usages, et parfois fait date, puisque personne n’a « le monopole du cœur ». [Gauche : scapulaire, insigne au Sacré- Cœur. Droite : ornement d’uniforme, bonnet phrygien. © L. Preud’homme / Musée Dobrée.]   Parlons à cœurs ouverts La visite se clôt sur l’une des œuvres majeures de cette exposition : une installation de l’artiste plasticien Christian Boltanski, créée en 2005. Tout au long de la visite du second étage, un battement régulier habille l’espace sonore, invitant le public à en découvrir la source. Celle-ci se révèle dans une vaste salle plongée dans la pénombre, entièrement dédiée à l’œuvre. Là, une unique ampoule diffuse une lumière au rythme des pulsations enregistrées du cœur de l’artiste. Cette expérience, à la fois intime et immersive, place le visiteur face au pouls d’un autre, celui de Christian Boltanski, aujourd’hui disparu. Par cette installation contemporaine, l’équipe curatoriale déplace la réflexion vers des enjeux spirituels, vers la question de notre relation à la vie et à la mort, en convoquant une forme d’humanité universelle incarnée dans ce simple battement de cœur, commun à tout être vivant. [Le Cœur, Christian Boltanski. © Adagp, Paris, 2025;© Cloé Beaugrand / Coll. Antoine de Galbert.] En consacrant une surface aussi importante à une seule œuvre, le commissariat affirme sa volonté d’en faire un moment fort, emblématique du parcours. Ce parti pris prend en compte le risque que cette installation d’art contemporain, marquée par un flash lumineux et un son répétitif, laisse certains publics indifférents ou les pousse à ne pas s’attarder dans la salle. Comme pour mieux affirmer que l’histoire et le patrimoine artistique conservés par le musée déploient leur sens dans le présent, et que penser ce sens requiert un temps de pause, de réflexion. Enfin, cette installation s’accompagne de la réactivation d’un projet d’Archives du cœur lancé en 2008 par Boltanski. Il proposait à chacun d’enregistrer les battements de son propre cœur pour les envoyer sur l’île de Teshima, au Japon, où l’artiste souhaitait réunir « tous les cœurs de l’humanité ». Dans cette continuité, le Musée Dobrée offre au public la possibilité d’enregistrer gratuitement son cœur, afin que ces sons rejoignent à leur tour les Archives de Teshima. C’est ainsi que s’achève l’exposition « À cœurs ouverts », sur un geste symbolique : le « don de son cœur ».   * Titouan Guihal, Noah Robert, Marine Sauvager et Léna Sourice.   Exposition « À cœurs ouverts » Musée Dobrée, 1 place Jean V, Nantes Du 17 octobre 2025 au 1 mars 2026, de 10h à 18h Commissariat d’exposition : Julie Pellegrin, conservatrice en cheffe, directrice du musée Dobrée et de Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, et Yann Lignereux, professeur d’histoire moderne à l’université de Nantes. Muséographie : Marion Ploquin, cheffe de projet muséographique, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique.
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