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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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17.02.2025 à 09:18

Une poétique crépusculaire

F.G.

■ Éric CHAUVIER UN LAC INCONNU Allia, 2025, 108 p. À quatre heures du matin mon cerveau m'a réveillé. Il venait de trouver l'accroche et tenait à m'en faire part. Vu qu'on partageait la même exiguïté crânienne, j'ai été forcé de l'écouter. Son plan était simple, et pour tout dire prévisible : « Navarro, tu citeras ce passage du dernier Bégaudeau où l'auteur manque de se fâcher avec un copain de gauche qui “avait lu tout Houellebecq et aucun Chauvier” ». Effectivement, même encore empégué (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3316 mots)


■ Éric CHAUVIER
UN LAC INCONNU
Allia, 2025, 108 p.


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À quatre heures du matin mon cerveau m'a réveillé. Il venait de trouver l'accroche et tenait à m'en faire part. Vu qu'on partageait la même exiguïté crânienne, j'ai été forcé de l'écouter. Son plan était simple, et pour tout dire prévisible : « Navarro, tu citeras ce passage du dernier Bégaudeau où l'auteur manque de se fâcher avec un copain de gauche qui “avait lu tout Houellebecq et aucun Chauvier” [1] ». Effectivement, même encore empégué dans le coaltar, je trouvais l'intro fameuse. Et ce d'autant plus que, moi, c'était tout le contraire : j'avais lu tout Chauvier et aucun Houellebecq.

Chauvier je l'avais connu début 2011 avec son Contre Télérama [2]. Texte bref comme souvent, écriture sèche, entrées thématiques, inquiétante progression. L'anthropologue de l'ordinaire auscultait avec une fausse distance les angles droits et dupliqués de la péri-urbanité. Aux salonards de Télérama ayant décrété la « mocheté » définitive des zones pavillonnaires, le banlieusard Chauvier avait des comptes à rendre : déambulant ou joggant dans son quartier, il souhaitait mettre à jour « le potentiel de fictions qui se nouent derrière chacune de ces baies vitrées ». Ou pour le dire avec les mots empruntés à Adorno : comment le peuple périphérique comptait parmi ses aptitudes celle de « transgresser les standards de la vie mutilée ». C'était huit ans avant le soulèvement des Gilets jaunes.

À propos des Gilets, Chauvier signait dix ans plus tard Laura [3], nectar de 140 pages emballé sous une couverture rouge ornée d'un triangle blanc inversé – dans lequel longtemps j'ai vu un pubis. Je me rappelle parfaitement mes sensations en lisant Laura. Surtout je me souviens où j'étais : dans une maison du Béarn. Chose banale au pays du maïs : il pleuvait. Et la pluie mitraillait le Velux au-dessus du plumard où, affalé, je lisais. Ambiance grise et percutée : c'était aussi une fin d'après-midi automnale, autant dire que la lumière y était minimale. J'ai ouvert Laura, et là, trois petits points de suspension. Plusieurs années après je cherche encore ces mots que je ne trouverai jamais. Disons, pour faire court et couper tout élan romantique, que j'ai décollé. De mon engourdissement, de la pluviométrie béarnaise. Ce texte j'aurais pu l'écrire. Cent fois. Forme et fond, j'adoubais tout. Amour raté, fossé sociologique, quotidien déraillé. Shaker d'affects où factualité et fiction fusionnent. C'est la nuit, Éric est sur un parking qui surplombe une usine de prothèses médicales. Éric n'est pas seul et la nuit sera ce long dialogue avec Laura, son amour platonique du collège retrouvé des décennies plus tard. Les années passant, Laura a ramassé. Surtout, elle est en colère contre le taulier de la susdite usine qu'elle attend impatiemment de voir cramer. Laura, la cassos, est issue d'un milieu populaire. Elle dit beaucoup « enculés ». Éric ne lui fait ni la leçon ni la morale. Il sait qu'il faut être con comme une tanche postmoderne pour voir de l'homophobie dans les « enculés » de Laura. Il sait ses joues naïves sur lesquelles un mâle héritier a essuyé ses rupines tatanes. Il sait la violence sociale et ce qu'elle engendre de violence verbale et incendiaire en retour. La nuit est longue, ils boivent du rosé et fument des pétards. Éric a les mots et les outils pour observer et catégoriser Laura. C'est son métier. Mais, outre son attirance pour la femme, quelque chose d'autre vient brouiller et pulvériser son surplomb de chercheur : une perméabilité instinctive à l'aura de Laura. Éric gratte le vernis rugueux de son parler de « white-trash, cette invention de sociologue censée englober tous les petits blancs rustiques et racistes du pays » et met à jour les cicatrices sous la fruste crânerie. Autant de « dissonances autobiographiques, comme revenues à la vie, qui transpercent dans les insultes. Qui veut plonger dans l'âme de Laura se doit d'entrer, comme dans un temple oublié, dans ses façons de parler les plus ordinaires. Toute autre forme d'expertise est nulle et non avenue. Il faut revenir en littérature, dans la poétique des angles morts ». Ami lecteur, je sais pas toi, mais moi quand je lis ça, je vire émollient et m'arrache du morose. Effet LSD. Je vois Jupiter et son Bayrou's Band en orbite autour de Saturne, et la vie soudain devient rose.

Partage de la blafarde

Ma fusion avec Chauvier ne s'est pas arrangée avec son opus suivant : Plexiglas mon amour [4]. Je dirais même qu'elle a franchi un palier supplémentaire. Chauvier, camarade d'ironie cramée et de dérapages dystopiques. Chauvier en boucle sur l'absurde pandémique et ses propres émulsions névrotiques. Chauvier, animal confiné, reclus à domicile, coincé entre deux geeks qu'il regrette d'avoir engendrés et caporalisés par la badine hygiéniste d'une épouse shootée au spray hydro-alcoolique. C'est justement à la pharmacie qu'Éric croise par hasard Kévin, ancien camarade de fac, « un type un peu étrange devenu survivaliste ». Kévin vit dans la forêt, dans une BAD (Base Autonome Durable) sise non loin des ruines de l'église de Notre-Dame de la Fin-des-Terres. Chauvier s'amuse à topographier le traquenard dans lequel Éric va tomber. Tout ça est gros comme un doigt coupé sur une pana cotta. On cherche la démarche scientifique, l'empirisme prudent. On pensait avoir touché le fond précédemment avec le retour du zombie baudelairien [5]. Mais non, ça continue, ça enfle et ça bourgeonne derechef : Chauvier persiste dans le délire irrationnel. Où est passé l'anthropologue, bordel ? C'est simple : il est comme la truie du regretté Duneton. Assailli de doutes. Le Covid a précipité quelque chose. Une compréhension brutale de nos choses communes et de leur ordre vermoulu : le pathogène n'est pas là où on le croit. Le sage montre la lune, l'imbécile son cul. Pour beaucoup, ça se vaut. Une lune, un cul, égal partage de la blafarde. Raisonnant, Chauvier doute de sa raison et de la nôtre partagée : « C'est un trait majeur de cette époque que de donner raison aux plus dégénérés d'entre nous. » Au milieu de la cambrousse, avec un Kévin tirant son gibier à l'arc, la sentence se médite. Un Kévin lucide, bien décidé à « plus jamais se faire emmerder par des peignes-culs [peignes-lune ?] qui sont juste bons à vendre du crédit et à transformer cette planète en trou à chiottes ». C'est plus long et argumenté que les « enculés » de Laura mais l'idée reste la même. Elle sent l'odieux populisme, la bascule du côté barbare de la plèbe. Chauvier n'écrira jamais « Démocratie mon amour ». Ça tombe bien, en plein arasement sanitaire, ses hardes (à la démocratie) ont disparu. Le récidiviste Éric est alors camisolé et interné. Mais rien n'est irrémédiablement foutu, lui promettent les blouses blanches. Aux fous rééduqués à l'étroite observance des gestes barrière, on promet de redevenir des « êtres définitivement sains ». Lavage de cerveau, au propre comme au figuré. Le corps national a lâché ses anticorps. La guerre sanitaire est la continuation de la politique par d'autres moyens. Destin mutilé encore : « Il faudrait peut-être nous inquiéter de ces mots-là, définitivement sains, car ce qui est définitif est aussi irrévocable, et ce qui est irrévocable revient bel et bien à renoncer à une part de nous-mêmes. »

Ami lecteur, je te vois t'impatienter : n'étais-je point censé causer d'Un lac inconnu, dernier opus chauvierien ? C'est que je prends mon temps. Le principe même d'À contretemps. Il me fallait un chemin, une voix d'accès. L'accroche de cette mule de Bégaudeau ne suffisait pas. Et puis j'aime bien cette idée de faire monter le plaisir. Le nouveau Chauvier, ça faisait un bail que je le guettais, j'allais pas l'expédier comme ça en deux coups de cuillère à pot. C'eût été gâché. Alors je minaude, j'aguiche, je titille, je contourne, je revisite, je contextualise. Tout ça est sensuel et intellectuel à la fois. Avant d'avoir un sens, les mots ont une sensualité. On ne cause pas de Chauvier comme on causerait d'un Houellebecq-jamais-lu. Le premier commente le tragique de notre condition, le second le déclin de sa race maudite. Le premier se retient et nous invite à nous répandre ; le second se répand et nous pousse à la contention. Le premier on le lit, le second on le gît. Incompatibilité des visées. Celle de Chauvier cible la « poétique primordiale ». Un lac inconnu est d'abord un livre de poésie. La dernière. La nôtre. Celle de notre crépuscule. Inutile de cligner des châsses et de ployer les épaules, on sait tous ce qui nous arrive : « Dans le tonneau, l'étoile fond comme du sel / Et l'eau glacée se fait plus noire / Plus pure que la mort, plus salée que le malheur / Et la terre plus vraie et redoutable. » Page 76 pour ceux qui doutent que le malheur soit salé. Un lac inconnuest aussi affaire de pied de nez. Un jour, l'anthropologue s'est gonflé les chevilles et ainsi challengé : et si je faisais la nique à ce couillon positiviste de Noah Harari ? Et si je racontais l'épopée chavirée de Sapiens depuis ses premiers épouillages socialisants jusqu'au délire désincarné des élus transhumanistes ? Le tout en cent pages. Du sombre, du compact, du sans chichi. Chiche ?

Chiche.

Il y a quelques jours, les éditions Allia m'écrivaient : avais-je trouvé le temps de lire ce Lac qu'elles avaient eu la gentillesse de m'envoyer en service de presse ? Leur mail tombait à pic, je venais de l'achever et me trouvais sous haute pression euphorique. LSD encore. Extrait de ma réponse : « Sa boucle poétique sur nos affaires humaines est aussi sublime que désespérée. C'est 2001, version odyssée oxydée. Le brûlot anarchiste le plus étincelant du moment. » Allia n'en demandait pas tant. Moi non plus. Qui me mis cependant, les jours passant, à douter, truie moi aussi. Pourquoi avoir écrit « brûlot anarchiste » ? N'avais-je pas projeté un peu de mes affaires personnelles dans les ultimes circonvolutions lacustres du camarade anthropologue ? Réflexion faite : non.

L'art de « distiller la fièvre »

Le substrat vaseux qui hante les clapotis du Lac inconnu tient en trois mots : angoisse de mort. Ou bien : malédiction du pouvoir. Chez Chauvier, les deux se valent. Tout commence, il y a fort longtemps, dans le fond ténébreux des premiers habitats cavernicoles. Le feu est domestiqué, un confort inédit se découvre, le foyer fait communauté et l'extérieur office de tous les dangers, et bientôt d'âpres conquêtes. Nœud dialectique chez nos ancêtres : « Alors qu'ils peuvent se réchauffer, s'émouvoir, imaginer un futur, il leur faut vivre avec la mort brutale et inexpliquée des êtres avec lesquels ils conversent. Un doute apparaît, un instinct, l'embryon d'un effroi : ce qui est aimé se perd et génère autant de monosyllabes autour de l'âtre. […] L'occupation des grottes augmente la charge anxiogène de ces images [de morts violentes]. La vie domestique ne serait qu'une diversion, sa promesse de sécurité serait illusoire. » À partir de ces trous dans la roche, les hommes vont s'agglutiner en cités. Pyramides sociales inégalitaires, les cités ne seront pas ces ensembles à partir desquels les humains pourront socialiser leur angoisse de mort, tenter de l'apprivoiser et l'inscrire dans un humble (humus) cycle de vie. Bien au contraire. Les cités vont la thésauriser au bénéfice principal des tyrans qui les gouvernent. Chauvier signale l'invariant : les chefs ont beau maîtriser l'art de « distiller la fièvre », ils sont autant de sociopathes tétanisés par leur propre finitude. Pour taire leur peur, ils pilotent et multiplient des massacres. Le sang des autres répandu comme « un substitut émotionnel à leur angoisse ». « Celui qui peut décréter la mort de dix mille fantassins ne défie-t-il pas la mort elle-même ? ». Ami lecteur, tu la sens pousser la graine musquée de notre présent transhumaniste ?

La suite est un placage ventral. On aurait pu attendre de l'anthropologue qu'il fasse preuve de plus de finesse. Ou d'ambiguïté. Qu'il enfourche le dada bien commode de l'agnosticisme, histoire de ne pas heurter de front la piété de ceux qui croient. Même pas. Tout poète qu'il soit, Chauvier prose en athée. Manque total d'empathie spirituelle. Avouons-le : ça libère d'un poids. Resserre la camaraderie. Charlie, Chauvier ? Peu me chaut. La cible est ailleurs. Dans ce rappel de quelques fondamentaux perdus en cours de route. Pour que les masses acceptent d'aller trucider d'autres masses, il faut un motif supérieur. Pour qu'elles étouffent leur soif de liberté et leurs « pulsions désirantes », il faut le couvercle étanche d'un dieu à adorer ne ressemblant « à rien de connaissable ». Pour que la cité croisse, exploite et colonise, il faut une carotte extatique : un horizon post-mortem où les âmes des plus méritants sauront trouver les cajoleries dont elles ont manqué ici-bas. « Dans sa forme primitive, la religion naît de cette grossière exigence de diversion. Elle ne porte en elle aucune morale. » Cash, Chauvier. Hélas, la « fiction religieuse », c'est comme les rentrées sociales chaudes. Au bout d'un moment ça lasse son peuple, qui n'y croit plus vraiment. Qu'à cela ne tienne, les conseillers des alcôves ont cogité l'affaire et pointé le maillon faible : la modestie des guerres. Pour maintenir l'exutoire, il faut du cinémascope, du péplum, des croisades, des missions génocidaires, bref des « guerres à grande échelle, qui feront diversion, contrôleront les affects tout en accroissant les butins ». Logique de surenchère. Puissance de la martyrologie et des économies nécrophiles. Mais la peur de mourir, c'est comme les socialistes, ça se radine toujours en trahissant. Et si, au bout du compte, l'âme c'était du chiqué ? La camarde en pluie de grêle ne fait plus rêver. C'est qu'on y tient finalement à sa couenne.

Parallèlement, des savants formulent l'hypothèse : et si tout était à portée d'un savoir empirique et codifiable ? Affleurent les pensées matérialistes et humanistes, les humeurs cartésiennes ; la vie éternelle en prend un coup, dieu se minusculise. C'est pas bon pour la guerre totale. Ni pour la cité accumulative. Il faut trouver un nouveau carburant narratif pour que tout change sans que rien ne change. Il sera celui de l'homme amendable et améliorable. De la Raison dominante. Par-delà le changement de peau, l'obsession organique demeure : il s'agit de neutraliser ces affects qui « seraient la bave du monde, qui contamineraient la seule perspective qui vaille : l'accumulation de connaissances universelles comme moyen d'atteindre le point de perfectionnement de l'espèce, point que l'on devine abstrait, mais que l'on croit résolutoire ». La Modernité est en marche. Paradoxalement, elle accouche d'une nouvelle religion : celle du Travail. Car les pulsions de mort jamais ne se taisent, c'est là un cycle infernal. L'histoire humaine n'est qu'un va-et-vient de boucles rétroactives. Comme la vie angoissée sourd irrémédiablement, le pouvoir sans cesse ajuste ses filets de capture. Les corps sont à présent enfermés dans des « espaces d'usinages collectifs et disciplinés ». On les astreint, on les épuise, on les machine, l'idée étant d'assécher leur terreau existentiel et anxiolytique ; plus tard on les divertira tout autant, et on les machinera d'autant plus : « De la fatigue découle un amollissement de la faculté d'abstraire – principe qui renforce notablement le projet civilisationnel de l'espèce. »

Un lac inconnu enjambe les millénaires (d)échus et bien plus loin encore. Puisque vaincre l'angoisse de mort est aussi efficace que remplir le tonneau des Danaïdes, alors les plus barrés de l'espèce proposeront de vaincre la mort elle-même. Plus c'est gros, plus ça passe. Les aspirants immortels auront leurs cohortes de suiveurs et de publicitaires. Maçons exaltés de métaphysique prêts à empiler leurs parpaings quantiques et à graver leur mou neurologique sur le dur d'un disque virtuel. Détruisant la mort, ils auront détruit la vie. Le peu qu'il nous reste s'éprouvera avec des appendices de synthèse. « Dans l'apocalypse, le prothétique deviendra prophétique, et l'affaire sera entendue. »

Si l'atterrissage est rude, on se console : à défaut d'échappée, la chute sous « chair de lune » fut belle.

Sébastien NAVARRO


[1] François Bégaudeau, Comme une mule, 2024, Stock.

[2] Éric Chauvier, Contre Télérama, 2011, Allia.

[3] Éric Chauvier, Laura, 2020, Allia.

[4] Éric Chauvier, Plexiglass mon amour, 2021, Allia.

[5] Éric Chauvier, Le Revenant, 2018, Allia.

10.02.2025 à 09:23

1890-1891 : Revin en lutte

F.G.

En 1890, une douzaine d'ateliers de métallurgie sont installés à Revin. La ville, dont le terroir perd peu à peu son caractère agricole et forestier, devient une cité industrielle, située sur les bords de la Meuse, dans les Ardennes, non loin de la frontière avec la Belgique. La plupart des ateliers, fonderies de fer et de cuivre, tréfileries, etc., comptent une trentaine d'ouvriers au maximum, dirigés par un patron qui, le plus souvent est « sorti du rang ». Mais déjà, le gros patronat (…)

- Sous les pavés la grève
Texte intégral (4778 mots)


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En 1890, une douzaine d'ateliers de métallurgie sont installés à Revin. La ville, dont le terroir perd peu à peu son caractère agricole et forestier, devient une cité industrielle, située sur les bords de la Meuse, dans les Ardennes, non loin de la frontière avec la Belgique. La plupart des ateliers, fonderies de fer et de cuivre, tréfileries, etc., comptent une trentaine d'ouvriers au maximum, dirigés par un patron qui, le plus souvent est « sorti du rang ». Mais déjà, le gros patronat industriel, les « maîtres de forges » tout puissants, tiennent le haut du pavé ; chez Morel, où les premières machines à mouler apparaissent en 1890, les ouvriers servent de rabatteurs lors de battues au sanglier célèbres dans toute la région ; à Brévilly, les employés du patron Henry doivent obligatoirement assister aux messes. Ces hauts-barons du fer sont alliés à la presse, à l'Église qui instruit leurs enfants, à la bourgeoisie bien-pensante et surtout aux autorités locales, préfecture et municipalité : le maire de Revin, Henri Gilbert Faure, n'est autre que le fondateur de la plus grosse fonderie de la ville (700 employés), gérée à cette date par son fils, Louis Faure.

C'est pourtant dans cette fonderie qu'éclate, le 17 novembre 1890, une grève qui doit durer jusqu'au mois de mars de l'année suivante. Au cours des années précédentes et au début même de l'année 1890, plusieurs grèves ont eu lieu dans différentes usines métallurgiques de Revin et de la région. Le 27 juin, les ouvriers de la Veuve Poncelet ont cessé le travail, exigeant une augmentation de salaire. Au cours du mois de novembre, plusieurs grèves éclatent simultanément dans les fonderies installées autour de Revin : aux Mazures, à Renwez, à Rimogne, à Bourg-Fidèle, et également à Balan, au sud de Sedan, où les ouvriers réclament le paiement à la quinzaine au lieu du mois.

Si la grève des ouvriers des Faure inquiète davantage, c'est qu'elle touche plus de sept cents employés, répartis dans trois usines à Revin, Laifour et la Petite-Commune. C'est aussi que les grévistes se heurtent à un patronat dur, dynastique et méprisant, décidé à ne pas céder. Dès la première semaine, le Bulletin métallurgique du Courrier des Ardennes fait part de la grève : « Les grèves en fonderies s'accentuent. La Maison Faure frères et fils, de Revin, a ses ateliers complètement déserts... On ne prévoit pas la fin de cette grève qui va jeter le désarroi dans cette ville. » Mais que les industriels et financiers se rassurent : le cours du fer se maintient « assurant la continuité des bonnes affaires et la satisfaction des industriels ».

La grève des ouvriers de Faure est, par ailleurs, la première action importante et de longue durée au cours de laquelle l'action du syndicat peut se manifester avec éclat. En effet, le 31 mai 1885, un an après la loi Waldeck-Rousseau qui autorise la formation de syndicats, est créée la « Fédération des travailleurs de la région ardennaise » ; et le 1er octobre 1887 prend naissance la première « chambre syndicale », groupant plus de mille métallurgistes revinois, qui vont adhérer à la Fédération. Le fondateur et secrétaire en est Arsène Dupont, mouleur, né à Revin en 1854.

Les différentes tendances du mouvement ouvrier français sont alors représentées à Revin, mais deux courants principaux s'affrontent au sein du mouvement ardennais : le courant allemaniste, grâce à la propagande de Jean-Baptiste Clément [1], atteint les moindres communes de la région, donnant la priorité à la lutte syndicale au « coup par coup » sur la lutte politique ; Allemane lui-même viendra présider des conférences données à Revin et dans les environs. Ce courant se heurte à une assez forte implantation du mouvement libertaire : L'Émancipation a pour principal rival Le Père Peinard, journal anarchiste, lu également par certains militants socialistes, dont Arsène Dupont. Le courant libertaire prône la grève générale, instrument nécessaire à la prise du pouvoir. Quant au regroupement patronal, il est inexistant à cette date, comme en témoigne le patron L. Faure : « Toutes les entreprises, souvent d'origine ouvrière, s'opposent sur le terrain de la concurrence commerciale et ont en somme peu de respect entre elles sur le plan local... De ce fait, il n'y a aucune tendance concertée entre les chefs d'entreprise. » Ils n'en sont pas pour autant désarmés !

De la grève des mouleurs à la grève générale

Le 17 novembre 1890, un petit nombre d'ouvriers de l'usine « L'Ardennaise », tous mouleurs, font circuler un tract invitant leurs camarades à se réunir à 20 heures le soir même, après la journée de travail. Les mouleurs ont en effet décidé d'exiger des patrons une augmentation de salaire de 15 % et de cesser le travail jusqu'à satisfaction de cette revendication légitime. En effet, les Faure, venus trente-cinq ans plus tôt les mains vides, ont rapidement fait fortune grâce à une politique de bas salaires qui leur a permis de supplanter les autres usines du Revinois, notamment la coopérative ouvrière Godin, qui, comme l'usine Faure, fabrique des appareils de chauffage. Par ailleurs, la surveillance politique sur les ouvriers est permanente : le 18 mars 1890, un jeune ouvrier chantant des airs anti-patronaux pour célébrer l'anniversaire du premier jour de la Commune est licencié sur le champ.

Les ouvriers venus à l'assemblée du 17 novembre votent la grève à main levée. Le 18, le travail continue partiellement dans les ateliers, mais les mouleurs et les ébarbeurs débrayent en cours de journée et laissent vingt-quatre heures aux Faure pour donner une réponse. Les patrons exigent d'abord l'exécution des commandes en cours, ce qui permet de remettre leur décision à plus tard. En fait celle de Louis Faure est déjà prise : « Je ne peux que maintenir le statu-quo, mes ouvriers étant très largement payés. »

À leur tour les monteurs d'appareils et les mouleurs en cuivre cessent le travail. Chaque groupe réclame un ajustement des salaires : 20 % d'augmentation pour les ébarbeurs, 10 à 50 % pour les mouleurs en cuivre, de 50 à 100 % pour les différents groupes de montage. En outre les mouleurs, à l'origine de la grève, demandent des améliorations des conditions de travail : entrées et sorties libres des ateliers et suppression du système des amendes, ce qui déclenche l'indignation de Louis Faure : « Est-il possible que dans une usine on puisse aller et venir, entrer et sortir, comme d'un moulin et dans un moulin ?... Tous mes ouvriers savent que les amendes constituent pour eux une caisse de secours. Ils savent surtout que cette caisse ne suffisant pas, j'al dû maintes fois la renforcer d'un billet de 1 000 francs. » Et refusant toute « immixtion étrangère » (en l'occurrence l'intervention de la Chambre syndicale), Faure demande à ne discuter qu'avec ses ouvriers.

Le 19 novembre, la grève aurait été générale dans les trois usines des Faure si quelques tôliers ne l'avaient pas refusée catégoriquement, se justifiant dans une lettre signée « le groupe des ouvriers-tôliers » intégralement publiée dans la presse locale – celle-là même qui avait refusé de publier une lettre contre les « jaunes », envoyée par des grévistes d'une usine des Mazures au début de l'année.) En fait, les ouvriers-tôliers sont bien payés (environ 10 francs par jour) et exploitent chacun plusieurs apprentis. D'ailleurs ils ne cachent pas leur mépris pour les grévistes : « Nos durillons ne craignent pas vos poils dans la main. » En réponse, un tract, intitulé « Au pilori des traîtres », est diffusé dans l'usine. Le surnom de « pilori » est aussitôt adopté pour désigner les briseurs de grève. Le 25 novembre, au cours d'un meeting à Revin, présidé par J.-B. Clément, un vote exclut les tôliers de la Chambre syndicale.

Drapeaux rouges et Carmagnole

Le jeudi 11 décembre se déroule à Revin la première manifestation importante organisée par les grévistes. Ceux-ci veulent montrer leur force et leur détermination aux patrons, aux autorités municipales et à la population non-ouvrière de la localité. « Nous ne croyons pas devoir garder plus longtemps le silence », expliquent les journalistes qui, pour la première fois depuis le début de la grève, lui consacrent une colonne en première page en présentant le compte-rendu de la manifestation.

Réunis dès 10 heures le matin, tous les ouvriers de l'Ardennaise sont bientôt rejoints par ceux de Laifour et de la Petite-Commune venus en train, ainsi que par une délégation de l'usine d'Anchamps, qui a fait le chemin à pied. Après une brève assemblée générale, les grévistes forment un cortège qui traverse la ville, accompagné de femmes portant le drapeau rouge et précédé d'enfants chantant La Carmagnole. Les ouvriers, montant la grande rue de Revin, reprennent en chœur les chants révolutionnaires. Sur la place de l'Hôtel de Ville, on s'arrête pour danser au son de refrains populaires sous l'œil scandalisé des bourgeois. Le sous-préfet, venu pour entamer une enquête, entre à la mairie sous les huées de la foule. Vers 15 heures, le cortège, drapeau tricolore en tête, se dirige vers La Bouverie, à l'écart de Revin, où sont installés les ateliers de l'Ardennaise. À l'heure de la sortie, les jaunes sont pris à partie et, comme les jours précédents déjà – et le matin même –, malgré la présence de la troupe, des paroles on en vient aux mains. La casquette de l'un des « piloris » est attachée au drapeau rouge et rapportée en triomphe à la salle Latour-Lambet, quartier général des grévistes. Quant aux « traîtres », ils rentrent chez eux sous les quolibets des manifestants. Parmi les grévistes, deux manifestants ont été arrêtés devant l'usine : le premier, gardé à vue dans un atelier, a été immédiatement délivré par ses camarades ; l'autre, Mauguière, dit « Caillou », arrêté vers 16 heures, est transféré à Rocroi. Aussitôt une foule de 800 à 1 000 personnes franchit à pied les 11 km qui séparent Rocroi de Revin et obtient la libération du mouleur qu'ils ramènent en triomphe.

Cette journée de manifestation déchaîne naturellement la hargne des réactionnaires : le maire, disent-ils, n'a pas montré la fermeté nécessaire ; pourquoi organiser une enquête, ajoutent-ils, il faut frapper immédiatement ; quant aux gendarmes venus pour la circonstance de Rocroi, ils sont accusés d'avoir « laissé faire ». La preuve ? À un bourgeois qui aurait demandé au capitaine de gendarmerie si le drapeau rouge brandi par les manifestants n'était plus un emblème séditieux, l'officier aurait répondu : « Il est si petit ! » – il aurait mesuré 50 x 85 cm, précise même le journaliste du Courrier des Ardennes. Enfin un article signé « un vieil ouvrier revinois d'origine », paru le lendemain dans Le Petit Ardennais, met en garde la « véritable population ouvrière » de Revin contre les étrangers à l'usine présents, selon lui à 90 %, dans la manifestation. La présence des femmes et des enfants dans le cortège est également l'objet de violentes critiques : l'inspecteur d'académie félicite un instituteur pour avoir empêché ses élèves d'y participer.

Dès lors, toutes les mesures d'ordre sont prises pour rassurer « la population honorable de Revin » qui tremble à l'annonce d'une seconde manifestation prévue le samedi 13, à l'occasion de l'arrivée du préfet des Ardennes.

État de siège

Lorsque le préfet descend, en grande tenue, de son train, dans la matinée du 13, un détachement du 91e de ligne garde militairement la gare de Revin. Accueilli par les officiels, il traverse le pont occupé par un poste de gendarmerie pour se rendre à la Mairie. En cours de route, le cortège officiel s'est nourri de deux cents personnes environ – grévistes, femmes et enfants – qui l'attendent dans un silence hostile sur la place de la Halle. Vingt délégués de la Chambre syndicale et des grévistes sont introduits à la Mairie, où, après trois quarts d'heure de discussion, aucun arrangement n'est consenti. À leur sortie, les délégués retrouvent les grévistes qui ont attendu et s'en retournent avec eux à leur salle de réunion.

Dans la journée des patrouilles de gendarmerie (60 hommes) sillonnent les rues de la ville. En cas d'alerte, un détachement est prêt à partir de Mézières.

Le dimanche 14, c'est au tour des ouvriers de l'usine Henri Morel de se réunir en assemblée générale. Le bruit circule que 2 000 ouvriers de la vallée de la Meuse doivent se rencontrer à Revin. Le prétexte est tout trouvé pour faire venir de nouveaux renforts : 120 hommes du 91e de ligne en tenue de campagne et munis de vivres pour plusieurs jours.

Le 16 et les jours suivants, des patrouilles d'infanterie circulent dans la ville, et l'armée occupe un bureau du télégraphe. Le 17, Rocroi est à son tour gardé militairement : on a peur des manifestations, et plus encore que les grévistes envahissent de nouveau la ville à l'occasion des procès intentés contre leurs camarades arrêtés. Un poste de soldats occupe le Palais de justice.

Le vendredi 19 décembre, Daine, dit « Pigeon-Voyageur », Mauguière et Alfred Cosse sont condamnés pour atteinte à la liberté du travail : le premier, de nationalité belge, à quatre mois de prison, les autres à 10 jours. Par ailleurs, des arrêtés d'expulsion sont pris contre deux grévistes belges : Justin Couronné et Casimir Hayot-Dubuc, dit « Blanc-Mimi ».

Parodie de négociations

Pendant ce temps, le préfet, dont la venue a favorisé ce déploiement de forces armées, entame des négociations avec les ouvriers. En effet, non content de refuser l'intervention de la Chambre syndicale, les patrons Faure décident de ne pas « s'aboucher avec les grévistes ». C'est l'occasion, pour L'Émancipation, de demander avec véhémence, mais en vain, la démission du maire H.-G. Faure, qui viole ainsi la loi de 1884 sur les syndicats. Sentant alors que, pour lui, les choses se gâtent, Faure écrit dans la presse locale une lettre par laquelle il demande généreusement une citation à l'Ordre du mérite pour un garde-barrière, père de famille nombreuse, ayant sauvé une jeune fille qui voulait se suicider sur la voie ferrée : le « bon » H.-G. Faure sait récompenser les « bons » ouvriers.

Pour l'instant, il a chargé le préfet de le représenter à la table des négociations. Celui-ci prend sur lui de proposer aux grévistes 10 % d'augmentation au lieu des 15 demandés. Devant la fureur des patrons, il se rétracte publiquement ; il doit alors affronter la colère des grévistes. Les ouvriers sont d'autant moins décidés à céder qu'ils se souviennent d'une grève ayant eu lieu trois ans plus tôt dans un atelier Faure, et qui s'était victorieusement terminée par une hausse des salaires. Ils demandent donc avec fermeté l'affichage des tarifs de façon et le contrôle de la gestion de la caisse de secours. Mais toutes leurs revendications sont repoussées. À cela se joignent des injures : aux ouvriers qui se plaignent du prix élevés des logements, Faure fait répondre qu'ils n'ont qu'à aller ailleurs !

Déjà forte, la tension locale se voit renforcée par l'approche du vote attendu sur la longueur de la journée de travail des femmes et des enfants. Comme partout en France, les socialistes des Ardennes réclament la journée de 8 heures pour tous les adultes et de nombreux meetings ont lieu sur ce thème. Mais le 5 janvier 1891, un député républicain déclare, dans une réunion à Rethel, que cette réduction de la journée de travail à 8 h est une utopie. En précisant qu'elle ne peut pas baisser en dessous de… 11 h !

Le 17 janvier 1891, commence le troisième mois de grève. Et ce, malgré une campagne de démoralisation entretenue activement depuis le début du conflit : les patrons font annoncer quotidiennement par voie de presse la reprise prochaine du travail. Peine perdue ! Et lorsque seuls quelques « tôliers » se présentent à l'usine, on doit trouver un autre local pour loger la troupe qui occupe leurs ateliers ! On en profite d'ailleurs pour relever de son poste le 91e et le remplacer par un détachement du 128e, en garnison à Givet. Au risque défaitiste les grévistes opposent la rumeur de l'extension du mouvement aux Fonderies de Belgique.

Tenir !

Dès le 16 décembre, un ouvrier avait rapporté de Charleville des fonds donnés par la Chambre syndicale pour aider les grévistes. Ces subsides distribués, chaque ouvrier reçoit 12 francs, c'est-à-dire le salaire d'une semaine à 2 francs par jour (le salaire habituel est de 3 à 7 francs par jour). 2 francs par jour, c'est la rémunération journalière que vont toucher les grévistes jusqu'à la fin de leur mouvement. Le 17 janvier, une nouvelle remise de fonds leur est attribuée par la Chambre syndicale, mais cette fois le salaire est versé moitié en espèces, moitié en bons, valables chez les principaux commerçants de Revin et remboursables par le syndicat. Cette mesure vaut aux grévistes de violentes critiques de la part des réactionnaires : L'Espoir dénonce le syndicat « qui n'a pas à faire œuvre de banquier et de commerçant » et met en garde ces derniers contre les bons qui ne portent pas de date de remboursement. Quant au Petit Ardennais, il va jusqu'à faire remarquer que « les bons ne sont pas numérotés » et que « le franc serait mis en cause si toutes les chambres syndicales faisaient de même pour toutes les grèves ». Cela n'empêche pas une nouvelle distribution de bons le 4 février, correspondant à la paie de la deuxième quinzaine de janvier.

Les grévistes de Revin se montrent d'autant plus courageux qu'ils ont à lutter contre un hiver particulièrement rigoureux : en effet, le gel, qui a fait son apparition dès le début de la grève, n'a pas cessé jusqu'au 25 Janvier. « Deux longs mois de froid sibérien » ont aggravé les conditions déjà précaires des ouvriers. Le 20 janvier, on enregistre – 25° sur le plateau d'Asfeld, au-dessus de Sedan. Sur la Meuse, qui est recouverte d'une épaisse couche de glace, les habitants font sauter à la dynamite les « banquises » qui entourent les piles des ponts, en prévision d'un dégel subit. Les loups font leur apparition, les paysans en abattent dans les villages ; à Rumigny, ils rôdent encore le 14 février. En plus du froid, une épidémie de croup s'abat sur les Ardennes, faisant de nombreuses victimes.

La rigueur de l'hiver, qui s'étend sur tout le nord de l'Europe (le port d'Anvers est pris dans les glaces) est à l'ordre du jour au conseil des ministres du 20 janvier, et une campagne nationale de secours est lancée. « De tous côtés, nous assistons en France à ce beau spectacle, à cette noble émulation pour le bien, et nous voyons ce côté magnifique de la race humaine, telle que le christianisme l'a faite », lit-on dans Le Courrier des Ardennes. Mais rien dans cette manifestation de charité ne fait place aux problèmes sociaux et à l'inégalité face à la misère : la grève, « commencée dans l'eau-de-vie » et œuvre de « mauvais sujets », est superbement ignorée.

Pourtant, La situation à Revin est toujours aussi tendue. La tactique des ouvriers est de maintenir coûte que coûte le rapport de forces en leur faveur. En dépit de ceux qui voient dans la grève une agitation « voulue en haut lieu » par des « professionnels » et les « orateurs socialistes », Revin est bel et bien aux mains des grévistes de la base. Malheur aux jaunes qui se hasardent à rentrer seuls après le travail : les enfants se montrent particulièrement féroces à leur égard, ignorant la troupe qui surveille toujours. Rasant les murs, les « piloris » ne sortent de chez eux que rarement ; les coiffeurs n'ont plus le droit de leur faire la barbe. Le tribunal correctionnel de Rocroi voit défiler à la barre des accusés, cités pour coups et blessures, coups volontaires, menaces verbales, etc. Les peines varient de 30 francs d'amende à deux mois de prison. Les Faure ont fui la ville depuis le début janvier par crainte des grévistes et le maire ne se rend plus aux réunions du conseil municipal.

Pensant semer la division, patrons et gouvernement accentuent la répression contre les ouvriers belges. Le 14 janvier, sept d'entre eux ont déjà été expulsés. Mais l'État refuse de prendre la même mesure contre un patron belge, N. Martin, qui vient de faire expulser plusieurs des ouvriers de son usine de Revin : le 17 janvier, 500 grévistes lapident l'usine fermée la veille par le patron.

« Il faut que le patronat capitule »

Le 4 février, a lieu, en présence de Faure qui, pour la première fois, accepte de recevoir vingt délégués des grévistes, une tentative de « conciliation ». Les patrons refusent de reprendre dix grévistes et promettent des améliorations de salaire pour le 30 juin, après reprise préalable du travail. Les ouvriers, occupés à enlever la glace sur les rives de la Meuse, sont appelés à se réunir aussitôt en assemblée générale. Les propositions patronales sont rejetées et la poursuite de la grève est votée.

Le ton des Faure change : menaces de faire travailler des jaunes pour un salaire double et d'employer des chômeurs. Mais les tourneurs, tôliers, émailleurs savent qu'ils ne peuvent pas être remplacés par le premier venu du jour au lendemain. Alors commence le chantage sur les retraites, et surtout la mise sous séquestre à la mairie des outils des grévistes qui ne manifestent pas l'intention de reprendre le travail. Or ces outils appartiennent aux ouvriers, leur achat représentant un investissement important. Les grévistes manifestent leur colère en se heurtant à une patrouille de soldats sur le chemin de l'usine. Malgré tout, le 14 février, ils votent toujours à main levée la poursuite de la grève. Cependant quelques ouvriers sensibles aux vagues promesses des Faure et alarmés par la confiscation de leurs outils reprennent le travail. Ils sont huit le 18 février qui, sous les huées de leurs anciens compagnons, prennent le chemin de l'usine de Laifour. Dans l'après-midi, deux patrouilles de gendarmerie venues de Charleville dispersent les manifestants.

Oubliant pour un instant les querelles de tendances qui l'opposent à la Fédération des Ardennes, le Parti ouvrier français (POF, section du nord) salue, dans les colonnes du Cri du travailleur, le courage des ouvriers fondeurs de Revin et appelle à la solidarité.

Le 13 mars, Faure réunit une dizaine de délégués : il accepte de reprendre les grévistes – à l'exception de ceux qu'il a déjà remplacés – et d'augmenter les salaires. Les ouvriers de la Petite Commune reprennent le travail, les mouleurs de Revin et de Laifour attendent l'affichage des nouveaux tarifs. Ils obtiennent l'augmentation de la rémunération du travail à façon, l'entrée libre à 7 heures le matin et la sortie, également libre, le soir après la coulée. Le 19 mars, tous les mouleurs sont à leur poste, à l'exception des dix qui ont été remplacés. Une manifestation silencieuse des ouvriers salue cette demi-victoire.

Le 17 mars, le cardinal de Reims transmet au curé de Revin son « offrande aux grévistes » : « Aujourd'hui que l'accord et la paix sont signés, je vous envoie sous ce pli mon offrande, en témoignage de l'intérêt particulier que je porte à la classe ouvrière de votre paroisse. Celle-ci a maintenant besoin de toutes les consolations religieuses et des secours de la charité chrétienne. » Il s'agit, pour le « cardinal des ouvriers », de ne pas perdre sa popularité.

Mais bien des choses ont changé à Revin !

Les patrons ont senti l'urgence de créer un syndicat : le 29 janvier, les plus importants industriels de la vallée de la Meuse et de la région se réunissent pour ébaucher son organisation. Ils vont d'abord regrouper les « piloris » dans une organisation – « La Fraternelle » –, qui prend naissance le 10 juin 1891 avec 70 adhérents.

Le premier regroupement patronal ne se fera qu'en mars 1907, à l'occasion de la grève qui éclatera aux usines de Morel et qui s'étendra à toutes les usines de Revin et des environs jusqu'au mois de septembre.

En attendant, H. G. Faure, qui n'assiste plus aux séances du conseil municipal depuis le 6 janvier, doit donner sa démission. Aux élections partielles de juin-juillet 1891, Arsène Dupont, fondateur de la Chambre syndicale « des ouvriers des Ardennes », est élu par 18 voix sur 21, avec de nombreux socialistes dont Mauguière. Le 28 octobre 1891, il refuse de payer les dépenses occasionnées par l'occupation militaire durant la grève et demande un supplément d'enquête ; en revanche, en janvier 1892, il fait voter un crédit pour venir en aide aux grévistes ; à sa demande, l'école des filles est laïcisée. Depuis juin 1891, il est secrétaire d'un cercle « d'études sociales » – « L'Egalité » –, qui compte 40 adhérents. Arsène Dupont est maire jusqu'en 1893 ; révoqué à la suite d'une condamnation (il est accusé d'avoir fait sauter la gendarmerie à la dynamite au cours de la série des attentats « anarchistes » qui ont lieu à Revin), il est de nouveau élu maire en 1900. En 1899, a été reconstitué définitivement le premier syndicat créé à son initiative, qui prend le nom de « Syndicat des mouleurs et parties similaires ». Mais de nombreux militants syndicaux ayant été arrêtés à la suite des « attentats » qui ont lieu dans la région, le nouveau syndicat ne compte que 105 adhérents en 1899 ; l'année suivante, il en compte déjà 390. Le syndicat sera reconnu par les patrons à la suite de la grève générale de 1907.

Claude RAGACHE

Le Peuple français, n° 13, janvier-mars 1974, pp. 21-25


[1] Ancien communard arrêté lors de la manifestation du 1er-Mai 1991 à Charleville, il est le fondateur du journal L'Émancipation, qui s'adresse « aux travailleurs de l'outil, de la plume et de la pensée, qu'ils soient groupés, fédérés ou non » (n° 3). Le journal changera de nom pour devenir L'Émancipateur, avec toujours la même devise : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

03.02.2025 à 10:19

Digression sur un accablement

F.G.

C'est vrai, il y a de quoi être accablé, et sur tous les fronts… Il y a de quoi aspirer à la couette, si l'on en a une, se complaire dans la rumination, tourner en rond dans sa tête, quand elle fonctionne encore, se perdre dans le concret des jours, s'arrimer aux affections durables, penser à des petits riens, laisser passer le creux de la vague. Pour espérer encore. À demi, au tiers, au quart, au huitième. Mais sans y croire vraiment. Car le pire est déjà là, et dans tous les rayons. Et (…)

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C'est vrai, il y a de quoi être accablé, et sur tous les fronts… Il y a de quoi aspirer à la couette, si l'on en a une, se complaire dans la rumination, tourner en rond dans sa tête, quand elle fonctionne encore, se perdre dans le concret des jours, s'arrimer aux affections durables, penser à des petits riens, laisser passer le creux de la vague. Pour espérer encore. À demi, au tiers, au quart, au huitième. Mais sans y croire vraiment. Car le pire est déjà là, et dans tous les rayons. Et avec lui, une démoralisation générale, de celle qui pèse comme une chape de plomb sur nos imaginaires dévastés par le mouvement incessamment contrariant de la roue de l'Histoire. Au bout du chemin, ce qui pointe, c'est la résignation, c'est-à-dire le pire quand l'abjection est majuscule. Et elle l'est. Quel que soit ce vers quoi se tournent nos regards.

Este mundo es una porqueria [1], me disait déjà il y a longtemps et chaque fois qu'il était contrarié, un Espagnol de la belle révolution trahie de juillet 1936. C'était son leitmotiv, son mot de passe, son mantra, l'expression d'une conviction profonde, certaine, enracinée dans l'histoire vécue des espoirs arasés. Sa chance, la chance de cette génération vaincue mais jamais défaite dont il était, c'était de croire dur comme fer que viendrait un temps où, dans les plis de l'Histoire cannibale, un vent déviant son cours – une révolution – finirait par changer le monde. Gloire à ces êtres qui, du fond de leurs défaites, ne se décourageaient qu'en privé, et encore, pas pour longtemps. Nous ne sommes plus faits de ce bois-là.


Il y a peu, une impression m'a frappé plus que d'habitude, dans le métro parisien, celle que provoque la vision d'une foule unifiée d'individus séparés tous dotés d'oreillettes et les yeux rivés sur leur smartphone. Je sais, c'est banal, mais il y a des banalités qui crèvent les yeux dans certaines circonstances où l'esprit est à l'affût d'indices, notamment d'effondrement. Là, la réflexion qui m'est venue ne portait pas sur ce que ces citoyens du néant pouvaient bien regarder sur leurs fétiches portatifs, ce dont je me fous, mais sur une constatation d'évidence, d'atterrante banalité : leur position exprimait, majusculement et massivement, une soumission à l'ordre spectaculaire d'un monde où personne ne se regarde plus, où l'idée même de regarder son voisin, sa voisine ou la fenêtre, à défaut, a disparu. Chacun dans sa niche, laisse au cou, oreilles closes, regard absent, abandonné à soi-même et heureux de l'être. La résignation, c'est cela même, le repli sur un « je » minuscule quand il s'est volontairement extrait du « nous ». Nous y sommes. Et les temps historiques que nous traversons ne comptent pas pour rien, par la démoralisation qu'ils génèrent, dans l'accablement qu'on constate, y compris dans les milieux plus portés que la normale au volontarisme politique. C'est comme si un mauvais air saturait l'atmosphère et que tout concourrait, par manque d'espérances partagées, à nous ramener à la condition de monades en voie d'insensibilisation au sort de notre commune humanité.


Il est vrai que l'air du temps est malsain, et sacrément. Non seulement il n'est porteur d'aucune bonne nouvelle, mais il enfile les perles de l'infamie avec une rare constance : un coup d'État institutionnel en France, le retour d'un Trump musqué aux States, un Poutine qui persiste dans ses sales œuvres en Ukraine, des fachos partout, partout. Quand des chaînes de désinformation en continu dégueulent des à-peu-près ou des mensonges à longueur d'antenne, faisant de chaque contempteur d'une bavure policière un « radicalisé » ou un « terroriste » en puissance ; quand l'accusation d' « antisémitisme » fleurit à chaque prise de distance, même mesurée, d'un intervenant, avec la violence génocidaire du pouvoir fascisant israélien ; quand, impuissant devant un tel spectacle propagandiste de bêtise surjouée, d'approximations douteuses, de perfidies constantes, on se demande au nom de quelle déontologie journalistique, les commis de la caste ont pu sombrer dans une telle fosse septique informationnelle, il y de quoi être accablé, car on sait les dégâts que provoquent, à haute dose, un tel dressage des cerveaux. Comme on sait ses effets contaminants sur le service dit « public ».

On se souvient qu'au décompte des victimes israéliennes du Hamas – 1 210 –, pour l'essentiel civiles, du 7 octobre 2023, le chiffrage de celles, palestiniennes, de la riposte israélienne, tenu régulièrement par le ministère de la Santé palestinien de Gaza, a été systématiquement frappé de suspicion au prétexte qu'il venait du Hamas. « Ce sont les chiffres du Hamas, il faut s'en méfier », répétait-on en boucle sur lesdites chaînes de désinformation en continu. Le dernier chiffre publié avant le cessez-le-feu du 20 janvier de cette année faisait état de 46 000 morts gazaouis depuis le déclenchement de la riposte. Or, le 10 janvier, une étude publiée par la revue britannique The Lancet – dans laquelle, précisons-le, le Hamas n'a, à notre connaissance, aucune participation, chiffre le nombre de morts à Gaza au cours des neuf premiers mois de la guerre entre Israël et le Hamas à 64 260, soit 41 % de plus que le ministère de la Santé de l'enclave sur cette même période. À notre connaissance toujours, ces chiffres n'ont pas fait recette sur lesdites chaînes de désinformation. Et assez peu ailleurs, du reste. On y ajoutera celui des blessés : 110 300 – toujours selon le ministère de la Santé de Gaza. Les disparus se montent, eux à 10 000, gisant pour la plupart sous les décombres d'une ville rasée à 80%... Basta !


« On aurait pu rêver mieux », me dit Samuel, un ami de la Vieille Cause, alors que nous buvions un thé brûlant dans un bar du Marais parisien. Et il ajouta, en juif caustique qu'il avait toujours été : « Il y a quelque difficulté à passer, d'un coup d'un seul, du statut de rejeton d'un peuple génocidé à citoyen supposé d'un peuple génocidaire. » L'entrée en matière me perturba, et ça devait se sentir. « Lors d'une manif de soutien à la Palestine – ou aux Palestiniens, comme tu veux –, ajouta-t-il, je me suis fait harponner par une jeune femme à keffieh et drapeau palestinien, qui n'a rien trouvé de mieux que de comprendre de travers la petite pancarte en carton que j'avais fabriquée de mes mains et où l'on pouvait lire : “L'heure la plus sombre est la plus proche de l'aube”. »

– Et alors…, ai-je demandé.
– Alors, la jeune femme, étudiante à Paris-8, m'a demandé, l'air avenant, si j'étais juif. Oui, ai-je répondu, en précisant que je n'en tirais nulle gloire.
– Surtout ici, répondit-elle, mieux vaut que vous restiez clandestin.
– J'ai l'habitude, lui dis-je. Vous aurez d'ailleurs remarqué que la pancarte n'est pas signée du nom de son auteur.
– Un sioniste de la belle époque, sûrement, qui avait oublié qu'en Palestine habitait un peuple promis au martyr…
– Vous vous trompez. L'auteur, c'est Joseph Conrad et la phrase est tirée de La Flèche d'or, une merveille. J'ai cru qu'elle pouvait dire quelque chose de ce que nous vivons. Né dans l'Empire russe et mort en Grande-Bretagne au XIXe siècle. Il écrivait en polonais et en anglais, Conrad, indifféremment. Un maître styliste qu'on a qualifié d'impressionniste littéraire. Grand nouvelliste aussi. Je vous conseille, d'ailleurs, Un anarchiste, nouvelle que l'on trouve dans Six nouvelles, avec aussi Le Duel, texte qui a inspiré Ridley Scott pour son excellent film Les Duellistes. Ça vous dit ?

Pas de réponse. La jeune femme ajusta son keffieh et partit vers cette heure la plus sombre qui est proche de l'aube. En se demandant probablement ce que je faisais dans cette manif avec ma putain de pancarte en carton. C'est une expérience d'incommunicabilité. »


Samuel a cette particularité – génétique dit-il – de ne jamais céder à l'accablement. Non qu'il soit particulièrement optimiste, plutôt le contraire, mais par autoprotection. Nous nous sommes connus dans une bande des temps anciens où la révolution était à l'ordre du jour chaque matin. Et chaque matin, il encourageait nos errances en prédisant nos défaites. Dans un même mouvement. En brillant dialecticien qu'il était. Son diagnostic était toujours pénible à entendre, mais sa manière d'y arriver, d'entrelacs en entrelacs, nous ravissait. « Alors, comment tu vois les choses ? », lui demandai-je. Son geste m'était connu. Il ajusta sa casquette de marin au long cours, puis posa ses mains sur la table du bar. En parallèle.

– Si tu parles du monde, je ne vois rien, sauf qu'il plonge dans le néant, et nous avec. Mais, bon, ce n'est pas la première fois dans l'histoire. Il arrive que le réel s'invite à la table des puissants et brouille les cartes. Le réel, c'est quoi : c'est ce qui fait plier Netanyahu quand Trump veut un cessez-le-feu, mais c'est aussi le génie du peuple quand il sort de sa paresse ou de sa léthargie pour faire histoire ; c'est encore le jeu des contradictions internes d'un système devenu fou et qui ne parie, désormais, que sur la dévastation du vivant pour continuer à accumuler du capital. De fait, la folie est toujours au centre de tout. Une folie galopante qui saisit tout le monde, mais pas de la même façon. Nous sommes au bout de quelque chose. Nous sommes au temps du rapport de forces brut. Rien de ce qui vient du système n'est capable de résoudre le moindre problème. S'il se fascise – et il se fascise –, les vieilles recettes ne lui serviront à rien. Elles n'opéreront plus. C'est un reliquat du Vieux Monde. Il en va de même avec la social-démocratie historique. C'est une chambre à air trouée. Des pantins peuvent chercher à la regonfler, ça ne marchera pas. Alors, ils trahiront leurs pauvres engagements : c'est un classique chez elle. Elle est faite pour trahir. C'est son rôle historique depuis qu'elle existe. Alors, quoi ? Je ne sais pas. Peut-être qu'il faut juste tenir dans la tempête, résister à ses rafales, être là où il faut être, cultiver nos amitiés, sortir de nos isolements, mettre nos convictions à jour en les soumettant à la critique, entretenir nos fidélités mais en cherchant un chemin possible entre l'illusoire et l'existant, ce réel qui nous accable au quotidien. Au fond, il n'est d'autre alternative que la résistance, mais une résistance débarrassée de ses anciennes pesanteurs discursives et ouverte à l'imagination de nouvelles perspectives d'intervention politique.

– Tu ne te sens pas accablé, alors ?
– Si, très souvent, mais au sens ancien du terme. Accabler (achabler, disait-on), c'était arracher des arbres morts. Ce terme venait lui-même du mot grec katabolé, qui donna catapulte. Le katabolé, c'était une machine qui lançait des pierres. Le terme venait de kata (catastrophe) et de bolê (atteindre). Une guerre des pierres contre la catastrophe. Ça te dit quelque chose, non ? Une intifada, en somme. Il faut toujours en revenir à l'étymologie !

Freddy GOMEZ


[1] « Ce monde est une merde ».

27.01.2025 à 10:40

Quand l'anarchie s'exilait à Londres

F.G.

■ Constance BANTMAN UN PREMIER EXIL LIBERTAIRE Les anarchistes français à Londres, 1880-1914 Libertalia, 360 p., 2024 Dans un témoignage relatant ses deux années d'exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l'exil, l'anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d'un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d'exil. La lecture (…)

- Recensions et études critiques
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■ Constance BANTMAN
UN PREMIER EXIL LIBERTAIRE
Les anarchistes français à Londres, 1880-1914

Libertalia, 360 p., 2024


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Dans un témoignage relatant ses deux années d'exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l'exil, l'anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d'un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d'exil. La lecture de ce texte, réédité dans les années 1980 par Acratie [1], reste touchante par son ton, son irrévérence et cette idée qui le portait que l'exil pouvait aussi se vivre comme une chance, une manière de se resituer dans l'espace en s'émancipant de son assignation territoriale. Ce n'était pas ignorer que, si l'exil suscite d'abord un sentiment de manque et de nostalgie du pays perdu, il peut permettre aussi, quand l'idée de révolution habite l'imaginaire de l'exilé, un déplacement – choisi ou forcé – qui, non seulement, ne ferme pas forcément la porte de l'espérance, mais peut aussi l'élargir à des ailleurs insoupçonnés.

Dans un registre plus savant, le livre que Constance Bantman, historienne anglo-française, consacre à l'exil d'anarchistes français à Londres, dans les années 1880-1914, atteste de la vitalité dont cette communauté humaine d'apatrides exilés fit preuve en ces circonstances. Nourri de nouveaux concepts historiographiques comme ceux de réseaux, d'échanges, de transferts culturels, ce travail, qui fut objet de thèse [2], élargit considérablement la connaissance un peu étroite que nous avions de cette « Petite France » anarchiste qui, entre Soho et Fitzrovia, quartiers du centre de Londres, forma colonie de vie et foyer de propagande libertaire internationale – une « Mecque anarchiste » où il était « de bon ton de péleriner », titra le très parisien et droitier Matin. Après les quarante-huitards et les communards, cette nouvelle vague d'exil concerne des anarchistes qui se sentent menacés par la répression qui s'abat – de manière indiscriminée – sur eux comme conséquence directe de la « propagande par le fait » et des attentats qu'elle suscite. À cela, la République oppose ses lois scélérates visant à criminaliser tout anarchiste, par avance suspect d'activité délictuelle, voire meurtrière, du seul fait de l'être.

Par sa généreuse politique libérale d'asile, la Grande-Bretagne apparut longtemps comme une terre de repli possible pour les réfugiés politiques français [3]. En cette période fin de siècle, elle le demeure d'autant que la Suisse et la Belgique, autres pays d'accueil traditionnels, ont fermé progressivement leurs portes aux exilés à la fin des années 1870. Londres devient donc la capitale diasporique de l'anarchisme alors même que sa réputation de libéralité est en train de changer. En mal bien sûr, c'est-à-dire dans le sens du durcissement de l'accueil.

À vrai dire, même s'ils sont peu nombreux – de 500 à 700 selon les moments, évalue l'historienne, contingent qui diminuera considérablement à la faveur de la loi d'amnistie de 1895 [4] –, ces anarchistes de langue française, parmi lesquels une centaine d'entre eux est particulièrement soumise à la surveillance policière de Sa Majesté, n'ont pas toujours pris leurs distances avec la « propagande par le fait » et ses effets délétères. L'exil, pourtant, et c'est ce que démontre minutieusement Constance Bantman, ouvre parfois l'imaginaire à d'autres perspectives et positionnements que ceux-là mêmes qui ont conduit les exilés à fuir leur pays.

Maîtrisant très moyennement l'anglais pour la plupart d'entre eux, ces exilés, même si l'on compte dans le contingent quelques journalistes, artistes ou intellectuels, sont pour la plupart d'extraction populaire et vivent, mal, de métiers de l'artisanat. En fait, la pauvreté qu'ils connaissent est extrême. Ils fréquentent, au 67, Charlotte Street, l'épicerie de l'ex-communard Victor Richard – « le bel épicier » qui doit faire crédit. Ils logent souvent, à Soho, au 28-30 Fitzroy Street, dans deux maisons que possède Ernest Delebecque, qui loue des chambres à bas prix, les cédant même parfois gratuitement. Ils se retrouvent à la librairie d'Armand Lapie, lisent les mêmes journaux – L'International, Le Tocsin et Le Père Peinard, entre autres. Ils se posent parfois au Restaurant international de Charlotte Street ou des « Vrais Amis », au 4, Old Compton Street, et sont assidus du célèbre Club Autonomie sur Windmill Street, qui dispose d'une grande salle, d'une cantine et qui peut faire fonction de dortoir. Organisé en sections linguistiques se réunissant séparément un jour par semaine, le lieu est souvent fréquenté par des journaleux en quête de sensationnalisme et par des espions de toutes les polices d'Europe. Par ailleurs, il existe aussi des clubs anarchistes nationaux où se réunissent les Allemands (Grafton Street), les Scandinaves (Rathbone Street), les Italiens (Clerkenwell), lieux où se nouent des liens internationaux et des sociabilités entre anarchistes de diverses provenances.

Constance Bantman s'intéresse, par ailleurs, à ce qu'elle appelle un peu maladroitement « les élites » du mouvement (qui n'en étaient que des figures) : Louise Michel, Émile Pouget, Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. « La Louise », internationaliste convaincue et anglophile, collabore à la plupart des journaux anarchistes anglais. Figure centrale de l'anarchie vagabonde, son aura et son prestige lui confèrent un pouvoir rassembleur unique qu'elle met au service de l'entente et de la fraternité libertaire. Elle aide beaucoup les proscrits et ouvre, fin 1890, à Fitzroy Square, une « école internationale », fondée sur les principes du pédagogue Paul Robin et vouée à accueillir les enfants des exilés. Pouget, proche du groupe The Torch, s'affaire à fabriquer Le Père peinard, fréquente Malatesta et Malato et, contrairement à Louise Michel, n'apprécie pas Londres, « une ville pas rigolote, écrit-il dans Le Père peinard, où les troquets sont aussi rares que les merles blancs ». Kropotkine est sans doute la grande figure, plutôt romantique, de cet exil. Ses contacts sont nombreux et larges, même s'il reste avant tout lié aux exilés russes et aux cercles britanniques russophiles. « [Il] jouit, note l'auteure, d'une reconnaissance extraordinaire dans presque tous les milieux socialistes de Londres et il est intégré dans de nombreux réseaux scientifiques, politiques et littéraires. » Quant à Malatesta, qui, d'exil en exil, aura résidé près de trente ans de sa vie à Londres, il y travaille, dans son propre atelier, comme électromécanicien, et est très impliqué dans les cercles italiens de la capitale. Son insatiable curiosité, cela dit, l'entraîne à fréquenter aussi d'autres milieux, dont celui des exilés français, mais aussi des syndicalistes britanniques, des journalistes radicaux, des féministes, des socialistes et des libres-penseurs. Sa conception organisationnelle de l'anarchisme favorable à l'association ouvrière l'incite à prôner, sans les épouser toutes, les intuitions du syndicalisme révolutionnaire en formation. C'est d'ailleurs dans cette claire perspective qu'il tentera, dans les années 1890, d'organiser les travailleurs italiens de la restauration en les incitant à fonder un syndicat.

Le grand apport de ce livre se situe précisément dans l'aptitude de son auteure à observer une communauté militante en s'attachant aux aspirations et positionnements divers et contradictoires qui la fondent pour saisir le rôle qu'y jouent les réseaux, les échanges interpersonnels, les rapports avec d'autres groupes exilés, mais aussi avec le pays d'exil lui-même et sa culture d'intervention politique et sociale. En ce sens, cette histoire transnationale, née dans le monde anglo-saxon et que revendique Constance Bantman pour son sujet d'étude, opère ici, de façon presque modélique, par les mobilités militantes qu'elle révèle et les aspirations qu'elle convoque, comme un sous-genre à part entière de l'histoire de l'anarchisme.

Ainsi, l'on s'aperçoit, au fil des pages, que, au contact d'une autre tradition que la leur propre, souvent doctrinaire, minoritaire et activiste, les exilés anarchistes français, importeront à leur retour en France, l'expérience des trade-unions (syndicats) britanniques comme apport à la naissante pratique du syndicalisme révolutionnaire, du grève-généralisme et du sabotage. Ainsi, le rapport d'un espion datant d'avril 1894 note que « la démarcation entre les anarchistes de la bombe et ceux de l'idée se dessine de plus en plus » à Londres, confirmant en cela la portée de l'appel aux anarchistes du trade-unioniste et internationaliste libertaire convaincu Mowbray à « entrer dans les syndicats pour montrer aux travailleurs les véritables buts à poursuivre » [5]. Mais la chose ne va pas de soi pour nombre d'anarchistes anti-organisationnels, comme ceux qui éditent la feuille L'Anonymat, par exemple. Nombreux sont les conflits internes, les mises en jugement, les excommunications. Il est vrai que c'est là une donnée centrale de tous les exils, la conflictualité interne y faisant fonction d'activité première. Par glissements successifs, cela dit, par introspection aussi, bien des anarchistes de la communauté londonienne se rendent à l'évidence que, par sa nature de classe et son fonctionnement de masse, le syndicalisme révolutionnaire offre enfin aux anarchistes la possibilité de s'organiser, en dehors de leurs propres sectes et, à travers la grève générale et le sabotage, de pratiquer, au sens propre du terme cette fois, l'action directe. Ce sera la grande tâche propagandiste de Pouget que de le prouver dès son retour en France en 1895. Avec un succès si patent que, par une de ces ruses dont l'histoire a le secret, ayant percé en France, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT fera aussi, en retour, des émules en Grande-Bretagne.

Enfin, une grande partie du livre de Constance Bantman est consacrée à la lutte policière contre le « complotisme » anarchiste, aux méthodes de surveillance et aux espions qu'elle emploie, aux échanges plutôt houleux qu'elle entretient avec la police française, jugée incompétente par Londres. Au vu des renseignements qu'elle collecte, qui sont impressionnants, et des analyses qu'elle en tire, il est clair que la présence anarchiste française à Londres, entre 1880 et 1914, eut pour effet de durcir durablement la politique d'accueil du désormais surévalué libéralisme anglais. Après bien des débats et controverses, l'Aliens Act – ou loi sur les étrangers – du 1er janvier 1906 finira par avoir sa peau. La guerre qui vient ne fera que confirmer que la liberté libérale, même la plus installée, relève davantage de la fiction que de la conviction.

Freddy GOMEZ


[1] Charles Malato, Les Joyeusetés de l'exil : chronique londonienne d'un exilé parisien 1892-1894, Acratie, 1985.

[2] Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : échanges, représentations, transferts, thèse sous la direction de François Poirier, Paris XIII-Villetaneuse, 730 p. Cette thèse a été soutenue le 24 mars 2007. Une version remaniée de ce travail universitaire a paru en anglais : The French Anarchists in London, 1880-1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalization, Studies in Labour History n° 1, Liverpool University Press, 2013, 253 p.

[3] Mais aussi italiens, espagnols et juifs yiddishophones d'Europe centrale et orientale, qui à Londres s'installent dans l'East End. Sur cet exil juif londonien, nous renvoyons le lecteur aux deux numéros que nous avons consacré, en 2007, dans notre revue papier, à Rudolf Rocker, le « rabbin goy » : « Rudolf Rocker : mémoires d'anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l'émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.

[4] Votée peu de temps après l'élection de Félix Faure, cette loi d'amnistie, adoptée par le Parlement puis promulguée par le président de la République le 1er février 1895, s'appliquait aux condamnations prononcées ou encourues jusqu'au 28 janvier 1895 à raison de crime, d'attentat ou de complot contre la sûreté intérieure de l'État, de délits de presse (à l'exception des délits de diffamation ou d'injure envers des particuliers) ou d'autres délits politiques.

[5] The Torch, 15 novembre 1892. Ce même Mowbray, militant syndical infatigable, mènera un travail acharné auprès des travailleurs à peine organisés de l'East End pour qu'ils forment des trade-unions combatives.

20.01.2025 à 09:55

Une femme en guerre

F.G.

■ Joyce LUSSU L'HOMME QUI VOULAIT NAÎTRE FEMME La Lenteur, 2024, 152 p. Les éditions La Lenteur sont un brin taquines. Elles publient L'homme qui voulait naître femme qui est tout sauf un bouquin sur le transsexualisme. D'ailleurs tout sonne faux-ami dans ce livre : le portrait sur la couverture qui emprunte à l'estampe japonaise, la signature du livre, Joyce Lussu, qui perturbe toute assignation nationale de son auteure. Seul le sous-titre « Mémoires féministes sur la guerre » nous donne (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2598 mots)


■ Joyce LUSSU
L'HOMME QUI VOULAIT NAÎTRE FEMME
La Lenteur, 2024, 152 p.


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Les éditions La Lenteur sont un brin taquines. Elles publient L'homme qui voulait naître femme qui est tout sauf un bouquin sur le transsexualisme. D'ailleurs tout sonne faux-ami dans ce livre : le portrait sur la couverture qui emprunte à l'estampe japonaise, la signature du livre, Joyce Lussu, qui perturbe toute assignation nationale de son auteure. Seul le sous-titre « Mémoires féministes sur la guerre » nous donne une indication sur le contenu de cet étrange objet – quoique l'attelage « féminisme » et « guerre » sonne terriblement inactuel à nos oreilles contemporaines. Pour autant, s'il y a bien une incarnation particulièrement sanglante du patriarcat, c'est bien la guerre, affaire d' « hommes » serait-on amené à penser rapidement en faisant du virilisme guerrier un attribut mâle par excellence. Qu'on en juge : au cours des différents conflits ayant éclaté durant le XXe siècle, 35 à 40 millions de soldats ont été tués. Parmi ce carnage, combien de jeunes gars, intoxiqués par le poison patriotard ou enrôlés de force, fauchés dans la fleur de l'âge ? Mais combien de femmes, aussi, parmi les 190 millions de civils occis lors du même siècle ? Bien évidemment, la lecture de tels chiffres est sommaire et volontairement essentialisante : en quoi les femmes seraient-elles vaccinées contre les passions guerrières ? En rien, répond Joyce Lussu qui passa plusieurs années de sa vie au sein de groupes de résistance armée, luttant d'abord contre le « nazi-fascisme » lors de la Seconde Guerre mondiale, puis ensuite contre « l'impérialisme militaire et économique » en Afrique et au Moyen-Orient.

Mais revenons à ce titre étrange : L'homme qui voulait naître femme. Notamment pour préciser que c'est dans le préambule de son récit que Lussu lève le voile : de fait, l'homme qui voulait naître femme est le pilote d'un bombardier américain qui, touché par les tirs d'une batterie antimissile allemande, se crashe dans la campagne du Bénévent, en Campanie italienne. Aucune date n'étant donnée de l'accident, on peut supposer que le crash a lieu début septembre 1943 dans la foulée du débarquement allié dans le golfe de Salerne. Si le pilote arrive à s'extraire du brasier de sa carlingue, c'est sous forme de torche humaine courant vers les ruines de la ville. L'homme est un militaire originaire du Minnesota. « Minnesota », dans la langue des Sioux, est le nom de l'eau quand elle a la couleur du ciel. Ce qui est raccord avec la trajectoire de notre aviateur ayant parcouru plus de 8 000 mille bornes entre cieux et mers pour venir défendre le monde « libre » face au péril fasciste. Le pilote s'écroule. Avant que son cerveau ne rabougrisse en une dernière et fatale concrétion, il lui fabrique une image. Ce n'est pas celle, consolatrice, d'un soldat à la mort héroïque ; c'est celle des femmes ayant imprégné sa courte vie : sa mère, sa sœur et sa fiancée endimanchées et en route pour l'église méthodiste. Tandis que l'homme se consume, il pense aux vivantes et regrette de ne pas être né femme : « Ce furent les derniers mots qui lui traversèrent l'esprit, secoué d'un spasme final, avant que la flamme ne dévore son ultime souffle d'oxygène et qu'il s'écroule, en feu, contre le mur d'une maison », précise Joyce Lussu. Un soldat mort à la guerre, la contingence contient son lot d'horreur triviale ; Joyce Lussu enfonce le clou : « Le soleil brillait fort, le ciel était très bleu, et personne n'alla ramasser sa dépouille. »

Dans le cambouis des dialectiques

Paru en Italie en 1978, L'homme qui voulait naître femme fait partie de la trentaine de textes écrits par Gioconda Beatrice Salvadori Paleotti (1912-1989), plus connue sous le nom de Joyce Lussu. Dans ce récit composé d'une dizaine de chapitres, Lussu revisite sa vie dans un exercice autobiographique où se mêlent anecdotes et réflexions sur fond de guerre mondiale et de luttes anticoloniales. Poétesse, traductrice et écrivaine, Lussu fut de tous les combats de son époque : membre de la résistance italienne au sein du mouvement Giustizia e Libertà et militante de certaines luttes anticoloniales, notamment au sein de guérillas de l'espace lusophone africain. Née au début du XXe siècle à Florence, Lussu vient d'un milieu noble. À ceci près que ses parents affichent des convictions progressistes : la jeune Joyce grandit en étant sensibilisée aux luttes anticoloniales et antimilitaristes, qui plus est dans un climat de « forte conscience de parité entre homme et femme ». Après le passage à tabac de son père, intellectuel antifasciste « en révolte contre sa propre classe », par les brutes en chemise brune, la famille prend la route de l'exil. Au printemps 1940, Joyce Lussu est en France. Le pays est vaincu par les nazis. Les troupes d'Hitler défilent à Paris, en une « sorte de Folies Bergère, ironise Lussu, où ceux qui levaient les jambes n'étaient pas des danseuses à moitié nues, mais des hommes robustes entraînés au pas de l'oie ». Avalée par le flot de l'exode, Lussu marche vers le Sud. À Toulouse, des camarades lui proposent de la planquer. La jeune Italienne laisse exploser sa colère : elle est une femme, « pas une femmelette ». Hors de question pour elle de rester passive alors que l'Histoire s'accélère. S'il faut faire la guerre, elle la fera. Son mari, le résistant Emilio Lussu (1890-1975), est d'accord avec elle. Militant de la cause sarde, futur ministre dans le gouvernement d'unité nationale d'après-guerre et plus tard sénateur, Emilio Lussu tint quelques temps un rôle de camarade et de mentor pour Joyce ; cette dernière dira que, « par son refus du colonialisme, aussi bien interne [référence ici à la Sardaigne] qu'externe à la société, il refusait le plus ancien et le plus ancré des colonialismes : celui de l'homme sur la femme ». Outre l'approfondissement de sa sensibilité féministe, Emilio sera ce vecteur qui permettra à Joyce Lussu d'acquérir une « analyse plus précise de la lutte des classes et du rôle du prolétariat (industriel, agricole ou colonisé, masculin ou féminin) dans la transformation de la société et dans la création d'une nouvelle classe dirigeante ». On passera outre cette déclinaison classique, et critiquable, de l'axiome communiste. Bien qu'allergique aux armes – tenir un flingue, c'est « comme serrer un reptile particulièrement dégoutant », compare-t-elle –, Joyce reçoit un entraînement militaire de la part d'instructeurs britanniques. Prête à « utiliser les armes tout en les détestant, à vaincre les forces de la guerre pour qu'il n'y ait plus jamais de guerre ». La force de l'engagement est une alchimie qui ignore les puretés idéelles ; elle brasse le cambouis de dialectiques tout autant infernales que fécondes et se mesure, même dans l'erreur de jugements hâtifs, à l'aune d'espérances et d'horizons communs. C'est-à-dire qu'on ne fait pas la guerre dans la simple optique de vaincre l'ennemi mais aussi avec la visée de construire, sur les décombres du Vieux Monde, les bases d'une société meilleure. Vue depuis notre présent fragmenté et atone, l'utopie peut sembler facile ; dans la flambée des combats, elle est le carburant qui fédère et nourrit les courages.

Le plus grand des viols, c'est la guerre

Après trois années de guerre, Joyce Lussu est de retour sur son sol natal. Sa haine de l'occupant est décuplée par le fait que les Allemands se comportent en Italie comme autant de « soudards colonialistes sur une terre inconnue, peuplée d'indigènes arriérés et méprisables ». Munie d'un couteau à cran d'arrêt, elle ambitionne de suriner un Boche. Vengeance sauvage et froide. Mais son plan foire. Emilio Lussu lui fait la leçon : la guerre a beau être là, on ne tue que par stricte nécessité. Quelques temps plus tard, elle tombe sur le cadavre carbonisé de l'aviateur du Minnesota, celui-là même qui l'inspirera pour le titre de son livre. Elle se met à haïr les femmes américaines, des planquées prêtes à donner au « Moloch national des maris et des fils tout en restant en sécurité, sans risquer de se faire brûler les yeux ou de se briser les os dans l'enfer des champs de bataille ». Si ça se trouve, certaines de ces colombes « font des réunions et mènent des campagnes contre la brutalité masculine et le viol, oubliant que le plus grand des viols, c'est la guerre, rendue possible par le consentement, ou l'absence d'opposition à celle-ci, des hommes comme des femmes. »

Viol. Consentement. Des mots terriblement actuels mais servis ici dans un contexte à des années-lumière de notre présent où le champ des luttes féministes est saturé d'injonctions morales et de communions médiatiques. Joyce Lussu comprend très tôt que l'exploitation des femmes est inscrite tout entière dans les rets inégalitaires et ravageurs du capitalisme industriel. Et donc guerrier. À Capri, la guerre semble être loin. Elle croise des « aristocrates élégantes », sapées comme des princesses, « avec leur petit chien et le fils à papa qu'elles avaient eu avec un quelconque hiérarque ». Face à un tel tableau, Joyce Lussu ne pense pas « sororité », elle imagine un anarchiste « installer sous leurs tables quelques bombes à retardement ». On pardonnera à la partisane de nous ressortir, un siècle après la période de la propagande par le fait, le cliché éculé de l'anar poseur de bombe. Si sa coquetterie « terroriste » prête à sourire, c'est qu'elle nous semble renouer là avec quelque chose d'essentiel : le rapport de classes qui fait qu'en dernière instance les chairs à canon des patrons seront toujours fournies par le râble des prolos et prolottes. Au fond, et elle est peut-être là la fraîcheur qui ragaillardira le lectorat de L'homme qui voulait naître femme, Joyce Lussu refuse toute assignation victimaire. Depuis cette fin des années 1970 où elle nous écrit, elle ne donne aucune bille au relativisme postmoderne insinuant que toutes les luttes se valent. Puisque le Capital est une force mondiale qui reconfigure sans cesse le sinistre jeu des exploitations et des déprédations, alors les guerres que se livrent les États-nations sont toujours à inscrire dans cette sombre dynamique. Il y a là un fait majeur et totalisant, indispensable à circonscrire pour qui se targue de vouloir être du côté de l'émancipation, y compris féminine. Si Joyce Lussu reprend à son compte le postulat féministe en vogue dans les années 1970, à savoir que « le personnel est politique », c'est pour y apporter la nuance suivante, à savoir que « le problème consiste à politiser et historiciser cette question : il s'agit de sortir la guerre de son domaine réservé pour la situer dans le contexte de nos vies, à toutes et tous, de charger ce problème d'une nouvelle perspective, tournée vers l'avenir. Même la vie personnelle des femmes a été déterminée par la succession des guerres, par l'usage des armes, quand bien même elles étaient généralement dans les mains des autres ».

Mieux, c'est avec un flair redoutable qu'elle analyse comment les inflations théoriques issues de l'après Mai-68 vont servir, en partie, à « détourner les poussées rebelles des centres du pouvoir ». « Le monde occidental, écrit-elle, fut submergé par une mer d'informations, d'analyses psychologiques et psychanalytiques, d'enquêtes historiques, d'études anthropologiques, de féminisme intimisto-sexuel, de commentaires de textes sans fin, d'opinions détaillées jusqu'à l'atomisation, de tolérance sur le plan conceptuel. Et ce vaste champ théorique donnait l'impression d'une grande disposition à la contestation, mais en réalité, ne s'attaquait nullement au noyau du pouvoir, à la gestion de la production, au règne du marché ou à l'organisation des forces armées. »

Qui est menacé ?

Quand Joyce Lussu écrit ces lignes, au mitan des années 1970, l'Italie n'est officiellement pas en guerre. Même si la guerre est omniprésente : dans l'héritage géopolitique issu de la Seconde Guerre mondiale qui continue à fracturer la société italienne, dans le fait que l'Italie est alors le « cinquième exportateur d'armes ». L'année 1978 qui voit paraître L'homme qui voulait naître femme est celle où Aldo Moro est tué par les Brigades rouges. Entre 1968 et 1974, 140 attentats – dont les plus emblématiques et meurtriers sont attribués à l'extrême droite – ont ensanglanté la péninsule italienne. Sachant que le pire des carnages néofascistes est encore à venir : celui de l'attentat de la gare de Bologne en août 1980 (80 morts et plus de 200 blessés). C'est donc du cœur en fusion de ces « années de plomb » que la féministe Lussu entend nous donner de quoi penser et défaire cette vieille « codification de l'infériorité des femmes » issue d'une culture de « guerriers-législateurs ». Pour ce faire, Joyce Lussu estime qu'il est impossible de faire l'impasse sur cette évidence : le monde de l'économie et celui de la guerre sont les deux faces d'une même malédiction. Citons-la, in extenso, dans ce passage décisif : « [Si L'Italie est en paix], peut-on dire pour autant que la guerre ne conditionne pas notre vie quotidienne, l'organisation économique, sociale, culturelle, du pouvoir et de nos coutumes, de notre manière de vivre ensemble ? Les alliances, les bases étrangères, les dépenses militaires, le commandement de l'armée régulière, des services secrets et de sécurité, des forces de l'ordre militarisées et centralisées, les casernes et le service militaire, les industries métallurgiques et chimiques qui produisent des engins de destruction, l'exportation d'armes avec toutes ses conséquences en matière de trafic, la présence d'agents secrets des grandes puissances, les arsenaux et les exercices d'entraînement mortels réalisés dans les centres qui dépendent de commandements étrangers à notre pays, la soustraction de vastes zones du territoire national interdites aux citoyens lambda, la pollution et la dégradation de l'environnement dues à la fabrication et à l'expérimentation des armes : toutes ces choses ne jouent-elles pas un rôle déterminant pour notre société ? » Et Joyce Lussi de poser clairement les termes de l'enjeu : « Quelle menace justifie notre effort de guerre ? Qui est menacé ? »

Qui est menacé ? Les femmes, les hommes, tout le monde.

Sébastien NAVARRO

13.01.2025 à 08:52

Dans un climat hostile

F.G.

■ Alain DENEAULT FAIRE QUE ! L'engagement politique à l'ère de l'inouï Lux Éditeur, 2024, 216 p. À cheval entre la baie des Chaleurs et le golfe du Saint-Laurent, le campus de Shippagan de l'université de Moncton (Nouveau-Brunswick) jouxte l'océan. Ville portuaire de la péninsule acadienne, Shippagan s'affiche comme un lieu où il fait bon vivre : nature sans pareil, coût de la vie abordable, vie culturelle enrichissante, foultitude d'activités de loisirs, sentiers aménagés pour la marche (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2168 mots)


■ Alain DENEAULT
FAIRE QUE !
L'engagement politique à l'ère de l'inouï

Lux Éditeur, 2024, 216 p.


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À cheval entre la baie des Chaleurs et le golfe du Saint-Laurent, le campus de Shippagan de l'université de Moncton (Nouveau-Brunswick) jouxte l'océan. Ville portuaire de la péninsule acadienne, Shippagan s'affiche comme un lieu où il fait bon vivre : nature sans pareil, coût de la vie abordable, vie culturelle enrichissante, foultitude d'activités de loisirs, sentiers aménagés pour la marche et le vélo, plages à perte de vue [1]. C'est dans ce lieu paradisiaque qu'Alain Deneault, philosophe et universitaire québécois reconnu, dispense son savoir à des étudiants qu'on présume heureux de se former dans un tel environnement. Heureux malgré tout, car on ose les imaginer sensibles aux roboratives percussions philosophiques de leur professeur qui, après avoir attaqué les multinationales et paradis fiscaux, le colonialisme canadien, le management totalitaire, la médiocratie, les politiques de l'extrême centre, la « gauche cannibale » et la « droite vandale », remet le couvert avec cette puissante réflexion sur « l'engagement politique à l'ère de l'inouï » qui, disons-le tout net, mérite lecture, même sur les plages de Shippagan.

Car oui, Alain Deneault est un agitateur de concepts. Pour le cas, il s'est mis en tête de se pencher sur l'état du monde, notre monde, en cette basse époque, notre époque, où les catastrophes que génère en série et sans répit le capitalisme extractiviste, pourraient conduire, palier par palier mais sur un court temps historique, à un effondrement généralisé de nos milieux de vie, et plus largement du vivant. Les ravages que provoque ce mode de production sans limites sont tels, nous dit Deneault, que la sensation d' « inouï » où ils nous plongent n'a d'égale que l'impensée qu'elle provoque. Car comment penser ce qui n'est comparable à rien et ne semble produire rien d'autre qu'une mal-nommée « éco-anxiété » – que l'auteur, partant de l'idée juste que l'anxiété procède toujours d'un sujet ou d'un objet, préfère appeler « éco-angoisse », qualification plus apte à dire le sentiment de vide face à l'impensable. Or, c'est bien ce vide que l'on sent monter dans une partie des consciences, un vide parfaitement en phase avec un contexte politique culturellement navrant qui favorise une montée en puissance de notions aussi délirantes que celle du « grand remplacement » portées par une extrême droite négationniste dont le principal atout est d'encourager la paresse en laissant penser qu'il suffirait de purger le monde de son extérieur, de son altérité, pour que tout aille mieux. Pensée aussi faible que triste, aussi stupide qu'odieuse, mais qui séduit bien des pauvres gens que la misère tenaille. Elle sert à cela l'extrême droite, et depuis longtemps, à faire contre-feu aux colères logiques en les orientant vers l'ignoble. C'est sa raison d'être, et c'est même pourquoi le capital s'en accommode si facilement quand nécessité fait loi. Pour continuer à piller la planète et à détruire le vivant sans qu'on l'emmerde, par exemple.

Si ce livre vaut le détour, c'est que, même si l'on se pense informé sur la question, l' « hécatombe biodiversitaire » qu'il décrit d'entrée, complétée des incidences qu'elle aura (qu'elle a déjà), a de quoi nouer l'estomac. Qu'on ne se méprenne pas, cela dit. Deneault n'est pas du genre à cultiver le catastrophisme collapsologue, et encore moins les impasses où il mène. C'est que le bonhomme, pour conscient et érudit qu'il soit, a l'intelligence d'avoir compris qu'aucun combat pour l'écologie politique ne saurait prendre sur la base de la désespérance. D'où cette étrange sensation positive qu'on peut, par moments, ressentir à la lecture de ce catalogue de mauvaises nouvelles. C'est dû au fait que l'auteur a non seulement le sens des limites (de son lectorat), mais qu'il sait assez bien y faire pour désamorcer le catastrophisme quand il sent que ses effets pourraient être contreproductifs. Et puis il y a sa verve polémiste et cette manière, finalement assez british) – mille excuses au Québécois ! – de faire du nonsense d'un monde marchant vers l'abîme une machine à cibler un système capitaliste qui n'a jamais existé que pour 20 % de bénéficiaires très relatifs de la population mondiale, mais dont les effets ravageurs concernent la planète entière. Car comme l'accumulation coloniale ou néocoloniale ou le nuage de Tchernobyl, le capitalisme ignore les frontières et les limites qui, pour lui, ne sont que des entraves à sa dynamique expansive. D'où la nécessité où il se trouve de faire cause commune avec la « pulsion oxymorique », comme dit Deneault, de l'expertise scientifique new wave qui, depuis trois grosses décennies, emploie l'essentiel de son temps à inventer, comme autant de chimères sémantiques, des oxymores à la pelle : « développement durable », « capitalisme vert », « croissance verte », « économie circulaire », « Green New Deal ».

Dans Une société à refaire, Murray Bookchin, penseur libertaire de l'écologie sociale, pointait déjà la différence majeure qu'il existe entre un passé mû par « des croyances, des espoirs solides, des valeurs » et un présent ambigu, vide, béant, non intelligible – et par conséquent incapable de produire autre chose que des angoisses ou des oxymores. C'est sans doute le principal écueil auquel se heurte l'écologie politique. Son « incapacité, nous dit Deneault, à produire un “objet” pour la pensée publique », soit un rapport au réel, au monde, susceptible de structurer un imaginaire, un désir de se projeter dans l'impensable en le pensant. La « raison » fut l'objet, la manière d'objectiver, du XVIIIe, le socialisme celui du XIXe et pour partie du XXe. Le concept d' « effondrement » ou de « catastrophe », eux, ne peuvent pas en être. Ils dépolitisent, ils n'articulent rien, sauf, dans l'anxiété, la dérive objective vers des « objets substitutifs » habilement manipulables. Par des médias notamment qui s'y entendent à merveille pour exploiter, attiser et orienter le désarroi psychopathologique de masse vers leurs propres paniques morales et les cibles qu'ils se choisissent comme autant de boucs émissaires d'un temps éreintant de bêtise : la femme voilée, le citoyen venu d'ailleurs, le militant des Soulèvements de la terre et tant d'autres.

Alors « que faire ? », se demande Deneault, reprenant la question politique par excellence qui, depuis Tchernychevski, en 1863, et surtout Lénine, en 1902, taraude toutes les avant-gardes auto-proclamées. Sur ce point, le léninisme a fait des émules un bon gros siècle durant avec les succès qu'on connaît. On rappellera, en passant, que Vladimir Oulianov sut bien que faire pour que la révolution verse très rapidement dans la terreur : éliminer, sous son règne et avec l'aval de Trotski, tous ses adversaires politiques (socialistes révolutionnaires, mencheviks et anarchistes). Les rappels historiques sont toujours utiles. Cela dit, cette référence au Que faire ? de Lénine n'est, pour Deneault, qu'une manière, plutôt habile d'ailleurs, de digresser, d'Apollinaire à Badiou, de Bernanos à Ellul et de Derrida à Latour, vers l'idée que cette question, « incorrigiblement léniniste », dit-il, est « contraire à la pensée » parce qu'elle suppose un penser déjà-là. D'où sa proposition : cesser de se demander « que faire » pour « faire que », quitte à « mal faire ». Cette mutation suppose, dans le cas qui nous intéresse – les bouleversements écologiques –, d'être d'abord convaincus que ni les États ni le Capital ne sont en situation d'y remédier et qu'aucune « programmatique serrée » émergeant de notre camp ne pourra nous servir, en elle-même et par elle-même, de boussole. Car le caractère « inouï » de ce que nous vivons nous oblige à nous réinventer, et par là-même à libérer nos imaginaires et nos révoltes de la gangue qui les bride pour en finir avec les médiations, cultiver nos spontanéités, accepter nos pluralités, éprouver nos amitiés et fertiliser nos communs et nos luttes, en sachant, comme le pointe justement Deneault, que « le caractère irrévérencieux et indompté de toute révolte est ce qui fait le plus scandale ».

Pourtant, la seule direction que pointe le philosophe en fin d'ouvrage – celle de la « biorégion », qu'il définit ainsi : « L'ensemble qui naîtra de la nécessité, dans un moment où il faudra réapprendre à s'organiser à une échelle sensible » – pourra paraître imprécise. À quel moment, cette « biorégion » ? Tout de suite, bientôt, après l'effondrement ? Ça reste vague. Ce qu'on sent, chez Deneault, c'est une influence notable du communalisme. Il ne s'en cache pas d'ailleurs. « L'élan qui porte le biorégionalisme provient, écrit-il, du municipalisme libertaire à la Murray Bookchin et de l'autonomisme politique de type sécessionniste », mais « sans s'y laisser réduire », ajoute-t-il, c'est-à-dire sans se priver d'explorer d'autres méthodes, d'arpenter d'autres sentes, de penser d'autres possibles, de s'adonner à d'autres expériences susceptibles de nourrir l'imaginaire de résistance et de reconstruction. Car Deneault se veut polyglotte en politique, c'est-à-dire toujours ouvert à l'hybridation.

Bien sûr, s'arrêtant à cette seule hypothèse du municipalisme biorégional, on sait par avance qu'il s'attirera les foudres ou le mépris des militants de la seule cause qui vaille : celle de la Théorie, de la Révolution, de l'Émancipation et autres concepts à majuscule. Là n'est évidemment pas notre intention. Ce qui caractérise cette basse époque, c'est à la fois un profond sentiment d'impuissance devant le réel accablant des ravages que produit le monde capitalisé et la conviction que, partout, déjà, prolifèrent des formes multiples de résistance portées par un même refus antiautoritaire du vieil avant-gardisme. C'est cela même qui nous fait penser que Deneault, qui se situe dans ce camp, ait cru devoir céder, par obligation propositionnelle et en s'y forçant un peu, à cette perspective du municipalisme biorégional qui agite déjà nombre de têtes alternatives et qui, de surcroît, opère déjà dans le vécu de nombre de résistances à la marche forcée destructrice du Marché conquérant et ravageur.

« L'anarchisme, écrit-il en presque conclusion d'ouvrage, ne saurait désigner quoi que ce soit d'autre que le clin d'œil d'une panne institutionnelle, le moment événementiel d'où sourd une organisation nouvelle. Un événement politique est l'art de défaire les liens convenus – temps d'anarchie – pour les recomposer. » C'est dans ce cadre que la biorégion, comme il l'entend, se présente comme une « forme d'organisation » que « le plus grand nombre devra imposer pour faire valoir des principes éminents et impérieux en ces temps de débâcle politique et idéologique. Dans un temps événementiel qui sera celui de la politique active ». Forme d'organisation donc, mais aussi « objet de désir » d'un après enfin désirable.

Cette part d'utopie réalisable que cultive Alain Deneault rend la lecture de ce livre nécessaire. Parce qu'il terrasse quelques idées reçues et autant de mensonges colportés. Parce qu'il ouvre des pistes argumentaires et méthodologiques pour penser ce monde en le transformant radicalement et parce que, un peu à la manière de Bernard Friot et de son « déjà-là » communiste, il sait faire lien entre l'hier, l'aujourd'hui et le demain dans une perspective toujours renouvelée d'émancipation et de solidarité humaines.

Freddy GOMEZ


[1] Éléments fournis, photos à l'appui, par le site de ladite université de Moncton.

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