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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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17.05.2024 à 08:04

Mort d'un poète

F.G.

Daniel Blanchard est mort le jour de ses quatre-vingt-dix ans. Poète, ancien membre du groupe Socialisme ou Barbarie (1949-1967), actif en Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, imprimeur et traducteur, il aura vécu de multiples vies qui l'entraînèrent de la Guinée, au lendemain de son indépendance, au foisonnement contre-culturel états-unien dans le Vermont, en passant et repassant par Paris et par la vallée de l'Ubaye, dans les Alpes du Sud, dont il était originaire et qui l'avait (...)

- Marginalia
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Daniel Blanchard est mort le jour de ses quatre-vingt-dix ans. Poète, ancien membre du groupe Socialisme ou Barbarie (1949-1967), actif en Mai 68 au sein du Mouvement du 22 mars, imprimeur et traducteur, il aura vécu de multiples vies qui l’entraînèrent de la Guinée, au lendemain de son indépendance, au foisonnement contre-culturel états-unien dans le Vermont, en passant et repassant par Paris et par la vallée de l’Ubaye, dans les Alpes du Sud, dont il était originaire et qui l’avait profondément marqué [1]. Et il était aus-si, à titre plus personnel, un ami.

13.05.2024 à 08:30

Nous autres

F.G.

Grégoire était du genre exagéré en toute matière, mais en gardant la tête froide. Son extrémisme, il le cultivait tout seul, avec commentaires à l'appui, en traçant des A cerclés sur les tables salopées du bahut. Quand le cours s'achevait, à la première vibration de la sonnerie, il rangeait son marqueur noir dans la poche de son jean usé et reprenait sa route de prophète de désordre vers la salle du cours suivant où il voulait arriver le premier. Pour choisir sa table. Bessis, dont tout (...)

- Passage des fantômes
Texte intégral (2314 mots)
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Grégoire était du genre exagéré en toute matière, mais en gardant la tête froide. Son extrémisme, il le cultivait tout seul, avec commentaires à l’appui, en traçant des A cerclés sur les tables salopées du bahut. Quand le cours s’achevait, à la première vibration de la sonnerie, il rangeait son marqueur noir dans la poche de son jean usé et reprenait sa route de prophète de désordre vers la salle du cours suivant où il voulait arriver le premier. Pour choisir sa table.

Bessis, dont tout le monde avait oublié le prénom tant il tenait à ce qu’on l’appelât par son patronyme – on comprendra pourquoi –, jouait au con avec une remarquable maîtrise qu’aucun de nos commentaires ne pouvait atteindre. Au vu de sa taille, nettement au-dessus de notre moyenne, il aurait pu, d’un coup de pogne, corriger le mieux bâti d’entre nous, mais tel n’était pas son genre. Il préférait déconcerter en alignant, avec conviction, connerie sur connerie. Un festival dont l’effet assuré était de nous faire pisser de rire. Alors, invariablement, toujours l’un de nous s’enquerrait : « Mais comment tu fais pour être aussi con ? ». Et tout aussi invariablement, Bessis répliquait : « Vitamine B6, mon pote, tel est mon secret. Elle rend con, mais elle fait bander dur. »

René Coq jouait si mal au foot que Robinot, prof de gym et entraîneur, lui avait attribué, par défaut, la place de gardien de but. Depuis, chaque fois que l’occasion se présentait, il se dirigeait vers sa cage d’un pas nonchalant, mais avec la ferme intention de ne pas la laisser violer. Il la défendrait, se disait-il chaque fois, comme si de sa vie il s’agissait. Et il faut bien le reconnaître : le spectacle était toujours impressionnant, car rien, jamais, ne passait. L’entraîneur – survêt’ souffreteux, mais belle prestance – lui reprochait, cela dit, son manque de technique :

– Ça passe ou ça passe pas ? répliquait René Coq.

– Ça passe pas, était bien obligé de constater Robinot.

Et l’autre d’avoir toujours le dernier mot : « Alors, si ça passe pas, c’est la preuve que je suis bon et que la technique, c’est un truc d’esthète, pas vrai ? » Robinot, qui l’était, n’avait d’autre solution que d’acquiescer.

Mercier avait la vue calamiteuse – maladie dégénérative, disait le corps médical : chaque fois qu’il traversait la rue, il risquait sa peau. C’était là son principal défaut. Pour le reste, il était aussi brillantissime que malcommode, à l’écrit comme à l’oral. C’en était à un point tel que le presque aveugle déjouait avec application et méthode les initiatives des profs les plus bienveillants à son égard qui, compatissant par trop à son malheur, avaient le mauvais goût de le lui rappeler. Ainsi de ce Chabut, prof de français, qui, un jour de rentrée, se risqua à lui proposer une place au premier rang :

– Mais, Monsieur, pour qui me prenez-vous ? Si ma déficience occulaire est médicalement avérée, elle ne m’oblige aucunement à renier mes valeurs pour soulager votre pitié.

La salle, unanimement attentive, attendait la suite.

– Mercier, il ne s’agissait pas de pitié. Je pensais simplement vous rendre service.

– Soit, mais je m’en passerai, Monsieur, et volontiers, car vous devez savoir que, pour un rebelle, il n’y a de premier rang qu’au dernier. Je vous laisse le premier, en sachant par avance qu’il trouvera client chez les soumis ou les fayots, ce qui somme toute revient au même.

Et, dans un tonnerre d’applaudissements, Mercier de se diriger vers le dernier rang où, compact, l’attendait son groupe de copains.

– Je vous prie de m’excuser, Mercier, si je vous ai offensé, murmura Chabut.

– Je vous excuse, Monsieur, et ce d’autant que je sais que toute offense même involontaire, forge le caractère.

Tout concourrait à faire de Mathias une réincarnation du romantique décadent : une manière de se tenir dans le monde, un goût évident pour l’outrance vestimentaire, une façon bien à lui d’être détaché des contingences, un ton cassant quand il cédait au jugement, un charme réel qui ne laissait personne indifférent. Il fut, de surcroît, le premier d’entre nous à se laisser pousser les cheveux, à s’appliquer à lire Marx, à chercher des contacts avec le dernier carré des surréalistes historiques, à déclamer Nadja dans l’immense parc du bahut dont, interne, il connaissait tous les recoins. Mathias était un adolescent hors temps puisqu’il était à la fois de celui de Villon, de Lautréamont, de Baudelaire et de Breton. De son époque, il ne retenait qu’une brochure distribuée à Strasbourg et dont il était le diffuseur dans le bahut : De la misère en milieu étudiant. Le libelle n’avait pas les faveurs du groupuscule trotskiste auquel il appartenait, mais Mathias s’en foutait. Il le jugeait indépassable en impertinente pertinence, et ça lui suffisait. En clair, ce romantique de belle prestance était notre modèle. Au physique comme au moral.

Cricri avait l’âme naturellement chahuteuse. Sa nature, plutôt réservée mais en réalité complexe, s’exprimait pleinement dans l’organisation du désordre. Fils d’un couple de très sérieux profs de la gauche PSU, il avait de l’existence une vision assurément globale. Son passe-temps préféré consistait à miner les convenances en s’improvisant grand ordonnateur du bordel. Avec Zéro de conduite pour référence suprême et le happening pour méthode, il élaborait patiemment des plans de subversion générale toujours drôles fondés sur un imaginaire sans limites. Sa force, c’était de mettre ses rêves à disposition du groupe. Chaque matin, il nous racontait sa nuit et les nouvelles idées qu’elle avait nourries dans son esprit joyeusement farceur. Pour Cricri, la condition de toute révolte tenait à sa capacité à mettre les rieurs de son côté. D’où son culte de l’humour, noir de préférence, où il puisait mille raisons de ne pas mourir d’ennui dans son lycée-caserne – qu’il appelait « la base » et voulait transformer en phalanstère fouriériste.

Ficelle avait la nonchalance élégante du môme revenu de presque tout. De son enfance difficile, il ne parlait jamais, se contentant de la porter comme un fardeau d’oubli. Il s’arrangeait avec ses souvenirs sans que ça dérange personne. Elégance, disais-je. C’était un type de peu de mots, mais toujours justes. Interne comme Mathias, il vivait en marge de la meute. Son silence le rendait respectable et un peu craint des caïds de l’internat. Ils savaient, il est vrai, qu’il était habile au coup de poing. C’était un en-dehors qui répugnait à tout enfermement identitaire. Il avait l’aisance de ceux qui ont surmonté leur déveine en s’inventant un personnage.

Moi, je me contentais d’en être de cette joyeuse bande, à la place qu’elle m’octroyait, celle qu’on accorde, quand on a seize ou dix-sept ans, à un fils d’anarchiste espagnol de la guerre d’Espagne : une sorte de stratège héréditaire, en somme, ce que je n’étais pas.

L’hiver d’avant le printemps fut le temps d’une belle conspiration. De maturation rapide, au demeurant. Nous avions créé, et parmi les premiers, un comité d’action lycéen que nous avions conçu et imaginé comme un repaire de porteurs de torches chargés de mettre le feu à la plaine de l’ennui. À vrai dire la confrérie coalisait d’indéniables talents. Les nôtres d’abord, ceux de notre tribu d’agents de désagrégation, mais aussi ceux que nous découvrions chez d’autres qui, de réunions discrètes en conciliabules secrets, ne demandaient qu’à s’exprimer. Il fallut peu de temps pour que la fraternité révolutionnaire que nous formions prît conscience de sa force, le temps d’un hiver exaltant où, dans la pratique, nous apprîmes l’essentiel de la politique : partir du général pour aller à l’essentiel. Le général, c’était De Gaulle et sa France un peu rance ; l’essentiel, c’était que le monde devait changer de base. Nous avions l’âge où aucune hésitation ne nous encombrait l’esprit. Le printemps pouvait venir. Les merles moqueurs que nous étions attendaient, dans l’ardeur, le temps des cerises.

Il fallut l’aider un peu à accoucher de ses splendeurs. La bande ne démérita pas. Grégoire, René, Mercier, Mathias, Cricri, Ficelle et moi-même – seul le survitaminé Bessis manquait à l’appel, pour cause de déménagement subit – semions à tous vents nos dispositions à la bordélisation de l’institution : happenings, grèves, bombages, confection de tracts en BD. Si bien, au demeurant, que la bande enfla de nouveaux venus aux idées trépidantes et plutôt anars. Un jour, le lycée fut cerné par les pandores au prétexte que nous avions annoncé, pour rire et par tract, un débat contradictoire entre les initiateurs de la brochure De la misère en milieu étudiant et une délégation de l’UNEF. Un autre, un prof de français, Thibault, pétainiste nullement repenti, reçu un pot de peinture rouge sur son costard trois-pièces. L’action, de nature commando, nous attira des noises, mais sans jamais que le coupable ne puisse être démasqué. Un autre, avec le concours des internes, nous organisâmes une fête de nuit à caractère résolument mixte dans le grand parc du bahut. C’était encore l’avant prise du palais d’Hiver et le sacre de printemps. Ils ne tardèrent plus.

Aux premiers jours de mai 1968, Mathias, chaque fois moins trotskiste et plus spontanéiste tendance situ, entra dans la salle de classe que nous avions réquisitionnée – avec deux ronéos – en gueulant : « À bas, à bas le caporalisme prussien ! » À dire vrai, le slogan nous semblait foireux, du moins peu explicite, mais d’un même mouvement nous l’entonnâmes en groupe en arpentant les vastes couloirs du bahut. Les salles s’ouvraient une à une et le flot grossissait. Les profs, même de gauche, tentaient vainement d’enrayer la contagion. Thibault-le-facho, qui venait d’accorder un entretien à France- Soir – « La base anarchiste de Cohn-Bendit en milieu lycéen » –, tenta vainement de s’interposer. Mal lui en prit : Robinot, allié objectif des sauvages, lui fit un assez discret mais efficace croc-en-jambe pour que le facho à costard trois-pièces se retrouve à terre, et avec lui l’ordre caporaliste prussien qu’il incarnait. Ce jour même, après une assemblée générale totalement improvisée, le bahut, dans une explosion de joie, fut déclaré « occupé », c’est-à-dire libéré de toute autorité de tutelle. Peu près, sur consigne de leurs directions, les profs syndiqués se mirent en grève. Ils n’avaient, c’est vrai, rien de mieux à faire, leurs cours étant tous désertés.

Au soir de cette épatante journée printanière, les cœurs exultaient.

– C’est bien, Mathias, lança Grégoire, le maniaque du A cerclé, je n’aurais jamais cru qu’un trotskiste même aussi dégénéré que tu l’es puisse faire, à partir d’un slogan aussi con, une telle démonstration de la force de la spontanéité des masses. Bravo, camarade.

– À bas, à bas, le caporalisme bolchevik !, improvisa Mathias sous les applaudissements du groupe.

– C’est passé et bien passé, ce coup-ci, lança René, mais Robinot était à l’attaque et moi j’avais déserté la cage.

– Fais chier avec ton foot, dit Mercier, qui n’avait rien vu des événements.

L’heure n’est plus à jouer à la baballe. Ça devient sérieux, maintenant.

– Surtout pas, coupa Cricri, c’est maintenant qu’on va commencer à rire. La révolution, c’est la fantaisie !

– En attendant, on va s’en jeter une, conclut Ficelle, en demandant des volontaires pour aller chercher des bières dans l’économat autogéré depuis belle lurette de l’internat.

On les but à la santé de Bessis, le partant, dont les déconnades nous manquaient déjà, même si nous nous sentions tous, en ce soir d’un long début, survitaminés.

Freddy GOMEZ

06.05.2024 à 10:03

L'autre sionisme

F.G.

Rima Hassan est née dans un camp de réfugiés, de parents expulsés de Palestine en 1948. Disons-le tout net : d'une telle personne, Israël n'a droit de rien exiger. Rien ne peut mitiger la justesse de sa lutte contre la violence qui lui fut faite, et c'est à Israël seul de réparer ses torts. Pour beaucoup, l'idée même qu'Israël puisse le faire n'a pas de sens : Israël ne serait qu'un État colonial comme un autre, criminel par essence, dont l'existence même serait incompatible avec la (...)

- En lisière
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Rima Hassan est née dans un camp de réfugiés, de parents expulsés de Palestine en 1948. Disons-le tout net : d’une telle personne, Israël n’a droit de rien exiger. Rien ne peut mitiger la justesse de sa lutte contre la violence qui lui fut faite, et c’est à Israël seul de réparer ses torts. Pour beaucoup, l’idée même qu’Israël puisse le faire n’a pas de sens : Israël ne serait qu’un État colonial comme un autre, criminel par essence, dont l’existence même serait incompatible avec la justice. On mesure alors la générosité des paroles de Rima Hassan, récemment interviewée par « Regards ». Au journaliste qui lui demande si elle se pose « la question de l’existence de l’État d’Israël », elle répond que « non » : « Je n’en veux à personne d’avoir pensé la création d’un Foyer national juif en Palestine mandataire, j’en veux à tous ceux qui ont pensé ce destin au détriment du peuple palestinien. Je ne peux pas arrêter d’être critique à l’égard de la façon dont l’État d’Israël a été créé, à la fois sur le plan de la doctrine en elle-même, comment on a théorisé tout un pan du sionisme politique que Theodor Herzl définissait lui-même comme étant un projet colonial ; ensuite pour ce qui s’est passé sur le terrain, à savoir la Nakba ; c’est-à-dire que la création de l’État d’Israël, c’est la Nakba aussi, c’est 800 000 Palestiniens chassés de leur terre et c’est la destruction de plus de 532 villages qui sont complètement rasés. La question n’est pas de remettre en question la nécessité d’avoir un Foyer national juif, qui plus est, historiquement, en Palestine mandataire, puisqu’il n’y a pas à contester le lien de ces terres avec la communauté juive, c’est plutôt le fait que ce destin a été pensé au détriment du peuple palestinien, et qu’il est encore pensé, défendu, au détriment du peuple palestinien. »

29.04.2024 à 10:04

Digression sur la guerre

F.G.

Faut-il ou ne faut-il pas penser l'hypothèse ? Ça dépend des jours. Mais tout y contribue. Depuis l'Ukraine – deux grosse années que ça morfle –, depuis Gaza – sept mois que ça arrase, que ça extermine –, la guerre est là, présente jusqu'à l'obsession. Chaque jour, son poids de malheur, de mensonges, de propagandes et de contre-propagandes. Jamais d'espoir. On est dans la bassine et on s'y noie. Alors on pense à autre chose, mais c'est dur, parce que cet autre chose ramène souvent à la (...)

- Digressions...
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Faut-il ou ne faut-il pas penser l’hypothèse ? Ça dépend des jours. Mais tout y contribue. Depuis l’Ukraine – deux grosse années que ça morfle –, depuis Gaza – sept mois que ça arrase, que ça extermine –, la guerre est là, présente jusqu’à l’obsession. Chaque jour, son poids de malheur, de mensonges, de propagandes et de contre-propagandes. Jamais d’espoir. On est dans la bassine et on s’y noie. Alors on pense à autre chose, mais c’est dur, parce que cet autre chose ramène souvent à la guerre. Et ça repart. Nos neurones sont tétanisés et nos cœurs à la renverse. Et si, par un enchaînement de causalités premières et secondes, cette guerre, qu’on vit toujours par procuration, venait, d’erreurs stratégiques en ratages diplomatiques, à se généraliser ?

D’un côté, il y a le spectacle pathétique d’un monde où, raflé par des médiocres ou des cinglés, les pouvoirs susceptibles d’influer sur son sort sont aux mains de marchands d’armes et de criminels de guerre par contumace. De l’autre, il y a un ordre du monde où le Capital verrait sûrement quelque avantage à rebattre certaines cartes et à effacer quelques ardoises en réinvestissant où il faut, dans le surarmement s’entend. Et puis, partout ailleurs, il y aurait de l’impuissance. Comme un accablement devant la difficulté de lecture d’un monde livré aux seules folies de puissances en crise avançant – méthodiquement ou convulsivement – vers la catastrophe.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette caractéristique d’époque qu’est l’ignorance abyssale des mouvements de l’histoire qui caractérise les classes dominantes d’aujourd’hui et leurs représentants politiques. À chacune de leurs interventions, elle saute aux yeux du commun des mortels un peu instruits des lois de la guerre. Dans ce bal des ratés, Macron, archétype hors-série de la médiocrité tiktokeuse, fait bande à part tant ses géniales intuitions ont pour effet de faire rire jaune ses collègues. On se souvient de ses apparitions des petits matins de l’hiver 2022 où, déguisé en Zelenski mal rasé, il apparaissait sur les réseaux dits sociaux pour faire son show après avoir passé, disait-il, la nuit à parler à Poutine. On se souvient de même de sa géniale intuition, corrigée il est vrai dans l’heure, de la reconstitution, contre le Hamas, de la coalition internationale anti-Daesh. On se souvient encore de cette conférence de presse où, mutant de Jupiter en Mars, il prétendit, du haut de son fauteuil présidentiel surélevé, réarmer les consciences et les corps pour le bien de la Patrie défaillante. On se souvient enfin du toujours joueur quasi-quinqua Premier des Français, ès-qualité de président d’une « économie de guerre », se pavanant, il y a peu, à la poudrerie Eurenco de Bergerac, pour se féliciter, au nom d’un peuple qui n’a rien demandé, de l’ « augmentation significative » des cadences de production des canons Caesar mais aussi des obus de 155 millimètres qui les équipent. « L’économie de guerre [1] produit de la richesse », lâcha, sous bonne escorte, Rantanplan, dans ce camp retranché de la mort joyeuse – où trois mousquetaires Gilets jaunes sarladais qui attendaient le petit caporal à l’entrée avaient été exfiltrés par les forces de l’ordre casqué.

Peut-on digresser sur les guerres des autres à partir de l’hypothèse que, vues les proportions qu’elles prennent et les enlisements qu’elles connaissent, leur généralisation serait pensable ? Non seulement on peut, mais l’on doit. Car cette généralisation peut venir d’un rien, un rien discursif d’abord, comme ce concept de « réarmement » que manie si légèrement notre caporal en chef en paradant, souriant comme un gamin devant son arbre de Noël, aux pieds de ses engins de mort. Il y a, c’est certain, du grotesque là-dessous, mais il conviendrait de ne pas oublier que le grotesque galonné et la guerre vont bien ensemble. La guerre de tous contre tous – pour ceux qui connaissent l’histoire – l’a souvent prouvé. Les morts, ce sont toujours les autres, ceux qui n’ont rien demandé. Les généraux meurent généralement dans leur lit, et à bon âge. Comme les marchands de canons et les présidents.

Ce monde capitalisé à outrance est économiquement et écologiquement à bout. Pris dans des contradictions insondables, sujet à des résistances populaires imprévisibles, comme l’atteste, en France, depuis quelques années – des Gilets jaunes aux Soulèvements de la terre – une infinité de luttes insaisissables, le mouvement du Capital à son stade actuel d’accumulation contrariée peut parier sur la purge générale. Et la guerre en est une : elle permet de militariser les consciences, de fusiller les déserteurs, de créer les conditions de l’Union sacrée contre l’ennemi désigné, de glorifier l’idée de patrie, de détruire à tout-va pour reconstruire à tout-pire aux normes et exigences du vainqueur. Rappelons-nous ce que disait le vieux Jaurès [2] quelque vingt ans avant d’être assassiné par un extrême-droitard du nom de Villain [3] : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. »

La situation du monde atteste, depuis dix grosses années, d’une instabilité guerrière de type territorial croissante – en Lybie, au Sahel, en Azerbaïdjan, au Tigré, en Birmanie, en Ukraine, à Gaza et ailleurs. D’une manière ou d’une autre, pour des raisons toujours liées aux routes de la marchandise, les grands blocs y sont impliqués, en appui ou en défense. Les deux conflits les plus récents procèdent, eux, d’une logique clairement coloniale : d’une part, annexer tout ou partie de l’Ukraine pour la Russie de Poutine et, de l’autre, raser Gaza comme condition d’une épuration de la région de toute présence palestinienne pour la coalition d’extrême droite au pouvoir en Israël. Avec, de surcroît, pour sa frange la plus dure, des visées expansionnistes sur le Sud-Liban dans une perspective biblique de reconstitution du Grand-Israël.

Partant de telles ambitions de conquête sous-tendues par des forces de frappe indéniablement disproportionnées en regard des attaqués, les promoteurs de tels conflits territoriaux s’appuient sur une conception du bien, du juste, qu’ils fabriquent en fonction de leurs besoins. Pour la Russie de Poutine, cette conception repose sur une réécriture permanente de l’histoire d’où émergent et réémergent, à chaque fois, les figures détestables du dernier des Romanov et de Staline. Pour l’Israël de Netanyahou et de sa clique, le Hamas – qu’il a cyniquement favorisé aux dépens des organisations laïques palestiniennes – sera toujours là pour légitimer leur obsession épurative. Le 7 octobre – ce carnage [4] que tout service secret digne de ce nom aurait dû anticiper [5] – a mis en branle une logique génocidaire d’État ciblant indistinctement la population civile gazaouie : 35 000 morts comptabilisés et 77 000 blessés à ce jour. Le reste – les conséquences d’une famine criminellement organisée par l’État israélien – est à venir. Les signaux sont donc là, cumulés, aveuglants et clairement affligeants : deux guerres totales qu’aucune raison commune et partagée ne semble pouvoir éteindre.

Dans une telle perspective, certaines têtes pensantes de l’oligarchie néo-libérale autoritaire dominante pourraient voir dans leur généralisation une manière somme toute pragmatique de mettre de l’ordre dans le désordre de leur monde en réglant au passage la contradiction majeure d’un système d’exploitation et de domination en crise ouverte et durable. Ces têtes, elles se foutent des morts et des ravages écologiques qu’elle occasionnera fatalement, cette guerre. Elles ne pensent qu’en termes de pertes et profits, de balance commerciale, de bilan comptable. Si ça rapporte, elles signent. Quoi qu’il en coûte. Certains symptômes nous laissent prévoir ce qu’il en serait, une fois entraînés dans cette folle logique de la table rase, de nos libertés déjà résiduelles.

Quand notre caporal en chef – pour de rire ou en vrai, allez savoir – envisage, si nécessaire, d’envoyer des troupes au sol en Ukraine, il ne fait pas que s’objectiver comme chef de guerre, il joue avec le feu et la peau des autres. Quand la coalition internationale du Bien contre le Mal soutient Israël jusqu’à l’absurde en l’alimentant à foison en armements et en munitions tout en appelant, à voix basse, au cessez-le-feu, elle justifie non seulement le massacre, mais l’attise en soufflant sur une poudrière régionale prête à exploser. Quand toute voix dissidente dénonçant le crime à Gaza, elle se voit invariablement traitée d’antisémite et de complice objectif avec les preneurs d’otage du Hamas. Quand la même voix ou une autre, banalement pacifiste, exige que la communauté internationale, sous l’égide des Nations unies, s’engage, si c’est encore possible, dans une négociation de paix sur des frontières sûres et internationalement reconnues entre la Russie et l’Ukraine, elle se voit qualifiée de défaitiste. La guerre se prépare ainsi, par l’esprit, cet esprit rendu captif d’une folle logique qui lui échappe avant de l’accabler. De tout temps ce fut ainsi. La liberté de l’esprit est la première victime des guerres ; l’autre, c’est la vérité.

Ce qui se passe dans la France de Macron est, à n’en pas douter, révélateur d’une crise morale pré-guerrière majeure. Sous pression directe ou indirecte du pouvoir, des universités interdisent des conférences sur la situation en Israël-Palestine, des syndicalistes se voient condamnés – sur la base du soupçon et du préjugé – à des peines infamantes de prison, des militants politiques d’opposition sont convoqués par la police pour répondre de l’accusation extrême d’ « apologie du terrorisme ». Penser contre la guerre et l’exprimer est déjà passible d’indignité et dûment criminalisé. Toute valorisation simplement objective d’une situation humanitairement alarmante liée à des conflits guerriers locaux rythmés par une folle logique destructrice se voit stigmatisée, caricaturée, dénaturée par la fausse parole propagandiste de la caste politico-médiatique. Les pousse-au-crime ont déjà réarmé. La guerre, ça commence comme cela. Dans l’absurde volonté de militariser les esprits, de figer les camps, de dresser des listes de suspects, de criminaliser les dissidences. De l’uniforme à l’école au treillis militaire pour de vrai, des poursuites judiciaires à la censure d’État, il n’y a qu’un pas. L’infinie dérive du macronisme vers les thématiques d’ordre de l’extrême droite, naturellement assumées comme « républicaines », outre qu’elle les légitime, atteste du degré zéro de compréhension du monde qui anime ses derniers partisans. En cela, l’histoire le jugera comme ayant été l’un des derniers avatars d’un néo-libéralisme post-historique de guerre, celui qui s’applique méthodiquement à dépouiller l’humain de sa mémoire et de son espérance.

C’est contre cela, cette infinie bassesse qui nous accable, qu’il faut résister.

Il n’est, semble-t-il, d’issue possible, en Israël-Palestine comme en Ukraine – après un cessez-le-feu imposé – que négociée dans un cadre institutionnel international reconnu par les parties en conflit et garantissant le droit des peuples à l’autodétermination.

À défaut, ce qui, tôt ou tard, risque de venir, c’est la guerre pour tous, celle qui noie les contradictions internes au système d’exploitation dans une infinie danse macabre et remet les compteurs à zéro dans un monde dévasté. Qui peut douter que cette tentation mortifère ne titille pas quelques cerveaux malades au sein de la caste dominante des décideurs ?

Freddy GOMEZ

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