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22.07.2024 à 10:01

1870 : Le Creusot en lutte

F.G.

En janvier et mars 1870, Le Creusot est le théâtre de deux grèves. Elles s'inscrivent dans l'offensive ouvrière qui se généralise à la fin du Second Empire et se déroulent dans une entreprise type du capitalisme : celle des Schneider. Le royaume Schneider La famille Schneider est devenue sous le Secord Empire une figure de proue du capitalisme industriel et de la grande bourgeoisie. Les frères Schneider sont au cœur du monde des affaires et de la politique. C'est en 1836 qu'ils achètent (...)

- Sous les pavés la grève
Texte intégral (4045 mots)

En janvier et mars 1870, Le Creusot est le théâtre de deux grèves. Elles s’inscrivent dans l’offensive ouvrière qui se généralise à la fin du Second Empire et se déroulent dans une entreprise type du capitalisme : celle des Schneider.

Le royaume Schneider

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La famille Schneider est devenue sous le Secord Empire une figure de proue du capitalisme industriel et de la grande bourgeoisie. Les frères Schneider sont au cœur du monde des affaires et de la politique. C’est en 1836 qu’ils achètent toutes les installations industrielles qui existent au Creusot, mines et usines. Ainsi, ils possèdent 280 hectares sur les 460 de la commune ! Avec les guerres du Second Empire, leur usine métallurgique progresse rapidement, grâce à la production d’armement, en plus de celle de rails, locomotives, bateaux à vapeur. En 1867, ils se lancent dans la fabrication de l’acier et étendent leurs domaines : achat de mines de fer et de charbon à Montchanin, La Machine. En 1836, ils employaient 1 700 ouvriers ; en 1889, 10 000. Bien sûr, leur chiffre d’affaires grimpe aussi : 10 millions en 1847 ; 35 millions en 1865.

Les Schneider, en bons patrons paternalistes, font aussi du social (caisse de prévoyance depuis 1838, logements ouvriers construits depuis 1860)... financé par l’exploitation de leurs ouvriers. La caisse de prévoyance est alimentée par une retenue de 2,5 % sur les salaires ; l’ouvrier locataire peut devenir propriétaire par le biais de nouvelles retenues sur le salaire. Ce que Schneider donne d’une main, il le reprend de l’autre. L’ouvrier est dans une dépendance quasi totale vis-à-vis de son employeur.

Les prétentions politiques des Schneider sont à la mesure de leur puissance sociale. En 1848 déjà, Eugène s’est activement occupé de l’organisation en Saône-et-Loire du Parti de l’ordre, union des grands aristocrates et de la bourgeoisie contre le « péril rouge » [1]. Après le 2 décembre, ils jouent la carte de l’Empire : en 1854, Eugène est régent de la Banque de France ; il fonde le Comité des forges de France en 1881, regroupant le grand patronat, et devient vice-président du Paris-Lyon-Méditerranée (PLM), député de 1852 à 1870 et président du Corps législatif en 1867. Au Creusot, les Schneider tiennent la municipalité. En 1869 apparaît la première opposition ouverte à leur toute-puissance : un cercle d’études sociales regroupant des ouvriers, des artisans et des petits commerçants. Ce cercle soutiendra un candidat bourgeois libéral contre Schneider. Ce candidat obtint 800 voix au Creusot. Dans les deux mois suivants, Schneider renvoie 200 ouvriers suspectés d’avoir voté contre lui. Pour les Creusotins, le « régime Schneider » apparaît comme le fidèle reflet du régime impérial à l’échelle d’une ville de 25 000 habitants.

Le monde des ouvriers creusotins

Face aux Schneider, 10 000 ouvriers dont beaucoup sont venus du Morvan et de la Haute-Bourgogne pour trouver du travail – mais combien celui-ci est différent et sans cesse plus dur. Il n’est plus question (vers la fin de l’Empire) d’heures de travail « poreuses », c’est-à-dire coupées de repos, ou bien de séjours à la campagne pour les travaux agricoles. Les conditions de travail sont pénibles : femmes déchargeant le charbon ; journées de 12 heures pour les mineurs et les fondeurs. Un enquêteur favorable aux Schneider est obligé de constater au sujet de ces derniers : « Cet ouvrier est placé à la bouche d’un four d’où s’exhale une chaleur de 1 500°. Cette tâche, il ne la remplit pourtant qu’inondé de sueur et dévoré d’une soif ardente et, ce qui est plus triste à dire, en abrégeant la durée de sa vie [2]. » Quant aux mineurs, c’est pire encore : dans les mines de fer de Mazenay, « les galeries ont de 7 à 8 mètres de large sur 50 à 60 centimètres de haut. Deux mineurs côte à côte dans cet enfer travaillent couchés chacun sur un côté opposé, pour ne point se gêner mutuellement. On imagine facilement qu’une pareille situation pendant 10 heures par jour, souvent 12, est un véritable supplice, surtout lorsqu’il y a, comme c’est souvent le cas, 2 à 3 centimètres d’eau. Ce travail est d’autant plus meurtrier qu’en raison de l’humidité qui règne dans la galerie, les ouvriers ne peuvent se reposer quelques minutes sans ressentir des frissons ; il faut recommencer de frapper plus fort pour s’échauffer... Les déblayeurs sont aussi obligés de se mouvoir dans toutes les positions pour charger leurs petits wagonnets [3].

Ce ne sont pas les salaires qui peuvent permettre aux ouvriers de reconstituer correctement leur force de travail (la consommation de viande est moindre au Creusot qu’à Paris). Bien au contraire, la direction diminue les salaires de plus de 10 % en 1850 et en 1858. C’est d’ailleurs consciemment que les salaires sont calculés au plus juste, comme l’explique un directeur de l’usine : « S’il est utile d’avoir des salaires suffisants, il est fort dangereux d’avoir des salaires exagérés. Or, avec une population immorale, il faut payer finalement non pas seulement la dépense du nécessaire, mais celle du superflu. Le budget du vice vient s’ajouter à celui de la famille, et c’est presque toujours qu’arrivent les mécontentements, les réclamations et les grèves. » Voilà donc la bonne recette patronale : enseigner la morale, payer au plus juste prix pour encourager la productivité et ainsi éviter les grèves. Il n’y a rien d’étonnant à constater que le niveau de vie des ouvriers creusotins a baissé de façon importante sous l’Empire. Ce ne sont plus les maigres avantages sociaux accordés par Schneider qui peuvent permettre ne serait-ce que son maintien ! C’est d’ailleurs sur le problème de la caisse de secours que les ouvriers vont engager la lutte.

La caisse de secours

Pour une entreprise de 10 000 travailleurs, le fonds de la caisse de secours s’élève à

450 000 francs (fin 1869) – dont plus de 400 000 francs constituent une réserve. Les cotisations obligatoires atteignent plus de 250 000 francs. Le budget décidé par les Schneider prévoit 40 000 à 50 000 francs aux écoles, 70 000 aux pharmaciens et aux médecins, 50 000 à 60 000 aux victimes du travail et 25 000... aux églises. Mais toute retraite est refusée aux vieillards et le bénéfice éventuel du secours est limité à six mois. Les doléances des ouvriers, qui réclament la gérance par eux-mêmes, apparaissent en décembre 1869. Quoi de plus juste que de diriger une caisse alimentée par le fruit de son propre travail ! Schneider permet alors de transférer l’administration de la caisse à un organisme élu, mais avant tout il veut un vote des ouvriers pour qu’ils décident de la réforme ou de la conservation de l’ancien système. Les ouvriers se réunissent trois fois : un premier comité de gestion, avec à sa tête un ajusteur, Adolphe Assi, est formé. Mi-janvier a lieu le référendum : 50 % des ouvriers s’abstiennent [4] et la grande majorité des votants se prononce pour la gestion ouvrière. Beaucoup d’abstentionnistes ont d’ailleurs refusé de voter, voulant montrer ainsi que cette gestion était un droit et n’avait pas à être un cadeau de la part de M. Schneider. Le 17 janvier, les divers ateliers élisent des délégués qui nomment Assi président d’un comité provisoire chargé de gérer la caisse. Il entreprend de la transformer en société de secours mutuel, conformément au décret de 1852 (de ce fait la caisse prendrait un tout autre caractère). C’est sans doute pour cette raison que Schneider décide de reprendre la situation en main. Le 19 au matin, Assi est congédié, ainsi que deux autres camarades. Tous ses camarades d’atelier ressortent avec lui et, la nouvelle connue, tous les ateliers cessent le travail.

La grève des métallurgistes

Les ouvriers des ateliers débrayent, se portent sur la forge, arrêtent les machines et marchent sur les mines. Le mouvement se généralise. S’engager dans une grève en plein hiver demande une grande détermination, les grévistes se retrouvant sans ressources pendant la plus dure période de l’année. Les grévistes sont pour la plupart des métallurgistes. Le comité provisoire présente ses revendications à la direction : 1) remise de la gestion de la caisse ; 2) annulation des renvois ; 3) renvoi d’un chef de service particulièrement haï.

Assi et une vingtaine de camarades se rendent auprès d’Henri Schneider (fils) qui subordonne toute discussion à la reprise du travail. Eugène Schneider, revenu en hâte de Paris, déclare « qu’il est libre d’employer qui il veut dans ses ateliers et qu’à la reprise des travaux un premier triage sera fait parmi les ouvriers..., qu’il lui est égal de fermer les portes de l’usine pendant un mois..., qu’il aime mieux voir éteindre tous les hauts fourneaux que céder à la pression ». Il oppose le lock-out à la grève. De plus, il reçoit sans difficulté du ministère de l’Intérieur toutes les troupes qu’il réclame : 3 000 fantassins, lanciers, gendarmes doivent converger vers Le Creusot depuis Lyon et Moulins. Le 21, à 7 heures du matin, musique en tête, deux régiments de ligne entrent dans les rues désertes de la ville du Creusot. Schneider a tous les moyens en main pour imposer la reprise ; il fait afficher un appel : « Demain samedi, le travail reprendra dans tous les ateliers... Les ouvriers, en rentrant immédiatement, prouveront le bon sens de la population. Des forces suffisantes protègeront au besoin la liberté du travail. » Le 22 janvier, plus d’une centaine d’ouvriers retournent au travail au milieu des patrouilles et des piquets militaires. Le comité provisoire songe à élargir les revendications : limitation de la journée de travail à 8 heures dans les mines et à 10 heures dans les ateliers ; augmentation des salaires et fin du travail aux pièces. Ces nouvelles revendications ne relancent pas le mouvement, d’autant que le poids de la grève pèse déjà sur les familles, qui n’ont ni réserves ni économies. L’effritement de la grève n’est pas freiné non plus par les preuves de sympathie des soldats vis-à-vis des ouvriers – quatre cavaliers sont arrêtés pour avoir déclaré que la cause des ouvriers était juste –, ni par le soutien de journaux comme La Marseillaise et l’action des sections de l’Internationale [5]. Avec l’annonce de poursuites judiciaires, un courant irrésistible pour la reprise apparaît.

Dans la nuit du 22, une réunion de grévistes tente de faire repartir le mouvement chez les mineurs. Mais, le 24 janvier, la grève se termine ; pourtant l’ « ordre » d’avant la grève ne se réinstalle pas au Creusot. Surtout qu’avec la presse – les grands journaux de Paris ont envoyé leurs reporters –, elle a eu un retentissement national. Assi, licencié mais libre, continue la lutte contre les Schneider.

La présence de l’Internationale

Le 26 janvier, au Corps législatif, Gambetta, à la demande de la section de l’Internationale de Marseille, interpelle le gouvernement sur l’envoi de troupes au Creusot. Le 27 janvier, les sections parisiennes de l’Internationale publient un retentissant manifeste : « Nous ne saurions trop protester contre la prétention bien singulière de ces gens qui, non contents de détenir toutes les forces économiques, veulent encore disposer, et disposent effectivement, de toutes les forces sociales (armée, police, tribunaux) pour le maintien de leurs iniques privilèges... En présence de ce fait, dans cet État qui livre à la misère ceux-là même qui ont produit l’immense accumulation de capitaux suffisants pour créer le bien-être physique et moral, nous avons cru devoir élever la voix... Nous venons féliciter nos frères du Creusot de leur calme revendication et de la dignité de leur attitude. » Schneider renvoie, suivant ses bons principes, une soixantaine d’ouvriers considérés comme meneurs. Assi se rend à Paris, entre en contact avec la chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris. Les liens entre la capitale et Le Creusot s’en trouvent renforcés. Rentré, Assi diffuse largement La Marseillaise et se réunit avec des ouvriers du Creusot au café Verneau. Une organisation ouvrière semble s’ébaucher ; avec le passage d’Eugène Varlin [6], elle s’oriente vers une transformation en une section de l’Internationale.

La grève des mineurs

L’agitation ne s’est donc pas éteinte parmi les ouvriers quand, le 21 mars, les mineurs se mettent en grève. S’ils avaient suivi le mouvement de janvier, ceux-ci n’avaient pas présenté leurs propres revendications. Une baisse de salaire motive l’arrêt de travail. Tout de suite, une soixantaine de mineurs envahissent l’usine pour la faire débrayer, se heurtant aux employés. Les métallos ne cessent le travail que sous la pression ; les ateliers de construction et la nouvelle forge continuent de tourner. Dès le premier jour apparaît une faiblesse : le manque d’union entre métallurgistes et mineurs. Les 1 500 grévistes tenteront de faire éteindre les fours. La direction réagit rapidement ; le soir même, elle demande l’envoi de troupes. Le 23 mars, Schneider revient de Paris accompagné par trois régiments, tandis que les grévistes marchent sur les puits de Montchanin et font arrêter le travail dans les puits de la Société Schneider. La troupe, lancée à leur poursuite, arrête 14 grévistes. Des placards collés précisent les revendications : « Citoyens, pas de travail dans les mines à moins de 5 francs pour les mineurs, 3,70 francs pour les manœuvres, les chauffes et la caisse ! » Un comité de grève se forme, aussitôt décapité par les arrestations ; ses membres sont remplacés par des mineurs inconnus la veille encore. Cependant, le 28 mars, aux forges et aux ateliers, on reprend le travail ; même dans les mines, cette tendance apparaît. Mais le 31 déferle une nouvelle vague : vers 6 heures du soir, 600 mineurs, hommes et femmes, se rassemblent au puits des Moineaux pour s’opposer à la descente de l’équipe. Le lendemain, c’est la remontée au puits Chaptal qui s’effectue sous les huées des femmes et des enfants et, vers midi, 3 000 manifestants roulent des pierres dans les fosses du puits des Moineaux. Aux premiers jours d’avril, toutes les mines sont en grève. Un nouveau facteur est apparu dans le conflit : la détermination des grévistes. Leur comité envoie à la direction et à la presse une déclaration : « Les soussignés, délégués mineurs formant le comité gréviste, déclarent, au nom de leur corporation, être en grève. Ils demandent une augmentation de salaire et une diminution des heures de travail : la journée de travail des mineurs de 8 heures : 5 francs ; que le chargement ne soit plus fait par eux ; qu’aux endroits où il tombe de l’eau, la journée ne puisse excéder 5 heures : 5 francs ; que le travail de la journée en réparation de puits ne soit que de 4 heures : 5 francs ; la journée des manœuvres, 8 heures : 3,80 francs ; la journée des enfants commençant à travailler, de 8 heures : 2,25 francs ; que tous les ouvriers reçoivent une chauffe de charbon par mois ; que tous les ouvriers incarcérés pour motif de la grève soient mis en liberté tout de suite et qu’aucun d’eux ne puissent être renvoyé de la mine sans le consentement de la commission, pris parmi les ouvriers ; la gérance de la caisse de secours par les ouvriers eux-mêmes. »

Schneider reçoit les délégués et leur fait connaître son refus total. La combativité des grévistes ne tombe pas, au contraire ; apprenant que quelques journaliers travaillent au dépôt de charbon, les femmes de mineurs s’y rendent en masse ; les gendarmes veulent les disperser, brutalisent et arrêtent l’une d’elles. Remplissant aussitôt leurs tabliers de pierres, elles délivrent la prisonnière. Le lendemain elles vont conspuer quelques mineurs qui descendent (surtout des vieillards) ; les gendarmes arrêtent trois d’entre elles ; aussitôt, se regroupant sur la voie, elles stoppent le train qui doit emmener les prisonnières à Autun obtiennent la libération de leurs camarades.

De nouveau, la presse s’est emparée du conflit. Laissons de côté les commentaires haineux du Figaro. La Marseillaise soutient ardemment les grévistes, d’autres également, tels Paris-Journal, Le Progrès de Saône-et-Loire, Le Parlement et Le Rappel, qui lance, le 30 mars, une souscription en faveur des familles des grévistes. Ces souscriptions permettent aux grévistes de tenir ; elles viennent de toute la France ; beaucoup d’ouvriers se sont engagés à verser une partie de leur salaire chaque semaine, comme ceux de Limoges ou les typographes de Paris. Toutes les sections de l’Internationale – françaises, belges, russes – recueillent des fonds pour les grèves du Creusot. Le 3 avril d’ailleurs, arrive le représentant de La Marseillaise et émissaire officieux des sections de l’Internationale de Paris, Benoit Malon [7].

Le 5 avril, les délégués ouvriers décident d’organiser, avec autorisation du préfet, une réunion générale des mineurs. Schneider décide de ne pas s’y opposer. Cette réunion a lieu le 7 au soir, bien sûr sous la surveillance de la police. Le débat s’engage sur l’élargissement du comité et la durée du travail ; mais rien apparemment ne vient modifier les revendications. L’assemblée affirme la volonté de continuer la lutte dans l’union. C’est aussi ce jour que s’ouvre, à Autun, le procès de 25 grévistes devant le tribunal correctionnel. Le procureur, dans son réquisitoire, appelle à défendre la « Société menacée » : « Le Creusot est le centre ouvrier le plus heureux. Les salaires y sont plus élevés qu’à Épinac, Montceau-les-Mines. La défense le nie et m’oppose des statistiques : j’ai mieux qu’elle, j’ai la parole de l’honorable M. Schneider, et je m’y tiens !... Accusés, je vous le dis, vous ne représentez pas sur ces bancs la classe ouvrière que nous aimons, vous avez semé le désordre, vous êtes les instruments de l’émeute, vous avez attaqué la propriété, vous êtes les soldats de la révolution !... Pas de pitié pour ces oppresseurs... » Le verdict est proportionné à la peur de la bourgeoisie : 25 ans de prison pour les 25 accusés, dont une condamnation à 3 ans, quatre à 2 ans, quatre à 18 mois. Benoît Malon raconte : « Les condamnés seuls restent impassibles ; tout le monde se regarde ; bientôt les femmes, les mères de famille, éclatent en sanglots, demandant à grands cris qui nourrira leurs enfants... Le public sort indigné. Les femmes, elles, avec l’énergie du désespoir, refusent de sortir et poussent des cris plus déchirants que jamais... » Ce terrible verdict va peser dans les jours qui suivent ; il va atteindre le but fixé : effrayer et vaincre l’insurrection, comme le proclame le procureur général. Après un nouveau refus de Schneider, l’assemblée ouvrière vote la continuation de la grève, mais la plupart des ouvriers s’abstiennent. La pression patronale s’est encore accentuée entre-temps ; un comité de bienfaisance, contrôlé par la Société appelle les ménagères à venir chercher des bons de pain et de lard, signés du curé. En échange, il leur demande de pousser leurs maris à la reprise. Les élèves des écoles reçoivent comme sujet de rédaction : « La grève : qu’en dit-on à la maison ? » La pénurie de fonds, les dettes et la misère vont mettre fin à la grève. Le 15 avril, le comité se prononce officiellement : « Après 23 jours d’une lutte inégale, nous sommes vaincus. Nous vous invitons donc à retourner dans les puits. N’augmentez pas, par une plus longue absence au travail, la misère qui va résulter des condamnations prononcées et des nombreux renvois qui nous attendent... » Le comité de grève proclame également son adhésion à l’Internationale : « Notre cause a soulevé des sympathies universelles, nous en sommes fiers et, le cas échéant, nous saurons nous aussi pratiquer la fraternité ouvrière. En attendant, nous proclamons hautement notre adhésion à la grande Association internationale des travailleurs, cet espoir de l’avenir d’égalité. » Bien sûr, Schneider renvoie des ouvriers, plusieurs centaines, qui ne trouvent pas de travail dans le bassin de Blanzy ; les autres patrons, solidaires de Schneider, refusent de les employer. Voilà qui augmente encore la misère ouvrière. Des enfants « haves et nus mendient dans les cafés », les familles doivent 400 000 francs-or aux boulangers (l’équivalent de 400 tonnes de pain).

Donc, une seconde fois, la grève a échoué, du moins au niveau des revendications. Car, non seulement, il reste une organisation ouvrière permanente au Creusot, mais surtout l’attitude des ouvriers creusotins a changé. C’est ainsi que Malon écrit à un correspondant : « Je te prie de croire que cette province du Centre est relativement préparée à la République sociale... Quand les mineurs demandent s’il y a du nouveau à Paris, cela veut simplement dire : la République est-elle proclamée ? » Cela se concrétise lors du plébiscite impérial du 8 mai 1870. Au Creusot, il y a 4 000 « non » pour 1 800 « oui ». Un phénomène nouveau est aussi apparu à l’échelle du pays tout entier : la solidarité « démocrate et ouvrière ». Les grèves du Creusot ont donné le signal de la lutte sociale contre cet Empire qui prête ses troupes au patronat pour qu’il maintienne son ordre – l’exploitation –, qui soumet la justice à la volonté de M. Schneider.

Jean-Louis PANNÉ
Le Peuple français, n° 12, octobre-décembre 1973, pp. 22-25.

15.07.2024 à 09:05

Au-delà du mensonge propagandiste

F.G.

■ Miguel CHUECA LA FABRIQUE DU COMPLOT (De l'usage de l'incendie du Reichstag par les propagandes nazie et communiste) L'échappée, 2024, 316 p. Durant la dernière décennie du XXe siècle, toute personne intéressée par la question du fascisme pouvait se référer à un imposant Dictionnaire historique des fascismes et du nazisme de Serge Bernstein et Pierre Milza , deux éminents professeurs à l'Institut d'études politiques de Paris et spécialistes reconnus d'histoire contemporaine. Il (...)

- Recensions et études critiques
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Durant la dernière décennie du XXe siècle, toute personne intéressée par la question du fascisme pouvait se référer à un imposant Dictionnaire historique des fascismes et du nazisme de Serge Bernstein et Pierre Milza [1], deux éminents professeurs à l’Institut d’études politiques de Paris et spécialistes reconnus d’histoire contemporaine. Il comportait une entrée sur l’incendie du Reichstag du 27 février 1933. On pouvait y lire que, durant l’automne 1933, lors du procès des incendiaires présumés devant la Cour suprême de Leipzig, « Dimitrov retourna l’accusation contre les nazis en dénonçant […] une provocation policière destinée à permettre l’étouffement de la gauche. L’événement servait si bien les intérêts d’Hitler et de son régime que cette thèse a été longtemps considérée comme reflétant la réalité des faits. Elle est aujourd’hui remise en cause par certains historiens allemands qui considèrent que l’incendie du Reichstag ne résulte pas d’un quelconque complot mais constitue un acte isolé commis par le déséquilibré Van der Lubbe [2] ». Le propos, on le voit, ne brille ni par la rigueur ni par la précision. Qui sont ces « certains historiens allemands » ? Mystère ! S’agit-il de Fritz Tobias, cité dans les sources aux côtés de Charles Bloch et d’Édouard Calic ? Si c’est le cas, il faut rappeler que le livre de Tobias, Der Reichstagsbrand. Legend und Wirklichkeit, a paru en 1962, et n’a jamais été traduit en français, alors que ce dictionnaire est publié trente ans plus tard. Pourquoi dire que la thèse initiale a été remise en cause « aujourd’hui » ? Ne s’est-il rien passé à ce sujet entre 1962 et 1992 ? Y-a-t-il eu complot ou non ? Autre mystère ! La perplexité s’accroît encore quand, après ces improbables considérations, on lit, à l’entrée « Goering » du même dictionnaire, que l’incendie du Reichstag a été « peut-être provoqué à son initiative [3] ». Acte individuel d’un « déséquilibré » ou provocation de Goering, il faudrait savoir et manifestement ce dictionnaire à l’apparence de sérieux ne peut, ou ne veut, trancher.

10.07.2024 à 15:16

Et maintenant on va où ?

F.G.

« Le Front Populaire ne fait confiance ni à la classe ouvrière, ni à son action directe. Son programme, élaboré à grand peine, vise à rallier la moyenne et petite bourgeoisie, les fonctionnaires, les rentiers, les petits propriétaires et toutes autres “petites gens” pour qui il a une tendresse infinie. Les intérêts des producteurs, la nécessité de transformer les conditions de consommation et de production sont relégués à l'arrière-plan. Ils doivent se satisfaire de la promesse de (...)

- Odradek
Texte intégral (4768 mots)


« Le Front Populaire ne fait confiance ni à la classe ouvrière, ni à son action directe. Son programme, élaboré à grand peine, vise à rallier la moyenne et petite bourgeoisie, les fonctionnaires, les rentiers, les petits propriétaires et toutes autres “petites gens” pour qui il a une tendresse infinie. Les intérêts des producteurs, la nécessité de transformer les conditions de consommation et de production sont relégués à l’arrière-plan. Ils doivent se satisfaire de la promesse de “faire payer” les riches, comme si les impôts n’étaient pas toujours en somme prélevés sur le producteur, d’étatiser quelques industrieset de transformer le statut de la Banque de France. »

Pierre Ruff alias Epsilon,
Le Libertaire, 10 avril 1936.

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Les urnes ont parlé. Le bloc macroniste a été sanctionné et le parti lepéniste reste, pour l’heure, écarté du pouvoir. Si le scénario du pire a été évité le dimanche 7 juillet, il n’y a pas de quoi se réjouir à la lumière des résultats. Tout au plus avons-nous pris un an avec sursis. Ainsi, au second tour des législatives, l’extrême droite et ses alliés ont recueilli plus de 10 millions de voix sur les 27 millions de suffrages exprimés et plus de 49 millions d’inscrits. Ce qui constitue un léger recul par rapport au premier tour où la participation était plus importante : 11 millions de voix sur 32 millions de suffrages exprimés.

Pour rappel, quelques semaines après la qualification historique de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de la présidentielle – avec plus de 5 millions de voix, le 21 avril 2002 –, cette famille politique pouvait compter sur environ 3,5 millions d’électeurs. À titre de comparaison, l’« extrême gauche » – soit, pour l’essentiel, le courant trotskiste, n’en déplaise à la caste politico-médiatique – a recueilli, le 30 juin, 367 158 voix, contre 2,9 millions à la présidentielle de 2002 (surtout grâce à la médiatisation d’Arlette Laguiller et d’Olivier Besancenot) et 704 009 aux législatives de la même année. Dont acte.

C’est un véritable crève-cœur de voir d’anciens bastions ouvriers devenir des fiefs électoraux du RN. La désindustrialisation, le chômage de masse, la précarité, le déclassement, la casse des services publics sont autant de facteurs explicatifs, au même titre que la disparition des lieux de sociabilité populaire, des partis aux syndicats, en passant par les locaux associatifs et les bistrots. Or, en ne soulignant que cet aspect des choses, les analystes ne l’articulent guère avec le racisme pourtant consubstantiel à cette mouvance, à son rejet de l’Autre, de l’étranger, du binational, etc.

Car l’Autre ne vient pas seulement « manger le pain du Français » selon la psychose nationaliste ; il est aussi celui qui vient souiller la pureté fantasmée du corps national, au propre comme au figuré – le rejet du métissage agite par conséquent la peur du viol de la femme française blanche par des hommes étrangers –, de la « race » – on peut remercier les intellectuel de gauche qui ont contribué à remettre ce terme au goût du jour –, du mode de vie, des traditions réinventées « bien de chez nous ». Le délire xénophobe sur la « submersion migratoire » plonge ses racines dans le rejet de la « France algérienne » théorisée par les partisans de « l’Algérie française », ce qui semble pourtant échapper à certains.

En effet, le communiqué du bureau national de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie, daté du 1er juillet, rappelle que le RN « est l’héritier direct du Front national, fondé par d’anciens Waffen SS », oubliant que le FN a aussi été fondé par d’anciens membres de l’OAS. Or, ne pas penser ensemble ces deux caractéristiques, empêche de combattre efficacement l’extrême droite. C’est aussi alimenter la rhétorique du « deux poids, deux mesures » sur laquelle prospèrent les groupes qui minimisent la Shoah, la judéophobie et la détestation des minorités dont ils ne sont pas issus.

Remarquons, sans ironie aucune, que la « parité » et la « diversité », instruments de maintien du système qui s’est offert un ripolinage de surface, mis en œuvre par la droite sarkozyste – permettant à Rachida Dati et Rama Yade de faire carrière –, aboutit à la promotion par le RN de l’eurodéputée Malika Sorel et de la députée de l’Isère Hanane Mansouri. Pour sa part, l’écrivain gallimardisé Boualem Sansal, membre du comité stratégique de Livre noir-Frontières, signataire de la tribune du Figaro contre le NFP, incarne la continuité entre guerre civile en Algérie et guerres culturelles en France.

L’eurocentrisme de bien des « antifascistes de salon » les empêche souvent de voir plus loin que l’Italie de Giorgia Meloni ou la Hongrie de Viktor Orbán. Car les gouvernements et régimes assimilables à l’extrême droite sont non seulement représentés sur tous les continents mais s’organisent à l’échelle internationale comme l’atteste le meeting du 19 mai à Madrid, organisé par Vox, au cours duquel ont pris la parole Marine Le Pen, le député portugais André Ventura, le président argentin Javier Milei, le ministre israélien Amichai Chikli, etc. Par conséquent, la riposte ne peut qu’être internationale.

Nous pourrions sans peine allonger la liste des pays cultivant leurs affinités avec ce que l’on assimile, à tort ou à raison, au « fascisme » – ce qui recouvre, dans le langage courant, les nuances menant de l’autoritarisme au totalitarisme – en incluant la Russie, l’Inde, la Chine, la Corée, la Syrie, l’Égypte, la Tunisie… Sans oublier le régime militaro-policier d’Algérie qui inspire paradoxalement le RN en faisant de ses binationaux des citoyens de seconde zone, ce qui ne décourage guère des influenceurs stipendiés à « vendre » la destination tout en se taisant sur la suppression des libertés démocratiques.

La percée du RN, sa croissance, sa normalisation ne peuvent être comprises sans considérer le relativisme de notre époque où une opinion en vaut une autre, où les faits sont tenus pour quantité négligeable, où la vérité paraît suspecte voire risible. Au début des années 2000, le FN pouvait déjà distribuer des tracts aux abords de la Sorbonne, sans se faire chasser. Ce qui était pourtant inenvisageable quelques années auparavant. Des réflexes s’étaient indéniablement perdus. Si bien que, dix ans plus tard, certains étudiants ne cachaient même plus leur attrait pour l’extrême droite via le travail effectué par Egalité et Réconciliation, alliant judéophobie, masculinisme et populisme.

Nombre d’observateurs ont mis en exergue le rôle joué par les médias dans l’approfondissement de la crise. Il est clair qu’ils occupent une place de choix et qu’il convient de pointer du doigt le groupe Bolloré, à commencer par ses chaînes de télévision. Mais que dire des médias publics qui se sont, à quelques exceptions près, alignés sur la concurrence privée ? Que dire des médias de gauche qui n’ont guère défendu le pluralisme ? On doit certes combattre l’influence délétère des médias détenus par les milliardaires (de droite) sans pour autant se taire sur ceux détenus par les millionnaires (de gauche).

En faisant de LFI son ennemi principal, en assimilant à « l’extrême gauche » une formation pourtant réformiste, la bourgeoisie conservatrice et les idéologues à la solde du pouvoir ont cherché à rendre acceptable l’idée d’un gouvernement RN ou d’une alliance avec lui. Ce qui aurait pu advenir sans la constitution du « Front républicain » : une gauche faible et disciplinée s’est désistée au profit de la droite et des macronistes, permettant notamment l’élection d’Elisabeth Borne ou de Gérald Darmanin. Mais le RN a surtout montré son amateurisme et son impréparation, au grand dam de ses sponsors.

Toujours est-il que le succès – même relatif – de l’extrême droite, repose tant sur la forfaiture d’une gauche prête à la moindre concession que sur l’accommodement d’une droite portée sur la collaboration. À cet égard, la trahison des élites n’a d’égal que la passivité des masses – en dépit du sursaut électoral, comme en témoigne le taux de participation historique, mais qui ne s’est toutefois pas transformé (pour le moment) en débordement sur le terrain social –, puisque, visiblement, les « blédards » n’étaient pas les seuls à penser aux vacances estivales, cette autre religion nationale…

Néanmoins, ce qui est commun à la plupart des forces politiques et qui explique en grande partie la situation dans laquelle nous sommes, c’est bel et bien la croyance que la taille du gâteau à partager ne peut que se réduire. On pourra l’appeler « décroissance » ou « sobriété » à gauche, « déclin » ou « rigueur » à droite, mais l’idée reste fondamentalement la même : les forces productives ont cessé de croître. Or, aucune perspective révolutionnaire n’est envisageable avec l’incorporation indiscutable de ce rétrécissement des possibles, du moins-disant, surtout pour ceux qui n’ont rien ou si peu.

Ce faisant, nous avons vu l’émergence d’individus et collectifs qui interviennent en tant que représentants de groupes spécifiques et de communautés (en devenir) sur des bases religieuses, sexuelles, ethniques (ou « raciales ») – présentées comme marginalisées, discriminées, invisibilisées, etc. – avec pour revendication principale leur intégration dans le système économique, médiatique et politique, contribuant ainsi à le conforter, à le légitimer, au lieu de le bouleverser ou de le détruire : c’est la lutte des places au lieu de la lutte des classes avec pour sous-texte la lutte des races.

Pour les « premiers concernés », mais aussi pour les derniers, il en résulte une plus grande tension dans les rapports interindividuels puisque chacun est sommé d’intégrer, de gré ou de force, une communauté au sein de laquelle, loin du réconfort promis par la fréquentation de ses pairs, une autre violence se déploie, avec l’imposition de normes, la quête d’authenticité – voire de pureté – et la dictature des petits chefs – le plus souvent issus des fractions supérieures dudit groupe, quoique « subalternes » à l’échelle de la société – qui veillent au strict respect de l’ordre communautaire.

En outre, les gardiens du temple cultivent à loisir l’insensibilité à l’égard du sort des autres groupes présentés comme concurrents ou ennemis, s’efforcent à redéfinir continuellement les conditions d’alliance avec les communautés jugées amicales ou inoffensives, tout en cherchant à maintenir des frontières étanches – entre « eux » et « nous » – pour mieux conjurer toute possibilité de subversion, en jouant au besoin sur des angoisses existentielles (qui sont en partie fondées, surtout dans la conjoncture actuelle), la menace de l’exclusion, le recours à la violence physique, la calomnie, etc.

N’en déplaise aux droitiers engagés dans la croisade contre le « wokisme », les excès de quelques-uns ne disqualifient pas pour autant la légitimité de la lutte pour la liberté et l’égalité. Cependant, ainsi que le concèdent – en privé – les gauchistes, il y a assurément un problème quand s’installe dans les têtes l’idée que les mâles sont d’irrécupérables agresseurs, que les blancs sont d’inévitables racistes, que les vieux sont des fardeaux encombrants, que les prolétaires sont d’indécrottables imbéciles. La négativité intersectionnelle n’étant alors rien d’autre que l’impasse stratégique du ressentiment petit-bourgeois.

Un vieux clivage structure, d’une façon plus ou moins explicite, le paysage intellectuel et politique français, droite et gauche confondues ; c’est celui qui oppose les tenants de l’occidentalo-centrisme à ceux de « l’orientalisme à rebours » – peu importe les déclinaisons ou les appellations. Ce clivage s’est manifesté avec l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, puis la séquence ouverte par les attaques terroristes menées par le Hamas, suivies par les représailles cataclysmiques de l’armée israélienne – même si, on en conviendra, l’histoire ne commence ni le 24 février 2022 ni le 7 octobre 2023.

Indéniablement, l’émotion et la solidarité n’ont pas été déployées de la même manière ou avec la même intensité dans les différents segments de la population, en particulier à gauche, empêchant de ce fait l’expression d’un véritable internationalisme qui soutiendrait, avec la même force et la même clarté, tous les peuples opprimés – les Ukrainiens comme les Palestiniens que l’on ne saurait confondre avec leurs représentants –, mais également tous ceux qui, isolés au sein de leur propre société, en butte à la répression étatique, refusent la guerre et le colonialisme, en Russie comme en Israël.

Ce clivage, qui fonctionne suivant la loi des « cécités croisées » (Bourdieu), se retrouve sans grande surprise sur la question du racisme, où s’affrontent plus ou moins ouvertement un pôle focalisé sur l’antisémitisme – qu’il vaudrait mieux renommer « judéophobie » – et un autre sur l’islamophobie – qu’il conviendrait d’appeler « musulmanophobie ». L’un et l’autre n’ont ni le même ancrage, ni le même poids, ni les mêmes relais pour des raisons qui tiennent à l’histoire de France et aux fractures de la société révélées ou exacerbées par les controverses – souvent indignes – les concernant.

Ainsi, ceux qui ont pendant des années distribué des brevets d’islamophobie – y compris à des personnes au-dessus de tout soupçon, entraînant parfois des conséquences terribles pour les diffamés – se sont vus à leur tour accusés d’antisémitisme, le plus souvent sans le moindre fondement. On ne devrait pas plaisanter avec ces sujets devenus autant de marchepieds pour les champions de la mauvaise foi et les redresseurs de tort qui veulent se refaire une virginité auprès de leurs patrons respectifs. Nous sommes passés de l’antiracisme moral à son instrumentalisation immorale.

Dans son discours du 30 juin, Édouard Philippe a promu « la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’islam radical »… Belle façon de rappeler qu’il reste un homme de droite, hermétique au discours de gauche et que, sans même s’avancer sur un débat sémantique au sujet de l’opportunité d’employer l’expression « racisme antimusulman », il décide, en un tournemain, d’effacer le problème ou plutôt de lui en substituer un autre, porteur de lourdes ambiguïtés, puisque personne ne sait ce que signifie au juste l’ « islam radical ». L’essentiel étant de jouer sur les peurs et de conforter son électorat.

Si nous devons encore et toujours critiquer la religion, ce n’est en aucune manière pour cautionner la persécution ou la stigmatisation des minorités – où qu’elles se trouvent –, mais bien plutôt pour contrer la mentalité de soumission, vivifier l’esprit critique dans ce qu’il a de plus authentique, faire reculer les préjugés, les superstitions et les peurs ancestrales… Que peuvent encore attendre les masses des révolutionnaires s’ils ne s’attaquent pas, sans hypocrisie, au plus vieux mensonge de l’humanité ? Nous devons encourager le libre examen, la recherche de la vérité et l’émancipation.

Certes, beaucoup de nos contemporains se sont installés dans une posture confortable : vilipender les horreurs de la droite pour mieux se taire sur les erreurs de la gauche. Or, il s’agit là d’une position en rupture avec celle des révolutionnaires, habitués aux polémiques sur la tactique et la stratégie avec les autres factions – où l’on risquait, il est vrai, de se perdre dans des querelles byzantines. Désormais, en raison du reflux, le débat est perçu comme inutile voire dangereux, comme si l’expression publique des désaccords ne pouvait que fournir des armes à l’adversaire ou « faire son jeu ».

Or, ce qui est dangereux, c’est l’abdication de la critique, de l’élaboration collective d’une pensée offensive qui ne résultera que du libre débat – à ne pas confondre avec les abstractions théoriques chères aux groupes sectaires rétifs à l’intervention. Autrement, c’est se lier pour toujours à la bourgeoisie au nom de la lutte contre l’ennemi mortel qui pourra – on l’oublie souvent – surgir des deux côtés de la barricade. Il suffit de voir la légitimation de réflexes ou pratiques autoritaires, à gauche, passant par la réhabilitation du stalinisme chez les uns et du nationalisme chez les autres.

Parmi les indices du glissement et de la régression, on pourrait – au risque d’être accusé de verser dans une nostalgie de mauvais aloi –, comparer la chanson « No Pasarán », sortie entre les deux tours, avec un titre emblématique du rap engagé, « 11’30 contre les lois racistes », produit en 1997, et qui s’ouvrait sur ces paroles salutaires : « Loi Deferre, loi Joxe, lois Pasqua ou Debré, une seule logique : la chasse à l’immigré. Et n’oublie pas tous les décrets et circulaires. Nous ne pardonnerons jamais la barbarie de leurs lois inhumaines. Un État raciste ne peut que créer des lois racistes. Alors assez de l’antiracisme folklorique et bon enfant dans l’euphorie des jours de fête. Régularisation immédiate de tous les immigrés sans papiers et de leurs familles. Abrogation de toutes les lois racistes régissant le séjour des immigrés en France. Nous revendiquons l’émancipation de tous les exploités de ce pays. Qu’ils soient français ou immigrés. »

Mais un des signes du reflux est sans doute la convocation, à gauche, du Front populaire de 1936 – expurgé de ses réfutations, y compris par les trotskistes théoriquement formés à la critique de cette expérience historique – comme celle du Front républicain de 1956, toutes deux de sinistre mémoire pour les colonisés d’Algérie, ce qui montre le caractère arbitraire de l’usage de l’histoire chez les décoloniaux ou de l’Union de la gauche. Pourtant, le premier Front populaire n’a jamais fait l’unanimité chez les révolutionnaires, avant son accession au pouvoir et encore moins après…

Oubliés les enseignements de Daniel Guérin et de Marceau Pivert qui défendaient un « Front populaire de combat ». Oubliés les avertissements des libertaires (comme ceux regroupés dans l’Union anarchiste) et des marxistes (à l’instar du groupe Que faire ?) qui, tout en prenant au sérieux la menace du fascisme et de la guerre, préconisaient pour leur part la construction du Front unique ouvrier – notamment sur le plan syndical – sans toutefois le confondre avec le mot d’ordre de Front populaire soutenu par l’Internationale communiste et qui impliquait une alliance avec la bourgeoisie.

La bourgeoisie se radicalise, terrorise et devient séparatiste pour mieux défendre ses privilèges de classe. Parce qu’elle ne vit que d’accumulation, de prédation et de destruction. Parce que l’imposture n’est pas qu’un syndrome, c’est une manière de diriger, de gouverner, de subjuguer les masses sans la passivité desquelles les bourgeois ne pourraient se permettre tant d’arrogance. Parce que, pendant qu’on impose les restrictions aux plus pauvres, les profits ont explosé pour les plus riches, les rentiers, les actionnaires, les propriétaires, les patrons qui ne produisent rien mais vivent du labeur d’autrui.

Emmanuel Macron incarne l’agonie du néolibéralisme, phase du capitalisme dont la fin a été décrétée avec la pandémie de Covid-19. Ses mandats ont signifié la brutalisation du débat public, l’humiliation des plus faibles, le confusionnisme à tous les étages ainsi que cette forme d’archaïsme postmoderne dont il reste le parangon. En voulant « balancer sa grenade dégoupillée », Pitivier s’est pris pour Clausewitz et s’est tiré une balle dans le pied. S’il n’est pas mort politiquement, son aura en a pris un coup auprès de ses soutiens qui regardent ailleurs. Mais la bourgeoisie veille, à droite et à gauche…

Le divorce entre la gauche et les « classes populaires » – expression euphémisée qui évince des termes plus précis, à savoir ouvriers, employés, petits fonctionnaires, chômeurs – s’explique notamment par les choix opérés par les directions des organisations du mouvement ouvrier qui se sont adaptées au capitalisme, aux institutions de la Ve République et de l’Union européenne. Mais quiconque observe les représentants de la gauche, est frappé par leur ethos, leur posture, leur accoutrement, leur coiffure, leur gestuelle et leur style qui sont ceux de la bourgeoisie cultivée.

La rupture est encore plus nette en ce qui concerne l’élocution et le vocabulaire. Sur les plateaux de télévision, les dirigeants de gauche emploient des mots à quatre syllabes ou plus qui se terminent en « isme », comme « climato-scepticisme » qui sert de marqueur au camp écologiste. Ce faisant, ils mettent à distance les moins diplômés. C’est évidemment une forme de « violence symbolique », une nouvelle démarcation entre ceux qui savent et ceux qui ne comprennent pas. Quand on a le loisir d’accéder aux médias de masse, il faut pouvoir parler à sa clientèle mais aussi au commun des mortels.

Il y a quelque chose de scandaleux à voir la bourgeoisie progressiste prendre en otage l’électorat populaire pour faire des happenings télévisés à l’Assemblée nationale – avec une indemnité mensuelle brute de 7 200 euros –, sans remettre en cause la professionnalisation de la vie politique, le cumul des mandats… Cette classe se partage les prébendes, cultive l’entre-soi, mais reste « de gauche », sans pour autant s’infliger la peine de vivre avec la plèbe ou la laisser rentrer dans son intimité la plus stricte, bien consciente des enjeux de la reproduction sociale et du maintien de son statut privilégié.

À l’occasion de cette campagne-éclair, aucun appel au boycottage des élections n’a pu se rendre audible. Comment le comprendre ? Tout d’abord par le choc provoqué par la dissolution, ensuite par l’imminence de la menace (inédite sous cette forme), mais aussi par l’érosion de certains principes élémentaires dans le mouvement révolutionnaire – lui-même dans un piteux état. Or, ces principes ont émergé dans un contexte déterminé, celui de l’apparition de la classe ouvrière, de l’élaboration du socialisme moderne, des insurrections et des révolutions, parfois victorieuses, souvent écrasées…

Notons tout de même que quatre organisations anarchistes ont publié, la veille du premier tour, un bref communiqué rappelant qu’elles ne plaçaient « aucun espoir dans le processus électoral en cours ». Nonobstant la faiblesse dramatique du courant libertaire, il faudra assurément donner un contenu à « l’action directe » et à la « démocratie directe » de sorte qu’ils soient davantage que des mots d’ordre pour devenir des outils saisis le plus largement possible par ceux qui n’ont que leurs chaînes à perdre, qu’ils aient ou non voté dans un réflexe de survie, qu’ils soient à ce stade proches ou pas de nos idéaux.

Il y a des moments où le découragement prend le dessus parce que les tâches sont trop lourdes et les obstacles trop nombreux. Mais cela ne nous donne pas le droit de baisser les bras ou de céder au cynisme ambiant. La politique, du moins celle qui consiste à lutter pour la répartition des postes de pouvoir, n’est guère passionnante. Elle a même quelque chose de sordide. En revanche, on ne peut rester indifférent à l’évolution du rapport de forces sur les plans social, culturel et international, dans la mesure où cela se manifeste par des conséquences concrètes pour des millions d’entre nous.

Et maintenant on va où ? Là où nos forces nous permettront d’aller, en toute indépendance, sans nous laisser berner par les manœuvres du pouvoir ou de son « opposition ». Assurément, il faudra stimuler la combativité et nous libérer du carcan dans lequel on veut nous contenir. Plus que jamais, il s’agira de déterminer, dans les actes, si nous devons nous contenter de repousser la menace du fascisme ou s’il nous revient de sortir du cadre qui le fait croître : le capitalisme, l’État, le nationalisme, la religion…

Ce qui signifie poser, dans les faits, la question de la révolution sociale – classe contre classe –, et rendre possible ce qui, hier, paraissait impossible, rendre pensable ce qui, hier, semblait impensable. Faisons tomber les barrières qui nous séparent les uns des autres, cassons les routines confortables qui nous endorment, sortons des microcosmes qui nous empêchent de voir la richesse du monde, tournons le dos aux sirènes du défaitisme, tâchons de rester déterminés, inventifs et optimistes en gardant à l’esprit cet appel venu d’une époque où l’on parlait de bonapartisme et de césarisme :
« Et, si peu nombreux que nous soyons, si nous lançons ce cri de guerre aux bourgeois, ce cri trouvera écho auprès du travailleur et du paysan opprimé. Il ralliera les masses. Mais le temps presse. Et si nous le perdons, César est à nos portes, suivi de son cortège de plumitifs vendus, de financiers véreux et de femmes galantes, cortège qui va grossir ces jours-ci de toute la haute et basse pègre en redingote. – Vous n’avez pas voulu de la Révolution Sociale, vous aurez César ! écrivait Proudhon. Aujourd’hui encore ils acclameront un César pour éviter la Révolution. Eh bien, non, c’est la Révolution Sociale que nous opposerons au Césarisme. Et nous vaincrons, nom de Dieu ! »

Nedjib SIDI MOUSSA
Paris, le 9 juillet 2024

05.07.2024 à 11:03

Ta vie en charnière

F.G.

Né en 1972, tu aimes bien dire que tu as l'âge du Front national et du rapport Meadows . C'est ton eschatologie à toi, le drame de ta petite destinée de Français issu du bas de la classe moyenne : une manière de dire que tu as grandi sous l'ombre métastatique du néofascisme et de la catastrophe environnementale. Et comme tu es homme à ne pas faire les choses à moitié, tu crèches dans les parages perpignanais, situation géographique qui donne à ce cauchemar grandissant une matérialité toute (...)

- Odradek
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Né en 1972, tu aimes bien dire que tu as l’âge du Front national et du rapport Meadows [1]. C’est ton eschatologie à toi, le drame de ta petite destinée de Français issu du bas de la classe moyenne : une manière de dire que tu as grandi sous l’ombre métastatique du néofascisme et de la catastrophe environnementale. Et comme tu es homme à ne pas faire les choses à moitié, tu crèches dans les parages perpignanais, situation géographique qui donne à ce cauchemar grandissant une matérialité toute prégnante. Rappelons que, vice-président du RN, Louis Aliot, Loulou-la-Purge pour les intimes, est maire de Perpignan depuis 2020 et que les quatre députées du département des Pyrénées-Orientales sont toutes étiquetées RN. Rappelons aussi que ce même département subit depuis plus de deux ans une sècheresse historique : un des trois fleuves côtiers n’est plus qu’un sinueux pierrier et la guerre de l’eau a commencé entre agriculteurs aux abois et écolos voulant sauver ce qui peut l’être des écosystèmes fluviaux.

01.07.2024 à 09:52

Retour sur zone

F.G.

■ VINGT ET UN TÉMOIGNAGES DE GENS AYANT LUTTÉ SUR LA ZAD, 367 p. L'hypothèse serait à même de nourrir quelque mise en abîme : si l'histoire est écrite par les vainqueurs, qu'en est-il de ces vaincus nichés au milieu des vainqueurs ? Qu'on se souvienne : le mercredi 17 janvier 2018, le premier porte-flingue de la Macronie, Édouard Philippe, l'œil grave et le poil encore bien là et bien brun, sifflait la fin de partie d'un projet vieux d'un demi-siècle : la construction d'un aéroport (...)

- Recensions et études critiques
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■ VINGT ET UN TÉMOIGNAGES DE GENS AYANT LUTTÉ SUR LA ZAD, 367 p. [1]

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L’hypothèse serait à même de nourrir quelque mise en abîme : si l’histoire est écrite par les vainqueurs, qu’en est-il de ces vaincus nichés au milieu des vainqueurs ? Qu’on se souvienne : le mercredi 17 janvier 2018, le premier porte-flingue de la Macronie, Édouard Philippe, l’œil grave et le poil encore bien là et bien brun, sifflait la fin de partie d’un projet vieux d’un demi-siècle : la construction d’un aéroport sur le site de Notre-Dame-des-Landes au bénéfice du Grand Ouest du pays. « Un tel projet d’aménagement qui structure un territoire pour un siècle ne peut se faire dans un contexte d’opposition exacerbée entre deux parties presque égales de la population », reconnaissait le boss de l’exécutif. Après dix ans de lutte, le bocage était sauvé du bétonnage. Enfin, une lutte qui payait ! L’occasion était suffisamment rare pour être fêtée et soulignée. Vu de loin, une lecture enthousiaste des faits se suffisait à elle-même : les zadistes avaient remporté leur bras de fer avec le pouvoir. Vu de près, les choses étaient un peu plus compliquées. Qu’on se souvienne encore du slogan scandé par les « tritons crêtés » à la face des aménageurs : « Contre l’aéroport et son monde ». Si la première manche semblait acquise, qu’en était-il de l’ambitieuse seconde proposition ? Qu’en était-il de ce « monde » qu’il s’agissait d’affronter, voire de défaire ? Car la zad ne fut pas seulement une zone à défendre, elle fut aussi le lieu d’expérimentations diverses visant, ambitieusement, à extirper du champ capitalistique des pans entiers de nos vies : habitat, nourriture, agriculture, relations sociales, etc.

Une précision s’impose : sur cette terre de lutte, le soussigné n’a jamais foutu les pieds. Non pas que l’envie ou la curiosité n’aient pas été là, mais l’opportunité, pour faire court, ne s’est jamais présentée. On savait, grossièrement, que plusieurs tendances, allant des « citoyennistes » à des franges plus radicales, cohabitaient bon gré mal gré sur place, s’adaptant et réagissant en fonction des niveaux de conflictualité imposés par l’État et sa flicaille. On savait, par expérience, que tout front de lutte à prétention horizontale doit aussi lutter contre ses dissensions internes et ses chefferies informelles. Il n’y avait aucune raison que Notre-Dame-des-Landes, malgré son aura pugnace et audacieuse, malgré sa cote de popularité et cette espèce d’exemplarité qu’elle semblait annoncer pour l’avenir, échappe à la loi du genre. Cela dit, bon nombre de copains et copines ayant fait un séjour sur place en revenaient souvent avec la banane. En février 2016, le journaliste Nicolas de la Casinière, indécrottable optimiste et ferrailleur contre la pieuvre maffieuse Vinci, notait dans un article paru dans CQFD : « Malgré les disparités, les sensibilités et les options stratégiques, malgré les tentatives de division orchestrées par le préfet et reprises par les médias, la cohésion tient solidement entre paysans historiques et zadistes, le collectif de paysans Copain, l’association citoyenne Acipa, la coordination qui intègre syndicats et groupes politiques, le groupe d’élus CéDPa [2], les Naturalistes en lutte, les comités anti-aéroport de toute la France, récemment ravivés après des mois de sommeil [3]. » Preuve d’une telle cohésion : deux ans après, le projet d’aéroport était définitivement enterré.

L’histoire aurait pu en rester là, jusqu’à ce que nous soyons contactés par un mystérieux « A » nous proposant de recenser un bouquin sur la zad, un texte donnant « un point de vue à la fois “joyeux” et critique » et accordant la voix à ceux ayant fait « partie du “camp” des perdants, après la “victoire” de 2018 ». Curieux de l’affaire et de ses guillemets pleins d’équivoque, nous disons bingo. Quand le bouquin débarque à la maison, un mélange de perplexité et d’étonnement nous saisit. Peu de place est laissé à l’objet livre dans une recension. C’est un tort. Une couverture peut être douce à l’œil ou d’une gerbante mocheté, un titre joliment inspiré ou lourdement pompeux, une mise en page épaisse comme un gruau ou clairette comme un bouillon. Bref, un bouquin parle beaucoup avant d’être lu. Celui causant de Notre-Dame-des-Landes l’est d’autant qu’il constitue un cas d’école totalement contre-intuitif : n’affichant ni titre ni auteur, et donc une totale mutité de façade, son contenu est extrêmement bavard. Sans prix ni maison d’édition, c’est un livre totalement hors les clous, impossible à référencer, un pavé végétal autoédité pesant bon son poids de 563 grammes et alignant sur papier mat ses 367 pages de photos pleine page et d’entretiens écrits serrés.

Décrivons le verdoyant panorama : en couverture, des arbres élancés photographiés à mi-hauteur. Étirée jusqu’à la quatrième de couv’, la photo donne à voir, fixée sur de grosses branches charpentières à plusieurs mètres du sol, une cabane protégée de la pluie par une bâche blanche et bleue. Bien avant la lutte contre l’A69, les « écureuils » de la zad. À l’intérieur, d’autres photos nous attendent : des forêts, des routes, des tags (« Citoyennistes fossoyeurs de luttes » ; « Les sentiers en feu, les stratèges au milieu » qui sera partiellement recouvert et détourné en « Les principes en feu, les puristes au milieu »), des pittoresques bicoques fabriquées avec du matériau de récup, des tours complètement baroques, une chouette, une libellule, des silhouettes lointaines de manifestants ou de flics. Liste non exhaustive. Un genre de naturalisme sans chichi ni romantisme qui colle bien avec le ton sobre et factuel du bouquin. Passé un bref exergue de Chamoiseau invitant à la pluralité des récits (« Toi tu dis l’Histoire, moi je dis les histoires »), une introduction de quatre pages donne quand même quelques billes au lecteur désarçonné : « L’ouvrage que vous tenez entre vos mains n’a pas été conçu à des fins stratégiques. Il ne propose pas – et tant mieux ! – un son de cloche unique. Pas de grandioses “on”, “nous”, la “zad” à l’unisson. Mais les contributions de vingt et une personnes, d’âges variés et issues d’horizon divers, qui ont vécu sur cette zone. »

La faune exotique des schlags

Variée la vingtaine de témoignages ? On atteste. Quelque chose les rapproche pourtant : une commune inimitié avec deux blocs présents sur la zad : les « citoyennistes » d’un côté et les « appellistes » de l’autre. Les « citoyennistes », on le devine, sont ceux qui entendront légaliser leur activité agricole sur la zad, acceptant certains deals avec la préfectance – quitte pour cela à faciliter le travail des casqués lors des ultimes expulsions de 2018. Quant aux « appellistes », décrits comme fan-club pédant et autoritaire du Comité invisible, ils sont accusés « d’instrumentaliser la lutte pour faire avancer leur agenda politique ». « Ils écrivaient des textes, des livres – pour embellir leur mythe de la zad –, et se prenaient pour l’avant-garde de la révolte », estime un interlocuteur du livre. Le jugement est sévère et reviendra sous d’autres formes dans la bouche de plusieurs témoins que l’on pourrait affilier à une troisième sphère de militants venus sur la zad non seulement pour en découdre mais aussi pour vivre un quotidien en rupture totale avec les lois du monde marchand. Un genre d’horizon libertaire, vécu au jour le jour et décliné selon les crédos inclusifs et antiautoritaires du moment.

Une autre ligne de partage des forces en présence est aussi géographique : la D281, la fameuse « route des chicanes » avec ses constructions hétéroclites et poétiques dont la fonction est d’entraver la progression de la cavalerie de l’Intérieur, qui coupe en deux les 1 650 hectares de la zad : d’un côté l’ouest et ses occupants pragmatiques, de l’autre l’est avec ses squatters idéalistes dont il sera principalement question dans ce livre.

Arrivée sur la zad en 2011, Cimex Lex est une gamine un peu zonarde. La mode étant au retournement du stigmate, elle n’hésite pas à se définir comme « shlag » – une clocharde, un parasite – et porte plusieurs coups de canifs à la vision policée et unitaire de la zad. Elle moque le « groupe médiation » déployé sur la zone pour régler à l’amiable les conflits et le réduit à « un putain d’assistant social qui vient faire une sorte de relais entre deux classes, mais qui travaille pour la classe dominante » et elle baffe les leaders « intellos » et leur violence symbolique réduisant les « shlags » à un genre de faune exotique. « Ils fantasment sur nos vies, mais les font disparaître dans leurs livres, et même sur la zad, gardant quelques petits bouts comme des trophées, des vestiges de moments de vie dont ils s’emparent sans y avoir foutu les pieds, sans y avoir rien compris. » Prends ça dans les gencives, parangon d’ultragauche !

À la lecture des différents témoignages du livre, on comprend que la zad, « carrefour des luttes », a été investie d’espérances diverses en fonction de qui débarquait là : du refuge pour marge vagabonde à la base arrière pour minorité agissante sauce blanquiste, en passant par l’aubaine du plan de reconversion agricole pour paysans bios. La force du pari zadiste fut de faire tenir, un temps assez long, tout ce populo ensemble. Reste qu’une fois le projet d’aéroport aux oubliettes, celles et ceux qui voulaient continuer la lutte et occuper les terres pour lesquelles ils s’étaient chèrement battus se sont retrouvés le bec dans la boue du bocage – sentiment de trahison et d’avoir été quelque peu pris pour des pigeons. Cohabitant avec le souvenir ému et enthousiaste des grandes choses accomplies (cabanes et jardins collectifs, lutte contre les casqués, sans oublier la fameuse Radio Klaxon qui eut le chic d’émettre sur les ondes de radio Vinci), une certaine rancœur et une colère froide suintent de certains témoignages. Avouons que, par moments, le lecteur peut se retrouver agacé d’être balancé au milieu d’embrouilles dont il devine difficilement les tenants et les aboutissants, sommé qui plus est de devoir prendre pour argent comptant les accusations lancées contre telle ou telle mouvance. Car si le livre fonctionne comme une compilation relativement homogène de (parfois trop) longs témoignages assumant leur subjectivité, il assume l’économie d’une trame narrative dotée d’un minimum de hauteur de vue qui aurait pu permettre au lecteur de s’y retrouver plus aisément dans la foire d’empoigne des forces en présence. Un choix éditorial qui se défend mais qui pèse sur la lecture de certains récits boursoufflés d’affects et d’exercices autocritiques. Le postmodernisme étant passé par là, il faut non seulement se fader par moments les imbitables tortures syntaxiques de l’orthographe inclusive (les responsables de l’édition ayant fait le choix de respecter, en outre, les modes d’expression de chacun des interviewés) mais aussi certains retours d’expérience où l’obsession consiste à débusquer autant chez soi que chez l’autre tout manque de bienveillance et de sournoise pente autoritaire.

Des personnes ordinaires dans une situation folle

Si nous pouvons nous permettre ces quelques remarques sévères, c’est que, paradoxalement, cette mise en récit d’expériences singulières est une trame universelle d’une exceptionnelle richesse pour comprendre comment se fabriquent les luttes aujourd’hui. Si les Gilets jaunes ont fait couler beaucoup d’encre sur la notion de mouvement « pur » ou « impur », la zad fut, avec son agenda et ses paramètres propres, une séquence tout aussi questionnable sur ce terrain-là. Comment une colère et une énergie communes embarquent des brassées de gens d’horizons divers, les agglomère, les met sous tension, les divise pour à nouveau les souder le temps de ressources mises en commun ou de confrontation avec les milices de l’ordre. L. arrive dans le bocage à l’orée de sa vingtaine, début 2010. Elle vibre pour les questions écolos et cherche à « prendre de la drogue dans les bois ». Plus de dix ans après, elle analyse avec finesse les mécanismes de répression. Car l’État, bien informé des divisions du mouvement contestataire, joue patiemment les uns contre les autres et concentre ses dispositifs répressifs contre tel groupe politique en faisant le pari de son isolement. « La conséquence, estime L., est que le groupe le plus isolé éprouve la violence de la répression en même temps qu’il est abandonné par les autres : un processus qui nourrit l’aigreur et le ressentiment d’un côté, la culpabilité et l’autojustification de l’autre. Quand l’État se déplace vers la prochaine cible, il y a moins de soutien pour les groupes restants à cause de leur dissociation passée. »

Plus loin, elle poursuit : « Quand des personnes parlent de la zad, on entend souvent une sorte de propagande qui implique que tout y était exceptionnel : en fait, nous étions juste des personnes ordinaires dans une situation folle, faisant ce que nous pouvions. (…) Les mythes répandus à propos de l’unité et de l’exception de la zad, ou des combattant.e.s sans peur qui l’ont défendue, créent une perception irréaliste pour d’autres qui voudraient reproduire nos “victoires”. » Dit autrement : l’hagiographie est un révisionnisme qui sape notre capacité à accepter l’idée que tout front de lutte incapable d’assumer et de dépasser ses contradictions internes file droit dans le mur. Une telle dialectique n’est pas simplement théorique, elle est aussi tactique comme l’a très bien compris L. : « C’est aussi en partie pourquoi la zad a réussi à exister pendant si longtemps : avec autant d’éléments si différents agissant tous différemment mais solidairement [nous soulignons] ; c’était compliqué pour l’État d’intervenir. La légitimité sociale des paysan.ne.s qui pouvaient organiser des blocages avec des tracteurs, le savoir pratique de l’expérience du squat et de l’action directe qu’ont amené les anarchistes, combiné avec les délais des procédures légales initiées par les groupes de citoyen.ne.s et l’imprévisibilité des punks de la rue – tout cela combiné pour produire une offensive sans cesse changeante, difficile pour les autorités à vaincre facilement, et à pacifier ou à récupérer. En évoluant vers la fausse unité de la composition, le mouvement est devenu plus unidimensionnel et de ce fait plus facile à attaquer. »

À méditer sans modération.

Sébastien NAVARRO

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