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Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

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21.10.2024 à 09:53

Digression sur la fausse parole

F.G.

On sait que les mots du pouvoir ont pour principale fonction de détourner le langage en lui faisant dire ce que le pouvoir entend signifier ou faire dire à ses vassaux ventriloques. On sait que, passés à la trieuse sémantique, les mots mutent en leur contraire pour n'être plus que des armes de destruction massive au service de la volonté infiniment quintessentielle du pouvoir de mentir : l'esclavage, c'est la liberté ; la guerre, c'est la paix ; le faux, c'est le vrai. On le sait depuis (…)

- Digressions...
Texte intégral (2114 mots)
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On sait que les mots du pouvoir ont pour principale fonction de détourner le langage en lui faisant dire ce que le pouvoir entend signifier ou faire dire à ses vassaux ventriloques. On sait que, passés à la trieuse sémantique, les mots mutent en leur contraire pour n’être plus que des armes de destruction massive au service de la volonté infiniment quintessentielle du pouvoir de mentir : l’esclavage, c’est la liberté ; la guerre, c’est la paix ; le faux, c’est le vrai. On le sait depuis belle lurette. Il arrive même qu’on en rigole – jaune –tant le piège est grossier pour les êtres doués de raison que nous sommes quand, par exemple, une élection perdue devient, sous l’effet d’une inversion interprétative majeure, l’occasion de transformer la défaite en victoire en remplaçant Attal par Barnier, Darmanin par Retailleau et Dati par Dati. On le sait parce ce qu’on a lu George Orwell (1984) et Armand Robin (La Fausse Parole), qui en connaissaient un rayon sur le phénomène du retournement linguistique et les saloperies que toujours il dissimule derrière son mensonge [1]. On le sait, donc, mais ça n’empêche pas d’être toujours surpris de constater à quel point le trafic des mots et la destruction de leur sens sont le trait dominant de cette sale époque guerrière.

Sur ce plan, deux exemples récents, et toujours opérants, pourraient faire cas d’école. D’un côté, l’ « opération spéciale » de Poutine en Ukraine, néologisme visant à occulter sa nature clairement guerrière et ses objectifs d’agression, de conquête et de vassalisation de l’Ukraine ; de l’autre, le « ciblage anti-terroriste » de l’armée israélienne ayant conduit en un an, au prétexte d’ « éradiquer » le Hamas de Gaza, au meurtre d’au moins 40 000 civils, dont 10 000 enfants [2], pris au piège d’une prison à ciel ouvert noyée sous les bombes surpuissantes de « l’armée la plus morale du monde ». Dans un cas comme dans l’autre, la même inversion langagière procède de la même intention : mettre le Bien de son côté dans la lutte contre le Mal. Qu’importe à Poutine et à sa clique que leur « opération spéciale » ait provoqué 500 000 morts en bientôt trois ans. Qu’importe au trio Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich, instigateur de ce nettoyage ethnique par le vide, que Gaza ait été entièrement rasée de la carte du monde et qu’une bonne centaine d’otages israéliens du 7 octobre 2023 aient été abandonnés à leur triste sort. À partir du moment où l’Oncle Sam décide, contre l’évidence, la raison et la morale, que rien ne saurait justifier de sanctions effectives contre Israël – exigence d’un cessez-le-feu et blocage des livraisons d’armes –, la logique de conquête des messianiques du Grand-Israël peut donner libre cours à ses folies d’accaparement de nouvelles terres. En Cisjordanie déjà occupée, la recolonisation forcée avance à grands pas (en dépit des lois israéliennes). Au Sud-Liban (et un peu plus), au prétexte d’ « éradiquer le Hezbollah », un même processus est en cours. En Syrie, des frappes ont eu lieu. Quant à l’Iran, il est dans l’œil du cyclone guerrier. Partout, dans chaque cas, cette logique de guerre se voit légitimée par un imprescriptible « droit d’éradiquer le terrorisme » partout où il menacerait la « seule démocratie » de la région. Car, infiniment répétée, l’« opération spéciale » israélienne – comme celle de Poutine et de sa bande en Ukraine – se veut « existentielle ». Nous ou eux ! Et qui dit le contraire est, pour Poutine et ses complices, un « pronazi » et, pour Netanyahou et ses fournisseurs d’armes de destruction massive, un « antisémite ». Fermez le ban ! La mâchoire du mensonge est puissante et ses effets ravageurs.

Ainsi, l’Ukraine, qui n’en demandait pas tant et qui aimerait bien que la paix revienne, s’est vu investi par l’Occident marchand d’armes d’une mission surhumaine : résister au Mal (Poutine) au nom du Bien (Zelenski). Et elle résiste héroïquement même s’il lui arrive d’avoir des doutes sur l’issue du combat et sur le jeu des démocraties qui la soutiennent. Au final, si elle gagne sonnera pour elle l’heure de gloire : on l’admettra dans la Communauté européenne à une place de choix, elle aura son rond de serviette à l’OTAN et une armée d’investisseurs-reconstructeurs plus que jamais convaincus que le néo-libéralisme est le seul avenir du monde lui tracera, moyennant royalties, la route d’un nouveau bonheur radieux. Si elle perd, en revanche, on l’oubliera à son malheur pour passer à autre chose. Il lui faudra, bien sûr, payer ses dettes après avoir payé le prix du Bien en vies humaines, en monceaux de vies humaines, sans avoir vaincu le Mal. Ce sera comme ça. Les défaites se payent à tempérament. Et pendant longtemps.

Concernant la guerre que mène, depuis un an et sans faillir, l’armée du trio Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich aux « animaux humains » et aux « Amaleks [3] » qui l’entourent et le menaceraient, l’Occident sous bannière étatsunienne et fanion européen, toujours fidèle aux mêmes principes de la lutte du Bien (celui qu’il incarnerait par vocation) contre le Mal (tous les autres), a – à quelques exceptions près [4] – choisi son camp dès le 8 octobre 2023, et inconditionnellement : celui d’Israël contre ses « ennemis de l’intérieur », et au-delà. Et de l’armer, son camp, puis le réarmer, en attendant de lui passer la note. Au vu du temps que ça met et du nombre exorbitant de missiles que le trio balance désormais un peu partout dans la région, ça va faire une blinde.

L’étrange sentiment d’accablement où me plonge l’un et l’autre de ces deux conflits meurtriers majeurs tient à l’empathie humaine qui me lie naturellement à toute victime – ukrainienne, israélienne (le 7 octobre 2023) ou palestinienne (depuis) – persécutée par son bourreau – russe, exécuteur du Hamas ou israélien. Mais, au-delà, et dans les deux cas, ce qui le conforte, ce sentiment, c’est de constater qu’un effondrement moral de très grande ampleur est en train de se produire sous nos yeux et que ses conséquences peuvent être irréparables.

Dans les deux cas qui nous occupent – et, par avance, je m’en excuse auprès d’un fidèle lecteur de mes « digressions » qui me reproche, à propos de ma dernière [5], d’être par trop « obnubilé » par Macron –, il convient pourtant d’en revenir à lui pour tenter de saisir en quoi le néo-libéralisme – dont il est un représentant caricatural, voire dégénéré – a fondé une durable médiocratisation dans la perception politico-stratégique des conflits internationaux.

Ainsi on se souvient des palinodies de ce petit personnage s’instaurant tour à tour, aux premiers temps de l’agression russe contre l’Ukraine et sans que quiconque ne le sollicitât, correspondant téléphonique permanent de Poutine le soir et de Zelenski le matin (ou le contraire). Filmées pour être « tweetées », les images indiquent que tout y fut étudié, « managé », jusqu’à la tenue (couleur kaki) et la barbe (naissante) du capo. Absurde pantomime élyséenne du jeu de la guerre masquant le vide abyssal de ce très médiocre personnage : sans avoir rien à dire sur rien mais pérorant sur tout, le roitelet ne fit illusion qu’auprès de sa bande de lèche-bottes de la caste politico-médiatique. Et encore il leur fallut s’y forcer. Ce qui ne changea rien à la douloureuse évidence que, même amoindri dans ses capacités cognitives, le vieux Joe perça sans trop d’effort la vérité profonde de Macron : « He’s a know nothing boy. » Traduit, ça donne : « il n’y connaît rien ». Et c’était, en effet, clair. Poutine-le-tueur le saisit très vite quand le moins madré Zelenski, intronisé héros de La-Grande-Cause-Démocratique-du-Bien, se plut à s’imaginer que la France comptait pour autre chose que pour du beurre dans la géopolitique mondiale. Pour le reste, une fois passée l’heure de se déguiser en négociateur élyséen, il ne prit jamais la moindre initiative susceptible d’offrir une solution négociée pour que cessât un conflit majeur qui s’annonçait meurtrier.

Sa gestion de la guerre sans nom menée par le trio Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich contre Gaza, sa population civile et au-delà, fut, de même, lamentable de bout en bout. De l’idée résolument stupide – émise en octobre 2023 – de reconstitution, sur le modèle de celle de 2014 contre l’État islamique (EI), d’une coalition internationale anti-Hamas à celle, avancée un an plus tard, d’une possible suspension des livraisons d’armes de guerre à Israël, le Clausewitz aux petits pieds se les prend régulièrement dans les tapis. Au point d’incarner partout, aux yeux des belligérants de tout camp, le point extrême de la médiocrité géopolitique achevée.

Reste la salissure à jet continu. Quand l’appel au cessez-le-feu devient une manifestation d’antisémitisme au prétexte qu’il désarmerait Israël, quand brandir un drapeau palestinien conduit à la garde à vue au prétexte que ce geste équivaudrait à soutenir les assassins du Hamas, quand Mélenchon et Villepin se voient systématiquement diffamés dans les médias dominants au prétexte qu’ils détesteraient les Juifs, quand l’inconditionnalité du soutien au trio meurtrier Netanyahu-Ben Gvir-Smotrich devient obligatoire pour ne pas avoir à subir le déshonneur, tout est dit de ce que la Macronie et ses perroquets médiatiques expriment à longueur d’interventions et d’éditoriaux : la bêtise géopolitique la plus crasse, la criminalisation de tout opposant et l’incommensurable haine qu’elle sème en retour.

L’effondrement est bien là, dans cette incapacité profonde à saisir qu’aucune paix réelle ne sera possible entre Israël et la Palestine, comme entre l’Ukraine et la Russie, qui ne repose sur la justice, la simple justice humaine, celle qui exige que chaque peuple soit reconnu dans ses droits et ses institutions propres. Le reste, c’est du bricolage pensé par des politiques ignorants et/ou d’insatiables marchands d’armes qui vivent de la guerre en légitimant, par avance, leur actif acquiescement au nom de la fausse parole « BHLisée » qui appelle « Morale du Bien » ce qui relève de l’immoralité du mal.

Freddy GOMEZ

14.10.2024 à 09:41

Le démoniaque et le visionnaire

F.G.

■ Simone DEBOUT PAYER LE MAL À TEMPÉRAMENT Sur Sade et Fourier Présentation d'Emmanuel Loi Forcalquier, Quiero, 2021, 100 p. au format 16x22. Commençons par ce qui saute à l'œil : magnifiquement maquetté, composé, imprimé, ce livre est une fois encore la preuve que Samuel Autexier, maître-d'œuvre des éditions Quiero , est bien l'exemple même de l'artisan soucieux de donner belle forme à de forts textes. Dans l'océan de médiocrité éditoriale dans lequel nous baignons, c'est déjà une bonne (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3007 mots)

■ Simone DEBOUT
PAYER LE MAL À TEMPÉRAMENT Sur Sade et Fourier
Présentation d’Emmanuel Loi Forcalquier, Quiero, 2021, 100 p. au format 16x22.

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Commençons par ce qui saute à l’œil : magnifiquement maquetté, composé, imprimé, ce livre est une fois encore la preuve que Samuel Autexier, maître-d’œuvre des éditions Quiero [1], est bien l’exemple même de l’artisan soucieux de donner belle forme à de forts textes. Dans l’océan de médiocrité éditoriale dans lequel nous baignons, c’est déjà une bonne nouvelle. L’autre, c’est que l’éditeur s’est opportunément saisi de la proposition de l’écrivain et artiste Emmanuel Loi de reprendre en livre un texte de grand style de Simone Debout – décédée à 101 ans, en 2020 – publié en deux livraisons dans la revue Topique [2], en 1981.

Dans « Une sacrée brèche dans la tectonique du joug », en présentation de la prose de Simone Debout, Emmanuel Loi note que « l’utopie […] se paie au prix fort ». Dans le cas de Sade – qui n’avait rien d’un utopiste, en réalité, et encore moins d’un égalitaire –, la peine se solda en nombreuses années d’incarcération – une trentaine, rien que ça – pour outrages aux mœurs le plus souvent. Fourier, lui, visionnaire et penseur social d’endurance prônant jusqu’au délire le bonheur pour tous, se vit dédaigné, méprisé, puis oublié. L’un et l’autre payèrent bien à tempérament – le prix du vice ténébreux, d’une part, et de l’utopie visionnaire, de l’autre.

Donation Alphonse François de Sade, marquis 1740-1814, « n’envisage pas du tout la question de l’émancipation […], nous dit Emmanuel Loi. Il condamne la vertu en tant qu’hypocrisie, il n’accorde pas de crédit aux bons sentiments. » Charles Fourier (1772-1837), qui a lu le Divin Marquis, se situe sur une autre rive, celle d’un imaginaire fondé sur mille combinaisons abracadabrantesques, où les émotions, les énergies et les affects – dont l’amour – prennent une place centrale, le but étant d’ « être moins malheureux chaque jour, à tout âge » dans un monde émancipé de la domination.

Au plan de la subversion et du fait de leur « fidélité indéfectible aux affects » (S. Debout), Sade et Fourier ont souvent été revendiqués, par les surréalistes notamment, comme appartenant au même cercle de l’écart absolu. La grande force de Payer le mal à tempérament, c’est précisément de pointer leurs différences d’approche, tout en constatant que l’une et l’autre étaient « irrecevables » par l’ordre dominant de leur temps, et au-delà. « Contre Sade, écrit-elle, il suffit de laisser jouer l’autoconservation morale et tous les mensonges qu’elle véhicule. Quant aux menaces douces de l’utopie, on les voue à la dérision acerbe ou indulgente selon les hommes et les temps » (p. 27). D’une qualité d’énonciation et d’analyse incomparable, l’analyse que S. Debout fait de Sade est, sur bien des aspects, notons-le, antinomique de celle, par trop passionnelle peut-être, qu’Annie Le Brun, récemment disparue, en tira dans les nombreux ouvrages qu’elle lui a consacrés [3]. Quand on croit savoir que l’une et l’autre se fréquentaient et s’appréciaient, on peut s’étonner qu’aucun livre d’entretiens n’existe où elles aient confronté leurs points de vue, notamment sur Sade. L’entreprise était peut-être irréalisable.

En fait, écrit S. Debout, « Sade recrée le monde ancien démantelé, mais au lieu de nouvelles règles d’échange, de la liberté réciproque qui donnait une assise humaine aux interdits et à l’ordre social, il s’étaie de tout ce qui a été refoulé et travesti » (p. 33). Pour elle, ce qui le sépare de Fourier, et nettement, c’est son rapport aux opprimés et à une nécessaire et radicale « rénovation sociale ». Et il est vrai que Sade, pour sa perte, a sans doute accompli mieux que d’autres la tâche que les penseurs des Lumières ont esquivée – le déicide –, mais sans en finir avec l’idée de Dieu. C’est en cela qu’in fine, comme le pointe sagacement S. Debout, « Sade s’inscrit dans le sillage des moralistes et du christianisme [même si], héritier infidèle révolté, il se dresse contre leurs commandements » (p. 36). Au fond, en dénudant la « relation maître-esclave » à son avantage et sur la base de ses affects compliqués, il s’en est tenu là. Pour une raison évidente : « La société politique, selon Sade – souligne S. Debout –, n’est pas et ne peut pas être le produit librement créé par des individus indépendants et égaux ; elle est l’œuvre des puissants, d’autant plus redoutables qu’ils ne se réfèrent qu’à eux-mêmes » (p. 37). À partir de là, la seule réalité que Sade reconnaisse, c’est la souveraineté de l’individu agissant selon ses seuls penchants (libidinaux). C’est là, comme le constate S. Debout, une manière de penser « résolument à l’envers », comme l’atteste son appel « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » [4], où « révolutionnaire d’occasion, note-t-elle, il s’enthousiasme pour le vide soudain créé » par la crise de régime. S’imaginant que « tout est possible », il tient sa ligne : profitez-en ! « Non pas pour balayer les vieux mondes, mais pour aller aux extrêmes délicieux, pour imaginer et réaliser l’enfer-paradis » [5]. Pour être vraiment « républicains », les Français devaient, selon Sade, refuser tout contrat social – « Quel scandale, écrit-il, de plier des individus différents à une loi générale ! » Tout contrat procède, pour lui, d’un mouvement contradictoire conjointement fondé sur la confiance et la méfiance. Il n’est pas rousseauiste, il ne croit ni en la « bonne nature », ni en la « Raison universelle », ni aux lois de l’histoire. Ce qui ne l’empêche pas, comme le souligne subtilement S. Debout, d’être cohérent « quand il oppose à ce produit contraignant [le contrat social] la force individuelle, toujours bizarre et en quelque mesure perverse mais vivante, source infinie de jouissance » (p. 43). C’est précisément cette idée que Fourier, dans un autre registre, fera sienne. Contre une « bonne nature mythique » et une « Raison naturalisée », imaginer un ordre « à partir de l’intersubjectivité concrète, mobile, créatrice, imprévue ».

Au contraire de Sade – et même contre Sade–, Fourier ouvre, en effet, un chemin d’émancipation réelle. « Les philosophes, écrit-il, disent que les passions sont trop vives, trop bouillantes ; à la vérité, elles sont faibles et languissantes. Ne voit-on pas en tous lieux la masse des hommes endurer sans résistance la persécution de quelques maîtres et le despotisme des préjugés. [6] » Pour Fourier, proche de La Boétie sur ce point, l’auto-soumission aux maîtres et à leur despotisme est directement reliée à la faiblesse de leurs passions. C’est pourquoi, comme Sade mais dans une perspective tout autre, le retour aux instincts primitifs est, à ses yeux, indispensable pour fortifier les affects affaiblis dans une combinatoire où l’amour tient une place centrale. Quand Sade s’enfonce dans la violence en retournant le désir sur lui-même, Fourier lui oppose l’ « attraction passionnelle », le détour par l’autre, la charpente d’Harmonie, « l’énigme des rencontres dont surgit une réalité latente ». Pour S. Debout, il n’y a pas de doute : « [Fourier] recompose ce que Sade décompose. Il va dans le sens de l’amour, dit-elle, et de la vie, avec autant de liberté que le pervers dans celui de la haine et de la mort » (p. 83). Et ce faisant, il retourne la démonstration pour fortifier son propre message et sa révolte, mais en se gardant bien d’ignorer les pôles d’attraction, les passions sensitives, les fantaisies, les manies, les ambiguïtés, les transitions. L’inexploré, en somme. Quand Sade, sophiste, raisonne infiniment, Fourier n’avance qu’en déraisonnant, par à-coups, en se heurtant à la lumière de la lampe. Comme papillon de nuit. Cet élan fracassé est le propre des utopistes. Comme l’appel à prendre des directions inconnues en quête de l’inexploré, à penser des « harmonies particulières » faites d’avancées et de reculs, à scruter des sens cachés sans certitude de les trouver, dans cette inquiétude particulière qui fait la vie des êtres qui refusent de céder aux arguments d’autorité des convaincus du dogme et aux « chimères d’impossibilités » dont parlait Fourier.

Un « rêveur sublime », disait Stendhal en parlant de Fourier [7]. En lisant les lignes brillantissimes que S. Debout consacre, par exemple, aux 120 Journées de Sodome, on comprend aisément que Sade se situe dans un tout autre registre Au-delà du dégoût que l’œuvre peut susciter, « l’on [n’a] jamais vu et dit clairement que l’œuvre de Sade recèle une philosophie politique, que les horreurs rêvées pourraient éclairer les horreurs réelles et que cette littérature […] permet de comprendre peut-être ce qui, dans la réalité historique, relève du vide, de la solitude, d’une angoisse et d’une révolte analogues » (p. 60). Si Sade savait qu’il paierait le mal à tempérament, c’est qu’il se situait dans un au-delà de la littérature, mais sans ignorer la force de ses possibles effets à rebours et son effet démoniaque à durée prolongée.

« À tout construire sur la passion, nous dit S. Debout, Sade acquiert une autre connaissance du mal et il l’aggrave… Il ne change pas la vie, ni la loi, il l’aggrave » (p. 92). À sa différence, Fourier, vrai rêveur sublime pour le coup, demeure fidèle aux « extrêmes singuliers du désir » et à ses « innombrables combinaisons », comme en atteste son Nouveau Monde amoureux, mais dans une perspective claire d’émancipation humaine fondée sur l’idée finalement basique et toujours moderne qu’ « il n’y a pas de réalisation individuelle sans détour par l’autre, pas de vérité subjective qui ne comporte une certaine adhésion et un certain retrait » [8].

Un très fort texte, donc, dans une édition de haute facture.

Freddy GOMEZ

En hommage à Simone Debout

Simone Debout (1919-2020), née Devouassoux, fut une femme singulièrement et radicalement libre. Membre des Jeunesses communistes alors qu’elle était étudiante en philosophie à la Sorbonne et suivait les cours de Maurice Merleau-Ponty, elle les quitta en août 1939 à l’annonce du pacte germano-soviétique, qu’elle condamna comme relevant d’une immoralité majeure. Rompu le pacte, elle réintégra le Parti communiste, fin 1941-début 1942, pour entrer dans la résistance active où elle rencontra son futur mari, Ludwig Oleszkiewicz. « Debout » était son nom de résistante. Elle le garda sa vie durant. Ecœurée par la dérive patriotarde du « parti des fusillés », elle l’abandonna définitivement et sans regrets en 1945. « Affaire conclue ! », dira-t-elle.

C’est par Fernand Rude, historien des Canuts lyonnais, que l’œuvre de Charles Fourier (1772-1837) entra pleinement dans l’existence de Simone Debout. Sur ses conseils, elle lut avidement la Théorie des quatre mouvements et en fut éblouie : « Un enchantement, écrivit-elle, le retour au pays d’enfance, au pays des fées, un retour du sensible affectif qui rendait présent et à venir ce qui n’était qu’absence, les grandes espérances révolutionnaires, despotiquement piégées derrière un mur, un rideau de fer » [9]. Le reste tient du fil d’Ariane, un long fil qu’elle tirera son existence durant en devenant l’éditrice des œuvres complètes de Fourier et, à coup sûr, sa plus grande experte.

Sans être à proprement parler surréaliste, Simone Debout ressentit pour André Breton une belle, sincère et invariable amitié. Publiée en 1947, son « Ode à Charles Fourier » – son plus beau poème pour Simone Debout – agit sur elle comme un talisman d’harmonie. La rencontre s’imposait. Elle eut lieu en 1958, au bon moment, et se prolongea jusqu’au décès du Grand Mage en 1966.

Le 22 avril 2003, Simone Debout accorda à Laurence Bouchet un magnifique entretien sur Fourier, complété en septembre de la même année, pour publication dans les Cahiers Charles Fourier et sur le site de l’Association d’études fouriéristes. En hommage à Simone Debout, décédée le 10 décembre 2020, cette conversation fut reprise en 2021 par l’ami Marc Tomsin (1950-2021), sur le site « La voie du jaguar », dans sa version écrite. On y trouve également une version filmée de cette conversation, consultable en ligne.

F. G.


Bibliographie

Œuvres de Charles Fourier

Sous la direction et l’expertise de Simone Debout, l’édition des Œuvres complètes de Charles Fourier fut entreprise, entre 1966 et 1968, par Anthropos – en impression reproduisant à l’identique l’édition de 1841. Reprise en 2000 par les Presses du réel, la tâche fut achevée en 2013, complétée de la constitution d’un « index conceptuel général » permettant une analyse textuelle de l’ensemble du corpus – sept volumes – au travers d’une interface informatique spécifique.


 Hiérarchie du cocuage, Presses du réel, 2000.
 Le Nouveau Monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée par séries passionnées, Presses du réel, 2001.
 Théorie de l’unité universelle, tome I, Presses du réel, 2001.
 Théorie de l’unité universelle, tome II, Presses du réel, 2001.
 Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Presses du réel, 2009.
 Le Nouveau Monde amoureux, Presses du réel, 2013.
 La Fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère, et l’antidote, l’Industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toute qualité, Presses du réel, 2013.

Autres textes :


 « Griffe au nez » ou « donner have ou art » : écriture inconnue de Charles Fourier, Anthropos, 1974 ; réédition sous le titre Griffe au nez, Payot, 1999.
 Le Charme composé (Charles Fourier), suivi de L’Invisible actif (Simone Debout), Fata Morgana, 1976.
 L’Utopie de Charles Fourier, Payot, 1979 ; réédition : Presses du réel, 1998.
 Citerlorgue (Charles Fourier), suivi de En quête de réalité (Simone Debout), Fata Morgana, 1994.
 Correspondance avec André Breton 1958-1966, Claire Paulhan, 2019.
 Payer le mal à tempérament (sur Sade et Fourier), présentation d’Emmanuel Loi, Quiero, 2021.



[Illustrations : Toyen.]

07.10.2024 à 08:57

Le trotskisme a-t-il encore un passé ?

F.G.

« Il y a des éléments courageux qui n'aiment pas aller dans le sens du courant : c'est leur caractère. Il y a des gens intelligents qui ont mauvais caractère, n'ont jamais été disciplinés et ont toujours cherché une tendance plus radicale ou plus indépendante : ils ont trouvé la nôtre. Mais les uns et les autres sont toujours plus ou moins des outsiders, à l'écart du courant général du mouvement ouvrier. Leur grande valeur a évidemment son côté négatif, car celui qui nage contre le courant (…)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (3915 mots)

« Il y a des éléments courageux qui n’aiment pas aller dans le sens du courant : c’est leur caractère. Il y a des gens intelligents qui ont mauvais caractère, n’ont jamais été disciplinés et ont toujours cherché une tendance plus radicale ou plus indépendante : ils ont trouvé la nôtre. Mais les uns et les autres sont toujours plus ou moins des outsiders, à l’écart du courant général du mouvement ouvrier. Leur grande valeur a évidemment son côté négatif, car celui qui nage contre le courant ne peut pas être lié aux masses. » (Léon Trotski, avril 1939.)

■ Laurent MAUDUIT et Denis SIEFFERT
TROTSKISME, HISTOIRES SECRÈTES DE LAMBERT À MÉLENCHON
Les Petits Matins, 2024, 464 p.

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Ce livre de Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, et Denis Sieffert, ancien directeur de Politis, met en lumière un courant politique, peu connu du grand public, au sein duquel les auteurs ont évolué jusqu’au début des années 1980 et que l’on désigne sous le nom de « lambertisme », dérivé de Pierre Boussel dit Lambert (1920-2008) son principal dirigeant. Mêlant témoignages et enquête, cet ouvrage, paru quelques mois avant la séquence électorale de cette année, s’inscrit dans les débats de la gauche française à l’heure de la prééminence – certes relative – de La France insoumise (LFI) et de son chef charismatique, Jean-Luc Mélenchon, lui-même militant lambertiste entre 1972 et 1976 à Besançon, passé ensuite au Parti socialiste (PS) de François Mitterrand qu’il quitte en 2008 pour fonder le Parti de gauche suivant le modèle de Die Linke en Allemagne.

Comme l’indique la quatrième de couverture, cet ouvrage écrit à quatre mains propose de donner « des clés pour comprendre la crise que traverse la gauche aujourd’hui », et plus spécifiquement celle qui déstabilise LFI, menant sans surprise à la personnalité de Jean-Luc Mélenchon qui aurait « préempté le legs lambertiste » et « reproduit culturellement les traits les plus caractéristiques de ce courant du trotskisme : un rapport problématique avec la démocratie, une hostilité envers les médias, un imaginaire géopolitique de la guerre froide ». Cette thèse, pour le moins discutable – dans la mesure où les tares mentionnées sont partagées par tant d’autres figures ou organisations de gauche –, se double d’un plaidoyer réformiste, affirmé dès l’introduction :

« Plutôt qu’une révolution qui n’a guère fait ses preuves dans notre vaste monde, sauf à entraîner des désastres et à promouvoir des dictateurs, ne faut-il pas plutôt penser à un réformisme radical, social et écologique ? Un “réformisme révolutionnaire”, comme disait Jaurès. Ne faut-il pas s’orienter vers d’autres horizons, par exemple ceux des “communs”, qui ont l’avantage de tracer des pistes allant au-delà de la propriété tout en invitant à une refondation de la démocratie ? »


Les spécialistes du mouvement ouvrier et du trotskisme n’apprendront pas grand-chose à la lecture des presque 500 pages de cette histoire racontée en négatif et où la stigmatisation de certains protagonistes – à l’instar de Jean-Christophe Cambadélis, passé du lambertisme au PS dont il deviendra Premier secrétaire – en épargne d’autres, dont les actes et les trajectoires restent pourtant sujets à caution.

Sans doute fallait-il revenir, plus de vingt ans après « l’affaire Lionel Jospin » et l’effervescence médiatique qui l’a accompagnée, sur ces héritiers singuliers de Lev Davidovitch Bronstein dit Léon Trotski(1879-1940), ce « Staline manqué », selon Willy Huhn [1]. Nous avons pu assister alors à l’apparition d’un sous-genre littéraire, avec les mémoires d’ex-lambertistes comme Patrick Gofman, Cœur-de-cuir (Flammarion, 1998) ; Philippe Campinchi, Les Lambertistes (Balland, 2000) ; Benjamin Stora, La Dernière Génération d’Octobre (Stock, 2003) ; Boris Fraenkel, Profession : révolutionnaire (Le Bord de l’eau, 2004) ; Michel Lequenne, Le Trotskisme, une histoire sans fard (Syllepse, 2005)… Depuis, à l’exception de la thèse de Jean Henztgen – soutenue en 2019 sous le titre Du trotskisme à la social-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963] –, rares sont les travaux ayant pris pour objet cette famille atypique dont les vicissitudes éclairent des pans de la vie politique, non seulement dans sa périphérie mais aussi en son centre, par-delà le clivage réforme/révolution.

Le premier chapitre de Trotskisme, histoires secrètes survole « l’âge d’or » de ce courant souvent réduit à l’une de ses nombreuses appellations, l’Organisation communiste internationaliste, ou, plus simplement, à son sigle – l’OCI –, en vigueur entre 1965 et 1981, dont le legs est aujourd’hui disputé par les membres du Parti ouvrier indépendant et ceux du Parti des travailleurs. Cette matrice commune, dont l’origine prend sa source dans l’Opposition de gauche du Parti communiste de l’Union soviétique, reste marquée, dans le contexte français, par la scission du Parti communiste internationaliste, survenue en 1952 et conduisant à l’existence de deux organisations que l’on distinguera par le nom de leur organe : La Vérité pour le groupe (majoritaire) de Pierre Lambert, autour de 150 militants, et La Vérité des Travailleurs pour celui (minoritaire) mené par Pierre Frank (1905-1986), environ 50 militants, avec l’appui du Secrétariat international de la IVe Internationale animé par Mikhalis Raptis dit Pablo (1911-1996).

Dans le contexte de la guerre froide et à la veille d’une hypothétique troisième conflagration mondiale, ce dernier préconise le 14 janvier 1952 « l’entrisme sui generis par rapport aux organisations et ouvriers influencés par les staliniens ». Il s’agissait donc pour les trotskistes d’entrer discrètement dans le Parti communiste français (PCF) et d’accompagner le « gauchissement » du principal pôle d’attraction ouvrière – entre 200 000 et 300 000 adhérents –, afin de favoriser la construction du « parti mondial de la révolution socialiste ». Cette orientation est appuyée par les militants qui entourent Pierre Frank mais combattue par les militants regroupés autour de Pierre Lambert – engagés dans le soutien à la Yougoslavie de Tito et une alliance avec des réformistes de Force ouvrière autour du journal L’Unité. Toujours est-il que les uns et les autres cultivent une même admiration pour le chef de l’Armée rouge – responsable de la sanglante répression des marins de Kronstadt en 1921 – et partagent une même base théorique, condensée dans Le Programme de transition, datant de 1938 et définissant l’Union soviétique comme un « État ouvrier dégénéré » plutôt que comme un capitalisme d’État.

Trotskisme, histoires secrètes traite notamment des liens entre lambertisme et social-démocratie, à travers les chapitres consacrés à la figure de proue de ce courant ou à l’entrisme, ce qui nous amène à explorer tant la période de l’entre-deux-guerres que la seconde moitié du XXe siècle. En effet, la notice biographique de Pierre Lambert pour « le Maitron » rédigée par Pierre Broué (1926-2005) – un « ex », lui aussi – nous renseigne sur le caractère sinueux de cette relation :

« Il n’avait pas quinze ans quand il adhéra aux Jeunesses communistes de Montreuil et guère plus quand il en fut exclu à cause des questions qu’il formulait sur l’abandon par le PC de ses positions antimilitaristes au lendemain du Pacte franco-soviétique. Contacté par des trotskistes, il fut convaincu de rejoindre alors l’Entente des Jeunesses socialistes de la Seine qui poursuivait, sous la direction de Fred Zeller, la défense de l’internationalisme et de l’antimilitarisme, mais ne la suivit pas quand ses dirigeants furent exclus à la conférence de Lille en juillet 1935 : il demeura donc, tout en affirmant des positions “formellement trotskistes”, dans les rangs des JS reconstituées dans la Seine par le Parti socialiste SFIO, et, dans la SFIO, adhéra à la Gauche révolutionnaire. »

Un bref rappel s’impose. La Ligue communiste, première organisation trotskiste en France, est créée en avril 1930 par des militants exclus du PCF qui diffusent l’hebdomadaire La Vérité, dont le gérant est Pierre Frank, ainsi que la revue La Lutte de classes, dirigée par Pierre Naville (1904-1993). Dans une conjoncture marquée par le 6 février 1934 et les appels au « front unique » contre les menaces du fascisme et de la guerre, les partisans de Léon Trotski, une quarantaine environ, entrent dans la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) – qui compte plus de 100 000 membres – pour y fonder, en août, le Groupe bolchevik-léniniste (GBL). Malgré la réticence initiale de certains militants, les trotskistes voient leur audience s’accroître, en particulier dans la jeunesse et en région parisienne, mais le GBL est exclu de la SFIO l’année suivante. Un nouveau cycle de scission/fusion se prolonge jusqu’à la victoire du Rassemblement populaire en 1936, suivi par la création, en juin, du Parti ouvrier internationaliste (POI) qui réunit les trotskistes autour du journal La Lutte ouvrière . À ce stade, Pierre Lambert est membre de la tendance Gauche révolutionnaire de la SFIO dirigée par Marceau Pivert (1895-1958). Il lui faut attendre quelques années pour rejoindre effectivement un groupe trotskiste comme l’indique sa notice biographique :

« En revanche, il suivit la nouvelle direction animée par Lucien Weitz quand les JS de la Seine, au lendemain de la fusillade de Clichy en avril 1937, rompirent avec la SFIO, alors au gouvernement, et devinrent les Jeunesses socialistes autonomes. […] Quand les JSA rejoignirent en juin 1938 la nouvelle formation, animée par Marceau Pivert, du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP), elles constituèrent le noyau de son organisation de jeunesse, la JSOP. Pierre Boussel rencontra alors des militants trotskistes du PCI de Raymond Molinier et Pierre Frank, entrés individuellement dans le PSOP, et rejoignit leur groupe en décembre 1938. »


Là encore, un rappel s’impose. Les grèves avec occupation qui suivent l’avènement du Front populaire persuadent les trotskistes que « la révolution française a commencé » ; La Lutte ouvrière du 19 juin 1936 appelle les travailleurs à former des soviets partout... Cependant, Raymond Molinier (1904-1994) – créateur du Parti communiste internationaliste (PCI) en mars – est exclu en juillet d’un POI qu’il avait pourtant rejoint dans un souci d’unité. Après avoir relancé le PCI et son journal La Commune, en octobre, ses militants prennent acte, deux ans plus tard, de la « défaite ouvrière » de novembre 1938 – répression par le gouvernement d’Édouard Daladier de la grève contre les décrets-lois – et décident, en décembre, d’adhérer au PSOP. Ce nouveau parti, qui compte entre 7 000 et 8 000 adhérents, a été fondé en juin par les membres de la Gauche révolutionnaire de la SFIO réunis autour de Marceau Pivert. Ce dernier rejette la fusion entre sa jeune organisation et le POI préconisée par Léon Trotski : le « socialiste de gauche » préfère un front unique. Cela n’empêche pas une minorité du POI – contre l’avis de la direction mais avec le soutien de la IVe Internationale – de rejoindre le PSOP en février 1939. Animée par Yvan Craipeau (1911-2001) et Jean Rous (1908-1985), cette tendance, qui s’exprime dans la revue La Voie de Lénine, lancée en avril, mène un « travail fractionnel » que Marceau Pivert exhorte à cesser en juin. C’est dans ce contexte de tensions grandissantes entre les partisans de Léon Trotski et la direction pivertiste que Pierre Lambert – membre de la direction fédérale de l’organisation de jeunesse du PSOP de la Seine – est exclu, avant de militer dans le PCI clandestin pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dans leur chapitre « Les deux entrismes », Laurent Mauduit et Denis Sieffert cherchent à opérer la distinction entre un entrisme « à drapeau déployé » – préconisé par Léon Trotski en 1934 – et un entrisme sui generis, assimilé à « un travail de “fraction” visant à placer des “sous-marins” dans des organisations ennemies ou rivales », voire à de l’« infiltration ». Or, l’histoire du mouvement trotskiste – et plus encore celle du courant lambertiste – nous apprend à quel point les deux tactiques sont indissociables mais aussi consubstantielles à cette famille politique dont la connivence avec la social-démocratie est devenue proverbiale. Ces pratiques – coûteuses humainement, stériles politiquement, sauf pour la survie de l’appareil – se reproduisent avec l’Union de la gauche socialiste ou le Parti socialiste autonome – en rupture avec la SFIO –, et, plus tard, avec le PS du congrès d’Épinay ou ses émanations.

Au sein de LFI, les lambertistes – ceux du Parti ouvrier indépendant (POI), à ne pas confondre avec le Parti des travailleurs (PT) qui, officiellement, réprouve cette orientation – constituent probablement le courant le plus structuré, en mettant leurs militants et cadres (connus ou non), leur local parisien (87, rue du Faubourg-Saint-Denis) et leur journal Informations ouvrières au service de la formation de Jean-Luc Mélenchon qui relève du réformisme, comme Jeremy Corbyn, Bernie Sanders ou Alexis Tsípras. Cette alliance au sommet s’inscrit dans le sillage des connexions susmentionnées, toutes frappées du sceau de l’opportunisme, témoignant de l’impossibilité ou plutôt du renoncement d’une poignée de bureaucrates permanents – cyniques, manipulateurs et sectaires – à construire une force révolutionnaire.

Tout le reste n’est que littérature. Sauf que nous sommes plus proches des mésaventures de Julien Sorel que des exploits de [2] ; le dogmatisme tient lieu de théorie, la démagogie de stratégie, la manipulation de tactique et la mythologie d’histoire, en usant ou abusant au passage de l’enthousiasme de jeunes gens prêts à monter à l’assaut du ciel mais qui finissent par tomber, pour leur plus grand malheur, sur les épigones d’O’Brien. Certes, pour paraphraser Sonia Combe – une « ex », elle aussi – les trotskistes ont voulu combattre le stalinisme avec les méthodes du stalinisme ; encore faut-il ajouter que cette forfaiture a été commise pour le compte de la social-démocratie et donc de la bourgeoisie. Ce qui doit aussi conduire à interroger les dimensions autoritaires, manichéennes et nationalistes de la culture politique française – à droite comme à gauche – dont le lambertisme n’est qu’un piètre avatar.

En abordant de façon superficielle la séquence de la révolution algérienne, au cours de laquelle le groupe de Pierre Lambert s’est engagé dans le soutien inconditionnel au Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj – tandis que celui de Pierre Frank a soutenu, tout aussi inconditionnellement, le Front de libération nationale (FLN) –, les auteurs reprennent quelques lieux communs, en s’appuyant surtout sur le témoignage de Michel Lequenne (1921-2020), mais passent à côté de l’essentiel.

En effet, la « guerre d’Algérie » a représenté une épreuve majeure pour la gauche française – ou plutôt un échec pour la plupart des courants qui la constituent et dont le chauvinisme n’est plus à démontrer. Le problème de l’engagement lambertiste au cours de cette période réside surtout, au même titre que les autres tendances, dans le « malentendu opératoire » occasionné par la lutte anticolonialiste car si les internationalistes de France voyaient dans l’indépendance un prélude à la révolution prolétarienne, les nationalistes algériens combattaient d’abord pour l’instauration d’un État bourgeois, tout en usant, selon les situations, d’une phraséologie qui pouvait sonner agréablement aux oreilles de leurs interlocuteurs étrangers. Cette « erreur » ne sera reconnue dans Informations ouvrières qu’après le coup d’État mené par Houari Boumedienne, le 19 juin 1965 – ; signalons que des « erreurs » analogues seront admises par leurs concurrents, quelques années plus tard, dans Quatrième Internationale.

Mais ces failles, révélées tardivement, reposaient sur la notion de « peuple-classe », empruntée aux notes d’Abraham Léon sur La Conception matérialiste de la question juive. Plaquée sur une Algérie colonisée que peu d’anticolonialistes français connaissaient véritablement, cette théorie conduisait à nier l’existence d’une bourgeoisie autochtone ou à minimiser son influence, pour mieux assimiler les colonisés – toutes classes confondues – à des prolétaires. Cette interprétation autorisait par conséquent le soutien inconditionnel des marxistes – isolés dans leur propre pays face à l’hégémonie des appareils stalinien et social-démocrate – aux partis nationalistes au nom de la lutte conjointe contre l’impérialisme, sans toutefois chercher à constituer des regroupements sur une base révolutionnaire. Là encore, il faudra attendre la brochure Quelques enseignements de notre histoire – rééditée plusieurs fois à partir de 1970 – pour que l’OCI fasse son mea culpa, même si, dans Comment le révisionnisme s’est emparé de la direction du PCI, Stéphane Just ira plus loin en accusant Pierre Lambert d’avoir réduit les militants trotskistes au simple rôle de « porteurs de valises ».

Enfin, pour en terminer avec la question algérienne – qui renvoie à des considérations plus larges –, Laurent Mauduit et Denis Sieffert restent silencieux sur un autre pan de cette histoire qui, tout en ayant Paris pour centre névralgique, n’en possède pas moins quelques ramifications par-delà l’Hexagone. Après tout, la seule succursale lambertiste ayant prospéré à l’étranger n’est-elle pas celle du Parti des travailleurs de Louisa Hanoune en Algérie ? Au prix de bien des compromissions avec le régime militaro-policier, l’Union générale des travailleurs algériens – l’ancien syndicat unique, intégré à l’État –, le Front islamique du salut, etc. Tout cela aux dépens de militants sincères mais découragés – quand ils n’ont pas été odieusement sacrifiés – par tant de revirements imposés et de collusions douteuses. Cet opportunisme, sans doute désintéressé dans un pays qui exporte ses hydrocarbures, s’est illustré par la tenue de « conférences mondiales ouvertes » à Alger – où l’on bafoue pourtant les libertés démocratiques –, en novembre 2010 comme en octobre 2017, à l’initiative de l’Entente internationale des travailleurs et des peuples. Avec la bénédiction des autorités. Cela dit, pour être tout à fait juste, il faudrait traiter de ceux qui, à gauche – et ils sont nombreux –, ont troqué la dictature du prolétariat pour celle du mercenariat.

Dans leur conclusion, les auteurs dressent le constat suivant :

« La synthèse lamberto-mélenchonienne conduit aujourd’hui à un désastre : une sympathie mal dissimulée pour les dictateurs qui viennent plus ou moins directement de l’espace post-communiste, russe, chinois ou latino-américain. Le tout justifié par un anti-américanisme qui agit de façon pavlovienne. »

Assurément, cette description, qui correspond à une vision « campiste » du monde vaut également pour d’autres tendances : elle n’est donc l’apanage ni des lambertistes ni de Jean-Luc Mélenchon, même si cette inclination a sans doute favorisé ce rapprochement décrié dans l’ouvrage, sur fond de piétinement des libertés démocratiques, de vision paranoïaque des relations internationales mais aussi de mépris – teinté de biais cognitifs, pour ne pas dire autre chose – à l’égard des espaces extra-européens. Il suffirait d’exhumer les articles d’Informations ouvrières, parus en 1978, au cours de la révolution iranienne, où l’on regarde d’un œil favorable les masses « amenées à s’appuyer sur l’attitude d’opposition adoptée par la hiérarchie religieuse » (12-19 avril). Combien d’autres sont tombés dans les mêmes travers ?

Dans la galaxie marxiste, le lambertisme n’est qu’un astre moribond – mais ô combien nocif – sur lequel il vaut mieux ne guère s’attarder afin de ne pas perdre son âme, malgré l’existence, en son sein, de « quelques personnages flamboyants » qui ne pesaient pas lourd face au règne des « combinards ». Mais l’univers révolutionnaire est bien plus vaste. Ceux qui veulent voir le monde changer de base, « les yeux vraiment ouverts », et non pas composer avec l’ordre existant, iront explorer des constellations plus stimulantes – souvent en rupture avec la tradition léniniste – et, par exemple, découvrir la galaxie libertaire qui recèle bien des trésors.

Nedjib SIDI MOUSSA

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