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02.07.2025 à 13:39

Ni post-sociétale, ni social-démocrate : Le PS comme symptôme d’une gauche anti-populaire et hors sol

Kurteas

Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer. Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ? Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que…
Texte intégral (3013 mots)

Alors que les analyses sur le naufrage de la gauche française et européenne s’accumulent, entre aggiornamento conservateur et progressisme d’apparat, le fossé avec les classes populaires n’a jamais été aussi profond. Le dernier rapport de la Fondation Jean-Jaurès, qui promeut une “troisième gauche, post-sociétale”, et la tribune de Chloé Ridel en réaction, qui tente d’en sauver “l’honneur”, en sont les symptômes : deux réponses en apparence opposées, mais qui s’enferment dans les mêmes impasses. Derrière leurs différences de strict vocabulaire, elles reconduisent toutes deux un cadre technocratique, centralisé, souvent aveugle à ses propres biais — notamment ce suprématisme occidental qui persiste à désigner les normes dominantes comme neutres, et les identités subalternes comme problèmes à intégrer.

Dans une période où la méfiance envers le politique atteint un niveau historique, en particulier chez les minorités les plus exposées aux injustices, ces approches ne font qu’alimenter le désaveu. Quelques ajustements idéologiques n’y changent grand-chose. Peut-on encore croire que la gauche pourra se reconstruire sans remettre en cause ses propres angles morts, sans affronter la défiance dont elle est l’objet, et sans se défaire de sa prétention à incarner à elle seule – par ses think-tank, “ses personnalités”, et ses appareils – le progrès, quel qu’il soit ?

Face à ces impasses, il ne s’agit plus d’attendre des partis, mais de peser sur eux. Ce sont les expériences collectives, les solidarités concrètes et l’autonomie des mouvements sociaux qui peuvent dessiner un horizon qui rime avec autre chose qu’un énième échec. Bien plus que les états-majors et leurs cénacles.  

Il n’y a aucune solution prête à l’emploi, mais une question: Que faire ?

Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès : Un aggiornamento conservateur qui acte la défaite

Les auteurs du nouveau rapport “La troisième gauche” de la Fondation Jean Jaurès voulaient lui donner un air de Manifeste. D’ailleurs il commence par “Un spectre hante l’Europe…” et est parsemé par les citations de Marx et d’Engels. Mais la comparaison s’arrêtera à ces quelques mots. L’analyse de classe n’est utilisée, dans l’abus, que pour contrer les analyses basées sur la racialisation, le genre ou bien l’écologie.

Le rapport sur l’émergence d’une gauche post-sociétale, dirigé par Renaud Large, dresse un constat pourtant lucide : la gauche européenne a perdu, volontairement et consciemment ou pas, son lien avec les classes populaires, a déserté les territoires et a échoué à articuler le social, la souveraineté et la sécurité, ce qui aurait, selon la Fondation, dû être sa stratégie. C’est justement là le leitmotiv de ce rapport qui, au fil de la lecture, perd lui-même tout lien avec la pensée émancipatrice. Plutôt que d’en tirer une leçon d’écoute et de transformation, le rapport propose une adaptation stratégique aux tendances droitières de l’opinion. Sous couvert de « post-sociétal », il propose une gauche qui assume un patriotisme culturel, une ligne migratoire dure, une laïcité répressive et un retour à l’ordre, tout en conservant un socle social minimal.

Ce constat n’est pas un tournant et surtout pour le PS qui a signé la reddition il y a bien longtemps. Mais, il devient très dangereux dès lors qu’ il se présente comme un outil stratégique qui légitime les thèses de la droite dure et de l’extrême-droite au lieu de les combattre, et naturalise les paniques morales et sécuritaires au lieu d’en dévoiler les logiques de pouvoir. Il acte le renoncement à toute visée transformatrice, au profit d’une gestion modérée de l’inacceptable.

En d’autres termes, le rapport propose de coller au “réel” tel qu’il est perçu par les sondeurs : c’est-à-dire à une opinion publique présentée comme en attente d’ordre, d’autorité, de régulation migratoire et de souveraineté. Ils abandonnent même la stratégie classique de cette gauche paternaliste qui consiste à “expliquer, à convaincre ou à structurer un camp social”, en niant son autonomie. Ils proposent, en partant du constat que la population est réactionnaire, tout simplement d’accompagner les peurs, d’habiller de mots de gauche des idées de droite, et de sacrifier les luttes émancipatrices jugées trop “bourgeoises”.

Les luttes et les mouvements sociaux ne sont que ébranlés dans le rapport. Ils n’intéressent les auteurs seulement dans la limite permettant de constater leur échec. Les combats antiracistes et féministes sont ainsi “dépassés”. Les luttes écologiques sont “bourgeoises”. Et les mouvements sociaux comme celui de “Gilets Jaunes” a échoué seulement parce que la “gauche”, entendre le PS, n’en est pas tenu compte. On en est donc à nier la capacité de stratégie et l’autonomie d’un mouvement jusqu’à la responsabilité de son échec : “rien n’est possible sans la Gauche”.

Pour conclure, ce que propose le rapport d’une manière très crue, c’est en réalité un aggiornamento gestionnaire, un ajustement marketing aux tendances droitières de l’opinion publique. Pour le dire très crûment, le problème pour la gauche, ce n’est pas la montée de l’extrême-droite : c’est le fait de ne pas se donner assez de moyens pour  lui ressembler, lacune que la “troisième gauche post-coloniale” devrait, selon les auteurs, balayer.

Chloé Ridel : un nouveau visage de l’opposition du PS trompeuse

Dans une tribune, dans Nouvel Obs, publiée en réaction, Chloé Ridel, eurodéputée et porte-parole du PS, s’oppose à cette orientation “conservatrice”. Elle défend une gauche plus fidèle à ses valeurs – sociale, féministe, antiraciste, écologiste – bien que cette fidélité en ce qui concerne le PS est plus que discutable. Elle appelle, d’ailleurs, à assumer une politique de sécurité et d’immigration “républicaine”, à réinvestir les services publics et à articuler l’écologie à la lutte contre les inégalités.

Sur le papier, Chloé Ridel considère que cette position semble plus acceptable. Mais là encore, le vernis progressiste ne doit pas faire oublier la réalité politique.

Chloé Ridel appartient à un Parti socialiste qui a trahi à de multiples reprises les classes populaires, en menant des politiques d’austérité, en précarisant les services publics, en criminalisant les quartiers populaires, en adoptant des lois sécuritaires, en se ralliant au consensus néolibéral européen. Nous ne sommes pas obligés d’aller jusqu’aux trahisons de 1983. On ne peut pas oublier le quinquennat Hollande, pas si lointain que ça. On ne peut pas cacher sous le tapis la loi Travail, l’état d’urgence permanent, toutes les autres mesures liberticides et autoritaires, jusqu’au permis de tuer accordé à la Police par Bernard Cazeneuve ce qui a triplé le nombre de tués par les policiers ces dernières années, comme la mort de jeune Nahel dont on vient de marquer le triste deuxième anniversaire … Tout cela ne peut être effacé par quelques mots bien choisis et posés dans une tribune.

Et pourtant, beaucoup, même sans être au PS, voudraient bien les effacer. Ce n’est pas sans me rappeler les mots écrits récemment par un camarade dans son texte “La France n’est pas de droite, ce sont les partis qui ne voient plus la gauche !” sur Lignes de Crêtes : “…les « unionistes », attachés à l’union coûte-que-coûte au sein du NFP, assènent depuis la victoire du gouvernement Bayrou à ceux qui à gauche critiquent la énième trahison du PS que « la France étant à droite, on a besoin de toutes les gauches, y compris du PS ». Qu’il faudrait surtout ne pas en tenir rigueur aux socialistes, et que la priorité serait de ne pas « se » diviser, c’est-à-dire ne pas opposer les partis entre eux. Faire consensus, être raisonnable, et accepter la dérive droitière d’une composante du NFP.

Parce que cette dérive droitière ne fait pas seulement partie du passé mais aussi du présent. Le discours du PS qui revient sur l’engagement programmatique du NFP de revenir sur la retraite à 62 ans ainsi que le refus de censurer le gouvernement Bayrou en sont les symptômes. Pendant que Chloé Ridel parle dans sa tribune de l’importance de “la démocratie et du pouvoir de peuple”, en réalité sa formation politique vote dans l’hémicycle avec la macronie et l’extrême-droite une loi de simplification du droit de l’urbanisme et du logement qui limite tous les recours des tiers, suspend de fait les règles juridiques et laissent aux Maires et surtout aux Préfets le pouvoir décisionnel par dérogation. Un véritable appel aux dérives et à la corruption.

Plus encore, la prétendue “nuance” de Chloé Ridel sur les questions migratoires ou de sécurité révèle en creux un glissement assumé vers une rhétorique identitaire, masquée par des références à la République. Elle parle d’assumer le “patriotisme”, de “maîtrise des frontières”, de “cohésion nationale”. Mais ce vocabulaire, dans le contexte actuel, alimente plus qu’il ne déconstruit le récit de l’extrême droite. D’ailleurs, la porte-parole du Parti Socialiste censée présenter un nouveau visage du parti, tronque la célèbre citation de Rocard en ne gardant que la partie “Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde”, comme n’importe quel élu de Droite extrême ou de l’Extrême-Droite le ferait. Ce n’est pas une alternative : c’est une autre forme d’adaptation, plus douce peut-être, mais tout aussi dangereuse.

La critique de multiculturalisme en leitmotiv de Suprématisme occidental et Angle mort postcolonial

Ce qui relie, en profondeur, la critique du multiculturalisme dans le rapport de la Fondation Jean-Jaurès et la défense républicaine de Chloé Ridel, c’est une même vision occidentalo-centrée : l’universalisme abstrait forgé par des siècles de domination occidentale, l’histoire coloniale, et qui continue de structurer les imaginaires politiques, même à gauche. Qu’ils en soient conscients ou non, leurs positions s’inscrivent dans un cadre suprématiste qui valorise les normes occidentales — blanches, bourgeoises, européennes, laïques — comme seuls repères.

Le rapport dénonce, par des exemples qui ne prouvent pas grand chose, le “multiculturalisme” comme une dérive communautariste, source de divisions, incapable de garantir la cohésion sociale. Chloé Ridel, sans utiliser le terme, s’inscrit dans la même logique lorsqu’elle appelle à “réussir l’intégration” à travers l’apprentissage de la langue, des valeurs républicaines, et le démantèlement des ghettos. Dans les deux cas, la norme implicite est claire : c’est à “l’autre” de s’ajuster à une identité nationale homogène, imaginée comme neutre, rationnelle et universelle — mais qui est en réalité un héritage racial, culturel et colonial.

Or, cette fiction d’un espace politique vierge, dans lequel chacun pourrait simplement « entrer » à condition d’en accepter les règles, est profondément mensongère. Elle nie l’histoire coloniale de la République, les discriminations systémiques, la racialisation des rapports sociaux, les asymétries économiques et symboliques héritées. Elle invisibilise les rapports de pouvoir dans les institutions, les récits médiatiques, l’école, la police, la justice, l’accès au logement, à la santé, au travail. Elle transforme la violence historique de l’État en exigence de loyauté.

En cela, le “post-sociétal” comme le “républicain” s’inscrivent dans une même matrice suprématiste occidentale, qui continue de dicter les cadres d’analyse et les stratégies. Ce biais est d’autant plus dangereux qu’il se déguise en bon sens, en modération ou en pragmatisme. Il empêche de comprendre pourquoi une partie croissante des classes populaires racisées ne se reconnaît plus du tout dans la gauche dite universaliste, et le vit comme une négation de leur vécu.

Loin de créer l’unité, cet universalisme abstrait alimente le ressentiment, creuse les fractures, et nourrit la défiance. Il empêche aussi d’articuler une véritable stratégie populaire inclusive, capable de penser l’égalité sans assimilation, la justice sans effacement, la République sans hiérarchie culturelle. Bref, il rend impossible tout projet politique réellement antiraciste, populaire et émancipateur.

Il serait très malhonnête de ma part de garder un semblant de lien exclusif entre ce fond suprématiste et le seul Parti Socialiste et son think tank. En réalité, on trouvera les résidus de ce fond idéologique chez des hommes politiques comme Roussel ou Ruffin comme Clémentine Autain ou Raphaël Gluksmann, quand bien même dans un registre plus européiste.

Finalement, L’Après ne veut dire autre chose que continuer comme avant et “Debout” tient tant qu’on reste à genoux. La fondation Jean Jaurès l’a bien compris et joue la carte de la refondation d’une alliance politique sur cette nouvelle Place Publique ouvertement autoritaire, identitaire et économiquement souverainiste. Le PS et le PCF de Roussel sont idéalement situés pour jouer à ce jeu.

Et maintenant, que faire ?

Au fond, qui croit encore que les débats internes à la gauche institutionnelle — entre aile sécuritaire et aile républicaine, entre “post-sociétal” et “progressisme intégré” — intéressent vraiment celles et ceux qui en subissent les conséquences ? Qui imagine encore que la réponse aux crises démocratiques, sociales, climatiques et raciales passera par un subtil réajustement idéologique dans un think tank, ou un repositionnement stratégique à gauche de la gauche ? En réalité, bien que les militant·es doivent en être conscient·es et adapter leurs stratégie et tactiques, dans la population elle-même, ces débats de couloirs n’intéressent déjà plus grand monde.

Les chiffres sont là, et ils sont brutaux. Selon une enquête, qui comme toutes les enquêtes vaut ce qu’elle vaut, Cevipof pour Public Sénat (février 2025), 74 % des Français pensent que les élus agissent pour leurs propres intérêts et sont corrompus. 78 % les jugent illégitimes. Et seulement 24 %  font confiance au Parlement. Comment ignorer ce séisme démocratique ? Et surtout : qui peut croire qu’on pourra reconstruire quelque chose sur ces ruines avec les mêmes logiques, les mêmes appareils, les mêmes récits ?

La question se pose alors avec plus d’acuité encore pour les minorités — racisées, exilées, précarisées, sur-policiées, invisibilisées. Par exemple, la population qui est la plus ciblée actuellement : les musulman·es, que lui reste-t-il à attendre d’une gauche qui ne sait plus qu’invoquer des “valeurs républicaines” en guise de projet, quand ces valeurs leur ont si souvent servi de bâillon ? Que peuvent-elles espérer d’une classe politique qui les convoque comme symbole, tout en votant les lois qui les contrôlent, les expulsent ou les discriminent ?

Mais aussi — et surtout — quelles voies pourraient-elles tracer elles-mêmes ?
Quel rôle peuvent jouer les communautés, dont la communauté musulmane, les collectifs antiracistes, les mouvements féministes populaires, les luttes territoriales, les formes d’auto-organisation qui fleurissent en dehors des cadres classiques ?
Peut-on encore croire qu’une “recomposition de la gauche” suffira à répondre à l’exigence d’égalité réelle ?
Ou faut-il aller plus loin : penser une autonomie politique qui ne se contente plus d’attendre l’inclusion, mais qui invente ses propres conditions de légitimité, ses propres langages, ses propres outils de pouvoir ?

La gauche peut-elle encore être un espace d’émancipation si elle refuse d’entendre ceux qu’elle prétend défendre ?
Peut-elle encore parler de démocratie sans reconnaître l’ampleur de la défiance, ni remettre en cause les structures qui l’alimentent ?

Et nous, les militant·es de terrain, encarté·es ou pas — que voulons-nous faire de cette marque de défiance qui nous concerne, nous aussi ? Continuer à défendre nos “maisons” et “couleurs” et la laisser se retourner en désespoir ou en repli ? Ou en faire le point de départ d’autre chose : un autre type d’espace politique, plus lent peut-être, mais plus enraciné, plus horizontal, plus honnête, bien plus en contact avec le quotidien des gens qu’à l’écoute des centrales et directions et avec la stratégie électoraliste comme seul horizon?

Rien ne garantit que ces chemins aboutiront. Mais ce qui est sûr, c’est qu’aucun renouveau ne pourra advenir sans poser ces questions. Et surtout : sans cesser de croire qu’il faut à tout prix reconquérir le pouvoir tel qu’il est, voir oser en imaginer d’autres.

 

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25.06.2025 à 18:56

Macronie : l’impasse analytique et politique de la criminalisation des “Frères Musulmans” d’Hassan al Banna

François Burgat

Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique. C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait. Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique. S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”.…
Texte intégral (1549 mots)

Le problème de ceux qui veulent dénoncer la supercherie sectaire du rapport sur “Les Frères Musulmans en France” est que, en acceptant d’y répondre point par point, ils en confortent malencontreusement la logique.

C’est particulièrement le cas de tous ceux, non musulmans ou musulmans, qui pensent devoir accepter le postulat criminalisant la Confrérie des Frères Musulmans d’Hassan al-Banna dans les termes mêmes imposés par les colonisateurs britanniques ou par le pouvoir de Gamal Abdelnasser, puis de ses successeurs, que chacun en leur temps, en Egypte ou ailleurs dans la région, la popularité des Frères menaçait.

Il y a quelques semaines, une universitaire médiéviste s’en est pris – très légitimement – aux stupides accusations de “frérisme” que, sous couvert de son appartenance au CNRS, une “groupie” bien connue d’ Eric Zemmour. lançait – à son programme ERC sur “Le Coran européen”. Hélas! la réponse (en substance) : “Nous nous sommes toujours tenus éloignés de cette engeance détestable que l’on combat autant que vous”, non seulement ne contredit en rien le raccourci sectaire, mais elle procède d’une posture de rejet émotionnel et de prudence oratoire parfaitement étrangère au registre scientifique.

S’il est essentiel de combattre l’usage injurieux que, à des fins de criminalisation de tels ou tels de nos concitoyens, font du qualificatif “Frères Musulmans” la cohorte des adeptes d’Eric Zemmour, il est tout aussi essentiel de se tenir à l’écart du registre “les Frères, je connais pas”, “il n’y en a plus”, ou “je ne les aime pas plus que vous”. Cette posture argumentative est en effet particulièrement préjudiciable au rétablissement d’une réalité bien plus complexe, qu’il faut asseoir sur des fondations analytiques bien plus exigeantes. Pour ce faire, il convient tout d’abord d’identifier les acteurs nationaux ou internationaux et les ressorts, banalement politiques, de cette trop consensuelle criminalisation. Ce raccourci ne procède pas seulement de la peur postcoloniale des Occidentaux devant un lexique qui entend avant tout se démarquer de celui que, sous couvert d’universalisme, ils croyaient avoir réussi à imposer au monde. Outre par ces peurs occidentales post-coloniales, la criminalisation réductrice des Frères Musulmans est puissamment relayée, depuis Nasser, par tous les régimes autoritaires arabes dont les opposants islamistes constituent la principale menace. Il l’est, enfin et par-dessus tout, par la très puissante machine de communication d’Israël qu entend dépolitiser ainsi la résistance des Palestiniens qu’il martyrise. Pour tous, Israël, ses partenaires occidentaux ou arabes, il s’agit ainsi de nourrir l’idée que ceux des musulmans qui leur résistent à Gaza ou qui, dans la banlieue parisienne ou cairote, adoptent des postures revendicatives, ne le font aucunement pour combattre les éventuels dysfonctionnements des mécanismes de la représentation politique qui les privent de leurs droits mais seulement parce que … ils sont “trop” musulmans.

La minimisation ou la caricature des Frères est ensuite contre-productive pour une raison aussi essentielle qu’elle est complexe.

S’il est vrai que l’organisation historique des FM est très affaiblie aussi bien en Europe que dans le monde arabe, il est tout aussi vrai que l’essence de ce qui est reproché aux Frères – à savoir leur volonté de penser le politique sans se départir de leur appartenance religieuse et donc dans une relation modernisée voire postmodernisée de leur héritage islamique – est en revanche présente dans de très larges segments de la population musulmane, non seulement en “Orient” que, fût-ce dans des contextes et des raisons différentes, au sein des sociétés occidentales.

Il convient donc d’expurger de notre pensée dominante ces raccourcis que le large spectre des forces politiques arabes, occidentales ou israéliennes est parvenu à imposer au détriment de l’image fondatrice d’Hassan al-Banna. Pour rouvrir sans passion la porte de la pensée, la conclusion de l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la question, le Norvégien Brinjar Lia (1) , est d’un puissant appui. A la trajectoire de ces “Frères” si mal aimés et pourtant, sous une forme ou sous une autre, encore si présents, elle redonne notamment sa portée sociale, essentielle, trop systématiquement occultée, autant par les Occidentaux que par les gauches arabes.

“Plus que toute autre chose, la confrérie à réussi à redonner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte, une alternative politico religieuse viable voit le jour, dirigée par les “masses” , les awamâ et non les élites, les khassa et échappant à la propriété de ces élites. Pour l’auteur de ces lignes” poursuit Lia, “ce sont les mots de Gamal al-Banna (frère de Hassan) qui semblent les plus justes”. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la naissance de la Confrérie avait représenté, Gamal al-Banna avait déclaré: «Elle a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.” (…/…)

“Hassan al Banna et la fondation des Frères Musulmans” in Histoire des mobilisations islamistes XIX – XXI ème siècle D’Afghani à Baghdadi. François Burgat et Matthieu Rey (dir) CNRS Editions 2022 – p.93-106.

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Brynjar Lia (Univ d’Oslo) : Hasan al-Banna: le père fondateur de l’islamisme contemporain

“La naissance et la montée en puissance du mouvement des Frères musulmans en Égypte entre la fin des années 20 et le début des années 50 représentent l’un des plus importants tournants de l’histoire de l’islam politique. Pour la première fois, l’idée de faire de l’islam le fondement de l’activisme politique moderne s’est concrétisée sous la forme d’un mouvement politique de masse moderne, qui non seulement remettait en cause le statu quo dans le domaine politique et le champ religieux traditionnel, mais mobilisait également des segments entièrement nouveaux de la population dans des types d’activisme tout à fait inédits. La Société dirigée par Hasan al-Banna a défié toute classification simple; il ne correspondait ni au modèle traditionnel de société de bienfaisance islamique, ni à l’étiquette de parti politique. Elle procédait plutôt de la fusion de nombreux éléments organisationnels traditionnels déjà connus. L’action de Banna les a tous intégrés en un mouvement politico-religieux nouveau et tout à fait moderne. La mobilisation de masse et l’expansion rapide du mouvement ne peuvent être pleinement expliqués et compris qu’en dépassant les facteurs circonstanciels externes, tels que le colonialisme, les blocages politiques et le dysfonctionnement de la politique égyptienne, ou encore les difficultés économiques, les conflits de classe et la crise culturelle et religieuse qui sévissaient dans l’Égypte pré-révolutionnaire. La capacité des Frères musulmans à exploiter ces facteurs externes à leur avantage et à offrir aux jeunes bourgeois impatients de la classe moyenne inférieure, une alternative et un débouché à leurs énergies ne peut s’expliquer que par l’examen de facteurs internes : l’institutionnalisation par la confrérie de l’ascenseur professionnel de ses membres, sa méritocratie, l’ accent qu’elle a mis sur l’engagement individuel et l’ attention qu’elle a portée aux périphéries égyptiennes au double sens politique et géographique du mot. Plus que toute autre chose, la Société des Frères a réussi à donner à ses membres un sentiment de propriété. Pour la première fois dans l’histoire moderne de l’Égypte, une alternative politico-religieuse viable avait vu le jour, dirigée par les masses, par les “‘awama”, et non par les élites, les “khassa” et échappant à la propriété de ces élites.

Après la mort de Hasan al-Banna, au terme de son assassinat politique en février 1949 et après la répression totale du mouvement par le régime militaire de Nasser en 1954, l’islamisme moderne s’est diversifié en un univers composé de mouvements et de groupes multiples. Mais l’héritage des premiers Frères musulmans et de leur leader charismatique, Hasan al-Banna, n’en est pas moins demeuré très présent dans la plupart des recoins du paysage islamiste, de nombreux acteurs très différents tentant de le récupérer pour leurs propres besoins. Il est donc d’autant plus important de revenir à l’histoire de la Confrérie et d’étudier sans passion ce que le mouvement représente réellement. Pour l’auteur de ces lignes, ce sont les mots de Gamal al-Banna qui semblent les plus justes. Mis au défi de résumer l’essentiel de ce que la Confrérie représentait, Gamal a déclaré: «La Confrérie a ébranlé l’establishment politique parce qu’elle a permis aux menuisiers de gouverner les pachas.”

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02.06.2025 à 18:42

Assassinat d’Hichem Miraoui : terreur islamophobe et mobilisation antiraciste

Lignes de Crêtes

Une victoire de la mobilisation pour Aboubakar Cissé : la saisine du parquet anti-terroriste dans l’affaire de l’assassinat raciste d’un jeune homme tunisien, Hichem Meraoui et des blessures graves infligées à un jeune homme turc par un tueur qui a revendiqué l’attaque dans des vidéos est le résultat du rapport de forces. Le 11 mai nous étions des centaines de milliers en France à manifester contre l’islamophobie d’état, le racisme et la négrophobie, à l’initiative de la communauté musulmane. Cette mobilisation a été très durement réprimée, par des perquisitions touchant des membres du CCIE. Néanmoins elle a permis de sortir les crimes islamophobes de la rubrique fait divers dans laquelle ils sont cantonnés : en effet, l’assassinat de trois personnes en décembre 2022, comme l’attaque armée de la mosquée de Bayonne en 2019 ont toujours été traitées comme des crimes individuels et sans signification politique majeure par le pouvoir. Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur est contraint de réagir différemment : sans doute aussi parce que le tueur mis en examen pour association de malfaiteurs, en possession d’armes lourdes est lié à d’autres tueurs potentiels. De nombreux médias communautaires ont mis à jour ces dernières années des groupes armés suprémacistes blancs qui allaient passer à l’action contre des musulmans, par exemple le groupe FrDeter, qui avait établi une liste précise de personnalités. De nombreux suprémacistes blancs extrêmement violents ont été jugés de manière laxiste et sans susciter un réel débat public : dans les plus récentes, on peut citer la simple…
Texte intégral (791 mots)

Une victoire de la mobilisation pour Aboubakar Cissé : la saisine du parquet anti-terroriste dans l’affaire de l’assassinat raciste d’un jeune homme tunisien, Hichem Meraoui et des blessures graves infligées à un jeune homme turc par un tueur qui a revendiqué l’attaque dans des vidéos est le résultat du rapport de forces.

Le 11 mai nous étions des centaines de milliers en France à manifester contre l’islamophobie d’état, le racisme et la négrophobie, à l’initiative de la communauté musulmane. Cette mobilisation a été très durement réprimée, par des perquisitions touchant des membres du CCIE.
Néanmoins elle a permis de sortir les crimes islamophobes de la rubrique fait divers dans laquelle ils sont cantonnés : en effet, l’assassinat de trois personnes en décembre 2022, comme l’attaque armée de la mosquée de Bayonne en 2019 ont toujours été traitées comme des crimes individuels et sans signification politique majeure par le pouvoir.

Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur est contraint de réagir différemment : sans doute aussi parce que le tueur mis en examen pour association de malfaiteurs, en possession d’armes lourdes est lié à d’autres tueurs potentiels. De nombreux médias communautaires ont mis à jour ces dernières années des groupes armés suprémacistes blancs qui allaient passer à l’action contre des musulmans, par exemple le groupe FrDeter, qui avait établi une liste précise de personnalités.
De nombreux suprémacistes blancs extrêmement violents ont été jugés de manière laxiste et sans susciter un réel débat public : dans les plus récentes, on peut citer la simple condamnation à du sursis pour une personne ayant posé une grenade devant la mosquée de Saint Omer en février 2025 ou les relaxes et peines extrêmement légères pour le groupe « Les Barjols » qui avaient été arrêtés alors qu’ils comptaient passer à l’acte contre Emmanuel Macron.

Si cette inculpation du tueur du Var rassurera sans doute une partie des musulmans, en soi, elle ne préjuge rien de la suite : par exemple, la seule cible d’extrême-droite de l’état d’urgence en 2015, Christophe Lavigne, ex sergent de l’armée de l’air arrêté chez lui avec un énorme arsenal, qui avait déjà fait de la prison pour avoir projeté une attaque au fusil automatique contre les fidèles de la mosquée de Vénissieux, a finalement vu la qualification de « terrorisme » abandonnée pendant l’enquête. Il est aujourd’hui libre et écrit des romans barrésiens.

De plus cette inculpation du tueur du Var traduit sans doute une volonté du Ministère de l’intérieur de se couvrir face à un scénario bien connu des spécialistes du suprémacisme blanc armé : les répliques après un meurtre particulièrement réjouissant et emblématique pour les islamophobes. Cela avait été le cas dans toute l’Europe, aux Etats Unis et au Canada après l’attaque de Brenton Tarrant à la mosquée de Christchurch : de nombreux jeunes hommes s’en étaient réclamés pour commettre des tueries négrophobes, islamophobes ou racistes.

Malheureusement le meurtre d’Aboubakar Cissé, poignardé 57 fois et en prières peut provoquer le même effet d’émulation, surtout dans le contexte politique français : les déclarations bellicistes du Ministre de l’Intérieur appelant à s’en prendre au voile ont entraîné de nombreuses agressions violentes contre des femmes portant le hijab. Le rapport contre les Frères Musulmans a immédiatement entraîné des intrusions islamophobes dans des mosquées.
A force d’appeler les électeurs d’extrême-droite, ceux-ci répondent aux macronistes mais pas forcément dans les urnes. Le sentiment d’impunité peut entraîner une vague de ratonnades, voire des tueries de masse, on le sait au plus haut niveau de l’état.

En réalité, ce n’est pas la classification des tueurs d’extrême-droite en « terroristes » qui peut changer la donne : la réponse est d’abord l’abrogation des dispositions islamophobes liberticides, prises notamment au nom de l’anti-terrorisme qui affaiblissent l’antiracisme. Par exemple, celles qui permettent perquisitions et dissolutions contre les associations antifascistes qui luttent contre le génocide en Palestine et contre l’islamophobie ici, l’arrêt du harcèlement contre les personnalités musulmanes, activistes, imams, présidents de mosquées qui s’expriment contre l’islamophobie d’état.

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