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13.07.2025 à 16:48

Les revenus des droits de douane des États-Unis atteignent un nouveau record : qui paie les tarifs de Donald Trump ?

Ramona Bloj

En juin 2025, les recettes douanières aux États-Unis ont atteint un peu plus de 27 milliards de dollars, portant le total depuis le début de l'année à près de 100 milliards, un record. Alors que le secrétaire du Trésor estime que ces revenus pourraient dépasser les 300 milliards de dollars en 2025, qui paie en réalité les tarifs de Donald Trump ?

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Texte intégral (1090 mots)

Avec 77 milliards de dollars de revenus, les droits de douane ont représenté un peu plus de 1 % des recettes fédérales sur l’année fiscale 2024. À titre de comparaison, l’impôt fédéral sur le revenu a rapporté autour de 2 400 milliards de dollars sur la même période. 

  • Depuis le début de l’année 2025, les revenus tirés des droits de douane s’élèvent à autour de 100 milliards, dont 27,2 milliards rien qu’au mois de juin 1.
  • Les recettes issues des droits de douane sont l’un des arguments centraux de l’administration républicaine pour justifier sa politique commerciale, qui compte ainsi financer ses baisses d’impôts. 
  • Selon le secrétaire du Trésor, Scott Bessent, ce montant pourrait atteindre plus de 300 milliards d’ici la fin de l’année 2, ce qui représenterait autour de 4,5 % du budget fédéral. 
  • Selon les estimations du Congressional Budget Office, si les droits de douane restaient en vigueur, ils généreraient 2 300 milliards de recettes nettes (ce qui inclut la baisse des recettes fiscales due aux effets négatifs sur la croissance économique) entre 2026 et 2035 3.

L’un des avantages du commerce international est une hausse du pouvoir d’achat pour les consommateurs et une réduction des coûts pour les entreprises qui dépendent d’intrants importés.

Ainsi, au-delà de la contradiction entre les objectifs de la politique commerciale de l’administration républicaine — d’un côté, générer des recettes pour le budget fédéral, et de l’autre, encourager la réindustrialisation en rendant les importations moins attractives — les tarifs imposés par Trump devraient affecter principalement le consommateur américain.

  • L’importateur est légalement responsable du paiement des droits de douane sur les produits importés dès l’arrivée des marchandises sur le territoire américain. Les droits sont évalués et perçus par la Service des douanes et de la protection des frontières.
  • Dans la majorité des cas, les consommateurs américains ne paient pas directement les droits de douane, mais les importateurs — détaillants ou grossistes — répercutent généralement ce coût dans le prix final du produit.
  • Selon le Budget Lab de l’université de Yale, les consommateurs américains sont actuellement confrontés à un taux de droit de douane effectif moyen de 18,7 %, soit le plus élevé depuis 1933.
  • Les tarifs annoncés et mis en œuvre entraîneraient ainsi, à court terme, une hausse générale des prix de 1,9 %, ce qui équivaudrait à une perte moyenne de revenu de 2 500 dollars par foyer. Les ménages les plus modestes seraient proportionnellement davantage touchés 4.
  • Si l’inflation n’a augmenté que légèrement en mai, à 2,4 % (contre 2,3 % en avril), les entreprises semblent avoir, pour le moment, protégé les consommateurs américains en absorbant une partie des coûts 5 et en puisant dans les stocks accumulés avant l’imposition des droits de douane en avril.
  • En mars, le déficit commercial des États-Unis avait atteint un record de 140,5 milliards de dollars.

Les membres de l’administration américaine ont déclaré à plusieurs reprises que les droits de douane seraient payés par les pays étrangers. Cette affirmation sous-entend que les exportateurs réduiraient le prix de leurs produits à destination des États-Unis pour absorber le coût des droits de douane et ainsi conserver leur part de marché aux États-Unis.

  • Kush Desai, le porte-parole adjoint de la Maison Blanche, avait déclaré que « les États-Unis, la meilleure et la plus grande économie de marché au monde, ont le pouvoir de faire en sorte que nos partenaires commerciaux supportent en fin de compte le coût des droits de douane ».

Une étude sur les droits de douane du premier mandat de Trump montre toutefois que les importateurs ont supporté presque 95 % des coûts de ces tarifs 6.

Sources
  1. Monthly Treasury Statement.
  2. US could collect $300 billion in tariff revenue this year, Treasury chief says, Reuters, 9 juillet2025.
  3. State of Tariffs : July 11, 2025, Yale Budget Lab, 11 juillet 2025.
  4. Trump threatens Walmart, demands it « eat the tariffs », Axios, 17 mai 2025.
  5. Tariff Pass-Through at the Border and at the Store : Evidence from US Trade Policy, American Economic Review : Insights Vol. 3, No. 1, Mars 2021 (pp. 19–34).
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13.07.2025 à 05:31

« J’ai été confrontée à ce que Primo Levi appelle la zone grise », une conversation avec Leila Guerriero

Matheo Malik

Les lecteurs hispanophones ont fait du livre de Leila Guerriero L’appel un best-seller international.

Des mois durant, elle a interrogé le sujet de son roman : la survivante de la dictature argentine Silvia Labayru. Ses témoignages dérangeants et complexes sur une histoire incandescente dans les mémoires argentines forment la matière d’une œuvre fleuve de narrative non fiction.

Pour essayer de comprendre ce travail au croisement du journalisme et de la littérature avant sa parution en français cet été, nous l’avons rencontrée.

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Texte intégral (5822 mots)

Dans L’appel. Histoire d’une femme argentine (Rivages, à paraître le 20 août 2025) — l’un des livres les plus vendus en espagnol l’année dernière, l’écrivaine et journaliste argentine Leila Guerriero dresse un portrait multiple de la vie de Silvia Labayru, survivante de la dernière dictature argentine.

En décembre 1976, âgée de vingt ans et enceinte de cinq mois, Labayru a été kidnappée et enfermée dans le plus grand centre de détention et de torture du pays : l’École de mécanique de la marine (ESMA) à Buenos Aires. Sa fille Vera y est née pendant sa captivité.

Labayru est notamment connue pour avoir été utilisée par les militaires argentins comme un élément central de leur infiltration dans l’église de Santa Cruz, où se réunissaient les familles des victimes disparues pendant la dictature.

En 1977, le soldat et espion argentin Alfredo Astiz — surnommé « l’Ange blond de la mort », il est l’un des principaux opérateurs de l’ESMA et sera condamné au terme d’une saga judiciaire à la réclusion criminelle à perpétuité pour crime contre l’humanité — réussit à infiltrer ces réunions en faisant croire que son frère a disparu. 

Il est accompagné par celle qui était alors sa prisonnière, Silvia Labayru. Grâce à cette opération, Astiz arrête et kidnappe plusieurs membres de ces rassemblements — dont la religieuse française Léonie Duquet.

Labayru a été libérée en juin 1978. Elle s’est ensuite exilée à Madrid, où ses compagnons de lutte l’ont accusée de trahison et ont jeté sur elle un voile de suspicion. En 2014, elle a lancé le premier procès pour crimes de violence sexuelle commis à l’ESMA, qui s’est conclu en 2021 par la condamnation de deux anciens chefs militaires. 

Leila Guerriero reconstitue son histoire dans un livre complexe, choral et nuancé, qui met en lumière l’histoire de l’Argentine des années 1970 et les zones grises du militantisme montonero. 1

Nous revenons sur le dernier grand phénomène littéraire hispanophone avec son autrice.

Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter cette histoire : celle d’une femme, mais aussi une histoire de la violence des années 1970 en Argentine ?

Quand j’ai lu le reportage de ma collègue Mariana Carbajal dans le journal Página/12, que m’avait envoyé le photographe Dani Yako, j’y ai vu une sorte de résumé monstrueux de tout ce qu’avaient enduré les personnes enlevées par les militaires pendant la dictature en Argentine. 

Au départ, Silvia Labayru avait été enlevée alors qu’elle était enceinte de cinq mois, on l’avait fait accoucher là où elle était détenue, on l’avait forcée à effectuer des travaux forcés, à se faire passer pour la sœur d’Astiz lors de cette infiltration monstrueuse de l’église Santa Cruz en décembre 1977  2.

Cette infiltration a été l’un des moments les plus sombres de la dictature militaire.

Pourriez-vous revenir sur cet épisode ? 

L’église Santa Cruz est particulièrement connue pour son engagement en faveur des droits de l’homme pendant la période de terrorisme d’État en Argentine.

Au cours de l’année 1977, le militaire Alfredo Astiz — qui opérait à l’École de mécanique de la marine (ESMA) — s’infiltre dans des réunions de familles de détenus et disparus qui sont organisées au sein de l’église. Il assistait à ces réunions sous le nom de Gustavo Niño, accompagné de prisonniers de l’ESMA — dont la protagoniste du livre, Silvia Labayru. 

Entre le 8 et le 10 décembre 1977, des effectifs de la marine argentine ont mené une série d’enlèvements contre les membres de ce groupe.

La disparition des religieuses a suscité une grande polémique internationale : trois Mères de la Plaza de Mayo ont également disparu. 

L’histoire a commencé à révéler toutes sortes de lumières et de contradictions, à partir dans tous les sens : n’importe quel journaliste aurait compris qu’il avait là quelque chose de très important entre les mains.

Leila Guerriero

Que se passe-t-il après la libération de Silvia Labayru ?

Après vint l’aventure de l’exil, la rencontre en Espagne avec certains de ses anciens compagnons exilés des Montoneros, qui jetaient des soupçons sur elle et sur les survivants également. Une ombre de suspicion pesait sur elle. Cette phrase : « elle a bien dû faire quelque chose », s’appliquait ici à une survivante qui avait traversé des moments effroyables, de la part de personnes qui se situaient idéologiquement dans la même position qu’elle, au-delà des critiques qu’elle avait à l’égard de l’action des Montoneros.

Diriez-vous que tout cela faisait d’elle une victime assez singulière ?

Tout à fait. Dans l’entretien avec Carbajal que j’avais lu, elle se présentait comme une femme très forte, très déterminée, avec un propos qui s’intégrait mal dans le discours habituel sur le militantisme de l’époque. Tout en continuant à détester et à maudire les militaires, elle critiquait sa propre organisation militante. Tout cela m’a beaucoup frappé.

À cela s’ajoutait le fait que sa fille lui avait été rendue, remise à ses grands-parents et n’avait pas été enlevée par les militaires.

Il y avait aussi au cœur de cette histoire le sujet des viols, et le fait que Silvia, avec deux autres femmes, avait été parmi les trois premières à dénoncer leurs oppresseurs et leurs violeurs.

Elle présentait vraiment une grande singularité. Et quand j’ai commencé à lui parler, son histoire d’amour avec Hugo Dvoskin, son compagnon actuel qui fut un grand amour de jeunesse, est également apparue — et la rupture presque shakespearienne qu’ils ont vécue, avec les lettres et les télégrammes qui ne sont jamais arrivés. L’histoire a commencé à révéler toutes sortes de lumières et de contradictions, à partir dans tous les sens : n’importe quel journaliste aurait compris qu’il avait là quelque chose de très important entre les mains.

Au début du livre, Labayru elle-même évoque l’idée qu’elle a un ton « froid » lorsqu’elle parle de ce qu’elle a vécu. Mais vous dites plutôt que c’est un ton « anesthésié », comme si ce n’était qu’en se déconnectant de ses sentiments qu’elle pouvait évoquer certains traumatismes. Comment avez-vous trouvé la bonne distance dans l’exercice parfois délicat de l’entretien et dans vos questions ?

Je n’ai pas eu de mal à trouver la bonne distance, mais la position subjective de Silvia par rapport à ce qui lui est arrivé m’a beaucoup aidée.

Je n’ai jamais trouvé qu’elle était une femme froide ; je l’ai toujours trouvée forte. 

Certains la jugent peut-être parce qu’elle ne se met pas à trembler et à pleurer à chaque mot, mais je n’ai pas ce préjugé. Je n’aurais pas non plus eu de préjugé si elle avait été complètement bouleversée : j’aurais vu autre chose, mais cela m’aurait tout autant intéressée.

Silvia est une femme très aimante, très proche de ses amis, très soucieuse de ses enfants, de ses petits-enfants. Les critiques viennent peut-être du fait qu’elle ne correspond peut-être pas au modèle traditionnel de la mère, de la grand-mère… Elle a toujours été une personne très convaincue de ses idées, même si elle est très autocritique à l’égard de ses idées politiques de l’époque. Je n’ai pas eu de mal à trouver la distance, car je ne cherchais pas non plus ce qu’elle critique tant.

Un jour, nous sommes allées sur les lieux, à l’ESMA. Il y avait là un photographe qui la prenait en photo de près, comme pour dire : si elle ne verse pas une petite larme, c’est qu’elle ne ressent rien. Je suis très loin de cette logique. En tant que journalistes, nous voyons ce qu’il y a et, à partir de là, nous avançons sur un chemin qui implique que l’autre s’ouvre, se confie.

Si j’avais cherché la larme, je pense qu’elle ne m’aurait pas reçue — et elle aurait eu raison.

Pourtant, pour décrire les sentiments que vous suscitez chez certaines des personnes que vous interrogez, vous vous décrivez comme « une bactérie perturbatrice ». Pourquoi ?

On est une bactérie qui dérange d’une certaine manière. 

Dès que j’explique exactement à une personne ce que je fais — je ne lui mens pas, je ne lui dis pas ce que je vais écrire, mais sur quoi je vais écrire — et que la personne accepte, je ne me sens pas coupable de poser des questions qui remuent des choses du passé. 

Dans cette histoire, certaines personnes comme son premier mari, Alberto Lennie, n’avaient jamais parlé à un journaliste. Osvaldo Natucci, un autre de ses ex-compagnons, m’a dit que cela lui avait provoqué « un tremblement de terre biographique ». Entre Silvia et Dani Yako, il y a un moment, dans l’une des dernières conversations, où elle dit : « Pourquoi n’avons-nous jamais parlé de ce qui nous est arrivé ? »,Dani commence à parler et elle s’en va aux toilettes. C’est très dur.

Si j’avais cherché la larme, je pense que Silvia ne m’aurait pas reçue — et elle aurait eu raison.

Leila Guerriero

Dans Les naufragés et les rescapés, Primo Levi écrit que ceux qui ont survécu aux grandes catastrophes historiques — comme la Shoah — ne sont pas nécessairement les meilleurs, et il développe la notion de « zone grise » pour penser les ambiguïtés morales de ceux qui ont réussi à s’en sortir vivants. Quelle place occupe cette « zone grise » dans L’appel ?

On écrit aussi pour savoir ce qu’on veut écrire.

Et bien sûr, j’ai été confrontée à ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Il y avait, dans le récit de Silvia et dans celui d’autres survivants, quelque chose qui n’était pas ce que j’avais vu ou lu dans certains livres très spécifiques sur l’histoire des survivants, en particulier des femmes. Lorsque je travaillais sur le livre, j’ai été très marquée par un documentaire sur les femmes à l’ESMA raconté par fragments : le militantisme, l’arrestation, le séjour à l’ESMA, etc. Et j’ai été très impressionnée par le fait qu’au moment de la libération, presque toutes les survivantes racontaient exactement la même chose : l’accueil méfiant, voire hostile, même de la part de leurs proches.

La suspicion se concentrait sur une question : « Qu’as-tu fait en échange de ta libération ? » C’est ce qui était arrivé à Silvia.

Est-ce là justement la « zone grise » que vous avez rencontrée ?

Oui, c’est la « zone grise » qui m’a beaucoup troublée. Comment quelqu’un qui a vécu une situation aussi extrême peut-il, une fois sorti de là, ne pas être accueilli avec une certaine empathie ?

L’écoute, la compréhension devraient précéder tout jugement.

Mais il faut aussi comprendre la logique militante de cette époque.

J’ai été très intéressée par cette contradiction, voire cette cruauté, qui a fait beaucoup de mal à Silvia — et à d’autres femmes — au point qu’elle a fait des études de psychologie qu’elle n’a jamais pu exercer ; au point qu’elle a pris la décision d’avoir une relation avec un Espagnol, de s’éloigner complètement du cercle argentin, de changer complètement son appartenance sociale et de commencer une vie en marge. Elle conserve seulement — et ce encore aujourd’hui — un noyau d’amis argentins très solide.

Dans l’un de vos textes de Zona de obras, vous définissez le journalisme narratif comme « une façon de raconter » qui découle d’une « subjectivité honnête ». Cependant, le livre semble confirmer que même les souvenirs honnêtes produisent des versions contradictoires. Peut-on mesurer l’honnêteté d’un témoin ? Peut-on dire : « telle » est la version correcte ?

La question est de savoir s’il est nécessaire de définir s’il existe une version « vraie ». 

Je ne pense pas que ce soit mon rôle en tant que journaliste. 

Il me semble que dans le livre, en confrontant ces différentes versions, le journaliste dispose d’outils pour juger ce qui est le plus plausible. 

Mais les souvenirs des gens changent aussi, ils sont instables.

Il existe souvent différentes visions des mêmes faits : ce que vous pouvez faire en tant que journaliste, c’est comparer deux versions. Mais je ne pense pas qu’il faille se poser en juge. Le livre tente de montrer, d’une certaine manière, que quarante ans après les événements, il y a des souvenirs, des témoignages qui se sont perdus, et des gens qui racontent l’histoire comme ils peuvent, pour ne pas subir un traumatisme psychologique trop important.

Ma position est celle de quelqu’un qui écoute.

En tout état de cause, ces contradictions en disent long sur les personnes. Elles parlent des défaillances de leur mémoire, de leurs mensonges, de leurs tentatives de dissimuler quelque chose pour que cela semble mieux, plus épique, plus courageux ou moins bouleversant.

J’ai été confrontée à ce que Primo Levi appelle la « zone grise ».

Leila Guerriero

Si l’on fait les choses avec une certaine habileté narrative, ce choc entre les éléments permet de se faire une idée assez claire de la version qui semble la plus plausible ou la plus crédible. Mais sans jamais être catégorique, car je pense que c’est ainsi que fonctionne la vie. Les choses sont un peu partagées… Il y a un peu de ceci et un peu de cela.

Dans votre livre, la scène et le thème des « appels » sont très présents : l’appel de l’ESMA que les militaires passent au père de Labayru et qui, selon elle, finit par la sauver, l’appel du militantisme, celui de la maternité, celui de l’amour à 65 ans. Pouvez-vous nous parler de ces « appels » qui ont marqué sa vie ?

Silvia Labayru était détenue à l’ESMA lorsque ses ravisseurs ont décidé de contacter son père, Jorge Labayru, un ancien militaire qui pensait que l’appel provenait des Montoneros. Désespéré, il répondit : « Montoneros, fils de pute, vous êtes moralement responsables de la mort de ma fille ! Venez, je vais vous buter, Montoneros de merde ! » Ces mots ont été décisifs pour le destin de sa fille. 

Cette histoire de l’appel de son père est apparue lors de l’interview que nous avons eue chez moi. Je sentais qu’il fallait la sortir un peu de son univers, de son domaine, et cela a été fantastique. Ce jour-là — cela faisait déjà des mois que nous discutions — elle m’a raconté l’histoire de l’appel de son père. Elle m’a dit qu’ils continuaient à célébrer ce jour comme une sorte d’anniversaire. Tout au long de leur vie, où qu’ils se trouvent, ils partageaient un gâteau. 

C’était comme une sorte de cérémonie de naissance ou de renaissance pour eux deux.

Quand avez-vous su que ce serait précisément le titre ?

Je ne pense jamais aux titres des livres pendant que je les écris. Le titre m’est venu quand alors que j’avais presque terminé.

Nous plaisantions beaucoup avec Silvia à ce sujet. Elle me demandait comment allait s’appeler le livre. Je lui répondais que je ne savais pas encore quel serait le titre et elle s’en étonnait. Elle s’en amusait beaucoup. Alors, pour l’embêter, je lui disais que je pensais à quelque chose comme « La femme brisée » — le contraire de ce qu’était le livre. Cela la faisait beaucoup rire. 

Un jour, alors que le livre était terminé et que nous étions sortis, après une très longue période d’enfermement, pour faire un tour en voiture avec mon compagnon, la conversation a dérivé vers le titre à donner au livre. Soudain m’est venu à l’esprit : La femme appelée. Mais je n’aimais pas l’idée de « la femme ». Je ne voulais pas que ce soit quelque chose d’aussi catégorique. J’ai commencé à réfléchir et je me suis dit : c’est une femme qui est appelée par différentes choses tout au long de sa vie.

Elle reçoit l’appel de la vocation, l’appel du militantisme, l’appel de son père — auquel elle attribue le mérite de lui avoir sauvé la vie, l’appel de la psychologie, l’appel de la maternité, l’appel d’Hugo, l’appel de l’amour.

Il y avait beaucoup d’appels. Le titre s’est imposé.

À un moment donné, Martin Gras, survivant de l’ESMA, vous répond par courrier électronique et vous dit qu’il n’y a personne de mieux que Silvia pour « raconter/interpréter » son histoire. Vous soulignez alors que la sémantique peut causer des ravages dans la vie d’une personne. Comment avez-vous travaillé avec ces glissements linguistiques si significatifs ?

En les surlignant, pour qu’ils ne passent pas inaperçus. J’ai trouvé la réponse de Gras très significative avec ce « raconter/interpréter ». Il aurait pu me dire : « Si vous êtes déjà en contact avec elle, le mieux est que vous continuiez à discuter entre vous », ou « je n’ai rien à ajouter à ce dont vous discuterez avec Silvia » — ou autre chose. 

J’ai trouvé cela très éloquent : sans rien dire apparemment, il disait en réalité beaucoup de choses… 

Ce que j’ai fait dans ces cas-là, c’est souligner, mettre en évidence, pour que cela ne passe pas inaperçu au lecteur. Parce que parfois, quand on écrit quelque chose, ce n’est pas forcément compris ainsi. Je voulais que cette intention soit visible. 

Il y avait beaucoup d’appels dans la vie de Silvia. Le titre s’est imposé.

Leila Guerriero

D’où l’utilisation de l’italique et la répétition de certaines phrases : est-ce une façon d’effacer la neutralité de votre voix dans le texte ? 

En effet, je pense qu’il y a des choses qui méritent d’être soulignées. 

Lesquelles ?

Je pense par exemple aux réponses ambiguës ou à la réaction de Silvia face à l’idée du « syndrome de Stockholm » qu’elle récuse totalement. Elle réagit très fortement à certaines phrases ou expressions comme celles-ci — même quand elles sont prononcées par ses amis proches. 

Parfois, tout peut passer inaperçu. Il y a cette phrase, par exemple, de son ex-compagnon Osvaldo Natucci, qui me demande : « Est-ce qu’elle vieillit bien ? ». 

C’était une phrase d’amour, de quelqu’un qui se retrouve soudainement confronté à une histoire très ancienne et qu’il ne s’attendait pas à voir ressurgir.

Comment est née la discussion sur cette hypothèse du « syndrome de Stockholm » que certains de ses proches lui attribuent ?

Le syndrome de Stockholm représente aux yeux de Silvia Labayru tout ce qu’elle disait ne pas être.

Le sujet a été abordé dès notre première conversation téléphonique, avant même la première interview informelle sur le balcon de sa maison. Je crois que je l’ai mentionné, en disant : « bien sûr, les gens vous collent l’étiquette du syndrome de Stockholm », et Silvia s’est mise en colère. Pas contre moi mais contre le concept.

C’est quelque chose qui l’a poursuivie toute sa vie, qui l’énerve, qui la hérisse au plus haut point.

Peut-être que pour ceux qui la connaissent, c’est une façon commode et facile de catégoriser ainsi quelque chose de très complexe, voire d’incompréhensible. À partir de là, à chaque fois qu’était mentionné le « syndrome de Stockholm », c’était problématique.

L’un des thèmes centraux du livre est celui de la « récupération » des subversifs, à partir d’une certaine « collaboration » avec les militaires. Dans le livre, vous mentionnez le thème du « traître et du héros » et vous citez des spécialistes comme Ana Longoni ou Pilar Calveiro, entre autres, qui parlent des récits des survivants comme d’un élément qui « gêne ». Qu’est-ce que l’histoire de Silvia Labayru peut nous apprendre sur ce sujet si borgésien ?

Quand je lis le terme de « traître » en rapport avec l’un de ces événements, j’ai la chair de poule, car je pense sincèrement que dans ces circonstances — que j’ai eu la chance de ne pas vivre — il est impossible de juger les actes d’un être humain.

Il est clair que Silvia a été contrainte, qu’elle était, comme tant d’autres personnes, une sorte d’esclave, un morceau de viande qui se levait chaque jour en pensant que ce jour-là, on pourrait la tuer, la mettre dans un avion et la jeter dans le Río de la Plata.

Je pense que celui qui n’a pas vécu cela ne peut avoir la moindre idée du niveau de terreur, du bord du gouffre existentiel dans lequel cette terreur vous place. 

On ne peut pas imaginer les stratégies de survie qui se tissent entre les prisonniers dans un tel endroit. 

Pour moi, le plus risqué dans cette histoire était justement de travailler avec ces nuances subtiles. 

Il est clair que Silvia a été contrainte, qu’elle était, comme tant d’autres personnes, une sorte d’esclave, un morceau de viande qui se levait chaque jour en pensant que ce jour-là, on pourrait la tuer, la mettre dans un avion et la jeter dans le Río de la Plata.

Leila Guerriero

Pourquoi pensez-vous que Silvia Labayru accepte de se confier avec vous de la sorte ? 

J’appartiens à une génération complètement différente de la sienne. 

Elle ne m’a pas vue comme une personne pleine de préjugés ou plus intéressée par l’idée de sauver sa propre idéologie. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels je ne pense pas nécessairement comme elle mais la seule chose qui importait était de raconter son histoire.

Par opposition, ce qui a été écrit sur elle auparavant a aidé d’une certaine façon. Certains livres mettaient Silvia extrêmement en colère — plus ou moins à raison, dirais-je. Évidemment, quand j’entrais dans ce domaine, j’essayais de l’accompagner, de lui laisser de l’espace, de ne pas intervenir d’une manière qui l’aurait faite se sentir jugée ou qui l’aurait poussée à se refermer.

Dans L’appel, vous évoquez l’idée qu’il existerait en Argentine une « hiérarchie de la souffrance ». Le sous-jacent est que beaucoup préféreraient ne pas entendre certains récits de victimes. Avez-vous ressenti ce rejet pendant vos recherches ?

Les personnes avec lesquelles je n’ai pas pu parler sont donc Martín Gras et certaines membres des Mères de la place de Mai. La logique interne du livre était en effet d’obtenir uniquement des témoignages de personnes directement liées à l’histoire de Silvia et non de personnes qui avaient été détenues, disparues ou qui avaient écrit sur le sujet sans la connaître personnellement, sans avoir aucun lien avec elle.

Cela exclut un grand nombre de personnes très connues, ayant beaucoup d’expérience ou issues du milieu universitaire, par exemple, qui avaient beaucoup réfléchi à la question. Je ne voulais pas d’opinions qui n’aient pas de lien personnel avec Silvia, pour le meilleur ou pour le pire.

Le récit de Silvia, en relation avec cette sorte de hiérarchie de la souffrance, est très cru. 

Cet imaginaire autour de la figure du survivant — ou de la survivante dans ce cas — est toujours sollicité. Le témoignage est répété à l’infini et finit par se perdre un peu dans l’ombre de la répétition.

Comment l’expliquez-vous ?

Certains témoignages, comme celui de Silvia, sont très dérangeants.

Nous sommes peut-être plus disposés à accepter le témoignage de quelqu’un qui n’a pas un discours aussi critique, qui s’inscrit plus facilement dans la revendication absolue du militantisme de ces années-là, et qui ne présente pas un discours qui puisse sembler contradictoire ou même dangereux — dans le sens où il pourrait donner des arguments à la droite.

Silvia, qui n’est absolument pas une femme de droite et qui revendique son mépris et sa haine pour les militaires, a pourtant une vision critique. 

Je pense que cela rend certains témoignages de survivants plus faciles à digérer et moins dangereux pour une certaine partie de la société.

C’est pourquoi il me semble important, lorsqu’une survivante s’écarte un peu du discours général, de replacer son témoignage en contexte. Autrement, elle pourrait passer pour une sorte de repentie de droite, ce qui n’est pas le cas. 

Aucune de ces personnes ne milite d’ailleurs aujourd’hui en faveur de ce que le gouvernement de Javier Milei appelle la « mémoire complète » — qui refuse notamment le nombre officiel de disparus pendant la dictature.

Non, pas du tout. Ces survivants ne sont pas du tout d’accord avec le discours de Milei ou de sa vice-présidente Villarroel.

Mais ne pas être d’accord n’implique pas qu’ils ne puissent pas critiquer certaines choses qu’ils ont vécues.

Que révèle cette histoire et les nombreuses autres que vous avez recueillies dans vos différents entretiens sur les limites du récit héroïque du militantisme montonero ?

Tout le monde n’est pas d’accord avec les idées de Silvia. Un groupe de personnes, que j’ai interviewées, pensent comme elle mais je ne pense pas que ce soit la majorité. 

D’autre part, il est très difficile de considérer que tout ce qui vous est arrivé, tout ce que vous avez enduré et ce qu’ont enduré vos compagnons de lutte — la mort, l’horreur, la torture — l’a été au nom d’une cause qui n’était pas juste.

Les deux aspects sont présents.

Ces récits dissidents sont donc très irritants à bien des égards : tant dans l’action des organismes de défense des droits de l’homme que dans celle des compagnons de lutte eux-mêmes. Mais il y avait aussi parmi les personnes que j’ai interrogées des gens convaincus, qui croyaient — et continuent de croire — aux idées défendues à l’époque. Certains ont mené des actions extrêmement risquées et nobles.

Elle m’a raconté qu’on l’avait forcée à rester dans ce bar, le Comet, avec les membres de sa famille. Qu’on lui avait donné un rendez-vous et qu’on lui avait dit qu’on allait l’enlever à nouveau, qu’elle devait se laisser enlever, faire partie de la mise en scène.

Leila Guerriero

Comment avez-vous abordé avec Labayru l’épisode de l’infiltration d’Alfredo Astiz dans l’église de Santa Cruz, où elle a été contrainte de jouer le rôle de sa sœur — ce qui lui a valu d’être qualifiée de « traîtresse » par les exilés argentins ?

Ce fut le sujet le plus difficile à aborder.

Lorsque je l’ai affronté, nous avions déjà bien avancé dans nos conversations avec Silvia. Je connaissais évidemment l’histoire, mais le jour où j’ai décidé de lui poser la question, j’ai tout repassé dans ma tête jusque dans les moindres détails, comme le nom du bar — des choses qui peuvent s’effacer…

Silvia avait beaucoup de mal à en parler. Je crois que c’était lors d’un entretien que j’ai réalisé chez elle. 

Il était même plus facile de parler avec elle de l’enlèvement, de la torture, de la naissance de Vera ou des viols que de ce sujet en particulier.

Elle n’a jamais rien éludé. Elle était toujours disposée à parler de tout. Elle m’a raconté qu’on l’avait forcée à rester dans ce bar, le Comet, avec les membres de sa famille. Qu’on lui avait donné un rendez-vous et qu’on lui avait dit qu’on allait l’enlever à nouveau, qu’elle devait se laisser enlever, faire partie de la mise en scène.

C’est horrible d’être là en sachant ce qui va se passer, sans pouvoir absolument rien faire. Que faudrait-il faire dans cette situation ? S’ils vous tuent, s’ils les tuent tous, votre famille, tout le monde ? C’était une situation inimaginable, sans aucune issue, pas même un geste, un clin d’œil, il n’y avait aucune possibilité.

À ce moment-là, j’ai senti qu’elle éprouvait une profonde angoisse en se souvenant. 

Quelle a été la réaction de Norma Burgos, une autre survivante de l’ESMA qui, selon le témoignage de Labayru, aurait dû accompagner Astiz au départ dans son infiltration de l’église de Santa Cruz ? 

Il était très important pour moi de parler à Norma Burgos.

Je pensais que je n’y arriverais pas, mais elle m’a immédiatement répondu. Et comme on peut le lire dans le livre, c’est elle qui a abordé le sujet. 

La version de Burgos est bien sûr différente de celle de Silvia. 

Lorsque j’ai eu ces deux versions, j’ai repris contact avec Lidia Vieyra, une autre survivante de l’ESMA que j’avais déjà interviewée auparavant, et j’ai comparé leurs récits avec celui de Burgos. Selon Silvia, c’est Lidia qui avait entendu Norma suggérer que ce soit elle, Silvia, qui accompagne Astiz — car elle était blonde aux yeux bleus, comme Astiz. Il était plus crédible qu’elle se fasse passer pour sa sœur. J’ai contacté Norma à un stade assez avancé de l’enquête. Je sentais que je devais être très sûre de moi, bien parée disons, avant de lui parler. Son histoire est également terrible, avec la mort de sa fille.

Avez-vous été surprise par l’accueil réservé au livre qui est très rapidement devenu un best-seller en Espagne ? Vous y attendiez-vous ?

J’ai été très étonnée. Je n’ai aucune attente vis-à-vis des livres lorsqu’ils sont publiés. Je pense toujours que c’est fait, qu’ils doivent suivre leur chemin. Je l’ai écrit, avec des erreurs ou des réussites, peu importe.

Le livre est d’abord sorti en Espagne, en janvier 2024. Trois jours après sa sortie, il était déjà épuisé. 

Cela m’a beaucoup frappée car c’est un livre volumineux et qu’il n’y avait même pas eu le temps de publier des critiques…

Ensuite, la maison d’édition a commencé à m’écrire chaque semaine pour m’informer qu’il allait être réédité. Les critiques ont également été très positives dans leur grande majorité. Puis, petit à petit, les commentaires ont commencé à arriver. Je n’ai pas de réseaux sociaux, donc je les reçois par mail. Et en général, ce sont des commentaires intéressants — y compris de jeunes militants ou d’enfants de militants.

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