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23.10.2025 à 10:00

Paradoxes de la France contemporaine : entretien avec Emile Chabal

Dans la perspective de l'historien britanique Emile Chabal  , spécialiste de l'histoire politique et intellectuelle de la France contemporaine, les blocages qui entravent l'action publique depuis la dissolution de 2024 plongent leurs racines dans une série de paradoxes, dont ils sont simultanément les révélateurs. A l’occasion de la parution en français de son livre Le paradoxe français ( Markus Haller , 2025), il a bien voulu répondre à des questions.   Nonfiction : Vous publiez ces jours-ci une histoire de la France contemporaine, de 1940 à nos jours. Pourriez-vous dire un mot, pour commencer, de ce qui a motivé votre intérêt pour ce sujet ? Je suis, depuis le début de ma carrière, un spécialiste de la culture politique française depuis les années 70. Mon premier livre qui était issu de ma thèse avait pour but d’expliquer les grands débats politiques français des cinquante dernières années : la réforme de l’État, la laïcité, la citoyenneté, l’héritage de la Révolution française, la « guerre des mémoires » et les lois mémorielles, etc. Par la suite, j’ai beaucoup enseigné l’histoire de la France d’après-guerres aux universités de Cambridge, Oxford et Édimbourg. Quand l’éditeur britannique Polity m’a proposé d’écrire un petit livre de synthèse sur l’histoire de France depuis 1940, j’étais donc ravi : cela m’a permis de développer une vue d’ensemble qui intègrait non seulement mes travaux antérieurs, mais également une historiographie très riche sur la France contemporaine en français et en anglais. Pour cette traduction française, j’ai mis à jour et retravaillé certains éléments pour qu’ils passent mieux auprès d’un public francophone. Au final, je me réjouis de publier ce livre (en anglais et en français) car cela me permet de partager mes idées avec un grand nombre de lecteurs dans un format bon marché et facilement abordable. Vous avez structuré l’ouvrage à partir des principales contradictions qui vous paraissent rythmer cette histoire. Quelles sont-elles ? Le « paradoxe » m’a semblé le meilleur moyen de cerner l’histoire fracturée de la France. Les historiens ont souvent tendance à lisser les contradictions afin de faire ressortir une vision consensuelle ou objective d’une période historique. J’ai voulu faire le contraire, c’est-à-dire montrer que beaucoup de Français ont des visions incompatibles les unes avec les autres. Prenons une des contradictions à laquelle je consacre un chapitre entier – la droite et la gauche. Il est clair que la vision de la France du « peuple de gauche » n’a rien à voir avec celle du « peuple de droite ». Que ce soit dans le domaine de l’histoire, de la société, de l’économie ou des relations intimes, une France « de gauche » et une France « de droite » sont largement incompatibles. J’ai donc essayé de montrer à travers mon chapitre en quoi consistent ces deux visions et comment elles se sont entrechoquées. J’ai fait de même avec les autres principales contradictions du livre : le spectre de la défaite contre l’esprit de résistance ; l’idée d’une France coloniale rayonnante contre la montée de l’anticolonialisme ; la « grandeur » gaulliste contre le sentiment de déclin ; ou encore l’idée de l’État fort contre des citoyens profondément ancrés dans leur terroir. A chaque fois, il s’agit de montrer en quoi les visions de la France peuvent être très divergentes selon les perspectives. Le discours a toujours, dans cette histoire, une grande importance, à côté des éléments factuels avec lesquels il est souvent en décalage plus ou moins marqué. Comment l’expliquez-vous ? Il semble, à vous lire, qu’il laisse ces contradictions irrésolues, s’il ne les aggrave pas, contribuant ainsi à ce que la société française présente un niveau particulièrement élevé de contradictions ? Il faut d’abord préciser de quoi on parle. Ce décalage entre l’idée d’un peuple ou d’une nation et la réalité d’une société complexe existe partout. Ce qu’il y a de particulier dans le cas français, c’est l’intensité du décalage. Cela s’explique surtout par l’universalisme de la culture politique française, c’est-à-dire l’aspiration universelle de la France. Prenons par exemple certains concepts d’origine française – par exemple, la devise révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité », la « laïcité », « l’Europe sociale », ou « l’intellectuel ». Ce sont des concepts appliqués non seulement à la France, mais aussi ailleurs. Cet universalisme – l’universalisme de certains concepts – fait que beaucoup de personnes partout dans le monde les connaissent. Logiquement, un écrivain tchèque pourrait avoir une idée de ce qu’est « l’intellectuel », tout comme un chanteur sénégalais pourrait avoir une idée de ce que veut dire « liberté, égalité, fraternité ». Il y a donc un premier décalage entre la réalité et l’idée que les Français se font d’eux-mêmes et un deuxième décalage entre la réalité et l’idée que les étrangers se font de la France. Tout cela veut dire que les Français sont particulièrement vulnérables aux accusations « d’hypocrisie » ou de « mauvaise foi ». Ainsi les militants anticoloniaux des années 50 accusaient la France d’avoir tordu l’idée de « liberté » en maintenant les colonies dans un état d’assujettissement ; et aujourd’hui, beaucoup de français en veulent à leurs gouvernants d’avoir parlé d'« Europe sociale » tout en laissant tomber les services publics en France. C’est aussi pour cela que l’unité nationale est toujours une illusion en France : on ne peut construire d’unité sur un discours aussi fracturé. Vous montrez par ailleurs que les termes du discours, une fois installés, peuvent être recyclés ou revendiqués par d’autres acteurs moyennant des modifications plus ou moins importantes de leur signification. Là encore, comment l’appréhender ? Que faut-il en penser ? C’est toute la flexibilité d’un discours : il peut être repris et réinterprété à l’infini. Je parle dans mon livre, par exemple, de l’idée de « résistance ». A partir de 1944, le terme est très fortement associé à la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale, mais il y a aussi une autre généalogie du mot. Celle-ci est plutôt de gauche et renvoie à la résistance au pouvoir arbitraire et à l’exploitation économique. Aujourd’hui, ces deux idées de résistance co-existent : quand on parle de « la » Résistance, on pense encore systématiquement à la Seconde Guerre Mondiale, l’Occupation et l’ingérence étrangère. Mais ces dernières années, des militants des gilets jaunes ou de la mouvance « Bloquons Tout » ont repris le terme pour indiquer leur résistance au pouvoir. Je pense qu’il n’y a rien de grave ou de dangereux dans cette manipulation d’un discours ; les historiens des idées savent bien qu’un discours n’est jamais stable. Pour autant, cette réutilisation, qui est particulièrement visible s’agissant de la notion de République, ne serait-elle pas le signe d’une incapacité à renouveler la production de discours et de thèmes fédérateurs, la marque d’un épuisement en quelque sorte du discours à saisir une réalité, peut-être parce qu’elle est devenue plus complexe à appréhender et que le volontarisme rencontre plus vite ses limites ? Oui, je suis d’accord. D’un coté, le recyclage et la manipulation d’un discours peuvent donner naissance à de nouvelles idées et de pratiques novatrices, mais en France, aujourd’hui, on a plutôt l’impression que c’est l’inverse. Les discours deviennent figés et, au contraire, empêchent de voir la réalité autrement. Je discute longuement de ce problème dans le chapitre consacré à la République, l’intégration et la laïcité. Voici des concepts clés issus de l’histoire française révolutionnaire et postrévolutionnaire, mais qui sont devenus au XXI e siècle des concepts « bloqués » qui empêchent les politiques – et aussi les citoyens eux-mêmes – de comprendre les transformations de la société française. A un moment donné, il faut savoir abandonner certains concepts ! Quel diagnostic retiendriez-vous finalement de la situation de la France aujourd’hui, au vu des plus de quatre-vingts ans que vous avez pu passer en revue pour cet ouvrage ? Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est à quel point les « paradoxes » que j’essaie d’élucider dans le livre restent d’actualité. La France est toujours aussi divisée entre des visions incompatibles de la société et du vivre-ensemble. D’ailleurs, la fragmentation politique qui a donné lieu à l’impasse parlementaire depuis 2024 en est un signe porteur. En démocratie, les élections indiquent souvent des tendances profondes et, dans ce cas, l’incapacité à gouverner me semble bien correspondre au décalage entre les discours et la réalité qui structure mon livre.  
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16.10.2025 à 11:00

Histoire, mémoires et petits arrangements

Le « grand photographe » Poaillat est mort. Ayant fait don de ses nombreux clichés à l’État, c’est l’occasion idéale pour Renucci, le maire de Maquerol, d’engager la création du Mémorial de la Réconciliation nationale, sous la férule du ministre de la Culture Pouillaud. L’historienne Delbeille-Violette a été nommée par le conseil scientifique ; la scénographie confiée au fameux Wollaert, l’artiste architecte. Tous se retrouvent au mas Poaillat, à l’invitation de Jacqueline, veuve Poaillat, pour la pose de la première pierre. À partir de là, tout dérape. Une histoire fictive Nicolas Juncker poursuit son œuvre d’auteur complet et met à profit sa formation en histoire. Dans Malet (Glénat, 2005), il annonce les bases : un angle original, une documentation conséquente et une mise en image énergique. Après la présentation de ce personnage singulier dans Malet , la maitrise affichée dans le récit croisé à partir de témoignages pour Seules à Berlin (Casterman, 2020, présenté sur Nonfiction ) confirmait la montée en gamme. Avec Trous de mémoires , un cap est franchi. Sur la base d’un legs de clichés photographiques réalisés en Algérie avant 1962, Juncker s’attaque à l’actualité. Le récit est cadencé, les séquences dynamiques sont entrecoupées d’entretiens, sous la forme de cases portraits dans lesquelles chaque personnage renseigne le lecteur. Répartis à différentes étapes du récit, ils ponctuent crescendo cette fiction inspirée du projet de musée de l’Histoire de la France et de l’Algérie à Montpellier, en présentant les points de vue constitutifs de cette mémoire toujours vive. Une histoire commune Trous de mémoires s’empare de cette relation unique entre la France et l’Algérie. Juncker propose un subtil catalogue des difficultés envisageables. Sur le fond, quelle mémoire ? Les conflits opposent le maire et l’historienne, l’action politique et la raison scientifique, avec la question de l’engagement et de la neutralité. Sans céder à la mode du « documentaire en bande dessinée » ennuyeux, Juncker soigne la forme. Les relations entre la veuve Poaillat et l’architecte Wollaert – dont la spécialité est le trou – apportent la touche d’absurde, d’humour, que la question scientifique n’autorise pas. Cette réflexion sur la forme trouve un écho dans les échanges entre l’architecte cynique et l’historienne idéaliste, donnant lieu à des répliques cocasses. Une mémoire commune ? La création d’un mémorial de la réconciliation nationale pose la question des mémoires, et surtout de leur juxtaposition. De fait, les témoignages présentés, de l’algérianiste au chibani, indiquent toute la gamme des ressentiments, que l’un des personnages résume par une formule simple : « vous n’allez pas exposer côte à côte ». Dans un souci constant de crédibilité, la séquence de clash à l’université Aix-Marseille lors d’un débat entre historiens autour des lois mémorielles de 2005 atteste une réelle connaissance du sujet, et des polémiques endogames. Le domaine artistique n’échappe pas à cette forme de hiérarchisation. De façon judicieuse, par le biais d’une injonction ministérielle de rapprochement mémoriel, à travers l’exposition commune des clichés de Poaillat et d’anonymes, Juncker pose la sibylline question de la valeur d’une œuvre d’art. L’ensemble est maitrisé, le récit accompagne la composition graphique dans la présentation du sujet, climax et final garantis. La gamme chromatique délimite les différentes séquences, les tons pastel rappellent le soleil de la côte d’Azur et atténuent les tensions. Le regret habituel avec Juncker, le même depuis Malet : ce trait nippon indissociable du rythme proposé. Trous de mémoires n’en reste pas moins une lecture savoureuse, moderne. Un ouvrage indispensable à poser sur la table lors des futures rencontres entre diplomates.  
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